- Si on a un pépin avec ce gros ventilateur bruyant, personne ne viendra nous chercher là-dedans.

- On a une balise de détresse, répondit le pilote, et c'est un appareil de la Gendarmerie française, c'est écrit dessus en énorme, on ne peut pas se tromper. Donc on a tout ce qu'il faut en cas de coup dur. Sauf des armes lourdes. Dommage, vu qu'ils nous ont dit que le secteur o˘ on va n'est pas sous le contrôle des autorités.

- Je me sens déjà mieux. Et l'armée ?

- On n'est pas en train de violer l'espace aérien du Surinam. Rassurez-vous, on a toutes les autorisations. Et le réservoir supplémentaire est plein à ras bord !

Sénéchal signala :

- On vient de passer le point 7. Je ne vois rien de spécial, à part qu'on va prendre de la flotte sur la figure dans cinq minutes...

Le pilote tira progressivement sur le manche pour faire grimper sa machine dans le ciel, appuya sur un bouton et parla un moment dans le petit micro placé devant sa bouche. Il se tourna un peu vers Lucrèce, à l'arrière.

- On risque de se prendre une coup de tabac, il commence à y T

avoir du vent au sol, il faudra s˚rement vous accrocher. Mettez vos casques, messieurs, et vérifiez vos ceintures. Il ajouta :

- Si ça chahute trop, il faudra rentrer.

Sénéchal hocha la tête, les yeux fixés sur l'horizon. Il indiqua du doigt la grande portion de jungle qui se découvrait dans le lointain.

- Regardez, on le voit... là o˘ est l'arc-en-ciel. L'Ouf du Diable !

Un éclair tomba sur la jungle, puis un autre, pas loin. Le tonnerre éclata comme un coup de canon. L'hélicoptère vibrait. Le ciel devenait noir à

l'horizon, et la forêt commençait à virer au vert sombre. Le pilote dit :

- Je vais encore grimper, monsieur Sénéchal, il faut éviter de se rapprocher du sol dans ces cas-là : les couches d'air chaud...

Il accéléra et tira sur le manche.

- Allons directement au point 12, je pense que les autres points n'indiquent que le chemin pour y parvenir. Le point 11 est à environ un kilomètre du pic jumeau.

¿ l'arrière de l'hélicoptère, Lucrèce tenait les sacs d'armes et de matériel à deux mains, le moteur hurlait furieusement et le rotor au-dessus de leurs têtes semblait s'emballer. Le gendarme leur cria :

- On va commencer à descendre, j'ai pas envie qu'on se foute sur la montagne !

Il actionna les pédales et réduisit la vitesse. L'appareil piqua lentement du nez, les chiffres du cadran lumineux de l'altimètre baissèrent graduellement. La pluie s'arrêta presque d'un seul coup, quelques dernières gouttes frappèrent encore le pare-brise, mais les nuages continuèrent à

filer autour d'eux. Puis ils commencèrent à apercevoir par brefs intervalles la forêt, en bas, noyée dans la brume. Les turbulences s'espacèrent. Enfin quelques derniers lambeaux de nuages les croisèrent à

vive allure et le ciel leur apparut, rempli de nuées sombres. Un pic gigantesque se dressait sur leur gauche, sinistre et majestueux. Des plaques de granit s'enchevêtraient sur ses flancs, couverts de forêt par endroits. Les nuages cavalaient dans ses cimes et son ombre dense semblait écraser la jungle sur des centaines de kilomètres. Un arc-en-ciel se dessina. Le soleil éclaira quelques secondes un flanc de la montagne. Les trois hommes levèrent la tête en même temps.

- Nom de Dieu, s'exclama Lucrèce, quelle splendeur ! On est tout près !

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Le pilote sourit.

- Sacré caillou ! Vous avez l'air d'aller mieux, monsieur Méja-ville. Ce genre de grain ne dure jamais longtemps.

Lucrèce chercha son appareil photo et le trouva coincé sous le sac du gendarme. Il émit un juron, s'en saisit et, gêné par le micro de son casque, commença à mitrailler le pic de clichés. quand il eut terminé, il admira sur le petit écran, au dos, le résultat de son ouvre. Sénéchal demanda au gendarme :

- On est loin du point 11 ?

- Non, on est bientôt à sa verticale, mais on ne le voit pas à cause du paquet de brume. On va descendre...

Il bascula brutalement son engin sur la gauche, Lucrèce fit tomber son appareil photo et lança un nouveau juron. L'hélicoptère descendit en spirale régulière sur son objectif. Le tonnerre des pales se répercuta au loin sur la montagne et dans des défilés invisibles sous la jungle.

55.

L'hélicoptère bleu et blanc marqué ´ Gendarmerie nationale ª était en vol stationnaire au-dessus des grands arbres, à une cinquantaine de mètres des cimes. Le pilote demanda :

- Vous voyez quelque chose à votre droite, en dessous ?

- Oui, répondit Sénéchal, ça s'éclaircit. Il écarquilla les yeux.

- Il y a une grande trouée noire, regardez ! Le gendarme fit pencher lentement l'appareil.

- La vache ! C'est tout cramé. Sur des hectares ! Je crois que c'est une clairière qu'on voit, là-bas.

- quelque chose a brillé dans les arbres... Mais je vois plus rien maintenant, dit Lucrèce, qui examinait le paysage dans la direction opposée.

Sur une très grande étendue, on n'apercevait plus que les troncs noirs des arbres carbonisés, des centaines d'entre eux étaient couchés au sol. Par endroits, la végétation nouvelle apparaissait. La brume qui se retirait révélait lentement le paysage dévasté. Sénéchal hasarda :

- Vous croyez que vous pourriez vous poser dans la trouée ? L'homme fit la moue.

- C'est pas s˚r... On va attendre que ça se dégage franchement, si ça se dégage. Ou est-ce que vous avez vu briller quelque chose, monsieur Méjaville ?

- Là-bas, à gauche.

Il mit son doigt boudiné presque sous le nez du pilote. L'homme fit avancer lentement l'appareil dans la direction que le petit chimiste indiquait.

L'avant de la machine plongea un peu vers le sol.

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- Encore à gauche... Tenez, ça vient encore de briller ! Vous le voyez ?

- Je le vois, répondit Sénéchal, la main en visière.

Le brouillard s'estompait de minute en minute et le soleil apparaissait furtivement, perçant les nuages. Sénéchal avait sorti une petite paire de jumelles et scrutait la végétation détruite par le feu, à travers la bulle transparente de l'habitacle. Un moment passa, puis il dit :

- Est-ce que vous pourriez rester en stationnaire un instant et tourner sur place de vingt degrés environ vers la gauche ?... Voilà, comme ça...

Nom de Dieu ! «a y est, je le vois ! C'est un hélico, un transporteur. La queue de l'engin est plantée dans l'arbre mort, là-bas. Il est entièrement carbonisé. Explosé, même, sauf un bout de l'habitacle. Approchez-vous encore, s'il vous plaît.

L'hélicoptère bleu avança d'un bond souple.

- Alors ? demanda Lucrèce, qu'est-ce qui brille ?

Sénéchal ne répondit pas, il observa encore un moment aux jumelles. Puis il les laissa pendre à son cou.

- Ce qui brille, c'est la montre du type aux commandes de ce qui reste de l'hélico, par terre... Ou alors un bijou. On voit juste un bras qui dépasse. Le bras d'un squelette.

Les trois hommes descendirent l'un après l'autre de l'appareil, le pilote en tête. Le gendarme avait armé son fusil-mitrailleur et il le tint braqué

un instant vers les restes des arbres br˚lés devant lui, à perte de vue, pareils à une armée en marche figée dans la brume. Le sol mouillé était recouvert par plaques d'une courte végétation qui rampait sur la terre brune de cendres accumulées. Le silence les surprit après le fracas permanent des pales de l'hélicoptère.

Il n'y avait ici aucun des sons habituels de la jungle, ni cri d'oiseaux ni crissement d'insectes. Même le bruit de leurs pas était étouffé par le sol spongieux. De place en place, des tiges vertes surgissaient, s'élançant vers le ciel. Des lianes toutes neuves partaient à l'assaut des arbres morts. L'air était saturé de l'odeur mêlée des cendres mouillées et de celle, plus fugace, de la jungle après la pluie.

Lucrèce se pencha.

- Intéressant... Du bois-canon. Sénéchal demanda :

- qu'est-ce que tu racontes ?

- C'est du bois-canon qui pousse, là. Cecropia obtusa. De la 282

famille des m˚riers. La végétation qui vient occuper un sol dégagé

naturellement n'est pas la même qu'après un feu. On les appelle des plantes pyrophitiques. Elles sont souvent associées aux cultures sur br˚lis. Par exemple, je peux...

- Non, merci, Lucrèce ! dit Sénéchal fermement.

- Bon, bon... Dites-moi, il n'y a rien ici. S'il y avait eu un massacre, on trouverait des traces, non ?

Le petit chimiste s'accroupit et gratta le sol de la main, puis il s'essuya sur la jambe de son pantalon.

- En dessous, pas bien profond, c'est de la terre battue. Très dure. Nous sommes donc normalement sur la place de l'ancien village des Suripuna.

Comment se fait-il qu'on ne voie aucun squelette carbonisé ? Ou des outils en os, en métal, une arme ? Il n'y a même pas une trace de pilotis, d'une case br˚lée, rien...

Le pilote s'accroupit à son tour et scruta le sol.

- C'est vrai, il devrait aussi y avoir des douilles et des cartouches vides un peu partout.

- Peut-être que leurs ‚mes sont revenues faire le ménage, suggéra Sénéchal. Si c'est le cas, elles chaussent approximativement du quarante et un.

Il désigna quelque chose par terre : on distinguait une série de traces de pas. De traces de pieds nus. Le gendarme dit :

- C'est récent...

Ils trouvèrent cinq cr‚nes noircis et de nombreux ossements à l'intérieur de l'habitacle défoncé et luisant d'eau de l'hélicoptère abattu, ainsi qu'une énorme araignée qui s'éloigna lentement vers l'arbre le plus proche.

Puis trois autres restes, dispersés et à demi enterrés dans les cendres détrempées accumulées autour de la cabine de l'engin. Lucrèce prit des photos. Les os de ce qui avait d˚ être un pied humain dépassaient de dessous la carcasse. De fines lianes s'étaient enroulées autour des débris noircis du rotor, autour des pales tordues et rougies de la machine, ainsi que sur l'un des cr‚nes, dont la m‚choire inférieure avait disparu. Des petites feuilles vertes toutes neuves portées par une mince liane recourbée sortaient des orbites du cr‚ne et d'un trou béant dans la pommette gauche.

Le gendarme dit :

- Y en a un qu'a pris l'hélico sur la tête. Il désigna le cr‚ne perforé.

- Et celui-là s'est ramassé une balle en pleine poire. Si ce sont les Indiens qu'ont fait ça, ils avaient un sacré coup de fusil. Y a d'autres traces sur l'habitacle. Les tirs ont traversé la tôle. Je vais 283

prendre les numéros de série de Thélico et on va emmener la gourmette du pilote. qu'est-ce qu'on lit, à votre avis ?

Sénéchal se pencha vers la gourmette tordue par le feu dont seule une petite surface restait brillante. Il déchiffra avec difficulté :

- Lui... Luis... Après c'est un ´ J ª... Il me semble que c'est écrit : ´

Luis Arturo Jimenez ª.

- Mouais. Autant dire Pierre Martin.

¿ une centaine de mètres des trois hommes, l'hélicoptère bleu semblait monter la garde sur la place de l'ancien village. Ils pouvaient l'apercevoir à travers l'enchevêtrement des arbres noirs. Lucrèce jeta un regard circulaire.

- Franchement je n'aimerais pas traîner le soir ici... Tous ces fantômes...

Sénéchal avait l'air perplexe.

- En fait, ce n'est pas seulement la gourmette qui brillait aussi fort.

C'était l'empennage luisant de flotte, dans l'arbre. Et c'est déjà sec.

S'il n'avait pas plu, Lucrèce ne l'aurait pas repéré. Je me demande bien o˘

sont passées leurs armes...

- Leurs armes ?

- Ces types-là ne sont pas venus avec des fleurs à la main faire une petite visite aux Suripuna.

- Vous avez raison, acquiesça le gendarme, je n'aime pas ça. Je n'aime pas non plus laisser l'hélico tout seul, même si on le voit d'ici. On n'est pas en sécurité, à découvert, et j'ai l'impression qu'on nous observe.

Il regarda le ciel.

- Et le temps est plus qu'incertain... Vous venez, messieurs ?

- D'accord. Allons jeter un coup d'oil au dernier point GPS. Mais si vous voulez bien, je voudrais revoir cet endroit depuis le ciel, maintenant que ça s'est dégagé.

Un soleil p‚le apparut tandis que l'appareil prenait de la hauteur. Le sommet de l'Ouf du Diable se dégageait, et on apercevait par instant ses pics jumeaux, semblables à deux sentinelles farouches.

Lucrèce demanda :

- Pourquoi ils sont venus s'installer dans un coin comme ça, ces Indiens, à ton avis, Pierre ? C'est inquiétant, cette montagne. Oppressant.

- Parce que l'‚me du défunt erre à travers la jungle avant d'atteindre le sommet des montagnes.

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- Tu peux me préciser ? Je ne m'habitue pas à ces coq-à-1'‚ne permanents.

- Un type nommé La-Belle-Batée me l'a appris. Dans la mythologie suripuna, quand on est mort, l'‚me, l'esprit, comme tu voudras, doit errer un long moment à travers la jungle, sans armes. Ni arc ni flèche, rien. C'est comme une sorte de purgatoire. L'‚me doit apporter aux dieux la preuve qu'elle est capable de śurvivre ª avant de pouvoir partir vraiment, et de gravir enfin les pentes d'une magnifique montagne o˘ elle trouvera le repos éternel en compagnie de ses ancêtres. Dans ce paradis, comme dans beaucoup de paradis indiens, il n'est plus besoin de chasser pour se nourrir, la peur du lendemain a disparu. Les tapirs et les autres animaux, devenus tes compagnons et non plus tes victimes, sont bien plus gros, et les iguanes replets. Le jaguar est ton allié et tu n'as plus peur de lui. Selon mon camarade La-Belle-Batée, les Suripuna cherchaient depuis longtemps leur montagne sacrée, à l'époque o˘ il les a rencontrés.

- Et leur quête les a menés ici, et on les a exterminés.

- Regardez, dit le pilote, on voit très bien le site, maintenant. Il inclina un peu l'appareil, Sénéchal et Lucrèce se penchèrent.

- Maintenant que la brume s'est levée, on voit bien qu'il y a des traces différentes de feu observa Sénéchal.

- Et la végétation n'est pas la même par endroits, souligna Lucrèce, leur bombe incendiaire a raté le village lui-même. Sans doute du napalm. Mais s'ils ont été tués, pourquoi leurs restes ont-ils tous disparu ?

Ils tournèrent de longues minutes autour du dernier point GPS. Sénéchal, armé de ses jumelles, ne parvenait pas à percer l'ombre dense des arbres.

- Nom de Dieu, je ne vois rien. On n'est pas très loin du village. Un kilomètre peut-être. On ne voit rien de rien là-dessous, des arbres, des arbres... Vous pourriez encore descendre ?

- «a va devenir dangereux, monsieur Sénéchal, la nuit tombe vite dans la région et le carburant est compté. On va faire encore un dernier tour, on va allumer les projos sous l'appareil pour regarder mieux sous les arbres, et après il faudra rentrer.

- D'accord. Il n'y a pas le choix, malheureusement.

Sénéchal s'usait les yeux sur les optiques des jumelles, sa blessure sous l'oil et son bras lui faisaient mal. L'appareil bascula à gauche dans un bruit de tonnerre. ¿ un moment, Lucrèce avait enlevé son casque qui le gênait et dit au pilote :

- Pourriez-vous nous stabiliser ici ? Oui, ici même ?

285

- Par ici ?

- Oui, c'est bon.

Lucrèce tapa sur l'épaule de Sénéchal.

- Pierre, peux-tu ouvrir ta portière ?

Ils étaient en vol stationnaire à une quinzaine de mètres des cimes les plus proches, dont le feuillage dansait, brassé par le vent des pales.

Sénéchal fit glisser le panneau transparent, et de l'air, du bruit et de la chaleur moite s'engouffrèrent dans l'habitacle. Il se retourna et cria :

- qu'est-ce que tu veux faire ? Le petit gros s'énerva.

- Tais-toi, enlève ton casque et ton coton dans l'oreille et écoute bien !

Sénéchal ôta son casque, lança un regard interrogatif à son ami et écouta à

son tour. Le sifflement des turbines et le martèlement des rotors se répercutaient en un pampampam creux et grondant, juste au-dessous d'eux.

Lucrèce se pencha par-dessus le siège et cria au gendarme :

- Avancez lentement !

Les hommes écoutèrent encore, la tête un peu inclinée. Le pilote poussa le manche délicatement. ¿ mesure que l'appareil progressait au-dessus des arbres, le bruit changeait. L'écho diminua et disparut. Sénéchal vérifia à

son poignet les coordonnées GPS et compara avec celles du tableau de bord, puis il ferma la portière.

- J'ai compris. Il y a une grotte, un trou en dessous. Planqué par la végétation. Compte tenu de la tolérance des distances données par le GPS, ça ne peut être que là. Il faut descendre voir de quoi il s'agit.

- On ne peut pas, indiqua le gendarme, je n'ai pas de visibilité, et y a pas de clairière dans le coin !

- Vous allez me descendre avec le treuil.

- Vous rigolez ? Vous l'avez déjà fait ? Vous savez, ce n'est pas évident ! Et on vous récupère comment ?

- Allez vous poser au village, après. Il faut me descendre avec le treuil !

Après une vive discussion, Sénéchal, bardé de matériel, descendait au bout du filin. Lorsqu'il regarda la silhouette de l'hélicoptère - qui lui semblait gigantesque vue d'en dessous - disparaître sous les premières frondaisons, il commença à regretter son impulsion. Le filin le faisait tourner sur lui-même telle une toupie, il ne parvenait pas à ouvrir les yeux, le vent du rotor lui projetant

286

des poussières et des morceaux de feuillage dans le visage. Son sac à dos le tirait en arrière à chaque mouvement et tout le matériel accroché à sa ceinture bringuebalait. Il regarda en bas, la distance lui parut bien plus importante qu'il ne l'avait estimée, et tout était sombre en dessous.

Ils avaient trouvé quelques minutes plus tôt une trouée dans la végétation, à cinq cents mètres de l'endroit qu'ils avaient repéré au son, et les deux hommes, là-haut, pouvaient voir le point d'arrivée au sol de Sénéchal. Les arbres autour de lui avaient des branches et des troncs gigantesques. Il descendit encore, par à-coups. Dans le ciel chargé, l'hélicoptère bleu et rugissant diminuait de taille et lui parut bientôt très petit. Il tourna de nouveau une fois sur lui-même puis atterrit lourdement sur les fesses dans des feuilles trempées. Une secousse du harnais le remit involontairement sur ses pieds, il parvint à le détacher avec difficulté, s'en débarrassa, puis retomba de nouveau sur les fesses. Il se releva enfin et tendit le pouce vers le haut. Il voyait Lucrèce qui l'observait aux jumelles depuis la portière. Sénéchal retira le casque blanc, muni de bandes jaunes fluorescentes et équipé d'une lampe-torche, qui lui avait comprimé la tête durant toute sa descente, et le posa au sol devant lui. Le harnais remonta au bout de son filin, Lucrèce fit un signe du bras, referma le panneau et l'engin vira brutalement, le sifflement des turbines diminua très vite.

Sénéchal l'entendit encore un peu au loin et le silence se fit. Il était désormais seul dans la jungle, baigné dans une lumière verte d'aquarium.

56.

Sénéchal interrogea sa montre GPS, regarda de tous côtés et commença à

marcher. Il était intrigué. Dans ses livres d'enfant, la jungle profonde était un assemblage impénétrable de feuillages superposés qu'on ne pouvait traverser qu'en donnant des coups de machette autour de soi, et on progressait en général d'un mètre en une demi-heure. Ici, le sol était presque nu. Il foulait un tapis de feuilles pourries entre les f˚ts géants des arbres, dont la cime créait un toit immense au-dessus de sa tête. Il ne pouvait plus apercevoir le ciel. L'odeur de la forêt après la pluie lui emplit les narines. Un oiseau émettait un bipbipbip permanent. Les troncs aux racines démesurées étaient luisants d'humidité, et des fougères s'y accrochaient par endroits, dans la faible lumière. Une profusion de lianes courait entre les arbres, formant des entrelacs compliqués dans les branchages au-dessus de sa tête. Au bout de cinq minutes de marche, sa transpiration lui coulait déjà dans le cou. Il repensa aux paroles du pilote : ´ Faites bien gaffe là-dessous de pas tomber sur un fauve... Un jaguar, une panthère. Le soir ils se mettent en chasse. Vous laissez pas surprendre. ª

II prit son émetteur-récepteur à sa ceinture et se régla sur l'une des fréquences que le gendarme lui avait données, mais il n'entendit qu'un chuintement continu. Le jacassement soudain d'une bande de perroquets le fit sursauter. Il essaya la seconde fréquence mais n'entendit qu'un autre chuintement. Il déclara cependant d'une voix forte dans l'appareil :

- Sénéchal. Bien arrivé. ¿ vous.

Personne ne répondit. Il tripota un peu le bouton puis renonça et reprit sa progression. Il dut grimper sur des racines glissante et s'arrêta en frissonnant. Il venait d'entendre un cri à glacer le sang.

288

Un grondement profond suivi d'un hurlement en cascade. Il écouta l'étrange message, se ressaisit et souffla :

- Merde, des singes hurleurs. On m'avait prévenu, mais ça fait quand même un drôle d'effet...

Le cri recommença, plus lointain, puis le silence revint. Sénéchal regarda de nouveau son GPS et changea légèrement de direction. Au bout d'un moment la végétation sembla devenir plus dense et le relief s'accentua sous ses pieds. Un rocher affleurait devant lui, puis deux. ¿ mesure qu'il avançait, il s'apercevait qu'il devait écarter des broussailles de plus en plus denses. Devant lui une grande masse de feuillage barrait le chemin. Il la contourna sur quelques mètres par la gauche et tomba sur une trouée. Il l'emprunta en baissant la tête. Il était maintenant courbé sous un tunnel végétal étroit dont il n'apercevait pas la sortie. De chaque côté un feuillage épais l'enserrait. Il fit encore quelques mètres, tête baissée, et vit quelque chose qui lui fit écarquiller les yeux. ¿ quelques centimètres de son nez, une courte tige avait été sectionnée à la machette.

De la sève sortait de la blessure.

Une coupe récente.

Sénéchal s'accroupit dans le tunnel, passa la main rapidement dans son dos et y cueillit le court fusil De Franchi, dont le contact dense le rassura.

Il fit monter une chevrotine triple zéro dans le canon et ôta la sécurité.

Puis il se releva, déplia la petite crosse métallique, et avança en tenant précautionneusement l'arme devant lui, à deux mains.

quelques secondes plus tard, il débouchait de l'autre côté de la barrière de feuillage. Les troncs immenses devant lui apparurent plus serrés, les racines sortaient partout du sol, enchevêtrées dans de gros rochers noirs et luisants, couverts de mousse épaisse. Au sol et sur les f˚ts des arbres, de grandes fougères, d'un vert sombre, créaient des formes fantasmagoriques. Un nuage dut passer dans le ciel au-dessus de sa tête car la lumière diminua encore, les ombres se firent plus épaisses. Sénéchal jeta un coup d'ceil circulaire puis s'accroupit entre deux racines plates et noires semblables à de grandes voiles de bois. Il revérifia ses coordonnées GPS, sans l‚cher le fusil qu'il cala sous son bras. Le point 12

était à quelques dizaines de mètres devant lui.

Il tendit l'oreille. Hormis le chant d'oiseaux lointains, il n'entendit rien. La chaleur était accablante. Il jeta un regard circonspect au-dessus des racines qui lui arrivaient à la taille. Les fougères 289

arborescentes étaientTmmobiles, semblant attendre. Il se remit en marche, aux aguets. Le sol montait sous ses pieds. Il dut bientôt grimper sur une butte devant lui. ¿ mesure qu'il approchait il entendait des pépiements aigus. Il écarta un rideau de larges feuilles du bout du canon de son arme, avança un peu et manqua de tomber dans une immense cavité dissimulée par les fourrés. Il fit un pas en arrière et se cramponna à une branche.

Il se coucha dans les feuilles, fusil en avant, et progressa en rampant jusqu'au bord du trou. Son regard embrassa l'étendue de la cavité. Selon une rapide estimation, elle devait faire près de trente mètres de diamètre.

De très grands arbres se penchaient au-dessus d'elle, leurs cimes lointaines s'étalant en une résille serrée de feuilles compactes, la dissimulant depuis le ciel et ne laissant pénétrer dans son ombre qu'une chiche lumière verte. Des chauves-souris voltigeaient dans le trou, effectuant un ballet saccadé en pépiant. Des centaines de lianes descendaient des bords, tels des paquets de cordages bruns entrelacés, et formaient d'épaisses tentures qui disparaissaient dans les profondeurs.

D'autres plantes grimpantes, semblables à du lierre, montaient des parois, provenant d'anfractuosités latérales. Sénéchal, allongé sur le sol humide, s'avança un peu, avec d'infinies précaution, pour regarder plus bas. Il scruta l'ombre dense. Au fond, très loin, dans le noir, il distingua le miroitement de l'eau.

- Une grotte verticale. Un puits naturel. Le voilà, le point 12. qu'est-ce qu'il peut bien y avoir là-dedans ?

Il recula vivement la tête, une chauve-souris grimpa en chandelle juste devant lui puis retomba comme une pierre dans le gouffre. Il roula sur le côté et défit son sac à dos. Il en sortit une puissante lampe-torche et éclaira le fond. La lumière se refléta dans l'eau, très loin. La distance lui parut vertigineuse. Des lianes recouvraient tous les bords du puits puis disparaissaient dans l'eau. Des dizaines de chauves-souris, effrayées par sa lampe, remontèrent à toute vitesse, filèrent à la surface et, piaillant, s'égaillèrent au-dessus de sa tête pour disparaître entre les arbres de la jungle. Il fit remonter le faisceau de la lampe et explora systématiquement les bords du gouffre, déplaçant le halo blanc mètre après mètre. quelque chose arrêta son regard. De l'autre côté du trou, là o˘ la roche apparaissait à nu, il avait vu un relief, que les ombres portées de la lampe-torche avaient souligné. Il fit bouger le faisceau. Une petite volée de marches creusées dans la roche apparut derrière la tenture végétale formée par les lianes.

57.

Sénéchal descendit les premières marches taillées dans le rocher à reculons en s'accrochant à une liane noire. Il avait le nez presque collé à la paroi de granit, son court fusil accroché aux lanières extérieures de son sac à

dos, sur le côté. Il assura chacun de ses pas en se cramponnant fermement à

la liane. Puis il s'arrêta de bouger et respira à fond. Il se reprocha de ne pas avoir gardé le casque muni d'une lampe frontale que lui avait donné

le pilote de l'hélicoptère. Il t‚tonna du pied et trouva la marche suivante, en dessous. Il fléchit la jambe. Sa chaussure ripa brusquement sur la roche humide, il perdit l'équilibre, bascula, saisit la liane des deux mains par réflexe, pivota sur lui-même, son sac à dos heurta la paroi, le choc le propulsant vers le vide. Ses mains glissaient sur la liane luisante, il vit le gouffre noir sous lui, une chauve-souris lui frôla le visage, il entendit le frou-frou rapide de ses ailes et la liane se détacha un peu en craquant.

Son pied droit trouva un appui, il donna un coup de reins en arrière et se retrouva dos à la roche, un pied dans le vide. Il se figea, les yeux écarquillés, en équilibre précaire. Une pierre rebondit sur les parois, en émettant un son caverneux à chaque ricochet. Il entendit sa chute lointaine dans l'eau après un temps qui lui parut interminable. Il réussit enfin, à

petits coups de reins successifs, à poser ses deux pieds sur la marche. Il souffla. Puis la liane à laquelle il se cramponnait se détacha d'un coup sec de la muraille.

Sénéchal tomba en avant. Il se projeta de côté de toutes ses forces et plongea à l'intérieur du rideau de lianes, ses mains griffant l'air.

291

Il avait atterri au bord d'une étroite margelle, penché à mi-corps dans le vide. Le choc lui avait coupé le souffle, et le canon de son arme l'avait frappé durement à la nuque. Il bougea lentement son bras droit, sa paume palpant la paroi numide. Il t‚tonna un instant et sentit une racine noueuse qui sortait du mur. Il la saisit fermement, elle tint bon. Il banda ses muscles et se hissa d'un seul coup en arrière sur son refuge. Il resta allongé un long moment, respirant fort, puis de plus en plus lentement. Sa respiration redevint progressivement régulière. Il était couvert de transpiration. Il s'essuya le visage de la manche, saisit entre deux doigts le pansement trempé et souillé sous son oil, et l'arracha d'un coup sec...

Nom de Dieu, j'ai failli y passer ! Finir là-dedans... Du calme, du calme, mon garçon, tout va bien. Tout va pour le mieux... C'est bien là que tu voulais descendre, non ? qu'est-ce qu'il y a au fond de l'eau ? qu'est-ce que j'ai vu ?... Du calme. Il faut se tirer de là au plus vite... L'hélico.

L'hélico ne sait pas o˘ je suis. Bon, très bien... Tout va pour le mieux.

En route. Allons voir o˘ nous mène cette margelle...

Il avança. Il avait retiré le bandage de son avant-bras, et s'en était servi pour fixer sa lampe-torche au canon de l'arme, projetant le faisceau à quelques mètres devant lui. Il avait essayé quelques instants plus tôt, assis sur la margelle, de contacter l'hélicoptère par radio, en vain.

¿ sa droite, la paroi rocheuse était couverte de champignons et il pouvait apercevoir le gouffre à travers le treillis des lianes, sur sa gauche. La lumière verte qui le baignait semblait avoir encore décru. Sénéchal avait l'impression de marcher sur un pont suspendu. Il fit quelques pas sur l'étroite margelle et vit un tunnel, dans la roche, à droite. Il éteignit sa lampe et attendit que ses yeux s'accoutument à la lumière crépusculaire du gouffre. Il progressa le dos au mur et s'accroupit à l'angle du tunnel.

Il orienta doucement le canon de son arme vers l'intérieur. Il tendit l'oreille et entendit un bruit ténu. De l'eau qui gouttait. Il attendit un peu et alluma la lampe fixée au fusil, puis avança prudemment la tête. Sa torche éclairait le haut d'une grotte. Il fit bouger lentement le canon du De Franchi, l'orientant vers le plafond. De grosses lianes rampaient entre les stalactites et disparaissaient au-dessus de sa tête, sortant du tunnel.

Devant lui, une anfractuosité lui dissimulait l'intérieur de la grotte.

Sénéchal se mit debout, resta une seconde le dos à la paroi et bondit à

l'intérieur de la grotte, l'oil collé au guidon du fusil, le 292

doigt sur la détente, et faillit s'étaler sur le sol mouillé. Il se rattrapa de justesse.

Le faisceau de la lampe éclairait entièrement une petite pièce. Au sol, au centre d'un cercle formé par de courtes stalagmites, se trouvait un bassin naturel. Une eau transparente reflétait le faisceau de la lampe-torche. Une goutte tomba du plafond et créa des cercles sur la surface calme. Un magma noueux de racines noires plongeait dans le bassin. Elles se prolongeaient au-dessus par une énorme brassée de lianes, semblable à un très gros poteau de c‚bles tressés, qui montait vers le plafond. quelque chose brilla dans la lumière. Des objets étaient disposés dans les volutes des racines.

Sénéchal vit cinq longues douilles de balles de carabine. Elles étaient assemblées en un petit paquet par une tresse végétale, deux d'entre elles étaient tordues, et une troisième aplatie. Coincé entre deux racines, à

quelques centimètres du paquet de douilles, se trouvait un morceau de bois à demi carbonisé. Des dents recourbées d'animaux y étaient incrustées, noircies. Un emplacement était vide, là o˘ une dent était sortie du morceau de bois. Sénéchal eut du mal à reconnaître le vestige br˚lé de la crosse d'une arme.

Il avança la main vers le paquet de douilles, hésita, puis n'y toucha pas.

Il jeta un coup d'oil derrière lui, vers l'entrée de la grotte, tendit l'oreille, mais n'entendit que le pépiement ténu des chauves-souris. Il se saisit alors des douilles de cuivre et observa les culots. Il lut dans les cercles brillants ´ 30.06 ª et en plus petit ´ Winchester ª. Les lettres étaient presque effacées. Il reposa délicatement le paquet à sa place. Il se souvint des paroles de La-Belle-Batée : ´... Et leur chef, aux Suripuna, nommé Jaguar, un brave type, avait une belle carabine avec des dents de sanglier incrustées dans la crosse, je l'ai dit au gendarme, d'ailleurs, à

l'hôpital... ª

Sénéchal pensa : Śi ces douilles allaient avec le fusil, elles devraient être noircies. Mais elles ont été nettoyées, astiquées... ª

II les examina de plus près. Il observa de fines rayures sur le cuivre. Il constata que le métal du culot était aminci par endroits. quelqu'un les astiquait régulièrement avec du sable très fin, sinon le cuivre aurait verdi dans cette humidité. Une goutte d'eau lui tomba sur la tête. Il crut entendre un bruit furtif. Il éteignit la torche et sortit de la grotte lentement, en quelques pas, et s'accroupit dans l'angle du mur, le fusil pointé sur la margelle. Personne. Les chauves-souris continuaient de tourner dans le gouffre de leur vol saccadé. La lumière du jour avait encore décliné.

Il pénétra de nouveau dans la petite pièce, alluma la torche et scruta minutieusement les racines. Il ne trouva pas d'autre objet. Il 293

lui sembla alors voir l'eau de la vasque bouger. Il dirigea son arme vers le bassin, mais n'aperçut rien, le reflet sur la surface de l'eau le gênait. Il s'agenouilla entre deux stalagmites, détacha la lampe du fusil, en régla le faisceau, puis il la braqua dans le bassin. Il eut un sursaut et sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

A quelques centimètres de la surface, juste sous son nez, se tenait un énorme animal, d'un blanc incroyable. Un animal qui ne le voyait pas, il était dépourvu d'yeux. Il devait frôler les trois mètres de longueur, et son corps cylindrique et lisse avait la taille d'un petit tonneau. Des grandes branchies rouge vif pareilles à du corail sortaient de chaque côté

de sa tête au museau arrondi. Ses pattes palmées, aussi larges que les mains d'un homme, étaient posées sur la paroi intérieure du bassin. Il bougea un peu, sa crête semblable à une voile transparente ondula. Sénéchal éclaira les profondeurs, sous l'animal. L'eau était limpide. Il distingua des myriades des crevettes translucides qui sortaient de cavités irrégulières percées dans le fond lointain de la grande vasque.

- Nom de Dieu ! Une salamandre géante ! Géante et aveugle... Comment cette bestiole a-t-elle pu arriver là ?

Il projeta le faisceau de sa torche dans tous les recoins du bassin.

- C'est un siphon, ça communique par des trous avec d'autres grottes immergées. La bestiole a d˚ grandir dans cette vasque naturelle et ne peut plus en sortir. Est-ce qu'elle se nourrit toute seule ou bien quelqu'un...

Il faut que je me tire de là...

Comme s'il avait deviné ses pensées, l'animal entrouvrit la bouche, une bouche pareille à une caverne rosé.

Arrivé au pied des marches creusées dans le bord du gouffre, Sénéchal enleva son sac à dos, en sortit ses jumelles et s'allongea sur le bord de la margelle. Le faisceau rectiligne de sa torche perça l'obscurité. Il le braqua sur le fond, au loin, et regarda dans les jumelles. Le halo de lumière formait un cercle parfait sur la surface de l'eau. Ce qu'il aperçut au fond du gouffre lui confirma ce qu'il avait cru entrevoir lorsqu'il était tombé des marches, tout à l'heure.

Il avait gravi les escaliers de pierre avec d'infinies précautions, s'accrochant aux lianes après avoir testé leur résistance. Il était maintenant debout à quelques mètres du bord du gouffre, l'émet-teur-récepteur à la main. Il avait appuyé une dizaine de fois sur le gros bouton de détresse. Le ciel, qu'il entrevit entre les cimes géantes et sombres, avait viré au bleu foncé. Un nuage noir passait 294

lentement. La lumière d'aquarium de la jungle diminuait, les ombres autour de lui se faisaient plus épaisses. Il réfléchit à voix basse...

- qu'est-ce que j'aurais d˚ trouver là-dedans ? C'est un lieu de culte ?

Un refuge ? Il y a eu des survivants. Il y avait quelque chose d'important qui a été enlevé. Il y avait...

Il se figea soudain et émit tout bas un bref juron.

- quel con !

Il alla chercher la courte machette là o˘ il l'avait cachée avant de descendre dans le gouffre, au pied d'une touffe de fougère arborescente.

Puis il se h‚ta de retrouver, en longeant le bord, l'endroit qui devait être situé au-dessus de la grotte.

Un singe hurleur émit son grondement effrayant, tout près.

Un autre lui répondit.

58.

Sénéchal courait à perdre haleine à travers la jungle, son matériel bringuebalant autour de lui. La sueur lui coulait partout sur le corps et son avant-bras lui faisait mal. Les moustiques s'acharnaient sur lui. Les singes hurleurs paraissaient se rapprocher. Ils devaient être toute une bande qui se répondaient de loin en loin à travers les branches géantes des grands arbres. Sénéchal courait car il venait d'entendre, très loin, le sifflement ténu de l'hélicoptère. L'hélicoptère qui arrivait. Il stoppa sa course, et fit un rapide point GPS. C'était la bonne direction. Il s'engouffra tête la première et fusil en avant dans le tunnel végétal qu'il avait emprunté en arrivant.

Il s'arrêta net, le dos courbé, et faillit tomber.

¿ cinq mètres de lui, dans le tunnel, se tenait un homme de petite taille aux cheveux longs, lisses et noirs qui lui retombaient sur les épaules.

L'homme le regardait. Il était uniquement vêtu d'un pagne rouge, et tout son corps était recouvert de peintures compliquées. Il portait un masque, une sorte de loup en écorce qui ne laissait voir que sa bouche et le bas de son visage. Sénéchal ne fit aucun mouvement. L'homme ne le menaçait pas, malgré le grand arc droit et les longues flèches qu'il tenait fermement.

Ses yeux noirs le fixaient sans ciller à travers les trous du masque, et sa bouche avait un pli dur. Son masque était celui d'un félin, jaune tacheté

de noir. Celui du jaguar. quelques courtes plumes bleues, collées au-dessus, dissimulaient son front. Sénéchal affermit ses mains sur le fusil.

Elles transpiraient.

Il approcha lentement son doigt de la détente...

Le choc de cette rencontre lui parut d'autant plus violent qu'il n'avait jamais vu d'homme primitif de sa vie. Il se rendit compte 296

qu'il avait peur et que ses mains tremblaient. Il détailla l'Indien dans la lueur verte du tunnel. Il était mince et extrêmement musclé. Il avait des bracelets de plumes autour des biceps, Sénéchal ne les avait pas remarqués à cause des peintures qui s'entrelaçaient sur la peau. Sur le biceps droit, il distingua un tatouage en forme de bec de toucan. Il observa également que l'homme portait un collier autour du cou. Une dent de sanglier y pendait, ainsi qu'un petit sac d'o˘ dépassait le chargeur écaillé d'une arme à feu.

L'homme bougea un peu, pencha la tête, semblant écouter le flop-flop de l'hélicoptère qui se rapprochait. Sénéchal regarda les pointes luisantes des flèches. L'une d'elles ne brillait pas, et lui sembla comporter des crans. Merde, il va me... Je ne peux quand même pas lui tirer dessus...

qu'est-ce qu'il fait? ´ Les curares amazoniens ne sont pas très douloureux.

ª II faut... Nom de Dieu, il faut-Son doigt trouva la détente et s'y posa.

L'Indien bougea lentement la main qui ne tenait pas l'arc et la monta vers son visage. Il souleva le masque et le plaqua sur le sommet de son cr‚ne.

Sénéchal faillit détourner la tête et fit une grimace d'horreur. L'homme était atrocement br˚lé. Son nez avait fondu, et il ne restait plus qu'une bosse rosé et les deux trous noirs de ce qui avaient été ses narines. Mais le pire était les paupières, qui avaient disparu. Ses globes oculaires apparents semblaient énormes. L'emplacement des sourcils était lisse, une petite touffe de poils noirs avait subsisté sur un côté. Seule une mince membrane de peau, entre le bas du front et la joue, voilait un peu l'oil droit. Le reste avait été ravagé par le feu. L'homme leva encore lentement la main et remit le masque sur son visage. Le bruit de l'hélicoptère s'amplifia. L'Indien tourna carrément le dos à Sénéchal, fit un pas rapide de côté et disparut dans un ténu froissement de feuilles. Le bruit des rotors devint encore plus proche.

Tout cela n'avait duré que quelques secondes, et Sénéchal se demanda s'il n'avait pas rêvé. Il lui sembla que la température avait chuté brutalement, il avait froid. Il resta là, telle une statue. Puis il fit quelques pas et braqua son fusil sur le côté du tunnel de feuillage, là o˘ l'Indien avait disparu. Il ne comprit pas comment il avait pu passer là-dedans, c'était extrêmement dense, et comment il avait pu ne produire que si peu de bruit en s'enfuyant. Il se demanda si l'homme voyait. Pourquoi ses yeux étaient-ils intacts alors que ses paupières... L'hélicoptère passa quelque part au-dessus de sa tête, il entendit le tonnerre sifflant des pales qui se dirigeait vers le point d'hélitreuillage.

Il se mit à courir à toutes jambes.

297

Lorsqu'il y parvint, le soir tombait. H tremblait de peur et de froid. Il essayait de regarder l'hélicoptère dans le ciel, au-dessus de sa tête et en même temps de percer les ombres qui l'entouraient, son fusil replié tendu à

bout de bras. Le casque fluorescent qu'il avait laissé bien au milieu de la trouée avait disparu. Le harnais descendait bien trop lentement, bien trop lentement. Enfin il atterrit au bout du filin, presque devant Sénéchal, glissa sur les feuilles au sol, parcourut quelques mètres et ne bougea plus. L'écoflic se résolut à enlever rapidement son sac à dos, y raccrocha le fusil, renfila le tout et engagea les bras dans le harnais, puis il fit le signe de monter à Lucrèce qui faisait des gestes, là-haut.

Il venait de s'élever de quelques mètres dans les grands arbres lorsqu'il entendit, malgré le bruit des rotors, un sifflement rapide, un ´ pi-wwi-woouf ! ª qui se termina dans son dos ; II sentit un choc dans son sac, un choc qui le fit dévier, au bout de son filin, et il faillit percuter le f˚t d'un arbre. Il se balança et tourna sur lui-même. Les arbres se mirent à

danser dans tous les sens. Soudain le bruit de l'appareil bleu au-dessus de lui s'amplifia dans les aigus et il fut soulevé vers le ciel, les branches des cimes venaient à toute allure à sa rencontre, la trouée au-dessus lui parut minuscule, Sénéchal s'affola, il cria :

- «a ne passera pas, ça ne passera pas I

II passa à une vitesse vertigineuse au-dessus des cimes et se retrouva dans le ciel, accroché tel un hanneton à un fil. Il aperçut l'Ouf du Diable qui portait déjà les couleurs de la nuit. L'hélicoptère baissa le nez et avança d'un bond souple, le filin au-dessus de sa tête se courba et le vent siffla à ses oreilles. Il n'avait pas pris le temps de verrouiller le harnais, il se cramponna de toutes ses forces et évita de regarder en bas, le vent le faisait tournoyer, il leva la tête et vit l'hélicoptère se rapprocher en tournant sur lui-même à une allure folle, puis grandir, grandir, comme s'il lui tombait dessus lentement. Il ferma les yeux. quand il arriva à la portière, il tendit la main, Lucrèce l'attrapa. Il lui criait quelque chose, le bruit du rotor couvrait sa voix. Le petit gros se pencha au-dessus de lui, passa sa main libre derrière le dos de Sénéchal, t‚tonna un instant, il y eut un craquement, il jeta au fond de l'habitacle un objet que l'écoflic ne vit pas, puis il le hissa dans l'appareil.

- On a bien cru que t'étais mort. quand on a vu la flèche atterrir dans ton dos, on a pensé que ça y était !

Il montra les deux morceaux de la flèche cassée. Il en avait brisé

298

l'extrémité pointue, qui avait dépassé de trente centimètres du sac à dos.

La flèche mesurait environ un mètre soixante. Elle avait traversé le sac de part en part. Sénéchal demanda :

- Elle est empoisonnée, à ton avis ?

- Je ne pense pas, répondit le pilote à côté de Sénéchal, le pilote qui faisait foncer l'hélicoptère au maximum des turbines dans le ciel bleu-noir du Surinam, tous feux allumés. C'est une flèche à poissons, regardez la pointe !

Celle-ci, longue d'une vingtaine de centimètres, était faite d'une mince pique souple de bois brun, un ardillon y était taillé de chaque côté, tous les trois centimètres.

- Joli travail, apprécia Sénéchal.

La pointe, amovible, était ajustée dans un tube de roseau clair, dont l'autre partie cassée était munie d'un empennage en plumes légèrement vrillées pour donner de l'effet à la flèche. Des marques de différentes couleurs entouraient la base de l'empennage.

- S'il avait voulu vous tuer, monsieur Sénéchal, il n'aurait pas pris ce matériel, qui n'est pas bien dangereux.

- Vous croyez qu'il a fait exprès de traverser le sac de nylon ? Pour ne pas me blesser ?

- Ces mecs-là, vous savez, sont des sacrés tireurs. Leur survie quotidienne en dépend. «a a d˚ l'amuser de vous voir suspendu et de tirer au vol une flèche à poissons.

- «a ne peut pas être un message ? Le pilote sourit.

- Dans certaines tribus, il s'agit d'un signe de mépris.

- Je suis persuadé qu'il a vu ce que je mettais dans mon sac

- qu'est-ce que c'est ?

Sénéchal se retourna vers Lucrèce et lui demanda de lui passer son sac à

dos. Il le maintint ensuite sur ses genoux, soupira, puis l'ouvrit. Il en sortit des brassées de feuillage qu'il tint fièrement au-dessus de sa tête.

Lucrèce l'observait attentivement, comme s'il pensait qu'il était devenu fou, se pencha sur les feuilles vertes et dit:

- Merde, c'est la plante qui était dans la veste de machin, là, Tru-Hong !

Sénéchal eut un sourire en coin qui tirailla sa coupure sous l'oil

- Tout à fait, Lucrèce, mon ami. C'est la plante femelle ! C'est ça qu'il y avait au point 12 1

59.

La nuit était tombée très vite, l'Ouf du Diable n'était plus qu'une masse sombre et inquiétante qui s'éloignait et Lucrèce avait écouté avec intérêt le récit de Sénéchal. Sénéchal crotté qui avait retiré sa chemise et à qui Lucrèce devait faire un nouveau pansement à l'avant-bras.

Le petit chimiste dit :

- Les squelettes au fond du gouffre, dans l'eau, c'est incroyable ! Mais c'est une preuve contre les assassins de ces pauvres gens. Les survivants ont d˚ les mettre là-dedans. Une sorte de rituel, une forme d'enterrement, ou pour les soustraire aux regards, je ne sais pas. Il se peut que les morts aient été inhumés dans ce gouffre depuis que les Suripuna l'ont découvert. Cette grotte, à mon avis, est un lieu sacré. La môme à l'hôpital n'en a pas parlé parce que ça doit être un interdit. Il s'agit peut-être d'un sanctuaire que seuls les guerriers adultes avaient le droit d'approcher. Il fallait probablement un rite d'initiation. quand on pense à ce pauvre homme sans paupières... Tu crois que ses yeux étaient intacts ? En tout cas, t'as eu de la chance de revenir vivant. Si je comprends bien, ta plante femelle plonge ses racines dans l'eau de la vasque o˘ vit ta bestiole blanche. Puis elle grimpe au plafond, sort de la grotte et s'enracine aux bords du gouffre pour grimper encore au-dessus, dans la jungle, là o˘ tu en as coupé à la machette ?

- Parfaitement correct. «a a l'air de te rendre songeur ?

- ¿ mon sens, c'est le contraire : la plante traverse le toit de la grotte. Ses racines ont d˚ traverser la roche et trouver tout naturellement la vasque en dessous, la vasque remplie d'eau avec sa composition chimique favorable, des sels minéraux apportés par

300

les roches que l'eau traverse. Ce système écologique me fait penser à la grotte roumaine de Movile, et à celle de Fiume Coperto. Ces grottes ont de nombreux points communs...

- Tu m'expliques ?

- Hunhun... On a mis récemment au jour au centre de l'Italie, dans un bled nommé Fiume Coperto, une grotte dans laquelle vivaient une trentaine d'animaux différents, dont quatre étaient inconnus à ce jour : deux pseudo-scorpions, un scarabée et un crustacé aquatique. En Roumanie, sous Ceaucescu, on avait découvert une grotte presque semblable, avec sa faune incroyable, des tas d'animaux aveugles.

- Et alors ?

- Ce qui est intéressant, c'est que normalement la seule source d'énergie disponible dans les grottes est la matière organique apportée avec l'eau qui descend à travers le sol par gravité, ou véhiculée par des animaux comme les chauves-souris, les rongeurs et les moustiques. Notre plante trouve s˚rement là des éléments minéraux qui lui conviennent parfaitement.

Elle doit cependant être à la lumière pour fabriquer sa propre matière par photosynthèse, une réaction chimique complexe qui utilise la lumière et le gaz carbonique de l'air. Il se peut que ta salamandre aveugle et d'une taille exceptionnelle participe d'une certaine manière à la nutrition de la plante. Et qu'elle en tire un profit elle-même... Une association, en somme. Comment ? Je n'en sais trop rien. Dommage que t'aies pas pensé à

rapporter un peu d'eau de ce siphon-Cette plante ne peut pas être unique au monde. Elle fabrique des plants m‚les qui doivent se servir des insectes ou des animaux pour transporter leur semence vers les femelles. Mais que deviennent les plants femelles ? Ils meurent faute de trouver les bonnes conditions de développement ? Un milieu favorable ?

Le petit chimiste ferma les yeux, comme s'il réfléchissait intensément.

Une seconde plus tard, il était profondément endormi.

Edouardo leur raconta ce qu'ils avaient découvert au village akha. Les soldats avaient percé à la machette un tunnel parallèle dans la végétation, afin d'accéder au jardin secret. Là, ils avaient trouvé les tablettes de culture et l'ombrière noire au milieu. Les plantes étaient évidemment parties. Ils avaient également découvert les journaux dans des sacs sous la tablette, ainsi qu'une cantine métallique renfermant le kit complet du parfait jardinier. Des chiens spécialisés avaient reniflé un sac plastique contenant encore deux mines Claymore non amorcées. On avait fini par faire 301

sauter de loin celles qui étaient restées dans le sentier. L'appareil photo de Lucrèce avait été retrouvé également. Un excellent cliché avait été

sélectionné dans sa petite mémoire électronique : on avait bien aimé le dernier qui montrait des brins d'herbe en gros plan et, derrière, le toit lointain des cabanes, avec le bout du canon du fusil de Sénéchal orienté

vers elles. Mais on avait largement préféré celle o˘ l'on voyait d'un peu loin deux grands Noirs devant le perron d'une case sur pilotis. On avait fait agrandir l'image. Le milieu de la photo était occupé par les dos d'Edouardo et de Sénéchal, mais, presque dans l'angle gauche, on distinguait bien les deux types. L'un portait un sonotone et l'autre avait des grenades sur le devant de sa veste de combat. Ils avaient tous deux l'air surpris et portaient la main à leurs revolvers. Lucrèce jura qu'il ne les avait pas vus dans le viseur de son appareil, qu'il photographiait uniquement les cabanes. Edouardo se frottait les mains en expliquant que les clichés permettraient peut-être d'identifier le mec avec ses grenades en plastique, et avait souligné qu'on avait retrouvé le Magnum de l'homme aux grenades parmi les débris de ce qui restait de son propriétaire.

L'arme, bien que légèrement déformée par l'explosion, portait les mêmes numéros de série que celle de Sonotone, elle avait des parures de crosse en bois de cerf. C'était une arme de fabrication américaine.

60.

Des papillons pareils à des lambeaux de feutre gris percutaient la grosse lampe-tempête accrochée au plafond de la cabane, se grillaient les ailes et tombaient à intervalles réguliers comme de petites toupies vivantes sur la table en bois, au milieu des cartes à jouer. Un poing noir tenant un brelan d'as s'abattit sur un des insectes. L'un des pêcheurs assis autour de la table émit un rire bref, étala ses propres cartes et avala quasiment dans le même mouvement un minuscule verre de rhum, basculant la tête en arrière.

Puis il passa la bouteille à ses compagnons. Par la porte ouverte sur le crépuscule, on entendait le bruit continu de la rivière. Sur le perron, dans des hamacs suspendus entre des poteaux, deux hommes dormaient profondément, leurs chapeaux de paille rabattus sur le visage. Posés le long de la paroi de planches, à côté d'eux, des moteurs de pirogue rouilles achevaient dans l'oubli leur vie mécanique.

Dans un recoin sombre de l'assemblage vaguement rectangulaire de planches et de tôles ondulées rouillées qui servait de relais aux pêcheurs, assis à

une autre table, un petit homme mal rasé s'enfournait dans la bouche de larges fourchettées de poisson bouilli et de manioc qui trempaient dans une sauce violente au piment, ne s'arrêtant de piocher dans son assiette que pour s'octroyer de généreuses rasades de vin. Ses voisins les joueurs riaient bruyamment en abattant leurs cartes. Personne ne s'occupait de lui.

Personne ne semblait le voir. quand il eut terminé son repas, il prit l'assiette à deux mains, la porta à sa bouche et but la sauce jusqu'à la dernière goutte. Il poussa un soupir d'aise, se torcha les lèvres de la manche et émit un rot furtif. Ses petits yeux se fixèrent ensuite un bon moment sur un cafard qui arpentait le montant de 303

sa table, Tes antennes agitées d'un mouvement continu. Puis il parut revenir à la réalité et fit un signe discret à la grosse femme qui fumait une cigarette derrière son bar. Elle sembla un instant ne pas le voir, la paupière lourde, puis elle cueillit avec paresse une bouteille de rhum sur le comptoir crasseux et vint le servir d'un pas pesant. Elle posa la bouteille sur la table. Le petit homme la fit s'approcher du geste, le doigt en crochet. La femme se pencha vers lui. Il chuchota quelque chose, prit un long sac de jute posé sous la table entre ses pieds, l'ouvrit à

gestes précis, en jetant des coups d'oil à ses voisins, toujours occupés à

leur jeu. La femme l'observait sans bouger un muscle du visage. Elle vit sortir du sac le canon d'une carabine de chasse à répétition qui brilla dans l'ombre.

L'arme tout entière apparut. La femme fit la moue, mit sa large patte sur la table et demanda :

- Combien ?

Le petit homme chuchota un chiffre. La femme éclata de rire, ce qui fit tourner toutes les têtes. Un gaillard en tricot de corps, au torse comme un tonneau brun-noir et aux biceps luisants, s'arrêta de jouer, posa ses cartes et se leva lentement. Il fit le tour de la grande table de bois et vint s'enquérir de l'objet de la transaction. Il demanda poliment à voir l'arme. Le petit homme hésita, se passa la langue sur les lèvres et lui tendit la carabine à contrecour. Le grand type la soupesa, fit jouer le levier d'armement sous le regard curieux de ses compagnons, épaula en visant le ciel noir par la porte ouverte, fit une grimace de connaisseur, déclara que c'était une bien belle carabine puis la reposa délicatement sur la table.

Le petit homme parut soulagé. Il sourit et répéta son prix. Le gaillard au torse en tonneau regarda ses compagnons, puis la grosse femme, et lança :

- Chopez-le, les gars !

Puis, d'un geste incroyablement vif, il saisit la carabine sur la table et mit le petit homme enjoué.

- Bouge surtout pas, montre bien tes pattes !

Le petit homme écarquilla les yeux, faillit choir de sa chaise et leva les mains en tremblant. Les joueurs sourirent et reprirent leur partie. L'un d'eux demanda à la grosse femme, en tiraillant sur un cigarillo m‚chonné :

- Va donc nous chercher une corde un peu solide, Amélia, s'il te plaît.

Sur le perron, les hommes dans leurs hamacs se jetèrent un 304

coup d'oeil dans l'ombre, rabattirent leurs chapeaux sur leurs visages et se rendormirent avec un bel ensemble.

Dans la camionnette bleue de la gendarmerie, Edouardo était assis à côté du chauffeur, un gendarme taciturne au poil ras. Sénéchal et Euloge, à

l'arrière, regardaient le petit homme au visage étroit qui dormait sur le siège en face, sa tête dodelinant au rythme des chaos de la route. Son chapeau de paille était posé sur le siège devant lui. Les menottes à ses poignets ne semblaient pas le gêner.

Euloge le toisait d'un air méprisant.

- «a, un chasseur ? Un coureur des bois, oui... Vous aviez raison, m'sieur Sénéchal, avec votre argent j'ai fait une bonne pêche. Même s'il n'est pas bien gros, mon poisson, assis.

- Expliquez-moi, s'il vous plaît, demanda Edouardo. Sénéchal dit :

- Les pêcheurs n'aiment pas balancer aux flics des gens en fuite. Mais un petit billet par-ci par-là peut arranger bien des choses. J'ai prêté à

Monsieur Euloge ici présent une montre GPS, des tirages sur imprimante de la photo retouchée de notre horticulteur que vous aviez eu l'obligeance de nous montrer, mon cher Edouardo, et que j'avais rephotographiée.

- Pourquoi retouchée ?

- J'ai supprimé Wandervansen et tous les passagers de l'aéroport. Supprimer est une façon de parler, bien s˚r. Et j'ai également donné de l'argent à

Monsieur Euloge pour qu'il en distribue le long de la rivière, qui n'est pas immense, comme je l'avais vu sur la carte. J'avais parié que notre jardinier ici présent se planquerait deux-trois jours dans les bois et attendrait que tout ce bordel se tasse. J'avais parié également qu'il n'avait pas prévu qu'autant de monde lui tomberait sur les bretelles dans son jardin secret. Il n'avait prévu que ses Claymore d'occasion pour piéger l'entrée. Il était pressé de se tirer et n'avait pas de provisions. Il pouvait bien s˚r chasser dans le coin et ça aurait pu durer... Mais ça n'a pas été le cas. Monsieur Euloge, que tout le monde connaît et à qui tout le monde fait confiance, a donc battu le rappel de tous les pêcheurs de la rivière, distribué un peu de liquide, fait passer le mot dans tous les endroits o˘ on peut manger, boire et dormir sur la rivière, ils ne sont pas légion, et essayé de repérer le type, qui ne pouvait s'enfuir que par l'eau, en amont ou en aval. J'ai pensé que notre botaniste essaierait de remonter vers la ville. Il ne pouvait pas se terrer cent sept ans dans la jungle... Après tout, il ne savait pas qu'il était également poursuivi par des flics, il ne savait pas

305

qu'Edouardo avait son portrait, et il était persuadé que ses ennemis étaient partis en fumée au rythme des explosions de mines, de grenades et des coups de flingue, et qu'ils s'étaient entretués.

- Il n'était pas loin de la vérité !

- De plus, il pensait avoir de quoi négocier sa vie s'il rencontrait Sonotont ou ses copains, car il a planqué de nouveau les petites plantes, le bougre, sa petite assurance comme il l'a expliqué à Monsieur Euloge.

Nous on s'en fout, on en a, maintenant, des petites plantes, et des plus belles que lui...

- Comment est-ce que vous l'avez attrapé ? demanda Lucrèce.

- Notre type s'est fait repérer... Assez loin sur la rivière, en train d'essayer de négocier son fusil contre une remontée en pirogue vers la ville, et de quoi bouffer.

Sénéchal sourit.

- Ce que je n'avais pas prévu, c'est que Monsieur Euloge, au lieu de suivre le petit mec et de relever des coordonnées GPS de là o˘ il se trouvait, même en pleine jungle, le serrerait lui-même avec ses copains, le ficellerait et nous l'apporterait tout chaud tout rôti dans le bec.

Il se tourna vers Euloge.

- Il ne vous resterait pas un peu de mon bel argent, par hasard, cher monsieur Euloge ?

Le pêcheur lui fit un grand sourire.

- Hélas ! La vie est très chère sur la rivière, monsieur Sénéchal...

61.

Edouardo, muni d'un enregistreur bien planqué, eut une conversation privée avec Sonotone, dans sa cellule.

Sonotone, qui continuait à l'appeler ńeuf millimètres ª, s'était fait extraire les plombs de chasse des fesses, et il était allongé sur le ventre dans un étroit lit de fer. Edouardo lui rappela qu'il allait s'en prendre pour trente ans pour avoir tiré au gros calibre sur lui et ses potes au cours d'un rapide échange de points de vue dans un village akha abandonné.

Et qu'en plus le poinçon à manche de bois avec lequel il s'était proposé de jouer le même jour avec lui ressemblait étrangement au rayon de mob' qu'on avait trouvé il y avait pas si longtemps dans le cour d'un jeune mec mort en ville.

C'était bien ennuyeux, mais heureusement lui, Edouardo neuf millimètres, avait le pouvoir d'arranger bien des choses, n'étant pas un flic comme on les conçoit classiquement dans l'univers des Sonotone et de leurs proches.

Il palabra encore un peu, fit bien rire Sonotone et lui posa trois questions de confiance, à savoir : pourquoi il avait tué ce type en ville ?

pourquoi il voulait buter le petit bonhomme aux plantes vertes ? pourquoi il affectionnait tant le Magnum 357 à parure de crosse en bois de cerf ?

Le grand Noir exigea qu'on lui apporte son sonotone, cela afin de pouvoir écouter les conseils avisés des dieux, ce qui fut fait à la demande d'Edouardo.

De nouveau équipé, il se lança dans une grande envolée sur la vie qui était hydraulique des fois, et des fois pas tellement. Edouardo le recadra et Sonotone répondit d'abord à la dernière question. Il expliqua qu'il appartenait à une charmante coterie appelée ´ Brigades de la jungle ª, une sorte de club très fermé dont les meilleurs éléments se voyaient offrir ce type d'objet déli-307

catement ciselé, de calibre 357, par Tonton lui-même (son vrai nom, à

Tonton, était Wandervansen) lors de brèves mais émouvantes cérémonies.

Tonton était une sorte de mécène pour leur joyeuse bande, qui avait reçu pour mission la protection de ses intérêts miniers et autres, de préférence à coups de flingue, dans un pays frontalier appelle Surinam. quant à

Sonotone, il était de souche brésilienne et il se baladait partout, les frontières n'étant pas réellement étanches. Il estimait que son don naturel pour les langues aurait d˚ lui ouvrir les portes des plus grandes universités, mais les dieux lui avaient conseillé de faire carrière chez Tonton, c'était plus s˚r. ¿ ce propos, souligna-t-il, Tonton junior (hé

oui, Tonton avait un fils, un beau grand gaillard un peu froid mais humain au fond de lui-même) lui avait demandé de se rendre en Guyane française, de repérer le petit mec dont on lui avait donné la photo, de trouver sa planque, de le buter loin des habitations et de rapporter des petites plantes dont on lui avait également montré des photos, avec un journal devant. Point.

¿ la première question (qu'Edouardo dut reformuler car il ne s'en souvenait plus), Sonotone expliqua que l'assassinat du jeune en ville en plein jour, eh bien, il s'agissait encore d'une commande, mais de Tonton lui-même, cette fois, qui voulait ´ frapper les esprits à Cayenne ª. Le jeune qu'il avait poinçonné, lui Sonotone, vendait de la came...

De la bonne. Magique.

¿ ce moment de sa confession, Sonotone s'arrêta de parler, les yeux fixés au plafond. Edouardo lui enjoignit doucement de préciser, si cela ne l'ennuyait pas trop, ce qu'il venait de dire. Sonotone redémarra et expliqua qu'il en avait lui-même touché, de cette merveille magique.

Il fallait qu'Edouardo neuf millimètres sache qu'avant que les dieux ne lui chuchotent à l'oreille, Sonotone avait mené une vie un tantinet dissolue et se poudrait le nez chaque matin à la coke dès le réveil, puis s'envoyait dans la journée des tas de trucs marrants dans le cornet. Il avait acheté

de la came à ce mec-là. Une sorte de liquide brun.

quand on en avait bu, on voyait des animaux, on était des animaux, on se promenait la nuit dans la jungle, on y voyait comme le jour, on volait dans le corps d'un oiseau, d'une chauve-souris, on rencontrait les dieux de la forêt, on était un jaguar, on sentait tout bien mieux, on ressentait on voyait et on sentait des choses grandioses qu'Edouardo ne pouvait pas comprendre sans y avoir t‚té, de cette came. Le problème, ou le bienfait, ou l'étrange de la

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chose était que quand on y avait t‚té, même une seule fois, on n'avait plus besoin de coke, de crack ou de conneries comme ça. On était désin...

désintosquiqué, un truc comme ça... Tu vois, neuf millimètres ?

Edouardo voyait un peu.

Sonotone ajouta que cette super-came on n'y était pas accro non plus, le corps il la demandait pas. Il demandait plus rien d'ailleurs, ni fumette, ni poudre, ni rien... On était bien.

Si Edouardo se rendait compte de la grandeur du prodige, lui, Sonotone se proposait de témoigner devant le monde entier que c'était bien là la preuve que la vie était ce qu'on pouvait appeler hydraulique, en somme.

Au bout d'une pause silencieuse, Sonotone raconta qu'à partir du moment o˘

il avait touché cette came, les dieux avaient commencé à lui chuchoter à

l'oreille et qu'il les entendait encore mieux depuis qu'il avait acquis cet instrument amplificateur avec des nouds sacrés qu'il avait faits lui-même au bout.

Edouardo, qui se pinçait la base du nez entre le pouce et l'index, fit remarquer à Sonotone que le p'tit gars qu'il avait refroidi au rayon de mob' avait de la poudre bien normale bien d'chez nous dans le pif et qu'il avait pas d˚ en consommer des litres lui-même, de cette super-came anticame. Sonotone admit que c'était bien possible. Il se rappela que le gamin qui en vendait ne pouvait pas en avoir beaucoup, elle était très chère et réservée à des consommateurs avertis comme lui.

Edouardo arriva au point qui l'intéressait tout particulièrement. Il pesa ses mots. Il dit lentement qu'on murmurait en ville que le type qu'il avait poinçonné, le petit dealer, était une balance des flics, mais à l'envers, comme qui dirait. qu'il payait un ou peut-être plusieurs flics pour connaître le moment o˘ ils allaient descendre chez les grossistes et les vendeurs, et que sa mort prématurée, à ce garçon qui rendait tant de services, avait jeté un grand désarroi au sein de la profession.

Sonotone avait éclaté de rire et affirmé que ces faits étaient connus de lui, et qu'il allait se faire le plaisir de lui balancer gratuitement une info.

- Le petit gars que j'ai poinçonné se barrait régulièrement faire de la pêche sous-marine... Camé jusqu'au trognon, mais sportif. Il prenait son matériel et se barrait en mer avec ses palmes et des bouteilles. Y avait une boîte aux lettres sous-marine, loin des yeux, à dix mètres de profondeur. Le flicard informateur plongeait lui aussi. Il avait une sorte de tube étanche dans lequel il planquait les infos, que le gamin avait ordre de balancer au feu après les

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avoir lues. Le mec mettait son tube à infos dans un trou de rocher sous l'eau, à une heure fixée, et le gamin passait un gros paquet de biftons au mec dans un tube tout pareil qu'il posait dans un trou d'un autre rocher, en dessous, quelques heures plus tard. Et ciao ! Tout le monde était content, le bizness pouvait continuer à rouler et à rouler encore... Le gamin, il ne l'a jamais vu, le mec, il n'a jamais su qui c'était.

Le môme avait été approché par un intermédiaire qui avait conclu l'affaire pour eux.

- Comment tu sais tout ça ? demanda Edouardo Sonotone rigoi \ de bon cour.

- Neuf millimètres, mon cher ami... Tonton m'a envoyé ici pour savoir à

qui le gamin avait vendu sa super-came, et tout ça. Voulait tout savoir sur la super-came, Tonton. J'ai acheté plein de came normale au môme, je l'ai amadoué, on a picolé, on a sniffé ensemble, il s'en est collé des wagons dans le portrait et je l'ai fait causer. De tout, de rien. Tiens, je peux même te dire que le mec qui lui fournissait la super-came, il s'appellait Amphi, un truc du genre... «a vaut de l'or, tout ça, tu trouves pas, neuf millimètres ? Tu crois pas que tu devrais pas trop me charger devant le tribunal ?

- Amphi ? Comme amphibie ? Amphithé‚tre ?

- Si tu veux, neuf millimètres, mon ami... Tu sais, ça ne m'a pas fait plaisir de le buter, le gamin, mais Tonton, c'est Tonton. T'es un peu p‚le, neuf millimètres, à quoi tu penses ?

Edouardo pensait en cet instant à Edmée-aujoli-cul. ¿ Edmée et son mari amateur de plongée.

62.

Sénéchal s'était bien amusé en écoutant l'enregistrement de la conversation d'Edouardo avec Sonotone. Il avait lui-même passé trois très bonnes heures de détente avec le petit botaniste, qui était pour l'instant vaguement inculpé de détention illégale de matériel de guerre, détention résultant d'un trafic illicite, mais Edouardo était en train de le charger de mille autres méfaits, le nez plongé dans le code pénal.

Le petit botaniste, qui l'ignorait, avait montré fièrement à Sénéchal son gri-gri en dent de caÔman que des Indiens lui avaient retiré de la jambe.

Sénéchal l'avait trouvé parfaitement cinglé lui aussi, avec son chamane imaginaire qui le poursuivait dans la forêt en permanence.

63.

- Voici ma théorie, dit Sénéchal, en allongeant sa grande carcasse dans le fauteuil en rotin, qui grinça sous son poids. Voici ma théorie, et je souhaiterais vous la soumettre, messieurs.

Il rangea ses lunettes demi-lunes dans sa poche de poitrine et s'éventa mollement avec une nappe de restaurant couverte de sa large écriture. Le mouvement d'air fit détaler un petit gecko sur le mur derrière lui.

Les trois hommes étaient assis autour d'une table, sur la véranda ouverte qui donnait sur le jardin détrempé de l'hôtel. Les averses s'étaient succédé toute la nuit, et l'air déjà chaud était saturé d'humidité. Devant eux, dans les bougainvillées recouvrant l'encorbellement de la balustrade, des oiseaux-mouches aux reflets métalliques exploraient méthodiquement les fleurs rouge violacé de leur bec effilé. Lucrèce, le visage fripé, remplissait une nouvelle tasse de café sorti d'une thermos fumante. Il demanda :

- Une théorie ou des spéculations matinales ?

- Je vous écoute, allez-y, dit Edouardo, le cheveu en bataille.

Il tendit sa tasse vide à Lucrèce. Sénéchal croisa ses grandes mains sur son ventre, regarda le plafond et étouffa un b‚illement.

- Il était une fois une puissante famille hollandaise qui s'était mise sur le tard à la production de came à grande échelle. J'ai bien s˚r nommé

Tonton Wandervansen et son rejeton au physique avenant de prince des ténèbres. Il était aussi une fois un puissant cha-mane suripuna qui avait mis au point une petite mixture détonante à base d'une plante qui vivait dans un endroit très particulier, au pied d'une haute montagne, dans une grotte, avec un animal de compagnie un peu particulier lui aussi.

Le chamane avait fabriqué une drogue permettant de se transformer en animal et de côtoyer les dieux, du moins durant les hallucinations provoquées par les substances extraites de la plante. Cette mixture était à l'origine destinée aux cérémonies rituelles et autres manifestations de culte, c'est ce que pense Lou, à qui j'ai téléphoné. Il s'avérera plus tard que cette drogue est également un médicament, un puissant antidote à toute la camelote que vend, entre autres, la famille hollandaise, à savoir de l'extrait de pavot et d'arbre à coca, autres végétaux mieux connus. Et, apparemment, un puissant antidote contre de nombreuses autres drogues. Ce qui va être la cause de grands malheurs... Il était une fois un biopirate nommé Jean-Philippe Tru-Hong, diminutif du prénom : Jean-Phi, et non pas Ámphi ª comme dit ce brave Sonotone. Un biopirate qui avait fait semblant de copiner avec les Indiens, dont le chamane suripuna surdoué et son apprenti.

- Son élève, plutôt. Continue !

- Merci. Il était une fois un petit coureur des bois sans trop de boulot et camé jusqu'aux yeux qui bossait un peu pour le premier venu, un chapeau de paille vissé sur la tête. «a, ce n'est pas une théorie... Il bossait de temps en temps pour Jean-Philippe qui l'emmenait parfois lors de ses escapades dans la jungle, car Botaniste connaît assez bien la forêt. Il servait d'éclaireur, en somme, au biopirate. Nos amis indiens suripuna étaient accueillants pour les rares visiteurs. Trop. «a les a tués. Leurs visiteurs, appelons-les Janfi et Botaniste, ces deux lascars, ont le droit de go˚ter les produits du terroir quand ils viennent dire un petit bonjour.

Mais pas d'en emporter, car Chef Jaguar, selon la gamine suripuna, était très jugulairejugulaire sur ce genre de chose. Janfi, qui a un vrai travail tout ce qu'il y a de peinard à la base de Kourou, réussit tout de même à se procurer de cette drogue, je ne sais comment, en en volant au chamane ou gr

‚ce à des complicités dans la tribu. Mais il n'a pas le droit, j'en suis certain, de descendre dans la petite salle sacrée, s'il connaît son existence, et ignore donc que la plante convoitée a besoin d'une nutrition très spéciale, et peut-être aussi d'avoir une copine aquatique et aveugle pour vivre. Il ignore tout autant qu'elle est bourrée de mercure. Il en rapportera toutefois un plant m‚le à trois feuilles ainsi que quatre graines, qu'on retrouvera plus tard dans la doublure de sa veste.

- Et qui auront été la cause de sa perte.

- Il y a de grandes chances... Voici donc, pour l'instant, Janfi possesseur d'un peu de la préparation du chamane. Préparation élaborée à

partir de la plante m‚le, ce qui est très important... Car, à l'inverse du chanvre indien, que vous connaissez, messieurs, dans cette espèce végétale c'est le papa plante, si je puis dire, qui

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contient les molécules actives permettant de rêver qu'on se transforme en jaguar, et qu'on se balade la nuit dans la jungle la main dans la main avec les dieux... La grande plante femelle du gouffre ne contient pas la drogue, elle assure la reproduction de l'espèce. Janfi, en bon biopirate, sait bien s˚r tout cela. Mais il ne sait pas que l'existence de la femelle, et donc l'existence de l'espèce, dépend d'un système écologique rare. Peut-être rarissime.

- Le mécanisme de reproduction de certains végétaux peut être très complexe, les orchidées par exemple...

- Merci, Lucrèce, merci. Les m‚les de cette plante-ci, pour le peu qu'on en sache, n'ont pas besoin, eux, d'un milieu particulier pour s'épanouir, puisque même petit Botaniste, qui est très bête, a réussi à en faire pousser dans des pots.

´Janfi a en ville un pote qui fait de la plongée et vend de la came. Il lui propose de tester la drogue suripuna à Cayenne. Le pote commence à en fourguer... Et s'aperçoit que ses clients décrochent des produits qu'il commercialise d'ordinaire, et redemandent très vite de la potion magique.

Notre dealer comprend que cette substance représente un gros marché

potentiel, mais il y voit aussi une belle occasion de faire d'une pierre deux coups. Car cette came anticame est également une arme économique... Il décide donc d'aller en vendre dans le secteur concurrent, de casser le marché des mecs d'en face, au Surinam, et d'y faire de nouveaux adeptes.

Pas de chance, les dealers de l'autre côté du Maroni bossent maintenant sous contrôle des Wandervansen, ce que notre petit pote ne sait pas. Tonton Wandervansen se f‚che tout rouge en apprenant, par ses marchands, que cette came nouvelle étrangle son petit commerce. Les chiffres sont éloquents, les courbes des ventes s'effondrent. Tonton veut la peau du vendeur. Et il veut surtout apprendre d'o˘ ça vient, cette saleté.

´ Botaniste, qui était bon client des dealers de Tonton avant de toucher à

la super-came, le sait, lui.

´Junior Wandervansen, qui est plus moderne que son géniteur, a connaissance des problèmes de l'entreprise familiale avec cette nouvelle mixture arrivée en ville. Mais lui, il réfléchit. Il pige vite l'intérêt économique de la super-came magique. Il veut s'en procurer, car il a une idée derrière la tête : exactement la même que celle du gamin qui aime la plongée. C'est-à-dire torpiller la concurrence, mais à une bien plus grande échelle, et se fabriquer un marché captif. Le gamin a eu un malencontreux accident de rayon de mobylette. Alors Junior fait passer le message par ses revendeurs. Il ne parle pas de ses démarches à son père, car il sait que le vieux va encore piquer une crise s'il a connaissance de l'affaire.

Botaniste, qui traîne souvent à Saint-Laurent-du-Maroni à la recherche de petits boulots, apprend par des types qui campent dans les bars la quête de Junior. Il a entendu parler des Wandervansen du Surinam, de leur réputation de tueurs, on lui a décrit Junior et son physique de cinéma. Il a peur, mais il tente le coup. Il a repéré, lors de ses visites avec Janfi le biopirate, quelle plante utilise le chamane pour fabriquer la drogue. Il voit là une occasion de se faire de l'argent facile. Il ne dit mot à

personne et repart en piquer chez les Suripuna. Au retour, il se fait bouffer un mollet par un caÔman peu regardant, prend contact avec Junior Wandervansen, dit qu'il est vendeur de ce qu'il cherche... Il explique que la drogue est issue d'une plante, comme le pavot ou la coca - il ne dit pas qui la fabrique, évidemment. Lui-même possède de la base toute fraîche, de la plante en pots. quelle chance, non ? Il fait miroiter à Junior le fait qu'ils ont, eux les Hollandais, dans leurs entreprises modèles de la jungle, des chimistes payés une fortune pour fabriquer des stupéfiants de qualité à partir de plantes, et que ça sera pas trop dur de trouver l'accommodement de la tambouille, et donc...

- Pierre, je t'arrête tout de suite, le mot tambouille n'est pas vraiment adapté. Les principes actifs...

- Laissez-le parler, grogna Edouardo.

- Merci, monsieur Edouardo. Je profite de cette grossière interruption pour vous instruire du fait que la négociation Bota-nistejunior s'est passée par des intermédiaires et par le téléphone, avec un système de codes. Poursuivons... Botaniste est allé chez les Indiens chercher de jeunes pieds m‚les, bourrés dt came et ae mercure, et s'est débrouillé pour obtenir également un échantillon du pied femelle, près du gouffre Cela pour l'avenir. Mais lui non plus ne connaît pas l'environnement particulier de la plante femelle... Pas plus que Janfi il ne connaît la petite salle sacrée. Tout ce qu'il sait, c'est que la plante est sexuée.

- Pure supputation, Pierre !

- Je ne crois pas. Je dois reconnaître, après avoir bavardé avec lui, que ce petit bonhomme s'y connaît en jardinage. En tout cas, il ne rapporte pas de graines du gouffre, tout bêtement parce que ce n'est plus la saison de la fructification. Il revient donc en Guyane française avec son matériel végétal, l'installe dans son jardin secret du village akha et part attendre les négociateurs à l'aéroport. Surprise ! Junior Wandervansen himself se pointe. Botaniste comprend que si Dracula se déplace, c'est que cette affaire l'inté-314

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resse au plus haut point, et donc qu'il y a du gros fric enjeu. Alors il négocie serré avec ce type qui lui fait très peur. Il sent que s'il lui file les plantes tout de suite, il se fera buter et n'aura pas un fifrelin, ou l'inverse. Il propose alors le contrat suivant : ´ Mon joli vampire, tes p'tites plantes, je vais te les faire pousser moi-même. Je te prouverai qu'elles croissent et embellissent en ‚ge et en sagesse par des photographies que j'enverrai régulièrement, avec le journal du jour sur la photo comme preuve de leur belle santé. Tu auras tes plantes bien juteuses dans quelques semaines, les six kilos de matière première dont tu as besoin pour que tes chimistes étudient la chose, mais je veux être payé

régulièrement de mon travail de jardinier. Ensuite, je veux le gros paquet de fric. Alors, seulement je te dirai o˘ je les planque, les arbres à came que tu auras vus en photo.

´Dracula n'a pas le choix. Car Botaniste, pédagogue, lui explique qu'il y a une maman et un papa chez cette plante, qui font des fils ou des filles. Et qu'il a rapporté les deux du fond de la jungle. Si on ne possède qu'un représentant des deux sexes, on ne peut pas la reproduire, ce n'est même pas la peine d'essayer de la bouturer ou autre. Il ajoute qu'il sait o˘

pousse une grande femelle, dans un endroit secret, mais qu'il le révélera pas maintenant, garantie supplémentaire pour lui. quant à sa propre plante femelle, il ne la vend pas, pas tout de suite. Car c'est ça, sa vraie petite assurance.

- Ouais. Une assurance complémentaire. Gonflé, le botaniste, quand on connaît le curriculum de Junior, apprécia Edouardo.

- Malheureusement, ou heureusement, sa plante a crevé, tout comme celles que j'ai rapportées du gouffre... J'ai confié les branchages que j'avais dans mon sac à un labo de Cayenne, ils ont essayé des tas de trucs : hormones végétales, bouturage, culture cellulaire. Rien n'a marché. Sans doute à cause du mercure qu'il contient en forte quantité. J'ai téléphoné

également au labo de métropole à qui on avait confié les quatre graines trouvées sur Tru-Hong, ils n'ont obtenu que des plants m‚les, mais évidemment stériles. Pourquoi n'ont-ils pas obtenu des plants femelles à

partir des graines ? Mystère. Simple malchance, peut-être...

- En somme, le poison minéral, le mercure, est en train de tuer ce poison végétal. Et le plant m‚le qui accompagnait les graines, il a donné quelque chose ?

- Oui. Les types de métropole ont réussi à le sauver, mais il est lui aussi stérile, évidemment. En tout cas, ça permettra, j'espère, d'obtenir un peu de śubstance magique. Il est trop tôt pour le savoir.

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Sénéchal se leva de son fauteuil et se dirigea d'un pas pesant vers la balustrade de la véranda. Il parut s'intéresser un instant au ballet des oiseaux-mouches et dit un peu rêveusement :

- Ces piafs sont vraiment curieux.

- Ils ne sont pas comestibles, Pierre. Veux-tu bien continuer ?

- Certes. Revenons à Janfi. Janfi le biopirate, le mercenaire moderne à la solde des labos industriels qui envoient des types comme lui piller les recettes des guérisseurs indigènes. Le but est d'en fabriquer des médicaments, des parfums, des insecticides, que sais-je encore. Une fois qu'ils ont la plante, ces braves gens la clonent, parfois brevettent ses principes actifs. D'autres fois ils réussissent à en synthétiser les molécules intéressantes. Ils ne paient pas un sou aux Indiens ou autres qu'ils ont pillé, en outre ils s'épargnent les royalties aux gouvernements et la récolte co˚teuse dans le pays o˘ elle se développe. Il y a des milliards enjeu... Vous me suivez parfaitement, messieurs ?

Lucrèce fit un vague geste de la main, les yeux mi-clos. Edouardo, qui prenait des notes sur un bloc, leva sa tasse pour l'encourager à

poursuivre.

- Il y a des milliards en jeu, c'est ce que pense aussi Tonton Wandervansen. Mais là, il parle de ses milliards à lui, nuance ! De ses milliards qu'il peut perdre avec cette super-came. Tonton, qui déteste les conceptions modernistes de son fils, pense surtout que cette came représente un grave danger pour son bizness, cette drogue antidrogue qui va s˚rement débarquer en ville par jerricans ou par camions-citernes un des ces quatre matins. Il a déjà constaté les dég‚ts à Cayenne, Guyane française, et ses revendeurs ont perdu des tas de clients à Saint-Laurent et au Surinam, avec pourtant une très faible quantité de produit mise sur le marché par Janfi...

Edouardo, qui tiraillait ses moustaches, ricana :

- J'imagine que le pauvre vieux n'en dort plus.

- Eh oui ! Il voit les parts de marché qui s'envolent, le spectre de la misère qui frappe à la porte. Pour l'instant, il lui faut éradiquer le mal à la source. Tout ce qu'il sait, Tonton, c'est que fiston lui a parlé de 1'

Óuf du Diable ª, un mot que Botaniste-le-ramolli-du-cortex a l‚ché

pendant leur déjeuner à Cayenne. Dans la panique, sans doute... Et surtout dans sa bêtise crasse. Junior n'a pas creusé la question, ce qui indique une certaine légèreté chez ce garçon. Mais il semble surtout qu'il ait pris ce terme d' Óuf du diable ª pour une des divagations de Botaniste, une fable de drogué.

- Mais alors, il a fini par parler à son père de ses projets ?

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- Non ! Il y a un espion de son père parmi les hommes qui ont bouffé avec Botaniste. Et cet espion a tout raconté au vieux, l'a fait rire avec l'histoire du crocodile, le chamane portatif qui suivait Botaniste dans la jungle, et surtout son Óuf du Diable ª. Pendant l'absence de Junior, parti au Brésil pour affaires, Tonton Wandervansen l'ombrageux se démène donc pour chercher 1' Óuf du Diable ª, car il ne laisse rien au hasard, lui. Il cherche et il trouve ! Il se renseigne. C'est le nom d'une montagne au fin fond du pays, une tribu indienne y vit... Tonton fait rapidement le raccord. Toute cette saleté vient de là ! Il monte une expédition et va effacer les Suripuna, leurs chamanes et leurs herbes du diable à coups de bombe incendiaire. Il coupe l'herbe, si j'ose dire, sous les pieds de fiston l'amateur de biotechnologies.

- Il me paraît évident qu'il profite de l'absence de son fils pour faire son coup, acquiesça Edouardo.

- «a foire un peu, il paume un hélico ainsi qu'une poignée de soudards. Il gueule, mais dans le fond il s'en fout, il peut maintenant dormir tranquille. Junior revient de sa promenade au Brésil, il compte les machines volantes, il en manque une sur quatre. C'est beaucoup.

L'hélicoptère de papa est bien là. En revanche, les brigades en ont perdu un. Et il manque du petit personnel, ça c'est moins grave, pense-t-il. Il a tort.

- Il a tort parce qu'il ne sait pas que je peux voir briller des bijoux de très loin.

- Précisément, Lucrèce. Comme les pies. Au cours d'une explication orageuse, Junior apprend donc de la bouche de papa que, dans un souci louable du respect de la tradition familiale, ce dernier a encore massacré

de l'Indien, qu'il ne veut plus jamais entendre parler de biotechnologies et autres fadaises, et qu'en gros on ne se refait pas. Là, Junior frôle l'attaque cardiaque. Car il comprend tout à coup deux choses : la première, c'est que Botaniste avait évidemment rapporté les plantes tant convoitées de chez les Suripuna, tribu désormais disparue, et la seconde, c'est que lui, Junior, n'a plus de plante femelle, sauf peut-être chez Botaniste.

Pour parfaire l'ouvrage, il n'a plus non plus de chamane sur lequel il aurait pu mettre la main pour fabriquer la tambouille sacrée. Car elle n'est pas forcément à la portée du premier venu, la petite recette, et son tour de main, lui ont expliqué ses chimistes. Alors ça s'engueule ferme chez les Wandervansen ! Hélas, hélas, encore et toujours ce même vieux problème d'incommunicabilité entre générations.

Sénéchal regarda fixement Lucrèce.

- ¿ ce propos, monsieur Méjaville au regard de pie, j'ai le plai-318

sir de vous informer que des vérifications ont été faites concernant les numéros des turbines de l'hélicoptère piloté par un squelette à gourmette trouvé dans le village carbonisé. Selon John Doe et la gendarmerie française, l'appareil a été acheté au Brésil, avec son jumeau qui vole toujours, par une société fantôme. Sans doute l'une des multiples compagnies-écrans du vieux. Cette société n'existe plus, évidemment... si elle a existé. Sénéchal fit claquer ses doigts.

- ¿ propos, allez-vous me demander dans un sursaut de lucidité, qui était donc Luis Arturo Jimenez, avant d'être porté disparu de la surface du globe aux commandes d'un hélicoptère explosé ? Et là, banco ! C'était le pilote personnel de Tonton !

Edouardo hocha la tête.

- C'est absolument parfait.

- Ils vont avoir du mal à expliquer ça, ajouta Lucrèce. qu'est devenu Janfi dans cette affaire ?

Sénéchal leva une main péremptoire.

- Un mot avant sur le petit jardinier... Botaniste est un ancien camé qui a fait une cure de super-drogue suripuna, et a décroché de toutes les choses co˚teuses qui lui faisaient voir la vie en rosé. Je lui ai demandé, sur le ton de la confidence, si son chamane virtuel personnel, celui qui est attaché à ses pas, le suivait à travers bois uniquement depuis qu'il avait rapporté les plantes de l'Ouf du Diable. Il se trouve que Botaniste ne s'en souvient plus. Il se rappelle seulement être allé au village akha pour lui échapper, et que ça marchait ! Dès qu'il passait sous le portique sacré, et qu'il restait dans l'enceinte du village, il ne l'avait plus sur les bretelles. Curieux, non ?

Edouardo demanda :

- Comment a-t-il trouvé cette planque pour cultiver ses plantes magiques ?

- L'emplacement de ce village lui avait été donné par des Akhas avant qu'ils ne se tirent de Guyane, m'a-t-il expliqué, des Akhas dont il avait adopté la religion et surtout le go˚t immodéré pour l'opium, qu'ils cultivaient dans le jardin au bout du tunnel végétal. En ce qui concerne l'état mental de Botaniste, il est possible que les stupéfiants ordinaires lui aient grillé le cerveau. Ou bien, autre hypothèse, qu'il n'ait jamais possédé de cerveau. C'est assez hardi, je l'admets. La Faculté tranchera...

Revenons à Janfi. Janfi possède un bon carnet d'adresses, comme l'a montré

le contenu de son ordinateur, que la police scientifique a ouvert.

Edouardo se tourna vers Lucrèce et lissa sa moustache d'un geste noble.

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- Le plus marrant, c'est que dans son coin, personne ne s'était aperçu de sa disparition. Il habitait une baraque complètement isolée. On a même d˚

faire remettre l'électricité pour ouvrir sa bécane.

Sénéchal poursuivit :

- Janfi, lui, réfléchit à toute cette affaire. Cette came anticame est une mine d'or. Elle se vend un peu en tant que drogue par son trafiquant local, mais ne pourrait-elle pas avoir un plus grand destin ? Et Janfi avec elle ?... C'est là, à mon avis, que ça se g‚te pour lui. Le biopirate a des contacts en métropole avec un vieux salopard nommé Lathuile, qui est le roi de la biotechnologie, qui possède son propre labo, qui vient de mettre au point une nouvelle méthode de modification génétique super-performante, et qui, de plus, possède des clients comme Wirsantex. Du gros calibre. L'idée numéro un germe, si j'ose dire, dans le cr‚ne de Janfi : à savoir celle de faire synthétiser les molécules actives de cette mixture pour en produire un médicament. Il détient sans doute encore un peu de la drogue suripuna.

Il peut la vendre à un labo directement. Mais ça peut être très long, cette synthèse, et éventuellement impossible.

- Eh oui, la nature n'est pas toujours reproductible par synthèse. C'est parfois heureux... Et l'idée numéro deux ?

- Pas d'impatience, monsieur l'empoisonneur. L'idée numéro deux est plus excitante : faire modifier génétiquement la plante qui produit la drogue et la breveter... Idée qui peut rapporter une fortune. Saviez-vous que quatre-vingts pour cent de la population mondiale n'a pas accès aux médicaments conventionnels, faute de ressources suffisantes ? Ce sont donc les praticiens traditionnels et les chamanes qui soignent ces huit hommes sur dix sur la planète, gr‚ce aux plantes médicinales propres à chaque ethnie, chaque tradition, chaque culture. Chacune des plantes médicinales découvertes par les chamanes représente potentiellement un nouveau médicament pour les labos.

- Je vous l'ai expliqué, monsieur Edouardo, le coupa Lucrèce, les espèces végétales sont devenues aujourd'hui un enjeu crucial pour la recherche pharmaceutique.

- En effet. Car ces deux hommes sur dix sur la planète qui peuvent se payer des médicaments représentent une très grande source de profit. Donc, dans le but de se constituer des banques de végétaux aux molécules actives, des multinationales écument, au sens flibustier du terme, le savoir et les traditions des peuples indigènes en collectant systématiquement les plantes médicinales ou autres dont se servent ces braves gens de la brousse, dans l'ob-320

jectif de réemployer les principes actifs intéressants... pour ensuite les breveter.

Edouardo fronça ses noirs sourcils.

- Et les gars sont d'accord pour leur filer leurs recettes ?

- Vous allez voir, c'est très simple : les géants de l'agroalimen-taire et de la pharmacie font de la bioprospection. Ils s'adressent à des laboratoires universitaires et leur proposent de financer leurs recherches.

Les étudiants partent sur le terrain et gagnent la confiance des Indiens.

Les sorciers dévoilent leurs secrets, enseignent aux visiteurs les plantes et leurs usages. Les chercheurs dressent des herbiers explicatifs, qui partent ensuite dans les labos des grosses compagnies. Il n'y a plus qu'à

breveter, et voilà le travail ! Car c'est ça, le plus rigolo, vous allez voir : des labos sont allés jusqu'à breveter des espèces végétales dont les effets étaient connus des chamanes et guérisseurs, et par la population elle-même, depuis la nuit des temps. En somme, les labos vont jusqu'à

breveter le patrimoine de l'humanité.

- Les enfants de salauds !

- Prenons l'exemple du margousier, monsieur Edouardo. Le margousier est un arbre qui vit en Inde. Il est connu depuis deux mille ans pour ses bienfaits. Ses feuilles sont actives contre les moustiques, les mites, et les insectes qui bouffent les récoltes. L'homme de la rue, en Inde, en suspend dans sa maison pour que les moustiques aillent jouer ailleurs. En 1976, le principe actif, nommé azadi-rachtine, est isolé par un chercheur allemand... Très bien. On l'applaudit. En 1992, bien que tout ça ait déjà

été publié, connu, recensé depuis des lustres, la société américaine H. V.

Grass met au point un procédé d'extraction de la molécule active dans les feuilles de margousier, et dépose benoîtement un brevet mondial. Elle obtient ainsi l'exclusivité de l'exploitation d'un insecticide à base de margousier ! Les Indiens, qui utilisent depuis des dizaines d'années des processus d'extraction absolument semblables, n'ont évidemment jamais déposé de brevet, les sots, considérant que l'action de l'extrait de margousier appartient depuis toujours au domaine public... Donc, un Indien qui utilisera le margousier ou son extrait pour son usage personnel sera obligé de verser des royalties à H. V. Grass... Je vous rassure, monsieur Edouardo, les Indiens ont fait appel de cette décision.

- Mais qu'est-ce que viennent faire là-dedans la biotechnologie de Lathuile et les modifications génétiques ?

- J'y arrive. La parade des labos à ce genre de tracas, c'est de modifier génétiquement la plante. D'insérer dans son code génétique, dans son patrimoine héréditaire, des petits verrous qui inter-321

disent qu'on puisse la reproduire dans^a nature, afin d'en conserver l'exclusivité. La modification a également pour but d'améliorer ses performances, bien s˚r. Voici donc, après modification génétique, une nouvelle plante, un nouveau modèle d'être vivant sur la planète : une plante qui crache davantage de matière active. Pour la loi, cette plante est le résultat d'une activité inventive et peut donc être brevetée. Ce brevet mondial peut rapporter des fortunes.

Lucrèce, depuis sa place, applaudit bruyamment de ses mains potelées.

- Laissez-moi vous déclarer, monsieur Sénéchal, que votre érudition, qui me paraît toute neuve, m'a favorablement impressionné. Cet exposé a d˚ vous épuiser, surtout l'élaboration harassante de ces antisèches.

Sénéchal rit franchement.

- D'accord. Je te passe le relais, Lucrèce, monsieur Edouardo jugera lui-même de la qualité des intervenants.

- Mes dons pour l'art dramatique vont faire la différence... Bien.

Imaginons. Je suis Jean-Philippe Tru-Hong, biopirate de mon état.

Lucrèce chercha d'une main son noud papillon, et s'aperçut qu'il n'en portait pas. Il reprit :

- J'appelle l'un de mes bons clients, le père Lathuile, que je connais comme un vieux brigand très doué, et je lui raconte que je tiens l'affaire du siècle avec une plante aux vertus extraordinaires découverte au Surinam.

quelle est sa réaction, à votre avis, monsieur Sénéchal ?

- Facile. Papy dit : ça m'emballe, venez me voir avec la chose. Si c'est une plante sexuée, m‚le d'un côté et femelle de l'autre, ayez les deux.

Mais faites bien attention, mon garçon, l'époque est écologiste, on a des contrôles, de nos jours, à la douane, et se faire prendre avec du matériel végétal sorti du pays... Bref, Janfi, vous connaissez tout ça, c'est votre métier.

- Exact. C'est bien l'un de mes métiers, comme le prouve le volume de mon, pardon, de mes comptes bancaires épluchés par vos collègues, monsieur Edouardo, ainsi que le nom de mes clients, des labos qui m'emploient sous le manteau, la plupart du temps gr‚ce à des intermédiaires ou des sociétés-

écrans... Bien. Maintenant, je suis Lathuile, le roi de la biotechnologie.

Je suis en rapport avec un labo d'envergure planétaire, Wirsantex, et Janfi m'apporte une plante bourrée de molécules actives passionnantes, disons une plante qui est un substitut à de nombreuses drogues connues. qui bloque ou qui élimine les phénomènes de manque, d'accoutumance, d'addiction classique du consommateur. J'y vois

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là un marché mondial, titanesque ! Cette plante se trouve dans la nature, c'est très dommage. Je vais donc la modifier génétiquement, et la transformer, par ma méthode, en une plante bien plus performante que sa cousine de la brousse, une plante qui va produire encore et encore plus de molécules actives. Je vais breveter mon petit monstre. Je vais en reproduire en laboratoire, sous mon contrôle, chez Bio Infracom, société

qui m'appartient, et les vendre à Wirsantex. Wirsantex et moi, nous allons la cultiver à grande échelle - également sous notre contrôle - pour en tirer la substantifique moelle et fabriquer un médicament antidrogue. Cette activité, je le précise pour vous deux, s'appelle le ´ pharming ª, un mot forgé de toutes pièces avec ´ ferme agricole ª et ´ pharmaceutique ª.

- Des fermes de médicaments ?

- Oui. Mais les semences qui sortiront de cette ferme pharmaceutique seront volontairement rendues stériles, afin que tout un chacun ne puisse pas se cultiver un petit ou un grand lopin de ma plante brevetée, en catimini, sans me verser de royalties. Je terminerai sur une touche grinçante, messieurs, en faisant remarquer que, parmi les clients de Wirsantex, on comptera le Surinam, qui ignore que les formidables molécules que je leur vends proviennent de leur jungle.

Sénéchal toussa derrière son poing fermé et leva un doigt comme un écolier.

- Monsieur Janfi le biopirate, quel genre de proposition allez-vous faire à Lathuile ? Et pourquoi avez-vous planqué dans une photo des coordonnées GPS qui permettent d'arriver au plant femelle ?

- Oh, j'imagine que je vais faire cinquante, cinquante sur le brevet avec le vieux... Ou soixante-dix, trente. Les modalités ne sont pas mon domaine.

Pour les coordonnées GPS, je suppose que je suis un garçon méfiant, que je n'ai pas une confiance absolue dans Lathuile. Je crypte une photo et je lui donnerai peut-être le code si nous faisons affaire, pour qu'ensemble nous allions nous approvisionner chez les Suripuna en plants femelles indispensables à la réalisation de notre grand projet. J'ignore, bien entendu, que Monsieur Wandervansen père a exterminé ces pauvres gens au napalm, là-bas.

- Merci. Continuons ce petit jeu de rôles pour Monsieur Edouardo, Lucrèce.

Je prends le relais, si tu veux bien. Je suis Junior Wandervansen et j'apprends qu'un biopirate guyanais va aller en métropole avec ma jolie plante et qu'un vieux savant va la modifier génétiquement et la vendre à un groupe qui a une puis-323

Elfe

sance de feu économique énorme. Enorme ! Groupe qui risque surtout d'en faire un médicament antidrogue dans les années à venir et de le balancer à

grande échelle, comme une bombe au napalm, sur mon marché à moi, et sur toute la surface du globe. L'axe Janfi-Lathuile-Bio Infracom-Wirsantex représente un très gros danger ! Comme je suis jeune et que je vois loin, moi, Junior, je vais stopper illico ces sottises. Je n'ai pas du tout envie de laisser à l'abandon mes champs de pavot dans les années à venir parce qu'un nouveau médicament va me faire perdre une clientèle choisie aux quatre coins de la planète. Edouardo leva son stylo.

- Junior veut également récupérer en métropole la technologie du vieux scientifique, la méthode planquée dans un ordinateur. C'est plus s˚r, d'autant qu'il possède de bons labos capables de l'utiliser. Démarche bien naturelle de la part d'un salopard de cette espèce !

- Exactement. Et que nous réserve l'avenir, hein ? Si je pouvais bricoler ma mixture à la maison, moi, Junior, j'enfoncerais les concurrents, ceux du Brésil, par exemple... Pour l'instant, je dois régler cette tentative de production industrielle de ma plante, car c'est moi qui veux la produire à

grande échelle. J'ai tout ce qu'il faut ici pour les plantations, pour le ´

pharming ª, je peux défricher des hectares et des hectares de forêt... Il faut donc que je sème la terreur autour de ma plante, et que je le fasse savoir... J'apprends le nom du biopirate. Comme j'ai des intérêts partout, j'ai des hommes partout. A la base de Kourou, par exemple.

- On s'en occupe, monsieur Sénéchal, mais pour l'instant...

- Ma taupe m'apprend évidemment l'histoire du doigt enflé. Il m'indique qu'à son avis les informations concernant la drogue sont cachées dans le dessin de la bague, puisque le type a l'air de tenir particulièrement à son bijou qu'il ne veut pas qu'on lui enlève... Moi, je pense que mon indic a raison. J'appelle alors un de mes grands amis en métropole, un certain Marco, qui à un moment a appartenu au fan-club de mon papa, les brigades de la jungle. Marco est un professionnel qui a des méthodes bien à lui, je vais lui demander de tendre un piège au bonhomme, de récupérer sa bague et peut-être ses plantes, s'il en a sur lui, et de lui faire passer le go˚t des voyages. J'ai envoyé, un mois plus tôt, un de mes bons lieutenants faire une enquête préliminaire chez Bio Infra-com, dans le but de voler la technologie de Lathuile. Il s'est aperçu que c'était Fort Knox cette boîte.

Mon lieutenant traîne un peu dans le coin, repère qui, dans la société, a accès à cette technologie, et monte un petit numéro d'embauché à une jeune dinde

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nommée Despléchin. Elle va récupérer les données et introduire sans le savoir un virus destructeur chez Bio Infracom. Il ne reste plus qu'à la livrer aux flics.

Lucrèce hocha la tête d'un air appréciateur.

- Joliment manouvré, monsieur Le-Vampire-de-Batavia !

- Il convient de noter, messieurs, que l'homme qui est au milieu de la photo donnée par John Doe à M. Edouardo, le type chauve qui boit un verre avec mon papa et moi sur la terrasse de notre belle maison, a été reconnu par la petite Despléchin comme étant le faux ´ responsable de la sécurité ª

de Wirsantex... Merci à vos amis photographes américains, monsieur Edouardo.

Edouardo se renfrogna.

- …pargnez-moi le terme amis.

- Je reprends le rôle de Junior, poursuivit Lucrèce, c'est celui qui me plaît le plus. Moi, Junior, je lui ai demandé, à ce lieutenant dévoué, de se déguiser ostensiblement en homme de chez Wirsantex lors de cette opération de recrutement factice, afin que chacun comprenne bien le message. Surtout Wirsantex et son directeur, l'excellent Bihalin, à qui j'ai signifié ainsi de réfléchir à deux fois avant de s'engager là-dedans.

Eh oui, car je suppose que Wirsantex est au courant du projet des Janfi-

Lathuile concernant la plante magique. Ce n'est pas s˚r, mais dans le doute...

- Le Hollandais est devenu parano, intervint Edouardo. Il faut avouer qu'il y a tellement d'argent enjeu qu'il a d˚ mettre le turbo.

- Passons maintenant à la deuxième partie de mon plan. Lathuile demeure un danger : il peut recréer sa technologie. Alors, sans regarder à la dépense, je fais abattre le professeur par Marco, qui laisse, à ma demande, un message très clair sous la porte Ń'y touchez pas ª, pour qu'on comprenne bien que ce vieillard a été puni de sa hardiesse : on ne joue pas avec ma plante. ¿ bon entendeur...

Le flic moustachu avait posé son stylo et faisait crisser sa barbe naissante sous ses doigts.

- C'est vous qui aviez fait refroidir Tru-Hong le messager. Vous êtes d'accord, monsieur Sénéchal ?

- Sans doute. Mais Marco, l'exécuteur motocycliste, a été lamentable. Il faut l'admettre il a perdu la main ! Même s'il a refroidi Janfi, comme Junior lui avait demandé poliment, il n'a pas rapporté la plante que le biopirate avait sur lui, et il y a maintenant des flics sous chaque touffe de fougères dans la forêt de Che-vreuse... En outre Junior n'a plus de plantes vertes pour fabriquer de la super-came et enfoncer ses concurrents, car papa a vitrifié le terrain chez les Indiens... Mais Junior veut ses plantes ! Il est en

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pleine forme, il a récupéré la technologie de Lathuile, a fait le ménage en métropole, il ne lui manque plus que sa plante. C'est barbant ! Alors il envoie Sonotone et des types des brigades pour traquer le petit botaniste qui le fait chanter avec ses PolaroÔds et là encore, ça foire lamentablement. Sonotone et sa bande tombent sur des flics, marchent sur des mines... Junior perd du monde. quelle poisse ! Une question, monsieur Wandervansen fils : Avez-vous fait buter Marco au jus de grenouille ?

Lucrèce hésita.

- Voici une excellente question, cher monsieur, mais j'ai beau interroger ma mémoire, je suis au regret de vous dire que je ne m'en souviens pas...

Désolé, je consulterai mes notes.

Sénéchal rigola.

- Pardonnez-moi, mais vous n'êtes pas très doué ! Votre papa vous espionne, prend des décisions meurtrières dans votre dos, laisse des survivants sur place, paume un hélico de transport de troupes et des hommes, ce qui va peut-être vous charger à tous deux le dossier criminel.

quant à vous, vous envoyez à Chevreuse, métropole, un tueur qui loupe dans la doublure de la veste de son client les graines et les feuilles que vous cherchez. Ce tueur que papa avait recruté jadis quand il était parachutiste en garnison au fort de Cayenne, comme j'ai pu le vérifier en épluchant les rôles de l'armée, au cours d'une petite visite culturelle en ville. Vous cumulez les bourdes ! Vous vous faites photographier avec un p'tit botaniste à l'aéroport de Cayenne-Rochambeau, et, pour finir, vous envoyez chercher vos plantes en pot dans un village akha par Sonotone, un demi-dingue, accompagné d'une équipe de bras cassés qui se fait pulvériser sur place. Pour ce dernier point, je vous accorde que vos gens ont joué de malchance. Néanmoins, vous êtes dans une mauvaise passe, cher monsieur.

Vous devriez vous ressaisir... Est-ce que je vous ai dit que Marco était parachutiste ici en compagnie d'un dénommé Van Lust ? Non ? Dommage, car ce Van Lust, à l'époque, n'avait pas encore la surcharge pondérale qu'on lui connaît aujourd'hui. Mais revenons à votre obsession pour les potions magiques. Si ça se trouve, cette médecine chama-nique que vous cherchez tant à acquérir rend dingue. Raide dingue. Ou alors elle convient très bien à des personnes qui vivent - qui vivaient, hélas ! - tous les jours avec les dieux de la forêt, et pour qui cet effet secondaire était une bénédiction...

L'écoflic passa la main dans ses cheveux poivre et sel, l'air songeur.

- Toute une partie de notre rapport va être b‚ue sur des hypothèses.

326

Lucrèce émit un profond soupir.

- Et sur pas mal de déductions aussi, Pierre. Edouardo ne cachait pas sa mauvaise humeur. Il s'emporta soudain.

- quel menteur, ce John Doe ! Vous croyez qu'il m'aurait dit que les Yankees avaient sonorisé les baraques somptueuses des Wandervansen depuis des mois avec du matériel ultrasophistiqué financé par l'Oncle Sam ? Nous, nous n'avons pas les mêmes moyens, évidemment.

Lucrèce regarda Sénéchal d'un air contrit.

- C'est vrai. Tu as eu déjà du mal à te faire payer ta mallette aventure par la FREDE !

Sénéchal sourit à cette évocation un peu curieuse, mais ne releva pas. Il fit un geste désabusé.

- Bah. Elle ne nous a jamais servi. Permettez-moi de souligner toutefois que ces John Doe ne comprenaient pas un traître mot de cette affaire de plantes vertes, monsieur Lucrèce...

Lucrèce ronchonna :

- Certes, certes. Cependant ce cadeau américano-surinamien nous a obligés à écouter des documents sonores toute la nuit.

- Tu n'as pas aimé ? Le hollandais est une langue vivante.

- Ce traducteur empestait la gomina !

Le petit chimiste se frottait les yeux, les mains à plat, comme s'il voulait les enfoncer dans son visage. Il se leva.

- Bon. Cette petite répétition me convient bien pour présenter l'affaire à

Dame Portier et aux huiles. Cela étant, il nous manque encore des éléments pour enfoncer nos Hollandais, n'est-ce pas, monsieur Edouardo ? Par exemple, je n'arrive pas à comprendre comment Peter Wandervansen a pu savoir que Tru-Hong allait en métropole... Tu n'as pas une idée, Pierre ?

Sénéchal hésita.

- Hum. ¿ vrai dire... Personne ne s'est vraiment intéressé à la terre particulière que Janfi avait sous ses godasses, et personne ne s'est demandé ce que Peter Wandervansen était allé faire au Brésil pendant que son papa massacrait des Indiens...

- O˘ veux-tu en venir ?

- Lou m'avait affirmé que la terre que Janfi avait dans les replis de sa chaussure était de la terra roxa, celle qu'utilisent les horticulteurs dans la région de Kourou. «a m'a intrigué. J'ai donc proposé une dernière mission à M. Eulogue : faire un tour, muni de la photo de Tru-Hong, dans les rares exploitations horticoles situées dans les alentours de Kourou...

Et il a trouvé... Une famille Hmong, qui produit quelques plantes d'ornement dans un petit

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carré de brousse à deux pas de la base, a reconnu Janfî le biopirate. Et pour cause... Il leur amenait de temps en temps des boutures à multiplier, dans le cadre de son vrai boulot. Il payait et ces braves gens ne posaient pas de questions. Bref, il est venu un jour avec deux curieuses plantes, auxquelles il semblait tenir comme à la prunelle de ses yeux.

- Mais tu n'en as jamais parlé ! Un m‚le et une femelle ?

- Exact. Il les avait mis là en pension, si j'ose dire. La femelle était bien mal en point, et ils ont essayé de la sauver. Il est revenu chez eux la veille de son départ pour Chevreuse -j'ai recoupé les dates -, leur a donné un numéro de téléphone, pour l'appeler au cas ils auraient pu sauver la femelle, et il a filé avec le plant m‚le.

- Pour ensuite le dissimuler dans sa veste, avec la photo cryptée... Je comprends les traces de terre horticole sous ses chaussures. Tu aurais pu...

- Un type a débarqué le lendemain chez les horticulteurs et leur a mis un flingue sous le nez. Il voulait savoir o˘ était passé le type aux plantes.

- Les Hmongs ont bien s˚r tout déballé et donné le numéro que Janfi leur avait laissé. Celui de Lathuile, chez lui en métropole... Ils avaient eux aussi remarqué son doigt enflé. Mais il était trop tard. Ne restait plus à

Wandervansen qu'à monter un plan d'urgence pour l'intercepter en métropole.

Le type a ordonné aux horticulteurs de ne jamais parler de sa visite à la police, puis il a filé... Junior, quant à lui, était allé au Porto Alegre pour un symposium international sur les biotechnologies, sa nouvelle passion. L'un des conférenciers était... à ton avis ?

- Le professeur Lathuile ?

- Un des deux jeunes types qui dirigent Bio Infracom, la boîte de feu Lathuile. Ce garçon, qui porte couramment un costume croisé et des baskets, y a été abordé par Junior qui a prétendu avoir été passionné par son laÔus, et s'est fait expliquer en détails la technologie innovante et exclusive de Lathuile, ainsi que l'axe Lathuile-Bio Infracom-Wirsantex. C'est exactement ce dont Junior avait besoin pour son projet. Et cette technologie, il a voulu l'avoir très vite rien que pour lui.

- Ce jeune, tu l'avais rencontré en métropole. Il ne t'en a pas parlé ?

- Pour lui, Junior était l'un de ces centaines de types qu'on rencontre dans ce genre de raouts internationaux. Il ne savait pas à qui il avait affaire, sinon il serait allé se cacher sous un meuble.

- Comment tu sais tout ça ?

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- Je lui ai envoyé, par mail, la photo de Junior dans l'aéroport de Cayenne.

- Mais comment Junior a-t-il su pour les liens de Janfi avec Lathuile ?

- Ils ont d˚ visiter sa bicoque isolée et pirater son internet, comme on a piraté celui de la FREDE, pour connaître l'étendue de son éventuel réseau de revendeurs. Ils ont trouvé l'adresse de Lathuile et de nombreux échanges de mails. S˚rement cryptés, mais Junior, lui, a vite fait le raccord...

Sonotone vous a menti, mon cher Edouardo... Ce cinglé devait bosser de temps en temps pour tonton, de temps en temps pour son fils... Je pense qu'il pistait Janfi pour le compte de Junior depuis un bon moment. Je crois que le petit dealer de Cayenne lui avait un peu trop parlé, lors de leurs orgies à la coke, de son ami Janfi, sa source de drogue chamanique favorite... Junior a demandé à Sonotone de remonter la filière... Et que c'est pour arrêter tout ça que Tonton a fait taire définitivement le gamin bavard !

Edouardo le regarda d'un air mauvais.

- Je vois qu'il n'y a pas que John Doe pour faire des cachotteries !

- En ce qui me concerne, la conférence est terminée. Je vais me coucher, dit Lucrèce.

Sénéchal l'arrêta d'un geste.

- Tu ne veux pas savoir qui m'a pris pour cible, là-bas dans la jungle ?

- quoi ? Tu sais ça aussi ?

- Mon nouvel ami nommé Robert La-Belle-Batée est allé à l'hôpital visiter la petite Indienne, qui se remet doucement. Il lui a montré la flèche que tu as cassée en deux, dans l'hélico, et lui a parlé de l'Indien que j'ai rencontré, là-bas, près de l'Ouf du Diable... …videmment sans lui rapporter les terribles br˚lures aux yeux. J'avais fait au vieux briscard une description des peintures corporelles du type, et surtout de son tatouage en forme de bec de toucan. La petite môme a reconnu le plus jeune des deux cha-manes de la tribu. L'élève. Les marques sur la flèche étaient également sa signature. Il l'a tirée sur moi en signe de mépris.

- Je regrette de ne pas savoir tirer à l'arc, dit Lucrèce.

- Tu sais, ça l'a secouée, la petite, ces souvenirs. Le vieux en était tout retourné, au téléphone.

Le flic moustachu rempocha stylo et bloc-notes et se déplia lentement, en déclarant qu'il allait se raser de près et faire un somme. Dès qu'il fut hors de vue, Sénéchal affirma au petit chimiste qu'il allait papoter encore un peu avec Botaniste, et cela avant qu'Edouardo ne l'inculpe pour crime contre l'humanité.

64.

Une cannette de bière dans la main gauche, le gros homme sortit un trousseau de clés plates de sa poche, ouvrit la porte de son bureau et referma soigneusement derrière lui le lourd battant de chêne. Il pouvait entendre dans le salon voisin le son étouffé de plusieurs voix. Son fils était en train de parler avec son conseiller. Il fit le tour de la grande table d'acajou, se laissa tomber dans un fauteuil et resta immobile un instant. Il commençait à en avoir marre, de tout ça. Carrément marre.

Il posa la bouteille à demi pleine, se carra dans son fauteuil et soupira.

Il se redressa, brioche en avant, bougea un peu la main sur le plateau d'acajou, sembla prendre une décision et alluma son ordinateur. Il ouvrit le dernier message du jour et écarquilla les yeux. Puis il recula comme s'il venait d'être piqué par un insecte. Son triple menton se mit à

trembler, il approcha sa large face de l'écran, incrédule. Il relut.

C'était bien ça ! Son visage devint violacé et il commença à transpirer d'un seul coup, la sueur lui coulant dans le dos comme une vague chaude.

Ses mains agrippèrent le bord de la table... Respire, bordel, respire, tu vas avoir une attaque. Du calme, bordel, du calme. C'est impossible, réfléchis... Si, c'est possible ! Tu comprends bien des choses, maintenant... Tu comprends qu'il faut définitivement arrêter ces conneries ! Et tout de suite. Tout de suite, nom d'un bordel ! qui dirige ici ?

H éteignit l'ordinateur, saisit sa cannette de bière, la vida d'un trait puis ouvrit un tiroir du bureau. Sa main se glissa sous un mince feuillet couvert de chiffres et se referma sur la crosse d'un gros automatique. Il le dégagea de sa cachette, le tint devant ses yeux, tourna la tête et vit son reflet dans l'écran gris de l'ordinateur. Il se figea. qu'est-ce que tu fais ? Tu deviens dingue ! Repose ça tout de suite !

^\ II remit l'automatique dans le tiroir, replaça la feuille de papier

dessus et referma le tout. Puis il se leva et traversa la pièce. Il prit de nouveau les clés dans sa poche, ouvrit une armoire peinte et en sortit avec respect une boîte plate qu'il déposa sur le plateau d'acajou. Il leva le couvercle de bois précieux. Sur un écrin de velours rouge reposait un élégant revolver chromé à canon long. Il le saisit entre deux doigts par le pontet, le soupesa et fit basculer le barillet. Il en examina le contenu, puis d'un mouvement sec du poignet, le fit revenir à sa place. Dans son énorme main, le revolver brillant avait l'air d'un jouet. Il entendait toujours le son étouffé des conversations dans la pièce d'à côté. Il cacha l'arme derrière son large dos et ouvrit la porte.

Il respira à fond.

On allait voir qu'il ne fallait pas jouer avec Tonton Wandervan-sen. que c'avait toujours été dangereux. On allait bien voir qui commandait ici et encore pour un bon moment, bordel !

330

65.

Edouardo a laissé pousser sa barbe. Il a un peu le mal de mer dans la cabine surchauffée du bateau de pêcheur, dont la cheminée rafistolée au fil de fer crache des nuages de fumée acre à chaque accélération du gros diesel. Une voile rapiécée, au-dessus de sa tête, claque mollement dans le vent. Le bateau danse sur l'eau. Edouardo est habillé en pêcheur, chemise ouverte sur son torse poilu, short bleu à rayures et sandalettes. Il porte sur la tête un grand chapeau de paille qui laisse son visage hirsute dans l'ombre. L'homme qui tient la barre est un authentique pêcheur. De temps à

autre, Edouardo lui fait des signes depuis l'intérieur de la cabine, par la porte ouverte, indiquant un cap à tenir. Le pêcheur jette un coup d'oil au compas incrusté dans le bois à la peinture écaillée de la cabine et tourne lentement sa barre.

Edouardo est debout, se tenant d'une main au chambranle de la porte. Il a un talkie-walkie pendu autour du cou. Devant lui, un homme blond aux cheveux courts est assis face à une console d'o˘ sort un réseau de c‚bles enchevêtrés, qui disparaissent dans un trou pratiqué dans le plancher rugueux du bateau. L'homme a des lunettes aux verres orangés, des écouteurs recouvrent ses oreilles. Il regarde un écran rond sur lequel s'affichent des points lumineux, comme une petite ville dans la nuit. D'autres écrans font défiler des courbes lentes, pareilles à celles d'un électrocardiogramme. Des chiffres rouges changent en permanence sur plusieurs cadrans. Le type enlève son casque et dit à Edouardo, avec un fort accent américain, en indiquant un minuscule point vert :

- Il sera arrivé au rocher, à mon avis, dans un gros quart d'heure. Il descend avec un angle de cinquante degrés, à moins dix, onze mètres.

332

Edouardo hoche la tête, prend le talkie-walkie pendu à son cou, et s'adosse à la paroi de la cabine, jambes bien écartées car le bateau danse de plus en plus. Il l'allume et dit :

- De Pélican à CaÔman, vous me recevez ? Vous l'avez serré ?

Il écoute la voix de son correspondant dans les crachotis de l'appareil.

- Bien joué ! Félicitations.

Il laisse le talkie-walkie pendre à son cou. Il a un mince sourire et cherche ses mots dans un anglais laborieux.

- Il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour remplacer le jeune tué par rayon de... motocyclette. Il a trouvé, par un intermédiaire, un de ses amis dans le même réseau de marchands de drogue. Moins sportif, mais qui a pris le relais dans leur petite-entreprise. C'est un gamin. Ils l'ont attrapé

dans une crique, juste en face. Il l'ont un peu chahuté, il a parlé. Il a décrit l'endroit du rendez-vous sous l'eau et les coordonnées. ¿ dix mètres près, c'est bien ça, on voit le relief en dessous.

Edouardo montre sur l'un des cadrans.

- Heureusement, il a gardé le même mode opératoire. Dès qu'il est parti pour la plage avec le tube étanche qui contient les informations, je savais que l'autre rentrait à sa base après avoir déposé l'argent dans le trou du rocher... Bien, on va stopper le moteur, rester à la voile, et aller l'appréhender sur le fait !

Edouardo se retourne et fait des signes au pilote. L'Américain aux cheveux courts demande à Edouardo :

- Comment avez-vous fait pour le mouchard ?

- Je l'ai collé sous son détendeur. Il est formidable, votre matériel ! Pas plus grand qu'une épingle !... Dites-moi, vous devez bien avoir un autre nom, monsieur John Doe ?

L'homme blond sourit, retire ses lunettes et regarde Edouardo droit dans les yeux. Il répond, dans un français parfait, sans une seule pointe d'accent :

- Vous vous appelez bien Edouardo, non, monsieur Edouardo ? Edouardo rit de bon cour, pousse un soupir, s'adosse un peu plus à la cabine qui tangue et rabat son chapeau de paille sur son front.

Ses yeux se perdent sur la mer qu'on aperçoit à travers le hublot. La robe rouge aux perroquets d'Edmée-aujoli-cul danse devant ses yeux. Elle l'enlève lentement. Edouardo va donner un coup de pied dans le lit, mais il retient son geste... Edmée. Reste avec moi, maintenant.

¿ l'avant du bateau, deux plongeurs de combat armés de fusils-harpons, dissimulés sous une b‚che crasseuse, scrutent l'horizon à la jumelle par des trous dans la toile.

66.

- Vois-tu, j'ai réfléchi, affirmait Lucrèce à Sénéchal en le tirant par la manche.

Les deux hommes étaient sur le marché de Cayenne, dans le bruit de la foule, les cris des petits marchands et l'odeur des épices. Sénéchal achetait des produits locaux et faisait surtout parler les commerçants pour leur soustraire des recettes. Il riait avec une énorme femme couleur café

au lait qui lui jetait des coups d'oil énamourés derrière son étalage de fruits multicolores. Elle lui déclarait :

- Et celui qui a dégusté une fois du bouillon d'Awara reviendra obligatoirement en Guyane, mon joli garçon à bretelles. Tout le monde te le dira, ici...

- J'ai réfléchi, répéta Lucrèce.

- C'est bien, Lucrèce, ça entretient. Comment le fait-on, chère madame, votre bouillon d'Arawa ?

- Une livre de jambon, une livre de queues de cochon, du lard fumé, un gros chou vert, une livre de concombre piquant, une bonne poignée de feuilles de tayoves, ou bien une livre d'ergons...

La recette était interminable et Lucrèce s'impatientait.

quand Sénéchal eut fini de tout noter sur l'une des nappes de restaurant qu'il avait toujours dans sa poche, il remercia et empoigna les sacs de provision pleins à ras bord, puis partit d'un bon pas droit devant lui, contraignant à s'écarter les passants qu'il dominait d'une tête. Lucrèce s'épongea le front, souleva les gros paquets remplis de légumes que l'écoflic lui avait laissés, et le poursuivit en trottinant et en soufflant.

Un peu plus tard, ils étaient assis tous deux sur un banc, les provisions à

leurs pieds, les jambes étendues devant eux.

334

- Vois-tu, j'ai réfléchi. Le fait que le labo de Cayenne ait trouvé des traces de mercure dans la plante, et que Lou en ait trouvé également dans les feuilles planquées sur Janfi, nous indique que le gouffre naturel est relié au réseau hydrographique : une rivière, un cours d'eau pollué par les chercheurs d'or. quand la saison des pluies arrive, je pense qu'il y a des chances pour que l'eau des crues monte dans le gouffre au fil des semaines.

Peut-être pas jusqu'à la grotte de la plante, mais peut-être par des siphons dans les parois du gouffre, par des cavernes naturelles. Les siphons doivent communiquer entre eux. Il est possible aussi qu'il y ait plusieurs salamandres aveugles, dans un réseau invisible, des labyrinthes souterrains... Elles remontent par là, à mon avis, avec la saison des pluies. Mais celle que tu as vue, d'une taille gigantesque, doit être très

‚gée. Des pattes palmées aussi grandes que les tiennes ! Incroyable, non ?

Sénéchal sourit.

- O˘ veux-tu en venir Lucrèce, mon ami ?

- Je pense que l'eau de la vasque o˘ vit la grande salamandre aveugle communique à certaines périodes de l'année avec l'eau que tu as aperçue tout au fond du gouffre.

- C'est possible, et alors ?

- Alors je me demande pourquoi ils ont mis les squelettes là-dedans.

67.

Lucrèce était très agité, et il parlait sans reprendre son souffle.

Sénéchal, assis dans son fauteuil, dans sa chambre d'hôtel, avait bien du mal à comprendre ce que disait le petit chimiste.

- Doucement, Lucrèce, doucement. Respire un grand coup ! Lucrèce respira un grand coup.

- Tonton Wandervansen a reçu un mail dont les John Doe ont retrouvé les traces... ¿ moins qu'ils n'en soient les auteurs, on ne sait jamais...

quelqu'un a cherché à foutre la merde dans la famille. Et a réussi. Ce message annonce à Tonton que son fils mène dans son dos, au Brésil, des expériences génétiques avec des plantes nouvelles, m‚les et femelles, qui sont de la drogue. Des plantes que l'auteur du message lui a fournies.

- Non?

- Ce type a ajouté qu'il tenait beaucoup à le faire savoir à Albrecht, malgré sa promesse, parce qu'il est assez amer.

- Raconte-moi ça.

- Il prétend que Junior, qui lui avait demandé de tenir le secret, l'avait payé pour son silence.

- Ce type n'a aucune parole !

- Il dit que Junior lui doit encore beaucoup d'argent. Cet argent, Junior le lui avait promis pour avoir rapporté ces plantes de l'Ouf du Diable, de chez les Suripuna. Tribu que lui, Tonton, a exterminée, selon les confidences de Junior à ce mystérieux correspondant. Lequel a précisé que ce massacre s'était passé pendant que Junior était au Brésil pour sa génétique... C'est quelqu'un de très bien informé, tu ne trouves pas ?

Il explique également dans son mail qu'il a attendu longtemps, bien caché, pour avoir son argent, et qu'au lieu de lui apporter sa récom-336

pense, Junior lui a envoyé des tueurs. Mais il ne s'est pas f‚ché pour ça.

Ce sont les affaires, des broutilles bien pardonnables.

Lucrèce esquissa un vague signe de la main, comme pour souligner le côté

futile de la chose.

- A la suite de ce regrettable incident, il a contacté de nouveau Junior, en prenant plus de précautions. Junior a cette fois rempli partiellement, partiellement seulement, ses engagements financiers. Il lui a donné les plantes, car Junior lui a expliqué que rien de tout ça ne devait arriver aux oreilles de son père, et qu'il recevrait une plus grosse somme et un billet d'avion pour disparaître du secteur. Mais de nouveau Junior n'a tenu aucune de ses promesses et, pour se venger, le correspondant racontait tout au papa. Il a ajouté dans son message, avec une certaine perversité, que cette nouvelle drogue tirée des plantes qu'il avait bêtement cédées allait bientôt arriver en ville par le Brésil, et qu'il s'en réjouissait pour Albrecht, car ses affaires allaient enfin reprendre.

- Alors ?

- Alors il y a eu une petite f‚cherie familiale. Les Ricains de la DEA ont entendu, dans la baraque truffée de micros, une engueu-lade monumentale entre Tonton et Junior. Le ton a encore monté et le dialogue s'est continué

au gros calibre. Les mecs dehors qui gardent la villa sont rentrés l'arme au poing, et avec les clébards, en entendant les coups de feu. C'était le branle-bas de combat, les vitres pétaient...

- Alors ?

- Alors j'ai la douleur de t'annoncer la tragique disparition d'Albrecht Wandervansen, qui menaçait son fils avec une arme. Il s'est ramassé une rafale de la part du garde du corps de Junior, lequel a immédiatement tué

le type. Le lieutenant chauve a tiré sur Junior, et, pour finir, le garde du corps de Tonton, affolé, a flingue le lieutenant chauve. Pas forcément dans cet ordre. Le porte-flingue survivant a raconté ça tel quel, on l'entend bien sur la bande audio, paraît-il. C'a été très rapide. Les taupes de l'antidrogue infiltrées chez Tonton n'arrivent pas à comprendre qui a tiré sur qui. Les écoutes nous le diront peut-être. Tout ce dont on est s˚r, c'est que le flingue du vieux n'était pas chargé. Terrible, non ?

- Et Junior ?

- Une balle est rentrée dans la cuisse, qui a raté l'artère fémorale, et une autre s'est logée dans la colonne vertébrale. quand ses soudards l'ont collé dans l'hélico pour l'évacuer, ils l'ont malmené, involontairement ou pas, et la moelle épinière a dégusté. Il est vivant, mais paraplégique. Le chirurgien a expliqué que si Junior avait eu du personnel compétent, il aurait pu s'en sortir.

337

ce genre de Drouille.

- Tu ne me demandes pas d'o˘ venait le message ?

- Hein ? Ah, si, si, d'o˘ il venait, le message ?

- Il a été envoyé depuis le service Internet public installé à la poste de Cayenne. ¿ seize heure trente-sept. Il n'était pas signé, bien s˚r.

Lucrèce, l'oil mi-clos, scrutait son ami. Le visage de Sénéchal ne reflétait aucune expression.

Dans la matinée, Sénéchal avait téléphoné tous azimuts, avait eu une longue discussion avec Dame Pottier, qui avait raccroché en affirmant que le nécessaire serait fait dans l'après-midi, heure locale. Elle l'avait sommé

auparavant de rapporter du thé parfumé de Cayenne, sinon, avait-elle menacé, il pouvait rester toute sa vie là-bas.

Puis il avait parlé avec Raul, Raul qui avait trouvé des traces informatiques (des ścories ª) de surveillance de leurs transmissions par certains services supposés amis, services qui s'étaient démasqués sur la toile en s'affolant à la nouvelle du changement de système de cryptage de la FREDE. Selon lui, Dame Pottier rédigeait, à la suite de cette découverte, note de protestation sur note de protestation aux trois ministères de tutelle. Raul avait ajouté que les financements de la FREDE

avaient considérablement augmenté depuis le départ de Sénéchal en Guyane, et s'était demandé en riant s'il fallait y voir une relation de cause à

effet. Sénéchal avait répondu laconiquement qu'il l'ignorait.

Botaniste ne voulut pas révéler l'endroit o˘ il avait planqué les petits pots avec les plantes. Il prétendit qu'il ne s'en souvenait plus. Le psychiatre qui l'avait examiné expliqua à Sénéchal que c'était bien possible, dans le fond. Le toubib avait noté que Botaniste avait eu parfois de courts moments d'hébétude durant leur entretien, il quittait soudain la conversation pour observer quelques instants une minuscule bestiole qui rampait sur le mur de sa cellule.

L'arrestation du chef gendarme ripou par Edouardo avait été saluée par les autorités. Dans l'après-midi, un message du ministère de l'Intérieur parvint au préfet de Guyane et à la Gendarmerie, message enjoignant de garder secrète la petite expédition des hommes de la FREDE au Surinam. Le pilote de l'hélicoptère et ses correspondants radio devaient oublier au plus vite les coordonnées GPS que transportaient Sénéchal et Lucrèce. Le pilote qui avait récupéré Sénéchal dans la jungle après leur expédition reçut

338

la visite de ce dernier, qui l'invita à déjeuner. Ils ressor˘rent de leur entretien parfaitement d'accord. Il n'était pas utile que trop de personnes connaissent le gouffre o˘ vivaient la plante femelle et la grande salamandre.

Ce fut Edouardo qui les accompagna à l'aéroport. Il les salua chaleureusement alors qu'ils allaient embarquer. Il sembla hésiter un instant et demanda :

- Excusez-moi de vous demander ça, mais l'écologie, c'est vraiment du sérieux pour vous ?

Sénéchal réfléchit une seconde.

- Mon vieux camarade MacMillan, un écologiste américain du siècle dernier, était un grand défenseur des condors. Il écrivait à peu près : Će qui compte vraiment dans la sauvegarde des condors et de leurs copains, ce n'est pas que nous ayons vraiment besoin des condors, c'est que nous avons besoin de développer les qualités humaines qui sont nécessaires pour les sauver. ª Et il ajoutait : Ćar ce sont ces qualités-là qu'il nous faut pour nous sauver nous-mêmes. ª Voyez-vous, Edouardo, mon bon ?

Edouardo voyait.

Il leur fit au revoir de la main à mesure qu'ils disparaissaient dans le couloir menant à l'appareil, puis il revint dans le hall du départ. Il fit un panoramique, stoppa sur son objectif puis entama un long zoom avant qui se termina sur une belle mul‚tresse assise sur un banc de plastique du hall, une mul‚tresse vêtue d'une robe rouge avec des perroquets qui s'envolaient, et qui lui souriait en faisant papillonner ses faux cils.

Dans l'avion, Lucrèce s'était lancé dans une réflexion concernant la plante elle-même, là-bas dans son gouffre, quelque part dans l'immensité en dessous d'eux. Il marmonnait, alors que Sénéchal contemplait la jungle par le hublot de l'appareil :

- Est-ce que tu as vu des fleurs sur la grande plante femelle ? Parce qu'il est possible que les fleurs soient chiroptérophiles. Je veux dire qu'elles sont peut-être pollinisées par les chauves-souris, comme la césalpiniacée de Guyane, précisément, ou les bananiers. Les chauves-souris lèchent le pollen ou mangent la fleur, leurs déjections répandent les semences... Ou alors c'est l'eau qui trans-mec le pollen à la saison des pluies. Il passe peut-être par les labyrinthes immergés qui communiquent avec d'autres grottes, d'autres plantes. Sais-tu que chaque espèce de plante à fleur possède un pollen qui lui est propre, lisse ou rugueux, hérissé ou mamelonné, selon ses caractéristiques, qui n'appartiennent qu'à

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une seul espèce ? Le pollen est en somme l'empreinte digitale de la fleur... Mais ce n'est peut-être pas une plante à fleurs. Il est possible aussi que les graines doivent traverser l'intestin d'un oiseau, les sucs digestifs agissent pour... Est-ce que tu as vu des oiseaux sur cette plante ? Pourquoi cette sexualité particulière, à ton avis ? Note bien qu'on ne connaît pas tout, et dans ce domaine...

Sénéchal n'écoutait pas, l'esprit ailleurs, et Lucrèce ne tarda pas à

s'endormir en développant quelques autres théories.

T

68.

Dans le gouffre, les chauves-souris tournent à une vitesse vertigineuse en poussant leur appel strident, qui se répercute sur les parois rocheuses couvertes de lianes et de racines noires. Des grosses gouttes se détachent des arbres immenses inclinés au-dessus de la sombre cavité, filent dans l'air puis tombent au fond au bout d'un long moment, créant des cercles sur la surface sombre de l'eau. Le niveau monte sans cesse, alimenté par un cours d'eau inconnu et des sources souterraines. Au loin, l'Ouf du Diable, telle une titanesque sentinelle, est empanaché de nuages bas.

Dans sa vasque, la salamandre aveugle a bougé, faisant onduler sa crête pareille à une voile transparente. Le tonnerre éclate quelque part au-dessus de la forêt infinie, vite étouffé par l'épais feuillage. La chaleur moite est suffocante. La jungle résonne de mille bruits : le crissement des insectes énervés par l'orage, le cri des perroquets qui passent en bandes serrées dans le ciel lourd et le grondement éloigné des singes hurleurs qui se répondent à travers les cimes embrumées.

L'homme avance silencieusement au milieu des fougères arborescentes. Il est en tenue de combat, ses rangers sont couverts de boue et son chapeau de brousse laisse dépasser sur sa nuque les coins d'un foulard kaki noué sur sa tête. Il porte en bandoulière un pistolet-mitrailleur, armé, qu'il tient à deux mains. Il se sert du canon pour écarter la végétation devant lui.

L'oil aux aguets, il scrute les ombres qui s'épaississent dans la lumière verte d'aquarium qui tombe des hautes frondaisons. Un revolver Magnum à

crosse de bois de cerf pend sur sa hanche. Une grenade verte et lisse est accrochée à son gilet de combat. Il s'arrête et écoute le 341

piaillement des chauves-souris, tout proche. Il écoute encore-Une caverne ?

Le matin, il s'est posé en hélicoptère avec cinq de ses hommes sur la place de l'ancien village des Indiens. Il a trouvé un curieux sentier qui part du village et qui arrive dans ce secteur de rochers, une sorte de tunnel végétal au plafond très bas. Il a remarqué que ce sentier était entretenu, a vu la trace des coups de machettes dans la végétation. Il y est rentré

prudemment. Les Indiens sont petits, ils font des tunnels à leur hauteur...

Des survivants ? Des chasseurs d'une autre tribu ?

Dans une seconde il va appeler ses hommes par talkie-walkie, mais il est attiré par le bruit qu'il entend, tout proche. Il avance de quelques pas, écarte un rideau de feuilles et écarquille les yeux. Il jure tout bas. Il a failli tomber dans un immense gouffre. Un pas de plus, et... Il recule un peu et se tient d'une main à une branche. Il tente d'estimer la dimension du gouffre. Il se penche lentement, prudemment. Il aperçoit un miroitement vert, tout au fond. De l'eau. qu'est-ce que c'est que ça ? Il lui semble que les chauves-souris pépient de plus en plus fort. L'écho, sans doute.

Les singes hurleurs sont plus près, maintenant, leur grondement résonne d'arbre en arbre et se répercute dans le gouffre, l'orage approche. L'homme est inquiet. Cet endroit est terrifiant.

¿ un kilomètre de là, à l'ancien village suripuna, la brume se répand lentement, recouvrant peu à peu les ombres fantomatiques des arbres noirs, dont on ne distingue plus que les silhouettes à quelques dizaines de mètres. Le pilote est posté devant le gros hélicoptère. La carlingue mate, sans numéros, rappelle celle d'un scarabée gigantesque. Les pales, au-dessus de sa tête, projettent leurs traits noirs dans toutes les directions. L'homme est lui aussi en tenue de camouflage, il porte une grosse arme automatique en bandoulière. Il a essayé de contacter les autres par le talkie-walkie, en vain. Personne ne lui a répondu. Il plisse soudain les yeux. Dans la brume lumineuse, il a cru percevoir un mouvement, là-bas, à la lisière de son champ de vision. Les volutes de brouillard tourbillonnent avec lenteur.

La grande flèche siffle dans l'air opaque, lui traverse la gorge et se plante dans la paroi de plastique terne de la portière de l'hélicoptère, le clouant comme un insecte sur la machine. L'homme se cramponne à son fusil, cherche la détente, mais le poison l'engourdit. Il roule des yeux fous, son bras monte vers la flèche, son corps s'arque d'un seul coup. La flèche se détache de la portière et libère le corps qui glisse en se courbant lentement vers le sol,

342

comme s'il s'inclinait pour saluer le public immobile des arbres morts.

Il choit sur le sol noir, presque sans bruit.

Les deux flèches pénètrent en vibrant de chaque côté de la grenade verte, avec un double ´ tchac ! ª sourd. L'homme s'immobilise sous l'impact et renverse un peu le buste en arrière. Il entend un singe hurleur tout proche. Sa main se cramponne aux flèches, il se remet d'aplomb. Dans son dos, il entend une stridulation, un ´ pi-wwi-tchac ! ª, un nouveau choc le pousse brutalement en avant, il voit la pointe d'os devant lui qui ressort sanguinolente de sa poitrine, il ne sent rien. Puis l'horizon bascule, il tombe vers le petit rond qui miroite, tout au fond, là-bas, l'air siffle à

ses oreilles, une nuée noire de chauves-souris monte à sa rencontre, il trouve la détente de son arme, son doigt se crispe, la rafale part, tandis qu'il tournoie en hurlant, les parois défilent autour de lui, les balles miaulent, amplifiées par mille échos, une dernière chauve-souris affolée le frôle et il touche l'eau avec fracas.

Sa veste de combat flotte un instant autour de lui, puis se remplit d'eau.

La photo Polaroid sort lentement de sa poche, monte à la surface et reçoit une grosse goutte qui éclate en particules brillantes. Elle représente des plantes vertes dans des pots numérotés. Sur le journal posé devant les plantes, on peut encore lire : Áccident meurtrier sur la route de Kourou ª.

Rien n'a bougé autour du gouffre. Le cri des singes hurleurs s'est tu. Au bout d'un long moment, les chauves-souris repassent tels des fantômes noirs entre les arbres de la jungle et plongent à tire-d'aile dans le puits obscur. Le tonnerre retentit, plus proche encore. Les insectes reprennent leur chant ténu et strident. Des feuille bougent. Un homme sort de l'ombre.

Il est vêtu d'un pagne et son corps est recouvert de peintures. Il est presque invisible sur l'arrière-plan des fougères géantes. Il porte un masque de jaguar sur le visage et des bracelets de plume aux biceps. Son grand arc à la main, il se dirige sans bruit vers le gouffre. Trois autres Indiens le suivent. Ils ont eux aussi de grands arcs et de longues flèches.

Le plus grand des trois s'arrête et fixe posément des petits capuchons cylindriques en écorce sur la pointe luisante de ses flèches. Il n'a pas de peintures corporelles comme ses compagnons, la peau de sa poitrine et de l'une de ses jambes porte les traces de br˚lures profondes. L'un des hommes boite très bas, son mollet gauche a fondu sous la morsure du napalm.

343

Le chamane se penche sur le gouffre. Ses yeux mutilés distinguent l'homme mort, au fond du puits, à travers le ballet des chauve-souris. La poitrine du chamane se soulève au rythme de sa respiration. Il ôte lentement son masque. Ses compagnons le regardent. Il se recueille un instant et invoque ses dieux, les dieux de la forêt. Il écarte les bras au bord du vide. Sa tête bascule sur sa poitrine peinte. Ses lèvres murmurent :

- Dieux des rivières, dieux des jeunes pousses et des bourgeons, des racines et des marais, des oiseaux et des animaux sauvages, dieux de la lune et du soleil, dieux de la pluie et de l'orage, dieux de mon enfance...

Je sais que vous êtes là, tapis dans l'ombre, partout o˘ mes yeux blessés se posent, partout o˘ mes pas m'entraînent. Dieux invisibles que seul moi, l'initié, peux apercevoir fugitivement au détour d'un sentier ou d'une clairière, peux entendre murmurer dans le bruissement du vent, dans le r‚le de la bête qui meurt. Dieux puissants et terribles que seul l'homme au masque du jaguar peut convoquer, dieux bienfaisants ou malfaisants qui rôdez dans la nuit autour des feux en soupirant, grimés en êtres humains, dieux aux crocs luisants qui hantez comme une brume de mort les rêves du chasseur...

La pluie se met à dégringoler sur les épaules et la chevelure des hommes.

- ... Je vous en supplie. Aidez-moi encore. Ne les laissez pas faire !

Pour vous honorer, je vous les offrirai, je vous offrirai leur ‚me puante afin que vous la dévoriez. Maintenant, ils sont mes proies. Vous êtes l'arc et je suis la flèche. Voici en offrande, dieux de mon enfance, les premiers trophées de ma chasse... Ce n'est qu'un maigre butin, mais d'autres vont sans doute venir, encore et encore. Soyez patients...

De grosses gouttes s'abattent en cascade sur les quatre Indiens, leurs corps ruissellent, puis la pluie s'arrête lentement, dégouttant encore des arbres par instants. Le chamane attend et dit à voix haute :

- Dieux qui êtes dans la bête qui ne voit pas, dans la plante sacrée, dans l'eau qui les fait vivre...

Il se tait brusquement. Il vient d'entendre un bruit furtif, quelque part derrière lui. Ses compagnons se retournent aussi, l'oreille tendue, aux aguets. Puis le regard des quatre hommes se fixe sur l'endroit o˘ est tapi celui qui les observe depuis un long moment. Le chamane le voit et d'un seul geste prend une flèche et bande son arc. Il vise dans sa direction, ses yeux sans paupière sont énormes. La flèche siffle...

344

- Non ! hurle Sénéchal en levant une main et en tentant de bondir de côté, mais ses jambes ne répondent pas.

L'hôtesse lui avait donné des compresses pour s'éponger le front. Il était couvert de transpiration et se sentait glacé en même temps. Des passagers ensommeillés l'observaient. Lucrèce avait été réveillé lui aussi par son cri.

- Pierre, je t'assure que si tu prenais des trucs pour dormir, la phytothérapie, je peux-Sénéchal haleta.

- Ferme-la et passe-moi le numéro d'Edouardo. On peut téléphoner de cette avion ?

Lucrèce bougonna, montra le combiné inséré dans la paroi de la cabine, farfouilla dans son portefeuille et lui tendit un petit morceau de papier.

Sénéchal décrocha, attendit un moment, puis parla avec Edouardo. Il termina sa conversation en disant :

- Et n'oubliez surtout pas que Peter peut faire passer des ordres par le canal des gens qui viennent le visiter à l'hôpital. Je compte sur vous...

Je vous rappellerai de Paris. ¿ bientôt, mon cher Edouardo.

Il se tourna vers Lucrèce.

- Est-ce qu'un chamane pourrait être assez puissant pour... ?

Il se tut et regarda fixement son ami, l'oil vague. Lucrèce leva un sourcil.

- De quoi tu parles ?

Sénéchal lissa le devant de sa chemise, lentement, de sa grosse patte.

- Rien, laisse tomber.

Puis il fit coulisser le rideau du hublot et se mit à contempler le ciel étoile au-dessus de l'appareil. Lucrèce se rendormit comme un ange.

Un ange aux doigts boudinés.

L

69.

Dans son moulin, Sénéchal regardait sur l'écran de son ordinateur la photo d'un revolver. Une étiquette était accrochée au pontet de l'arme. Il cliqua. L'image suivante était celle, agrandie, d'une épaisse chevalière dorée, vue sous trois angles différents. L'écoflic examina le chaton gravé

de signes compliqués semblables à des idéogrammes. Il zooma longuement sur l'objet, comme s'il espérait y découvrir quelque détail révélateur. Le téléphone sonna. Destouches demanda :

- Tu as bien reçu les clichés ?

- Oui. C'est tout à fait passionnant. Et alors ?

- J'imagine, Pierre, que tu n'ignores pas que la métallographie et le laser permettent dans certains cas la révélation des marquages poinçonnés dans les métaux, enlevés par abrasion, ou masqués par martelage ?

- «a permet de mettre en évidence les différences de structures cristalline entre les zones écrouies en profondeur et les autres.

Pourquoi ?

- …crouies ? Je ne...

- …crouir, c'est travailler un métal au-delà de sa limite d'élasticité, mon bon Cédric.

- Tu es parfois étonnant... Bien. Nous avons fait parler, si je puis dire, le petit automatique que le dénommé Marco portait à la cheville. Les numéros d'immatriculation de l'arme, bien que limés, ont pu être révélés par le labo. Nous avons pu ainsi remonter à son premier acheteur, un petit euh, fourgue de Bruxelles, retiré des affaires, qui l'avait revendu, accompagné d'un lot d'armes un peu vétustés, à un certain Henroulle, nom assez courant en Belgique. Mes gens ont, disons..., pressé le bonhomme, la 346

mémoire lui est revenue, il a donné la description du pseudo-Hen-roulle, description correspondant parfaitement au gros Van Lust. Il a révélé

également l'endroit o˘ il lui avait livré sa marchandise, un squat crasseux de la périphérie.

- J'imagine que tu y a dépêché ton meilleur limier, pour ne pas y souiller tes plus beaux atours ?

- Hum. Charles-…meric de Saintonges de La Villardière a fait le voyage. Il adore ça... Van Lust avait essayé de m'endormir en me donnant l'emplacement de la cachette des armes de Marco. Je le trouvais d'ailleurs un peu trop coopératif pour un dur à cuire...

- De toute façon, il n'aurait pas pu l'ouvrir sans se prendre une rafale, non ?

- D'autant que le labo a trouvé ce qui désamorçait le piège de la planque du dénommé Marco... C'était un petit émetteur à ondes courtes caché dans la télécommande de sa télévision.

- Astucieux.

- Van Lust détournait surtout mon attention car il savait, en fait, que le danger venait de Belgique. Mais sa propre cachette était élémentaire, surtout pour le flair de Charles-Emeric.

- Sous le plancher ?

- Pas mal vu !... Sous le faux-plancher de la remise à outils du jardin !

Une sorte de chalet miniature d'un go˚t déplorable, m'a-t-on dit. Nous y avons trouvé, entre autre, deux 357 à parure de crosse en bois de cerf, dont celui que tu vois sur ton ordinateur, ainsi que le EAMAS de l'armée, le jumeau de celui qui piégeait la cachette de Marco.

- Ceux qui faisaient partie de l'équipement de deux légionnaires de Cayenne disparus sur un fleuve, il y a six ans... Mauvais, ça, pour Van Lust...

- Très. Mais c'est devenu encore plus mauvais pour lui lorsque mes gens et ceux de la police belge ont déniché de très petites flèches aux pointes en os, avec ses empreintes dessus... Des flèches d'enfant, en fait, des jouets d'entraînement, des babioles qu'il avait achetées un jour sur un marché à

des mômes indiens, en Guyane, et qu'il avait ramenées en souvenir... Tout simplement.

- Ah, nostalgie... que de sottises on commet en ton nom !

- ... Il en a démonté les pointes pour son astucieuse idée d'assassinat au casque piégé. Le laboratoire n'a pas eu trop de mal à comparer tout ça, les pointes dans le casque de Marco et celles de Van Lust sont de la même origine...

- Pas de chance, vraiment.

- Sans le casque coincé et la conscience professionnelle des gens de la médecine légale, on aurait diagnostiqué une banale 347

crise cardiaque chez ce Marco, étant donné que ce genre de poison est mal connu en métropole.

- Pourquoi avoir employé cette méthode ? Et pourquoi avoir tué son pote ?

- Le gros m'a avoué qu'il n'avait pas osé l'affronter l'arme à la main.

Alors il lui a monté un faux rendez-vous d'áffaires ª. Il connaissait la ponctualité du tueur... Il s'est dissimulé dans l'immeuble, puis a préparé

son petit dispositif.

- En somme, Van Lust a eu trop peur de rater son pote Marco, et il a eu peur aussi qu'il réplique en lui faisant un carton dans le buffet avec son joujou de cheville... Arme qu'il lui avait vendue, si j'ai bien compris...

- Bref, comme il avait baroudé en Guyane, lui aussi, il connaissait les pratiques des chasseurs indiens pour empoisonner leurs flèches. Il s'était souvenu des effets funestes du venin de la grenouille à tapirer.

- Il se l'est procuré comment, ce poison ?

- Il a tout simplement traîné dans les réseaux d'amateurs, dans les petites boutiques à Paris qui vendent des bestioles pour les gens qui ont des terrariums. «a va du cancrelat au boa constrictor. Il a fait savoir discrètement qu'il pouvait payer cher des animaux interdits à la vente, genre grenouilles venimeuses de couleur vive. On l'a mis en garde contre les graves dangers représentés par les Phyllobates terribles... c'est bien ce nom-là ? Peu de temps après, il en possédait six dans un bocal. De quoi empoisonner un régiment.

- Tu me donneras l'adresse du vendeur... Pourquoi ce gros lard n'a-t-il pas récupéré le casque de Marco après l'avoir buté ?

- quand il est descendu au parking pour le faire, la voiture d'un des locataires est arrivée. Il a renoncé et a préféré visiter rapidement l'appartement du défunt pour y trouver le secret de sa planque aux armes, car c'est surtout ce qui l'intéressait. Il avait un passe, il est rentré et a effectué une fouille expresse. Il a trouvé une curieuse bague et s'est dit que les signes cabalistiques gravés dessus pouvaient être le code pour désamorcer le piège de la planque. Il l'a empoché.

- quelle fraîcheur chez ce para !

- Il empoche également un Glock 9 mm tout neuf, referme avec soin et s'enfuit par la porte principale de l'immeuble, comme un visiteur, en évitant de repasser par la cave o˘ il imagine que les pompiers et le SAMU

sont déjà au travail.

- Il a eu tort de s'affoler, car le terrible Lucrèce et son logiciel infernal vont frapper et diagnostiquer le meurtre... Dis-moi, 348

Cédric, le 357 qui est sur la photo, il est à lui ou il appartenait à

Marco ?

- C'est l'arme de Marco, du moins c'est celle qui a tué le professeur Lathuile. La balistique l'a prouvé.

- Ils sont issus de la série ´ Brigades de la jungle ª, ces flingues ?

- En effet, ils proviennent du même lot que les armes que tu as trouvées en Guyane sur l'homme que tu surnommes Sonotone, et également sur celui qui a été tué par sa propre grenade, dans l'ancien village euh...

- L'ancien village akha. Et pourquoi diable le gros lard a-t-il tué son copain ?

- J'ai reconstitué l'histoire par bribes. Elle n'est pas très jolie-Junior, comme tu l'appelle, commandite depuis le Surinam un double crime à Marco, l'ancien des brigades de la jungle devenu assassin professionnel. Mais il ne faut pas que Wandervansen père ait connaissance de cette affaire, ça fait partie du contrat.

- Les meurtres de Tru-Hong et de Lathuile, c'est bien ça ?

- Exactement. Mais Marco, comme tu l'as vu, gère très mal l'affaire Tru-Hong, laisse sur place son fusil que nous découvrons, ne trouve pas les plantes cachées dans la doublure de sa victime et passe à côté de la photo cryptée... Peter se fait alors tirer l'oreille pour payer l'exécuteur, car il est plus que mécontent de ses services. Selon Van Lust, Marco se f‚che et le menace. Ce sont de très grosses sommes d'argent, dont je te parle...

Bien s˚r, Peter Wandervansen aurait peut-être fini par payer sous la menace, il est riche, mais...

- Mais il n'a plus confiance dans un lointain sous-fifre qui a perdu la main, qui en sait un peu trop et devient dangereux pour lui et ses affaires.

- Junior joint alors Van Lust, autre ancien des brigades, en lui demandant, au nom de la ´ famille ª, au sens mafieux du terme, de faire entendre raison à Marco, qu'il trouve vraiment trop nerveux. Van Lust comprend à

demi-mots ce que lui raconte Junior - qui ne lui parle évidemment pas des plantes vertes. Il comprend surtout qu'il y a un différend entre les deux hommes à propos d'un contrat pas - ou mal - honoré, et beaucoup d'argent en jeu.

- Et alors ? Il paye Marco de sa poche pour le consoler ?

- Van Lust m'a affirmé qu'il était allé voir Marco pour lui porter des paroles de paix, et que ce dernier s'est mis dans une rage glacée, disant qu'il ne fait plus partie de cette famille, qu'il ne voulait plus jamais entendre parler du passé, des brigades de la jungle et des Wandervansen -

surtout du fils -, et il lui a collé dans la 319

main son propre revolver à crosse de bois de cerf, lui disant qu'il lui faisait don de ce flingue disons... symbolique.

- Il lui donne son outil de travail préféré ?... Je crois surtout qu'il fait un cinéma au gros pour se débarasser de l'arme qui avait buté

Lathuile.

- Pour lui faire porter le chapeau au cas ou tout ça tournerait mal. Van Lust rappelle Junior et lui raconte tout, à mon sens en exagérant fortement les choses. Junior réfléchit. Il propose au gros d'éliminer Marco l'ingouvernable qui en sait trop, pour la moitié de la somme qu'il aurait d˚ verser à ce dernier. Van Lust accepte.

- Eh bien dis-moi ! L'amitié est une grande et belle chose !

- En fait, Van Lust saute sur une occasion qu'il attendait depuis longtemps. Il convoite les armes de Marco. Il était son fournisseur, il sait o˘ elles sont cachées. S'il peut ouvrir la planque sans risque, il peut revendre tout ce matériel, lourd et léger, ce ne sont malheureusement pas les clients qui manquent... Il y en a pour une fortune. Et il pense qu'il a tout le temps devant lui.

- Je vois. Il fait d'une pierre deux coups. Et tout le monde y gagne. Sauf ce brave Marco qui doit rôtir en enfer à l'heure qu'il est.

- Van Lust prétend que c'est surtout Peter Wandervansen qui a gagné sur tous les tableaux, car il ne l'a jamais payé.

- Bien joué. Et la bague, dis-moi, tu l'as trouvée o˘ ?

Il y eut un silence au bout du fil, puis Sénéchal entendit un soupir et enfin la voix, devenue faible, de Destouches.

- La bague ?... J'attendais que tu poses la question... Eh bien euh... Van Lust la portait au doigt quand on l'a arrêté dans la rue... Je ne pouvais pas faire le rapprochement avec le mort de Che-vreuse, tu comprends ? Je ne l'avais jamais vue, cette bague, je croyais qu'elle était à lui, nom de Dieu ! Je n'y ai prêté aucune attention ! Je l'ai trouvée au dépôt de la prison o˘ j'avais mis ce type au frais avant de le livrer à la police belge... ! Là o˘ tu laisses tes affaires personnelles avant d'être incarcéré... Ne te paye pas ma tête, Pierre, je t'entends rigoler en douce ? Pierre ? Tu es là ? Bougre de... !

70.

Sénéchal avait téléphoné à Lou et lui avait demandé d'appeler l'ombrageux Destouches qui boudait dans son bureau versaillais, pour qu'il lui confie la bague afin qu'elle la fasse radiographier chez Panatopoulos, grand amateur de ce procédé de vision à travers la matière et les gens.

Lou tirait sur son fume-cigarette. Le gros rat sur ses genoux se lissait furieusement les moustaches.

- Le problème, mon chéri, c'est que le système d'analyse occidental consiste à rechercher d'abord les composés dotés d'une activité

thérapeutique, ceux qui justifient l'activité de la potion ou de la drogue, et à évaluer chacun d'eux séparément, n'est-ce pas ? C'est une bien mauvaise démarche, à mon avis !

Elle pencha la tête en arrière et souffla vers le plafond un gros nuage bleu toxique.

- La médecine chamanique, elle, se sert de l'interaction des substances chimiques, en plus des chants, des massages, des rituels. On convoque les dieux pour venir en aide au médecin et au malade. Les Indiens ne font pas de distinguo entre l'humain et le non-humain, je te le répète, Sénéchal, mon chéri. Toutes ces pratiques rituelles provoquent chez le patient un état d'esprit particulier, qui a également une interaction avec les substances contenues dans les plantes, elles-mêmes ayant une interaction entre elles.

- D'accord, d'accord, tenta de répliquer Sénéchal, mais...

- Je vais te donner une illustration de l'interaction entre les substances... Un de mes vieux amis, un ethnobotaniste américain, Plotkin, m'a raconté l'histoire suivante... Je dis un vieil ami, mais il est bien plus jeune que moi. Un jour, un medecine-man africain se révèle capable de fabriquer une potion très puissante contre

351

l'hyperglycémie chez les diabétiques. Deux ethnobotanistes américains, qui l'avaient repéré, lui demandent s'ils peuvent prendre des plantes dont il se sert pour les rapporter chez eux, reproduire sa potion et la tester sur des diabétiques. Bon prince, l'Africain leur donne quatre plantes différentes. Les analyses menées aux USA montrent que ces plantes, prises séparément, n'ont aucun effet. Les botanistes font mijoter les plantes ensemble pour voir si elles fonctionnent en interaction. «a ne marche pas non plus. De retour en Afrique, un an plus tard, ils vont revoir le medecine-man et ils lui expliquent que sa petite recette de cuisine ne marche pas du tout. Ils lui demandent alors de recommencer la manip' devant eux. Le bonhomme fait mijoter les plantes dans son chaudron magique et, au dernier moment, il attrape un crabe vivant dans une boîte à côté de lui et le jette là-dedans, le pauvre bougre ! Mes camarades scientifiques disent alors :

- Mais vous ne nous avez jamais parlé de cette bestiole ! Le vieux renard leur répond :

- Vous m'aviez prié de vous fournir les plantes entrant dans la composition de ma potion, vous ne m'avez jamais demandé de vous fournir toits les ingrédients de cette potion. Il fallait poser la bonne question, garçons !

Lou fixa Sénéchal de ses yeux verts.

- Eh bien, crois-moi si tu veux, Pierre Sénéchal, avec le crabe, ça marche : la potion fait baisser le taux de glycémie dans le sang des malheureux diabétiques. Est-ce que tu saisis bien les multiples implications de cette histoire, trésor ?

- Hum. C'est comme le tapir à la Strogonoff.

- Je te demande pardon ?

- Si vous n'ajoutez pas un dé à coudre de grand-marnier, ça ne marche pas.

Elle leva un sourcil.

- Peut-être bien... Le tapir à la Strogonoff, tu dis, mon chou ? «a met l'eau à la bouche.

- Pourquoi est-ce qu'on vient dans ce bled, nom de Dieu, Pierre ! avait gémi Lucrèce, embarqué une heure plus tôt manu militari dans la Méhari de Sénéchal, direction Chevreuse.

- Je vais te le répéter pour être s˚r que ça pénètre bien dans ta caboche d'empoisonneur : parce que, la dernière fois que je suis venu, je suis allé

traîner dans tous les bars et restaus du patelin et une seule auberge était fermée. Je veux savoir si on y a aperçu Tru-Hong auparavant. J'ai téléphoné, les gens qui tiennent l'auberge sont revenus de vacances. Les flics ne les ont pas visités.

352

- Tu ne pouvais pas y aller sans moi ?

- J'ai trop peur de m'ennuyer, tout seul à la campagne. Si tu es sage, je t'invite à déjeuner à l'auberge. Si tu reposes la question, tu paies le déjeuner et celui du lendemain.

Lucrèce resta dans la voiture tandis que Sénéchal se dirigeait vers une auberge pimpante. Avant d'y pénétrer, il jeta un coup d'oil au menu dans son cadre de bois, à l'angle de la porte. Puis il regarda dans la salle à

travers l'une des fenêtres agrémentées de rideaux vichy. Il poussa alors la porte, une sonnette fit entendre un tintement grave. La pièce aux boiseries sombres était accueillante et chaleureuse. Il n'y avait personne derrière le bar. Il vit au mur des photographies de la région et des points remarquables pour les promenades romantiques : étangs, paysages, énormes rochers aux formes tourmentées en pleine forêt. La plus grande des photographies, couleur sépia, représentait un porche de pierre portant une inscription en latin. Un légende disait en dessous : ´ L'entrée de l'abbaye des Vaux de Chevreuse ª. Sénéchal pensa : Úne sorte de portique akha, en somme. ª

Les mains dans le dos, dans l'attitude de l'amateur d'art éclairé qui arpente les galeries, chéquier illimité en poche, il vit arriver depuis le fond de la salle un homme souriant aux cheveux blancs, et porteur d'un tablier de la même couleur. L'homme arriva à sa rencontre et le salua.

L'enquêteur lui répondit courtoisement puis désigna la grande photographie.

- Dites-moi, cher monsieur, c'est quoi, cette abbaye ?

- L'abbaye des Vaux de Chevreuse ? C'est une ancienne abbaye qui a été transformée voici une quinzaine d'années en hôtel-restaurant. Elle se trouve à environ cinq kilomètres d'ici. Très très chic. Le décor est magnifique, avec les ruines du cloître illuminées le soir. En plein milieu des bois de Chevreuse. C'est extrêmement, comment dire ? huppé. Princes arabes, hommes d'affaires internationaux, voitures de grande remise, service de sécurité... ils ont même une piste d'hélicoptère.

- Une piste d'hélicoptère ?

- Oui, de cette manière les gens pressés arrivent à l'abbaye directement depuis Roissy pour y traiter leurs affaires, en déjeunant ou en dînant...

Ils ne m'envoient jamais de clients, ces braves collègues, ce n'est sans doute pas dans leurs habitudes.

Il sourit à nouveau,

- Enfin, c'est comme ça. Je devrais peut-être enlever cette photo, ça leur fait de la publicité... que puis-je pour vous ?

Sénéchal sortit sa carte d'écoflic en posant le pouce sur le mot 353

FREDE. Il regarda le type fixement. L'autre eut une bouffée d'inquiétude.

- Ah, la police ! Vous recherchez quelqu'un ?

Sénéchal le fixait toujours, la carte tendue devant lui, puis il sembla soudain sortir d'une intense réflexion.

- Savez-vous que vous m'ouvrez des horizons infinis ? Votre cuisinier est là ?

- Oui, pourquoi ?

- J'aimerais l'interroger.

- Il est aux fourneaux... ¿ cette heure... Et je ne crois pas qu'il puisse...

- Je me permets d'insister. Puisse le voir ?

- Il a fait une connerie ? C'est un jeune gars...

- Un jeune gars qui semble connaître son affaire, d'après la carte ! En fait, j'aimerais le soumettre à la question dans l'arrière-cuisine, jusqu'à

ce qu'il m'avoue sa recette du lapereau au miel et au gingembre, une création que je ne connais pas.

Le restaurateur rit, rassuré. Le regard de Sénéchal fit le tour de la salle à manger.

- Je suis venu avec un collègue qui m'attend dans la voiture. Cette petite table pour deux, là-bas, est malheureusement réservée, je vois.

Le restaurateur regarda dans la même direction que Sénéchal

- La table près de la fenêtre ? S˚rement une erreur. En tout cas, elle ne l'est plus. Installez-vous, je vous apporte la carte et les apéritifs.

Le copieux déjeuner et le bon vin aidant, Sénéchal, au café, se prit à

rêver d'une sieste réparatrice dans une chambre de l'auberge. Il avait appelé la FREDE et avait demandé qu'on contacte l'abbaye des Vaux de Chevreuse pour savoir si Monsieur Tru-Hong, qui faisait l'objet de l'une de ses enquêtes, était arrivé en hélicoptère à la date du 6 au 7 novembre en provenance du vol 214 Cayenne-Roissy d'Air France.

Il étaient tous deux penchés sur la carte de la région, la salle du

*estaurant s'était vidée peu à peu. Sénéchal disait à Lucrèce :

- Il a été piégé quand il est descendu de l'avion... C'est bien ça...

¿ mon avis, Marco l'a appelé sur son portable de la part du professeur Lathuile, dès qu'il a mis les pieds dans l'aéroport, pour lui indiquer un changement de programme et ils lui ont fait le grand jeu. Hélicoptère, hôtel-restaurant de grande classe... Il n'est pas venu en voiture ou en taxi de Roissy, le gars, mais en hélico ! Regarde la carte de la forêt. Il avait vingt-cinq minutes de marche

354

pour arriver depuis l'abbaye jusqu'au point o˘ il a été tué. Janfi a picolé

et bouffé sur le compte du vieux, persuadé qu'il lui présenterait la note, comme ça avait d˚ être convenu au cours de la conversation téléphonique. Il devait être euphorique, Janfi. Cadre somptueux, whisky à gogo... Il allait rencontrer son client, sans doute pour faire ensemble une promenade au grand air loin des oreilles indiscrètes, en parlant affaires.

- Il allait plutôt rencontrer un intermédiaire envoyé par le vieux. Ils ont d˚ lui faire croire que Lathuile avait eu un empêchement. Un voyage impromptu, sinon, il aurait rappelé le vieux qui se serait inquiété.

N'oublie pas que seul Lathuile et lui étaient au courant de leur rencontre, il n'avait pas de raison de se méfier d'une autre personne.

- Hum ! Voyons un peu... Marco a très peu de temps pour honorer ce contrat. Sa mission c'est : un, éliminer ce type très vite et sans faire trop de bruit, deux, prendre sa bague aux signes étranges, trois, le fouiller et ramener tout ce qu'il peut trouver d'intéressant, quatre - et c'est peut-être le plus important pour lui -, sortir des bois sans arme et sans se faire repérer... Il utilise un calibre 12 standard, peut-être pour laisser croire à un meurtre au fusil de chasse. Il préfère jouer la surprise. Je pense qu'il a d˚ venir la nuit précédente planquer son engin raccourci et déguisé. Il devait connaître un peu le secteur.

- C'est très possible... Il accroche son arme dans un arbre, à hauteur des yeux, il engage une cartouche de chevrotines dans la chambre... Il ne lui reste qu'à attirer Janfi dans ce coin tranquille.

- Il appelle Janfi à l'hôtel, de la part de Lathuile, se fait passer pour son intermédiaire, le guide avec un téléphone portable depuis l'abbaye jusqu'au point de rendez-vous. On l'avait averti depuis Cayenne pour le doigt enflé, il a une pince coupante dans sa poche.

- Il accueille Janfi, ils papotent un peu tous les deux, puis Marco entraîne sa victime à l'écart des allées. Tout en discutant et en marchant, il décroche négligemment une petite branche morte qui lui bouche le passage, se retourne et fait feu trois fois sur Tru-Hong... Il attend un moment, aux aguets... Tout ça n'a pas fait trop de bruit. Personne ne rapplique. Alors il ramasse vite fait ses étuis de cartouches vides, fouille son client, prend tout ce qui permettrait d'identifier Janfi...

- Il essaye de sectionner la chevalière, sans succès, s'énerve, coupe le doigt et passe à côté des plantes et de la photo dans la doublure de la veste... Peut-être parce qu'il est trop pressé de filer, 355

ou simplement parce qu'il est obnubilé par le bijou aux idéogrammes.

- Négligence qui va lui être fatale.

- Il raccroche son arme mimétique dans un arbre, peut-être pour revenir la chercher nuitamment, quand tout ça se sera tassé. Il est certain que les policiers ne la trouveront pas.

- Ou bien il s'en fout totalement.

- En tout cas, Charles …meric de Saintonges de La Villardière, troisième du nom, le limier au flair prodigieux, va la découvrir...

- Pour finir, il emporte le seul bagage que Janfi possédait, la petite mallette que le personnel de l'abbaye lui avait vue à la main. Je pense qu'il a d˚ l'enterrer superficiellement plus loin dans les bois, avant de filer sur sa moto qu'il a planquée en contrebas.

- qu'est-ce qu'il pouvait bien y avoir dedans, à ton avis ?

- J'ai bien peur qu'on ne le sache jamais. Peut-être tout simplement une brosse à dents et un pyjama !

- Et tout ce qui permettait d'identifier sa victime, plus une pince coupante, trois étuis de cartouches vides...

- Une paire de gants, sans doute pleine de sang, et un doigt enflé portant la trace d'une grosse chevalière... Pauvre Janfi...

1

71.

Sénéchal étudiait la radiographie de la bague. On distinguait très bien, de profil, l'emplacement de la petite capsule scellée sous le chaton qui avait contenu la drogue du chamane. Il examina la bague. Lou avait foré deux trous dans le bijou en or avec un instrument fin comme un cheveu, pour en extraire un liquide presque noir.

Sénéchal était songeur.

- C'était un malin, le Janfi. Ce bricolage est invisible de l'extérieur.

Au moment o˘ Marco lui a coupé le doigt, je ne crois pas qu'il savait qu'elle contenait quelque chose, pas plus que les Wan-dervansen. quand leur informateur, à Kourou ou ailleurs, leur a raconté que Janfi avait un doigt enflé et qu'il ne voulait pas faire couper la bague, ils devaient penser, comme Van Lust pour une autre raison, que c'étaient les idéogrammes qui étaient intéressants. qu'est-ce qu'elle dit, cette came ?

Lou le regardait par-dessus ses lunettes, elle était debout en face de lui, ses cheveux blancs noués en un austère chignon.

- La drogue, ou plutôt le produit, est très complexe. Des tas de molécules inconnues, il faudrait trier. J'ai trouvé également une substance qui n'a rien à voir avec un végétal supérieur. J'ai fait en somme deux types de recherches. La première va t'amuser, trésor, elle concerne les signes gravés sur la bague. C'est du chinois, mais ancien et stylisé. Le linguiste que j'ai interrogé m'a expliqué que cela signifiait simplement ´ Mille ans de bonheur et de prospérité au porteur de cette bague ª. Le style est celui des Akhas, m'a affirmé ce garçon, à qui j'ai envoyé une photo par le net.

Ton dénommé Janfi a d˚ faire bricoler la bague par un joaillier. Il a scié

le chaton dans la largeur, creusé une cavité en dessous, la cap-357

suie a été introduite et on a recollé la petite plaque qui porte les inscriptions chinoises. Pour qu'on ne voie pas le trait de scie, une feuille d'or de quelques microns a été appliquée sur tout le bijou. C'est un travail très soigné.

- D'accord, d'accord, s'impatienta Sénéchal. Mais la substance ?

Celle qui est présente là-dedans en plus de l'extrait végétal, qu'est-ce que c'est ?

- Hum, doucement, trésor. La substance est un alcaloÔde. Il provient d'un champignon. Du fameux cordyceps tropical que Morel avait trouvé. Il est bien possible que la drogue extraite de la plante n'ait aucun effet sans ce cordyceps, comme le crabe dans la potion anti-hyperglicémie. Au microscope, on voit des spores de ce champignon dans la mixture...

- Laissez-moi réfléchir... Si j'ai bien compris, ces spores, invisibles à

l'oil nu, se trouvent sur la feuille de la plante m‚le. Les Indiens n'ont pas de microscope, ils ne peuvent pas les voir. Mais ils sont là. Les graines qu'on avait mises à germer dans un labo en France n'en contiennent pas, puisque le champignon se sert d'un scarabée qu'il zombifie pour se reproduire et balancer sa semence depuis le haut des arbres. Il n'y a pas de scarabées dans les labos... Les plantes que Petit Botaniste avait volées aux Suripama en contenaient-elles ?

Il hésita.

- Si ça se trouve, peut-être pas.

- Ce que je pense, c'est que le medecine-man de ta tribu indienne s'est aperçu que certains pieds m‚les donnaient des résultats, d'autres pas. Dans ces cas-là, il doit se servir de grandes quantités de plantes pour sa mixture. S'il connaît son affaire, il a peut-être remarqué que les pieds qui poussent sous certains arbres sont actifs pour la mixture, d'autres pas.

- Oui. Ou alors il connaît très bien son affaire et il connaît parfaitement l'action complémentaire du champignon. Ayons un peu d'humilité

scientifique, ces gars-là sont des observateurs permanents de la nature. En tout cas, Petit Botaniste ne le savait pas, lui, j'en suis certain.

Parfait. Les Wandervansen auraient peut-être échoué, tout le monde aurait peut-être échoué, il est possible qu'il y ait encore d'autres composants, là-dedans... Il est possible que le vieux cha-mane soit mort avant d'avoir transmis le secret de la préparation à son jeune apprenti... Louise, n'essayez pas d'utiliser cette mixture sur qui que ce soit pour le désintoxiquer, j'ai peur qu'elle produise un effet secondaire, même bien longtemps après son absorption, qui vous fasse voir ou entendre des choses, comment dirais-je, non réelles pour des esprits cartésiens comme les nôtres...

358

- Je n'y songeais pas, à vrai dire. Cela étant, on pourrait essayer d'isoler...

Sénéchal se pencha vers elle et lui parla à quelques centimètres du visage.

- N'isolez rien du tout. Mettez ce truc en sécurité dans un coffre, et n'y touchez plus avant une dizaine d'années. Surtout, n'y pensez pas, ce truc est un poison...

Louise sourit.

Lucrèce et Sénéchal se promenaient dans le parc du moulin. Un camion avait livré le matin même une palette de tuiles entourée d'un grand film plastique transparent. Les deux poneys broutaient sans conviction l'herbe rare de leur enclos. Sénéchal venait d'exposer à son ami la conversation téléphonique qu'il avait eue avec Edouardo. John Doe avait appelé le petit flic à moustaches pour lui expliquer que la Drugs Enforcement Administration avait réussi à obtenir des autorités surinamiennes la mise sous séquestre des biens des Wandervansen, et surtout la possibilité

d'opérer une descente musclée dans leurs propriétés. Les numéros de série des turbines de l'hélico foudroyé et le nom de son pilote à gourmette avaient permis d'établir le lien avec les brigades de la jungle.

- J'ai bien réfléchi au système de la grotte et du gouffre, intervint Lucrèce. Il y a là aussi de multiples interactions. Je dirais qu'il y a de l'écologie et de la magie... Il est possible que les ossements au fond du puits correspondent à un rituel de purification, il se pourrait qu'ils aient également des vertus au niveau de la composition de l'eau. Imaginons que les Indiens aient remarqué que la plante - qui pour eux possède un caractère sacré - se développe mieux si on immerge dans le gouffre les squelettes du gibier, singes hurleurs, tapirs et autres, et qu'ils y immergent également leurs morts afin de perpétuer cet état de choses. Un rituel, une cérémonie de la fécondité, en somme. Les morts alimentent la vie, la vie spirituelle, puisque dans leur conception cette plante n'est pas un médicament mais un hallucinogène destiné aux cérémonies chamaniques.

La salamandre est peut-être une sorte de gardienne du temple, en même temps elle est un animal qui participe à cette chaîne mystérieuse de la vie de la plante. Chacun nourrit chacun. Un écosystème : des micro-organismes qui ne vivent que dans cette eau nourrissent de minuscules crustacés, qui en nourrissent de plus gros, qui nourrissent la salamandre... ¿ moins qu'on ne la nourrisse en plus, et depuis longtemps, pour qu'elle ait atteint cette taille incroyable. Lorsque la saison des

359

pluies arrive, deux ingrédients montent dans la vasque o˘ la plante plonge ses racines : un bienfaisant, les sels minéraux, et un néfaste, le mercure rejeté par les chercheurs d'or. ¿ terme, le mercure viendra à bout de cette chaîne complexe. qu'y faire ? Nous devrions en tout cas sauver cette plante qui peut sauver des toxicomanes à travers le monde, il faudrait faire une étude complète, en récolter plus, trouver ses principes actifs, isoler les bonnes molécules, éliminer celles qui provoquent des effets secondaires, et ensuite...

- Lucrèce, stop !

Sénéchal avait crié, Lucrèce le dévisagea avec des yeux ronds. Sénéchal fouilla dans sa poche de chemise et en sortit un petit sachet transparent, qu'il tendit sans un mot à son ami.

- qu'est-ce que c'est ?

- Regarde bien.

Lucrèce mira le sachet au faible soleil de Normandie, puis il poussa un juron.

- Merde ! Ou t'as trouvé ça ? On dirait...

- Trente-six graines. M‚les ? Femelles ? Je n'en sais rien. quand je suis allé couper des branchages de la plante femelle, j'ai trouvé ces graines tombées au sol. Sont-elles vivantes ou mortes, je n'en sais rien non plus. J'ai bien regardé partout, je n'ai pas vu de pousses dans les fougères autour de la grande femelle. Je n'ai rien dit à personne, et j'ai rapporté ces graines en fraude. Vois-tu, Lucrèce, mon ami, dans le rêve que j'ai fait, dans l'avion du retour, j'étais là-bas, près du gouffre, et je voyais le chamane et trois Indiens survivants. Je voyais aussi le village détruit, je percevais les pensées, je pouvais être à plusieurs endroits à

la fois, j'entendais l'incantation d'un chamane, alors qu'il murmurait et était loin de moi. Et je comprenais sa langue ! Je voyais un type des brigades de la jungle se faire tuer par les Indiens devant le gouffre, et en même temps j'en voyais un autre, au village, se faire transpercer par une flèche. qui n'était pas une flèche à poissons, celle-là. Si ce rêve est vrai, s'il a un rapport avec une réalité, même lointaine, je pense que l'ultime expédition des brigades de la jungle à l'Ouf du Diable sera bientôt recouverte par la forêt, avec leurs armes et leur dernière machine volante. La grande saison des pluies va accélérer le processus.

Sénéchal baissa la tête et contempla le sol boueux du bord du cours d'eau.

- Ce rêve m'a permis de comprendre bien des choses. La première, c'est qu'il ne faut pas retourner là-bas. La seconde, c'est que nous ne devons rien utiliser pour nous. Il faut laisser ces gens 360

à leur forêt et à leur mode de vie, à leur monde peuplé d'esprits. Vois-tu, Lucrèce, j'étais très fier d'avoir rapporté ce patrimoine génétique végétal inconnu, comme tu dirais, du gouffre o˘ j'ai failli laisser ma peau. Ce rêve m'a fait changer d'avis. Je ne saurai jamais pourquoi ces types m'ont épargné. Un dernier cadeau, peut-être, à notre magnifique civilisation biotechnologique. Je te les offre à mon tour, ces graines qui leur appartiennent, mon ami... Tu en feras ce que bon te semble. Mais sois quand même extrêmement vigilant. Tu sais, quand j'ai parlé pour la dernière fois avec Botaniste, qui a consommé cette drogue et qui est à moitié dingue, j'ai repensé au cordyceps et à son effet sur le cerveau des insectes...

- Hum. Nous n'avons pas grand-chose en commun avec les insectes, mais je comprends.

Lucrèce regarda le sachet et le soupesa sur sa paume, la tête un peu penchée de côté, puis il referma la main vivement.

- Suis-moi.

Les deux hommes se tenaient debout sur la passerelle de bois qui enjambait la petite rivière, cours d'eau paisible chargé d'alimenter en énergie les turbines du moulin. Les écluses étaient levées. L'eau lisse glissait à

toute allure au-dessous d'eux et, descendant une margelle de pierre inclinée, moussait un instant puis se perdait dans les ajoncs en ondulant et en créant des tourbillons crémeux. Lucrèce tenait les graines au creux de sa main. D'un geste thé‚tral, il les jeta dans l'eau au loin. Puis il se brossa les mains bruyamment.

- Et de trente-six... Tout ça pour rien ! Sénéchal regarda l'eau brune.

- En tout cas, si les grenouilles les bouffent, elles vont faire des jolis rêves.

Lucrèce arborait un sourire satisfait. Il demanda :

- qu'est-ce que tu nous as préparé à midi ?

- Un truc dans lequel on met un doigt de grand-marnier à la fin... Devine.

Le pharmacien rondouillard ouvrit de grands yeux.

- On en trouve en Normandie ?!

T

72.

Morel-la-libellule-géante-à-lunettes-du-jurassique ignorait totalement son nouveau surnom, ainsi que le fait que ce surnom avait fait le tour de la profession et de l'université o˘ il dispensait ses cours. C'était l'un des plus beaux jours de sa vie. Sa coupe de Champagne à la main, entouré de quatre de ses collègues préférés, de sa secrétaire et du grand étudiant à

rollers (qui le couvaient tous du regard), il admirait pour la centième fois, à travers ses lunettes embuées par l'émotion, la photo agrandie de l'insecte punaisée sur le mur. En dessous de la bestiole, sur la photo, il était écrit en grosses lettres blanches : Extatosoma imbri-cus Morelli.

Morelli ! Incroyable ! Un insecte inconnu à ce jour avait reçu son propre nom ! Morelli. Dans un siècle ou deux, les entomologistes du futur se pencheraient avec respect sur sa publication relatant l'extraordinaire découverte d'Extatosoma imbricus Morelli. Albert Morel faisait entrer son nom dans le Grand Livre de la Science. Il ouvrait à lui seul un nouveau chapitre de l'Histoire de l'Evolution. Il y aurait certainement de furieuses controverses à l'Académie à propos de ce coléoptère d'un demi-

millimètre de long, dont on voyait distinctement sur la photo (prise aux binoculaires par le grand étudiant à rollers) les antennes annelées ainsi que les longues pattes. Ces pattes si différentes de celles d'Extato-soma imbricus Linnoi, son cousin, peut-être son ancêtre, désormais. Cette variation pouvait venir de... Non, ce serait trop beau.

On frappa à la porte, tout le monde cria Éntrez ! ª, et la haute silhouette de Sénéchal se découpa dans le chambranle. Il sourit et tendit devant lui deux bouteilles de Champagne. On l'applaudit, Morel le salua chaleureusement, et tandis qu'on s'affairait autour 362

des bouteilles et des coupes, le petit scientifique lui fit admirer la photo, la main largement tendue vers le mur, tel un peintre montrant le chef-d'ouvre impressionniste qu'il venait d'achever.

- Voilà la bête, monsieur Sénéchal. Je vous ai invité à ce petit pot entre intimes, car c'est aussi un peu gr‚ce à vous que Extatosoma imbricus Morelli et moi-même avons eu les honneurs de la presse. Ma communication à

l'Académie a fait grand bruit, je dois l'avouer. Votre ami Destouches n'a pas pu se joindre à nous aujourd'hui, c'est dommage.

Sénéchal prit l'air admiratif qui convenait.

- Je me joins volontiers à ce chour de louanges, professeur. En quoi ai je une responsabilité dans cette prodigieuse découverte ?

Morel n'écoutait pas. Il se dirigea vers un de ses collègues, un homme d'une soixantaine d'années aux cheveux frisés.

- Vous permettez, Pierre-Edouard ?

Il lui arracha presque des mains une grande photo que l'autre était en train de contempler. Morel était très excité. Il colla la photo sous le nez de Sénéchal, la tenant à deux mains par le haut. Elle représentait un insecte semblable à celui dont le portrait était accroché au mur.

- Voyez-vous, monsieur Sénéchal, lui, c'est ce bon vieux Extatosoma imbricus Linnoi, l'insecte de base, en somme. Un demi-millimètre de longueur. Comme vous le remarquez, il s'agit d'un magnifique m‚le, les antennes de la femelle sont plus courtes. Comparez avec la photo de Extatosoma imbricus... (il fit une pause, se rengorgeant en prononçant le dernier mot) ´ Morelli ª. quelles différences constatez-vous ?

- C'est évident. Le vôtre, celui que vous avez découvert, a des petits piquants sur les pattes. Pas son copain.

- Excellent, monsieur Sénéchal !

- Bien observé ! approuva derrière eux un collègue bedonnant qui en était à sa sixième coupe de brut et dodelinait un peu.

Morel exultait.

- Cette différence apparemment infime a beaucoup d'implications. Les insectes s'adaptent très vite. Saviez-vous, monsieur Sénéchal, que lorsque les Américains, après guerre, ont déversé des tonnes de DDT sur leurs marécages pour tuer les moustiques, eh bien ces derniers se sont débrouillés pour avoir le moins de contacts possibles avec la molécule d'insecticide ? En quelques générations, ils ont fait pousser des longs poils sur leurs corps et sur leurs pattes, des longs poils qui empêchaient le DDT de pénétrer jusqu'à leur peau.

- C'est fascinant... Et alors ?

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= Ttrors n est pussirae que ~Extatosoma imôncus Morelli ait lui aussi développé des piquants sur les pattes en quelques générations, car son biotope, son environnement, si vous préférez, a été radicalement transformé

par l'arrivée de la base.

Sénéchal était un peu perdu.

- De quelle base parlez-vous, professeur ?

Morel regarda Sénéchal à travers ses lunettes en cul de bouteille, comme s'il était à une dizaine de kilomètres.

- Ah oui, vous l'ignoriez. Eh bien, apprenez que cet insecte, celui qui n'a pas de piquants sur les pattes, vit dans un périmètre très étroit, dans la jungle de Guyane française. ¿ un endroit nommé Kourou, mais je vous dis ça pour mémoire, vous ne devez pas savoir o˘ ça se trouve.

- Kourou, dites-vous ?

- Oui. Enfin, bref, celui que j'ai découvert, et qui porte désormais mon nom, vit également dans ce périmètre très étroit, mais il semblerait que ce soit un mutant, car ses piquants indiquent...

Sénéchal l'interrompit.

- Et puisje savoir o˘ vous avez découvert ce mutant ?

- Mais dans les bois de Chevreuse. Vous étiez là. Sur le type tué par de la chevrotine. Il était mort.

- Oui, j'avais remarqué que cet homme était décédé, merci.

- Non, je vous parle de l'insecte. Il était mort. Dans le revers du pantalon du défunt. Je ne comprenais pas ce qu'il faisait là, dans cette forêt d'Œle-de-France... Je parle toujours de l'insecte. C'est pour cette raison que j'ai d˚ dire quelque chose comme : Ć'est le bordel chez vous !

ª Ce qui reflétait un grand trouble chez moi, car il est rare que j'emploie des formulations aussi, euh... lapidaires, mes collègues et mes étudiants peuvent témoigner que jamais, au grand jamais ...

- Professeur, seriez-vous en train de m'expliquer que vous avez découvert sur le corps de Monsieur Tru-Hong un insecte d'un demi-millimètre de long qui provenait d'un secteur géographique étroit, situé dans une seule partie du monde, qui se trouve être un village nommé Kourou, Guyane française, lequel possède une base de lancement de fusées spatiales ?

Sénéchal avait dit ça très vite, les yeux mi-clos. Morel le contempla en contre-plongée derrière ses énormes hublots.

- Monsieur Sénéchal, vous êtes un enthousiaste ! Et quel esprit de synthèse ! Bravo, c'est parfaitement exact ! «a me fait plaisir de voir que vous vous enflammez pour mes modestes travaux.

- Professeur Morel, puisje vous rappeler que si vous m'aviez raconté ça immédiatement, j'aurais pu gagner un temps précieux !

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- Monsieur Sénéchal, je dois vous avouer que, malgré mon expérience, j'ai cru que je m'étais trompé dans mes petits flacons. Amusant, non ? Vous savez, un demi-millimètre de long... J'ai d˚ procéder à des vérifications auprès de mes collègues de Guyane, et...

- Mais enfin, prof ! vous ne m'avez jamais parlé de cette bestiole !

- Ne vous échauffez pas, monsieur Sénéchal, je vous ai déjà débrouillé

votre cordyceps. Je vous ai dit qu'il provenait du bassin amazonien. Je crois même avoir cité la Guyane française.

- Professeur, la Guyane est grande comme le Portugal ! Plus la jungle ! Il se trouve que j'en viens !

- Ah tiens ? On ne se rend pas bien compte sur la carte... C'est là que vous avez attrapé votre truc sous l'oil ? Reprenez donc une coupe de Champagne, monsieur Sénéchal.

Lou enleva ses lunettes et les laissa pendre au bout de leur chaîne.

Elle avait passé la nuit à essayer de ne pas penser au produit que Sénéchal avait rapporté du Surinam.

Elle se frotta le nez entre le pouce et l'index.

Elle devait bien admettre qu'elle ne pensait qu'à ce liquide brun et à sa composition depuis qu'elle l'avait extrait de la bague.

Elle remit ses lunettes sur son nez, se leva et se dirigea en claudiquant vers la petite armoire vitrée accrochée au mur.

Elle regarda le minuscule tube de verre qui contenait les trois milligrammes de drogue du chamane. De drogue ? Un poison, avait dit Pierre Sénéchal. Un poison mais aussi un médicament, un médicament potentiel, en tout cas. Il faudrait pouvoir isoler les molécules actives. Trier...

«a ne co˚terait rien de mettre ça dans le spectographe.

Simple curiosité scientifique.

Sans qu'elle s'en soit vraiment rendu compte, sa main s'était posée sur la petite poignée de la porte métallique de l'armoire.

Elle hésita puis sortit un minuscule trousseau de clés brillantes de sa poche de blouse.

Allons.

Simple curiosité scientifique.

¿ quelques encablures du laboratoire de Lou, Lucrèce, assis à son bureau, faisait rouler du bout de son index boudiné les quatre graines qu'il avait réussi à soustraire à la vigilance de Sénéchal, en jetant les autres dans l'eau du moulin.

quatre graines. Des m‚les, des femelles ? Vivantes ? Mortes ?

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_____________------_ . " ^.-n.^mi. jywuv´_>ir cicurvci une eau appropriée.

Une solution nutritive. Une très forte teneur en calcium, bien s˚r. De l'hydrogène sulfureux. Comme dans la grotte de Movile, en Roumanie. Ou celle de Fiume Coperto... Mais comment s'appelait-il, déjà, ce collègue italien qui avait fait sa thèse sur les écosystèmes souterrains ?

- qu'est-ce que vous avez sous l'oil, détective ? demanda Dame Pottier.

- Je me suis coupé avec un morceau de bambou, à moins que ce ne soit avec un bout de grenade. La nature n'est pas toujours bonne avec l'homme, chef.

Il est malheureusement clair qu'elle préfère la femme.

- Une grenade ? Le fruit, je suppose ? Eh oui, la nature se venge de tout ce que vous lui faites subir, Sénéchal, surtout avec votre voiture en plastique. Bon. J'ai lu votre rapport. Vos rapports. C'est assez abscons...

Vous êtes certain d'avoir vu ces Indiens ? Vous n'en avez pas absorbé de cette plante chamanique, juste pour essayer ? Je ne suis pas en train de parler avec un toxicomane, là, Sénéchal ?

Sénéchal leva une main lasse.

- Si je peux placer un mot, chef, c'est : ´ Rassurez-vous. ª Rassurez-vous, ma seule dépendance concerne les fromages corses, dont mon organisme, hélas, ne peut plus se passer. (Il la scruta un instant.) Cela étant, j'aime beaucoup vos peintures de guerre, que vous appelez, je crois, un léger maquillage.

La petite femme recula un peu dans son fauteuil. Elle remit en place une mèche de cheveux auburn et croisa ses jolies mains manucurées.

- Parfait. ¿ propos, vous savez que Froissart est un amour depuis votre dernière entrevue ? Et que nos budgets ont très sensiblement augmenté ?

Mais je vois que toutes ces contingences ne vous intéressent pas. Dites-moi plutôt ce que vous a appris cette promenade. qui puisse nous être utile à

tous, ici, bien s˚r.

Sénéchal passa une main en r‚teau dans ses cheveux.

- J'ai appris que nous courons moins vite que tous ces gens-là, chef. En effet, la FREDE a une leçon à tirer de tout ça. La leçon, c'est que nous ne sommes pas équipés pour nous colleter avec des Wandervansen et autres barons de la criminalité.

- Hum. Vos Wandervansen assumaient leur rôle de prédateurs cyniques et violents. Des criminels sans scrupules, m'avez-vous écrit. Si les Américains avaient voulu les coincer plus tôt, hein ? Mais ils ne sont pas les seuls coupables dans cette affaire.

- Vous avez peut-être raison. Ne nous trompons pas de cible et 366

regardons un peu ce qui se passe sous notre nez. Je crois que je vais aller discuter un moment avec l'excellent dirigeant de Wirsantex France, ce cher Bihalin, l'homme qui aime les molécules pas chères puisque toutes faites par la nature et piquées dans des pays démunis.

- Ne prenez pas cette peine, Sénéchal, j'ai envoyé récemment une petite équipe chez Bihalin pour lui expliquer notre point de vue sur ses pratiques de biopiratage. «a n'a pas traîné, il a sauté sur son téléphone et la maison mère Wirsantex a immédiatement mis à sa disposition une armée d'avocats internationaux.

- Et alors ?

- Devinez ? La prospère mais vertueuse firme Wirsantex France est tombée des nues en apprenant que le digne professeur Lathuile, leur mercenaire scientifique préféré, employait lui-même des mercenaires pour voler le savoir des tribus et le patrimoine végétal qu'elles utilisent.

- qu'en pensez-vous, chef? Entre nous ?

- qu'ils se paient notre tête. Mais qu'en l'état actuel de la législation internationale, nous ne pouvons rien contre eux. Je vous vois un rien déçu, Sénéchal, non ?

- L'ordinateur de Janfi a livré une liste de labos et de firmes de cosmétiques qui employaient ses services pour piller les forêts tropicales et leurs trésors pharmaceutiques, entre autres. qu'est-ce que...

- Nous avons communiqué la liste aux autorités du Surinam. Les labos en question expliquent que les sommes versées par eux à Tru-Hong correspondent à des honoraires de consultant.

- Ben voyons !

- Le problème, détective, c'est que nous ne pouvons pas prouver grand-chose. La fortune de ces gens-là est aussi illégale que celle des Wandervansen, disons qu'au moins eux ne massacrent pas des tribus entières pour arriver à leurs fins.

Sénéchal fronça les sourcils.

- Vous n'en croyez pas un mot, chef, vous savez parfaitement que la forme est différente mais que le résultat, à terme...

- ¿ propos, Sénéchal, vous avez rapporté ces plantes que vous aviez trouvées là-bas ?

- Hélas, elles ont toutes crevé, comme je l'ai écrit dans mon rapport.

- Faute de soins appropriés, j'imagine. C'est bien dommage. Gr‚ce à elles on aurait peut-être pu sauver des milliers de personnes victimes de la drogue, non ?

Sénéchal soupira et ouvrit largement ses grandes pattes, les paumes tournées vers le plafond :

- que voulez-vous, chef, quand on n'a pas la main verte...