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Chapitre Quatorze

Bataille

À la lisière du quartier de Buchbinder, là où les maisons des bourgeois de la classe moyenne jouxtaient les logements croulants et exigus qui entouraient le Miroir de midi, le seigneur répurgateur Argenos rassemblait son armée.

Il disposait de cent cinquante hommes, de la maison Salzenhaar pour la plupart. Parmi eux figuraient les fils de familles de clients, des jeunes qui, sans perspectives d’héritage et de responsabilités, passaient leur temps à se battre dans les rues. C’était le genre d’hommes qui pouvaient être utiles dans les endroits étriqués comme la pyramide de Lumière. Pour l’instant, ils crachaient, juraient et jouaient, comme s’ils se cherchaient des excuses pour commencer une bagarre.

Les autres étaient des gardes de la famille, des hommes armés et chargés de veiller sur les biens de la famille Salzenhaar, de chaperonner les dames et d’accompagner les patriarches pour leur conférer la présence découlant tout naturellement d’une escorte armée. Ils portaient des plumes jaunes et bleues, le symbole de leur allégeance, et étaient menés par Mikhael Salzenhaar en personne. Le jeune homme avait récupéré de son interrogatoire aux mains d’Argenos et pouvait porter une épée, mais il était blême, tremblait au clair de lune et suait abondamment malgré le froid.

Le reste des hommes du répurgateur étaient des gorilles qui aidaient parfois le Marteau d’Argent, comme ceux qu’il avait emmenés sur les quais pour anéantir la Main céruléenne. Et il y avait Argenos lui-même, qui savait se battre, condition indispensable à sa fonction de répurgateur. Il était toujours prêt à faire face à une sorcière susceptible de se rebiffer, et disposait d’une ample réserve de balles bénites pour charger son pistolet.

Deux personnes s’approchaient des jardins où Argenos avait réuni ses troupes ; des jardins dont s’enorgueillissait la famille bourgeoise qui les avait créés, mais les spadassins du répurgateur avaient piétiné toutes les fleurs. Nul doute que les occupants de la maison observaient derrière leurs fenêtres, mais ils savaient qu’il ne servait à rien de s’opposer à Argenos. Les deux nouveaux venus portaient des manteaux de voyage à capuche, mais le répurgateur savait parfaitement qui ils étaient.

Le magister Heiden Kant ôta sa capuche.

— Seigneur Argenos ? Sommes-nous prêts ?

— La question serait plutôt de savoir si vous l’êtes, » répondit le répurgateur.

Le deuxième homme ôta à son tour sa capuche. Argenos le dévisagea pour tenter de lire son sentiment au clair de lune.

« J’imagine que le magister Kant vous a expliqué notre objectif ?

— Oui, » répondit l’homme qui portait la robe d’un mage Lumineux sous son manteau.

— Je suis le seigneur répurgateur Argenos.

— Magister Kardiggian.

— Ah, le mage de combat. Un homme qui manipule la magie comme une arme. Bien joué, Kant.

— Cela suffira ? » demanda Kant.

— Pour prendre d’assaut la pyramide de Lumière ? Cela reste à voir.

— Le magister Kant m’a fait part de ses doutes, » dit Kardiggian. « Plus que des doutes, à dire vrai. Il m’a fait une démonstration fascinante. Et je nourris moi-même des soupçons au sujet de notre nouveau grand magister.

— Alors van Horstmann a enfilé les bottes du cadavre d’Elrisse ? » fit Argenos. « Je savais que ce n’était qu’une question de temps. Sur quoi fondez-vous votre suspicion, magister de combat ?

— Les jardins de Morr, » répondit Kardiggian. « J’ai combattu aux côtés de van Horstmann. Je crois qu’il savait parfaitement ce que nous étions venus combattre et s’y était préparé. Je pense qu’il maîtrisait la Tempête d’argent parce qu’il savait qu’il lui faudrait vaincre ce qui est sorti du tombeau des Salzenhaar. Cela signifie qu’il savait ce qui s’y cachait, et qu’il a forcément joué un rôle dans l’apparition et la propagation de la peste. Je ne peux bien évidemment rien prouver, mais je crois que l’ordre du Marteau d’Argent se passe souvent de preuves.

— Pouvez-vous nous faire entrer dans la pyramide ? » demanda Argenos.

— Oui, » répondit Kardiggian. « Je compte parmi les plus importants doyens des magisters. Une fois à l’intérieur, certains se rangeront de mon côté. Je ne puis rien promettre de plus.

— C’est déjà beaucoup, » dit Argenos, qui se tourna vers ses hommes. « Mes frères ! Hommes de la maison Salzenhaar et du Marteau d’Argent ! L’heure est venue de nous mettre en route. Notre destination est le Miroir de midi. Soyez rapides et discrets. Priez pour que Morr vous observe d’un œil compatissant, car certains d’entre vous le rejoindront bientôt. Venez, confiez votre âme à Sigmar et votre corps au rempart de vos lames. »

Argenos prit la tête de la troupe. Morrslieb, la lune sorcière de mauvais augure, luisait faiblement à l’horizon, comme si elle observait en marge de la nuit, pour assister au bain de sang qui se préparait.

La pyramide de Lumière avait un double parfait, situé sous terre, qui regroupait les chambres fortes. La chambre extérieure était surveillée par les magisters du quatrième cercle, qui inventoriaient et gardaient des dizaines de reliques liées à l’ordre Lumineux et aux exploits de ses mages. Encore plus bas, comme l’avait appris van Horstmann, figurait la chambre intérieure, seul endroit de la pyramide où les ombres avaient leur place, où des artefacts doués de volonté se promenaient librement et se livraient une guerre sans fin, qui ne voyait cependant jamais une goutte de sang. C’était un microcosme à part entière, où les seuls habitants étaient des objets de pouvoir forgés des milliers d’années plus tôt et investis de la plus puissante des magies.

En dessous, au niveau correspondant aux étages intermédiaires de la pyramide située en surface, il n’y avait rien. Une grande lumière sans fin, comme un océan, sans substance ni frontières apparentes. On arrivait sur le rivage de cet océan par une porte de la chambre intérieure qui ressemblait à un piédestal privé de sa relique, qui avait probablement pris la fuite ou été dévorée par un autre artefact, devenu un prédateur. Le socle pouvait être soulevé et dévoilait alors une courte volée de marches descendant vers un rivage encombré d’éléments de maçonnerie effondrés.

Au-dessus, il y avait un plafond de pierre. Le sol des chambres fortes intérieures finissait par disparaître dans une sorte d’éclat lumineux brumeux. Devant et en dessous, il n’y avait que de la lumière.

Van Horstmann s’agenouilla sur le rivage et plongea la main dans la lumière. Elle n’était pas liquide, mais sa chaleur picotait la peau. Ses yeux, pourtant habitués à l’éclat aveuglant permanent de la pyramide, lui faisaient mal.

— Un réservoir de magie, » expliqua le magister Pendorf qui, lorsqu’on lui avait demandé de laisser le grand magister accéder à la chambre forte du pinacle, n’avait pas paru contrarié ou troublé par cette demande. Peut-être avait-il toujours su que van Horstmann atteindrait le point le plus bas du collège Lumineux, comme il en avait atteint le sommet. « Elle vient jusqu’ici. Dans leur grande sagesse, Teclis et les mages fondateurs se sont assurés qu’elle pouvait s’écouler quelque part, sans quoi la déferlante aurait détruit la pyramide.

— C’étaient des hommes sages. Et un elfe sage. Comment puis-je traverser ?

— Elrisse n’est jamais venu à la chambre du pinacle, » dit Pendorf. « Nous étions bénis, peut-être, que les événements n’aient jamais été assez graves pour qu’il le fasse.

— Et aujourd’hui, l’avenir d’Altdorf dépend de ce qui se cache là. Oui, nous avons été bénis, magister Pendorf. Mais nous sommes maudits désormais, à moins d’utiliser les secrets de la chambre.

— Je dois vous demander, grand magister, comment vous avez appris ce qui se cache ici. Je ne m’y suis jamais rendu, pas plus que les autres magisters du quatrième cercle à ma connaissance.

— Un grand magister doit tout savoir au sujet de son ordre, » répondit van Horstmann. « Un ensemble de connaissances est transmis de l’un à l’autre. Parmi ce savoir, il y avait le contenu de la chambre forte. Maintenant, magister, si vous permettez.

— Bien sûr. » Pendorf indiqua l’océan lumineux. « Vous êtes un faiseur de miracles. Un maître de la magie Lumineuse. Alors maîtrisez-la. »

Van Horstmann hocha la tête.

— Alors seul un magister peut le traverser.

— Évidemment. »

Van Horstmann sentit les canaux de son corps s’ouvrir, comme ils l’avaient fait la première fois qu’il avait cherché à faire appel aux vents de magie. Ses veines et artères, les lignes invisibles de pouvoir qui connectaient chaque point à chaque autre, se dilatèrent et les vents de lumière s’y engouffrèrent. Ils se reliaient dans l’écheveau de puissance potentiel de chaque corps humain, mais ne trouvaient leur aboutissement que chez les rares individus qui avaient la capacité de la sentir.

Il la sentait désormais. Il canalisa tout vers son esprit, canalisa le vent qui soufflait avec la lentille de sa volonté et de son imagination. Comme la lumière traversant l’objectif de son spéculum, le vent de magie adopta de nouvelles formes en traversant son esprit.

Van Horstmann imagina de gros blocs de matière naissant de la magie brute, s’élevant comme des îles. Sa volonté trouva un écho dans l’océan et des dalles luisantes, comme des pierres veinées de lumière, vinrent à sa rencontre. Il posa un pied sur la première et en imagina toute une spirale, qui descendait vers le fond de l’édifice, parfait reflet du pinacle de la pyramide du dessus.

Pendorf suivit le grand magister. Sous la surface, le corps de van Horstmann fut baigné de lumière. Il la sentit se glisser par chacun des pores de sa peau, s’engouffrer par ses yeux, et faciliter la création de l’escalier.

Il distinguait désormais la rive opposée, à bonne distance plus bas. Une île rocheuse, où une partie de la maçonnerie ornée de la pyramide soutenait un mur avec une porte. Sur la porte figurait l’image argentée d’une femme elfe sur un croissant de lune : Lileath, la déesse haute elfe, et un sceau du maître du savoir Teclis lui-même.

Van Horstmann poursuivit son chemin jusqu’au rivage en invoquant le dernier bloc de terre ferme d’une simple pensée. Il posa la main contre la porte. Elle était chaude.

En coulissant, elle révéla davantage de lumière. Elle brillait au travers de fenêtres teintées loin au-dessus de sa tête, qui entouraient le dôme d’une pièce qui ne pouvait exister de l’autre côté de la porte. La magie dimensionnelle de la pyramide agissait, créant la bulle d’existence dans laquelle se trouvait la chambre du pinacle.

Les murs n’avaient rien de murs ; il s’agissait de cascades de lumière argentée scintillante qui se déversaient au-dessus des fenêtres. La lumière qui les traversait était de toutes les couleurs, un chœur de rais qui pouvait presque éblouir un mage Lumineux comme van Horstmann. Des flammes blanches parcouraient les rigoles creusées dans le sol sans produire de chaleur, comme si l’endroit était imprégné de tant de magie qu’elle ne pouvait pas rester dans l’Æthyr et n’avait d’autre choix que de s’écouler librement.

Au centre figurait une structure cylindrique de marbre poli veinée de rose et de gris. Tout autour s’élevaient une douzaine d’oratoires clos, chacun abritant un piédestal semblable à un autel sur lequel reposait un artefact.

Van Horstmann avait consacré des années, et une bonne partie de son âme, à découvrir la nature des trésors que l’ordre Lumineux avait rangés dans les chambres fortes, sous la pyramide. Mais même lui ne savait pas totalement à quoi s’attendre ici. Leur détail n’avait tout simplement jamais fuité. Nul doute qu’ils étaient très puissants et encore plus dangereux. L’épée sur laquelle il posait les yeux aurait peut-être pu massacrer une armée tout entière. Le masque auquel il jeta ensuite un coup d’œil aurait pu lui conférer des sens magiques infinis ou lui permettre de lire l’âme des hommes. Cela importait peu. Van Horstmann n’avait besoin que d’une seule chose.

Ou plutôt de deux, mais la seconde pouvait attendre.

Pendorf clopina dans cette pièce spectaculaire, ses bruits de pas étouffés sur le sol de marbre s’ajoutant au vrombissement de l’énergie contenue. Il se dirigea vers l’un des oratoires dont le piédestal retenait un mannequin de bois, qui portait une splendide cape de fourrure grise. Le vêtement était orné d’hermine et doublé de soie carmin, mais également pourvu d’un fermoir : une lourde broche dorée représentant la comète à queues jumelles de Sigmar.

— Le manteau de Thoss, » dit Pendorf.

Van Horstmann vit que l’ourlet était taché de sang rosé, qui avait encore l’air frais. Peut-être l’était-il. La chambre du pinacle piégeait sans doute ses artefacts dans une sorte de stase temporelle qui les empêchait de se dégrader.

— Il le portait lors de la purge des moines taalites, » dit-il en s’en approchant. Il tendit la main et toucha l’hermine, sentit sa puissance pétiller et bourdonner entre ses doigts. « Et de la crémation de la chasseresse Evraya. »

Pendorf déglutit.

— J’ai vu le livre, » dit-il.

Il y avait une hésitation dans sa voix, comme s’il avait prononcé ces mots malgré lui.

— Le livre ?

— Le Codex Æthyrica.

— Je vois. »

Van Horstmann retira sa main du manteau de Thoss.

— Il était vide. Ses pages avaient disparu, remplacées par des feuilles de parchemin sans intérêt. Oh, c’était un bel ouvrage. Je versais des larmes rien qu’en observant sa couverture quand je songeais aux textes sacrés qu’il renfermait. Au savoir qu’il abritait. Je l’ai ouvert une fois, quand j’étais jeune et que je venais de prendre mes fonctions dans les chambres fortes. Ce souvenir m’est revenu quand vous l’avez pris, et lorsque vous l’avez rapporté, j’ai ressenti le besoin de l’ouvrir à nouveau. Il était si beau. J’étudiais au côté du quatrième cercle pour être près de lui. Et une nuit, j’ai fait preuve de faiblesse. Je l’ai ouvert à nouveau. Et j’ai vu. »

Van Horstmann ne répondit pas. Il se contenta de regarder le mage à la peau parcheminée, au visage hâve et aux épaules voûtées. Il ressemblait moins à un homme qu’à un mannequin, comme celui qui portait le manteau, sur lequel quelqu’un aurait glissé une robe de magicien fripée et usée.

« Pourquoi avez-vous fait ça, van Horstmann ? » demanda Pendorf, les yeux larmoyants. « Je ne sais pas ce que vous fabriquez réellement ici et je ne pense pas le découvrir. J’ai mené une longue existence et je n’ai pas à me plaindre. Je veux juste savoir pourquoi vous avez dû détruire un objet d’une telle beauté.

— Je ne peux pas vous le dire, magister Pendorf, » répondit van Horstmann sur un ton égal.

— Je ne vais pas sortir de cet endroit. Vous ne le permettrez pas et je ne vous suis plus d’aucune utilité. S’il vous plaît, dites-moi. Il était si beau. Je veux juste comprendre pourquoi. »

Van Horstmann leva la main comme pour lui faire signe de se taire. Des flammes noires se manifestèrent au bout de ses doigts, et le froid qu’elles produisaient lui descendit le long du bras. La flamme lui enveloppa bientôt toute la main, formant des motifs hypnotiques en brillant de plus en plus fort.

Van Horstmann pouvait exploiter le plein potentiel de la magie noire depuis bien longtemps. Mais il ne savait jamais si quelqu’un ne l’épiait pas. En combattant le général homme-rat, il avait pris de gros risques. Un autre magister aurait pu le voir malgré le tumulte de la bataille. Il n’avait eu d’autre choix, pas plus qu’il n’avait eu le temps d’en profiter. Ici, il n’y avait pas de témoin. Et même s’il y en avait eu, cela n’avait maintenant plus d’importance.

— Je vois, » dit Pendorf tristement.

Van Horstmann imagina le trait d’énergie noire bondissant de la paume de sa main, et c’est précisément ce qui arriva. La décharge frappa Pendorf au beau milieu du visage et siffla au contact de la lumière située derrière lui.

Van Horstmann donna libre cours à la magie, qui s’attaqua au cuir chevelu et entreprit de lui scier le sommet de la tête. Le crâne de Pendorf se fendit en deux moitiés calcinées et son cadavre bascula dans l’une des rigoles embrasées. Les flammes le recouvrirent comme de l’eau, sans le brûler cependant, et sa chair brilla en commençant à se désintégrer lentement.

Van Horstmann observa la carcasse de Pendorf pendant quelques instants. Il s’étonna que l’on pût hésiter à tuer un autre homme. Il avait fait bien pire rien qu’aujourd’hui.

Il se tourna à nouveau vers le manteau de Thoss. Peut-être aurait-il pu réellement soigner la peste. Aussi improbable que cela pût paraître, peut-être le vêtement taché de sang de ce vieux boucher de Thoss aurait-il pu offrir autre chose que la haine aux eaux du Reik. Des événements bien plus étranges s’étaient déjà déroulés, même s’ils se comptaient sur les doigts de la main.

Van Horstmann se détourna alors du manteau. Il ne l’intéressait pas pour l’instant. Il était enfin dans la chambre du pinacle et le vêtement pouvait brûler comme le cadavre de Pendorf, il s’en moquait.

Ce qu’il cherchait se trouvait dans un autre oratoire. Il dépassa l’épée magique ; son regard fut bien malgré lui attiré par l’éclat de son fil, tellement bien aiguisé que le métal en était transparent. Il tourna la tête. Un étendard cousu de corde rouge offrait l’image d’un sanglier doré et, vu son allure, il était assez vieux pour avoir flotté au-dessus de l’armée de Sigmar en personne. Un cor de chasse était posé sur un présentoir orné sculpté dans le crâne d’un animal. Un bouclier poli réfléchissait non seulement le visage de van Horstmann, mais également celui d’Elrisse, de Vek, et du sorcier homme-rat, sans compter celui de Pendorf, confus. Van Horstmann ne s’arrêta devant aucun d’eux.

Il arriva enfin devant la relique qu’il cherchait. C’était sans doute l’objet le plus quelconque de la chambre intérieure. Il l’avait découvert lors de ses lectures, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent, ses os brisés et ses muscles déchirés récupérant des blessures infligées par les anneaux d’une centaine de serpents. Son importance avait été confirmée lors de sa communion avec Tzeentch, lorsque toutes les voies possibles du destin lui avaient été exposées comme les veines dans le marbre de la chambre forte.

Van Horstmann avait enfin trouvé la clef.

Les intendants du demi-cercle s’écartèrent du chemin de Kardiggian, même s’il n’était pas seul. Un magister de combat avait l’autorité et la puissance nécessaires pour se rendre où bon lui semblait. Les gardes s’écartèrent lorsque Kant, puis Argenos et les hommes de la maison Salzenhaar entrèrent dans la pyramide en file indienne.

Les hommes de Salzenhaar avaient peur. Ils avaient déjà peur en plongeant dans les eaux du Miroir de midi, en s’aventurant dans le pli dimensionnel qui dissimulait la pyramide. Ils virent bien qu’Argenos était un répurgateur aux instruments de torture qu’il portait, des insignes en quelque sorte, et beaucoup baissèrent les yeux vers le pistolet orné au canon luisant fourré dans sa ceinture. Ils savaient aussi qu’une affaire impliquant non pas un, mais deux mages, était forcément sérieuse.

— Kardiggian ! » s’exclama maître Alric, qui traversa le hall en courant pendant que les forces du Marteau d’Argent entraient en clignant des yeux. « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Il pointa Argenos du doigt. « Qui avez-vous amené parmi nous ? »

Les acolytes observaient Kardiggian, qui ôta sa capuche et se dirigea vers Alric. Bien qu’ obéissant au maître des chantres comme s’il s’agissait d’un dieu, ils avaient aussi entendu parler du magister de combat et le savaient capable d’incinérer des régiments entiers à distance.

— Nous sommes venus pour van Horstmann.

— Et vous vous imaginez que je vais vous le livrer, Kardiggian ?

— Nous vous passerons sur le corps si nécessaire.

— Et je vous le redemande : qui sont ces hommes ?

— Nous sommes du Marteau d’Argent, » répondit le seigneur Argenos, qui s’avança à grands pas en posant la main sur la crosse de son pistolet enchanté. « Le grand magister van Horstmann est accusé de crimes odieux et dégénérés, pour lesquels il sera jugé. Vous pouvez tenter de nous en empêcher, vous écarter, ou vous joindre à nous. Peu importe en ce qui me concerne, car la volonté de Sigmar sera exaucée quoi qu’il arrive. Mais c’est à vous de voir, et comme le magister Kardiggian, je n’aurai aucun scrupule à passer sur le corps de tous ceux qui se dresseront en travers de mon chemin.

— De quoi est accusé le grand magister ? » s’enquit Alric.

— Décidez-vous, » fit Argenos. « Barrez-nous le passage ou rejoignez-nous. Que choisissez-vous ?

— Maître des chantres ! » s’écria un acolyte.

Tous les yeux se tournèrent et suivirent la direction indiquée par le doigt du jeune homme : le plafond du hall.

Quelque chose y détalait, entre le sommet des piliers. On aurait dit une araignée énorme et asymétrique, qui chatoyait comme si elle n’était pas totalement réelle.

Près de l’estrade du maître des chantres, un autre intrus avançait à pas lourds, une créature voûtée marchant en traînant les pieds, plus grande qu’un homme même si elle tenait sa tête bien bas. Elle était borgne, avait un gros ventre distendu, et derrière elle en venaient beaucoup d’autres. À leurs côtés figurait une horreur d’une tout autre dimension, une masse de vers frétillants qui laissait derrière elle une traînée de bave acide sifflante creusant un profond sillon dans le sol de marbre.

L’odeur parvint aux narines des acolytes et des hommes du Marteau d’Argent. Elle empestait au-delà du possible et défiait toute description. C’était une puanteur comme on n’en connaissait même pas à proximité des charniers et des pires égouts d’Altdorf. Des acolytes tombèrent à genoux en vomissant. Plusieurs soldats de la maison Salzenhaar ôtèrent leur casque à visière afin de rendre eux aussi le contenu de leur estomac. D’autres retirèrent leur gantelet pour essuyer leurs yeux soudain larmoyants.

— Des démons, » grogna le répurgateur Argenos. Il dégaina son marteau d’une main et son pistolet de l’autre, et la magie domptée de l’arme se mit à briller de mille feux, comme si elle était pressée d’en découdre. « Voilà ce qu’il a fait, maître des chantres ! Il a communié avec des démons et les a amenés jusqu’ici ! Il a ouvert les portes de cet endroit à leur corruption ! Et il a amené la guerre au cœur de votre ordre ! »

Entre les portepestes grouillaient de minuscules versions des démons qui cavalaient ; des créatures potelées, des poches d’humeurs animées et grimaçantes aux yeux jaunes et à la gueule hérissée de dents pointues. Des nuées de mouches s’échappaient des kystes gonflés parant le ventre distendu des portepestes. Elles étaient si denses qu’elles jetèrent les premières ombres de l’histoire sur le hall des chantres.

Le premier portepeste poussa un beuglement, un cri situé entre le rugissement et le renvoi. Il brandit une arme qui ressemblait plus à un énorme couteau de boucher rouillé qu’à une épée. C’était le signal de la charge, et la masse de démons bondit en direction de ses proies.

— Formez les rangs ! » hurla Mikhael Salzenhaar d’une voix rauque. Il avait les yeux et le nez qui coulaient. « Formez les rangs ! Allez ! Vite ! »

Les démons traversèrent le hall en chargeant et percutèrent les hommes de la maison Salzenhaar. L’apparition des monstres avait semé le désordre parmi eux, et plusieurs furent tués durant les premières secondes, écharpés par les lames des portepestes. Mikhael se précipita à l’avant, en frappant d’estoc avec sa fine lame pourvue d’une garde en coquille et d’un pommeau aux armoiries de sa famille. Il para un coup d’épée en y mettant toutes ses forces.

— À moi, acolytes ! » s’écria Alric.

Il leva les mains et effectua une rapide série de gestes pour invoquer un cercle de flammes blanches ronflantes qui jaillirent du sol. Les acolytes s’y jetèrent au moment où le démon vermiforme rampait vers eux. Le démon arachnéen, lui, descendit à toute allure et se jeta parmi eux.

« Toi ! » hurla Alric alors que le monstre se rapprochait. « Je te connais ! Tu étais au palais impérial ! C’est toi qui as pris la princesse Astrid !

— Ça, pour la prendre, je l’ai prise, » siffla l’araignée. Plus elle se rapprochait, et moins elle avait l’air d’une araignée. Cette créature n’avait décidément rien à faire dans le monde des mortels. Ses yeux roulaient dans son abdomen et à chaque seconde apparaissait un nouveau membre griffu en dessous. « Je lui ai fait découvrir les plaisirs de la souffrance. »

Le magister Kardiggian s’éleva au-dessus du champ de bataille grâce à des ailes de lumière or et argent. Il tendit la main en direction des démons qui massacraient les hommes de Mikhael et trois traits de flammes blanches frappèrent les bêtes, en brûlant deux qui furent réduites à l’état de squelettes difformes. Le troisième arracha le bras d’un autre monstre. Mikhael se fendit et plongea son épée dans l’œil de la créature blessée, qui hurla, un cri interrompu au moment même où elle se désincarna en laissant son enveloppe matérielle derrière elle.

Le démon vermiforme glissait vers le répurgateur, qui le mit en joue et tira. Le pistolet cracha bruyamment une balle aussi vive qu’une étoile filante. Elle transperça le démon en projetant des vers calcinés en tous sens et laissa un trou noir et fumant derrière elle.

Le démon se cabra, dévoilant les gueules cachées sous sa panse. Il parut grandir en se dépliant. Des membres se déroulèrent et des griffes se plantèrent dans le sol de marbre. Sa forme changeait toutes les demi-secondes ; le monticule palpitant de vers était maintenant une créature bipède musclée à la tête basse, comme celle d’un insecte ou d’un crabe, aux épaules couvertes d’une crête de lames. Les vers s’agitèrent et se roulèrent en boule sur son dos, et le démon fit trembler le hall en hurlant.

— Morkulæ, » dit Argenos. « Héraut de la pourriture. Porte-coupe du Seigneur de la Peste. J’ai lu des choses sur toi. J’espérais bien avoir la chance de te tuer un jour. Ainsi Sigmar récompense Son serviteur. »

Morkulæ, qui avait achevé sa transformation, hurla de nouveau et se jeta sur son adversaire d’un pas étonnamment léger. Argenos se baissa et lui envoya un coup de marteau au bras, brisant la chitine qui le protégeait et arrosant le sol de débris de muscles.

« La bataille a commencé ! » s’écria Argenos. Kardiggian, toujours en l’air, lançait d’autres traits de lumière et le magister Kant était entouré d’un halo de flammes argentées. « Rendons grâces à Sigmar ! Qu’Il nous garde en Sa sainte joie ! La bataille contre le démon a commencé !