Vers un éden mécanique

Depuis l’apparition des premiers outils primitifs, les innovations techniques réalisées pour des raisons pratiques nous ont changés subtilement. Comme je l’ai indiqué, l’influence est réciproque, mais à nos yeux, elle n’est apparemment pas fondamentale dans le sens où elle serait susceptible d’apporter des changements en nous ou dans notre espèce. Telle est la barrière principale qui nous empêche de concevoir une machine dotée d’une intelligence propre.

Jusqu’à maintenant, on n’a expliqué cette double influence que de manière assez banale : par exemple, on sait que l’invention de l’imprimerie ou de la voiture a entraîné la prolifération des connaissances dans la population ou modifié sa distribution, a généré des avancées industrielles, de nouvelles économies et d’autres processus socio-économiques tangibles. C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que certains penseurs comme McLuhan[1]ou Derrida[2] ont commencé à parler de la transformation des choses par leur médium technologique. Ils ont démontré que le support (langage écrit ou électronique, image de synthèse, etc.) de nos messages déterminait d’une certaine manière leur signification : au moment où nous insérons nos pensées dans ces formes, elles sont transformées par les formes en question.

Cependant, même aujourd’hui, la plupart des gens remarquent une continuité historique dans l’identité de l’homme au fil de la succession des inventions. Ils croient en une âme humaine qui serait toujours identique et stable, surtout aux yeux de Dieu. Ils vivent dans un monde où l’homme est resté le maître absolu de ses productions. Et pour nous, l’évolution des espèces est également hypothétique, envisagée seulement par la raison et non à travers le filtre de notre expérience quotidienne, parce que c’est un processus trop progressif pour que nous puissions le remarquer.

Nous avons fondé notre croyance en l’immuabilité et la durabilité de l’âme humaine sur une réalité : le fait que les machines créées jusqu’à présent ne peuvent pas reproduire ou simuler complètement l’expérience des choses vivantes. Encore une fois : elles ne sont pas « conscientes ». Leurs « cerveaux » sont moins complexes que les cerveaux des animaux et que les nôtres ; elles sont incapables de nous influencer, nettement inférieures à nous, et existent uniquement pour nous servir.

Cependant, nous abordons maintenant une ère où nous n’aurons pas besoin de comprendre ou de croire en les abstractions d’un Deleuze, d’un McLuhan ou d’un Derrida, ou même d’être d’accord avec les arguments de Minsky, pour prendre conscience que quelque chose qui avait toujours été défini comme immuable est sur le point de se dissoudre, et que notre pouvoir, qui n’a jamais été total, sera mis à nu très bientôt. Pour la première fois, nous serons témoins d’une véritable expérience de l’évolution  – nous y reviendrons plus loin. Je ne parle pas seulement de la certitude que l’évolution existe : je veux dire que nous allons pouvoir observer de nos propres yeux une version accélérée de ce processus. Et ce processus va se dérouler exactement selon la structure en rhizome décrite par Deleuze[3]> : des lignes de fuite conduisant vers un système qui bifurque ad infinitum, devenant de plus en plus complexe et énorme, de plus en plus précis.

Au moment d’entrer dans ce labyrinthe, nous sommes saisis d’une nouvelle anxiété, semblable à celle qu’éprouvent les metteurs en scène ou les romanciers : nous sommes à l’instant où les phénomènes de nos cerveaux s’apprêtent à atteindre une forme concrète et externe, mais que nous ne reconnaîtrons pas. Quand les machines que nous aurons élaborées seront montées toutes seules sur la scène de l’Histoire, cela signifiera qu’elles pourront cogiter sans nous, et mieux que nous ; alors elles assembleront et multiplieront inéluctablement les fonctions de leur intelligence. Peut-être cesseront-elles d’être nous. Et parce que certaines machines seront à l’intérieur de nos corps, peut-être cesserons-nous d’être nous-mêmes.

La prise de conscience de ce grand changement et de toutes ces questions, et la volonté de les accepter, font partie de la doctrine du transhumanisme. Ce mot a été utilisé pour la première fois par Julian Huxley[4], qui décrit en 1957 un phénomène dans lequel « l’homme reste l’homme mais se transcende, par la réalisation de possibilités nouvelles de sa nature humaine[5] ». Depuis cette période, le transhumanisme a connu une expansion rapide pour devenir un mouvement international qui soutient la science et la technologie, ainsi que tous les moyens de réaliser cette transformation. Il cherche à découvrir les moyens de mettre fin à la fatalité des maladies, de la souffrance, de la vieillesse et de la mort involontaire. Rassemblées depuis les années 1980 derrière le sigle « H+ » (représentant l’amélioration de l’espèce humaine), les voix de ce mouvement sont aujourd’hui très variées, mais sont souvent dominées par les technologistes  – et notamment les technologistes proches de la théorie de la Singularité. Par ailleurs, certains voient dans le transhumanisme une exhortation à arrêter d’accorder un statut spécial à l’espèce humaine pour ne plus la percevoir que comme une simple espèce animale, sujette aux mêmes lois de l’évolution et de la nature que les autres formes de vie. D’autres encore, comme Kurzweil, voient dans le transhumanisme l’épanouissement du « posthumain » technologique, aux capacités et potentiel considérablement accrus.

Aux États-Unis, certains savants transhumanistes (dont Kurzweil) s’efforcent d’augmenter la longévité de leur corps grâce à des techniques améliorées de nutrition et d’exercices, dans le but de devenir des « cybers supérieurs » et peut-être même d’entrer dans le cercle des immortels quand l’opportunité se présentera. En fait, la question de la mort attire savants et philosophes vers les idées les plus inattendues ; ces derniers vont jusqu’à prendre des dispositions pour faire préserver leur cerveau après leur mort par des techniques de cryogénie, quitte à prévoir la congélation de leur cerveau et même le téléchargement de « cartes » de leurs tissus pour les reconstruire numériquement plus tard. Ces adeptes-là du transhumanisme sont critiqués parce qu’ils verraient le destin de l’homme sous un jour qui rappelle trop l’humanisme du siècle des Lumières. Mais les voix les plus bruyantes de ce mouvement sont proches de Kurzweil et envisagent notre avenir posthumain.

Il est déjà évident que les machines que nous utilisons chaque jour ne sont pas seulement plus rapides ou plus puissantes que nous sur le plan de la force physique, mais qu’elles peuvent aussi effectuer plusieurs opérations de calculs simultanément, bien plus vite et avec beaucoup plus de mémoire que nous. Il est tout aussi manifeste qu’elles manquent encore de quelques facultés « intellectuelles » majeures. Les circuits du cerveau humain demeurent mal connus, un continent non encore complètement cartographié. Nous sommes capables d’utiliser les deux hémisphères de notre cerveau afin de créer des modèles et des structures qui n’ont aucune signification pour les animaux et les machines. Nous pouvons émettre des jugements fondés non seulement sur des faits mais sur des considérations abstraites, éthiques, mémorielles. Pour ces raisons, nous avons été capables d’organiser le processus de décryptage du génome humain, mais nous aurions été incapables de le mener à bien sans la vitesse de traitement des données des machines. Aujourd’hui, tels des suicidaires, nous sommes en train de reconstituer le cerveau dans sa totalité afin de pouvoir livrer un modèle de cette connaissance secrète aux machines. Cela sera notre dernière réussite, car elle signifiera notre extinction.

Les secrets de facultés jusqu’ici définies comme exclusivement humaines sont en train de passer à des non-humains ; mais parce que les non-humains qui bénéficieront de ces connaissances ont été créés par nous afin de nous servir, ils devraient  – espérons-le  – entrer en une symbiose salutaire avec nos cerveaux. Cette symbiose sera conçue de façon cohérente ; et la création de cette nouvelle unité signalera la fin de toutes les particularités. Les individus seront supplantés par des machines, et puis les machines individuelles seront supplantées par une unité, une machine énorme dotée d’une intelligence qui englobera tout. La question essentielle est celle de la forme de cette unité, et de ce qui restera encore de nous après son avènement  – après l’avènement de la Singularité. On aimerait avoir l’assurance que cette « unité » n’annihilera pas tout ce qui suggère l’humanité en nous, et que nos cerveaux ne seront pas relégués au statut de phénomène historique, comme les petits cerveaux des dinosaures.

En tout cas, Kurzweil est convaincu que ce moment explosif où la technologie sera tellement performante qu’elle supplantera nos capacités cérébrales verra « la vie humaine irréversiblement transformée[6] ». Mais il ne pense pas vraiment à l’homme quand il parle ainsi, en fait il suggère l’apparition d’une nouvelle espèce. L’avènement de la Singularité ne signifierait donc pas seulement un bouleversement radical des identités biologiques et mentales des êtres humains : ce bouleversement se présentera comme une disjonction, un choc traumatique vers un futur que nous sommes pour l’instant incapables de comprendre.

Kurzweil fait continuellement référence à cet instant de transformation comme à quelque chose d’« explosif » et souligne le contraste entre celui-ci et le vieux modèle de progrès, qui apparaît linéaire (mais qui en réalité ne l’était pas). Il semblait linéaire, explique Kurzweil, parce que c’était une étape relativement précoce de la croissance exponentielle. La courbe de changements était encore trop plate et trop molle pour être bien discernable.

Je comprends tout à fait le caractère bouleversant de ce changement. Ce que je ne comprends pas du tout, c’est notre rapport à la cause du phénomène. Tous les théoriciens de la Singularité parlent d’inéluctabilité ; personne ne parle de volonté. Certes, la volonté ne fait pas partie d’une explosion ; une explosion est chimique. Mais qui va faire sauter le fusible, qui va servir de détonateur ?

Cet aspect de la Singularité est absolument déterminant, et l’absence de toute volonté dans le phénomène est flagrante. Pour les adeptes de la Singularité, le futur est purement évolutionniste. Exactement comme les dinosaures n’avaient pas l’intention d’évoluer jusqu’au moment de leur extinction, nous sommes condamnés à ou élus pour continuer nos recherches scientifiques et technologiques, et suivre la courbe qui nous mènera à la Singularité et à la fin de notre espèce telle qu’elle existe actuellement. Des experts souriants nous informent que nous sommes voués à développer notre intelligence sans nous poser de limites. Même quand on admet l’évidence des dangers potentiels de la nanotechnologie et de l’ingénierie biologique, ces experts insistent sur le fait que le « progrès » ne peut pas être arrêté et que les tentatives pour l’arrêter, auxquelles se livrent les luddites, ne mèneront qu’à des dangers encore pires parce qu’elles retarderont l’élaboration de technologies protectrices.

Cette compulsion pour le progrès est-elle inscrite dans nos chromosomes ? Pas de vieux scénario hollywoodien ici ; pas d’histoire de savant fou (souvent communiste dans les films américains des années 1950) qui met son nez dans les affaires de Dieu, touche aux secrets de l’existence, reçoit une leçon d’humilité pour l’humanité et cesse de jouer au demi-dieu. Nos savants sont contraints, en vertu de la nécessité évolutionniste, de nous mettre sur la voie de l’extinction. Dans le scénario de la Singularité, nous sommes des objets poussés par une force historique invisible mais irrésistible, et cette idée de l’histoire qui se confond complètement avec le destin me paraît tout à fait démodée.

De plus, si tout ce que nous faisons est au service de l’évolution, en d’autres termes si nous n’avons jamais le choix, pourquoi, par exemple, n’avons-nous pas déjà exterminé notre espèce à l’aide de la technologie de la bombe atomique ou de quelque autre innovation négative susceptible de détruire totalement la vie ?

Apparemment, dans les esprits de penseurs tels que Kurzweil, l’évolution est un plan non seulement déjà écrit et prévisible, mais aussi un roman sentimental un peu banal. Chaque étape de notre existence fait partie d’un voyage linéaire, non seulement vers le remplacement de notre cerveau par une intelligence plus sophistiquée qui changera le monde, mais aussi, inexorablement, vers un univers où l’intelligence régnera suprêmement et où tout changera pour le mieux. C’est presque miltonien. Quant à moi, depuis longtemps, je crois que la trame de l’histoire est un scénario artificiel, construit par les intérêts des hommes et les forces puissantes qui structurent nos perceptions. Je crois aussi que les leçons de relativité culturelle que l’anthropologie nous donne ont fourni la preuve que le concept de « progrès » est arbitré par la culture. Au fond, les mêmes savants et intellectuels qui faisaient l’apologie de la pureté des dernières tribus primitives et de leur proximité avec la nature sont maintenant les plus avides d’en finir avec les gens « inférieurs » qui ne sont pas prêts pour la Singularité.

J’ai plusieurs problèmes avec les théoriciens de la Singularité. Selon l’interprétation que Kurzweil fait de la Singularité, lorsque la séparation entre l’homme et la machine disparaîtra, les anciens êtres humains se transformeront en « êtres » considérablement plus intelligents. Cependant, chaque fois que les singularistes[7] discutent de l’intelligence en général, ils semblent presque toujours se référer à des capacités d’ordre quantitatif : nous serons plusieurs milliers de fois plus rapides qu’aujourd’hui, on fera des problèmes de multiplication à vingt chiffres sans papier et sans stylo, on gardera mille pages de données en tête en les assimilant au moment même où elles sont formulées.

On parle aussi, quoique avec moins d’assurance, de la capacité humaine à reconnaître des modèles, des dessins et des motifs, et de l’aptitude à les comparer. Mais ils emploient rarement le mot « sagesse ». Bien sûr, cette sagesse est en partie médiatisée par les compréhensions culturelles, par l’équilibre subtil des émotions, par l’amour, par le respect, la pitié, la compassion et peut-être même la juste vengeance. Est-ce qu’on peut enseigner à un ordinateur l’amour ou la juste vengeance ? Sur l’amour, Kurzweil dit : « Les machines peuvent combiner leurs ressources, leurs intelligences et leurs souvenirs. Deux machines  – ou un million  – peuvent se combiner pour devenir une unité, puis se séparer à nouveau. Les machines multiples peuvent faire les deux à la fois : elles peuvent s’unir et se séparer simultanément. Les êtres humains appellent ça l’amour[8]. » Pour lui, la règle d’or est, sans doute, un principe mathématique.

L’ambiguïté de la personnalité de Kurzweil dans le monde scientifique découle du fait que ses prophéties ont été de valeur inégale. Quelques-unes se sont révélées incroyablement perspicaces, et nous sommes en train d’en subir les effets actuellement ; d’autres ont été suffisamment bancales pour lui valoir le mépris de ses critiques. Dans son premier livre, The Age of Intelligent Machines[9], écrit entre 1986 et 1989, il prédit la fin de l’Union soviétique, précipitée par l’émergence de nouvelles technologies telles que le téléphone mobile et le fax, qui ont fait vaciller le pouvoir absolu des gouvernements autoritaires en permettant des fuites de l’information. Dans cet ouvrage, Kurzweil a aussi prédit la défaite face à une machine d’un joueur d’échecs humain, en 1998, ce qui est arrivé dès mai 1997, quand Garry Kasparov a été vaincu par l’ordinateur Deep Blue d’IBM. Kurzweil a aussi insisté dès les années 1990 sur le développement de l’Internet et du Web, et sur la mondialisation de l’information qu’il a provoquée. Il a prédit que l’utilisation des portables serait presque universelle et qu’ils se miniaturiseraient à une vitesse étonnante. Tout cela est en train de se produire sous nos yeux.

Cependant, ces succès l’ont conduit à trop s’avancer et, dans son deuxième livre, The Age of Spiritual Machines™,[10] il a livré un tableau de prédictions pour chacune des années 2009, 2019, 2029 et 2099. Ses prédictions erronées pour 2009 ont réjoui, les critiques, qui observaient que les « flash drives » à circuits intégrés dont il ne cessait de parler étaient en réalité encore trop chers et trop peu nombreux pour remplacer les disques durs de nos ordinateurs. De même, le remplacement des puces 2-D par les 3-D, dont il assurait qu’il surviendrait en 2009, n’en est qu’à ses balbutiements. En revanche, la croissance des réseaux sans fil, l’importance de l’Internet pour le partage de fichiers et leur utilisation dans les médias pour distribuer film et musique se déroulent presque exactement comme il l’avait prédit.

Pourquoi toutes ces observations tatillonnes au sujet des prédictions et des dates ? Parce que Kurzweil se montre assez imprudent pour assigner des dates, ou au moins des décennies exactes, aux futurs développements technologiques. Dans son livre The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology, qui est à proprement parler une mise à jour de ses deux précédents livres, il nous conduit aussi, décennie par décennie, de 2010 à 2045, année de la Singularité absolue. Dans ses autres ouvrages, il propose un catalogue des changements technologiques nécessaires pour nous mener jusque-là[11].

En 2019, une machine simulant un individu aura la capacité de réagir face à de véritables êtres humains sur les plans visuel, auditif et tactile. On aura le privilège d’être complètement entouré par une réalité virtuelle identique au vrai monde. Les ordinateurs seront si minuscules qu’ils seront presque invisibles, et ils seront implantés partout : dans les murs, les chaises, les vêtements, les corps[12]. La plupart de nos communications avec eux se feront par gestes et par le langage  – finis les claviers. Des systèmes de conduite automatique seront intégrés à la plupart des voies publiques. Les gens seront habitués aux relations avec les machines, notamment pour des taches ayant trait à l’enseignement ou au gardiennage, mais également sur le plan amoureux.

Au cours de la décennie 2020, un ordinateur sera capable de passer le test de Turing, un moyen de déterminer si l’on peut mesurer la différence entre une machine et un être humain (si l’on n’y parvient pas, la machine en question est considérée comme dotée de l’intelligence humaine). Puis, en 2029, les transmissions à large bande seront effectuées directement par des greffes implantées dans le cerveau. Les machines auront commencé à apprendre de façon autonome, sans l’aide d’êtres humains. Les ordinateurs auront lu toute la littérature créée par les humains et par les machines. Pour la majorité des communications, ils n’auront pas besoin des humains ; les conversations passeront entre un humain et une machine ou entre deux machines. Chaque décennie-étape nous rapproche de cette explosion inévitable, quand « le corps humain 3.0 », qui n’aura pas de forme matérielle fixée et pourra changer d’apparence grâce à la nanotechnologie, sera dépassé par l’intelligence artificielle totale, la forme de vie la plus évoluée sur la Terre.

Normalement, l’esprit humain est capable de traiter des données par l’intermédiaire de signaux courant à une vitesse de 100 mètres par seconde, mais les signaux des nouvelles machines déplaceront l’information à 300 millions de mètres par seconde. Cette prouesse sera associée au remplacement des commutateurs électrochimiques par les nanotubes, des cylindres de carbone minuscules cinq cents fois plus petits que les circuits en silicone d’aujourd’hui[13]. Nous, les humains, pouvons entrer dans le sillage de cette accélération, mais seulement si nous abandonnons notre intelligence biologique et si nous la remplaçons par la nouvelle intelligence artificielle. Et nos machines seront dessinées de telle sorte qu’elles pourront partager leurs informations avec d’autres machines similaires, beaucoup plus rapidement que nous, les humains, ne sommes capables de communiquer les uns avec les autres par le langage, l’écriture, la poste, l’e-mail, etc.

Finalement, avec le temps, les machines (qui déjà fonctionneront, communiqueront, voyageront et travailleront sans nous) gagneront la capacité et la liberté d’améliorer elles-mêmes leur propre configuration [14], avec beaucoup plus de rapidité et de souplesse que nous, les humains, ne serons capables de changer nos structures génétiques grâce à la biotechnologie. Les machines dépasseront la limite du cerveau humain de cent mille milliards de messages par seconde sur les réseaux interneuronaux[15]. Grâce à elles, nous nous mettrons à copier nos organes et les systèmes biologiques de notre corps à l’aide de substances synthétiques, et non plus de protéines. Le changement le plus important concernera le cerveau humain, lorsque les neurones produits par la nanotechnologie seront insérés dans le tissu nerveux et fonctionneront de conserve avec les neurones biologiques. Petit à petit, ces neurones synthétiques deviendront notre outil primaire de pensée, parce qu’ils auront un potentiel mille fois supérieur aux tissus biologiques. D’une façon générale, il faudra alors des matériaux plus fiables que les carbones pour progresser. Et c’est là que les êtres humains devront faire face à un dilemme : devront-ils s’enfoncer dans une infériorité de plus en plus profonde afin de conserver leur nature humaine et biologique, ou choisiront-ils finalement de rejeter leur chair et leur mortalité et d’adopter un état qui leur accorde davantage de coordination, de vitesse, de longévité et d’intelligence ?

Que nous choisissions de nous transformer ou non, notre environnement se dirigera lui-même vers un état de plus en plus souple avant d’être ultimement transformé par la superintelligence. On découvrira le secret de la composition de la matière. Des nanobots[16], à la taille mesurée en microns, imiteront les globules rouges du sang[17] ainsi que les cellules des autres organes, se substitueront aux tissus malades et nettoieront la plaque des valves cardiaques pour nous assurer une existence de plus en plus longue.

Tout cela ne sera toutefois que temporaire, parce qu’à l’avenir nous n’aurons plus besoin d’organes biologiques pour exister. De même que les machines actuelles et futures n’ont besoin ni de chair ni de sang, mais seulement d’une structure jouant le rôle de squelette, nous serons des appareils mécaniques, qui permettront le mouvement en cas de besoin, animés par quelque forme électronique d’énergie. Puis, même le mouvement deviendra une fonction obsolète : dans un monde de réalité virtuelle, on pourra vivre toutes les expériences par procuration  – j’y reviendrai.

En fait, la transformation du monde extérieur à l’aide de la nanotechnologie bouleversera notre univers bien davantage que le phénomène des robots-molécules insérés dans nos corps. Autour de nous, un autre type de nanobots nous fabriquera de la « réalité », en planant dans l’atmosphère tels des hélicoptères presque microscopiques. On appelle ces nanobots des foglets[18] (du mot anglais fog, qui veut dire brouillard), et ces machines sauront créer la forme, l’apparence et peut-être la substance de tous les objets que nos perceptions signalent à présent comme « matériels ».

Les foglets (ou plutôt, on fait souvent référence à la notion d’essaim de foglets) créeront les éléments de notre réalité physique. Mais l’utilisation de foglets pour fabriquer les choses matérielles ne se limite pas à la simple construction d’un objet permanent bâti atome par atome. Chacun de ces minuscules foglets sera un peu plus gros qu’une cellule humaine, avec douze bras qui se projetteront dans toutes les directions. Ils ressembleront à des robots microscopiques. Lorsqu’il faudra former un objet, chacun des douze bras de chaque foglet saisira les bras les plus proches d’un autre foglet.

Comme l’explique J. Storrs Hall, le créateur de ce concept (qui n’est encore qu’à l’état de concept en dépit du fait qu’en 1997 la société américaine Zyvex a commencé à construire des modèles de cet appareil) : « Avec un plein seau de robots de ce type dont les bras entreraient en contact, on peut créer un « robot-cristal » de structure réticulaire. Maintenant, imaginez une pièce peuplée de gens, de meubles, d’objets, mais qui est encore relativement vide. Remplissez la pièce de robots... [Et] la substance que forment ces robots s’appelle « Utility Fog » [« brume utile »]... Quand un certain nombre de ces particules de « brume utile » saisiront les mains de leurs voisins, ils formeront une masse reconfigurable de « matière intelligente. » [19] Cela signifie que ces foglets pourront êtres programmés de façon à créer la structure d’un objet pour une durée déterminée. Par la suite, ces mêmes foglets pourront se dissoudre et former un autre objet. Ils seront polymorphes.

Mais quelle est la recette qui rend ces petits amis  – leur taille ne dépasse pas un millionième de mètre  – si efficaces ? Chacun est composé d’un nano-ordinateur, microscopique mais complet, associé à des éléments mécaniques, comme des moteurs et des embrayages. Ils auront aussi le pouvoir de se reproduire, et nous aurons les moyens de les programmer.

Très bien, me voici donc dans une pièce « polluée » par ces machines infernales, l’air toujours plein de particules en train de voltiger comme un essaim d’insectes : dois-je dormir entouré d’un pan de mousseline en guise de moustiquaire ?

Valerie Browning, une étudiante en technologie du Santa Rosa Junior College, en Californie, a déjà répondu[20] : nos foglets n’ont pas besoin d’occuper plus de 2 % à 3 % de l’espace ; tout le reste est composé d’air et de lumière. Au pire, les essaims de ces « créatures » apparaîtront comme des brumes légères à distance, mais, de près, elles seront invisibles. Et quand ils nous toucheront la peau, il n’y aura pas de sensation  – sauf si évidemment ils sont organisés en formations beaucoup plus serrées afin de créer de la matière.

Que se passe-t-il quand on les respire ? Parce qu’apparemment il sera impossible de ne pas les respirer. Ce problème n’inquiète aucunement Hall, leur inventeur. Les foglets n’ayant pas besoin de beaucoup d’espace, il y aura beaucoup d’oxygène autour d’eux, suffisamment pour nous.

Mais ne sont-ils tout de même pas polluants ? Je n’ai aucune envie d’avoir les poumons percés par leurs petits bras pointus ! Hall imagine le contraire. Ces foglets sont de si bons citoyens qu’ils s’évertueront à nettoyer nos poumons à la brosse, enlevant la fumée de tabac (bien sûr) et autres polluants, et peut-être d’autres foglets formeront-ils des zones protégées autour de nous, purifiant constamment notre air par le ronronnement de leurs bras mignons.

Nos amis les foglets pourront créer une pièce remplie de meubles élégants, mais au moment où la mode changera, ces objets disparaîtront et de nouveaux meubles plus branchés prendront leur place. Ainsi que Jim Wilson, dans le magazine Popular Mechanics, l’a conjecturé : « Un brouillard amical s’installera peut-être au-dessus de la planète... Il déposera un toit sur la tête des sans-abri, des vêtements sur les dos nus et de la nourriture dans les ventres vides. Il aura le pouvoir de transformer le village le plus perdu en jardin d’Éden...[21] »

D’accord, allez donc raconter tout ça à un de mes nombreux amis antitechnologiques, et il vous répondra : « Je voudrais voir tes foglets quand ils auront épuisé leurs batteries. J’espère que tu n’auras pas posé ton cocktail à ce moment-là sur une élégante table basse formée par ces mini-monstres, ou que tu n’auras pas mis un smoking de foglets, chéri, ou pire, un slip ! » Hall a également envisagé ce problème. Il a l’intention d’équiper chacun de ses foglets d’un mécanisme de sûreté. Quand le courant sera coupé, ou lorsque les piles seront épuisées, ils retireront leurs petits bras, formant une tempête de poussière dense, et descendront à terre pour se transformer en lit d’argile. Pauvre femme de ménage !

Finalement, l’intérieur de nos corps étant contrôlé par notre ingénierie technologique, et notre monde extérieur reconstruit par les mêmes stratagèmes, la réalité  – en d’autres termes, l’expérience de la vie telle que nous la concevons  – deviendra de plus en plus malléable. Mais la réalité virtuelle dilatera nos consciences encore davantage. Parce qu’il sera possible de créer n’importe quelle réalité à partir d’illusions sensorielles, nous deviendrons les créateurs des mondes personnels que nous habiterons. Nos émotions seront remaniées afin de nous permettre de mieux nous adapter à notre environnement. Nos fantasmes  – être le meilleur amant du monde, changer de sexe ou de couleur  – remplaceront peu à peu le monde matériel qui nous est imposé depuis le jour où nous avons été virés du jardin d’Éden. Le règne de la réalité virtuelle commencera d’abord par des illusions, mais imaginez qu’ensuite toute matière sera rendue « flexible » par la manipulation des atomes qui la composent. Par conséquent, nos expériences ne seront plus seulement illusoires, elles seront simplement prédéterminées  – par nous et par nos amies les machines. Le jardin d’Eden sera défriché pour la deuxième fois quand notre intelligence, qui sera identique à celle d’une machine, commencera à saturer la matière et l’énergie qui nous entourent. Notre conscience croîtra avec de plus en plus de force jusqu’à engloutir la Terre, et puis l’univers entier.

Cette histoire ressemble à une parabole un peu postiche, vous ne trouvez pas ? Je ne le conteste pas. Mais considérez ce fait : telles les bibles placées dans chaque chambre de tous les hôtels américains, les livres énonçant ces nouvelles prophéties se trouvent dans presque chaque laboratoire technologique d’Amérique, et ils sont lus et discutés par des savants et des chercheurs très instruits, qui sont en train d’élaborer les nouvelles technologies avec ces idées en tête. Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouvent les « croyants » correspondants en France, mais je parierais qu’il en existe chez vous aussi.

Qu’en est-il aujourd’hui de ce tour sur des montagnes russes ? Pour nous situer, pour régler le passé et pour prédire l’avenir, Kurzweil propose un tableau chronologique découpé en six périodes[22]. Ses analyses étant flamboyantes, il vaut la peine de regarder comment il a organisé l’histoire du monde pour éclairer sa philosophie. Pour lui, le changement, la croissance et les natures des choses sont des fonctions de l’information, les codes qui ont déterminé le développement de notre planète depuis le début. Il appelle ce début théorique de notre univers « l’âge de la physique et de la chimie », ou période 1, et il situe le code qui détermine les événements à venir dans les particules subatomiques. À cette étape, les objets les plus compliqués ne sont pas plus grands que les molécules.

Dans la période 2, « l’âge de la biologie et de l’ADN », apparaissent les premiers signes de vie sur la planète, des organismes qui peuvent croître et se nourrir. Ils ne peuvent modifier ni leur forme, ni leur nature, ni leur processus de croissance, et sont condamnés à survivre en répétant les mêmes actions simples. Cependant, malgré la simplicité de leur constitution, ils possèdent aussi l’information génétique qui deviendra le modèle des formes de vie plus complexes.

Ces organismes plus complexes apparaîtraient dans la période 3, « l’âge des cerveaux ». Il s’agit de contrôler des organismes plus élaborés, ce qui conduit au développement des organes, dont le cerveau. Le cerveau est capable de changer son comportement et de s’adapter aux conditions de son environnement, ainsi que de tirer parti d’informations acquises à travers les expériences passées. Les circuits neuronaux du cerveau gardent le modèle de sa forme d’évolution.

Dans la période 4, « l’âge de la technologie », cette évolution des cerveaux produit l’espèce humaine, qui va créer la technologie. Ces créations technologiques se mettront, elles aussi, à accumuler des informations pour continuer à évoluer, dans la nature de leur hardware et dans le dessin de leur software. Il en résulte le passage à la période 5, « l’âge du fusionnement de la technologie humaine et de l’intelligence humaine ». Nous sommes actuellement au seuil de cette révolution. La technologie est en train d’effectuer le raffinage de la biologie. Le mariage des deux mènera aux formes de vie plus avancées.

Arrivés à la période 6, bon nombre de chercheurs, de savants et de philosophes plus circonspects que Kurzweil se détachent de son raisonnement. En effet, c’est là qu’il rend compte de la civilisation humaine technologisée, en train d’élargir ses frontières infiniment vers l’espace de l’univers[23].

À ce moment-là, vers 2040, l’avenir du développement de la technologie sera entre les mains des machines, qui cogiteront et communiqueront trop vite pour que nous les humains puissions les comprendre. Seuls les cyborgs postbiologiques qui auront sacrifié leur organisme pour devenir aussi performants que les nouvelles machines pourront travailler avec ces « créatures » supérieures, et ces deux espèces deviendront les nouveaux maîtres du monde. Ce sera « l’explosion technologique », qui surpassera non seulement nos prédictions, mais aussi notre compréhension et toute forme de futur que nous pourrions concevoir. Un nombre suffisant d’êtres humains ayant consenti à devenir cybernétiques, l’espèce humaine ne sera pas vraiment éteinte, mais transformée.

Cinq ans plus tard, à peu près en 2045, la limite de la miniaturisation de l’ordinateur sera atteinte.

Pour devenir plus puissantes, ces machines devront à nouveau grandir. Que se passera-t-il alors ? Aucune inquiétude à avoir. Nos machines s’empareront de plus en plus de matière pour le substrat computationnel jusqu’au moment où la Terre tout entière deviendra un énorme ordinateur (hormis quelques réserves naturelles pour les pauvres âmes luddites tels ces amis qui me téléphonent inlassablement, des gens qui refuseront toujours de renoncer à leur nature biologique). En tout cas, à part pour ces bestiaux dans leurs réserves, nous n’aurons plus besoin de vêtements, de nourriture ou autres commodités : les machines ne peuvent pas avoir faim et elles n’ont pas de pudeur, même en ce qui concerne leurs organes de reproduction. Elles seront purement mentales, immunisées contre les maladies  – qui sont identiques aux virus des hackers. La conscience artificielle pourra exister pour toujours, théoriquement ; la mort sera un choix, et « ôter la bonde », une action si controversée dans les hôpitaux d’aujourd’hui, ne sera pas plus redouté que « débrancher l’ordinateur ».

Le moment sera venu d’irradier notre intelligence vers le ciel et l’espace, et de transformer l’univers entier en un seul ordinateur infini, suprêmement intelligent, façonné à l’origine sur notre modèle. Les machines que nous avons créées nous auront changés, jusqu’au point où nous nous transformerons en elles.

1.McLuhan, Herbert Marshall, The Medium is the Message : An Inventory of Effects, illust. Quentin Fiore, Bantam Books, New York, 1967.

2.Derrida, Jacques, La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, 1980, Flammarion.

3.Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille Plateaux, vol. 2 de Capitalisme et Schizophrénie, Éditions de Minuit, Paris, 1980.

4.Biologiste, frère d’Aldous Huxley.

5.Huxley, Julian, « Transhumanism », in New Bottles for New Wine, Chatto & Windus, 1957, pp. 13-17.

6.Kurzweil, Ray, The Singularity is Near, op. cit., p. 7.

7.L’éditeur a pris le parti de parler de singularistes plutôt que de singularitariens.

8.Kurzweil, Ray, op. cit., p. 26.

9.Kurzweil, Ray, The Age of Intelligent Machines, The MIT Press, Cambridge, 1992.

10.Kurzweil, Ray, The Age of Spiritual Machines : When Computers Exceed Human Intelligence, Penguin, New York, 2000.

11.Kurzweil, Ray, The Age of Spiritual Machines, op. cit., pp. 278-279.

12.Kurzweil, Ray, The Singularity Is Near, op. cit., p. 136.

13.Kurzweil, Ray, op. cit., p. 27.

14.Kurzweil, Ray, op. cit., p. 317.

15.Kurzweil, Ray, op. cit., p. 123.

16.Voir « Nanotechnology : The Intersection of Information and the Physical World » in Kurzweil, Ray, The Singularity Is Near, op. cit., pp. 226-258.

17.Kurzweil, Ray, op. cit., pp. 227, 253.

18.Voir «Utility Fog », Nanotechnology Now, http://www.nanotech-now.com/utility-fog.htm

19.Hall, J. Storrs, « On Certain Aspects of Utility Fog », http://www.pivot.net/~jpierce/aspects_of_ufog.htm

20.Browning, Valerie, « Utility Fog », http://www.wildi-risdesign.com/nano/ufog.html

21.Wilson, Jim, « Shrinking Micromachines : A new generation of tools will make molecule-size machines a reality », Popular Mechanics, novembre 1997.

22.Kurzweil, Ray, op. cit., pp. 14-21.

23.Pour une explication détaillée de la période 6, voir Kurzweil, Ray : The Singularity Is Near, op. cit., chap. 6, pp. 299-368.