INTRODUCTION

À l’avenir, la frontière entre notre technologie et nos corps s’effacera. Que la technologie nous dévore ou que nous dévorions la technologie revient au même : nous sommes en train de devenir des machines, alors même que les machines sont en train de devenir nous-mêmes. Cette transformation profonde effacera les dernières lignes de démarcation entre la technologie et le corps, entre l’intelligence artificielle et l’esprit humain. Ce sera l’âge du « nano » : la technologie disparaîtra complètement parce qu’elle existera dans nos corps et non plus sur eux ; elle aura atteint l’intérieur de nos cellules, et jusqu’aux molécules qui les composent. En conséquence, au fur et à mesure que notre avenir deviendra de plus en plus technologique, comprendre et contrôler cette technologie deviendra de plus en plus impossible. A partir du moment où nous pourrons créer des machines qui pensent plus vite que nous, qui ont accès à davantage de données que nos cerveaux et qui peuvent traiter ces données en moins d’une seconde, qu’adviendra-t-il de notre destin ?

La réponse la plus naturelle à cette question est aussi la plus banale, à l’image de ce que j’écrivais lorsque, il y a un an, sans y réfléchir suffisamment, j’avais essayé de donner mon avis dans un article pour le magazine GQ[1] : « La technologie du futur sera la chasse gardée d’un groupe de gens de plus en plus restreint », avais-je avancé. Le caractère impersonnel et abstrait de la technologie, de moins en moins équilibré par le facteur humain, fournira de plus en plus d’alibis pour l’exercice d’un pouvoir sans responsabilité. Dans ce monde virtuel, nous retrouverons-nous étrangers à nous-mêmes, du fait de la disparition de notre subjectivité ? Toutes les innovations qui auront affecté notre enveloppe extérieure prendront-elles le contrôle de nos expériences intérieures ? »

À cette époque, je n’avais pas compris que cette analyse, empruntée aux lieux communs des débats de société, aux articles populaires des journaux et des magazines, était lisiblement insuffisante. Tout ce que j’avais à offrir aux lecteurs était l’appréhension d’un soixante-huitard confronté à l’effacement des contradictions du passé entre la gauche et la droite, ou entre le spectacle et la liberté personnelle. Parce que j’avais interpolé mes connaissances de l’histoire à l’analyse des conditions actuelles, je n’avais strictement rien compris à notre véritable avenir. Je n’avais pas remarqué qu’en ce moment même, sur Internet et dans les librairies, dans les universités et les laboratoires, des débats sur des technologies beaucoup plus osées et flamboyantes, plus révolutionnaires que les prévisions marxistes les plus folles ou que les analyses debordiennes les plus prophétiques, étaient en train de transformer notre vision du futur. De plus, il est maintenant évident que ces changements que j’ignorais se développeront cent fois plus vite que les transformations majeures du siècle dernier et que, parallèlement, nous-mêmes changerons radicalement.

Je suis désormais convaincu que la révolution qui vient, la révolution technologique, est la plus irrésistible de toute l’histoire humaine. Les changements qui nous attendent, et qui se développeront à un rythme de plus en plus rapide, balayeront toute l’humanité, sans explication et sans préparation, l’entraînant vers une nouvelle réalité radicale qui ne modifiera pas seulement notre style de vie, nos moyens de communication, nos perceptions et nos émotions, mais aussi la nature même de notre monde, la structure de nos cerveaux et de nos corps et peut-être la certitude que nous sommes mortels.

Ces remarques sont, certes, audacieuses, « outrées et inspirées », à la manière d’un futuriste comme Marinetti[2] à l’aube du siècle dernier. Mais j’irai même plus loin : nous sommes déjà engagés sur le chemin qui mène à la fin de l’incarnation de notre espèce telle que nous la connaissons depuis toujours. Nous sommes sur le point de voir nos identités fixes fracassées comme par un marteau.

Si vous préférez refermer ce livre dès maintenant pour ne pas affronter cette perspective extrémiste, faites-le. Une partie des prédictions prospectives que j’élaborerai ci-après postule un vaste quart-monde de luddites[3] futurs, qui rejettera les nouvelles technologies ou ne pourra pas y accéder. Et, comme on le voit déjà aujourd’hui, ceux qui ne maîtrisent pas les progrès récents mais qui auparavant se considéraient comme des maîtres spirituels et intellectuels ont tendance à adopter une attitude méprisante et supérieure à l’égard du présent.

Je suis pour ma part un amateur de technologie un peu obsessionnel, et je gaspille plusieurs heures par semaine à jouer en réseaux, à monter des vidéos ou manipuler les commandes de mon i-Phone. Je me sens en général à l’avant-garde des consommateurs avides de technologie. Combien de fois par mois arrive-t-il qu’un de mes amis  – par ailleurs intelligent  – m’appelle à l’aide, désespéré, à cause d’un ordinateur planté, d’un lecteur de DVD qui ne fonctionne pas ou de la perte d’un fichier dont il a un besoin urgent ? Habituellement, ce genre de personne ne cherche pas le moins du monde à comprendre ni les principes de base ni les variables de son problème, seule façon pourtant de prévenir la répétition des mêmes erreurs. Trop habitué à un sentiment de maîtrise sociale et professionnelle, il met son appel à l’aide sur le même plan que le fait de demander à un jardinier d’arracher un rosier mort ou à la femme de ménage de repasser le col d’une chemise : ce sont des travaux beaucoup trop rebutants pour qu’il daigne les effectuer lui-même, et peu dignes de son domaine d’excellence. On ne se pose pas la question de savoir comment apprendre à surmonter la difficulté ; on cherche plutôt à la faire disparaître afin de pouvoir l’oublier. Mais aussi vrai que la nécessité d’enlever un rosier ou de repasser un col revient régulièrement, ces appels à l’aide se multiplient et s’aggravent parce que le problème fondamental subsiste, et ces appels deviennent de plus en plus fréquents et hystériques. Entre deux appels, bien sûr, j’observe un autre phénomène : ces mêmes amis expriment leur mépris pour mon intérêt vis-à-vis de la technologie. Moi, je n’ai jamais eu beaucoup d’estime pour les gens qui maltraitent leurs valets.

Mais je sais très bien que j’aurai ma vengeance. Quand la révolution technologique explosera, la vie pour eux ne se résumera plus qu’à une série d’appels sans réponse, et soit ils se dirigeront vers l’extinction, soit ils deviendront des espèces d’animaux d’élevage à notre merci, nous qui sommes initiés à la technologie. Désolé, mais je suis en train de parler d’un genre de révolution sociale et psychique que je ne pourrais pas arrêter même si je le voulais.

Ce n’est pas moi qui proclame tout cela (à ceci près que j’exagère, fidèle à mon style habituel de drama queen agressif) c’est, formulé avec moins d’outrance, le point de vue de savants et de chercheurs respectés, et également de romanciers et de philosophes qui les ont inspirés. Ces spécialistes ont baptisé notre futur proche, qu’ils envisagent comme un bouleversement soudain et inattendu, la Singularité. Ce mot n’a pas le sens usuel du mot français singularité (« l’état d’un objet ou phénomène qui est singulier ou unique »), mais fait référence à une notion mathématique : une singularité est un point où un objet mathématique établi cesse de se comporter comme il a été défini. Pour décrire cette notion, on pourrait envisager une sorte de valeur sans limite, comme, par exemple, une constante divisée par une valeur sans limite, qui tend vers zéro sans jamais l’atteindre, produisant des résultats qui «explosent » en valeurs de plus en plus grandes[4]. Le sens du mot singularité employé par ces nouveaux futuristes vient aussi de l’astronomie, une singularité étant un trou noir dans une étoile morte qui a théoriquement atteint une densité infinie[5]. Deleuze propose une idée très proche : pour lui, il s’agit de la spécificité d’un composant ou d’un assemblage particulier, en même temps que sa potentialité infinie[6].

Les écrivains Irving John Good[7] (en 1965) et Vernor Vinge[8] (en 1993) ont utilisé le terme de singularité pour décrire le progrès de l’évolution humaine jusqu’à un moment du futur où les avancées technologiques seront tellement rapides que l’esprit humain ne pourra plus les comprendre, ce qui lui fera perdre sa place dominante dans la hiérarchie des espèces. Selon cette théorie, ce moment ne dépend plus de nous et s’élance vers le futur comme une fusée autonome. Finalement, le savant américain Ray Kurzweil, auteur de The Singularity Is Near, prétend que ce moment provoquera l’avènement d’un « monde qui restera humain, mais qui dépassera nos racines biologiques[9] ».

La plupart de ces idées sont également défendues par des savants de premier plan, notamment Hans Marovec, chercheur et théoricien à l’Institut de robotique de l’université américaine Carnegie Mellon ; Marvin Minsky, professeur de sciences et de communication spécialisé dans l’analyse des médias au Massachusetts Institute of Technology (MIT) ; ou l’écrivain Eric Drexler, célèbre pour ses livres sur la nanotechnologie moléculaire et l’un des premiers intellectuels à populariser l’idée du transhumanisme, un champ de la philosophie fondé sur la théorie que l’espèce humaine s’apprête à changer de façon radicale.

Kurzweil, dont la pensée a inspiré ce livre, est davantage qu’un théoricien : c’est aussi un technicien, connu pour ses innovations et ses découvertes pratiques dans les domaines de la reconnaissance optique des caractères, des logiciels « text-to-speech », de l’intelligence artificielle et des claviers électroniques pour les instruments de musique. Ses livres, mélange assez bizarre de savoir scientifique très érudit, de futurisme, d’intelligence artificielle, de transhumanisme et de développements sur la théorie de la Singularité, lui ont valu une réputation très ambiguë dans le monde de la science et de la philosophie. Pour ma part, je me sens également assez ambivalent vis-à-vis de ses idées. Mais ma prudence n’empêche pas une certaine fascination, qui m’a poussé à m’aventurer dans ce labyrinthe de recherches complexes et en plein développement qu’on appelle maintenant « le phénomène de la Singularité ».

1. Benderson, Bruce, « Nano Future ! » in GQ France, n° 18, août 2009, pp. 58-59. Une partie de l’introduction s’inspire de cet article.

2.Marinetti, Filippo Tommaso, auteur du « Manifeste du futurisme », paru dans Le Figaro du 20 février 1909.

3.Personnes qui refusent l’innovation technologique. Vient de la révolte des « luddites », ouvriers qui détruisirent des machines industrielles dans l’Angleterre du début du dix-neuvième siècle.

4.Kurzweil, Ray, The Singularity ¡s Near : When Humans Transcend Biology, Viking Press, New York, 2005, p. 22.

5.Kurzweil, Ray, op. cit., p. 23.

6.Dr. Anna Powell Editor, Department of English, Deleuze Studies, The English Research Institute, Manchester Metropolitan University, http://www.hssr.mmu.ac.uk/deleuze-studies/on-deleuze/

7.Good, Irving John, « Speculations Concerning the First Ultraintelligent Machine », Advances in Computers, vol. 6, Academic Press, New York, 1965.

8.Vinge, Vernor, « How to Survive in the Post-Human Era », pour le VISION-21 Symposium, NASA Lewis Research Center and Ohio Aerospace Institute, 30-31 mars 1993.

9.Kurzweil, Ray, op. cit., p. 9.