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Chapitre Un
La Tombe d’Ostermark
L’odeur, les sagas n’en parlaient jamais.
Contrairement aux cadavres, dont elles faisaient grand usage. Une fois les affrontements terminés, les champs de bataille étaient souvent jonchés de tas de charognes témoignant des endroits où les combats avaient été les plus violents. C’était le cas sur le pré de Kriegsmutter, où le soleil commençait à se coucher sur le site d’une bataille remportée par la grande armée de l’Ostermark et du Nordland. Le gros du carnage s’était déroulé sur le flanc gauche, où la cavalerie impériale avait chargé les masses indisciplinées de fermiers et d’ouvriers qui constituaient la majeure partie de l’armée de Scharndorff, celui que l’on surnommait le « comte prétendant ».
Des corps habillés de grosse toile et de tabards d’ouvriers étaient empilés, le crâne fendu par les épées des cavaliers. Quelques-uns étaient encore cloués au sol par des lances brisées. Tous, qui étaient autrefois des hommes, étaient déjà différents, plus proches de la boue dans laquelle ils étaient vautrés. Leur peau virait au gris, ils étaient flasques et désarticulés, comme pour ne faire qu’un avec la terre. Le sol avait été piétiné par des centaines de sabots et les cadavres des rebelles s’y enfonçaient, comme s’ils voulaient aussi retourner à la terre.
Il arrivait aussi aux poètes de parler des chevaux. Des soldats qui ne comptaient plus le nombre de morts qu’ils avaient vus pouvaient être émus aux larmes par la fière carcasse d’un destrier éventré, toutes tripes dehors. Le sol était jonché de casques, de boucliers et d’épées comme s’ils étaient tombés du ciel. Des corbeaux se réunissaient pour grignoter les charognes dans de grands festins que les poètes aimaient tant décrire.
Les vivants étaient présents eux aussi. Des groupes de soldats de l’Ostermark ratissaient le champ labouré en quête de blessés. Parfois, ils relevaient un de leurs compagnons d’armes, qu’ils aidaient à marcher avant de reprendre doucement leur chemin. Le reste du temps, ils laissaient les blessés au sol, tout simplement parce que les malheureux ne passeraient pas la nuit de toute façon. Les uniformes des soldats d’Ostermark étaient divisés en quartiers jaunes et violets, un vestige des grandes cours ostentatoires des comtes d’antan de cette province. Mais ils ne ressemblaient plus à rien maintenant qu’ils étaient couverts de sang et de terre. Ceux du Nordland étaient d’un gris déprimant. Ces soldats, eux aussi, retournaient les corps pour trouver des blessés, récupérer leurs étendards abandonnés et glisser dans leurs poches les babioles qu’ils pouvaient ramasser en toute impunité.
Les rebelles survivants s’agitaient également puisqu’ils tentaient de prendre la fuite dans les bois et les désolations du nord. Le comte prétendant leur avait promis une province arrachée au septentrion de l’Empire, une province affranchie des taxes et lois d’Altdorf. Il ne comptait probablement que bâtir un endroit où régner, et exploiter les paysans qui avaient combattu pour lui aussi sûrement que l’aurait fait le pire des comtes impériaux. Mais nul ne le saurait jamais, car le comte Scharndorff en question était mort et sa tête plantée au bout d’une pique, près du train des équipages du comte du Nordland. Le bruit courait que Nordland avait tué Scharndorff en personne lorsque la réserve de cavalerie avait sonné la charge, et nul doute que c’était bien la version qui serait retenue par les poètes et les historiens.
Au sud, là où les forces impériales devaient camper pour la nuit, les coteaux étaient émaillés de points lumineux. Un lent convoi de clampins blessés se dirigeait vers les feux de camp, où des milliers de leurs camarades se réchauffaient les os près de tentes improvisées quand ils ne s’occupaient pas des plaies des moins chanceux. Les bannières et les étendards de l’Ostermark et du Nordland claquaient au vent et le froid précéda la tombée de la nuit. Un poème épique finirait certainement par décrire l’étrange beauté des collines scintillantes telles qu’on les avait vues depuis ce charnier.
Mais l’odeur, elle, passerait sous silence. Il y avait du sang partout, mais ce n’était pas cela le pire. Les excréments jonchant le sol étaient beaucoup trop vulgaires pour trouver leur place dans le récit d’une glorieuse victoire impériale, mais c’était pourtant leur puanteur qui planait sur le pré de Kriegsmutter. Terrorisés, certains s’étaient vidés les intestins, blottis derrière leur bouclier, ou cernés par une forêt de piques et de lances, tremblant en voyant le champ de bataille s’assombrir au fur et à mesure que l’ennemi approchait. D’autres avaient retenu leurs fèces jusqu’aux premiers échanges de coups, avant de céder devant le fracas des os et de l’acier brisés.
En mourant, le contenu de leurs intestins se mêlait à la boue et l’endroit puait autant qu’une fosse d’aisance en plein été. Les charognards se protégeaient le nez et la bouche à l’aide de tissu pour atténuer la puanteur. Quelques-uns, les vétérans, pressaient des escarcelles remplies d’herbe contre leur nez, car ils savaient depuis longtemps que la guerre était une entreprise nauséabonde, quels que soient les vainqueurs.
En marge du champ de bataille, les soldats de l’Ostermark avaient érigé une tente en se servant des bâches des chariots récupérées dans le train des équipages des rebelles. Les environs étaient jonchés de nombreux cadavres, non pas transpercés ou tailladés, mais roussis et disloqués. Certains semblaient avoir été tout bonnement écrabouillés, et d’autres, victimes d’explosions.
Un traînard se dirigeait vers cette tente. Il ne semblait pas être à sa place. Ce n’était pas un soldat, car il ne portait ni l’uniforme d’une province impériale ni les vêtements de toile d’un paysan rebelle. Il était même difficile de lui donner un âge ; sans doute à cause de ses yeux fatigués et enfoncés dans un visage grave et allongé qui semblait d’une certaine façon trop jeune pour eux. Il portait un manteau de voyage qui lui tombait aux chevilles et marchait en s’aidant d’un bâton pour ne pas trébucher dans la boue gorgée de cadavres.
L’étranger atteignit la tente et en écarta le rabat. Il y faisait sombre et seule la lumière mourante du jour y entrait.
— Magister ? » commença l’étranger. « Magister Vek ? »
Le blessé allongé sous la tente releva mollement la tête. Avant la bataille livrée le jour même, il avait été magnifique. Il portait une robe or et ivoire encore resplendissante malgré le sang et la boue dont elle était crottée. Il avait le crâne entièrement rasé, à l’exception d’une longue tresse noire. Il pencha la tête contre son épaule. Il avait une mâchoire dorée, accompagnée d’une barbe nattée stylisée, et le front peint de symboles noirs.
— Je suis Vek, » murmura-t-il.
— De l’ordre Lumineux ?
— Je l’étais. Je n’y ai plus ma place désormais. Même la vie semble m’avoir abandonné. » Vek leva la main, restée jusqu’alors collée contre ses côtes. Elle était couverte d’un sang épais et l’hémorragie ne semblait pas enrayée.
L’étranger entra dans la tente et s’agenouilla près du mage mourant.
— La Lumière ne vous quittera jamais. Vous allez la rejoindre.
— Je ne vois que les ténèbres. Laissez-moi vous regarder. Je ne vois pas votre visage. »
Une flamme rouge apparut dans la main de l’étranger. Elle projeta de curieuses ombres dans la tente, en faisant briller par moments ses yeux enfoncés et la mâchoire dorée de Vek. La flamme brûlait grâce aux vents de l’Æthyr invisibles qui soufflaient sur le pré de Kriegsmutter.
Vek observa le visage de l’homme pendant un instant, puis son regard se perdit dans le vague, comme s’il lorgnait quelque chose qu’il était le seul à voir.
« Êtes-vous un envoyé de Morr ?
— Oui. C’est bien le dieu des Morts qui m’a envoyé pour veiller à votre passage dans l’au-delà.
— Que… qu’y a-t-il là-bas ? J’ai toujours voulu savoir, mais tous les prêtres m’ont raconté une histoire différente, et les vents de magie ne m’ont jamais offert de réponse. Où allons-nous quand nous sommes morts ?
— Là où vous le méritez. C’est le sort que vous savez mériter au plus profond de votre cœur qui vous attend.
— Je crois avoir mené une bonne vie. Mais je n’en suis pas sûr, pas vraiment, et j’ai si peur.
— Alors repassez-vous le fil de votre existence. Car vous devez être sûr, magister Vek. Souvenez-vous comment les vents de l’Æthyr ont soufflé sur vous. Alors vous saurez, et la peur n’aura plus sa place.
— Aujourd’hui, j’en ai appelé au bannissement de mes ennemis. Je les ai incinérés en faisant appel à la pureté de la Lumière et les ai repoussés avec des éclairs tombés du ciel. C’était mon devoir, car ils ont pris les armes contre l’empereur, qui est mon seigneur. Mais… ils sont morts. C’étaient des hommes, comme moi. Ai-je pu mener une bonne vie en ayant provoqué la mort de tant de gens ?
— Le bien et le mal n’ont pas leur place sur le champ de bataille. On ne peut raisonner qu’en termes d’amis et d’ennemis. Regardez plus loin, magister. Plus loin.
— L’ordre Lumineux ! » fit Vek d’une voix étouffée. « J’ai le sentiment d’y avoir œuvré pour… pour le compte du bien. Pour chasser les ténèbres. Pour retenir tout ce qui se cache en leur sein. Une noble cause. Une grande cause, avec de grands hommes. L’œuvre de Sigmar, l’œuvre de Magnus. J’avais l’impression d’y être un homme bien. Un agent de la vérité.
— Dites-m’en plus. »
Vek sourit.
— Vous ne pouvez pas imaginer.
— J’ai vu beaucoup de choses. Et j’ai une imagination fertile.
— C’est l’endroit où le vent Lumineux se mêle à la terre. Là seulement il souffle librement ici-bas, filant comme… comme une lance ! Comme un éclair ! Il est si beau. Le spectacle qu’il offre est proprement merveilleux, mais il n’y a pas que cela. Le sentiment du collège Lumineux, le chant qu’il vous souffle au cœur. Compter parmi les rares élus qui l’ont vu, c’était bon. Cela a fait de moi un homme meilleur.
— Vous parlez de la pyramide. Celle d’Altdorf. Qu’est-ce qui vous a amené là-bas ?
— J’étais jeune. Cela remonte à plusieurs dizaines d’années. La plupart des gens ne vivent pas si longtemps. Magnus était sur le trône. La Grande Guerre s’achevait doucement. J’étais enfant lors des dernières années du conflit. Une triste époque. Nous priions pour que quelqu’un nous sorte des ténèbres. Magnus et les collèges chargèrent leurs agents de nous traquer, nous autres les prodiges et enfants marqués du sceau de la sorcellerie. J’ai appris plus tard qu’auparavant, on tuait les gens comme nous. Nous sommes si près de la tombe. Mais vous en savez plus que moi à ce sujet.
— En effet. C’est un mince voile qui avait la noblesse de se faire appeler la vie, sur lequel nous nous appuyons alors qu’il peut se déchirer à tout moment. Les secondes s’égrènent et le moindre geste peut nous faire basculer dans l’étreinte de Morr. Mais vous parliez de la pyramide. Poursuivez, je vous prie. »
Vek toussa et du sang lui moucheta les lèvres.
— Je me meurs, » dit-il.
— Alors nous n’avons plus beaucoup de temps.
— Ils nous ont emmenés à Altdorf. Des hommes imposants, je m’en souviens. Grands et immenses, et nous autres, si jeunes. Et ils nous ont mis à l’épreuve. Certains ont été vite emmenés. Je ne les ai jamais revus. D’autres les ont suivis plus tard, et j’en ai reconnu quelques-uns parmi les magisters des autres collèges. Mais pas beaucoup. Et j’ai fini par me retrouver tout seul. Ils m’ont conduit au Miroir de midi, à Altdorf. »
L’étranger se pencha vers lui d’un air impatient, comme s’il venait de recevoir un signal.
— Le Miroir ?
— Oui. C’était la première fois que je revoyais le soleil depuis qu’ils m’avaient enlevé. Je sentis une main sur mon épaule et entendis une voix s’adresser à moi : « Reste près du Miroir. Oublie tout ce que tu sais. Le monde n’est pas tel que tes yeux l’imaginent. Tu dois le regarder avec ton esprit. Il y a un monde de l’autre côté, un monde que tu dois habiter, sans quoi tu ne trouveras ta place nulle part. »
— Et ? » demanda l’étranger, qui ne contenait plus son impatience.
— Et il y avait bien un autre monde ! » Les yeux de Vek étincelaient, comme s’ils réfléchissaient des flammes qu’il était le seul à voir. « Je ne sais pas combien d’autres passèrent l’épreuve et échouèrent. Mais j’ai réussi. J’ai demandé à mes yeux d’êtres aveugles, à mes oreilles d’être sourdes ! J’ai demandé à ma peau d’être engourdie ! J’ai demandé à mon âme de voir ! Et j’ai réussi. J’ai marché dans ce monde, j’y suis entré, et la pyramide m’est apparue. Oh, seigneur Sigmar, comme elle était belle. La plus belle chose que j’aie jamais vue. Jamais je n’avais été aussi triste, triste de ne la voir alors que pour la première fois, la douleur se mêlant à l’amertume chaque fois que je m’en suis souvenu par la suite.
— Vous avez vécu bien assez longtemps. »
L’étranger sortit une dague de son manteau de voyage. Elle était sale et rouillée. On eût dit qu’il en avait délesté un des soldats tombés lors de la bataille. Il se pencha vers le magister et lui plongea son arme entre les côtes. Il la retira et frappa à nouveau, de bas en haut pour perforer le cœur et les poumons.
Vek n’eut pas la force de crier. Il poussa un râle, un bruit sec semblable au bruissement du vent dans les arbres. L’étranger frappa, encore et encore, non pas frénétiquement, mais méthodiquement, pour s’assurer que la pointe transperçait bien chaque organe touché.
Puis il lâcha son arme et se releva. Vek était mort, les yeux révulsés et la lèvre ballante. Du sang coulait de son nez et tachait sa mâchoire artificielle, qui valait sans doute une fortune. D’autres l’en priveraient et en vivraient sans doute pendant plusieurs mois, le temps de tout perdre aux jeux. L’étranger s’en fichait.
Au moment de quitter la tente, il s’immobilisa et se retourna. Il s’agenouilla près du corps et ramassa finalement le poignard.
Il n’en avait pas encore tout à fait terminé.