- Ils cherchent également à définir d'autres serrures, comprendre comment elles fonctionnent, comprendre leurs interactions. Tourner ce genre de clé
de contact peut faire entrer enjeu des chaînes réactionnelles, voyez-vous ?
- Je vois.
- Et saisissez-vous le danger, monsieur Sénéchal ?
- Je le saisis, je le saisis, cher monsieur. Je tourne la clé... et boum !
je tue des centaines de malades. Soyez gentil, faites-moi l'hypothèse gagnante, j'aime pas trop perdre dès le début.
Bihalin fit un large sourire. Il paraissait s'amuser.
- Oooh ! mais vous pourrez aussi perdre au milieu ou à la fin... Vous allez vous rendre compte que c'est un jeu passionnant qui demande des nerfs de turfiste de haute volée... Bien, admettons que nous avons sélectionné un groupe des molécules actives sur une maladie. Nous allons les trier pour choisir les meilleures d'entre elles, car nous aimons parier sur des cracks, pas sur des tocards.
Il se décolla soudain du mur pour arpenter la pièce, poing fermé, scandant chacune de ses phrases d'un mouvement de son menton en galoche. Sénéchal pensa, sans trop savoir pourquoi, qu'il était le genre de type à toujours trouver une place dans un restaurant bondé.
- Nous allons en trier, en retrier, en rejeter et en resélectionner, en re-re-sélectionner, tamiser et filtrer jusqu'à ce qu'une de ces jolies pouliches sorte du lot. qu'elle nous apparaisse comme la plus combative face à votre gros rhume ou à votre choléra... Et face à ses concurrentes, bien s˚r.
- Bien s˚r.
103
- Comme la route vers la gloire nous est désormais ouverte - du moins c'est ce que nous pensons -, nous allons affiner le profil d'activité de notre molécule. Ce qui signifie que nous allons commencer à la tester sur l'organisme. Pas sur l'homme, évidemment. Sur des souris. Car imaginons que notre potion guérisse votre rhume mais soit toxique, tératogène, cancérigène, que sais-je ? Et qu'elle vous tue un peu plus tard par un effet secondaire, ce serait f‚cheux.
- Oui. Très. Vous perdriez votre principal partenaire. Tératogène, dites-vous ?
- qui produit des malformations congénitales. Prenons l'aspirine. Elle a été découverte à la fin du siècle dernier. Formidable produit... Pourtant, elle cause des malformations congénitales chez la souris. Le médicament le plus vendu au monde aurait été rejeté par nos filtres modernes ! Il n'aurait jamais reçu l'autorisation de mise en vente sur le marché. Amusant quand on y pense, non ?
- Très.
- Songez qu'aujourd'hui, avec tous ces filtres, toutes ces précautions, seule une molécule synthétique sur dix mille arrive sous forme de médicament sur l'étagère d'un pharmacien !
- C'est rassurant.
- Vous avez raison ! Mais si ça ne marche pas, si notre médicament tue nos souris, nous repartons encore à la case départ, ce qui co˚te encore beaucoup d'argent. Bien, admettons que ça marche. Nous voilà maintenant engagés dans une course contre la montre et contre nos concurrents... En outre, nos bouillants actionnaires veulent déjà voir leur retour sur investissements apparaître à l'horizon.
- C'est humain, je suppose.
- Nous allons donc développer notre produit pendant huit à dix ans, jusqu'à obtenir l'autorisation de mise sur le marché. Je ne vous parle pas des phases de développement clinique, des problèmes de la prescription, des doses, des formes à adopter : pommade, comprimé, poudre ? Les contrôles sont permanents. Supposons que nous ayons franchi toutes les haies de ce steeple-chase, pour prolonger notre image chevaline, eh bien treize ou quatorze ans plus tard nos usines tourneront à plein rendement, la commercialisation sera enfin lancée dans le monde entier...
- Vos commerciales aux jolies jambes et vos commerciaux supersympas seront sur toutes les routes, paieront des gueuletons aux pharmaciens et aux toubibs de la planète entière, animeront pour eux des séminaires de formation arrosés aux grands crus du
104
Bordelais. Et les dollars rentrent enfin dans nos escarcelles. Des tas de dollars, j'imagine. Bihalin hocha la tête.
- Mais pour en arriver là, il nous a fallu beaucoup de travail et beaucoup d'argent.
Sénéchal s'était mis à regarder le ciel par la fenêtre, les mains dans le dos.
- Vous ne m'avez parlé que des molécules de synthèse. Mais imaginons que je trouve par terre une molécule inconnue, une bonne grosse molécule toute faite par la nature qu'on puisse se procurer par extraction de quelque chose qui se promène déjà sur la planète, animal, minéral ou végétal... une belle pouliche qui courrait en liberté, là, dehors. Si on l'attrape et qu'on arrive à la dresser, on peut économiser pas mal de fric sur ces cent cinquante millions, non ?
- Oui, je suppose. Mais vous savez, c'est très très rare de nos jours.
- On peut également gagner gros si elle court plus vite que les autres.
Très gros, non ?
- Oui. On peut gagner un argent fou... Auriez-vous par hasard une supermolécule à nous vendre, monsieur Sénéchal ?
Sénéchal se retourna vers lui. Le directeur lui sembla moins coopératif, son visage s'était fermé. Il jeta ostensiblement un coup d'oil à sa montre.
L'écoflic fit un peu durer le plaisir puis laissa tomber, apparemment déçu.
- Hélas, non ! Adieu, rêves de grandeur, adieu folles espérances ! En tout cas merci, monsieur Bihalin, votre supermonopoly m'a fait entrevoir quelques perspectives dorées... Mais dites-moi, le professeur Lathuile, il faisait quoi pour vous ?
21.
Chez Bio Infracom, ça n'allait pas très fort quand Sénéchal y débarqua. Le virus à retardement que Martine Despléchin avait introduit dans tous les ordinateurs sans le savoir avait détruit la majorité des disques durs, et tout particulièrement celui qui contenait le programme de la technologie expérimentale mise au point par Lathuile. Un bataillon d'informaticiens s'affairait autour des machines. Les deux jeunes scientifiques qui dirigeaient la société étaient effondrés. Celui qui avait une barbe de prophète dit à Sénéchal :
- Cette salope nous a foutus dans une belle merde... Le vieux avait les copies des disques, évidemment, et il se les gardait précieusement. Mais la police ne les a pas trouvées chez lui.
- Vous devriez aller voir à Gibraltar, répondit Sénéchal. Les deux types le regardèrent d'un air mauvais.
- qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
- J'ai mené une rapide enquête sur votre boîte. J'ai été intrigué par le fait que la société Bio Infracom ait été enregistrée à Gibraltar lors de sa création. Gibraltar, paradis fiscal... J'ai compris en farfouillant un peu que c'était surtout pour que le nom de Lathuile n'apparaisse pas en tant qu'associé majoritaire... Très majoritaire ! Il était donc votre patron. Il a drainé tous les capitaux nécessaires à la création de cette boîte, n'est-ce pas ? C'est quoi, vos plantations, dans la salle, là-haut ?
- Du coton destiné à un gros labo pharmaceutique, répondit celui qui portait un costume et des baskets.
- Du coton?
- Du coton un peu spécial, du coton transgénique pour les Chinois.
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Le barbu vint au secours de Sénéchal.
- La voilà, la technologie de Lathuile. C'était une très grande pointure en génétique. Il a introduit le gène d'un lapin dans ces plantes, là-haut, pour améliorer cette variété de coton, qui est donc transgénique. Et il a mis également des verrous génétiques pour que la plante soit stérile, qu'on ne puisse pas la reproduire sans acheter de nouvelles graines. Il a breveté
son système, mais sans donner les détails, comme dans tout brevet. Ce sont des processus très complexes... On est bien dans la merde !
- Et pourquoi les Chinois ?
- Parce que le marché est titanesque. Parce qu'ils n'ont pas peur des OGM, ils s'en foutent : ils ont des millions de bouches à nourrir, et surtout des millions de bouches à venir qu'ils ne veulent pas nourrir.
- Expliquez-moi, j'ai horreur des devinettes, jeune homme.
Il avait pris soudain un ton dur et le regard qu'il posait sur eux était glacial.
- Vous énervez pas... Depuis la nuit des temps les Chinois utilisent des graines de coton d'une certaine variété comme pilule anticonceptionnelle.
Cette graine contient une hormone qui agit sur le cycle d'ovulation des femmes... Je vous passe les détails, c'est compliqué. Lathuile a perfectionné cette variété de coton. Il a trouvé chez le lapin un gène qui améliore la production d'hormones dans les graines de la plante. …
normément. Il a intéressé Wirsantex à la partie, cette boîte vise le marché
chinois avec un médicament extrait du coton.
- Wirsantex ?
Les deux jeunes type se coulèrent des regards en biais. Le barbu dit:
- Ce sont les principaux intéressés dans l'affaire. C'était un secret, on n'était que trois à le savoir ici, Lathuile et nous deux. Et on est un peu parano. On avait raison de l'être, la preuve... Ceux de Wirsantex veulent avoir le contrôle de toute la chaîne de production de cette hormone.
L'idéal serait pour eux de planter le coton modifié dans le pays même, de monter des labos là-bas et de vendre cette pilule anticonceptionnelle à
toute la planète... Ainsi que la semence avec ses verrous. Vous voyez le marché ?
- Je le vois, je le vois... C'est pour ça que vos locaux sont protégés par des systèmes de surveillance aussi costauds. Vous auriez d˚ vous méfier de la petite Despléchin... Trop tard ! Le prof Lathuile n'avait pas un autre projet ?
Les deux types se regardèrent à nouveau. Sénéchal monta le ton.
107
- Jtlè no, réveillez-vous, messieurs, c'est la police qui vous parle ! Là, devant vous.
- Euh... OK, OK. Il avait un truc incroyable qui allait bientôt arriver.
C'est ce qu'il nous a raconté, mais c'était aussi un secret... Il était pas facile, vous savez ?
- Je sais. Dites-moi, cette technologie qui tient sur un disque pouvait s'appliquer à d'autres plantes ?
- Oui. Tout du moins en ce qui concerne le décryptage des gènes et la mise en place des verrous génétiques interdisant sa reproduction. Il suffit de suivre la méthodologie à la lettre et de faire tourner les bécanes. Mais c'est très complexe... Nous-mêmes, on ne comprend pas tout. On ne peut pas accéder aux sources du système. L'introduction de gènes d'autres organismes, animaux ou végétaux, était une des spécialités du vieux... Et là, c'est une autre histoire.
22.
Ce matin, ils m'ont suivi, je le sais. Je suis allé acheter le journal comme tous les matins et j'ai regardé la première page avec les gros titres comme tous les matins. Après, j'ai discuté un moment avec le marchand de journaux, comme tous les matins, de tout et de rien... Et je suis allé
prendre un café au rhum à la terrasse en lisant le journal au soleil. Le soleil me fait du bien... Ma jambe me fait moins mal quand je suis installé
comme ça au soleil un petit moment. Je rabats mon chapeau sur les yeux, je mets mes lunettes de soleil et je lis le journal. Tu parles ! je m'en fous bien, du journal. En réalité je regarde autour de moi et de temps en temps je tourne une page. J'observe les gens, les bagnoles qui passent devant la terrasse. Faut pas me prendre pour un con... L'autre jour, il y avait un type à l'autre bout de la terrasse avec des lunettes de soleil. Un jeune Noir. Baraqué. Souple. Il faisait semblant aussi de lire le journal. ¿ part qu'il oubliait de tourner les pages, ce con-là ! Il regardait tout le monde derrière ses lunettes, sauf moi. Moi, je me marrais, je le matais direct, tout le temps, le connard, droit dans les binocles. Et puis il a tourné la tête, et j'ai vu le fil qui brillait... Il avait un fil à l'oreille, son oreille du côté de la rue. Il était relié par radio, l'enculé ! Il me surveillait. Il me suivait ! Il a d˚ comprendre ce que j'avais vu et il s'est levé... J'ai sorti mon petit souvenir de ma poche et, quand il est passé devant moi, j'ai agité le grigri du caÔman presque sous son nez en rigolant... Il a bien compris, j'en suis s˚r ! Je me marrais encore pendant qu'il se barrait entre les bagnoles. Va te faire éclater par une bagnole, connard, j'ai pensé, va te faire aplatir la gueule, je te couperai l'oreille avec mon surin, là, en plein jour en pleine rue, devant tout le monde, et je l'enverrai à ton patron avec le micro dedans et 109
. j_.e message, u sera clair... Us verront bien qu'il faut pas me prendre pour un connard !
Après, je me suis calmé, je me suis dit si ça se trouve c'était simplement un type qui a des problèmes auditifs, c'était sans doute qu'un appareil pour les durs de la feuille. Les durs de la feuille... «a m'a fait marrer tout seul... Je ne pouvais plus m'arrêter de me marrer. C'est mes nerfs.
Cette putain de selva m'a bousillé les nerfs. L'Ouf du Diable me fait encore peur. N'empêche, depuis ce jour-là je vais plus chez le même marchand de journaux, mais je passe pas loin de la terrasse pour mater les consommateurs matinaux qui prennent le soleil. Le type ne s'est pas repointé. J'ai pris les photos comme tous les jours avec le journal, en faisant des tas de détours dans les bois. Maintenant, j'ai peur... Vivement que ça se termine, vivement qu'ils aient leur camelote et vivement que j'ai leur fric...
23.
Sénéchal, épuisé, s'affala lentement sur une des chaises vides de la salle de réunion de la FREDE. Il avait été incapable de trouver le sommeil la nuit précédente. Il l'avait passée à écrire un mémoire à Dame Pottier, à
piloter des puissantes automobiles sur des circuits internationaux (du moins sur sa console de jeux vidéo) et à rechercher diverses informations sur le net. Au matin, il avait préparé de copieux petits déjeuners pour ses deux femmes, puis il avait pris la route de Paris.
Il posa le dossier marqué ´ Biotechnologies ª sur la longue table beige et aligna à petits coups secs de l'index la couverture cartonnée le long du bord de plastique noir. Il jeta un coup d'oil à l'horloge murale et nota mentalement de reprocher pour la millième fois à Lucrèce son retard chronique (chronique et pathologique, c'était certain), et cela dès qu'il apparaîtrait. Il l'avait appelé en sortant du labo de Morel et l'heure de leur rendez-vous était dépassée depuis vingt bonnes minutes. Il trouva reposante la vision des chaises vides autour de lui.
Il avait salué vaguement deux ou trois collègues dans le couloir et s'était félicité de ne pas avoir trouvé Dame Pottier dans son bureau. Elle lui avait expliqué cent fois que le dernier jeudi du mois était le jour o˘ elle allait mendier son budget aux ministères. Tout le monde le savait dans le service, mais lui n'avait jamais réussi à s'en souvenir... Tant mieux, c'était reposant aussi... Le néon au-dessus de sa tête bourdonnait légèrement... Il faisait toujours trop chaud, là-dedans. Bien trop chaud...
Il lutta un court moment contre un délicieux engourdissement...
Un clang ! terrifiant le fit sursauter.
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______________0__,.- ,*_,n cmçrana cou pareil s'endormir n'importe o˘ !
- Hein ? dit le détective, en ouvrant les yeux et en avisant Lucrèce à
quatre pattes sur la moquette à côté de lui.
- Te voilà revenu ! J'ai fait tomber les petites cuillers, c'est ça qui t'a réveillé ? Je disais que c'est quand même incroyable de voir un grand escogriffe comme toi s'endormir n'importe o˘... O˘ donc ton esprit errait-il ?
Sénéchal b‚illa.
- ´ Mon cour est flétri et n'a plus le go˚t des choses simples. ª Sans compter que le labrador de mon propriétaire est devenu incontinent et chie partout dans le moulin. Et toi, tu t'en fous, évidemment. Comptez sur les amis ! Dis-moi, tu connais un champignon dégueulasse qui s'appelle Cordyceps ?
Tout en versant le café, Lucrèce fouilla dans sa mémoire.
- Non, ça ne m'évoque rien... C'est bien le labrador qui est incontinent ?
Pas le propriétaire ? Tu sais, les champignons, je crois savoir qu'il en existe plus d'un million et demi d'espèces sur la planète, alors je...
Sénéchal le coupa d'un geste impérial.
- Stop, merci, merci... Ton collègue Morel, La-libellule-géante-à-lunettes-dujurassique, m'a fait un cours complet. Comme j'ai bon cour, tu n'auras qu'une synthèse. Il te remercie d'ailleurs pour tes fleurs, je veux dire pour lui avoir confié les graines et la plante. Assieds-toi, je te raconte. Et laisse-moi t'avouer que je me félicite de savoir enfin quelque chose que tu ignores. Pour une fois...
L'exposé de Sénéchal fut aussi concis que précis, qualité que prisaient fort tous ses collègues. Et sa mémoire était sans faille, ce que prisaient beaucoup moins les gens sur qui il avait un jour enquêté.
Dès qu'il eut terminé, il but ses deux tasses de café tiédasse coup sur coup et émit un claquement de langue sonore. Lucrèce demeura un instant silencieux, les sourcils froncés, puis demanda :
- Les petits points blancs sur le tirage d'imprimante qu'on a trouvé sur le gamin amateur de champignons, justement, seraient des spores de cordyceps ?
«a signifierait que la photo représente la plante qui est dans le sachet...
(Il fit la moue.) Mouais, peut-être, peut-être pas. Tu sais, bien s˚r, que les champignons qu'on trouve en forêt, les petits machins mous avec un pied et un chapeau, ne sont que la partie apparente d'un réseau souterrain qui constitue le véritable champignon. J'ai lu d'ailleurs quelque part que le plus grand organisme vivant connu est un champignon. Il est améri-112
cain, je crois, il est vieux de mille ans et son réseau couvre six cents hectares, rien de moins. quant aux vertus aphrodisiaques des champignons, mon pauvre vieux... (il eut un geste philosophe), elles relèvent souvent de croyances dues principalement à leur forme phallique. En revanche, leurs vertus médicinales sont connues depuis l'Antiquité. Savais-tu que les athlètes grecs grattaient les murs de leur gymnase pour recueillir de minuscules champignons qui soignaient leurs blessures ? Et que-Lé
beuglement de Sénéchal fit sursauter son docte interlocuteur.
- Rhhaha ! Stop ! S'il te plaît, stop ! Les aphrodisiaques, c'est un gros marché, je sais... L'année dernière, j'ai d'ailleurs foutu en l'air un réseau de connards qui butaient des rhinocéros dans des réserves pour vendre leurs cornes sous forme de poudre de perlimpinpin...
- Du calme, je m'en souviens parfaitement. Je me rappelle également, comme tout le monde ici, que l'un des types du réseau que tu avais attrapé à Lyon avait reçu une méchante raclée à coups de b‚ton... Il avait le poignet droit en compote, si j'ai bonne mémoire ? Et une côte cassée...
- Fêlée. Si j'ai également bonne mémoire, il avait essayé de me trancher le lard au cran d'arrêt, le gros sournois ! Et si j'ai toujours bonne mémoire, je lui ai prescrit en urgence une petite infusion de manche de pioche ! Le bois d'arbre, c'est de la phytothérapie... que des bonnes choses naturelles, mon cher potard ! Au fait, j'aurai demain le rapport du mycologue, vous pourrez échanger vos impressions champêtres et même vos coins à champignons, si ça vous chante !
- Dis donc, t'es d'une humeur ! «a te réussit pas de dormir au bureau !
- Je suis fa-ti-gué, voilà !
Sénéchal b‚illa sans retenue et se frotta un oil du revers de la main.
Le petit homme rond croisa ses mains sur sa bedaine et fit tournicoter ses pouces l'un autour de l'autre d'un air pénétré, puis il inversa le sens de rotation.
- Tu devrais essayer de lire des romans pour te détendre un peu, le soir.
Des histoires policières, peut-être... Tu as lu Sherlock Holmes ?
- Dans notre métier, nous avons tous lu Sherlock Holmes. Ce qui nous a permis de devenir les prodigieux limiers que nous sommes, moins le talent plus les fins de mois difficiles... Pourquoi veux-tu me faire relire ça ?
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------rrorrr. JC pCIlhC A IlUlie ...
- Ah oui, le genre : ´ Lorsqu'on a éliminé l'impossible, tout ce qui reste, même si cela paraît invraisemblable, doit être la vérité. ª C'est dans Le Signe des quatre. Tu vois, je connais mes classiques...
- Sans doute, sans doute, mais dans …tude en rouge, Holmes dit presque exactement le contraire. Il dit à peu près que lorsqu'un fait semble s'opposer à une longue suite de déductions, il s'avère à tous les coups sensible à la lumière d'une autre interprétation, ou quelque chose dans le genre.
- Je ne vois pas o˘ est la contradiction ! Jésuite ! Lucrèce fit un signe d'apaisement.
- Bon, bon... C'est pas ton jour. On va essayer de ne pas se chamailler.
Il inversa à nouveau le sens de rotation de ses pouces.
- C'est le mot ássociation ª qui m'intéresse dans le topo de l'entomologiste. Des organismes vivants associés... Ouiouioui... Toi, tu penses à un trafic de trucs pour les types qui n'ont pas d'érection, ou qui en veulent plus. Un trafic d'aphrodisiaque, une sorte d'ectasy bio, c'est ça ?
Sénéchal passa la main dans ses cheveux poivre et sel.
- Et pourquoi pas ? Puisque nous en sommes aux associations, et donc aux associations d'idées, c'est Morel qui m'y a fait penser avec le marquis de Sade et ses p'tites mouches... Si ça se trouve, la feuille et les graines n'ont aucun intérêt, elles ne sont que le support physique des spores du champignon... C'est peut-être lui seul qui est le produit intéressant, lui seul qui contient une substance active ? Un alcaloÔde ?
- Hmm. J'ai un début d'idée : il nous faudrait un ethnobota-niste. Il se trouve que je connais quelqu'un qui...
- Un ethnobotaniste ?
- C'est une spécialité : ethnologie et botanique. Tu vois ? Sénéchal était toujours renfrogné.
- Du genre Morel-la-libellule-géante-à-lunettes-du-jurassique qui vous tient la jambe pendant des heures ?
Un sourire qui se voulait énigmatique apparut dans la barbe naissante de Lucrèce.
- Pas vraiment. Louise est une vieille amie... qui a l'habitude de peser ses mots. Au fait, j'ai aussi des photos pour toi -je sais que tu aimes les devinettes - qui, à mon sens, nous donnent une seconde raison d'aller voir une ethnobotaniste.
Il tira de sa mallette une enveloppe blanche format A4 et la jeta sur la table. Sénéchal en sortit deux grandes photographies en couleurs. Elles représentaient de curieux objets. Pris de face sur 114
une des photos, et de profil sur l'autre, ils étaient numérotés. Des codes étaient imprimés au coin inférieur droit des deux images. Les deux objets ressemblaient à deux haches primitives cabossées, des haches rouge‚tres de l'‚ge de pierre, qui brillaient sous l'éclair du flash. On distinguait la trace de la coupe des outils qui avaient servi à les façonner.
- Alors ? demanda Lucrèce. Je te donne dix secondes pour trouver, après je te paie à bouffer.
- C'est totalement évident. Ce sont les trucs qu'on a trouvés dans le casque du type à la moto.
Le chimiste eut l'air stupéfait.
- Merde, comment t'as fait ? C'est pas possible, on dirait des haches des cavernes !
- Très simple. Dans les codes en bas à droite, ce symbole signifie grossissement. Ensuite il y a marqué deux et six. Donc grossissement vingt-six fois. Ce ne sont donc pas des haches. Et cela est une trace de peinture, là, toute petite, mais on la voit bien.
Il se pencha sur les photos et les renifla.
- Enfin ça sent l'huile de chaîne de moto, de la Perfect Engine High Speed, pour être précis. Je me trompe ?
Lucrèce se gratta la joue d'un air perplexe puis éclata franchement de rire.
- D'accord, tu m'as eu. Comment t'as fait ? Sénéchal lui fit pour la première fois un large sourire.
- J'ai appelé le labo de la criminelle vendredi en sortant de chez Morel, juste avant de te téléphoner. Ils m'ont dit que c'était prêt et que tu passerais prendre les photos ce matin chez eux. C'est pour ça que tu étais en retard, car tu as papoté chimie comme d'habitude avec ton grand pote Guyomarch de la crim'. Facile. Bon, j'ai un faim de loup, maintenant, je sens que je vais mieux !
- Bien joué... Hmm... Est-ce que tu aimerais savoir ce que ces deux objets ont d'extrêmement particulier ?
- Si ça peut te faire plaisir...
- Eh bien... ils sont en os. Ils ont été fabriqués dans un fémur. Lucrèce regarda derrière ses lourdes paupières l'effet produit par cette révélation, mais une fois de plus il fut déçu. Sénéchal se contenta de demander :
- Un fémur de quoi ?
- Hum... Bonne question, en effet. Il y a des chances que ce soit le fémur d'un singe. Je dis bien : il y a des chances.
- Des singes, des grenouilles... Un vrai bestiaire ! Elles n'auraient pas appartenu à un raton laveur, par hasard, tes épines ?
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-- je teste ae^marore. i^a petite trace de peinture, c'est du rou-cou, une teinture végétale dont les Indiens d'Amazonie s'enduisent le corps. Le roucou est extrait du fruit d'un arbre très répandu là-bas. C'est aussi un antiseptique et un répulsif pour les insectes et autres saletés. Ce sont des pointes de flèche indiennes. Mais des toutes petites flèches, ce qui est bizarre... quels Indiens, on l'ignore. Colombiens, brésiliens... le champ est vaste. En tout cas, c'est de l'os. J'ai cru que c'étaient des épines et pas des flèches, et je m'étais trompé. Il faudrait aller voir un spécialiste de ce genre de truc et je n'ai pas le temps et tu m'ennuies avec ta mauvaise humeur et je me tire et j'en ai marre.
24.
- Le pauvre trésor, ses dents poussent en permanence, même à son ‚ge. Si les vôtres poussaient sans arrêt, vous seriez bien obligé de faire comme lui, n'est-ce pas ?
- Bien entendu, chère madame, répondit Sénéchal courtoisement. Mais peut-
être peut-il s'attaquer à autre chose qu'à mes chaussures... ¿ celles de Lucrèce, par exemple ?
La grande femme assise dans le fauteuil devant lui claqua des doigts.
- Allons viens, Livi, tu ennuies Monsieur Sénéchal !
Le gros rat pelé leva la tête et observa le propriétaire des épaisses chaussures de cuir brun taille 45. Une oreille légèrement crénelée lui donnait une allure de boxeur retraité. Il s'assit sur son arrière-train, sembla hésiter et se frotta le bout du nez d'un geste étrangement humain.
Puis, en deux bonds sur le parquet impeccablement ciré, il revint se blottir sur la couverture à carreaux rouges posée sur les genoux de sa maîtresse. Elle le caressa d'une longue main tavelée, ne paraissant plus se préoccuper de ses deux visiteurs. Enfin ses yeux d'un vert soutenu se posèrent de nouveau sur Sénéchal. Il se sentit gêné par ce regard intense de jeune femme dans ce vieux visage émacié encadré de longs cheveux gris.
Elle tripota une seconde la paire de lunettes demi-lunes reliée à une chaînette d'or qui pendait sur son gilet de gros tissu grège.
- Il faut excuser Livingstone, Pierre -je peux vous appeler Pierre, n'est-ce pas, puisque vous êtes un ami de mon tendre chéri de Lucrèce ? Il faut l'excuser, il n'a plus, comment dirais-je ? de repères sociaux à force de partager sa vie avec la vieille Lou, n'est-ce pas ? Nous sommes des vieux débris tous les deux. Des vieux
117
ucuus qui iioTrem: encore pouf un moment sur cette foutue mer des Sargasses.
Elle fît un large geste de la main, censé embrasser l'immensité du monde.
¿ la surprise de Sénéchal, le rongeur jeta un coup d'oil ironique vers lui, comme s'il n'était pas dupe de cette déclaration qu'il avait d˚ entendre des centaines de fois.
- Je t'en prie, Lou. (La voix de basse de Lucrèce sortait d'un coin sombre du salon o˘ ils étaient assis tous les trois. Sa courte silhouette bougea un peu dans l'ombre du grand fauteuil de velours à oreillettes.) Je connais par cour cette jolie fable de la mer des Sargasses. Revenons plutôt à la botanique, si tu veux bien. C'est réellement très important.
Elle écarta une mèche de cheveux d'un geste de petite fille, puis sourit franchement, découvrant des dents très blanches dont certaines étaient couronnées d'or. Elle pointa un index impérieux vers le petit chimiste.
- Lucrèce, mon chou, tu es terrible, tu sais ? Tu as toujours été un garçon terrible avec moi. Avec tout le monde, d'ailleurs.
Le terrible Lucrèce croisa les mains sur son ventre et se renfrogna. La vieille femme caressa de nouveau l'animal au poil r‚pé, semblant perdue dans ses pensées, et déclara enfin :
- Pierre, soyez un amour, allez me chercher mon nécessaire de toxicomane, là-bas. Le plateau sur la petite table près de la fenêtre. Je vais examiner de plus près votre photographie... Lucrèce, donne-nous un peu de lumière, veux-tu ? Livi, retourne dans ta cage, mon cour.
Le petit salon plongé dans la pénombre sembla soudain s'animer. Pendant que Sénéchal se levait de toute sa haute taille et traversait la pièce en trois enjambées, Lucrèce s'extrayait avec difficulté de son profond fauteuil et appuyait sur tous les interrupteurs à sa portée. Le rat, déposé
délicatement mais fermement sur le plancher par sa maîtresse, s'enfuit en direction d'une grande cage en osier qui voisinait avec un ordinateur flambant neuf. Il y disparut comme avalé par une trappe, dans un froissement épais de vieux journaux, et se mit à gratter quelque chose avec assiduité.
Les yeux de Sénéchal firent le tour de la pièce désormais éclairée. Près de lui, une cheminée de marbre supportait un grand miroir doré. Des photos étaient coincées dans le bord du cadre. Certaines en noir et blanc, d'autres aux couleurs défraîchies. Pour la plupart elles représentaient Lou. Louise Savignac plus jeune. En blouse blanche dans un labo, sur un cheval en tenue de brousse. Louise entourée d'Indiens souriants, lances à
la main. Louise aux commandes d'un avion de tourisme, en compagnie d'une jeune
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femme, un foulard sur la tête. Louise travaillant sur son herbier, des lunettes de soleil démodées sur le bout du nez. Louise en train de faire une conférence devant un parterre de messieurs cravatés. Un portrait photographique dans le style des studios Harcourt montrait une Louise Savignac nimbée de lumière artificielle, les yeux clairs tournés vers le ciel, d'une beauté romantique à couper le souffle.
Lauren Bacall. C'est ça... Lauren Bacall jeune, pensa Sénéchal.
Il tendit à Lou un plateau de plastique rayé sur lequel reposaient deux paquets de Gauloises sans filtres, une grande paire de ciseaux étincelants sous l'éclairage électrique, un fume-cigarette trapu en argent guilloché et un mortier noirci contenant un pilon de bois. Elle posa le plateau sur ses genoux, piocha délicatement une Gauloise dans l'un des paquets bleus, la coupa en deux tronçons égaux à l'aide des ciseaux, en vissa un dans le fume-cigarette, fouilla dans une des poches de poitrine de son gilet et en sortit un briquet. Puis elle alluma la Gauloise avec gourmandise en fermant un oil à demi, comme un homme. Une volute de fumée bleue s'éleva devant la lampe. Sénéchal, interloqué par ce rituel, coula un regard latéral à
Lucrèce qui haussa les épaules avec une expression fataliste. La vieille dame tendit sa longue main vers le petit chimiste, sans le regarder.
- Montre-moi ça, mon chou, montre, maintenant qu'on y voit clair.
Lucrèce réussit à s'extraire une nouvelle fois de son fauteuil et déposa sur le plateau de plastique la photo des feuilles enfermée dans une pochette transparente. Lou chaussa ses lunettes, posa le fume-cigarette et observa longuement l'épreuve en penchant un peu la tête de côté. Puis elle la leva à hauteur de ses yeux éme-raude. Seul un froissement de papier dans la cage du rat troubla le silence. Elle dit enfin :
- Ce sont les vraies couleurs ? Ce n'est pas une photo, c'est du numérique. Il n'y a pas l'échelle. «a représente trois petites feuilles vertes, n'est-ce pas ?
Le soupir de déception de Sénéchal couvrit les grattements ténus du rat dans sa maison d'osier.
La vieille dame allongea le bras vers le fume-cigarette d'argent, tira une longue bouffée, éjecta le mégot de l'instrument en appuyant d'un coup sec sur l'extrémité munie d'un ressort. Puis elle écrasa avec lenteur le mégot dans le mortier avec le pilon de bois. Elle posa la photo sur le plateau de plastique. Le silence dans la pièce était devenu pesant, le rat lui-même avait cessé ses grattements, comme s'il attendait lui aussi une explication. Une petite
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piuie agressive gitla soudain les vitres. Lou sembla réfléchir une seconde, puis se recula dans son fauteuil et farfouilla dans une autre poche de son gilet. Elle en sortit un trousseau de clés reliées par une petite pochette de cuir rouge et le fit tinter devant les yeux de Sénéchal.
- Je comprends que vous soyez déçus, mes pauvres trésors. Mais vous voyez ça, mon chou ? Ce sont les clés de mon auto de location... Lucrèce vous expliquera que je déteste avoir toujours la même voiture, alors j'en loue pour pouvoir en changer souvent. La dernière est garée quelque part dans le secteur. Pouvez-vous me dire la marque, la couleur, et l'endroit o˘ vous pourrez la trouver rien qu'en voyant ses clefs ? Est-ce un cabriolet, une familiale, un quatre-quatre, une décapotable ? Non ? Vous ne savez pas ?
(Elle soupira.) Eh bien, vous voyez, pour moi, c'est pareil... Vous me montrez une feuille verte et vous me demandez à quelle plante elle appartient et o˘ elle se trouve dans la mer des Sargasses.
Elle sourit d'un air mutin en fixant Sénéchal, et passa sans transition au tutoiement.
- Entre parenthèses, mon petit chéri, tu as la partie facile, il y a largement plus de végétaux différents sur cette planète que de marques d'autos ! Une feuille peut avoir des tas de couleurs et prendre des formes très surprenantes. Certaines mesurent quatre mètres de longueur ! Celle-ci, sur la photo, je ne sais pas du tout ce que c'est, quoique j'aie bien quelques idées, dans la mesure o˘ le cordyceps dont vous m'avez parlé tous les deux donne une zone géographique, mais une zone extrêmement vaste. Il faudrait de toute manière faire des recherches approfondies, et ça peut être long... Très très long, n'est-ce pas ? Ces petites feuilles ressemblent à des tas de choses connues des botanistes, mais peuvent être aussi totalement inconnues, et en bonne scientifique je ne veux rien avancer qui ne soit vérifié, n'est-ce pas ? Mais vous avez l'original, si j'ai bien compris. J'entends les vraies feuilles. Vous en avez fait une culture cellulaire ?
Lucrèce répondit :
- Oui, une feuille a été mise en culture sur gelée nutritive. Je pense qu'on aura bientôt des résultats. Et les graines ont été mises à germer...
- Pour être honnête, votre histoire m'intéresse... Elle est très curieuse... ¿ propos du cordyceps, saviez-vous, mes chéris, que des chercheurs du Nigeria viennent de mettre au point un insecticide qui ne s'attaque qu'aux criquets et aux sauterelles, deux véritables fléaux pour les récoltes ? Le produit est fabriqué à partir d'un champignon toxique pour les deux insectes. Il est trois fois moins 120
co˚teux que les autres insecticides de synthèse... «a ne pourrait pas être une piste pour vous ? Si ça se trouve, la feuille n'a aucun intérêt, c'est le champignon qui est enjeu. qu'en pensez-vous ? Lucrèce dit à nouveau :
- On y a déjà pensé, Lou. Si drogue il y a, elle est peut-être aussi là...
Elle ôta ses lunettes et les laissa pendre de nouveau sur son gilet. Puis elle se frotta les ailes du nez. Elle semblait avoir pris une décision.
Elle demanda, sans s'adresser à personne en particulier :
- Mon chou, pourrais-tu me confier une de ces feuilles pour l'expertiser au labo ? Même un petit bout. J'aimerais la passer dans mes moulinettes à
moi... Peux-tu également te débrouiller avec tes amis policiers pour que je puisse me pencher sur toutes les paperasses que ce crime a naturellement engendrées ? Celles de la police criminelle, de Morel, et que saisje encore... J'adore fouiller dans les paperasses.
- Lucrèce va vous préparer un dossier complet, Lou. Il adore ça aussi.
Sénéchal jeta un coup d'oil ironique au petit chimiste.
- N'est-ce pas, trésor ?
Elle les raccompagna en boitillant légèrement, engourdie, jusqu'à la grille du pavillon de banlieue o˘ elle les avait accueillis une heure plus tôt. La pluie s'était arrêtée, un vent coupant faisait s'envoler les feuilles mortes et chassait les rares passants vers la chaleur de leur foyer. Le ciel s'assombrissait de minute en minute et un nouveau grain semblait à
redouter. Louise tirait sur son fume-cigarette, l‚chant vers le ciel des bouffées de fumée bleue qui s'enfuyaient à toute allure dans le jardin envahi par les herbes folles. Elle était volubile, maintenant.
- En fait, de nos jours, huit personnes sur dix dans le monde se soignent encore avec les médecines traditionnelles, faute de moyens pour accéder à
la pharmacie moderne. Les deux autres personnes, celles qui peuvent payer, représentent un fabuleux marché... Ne pensez pas toujours le mot drogue comme correspondant à une substance qui altère ou déforme la vision du monde...
Elle se pencha vers son ancien collègue, l'embrassa bruyamment sur les deux joues et lui susurra à l'oreille, assez fort pour que Sénéchal puisse entendre :
- Lucrèce, mon chou, ramène ton ami Pierre quand tu veux, il est beau comme un astre et Livi a l'air de l'adorer.
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----senecnai se sentît rougir jusqu'à la racine des cheveux sous le regard matois du gros petit chimiste.
- Arrête de faire cette tête, Pierre ! Elle va nous débrouiller tout ça, elle est très forte dans sa spécialité. C'est une grande botaniste. De plus, elle est biochimiste de formation, ce qui ne g‚te rien.
Au milieu des embouteillages, Lucrèce, dans le va-et-vient lancinant des essuie-glace, s'efforçait d'expliquer à Sénéchal que Lou avait passé la quasi-totalité de sa vie sur plusieurs continents à traquer le végétal, tropical ou non, pour le CNRS. Sa mémoire était encyclopédique et elle avait un talent rare pour l'apprentissage des langues, dialectes, patois et autres formes d'expressions parlées. Il l'avait connue lorsqu'il travaillait lui-même dans cette noble institution. Elle y était déjà une légende vivante. Sa carrière de coureuse des bois avait fini par s'achever derrière un bureau, suite à un accident survenu dans ces contrées lointaines, accident dont elle n'avait jamais voulu parler et qui lui avait laissé cette boiterie. Au regard des services qu'elle avait rendus à la science, et au regard, également, de ses rares et précieuses compétences, la Recherche Scientifique lui laissait encore disposer d'un laboratoire avec son matériel et ses techniciens.
- D'ailleurs, son terrain de chasse aux plantes vertes de prédi- , lection était à l'époque le bassin amazonien. On ne pouvait pas mieux tomber, ne trouves-tu pas ?
Sénéchal renifla.
- Ouais, ouais, et son vieux rat pelé a d˚ me refiler la peste ou le choléra, j'ai le nez qui coule, maintenant.
Il sortit de sa poche un immense mouchoir à carreaux de paysan, se moucha bruyamment, renifla de nouveau et se lança dans la contemplation boudeuse de la rue et des passants courbés sous leurs parapluies ruisselants d'eau.
25.
L'herpétologue du Muséum d'histoire naturelle semblait ravi de pouvoir parler avec Lucrèce de ses animaux favoris, les serpents, les lézards et les batraciens.
Le petit gros avait posé un bloc devant lui et prenait des notes, son téléphone coincé entre la joue et l'épaule. L'herpétologue disait dans le combiné :
- Phyllobates terribilis ? Un dendrobate... Les dendrobates sécrètent un alcaloÔde actif, la pumilotoxine, dont le simple contact avec la peau provoque des enflures et des br˚lures. quand ça passe dans le réseau sanguin, alors là...
- Je sais tout ça, mais je voudrais connaître un peu sa répartition géographique, à la bête.
- On la trouve surtout dans le Chocô, la bande de littoral située à l'est de la Colombie... ¿ l'époque des conquistadores, les Indiens enduisaient déjà leurs flèches de son poison. Les envahisseurs espagnols se sont fait jeter de là sous une pluie de flèches empoisonnées au venin de dendrobate quand ils se sont ramenés. Ils n'ont jamais réussi à débarquer dans le secteur, les mecs crevaient dans des douleurs atroces, selon les chroniques de l'époque.
- Y a une méthode, pour ça ?
- Pour crever dans des douleurs atroces ?
- Non.
- Tu veux dire comment fait-on pour empoisonner les flèches ?
- Est-ce qu'il y a une préparation particulière ?
- Non, non, c'est très simple. Un peu d'histoire ? Vers 1800 et quelques, un type nommé Cochrane - un commandant de la marine britannique - a vu les Indiens attraper des grenouilles dans les bois. Ils les élevaient dans les tiges creuses d'une canne. Il
123
a noté dans ses cahiers que, quand ils avaient besoin de poison pour leurs flèches, ils chopaient une petite grenouille dans la tige creuse et lui enfonçaient une pointe de bois dans la gorge jusqu'à ce quelle ressorte par l'extrémité d'une patte. Les grenouilles exsudaient le venin sous forme de mousse blanche. Les types trempaient et roulaient la pointe des flèches dans le poison. Avec une seule grenouille tu pouvais - et tu peux encore -
équiper une cinquantaine de flèches dont le poison est actif pendant un an... D'ailleurs, quand ils ramassaient leurs bestioles dans les bois, ils prenaient des feuilles pour se protéger les mains tellement ils avaient les jetons. Les oufs sont également toxiques. quelques oufs dans la soupe, et tchao pantin ! Y a pas que les dendrobates, remarque... Bufo marinus, un gigantesque batracien d'Amazonie péruvienne, possède les mêmes caractéristiques.
- Oui oui, je connais, merci, n'oublie pas que les toxines font partie de mes spécialités.
- Autant pour moi, te vexe pas, parfois j'ai l'impression que je parle à
un pharmacien, tu sais, les mecs qui guérissent les gens !
- «a va, ça va... qu'est-ce que tu peux me raconter sur les batraciens -
et surtout les grenouilles - qui puisse me servir ?
- Comme je ne sais pas ce qui peut te servir... Voyons voir... Le venin des Phyllobates possède également, à très petite dose, des vertus hallucinogènes, il fait partie de la panoplie des guérisseurs en Amazonie.
Hallucinogène puissant ! Facteur d'ouverture spirituelle. Télépathie et tout et tout... Enfin, leur médecine à eux.
- Très intéressant...
- Les venins de batraciens sont très prisés chez les chamanes. Pas que chez eux, puisque la peau de crapaud desséché entre dans la pharmacopée chinoise... Oooh, j'y pense, il existe une grenouille très venimeuse en Guyane française, la grenouille à tapirer, une magnifique rainette bleue à
motifs jaunes. Un dendrobate. On a l'impression qu'elle sort tout droit d'un manga japonais, couleurs psychédéliques, du bleu électrique zébré de jaune. Pas touche, surtout ! Vaut mieux fréquenter un cobra royal ou une mine à fragmentation, c'est plus tranquille... Les trafiquants les revendent à des boutiques d'Europe du Nord, o˘ elles sont très à la mode.
Lucrèce soupira.
- Est-ce que, par exemple, le poison de ces animaux peut parfois servir de médicament ?
- Hmm, il me semble bien que l'antidouleur fabriqué par les laboratoires américains Arabott provient d'un dendrobate...
- Tu peux me donner le nom de ce truc ?
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- Il a pas encore de nom, juste une référence, il n'est pas encore sur le marché. Il est en phase deux, je crois... Bouge pas, j'ai ça dans ma bécane.
Lucrèce attendit un instant en sifflotant et en revérifiant ses notes. Son collègue revint à l'appareil.
- Ouais, je l'ai. Ils l'ont classé sous ABT-594 pour l'instant.
- Merci, je prends note. Allez, Óil de triton, orteils de grenouilles ª, comme disent les sorcières de Macbeth, version Sénéchal. Tchao et merci pour les tuyaux, je te revaudrai ça, vieux.
26.
Cinq perroquets multicolores s'envolèrent des grands arbres et s'élancèrent en jacassant dans le ciel bleu, vers la grande propriété. Ils survolèrent le mur d'enceinte et ses fils électriques, passèrent au-dessus de la terrasse et des toits, puis d'un coup d'aile ils prirent de l'altitude et virèrent sur la gauche. Ils aperçurent le chenil grillagé et les chiens noirs qui levaient la tête vers eux, puis la grande piscine qui reflétait les nuages pommelés.
Au bord de l'eau, un gros homme était assis dans une des chaises longues, il parlait dans un téléphone portable. Son ventre énorme tendait sa chemise à craquer. Devant lui, un serviteur vêtu de blanc était en train de verser de la bière glacée dans un verre posé sur la table.
Au loin, la jungle se déployait jusqu'à l'horizon embrumé. Les perroquets foncèrent au-dessus de l'immense pelouse et la piste circulaire de béton noir luisant leur apparut, devant les grands hangars. Un hélicoptère d'un blanc éclatant, profilé, était posé en son centre. Ses numéros d'immatriculation gris tranchaient sur le fond immaculé de son fuselage.
Un homme en combinaison s'affairait dans une trappe disposée sur le côté de l'appareil. Un autre, à quelques mètres, leva la tête pour les regarder passer. Il tenait une arme.
Les oiseaux reconnurent l'engin qui s'élevait parfois en grondant au-dessus des toits et fonçait vers la jungle dans un bruit semblable au tonnerre, faisant bouger les hautes branches comme lorsque le vent forcissait, annonçant la pluie. Parfois, un autre engin, presque semblable, mais de couleur bleue, le suivait. Ils ne le voyaient pas, aujourd'hui.
Ils eurent peur que l'engin blanc se mette soudain à gronder et 126
basculèrent sur la droite avec un bel ensemble. Ils repassèrent le mur d'enceinte et remontèrent dans le ciel, très haut.
Non loin de là, dans un chemin forestier ombragé, une grosse camionnette quatre-quatre couverte de boue était garée dans une clairière ménagée entre les arbres. Sur le toit, on apercevait des outils attachés au porte-bagages : pelles, pioches, des malles métalliques, divers sacs de toile et, invisible au milieu de ce bric-à-brac, une curieuse structure ronde semblable à une petite parabole de télévision. Une parabole qui bougeait lentement, tournant autour de son axe en émettant un bruit ténu de moteur électrique.
Au volant, un grand gaillard blond scrutait la piste à travers le pare-brise avec de courtes jumelles. Un pistolet automatique était posé sur ses genoux.
¿ l'arrière du véhicule aux portières closes, deux hommes, torse nu, travaillaient. Ils transpiraient à grosses gouttes. L'un d'eux, un casque audio sur les oreilles, tripotait les boutons d'un gros magnétophone fixé à
la cloison de l'engin. Il jurait sans cesse et essuyait du plat de la main la transpiration qui lui coulait dans les yeux.
Il tourna avec précision un bouton sur une petite console à côté du magnétophone, et l'antenne sur le toit bougea encore de quelques degrés vers le haut. Il leva soudain une main vers son compagnon et s'écria, très fort :
- Putain, ça y est, je l'ai ! Je l'ai !
Puis il enclencha rapidement une série de contacteurs.
- «a tourne...
Il regarda les chiffres lumineux défiler et écouta attentivement pendant une longue minute. Il fit passer son écouteur autour de son cou et soupira.
L'homme à la casquette sourit largement.
- 111'a collé o˘, le machin ?
- Sous la table de la piscine, en servant une bière à Tonton... Tonton a soif, Tonton a chaud et Tonton téléphone...
- Ils ressemblent à quoi, ces nouveaux micros ?
- Une pastille ronde d'un dixième de millimètre d'épaisseur. Un centimètre carré.
- Putain, vous, les Yankees, vous avez toujours du matériel du feu de Dieu ! «a doit co˚ter, tout ça...
- Ouais, mais faut pas être trop loin... Avec la jungle... Bon, tu vas installer le relais dans les arbres. Ce qui m'emmerde, c'est la terrasse...
Antonio a les jetons, à cause des gens qui font le 127
ménage... Ils pourraient trouver un mouchard, s'il en collait un là.
- Il parle de quoi, Tonton ?
- Devine.
Le Surinamien éclata de rire, et prononça :
- Bio-tech-no-lo-gies !
27.
Dans un bistrot situé à quelques encablures du Muséum d'histoire naturelle, Sénéchal et Lucrèce devisaient. Sénéchal regardait les passants frileux sur le boulevard, à travers la vitre de la véranda, marquée à l'envers ´
¿ boire et à manger à toute heure ª.
- Dis-moi, mon bon Lucrèce, tu connais ce cactus mexicain, la mescaline, qui perturbe ta vision du monde, ou qui l'altère, comme tu voudras, parfois très longtemps après consommation ?
- Oui, parfaitement, je vois, le peyotl, et alors ?
- Alors, alors je ne sais plus, je m'y perds. C'est vrai que le venin de la petite grenouille est aussi une drogue ?
- Je l'ignore. C'est ce que m'a expliqué l'herpétologiste, Deni-sard. Les sorciers, les chamanes plutôt, l'utilisent, selon lui, à petites doses pour ses vertus hallucinogènes et télépathiques. …lève Sénéchal, je vous vois en pleine confusion mentale. Les poisons deviennent parfois des médicaments, et je vais t'en donner un exemple frappant, si j'ose dire.
- Enfin ! De l'action !
- L'animal le plus dangereux de la planète juste après l'inspecteur des impôts est un petit cône, un escargot marin aux couleurs splendides qui pratique l'art de la sarbacane et qui a inventé bien avant nous la seringue jetable. Sa langue - si on peut appeler ça comme ça - est faite d'un tube plus long que son corps. Ses dents ne sont pas de jolies quenottes bien blanches comme les tiennes. Chaque dent est un harpon creux rempli de poison mortel.
- Eh ben !
- Comme une minuscule seringue jetable, tu vois ? Le cône tire ses fléchettes empoisonnées avec son tube sur les poissons qui passent à sa portée. Le venin est à action ultra-rapide, ce qui per-129
-mer a notre animal de tuer ses clients quasi instantanément. De cette manière, il n'a pas trop de chemin à faire pour bouffer son gibier, vu qu'il est un peu lent, comme tous ses camarades aquatiques ou terrestres.
Le plus sophistiqué de ces escargots, un gros malin, a mis au point un piège qu'on pourrait qualifier de diabolique. Il déroule une trompe trompeuse et la fait frétiller devant lui comme s'il s'agissait d'un ver marin. quand le poisson s'approche pour bouffer le faux asticot, le petit sacripant lui lance un harpon venimeux dans la bouche. Paf ! Et c'est lui qui bouffe le poisson. Délicat, non ? Il le bute avec un mélange détonant de cocaÔne et d'héroÔne. En gros, le poissecaille reçoit en même temps une flèche empoisonnée, une neurotoxine genre botuli-nique, le venin d'un poisson globe et une décharge d'anguille électrique... T'imagines la potion magique ? Et tu vois la puissance de feu pour une bestiole de cette taille ? Mais notre cône n'a pas que des inconvénients. Son poison est fort intéressant pour la pharmacie : on en extrait la conotoxine ou ziconotide, estimée deux cents fois plus puissante que la morphine. ¿ partir de là, on peut en fabriquer un antidouleur qui présente trois grands avantages par rapport aux opiacés. Premièrement, il soulage des douleurs que ne soulagent pas d'autres médicauients. Deuxièmement, la ziconotide ne déclenche aucune accoutumance dans l'organisme. Enfin, troisièmement, et ça c'est très important, elle n'entraîne aucune dépendance de la part du patient, contrairement aux opiacés. Des labos projettent la fabrication d'un nouveau médicament destiné au traitement de l'épilepsie, de la douleur en général et des troubles du système nerveux. Si ce nouveau médicament obtient son autorisation de mise sur le marché, il aura de beaux jours devant lui... On peut déjà estimer son succès commercial à un milliard d'euros par an, au bas mot. Pas mal, pour un escargot, non ? Pour ta gouverne, il reste à peu près mille neuf cents quatre-vingt dix-neuf composés du venin de cône à
étudier. Bonne marge de manouvre, tu trouves pas ?
- Je n'arrive pas bien à saisir : comment une substance mortelle peut-elle soigner ?
- En gros, selon une célèbre formule de Paracelse, mon très ancien maître en pharmacie : ´ Le poison, c'est la dose. ª Par exemple, l'arsenic blanc, poison minéral bien connu, est un fortifiant à petites doses. Tu connais ses effets à plus fortes doses...
- Le beaujolais, c'est pareil.
- Si tu veux. Un scorpion, par exemple, injectera des doses de poison différentes d'une victime à l'autre, selon ce qu'il estime nécessaire pour l'estourbir ou la tuer, se défendre ou attaquer. Ce 130
poison est très précieux pour lui. Les serpents font la même chose... La dose, Pierre, la dose !
- Donc, un poison bien dosé peut guérir une maladie ?
- «a marche... parfois, car on ne connaît pas bien les effets des substances naturelles sur notre organisme. La disposition des molécules peut...
Lucrèce se figea soudain, l'oil vague.
- Eeeh, merde !
quelque chose venait apparemment de lui traverser l'esprit à haute vitesse.
Sénéchal le dévisagea avec curiosité.
- Eh ben, Lucrèce, qu'est-ce que tu as ? Tu viens d'avaler une molécule mal disposée ?
- Nom de Dieu, Pierre, je suis vraiment le roi des crétins ! Il faut que j'aille vérifier quelque chose, et très vite ! Je te laisse l'ardoise, salut, vieux.
- Tous les prétextes sont bons... Ben, allez, salut, appelle-moi si c'est important.
- Salut, salut !
Lucrèce cueillit au vol son écharpe sur le portemanteau et s'enfuit en direction de la sortie. Il ressemblait au lapin pressé d'Alice au pays des merveilles.
Le portable de Sénéchal joua Peer Gynt, il reconnut la voix de Lucrèce.
- Alors tu comprends, Pierre, je me suis dit - suis bien, suis bien mon raisonnement...
Sénéchal eut un court moment de flottement. Lucrèce accéléra, sans se soucier de savoir si son ami écoutait.
- Tu vas voir comment travaille l'imaginaire, ou plutôt le raisonnement.
Donc, suis bien mon raisonnement... J'ai pensé qu'une photo sans légende d'une plante inconnue, c'était curieux. J'ai pensé aussi aux photos des machins dans le casque du mec qui s'est fait buter au venin de grenouille, tu te rappelles ?
Sénéchal se rappelait.
- Tu as deviné de quoi il s'agissait en voyant la photo parce qu'il y avait au moins une indication : celle du grossissement optique. Bref, si des mecs ont rendez-vous dans une forêt à Che-vreuse et que l'un d'eux a sur lui des échantillons planqués dans sa veste, c'est peut-être pour les vendre à l'autre... Alors il apporte la photo de la plante pour l'app‚ter, mais il a la plante sur lui et l'autre le sait pas...
- Oui, répliqua Sénéchal, qui avait réussi à émerger de ce flot verbal et qui prit sur-le-champ la contre-offensive. Alors tu t'es dit, 131
Lucrèce, qu'il était possible que les petits points blancs sur le tirage d'imprimante ne soient peut-être pas des spores de cordima-chins ni des oufs de papillons ou de grenouille infernale, mais peut-être un code ou un prix...
- Oui, je...
- Une légende à la photo... C'est peut-être le schéma d'une molécule, que tu t'es dit...
- Oui, et...
- Alors tu as bossé sur l'image pour voir ce qu'elle racontait... Lucrèce se rebella.
- Merde, je peux parler, oui ? Et d'abord comment t'as deviné ce que j'allais dire ?
- J'ai suivi ton conseil.
- Lequel ?
- Ben celui que tu viens de me donner : de bien suivre ton raisonnement !
- Tu m'énerves, tu m'énerves, c'est pas possible de parler avec toil
- Ben si. Et en plus je suis tes raisonnements, je comprends pas pourquoi tu te plains !
Il y eut un silence au bout du fil, puis Lucrèce reprit d'une voix lente qui sonnait bizarrement dans le téléphone.
- Bon, j'ai décidé de rester calme, mais si tu me coupes la parole tout le temps, laisse-moi te dire...
- Je ne le ferai plus, promis !
- Mais tu viens encore de le faire !
- Désolé, ça m'a échappé... Vas-y...
- J'avais scanné cette foutue photo, comme je te l'ai expliqué. Je l'ai nettoyée, j'ai zoomé sur les points blancs et j'ai essayé de leur trouver une signification. Au début, j'ai cru qu'ils avaient été disposés au hasard, mais ce n'est pas le cas. En fait, ce sont des pixels qui ont été
effacés dans un ordre précis. Dans un ordre, en tout cas. Je te dis que ce sont des pixels - des informations numériques - effacés car ils sont tous parfaitement blancs, pas blanc cassé, pas blanc beige, pas blanc crème...
- lis sont blancs...
- Heu... Oui, c'est ça. J'ai essayé de les grouper. ¿ l'origine, j'avais effectivement pensé à une molécule et à la façon dont nous représentons aujourd'hui les molécules dans trois dimensions... En me fondant sur la manière dont mon logiciel antipoison fonctionne... je t'ai déjà montré ça cent fois. Les molécules, sur l'écran, ressemblent à des billes collées ensemble, on les fait tourner dans tous les sens...
132
- Merci, je sais... Mais là, sur la photo, c'est pas une molécule. Il y eut un nouveau silence au bout du fil, puis :
- Ah bon ? Bien bien bien... Alors, monsieur gros malin va m'expliquer comment il le sait !
- Facile : en bon cabotin, chaque fois que tu découvres un truc, tu présentes deux hypothèses fausses pour pouvoir valoriser la découverte de la troisième... qui est parfois la bonne, je le reconnais. Peux-tu donc me faire gr‚ce de la seconde, que tu allais m'exposer, afin que nous arrivions tout de suite à la bonne ?
- Et si ce n'était pas le cas ? Si j'avais entièrement changé ma méthode d'exposé ? Hein ?
- Admettons... qu'est-ce qu'elle raconte, cette molécule ?
- C'est pas une molécule.
- Ah ? quel dommage, j'aurais tant aimé que tu aies enfin changé ta méthode d'exposé... Ce n'est pas non plus... quoi, alors ?
- Vraiment, tu es fatigant ! Bon, je n'ai pas trouvé ce que c'était pour l'instant, je ne pense pas que ce soit la représentation en deux dimensions d'une molécule, peut-être parce que ça ressemble à une liste...
- Une liste ?
- Oui. Il me semble que c'est rangé comme une liste, peut-être des blocs de chiffres, de lettres.
- Je serais toi, je filerais ça à Raul, le roi des algorithmes et du craquage en général. Chacun sa spécialité.
28.
Le docteur Panatopoulos tendait son vieux museau mi-sérieux mi-facétieux vers l'écoflic. Il portait costume et cravate sous une blouse élimée et maculée de taches de diverses couleurs. Une rangée de stylos dépassait de sa poche de poitrine. Ses yeux noirs pétillaient sous des lunettes à fines montures et Sénéchal lui trouva un air de notable de province, à mi-chemin entre le vénérable notaire de la famille et le bon oncle qui va acheter des g‚teaux après la messe pour ses gentils neveux. Il possédait de plus une vivacité levantine rehaussée d'une voix rocailleuse et d'un léger roulement des ´ r ª qui plurent immédiatement au détective. ¿ intervalles réguliers, il plaquait sur son cr‚ne sa tignasse grise clairsemée, dans un noble geste de tête, évoquant un chef d'orchestre qui se prépare à attaquer l'ouverture d'une symphonie particulièrement ardue. Ses énormes sourcils étaient sans cesse en mouvement.
Il eut un bref sourire qui révéla une dent supérieure un peu ébréchée et gratifia l'écoflic d'une poignée de main franche et robuste.
- Monsieur Sénéchal, c'est ça ? La FREDE, c'est ça ? On ne peut qu'approuver. Notre vieille planète en bave assez avec tous les loustics qui se sont installés dessus. On est très heureux de vous connaître. Le capitaine Destouches nous a beaucoup parlé de vous... (Il fit une pause.) On voulait dire en bien...
Sénéchal rigola.
- La chose est tellement rare qu'il convient de la relever. Panatopoulos sourit à nouveau. Il avait un sourire contagieux.
- Félicitation pour le choix de vos bretelles... Superbes ! C'est la première fois pour vous, monsieur Sénéchal ?
- qu'est-ce qui est la première fois, docteur ?
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- C'est la première fois que vous venez dans notre service ?
- Oui, mais à vrai dire...
- Bon, bon, on va y aller. On va même y aller vite, on ne va pas vous faire le grand jeu, on sait que c'est un exercice contraignant pour les...
novices. On va faire sortir notre client du frigo... A propos, ce n'est pas la Criminelle qui devrait mener l'enquête ?
Il n'attendit pas la réponse et se mit en marche d'un pas vif et assuré.
Sénéchal le suivit à grandes enjambées dans un couloir interminable éclairé
par des néons blafards. Une grande fille noire poussant devant elle un chariot aux roulettes couinantes et recouvert d'un drap les croisa et leur fit un sourire éclatant. Ses dread-locks s'agitaient au rythme de son pas.
Sénéchal préféra ne pas regarder ce qu'il y avait sur le chariot. Le drap était manifestement occupé.
Le légiste continuait :
- Le modus operandi est extrêmement curieux, il faut avouer... Ce fusil déguisé en branche... Très exotique... Dommage qu'on n'ait pas pu venir sur place, ça nous aurait intéressés. On croit savoir que vous avez appelé
Morel. Vous avez bien fait, Morel est très bon dans son domaine.
Il battit soudain des mains comme s'il s'apprêtait à prendre son envol dans le couloir.
- Bzz, Bzz... Ses petites mouches lui cafardent tout, à Morel, ou presque.
Il appuya d'un coup sec sur le bouton d'un vaste ascenseur dont les portes s'ouvrirent immédiatement. Une odeur de formol saisit Sénéchal à la gorge.
Deux étages plus bas, les portes s'ouvrirent de nouveau et un autre couloir apparut, aussi mal éclairé que celui du rez-de-chaussée. Arrivé au bout, le toubib poussa des portes battantes et ils se retrouvèrent dans une pièce entièrement peinte d'un vert clair maladif.
Sous de grosses lampes rondes qui lui parurent semblables à celles des dentistes, Sénéchal vit six longues tables chromées aux bords rehaussés, séparées par des travées et fixées solidement au sol. Une desserte roulante était disposée à côté de chacune d'entre elles. Il remarqua la gouttière ménagée dans la surface chromée de celles-ci et la sorte de pomme de douche accrochée sur le côté, le tuyau pendant. Panatopoulos dit :
- On va demander qu'on l'amène, votre gus, attendez-nous là une seconde.
Il disparut au fond par une autre porte battante. Il revint peu après en sifflotant, les mains dans les poches de sa blouse.
- Ils vont l'amener. Il est à l'étage au-dessus. On a fait faire une 135
radio de la main de votre bonhomme, pour essayer de voir pourquoi on a coupé le doigt de ce type... Et avec quoi.
Il leva la tête et replaqua vivement sa tignasse grise sur son cr‚ne largement dégarni par endroits.
Deux hommes en blouse blanche apparurent en poussant un chariot sur lequel était posé un long sac plastique noir. Ils empoignèrent le sac par ses extrémités et le firent glisser jusqu'à une des tables chromées. Puis ils repartirent avec leur engin. Panatopoulos, fit coulisser la fermeture …
clair du sac plastique et se recula comme pour laisser l'odeur qui se dégageait s'élever au-dessus de lui.
Ce que vit Sénéchal lui hérissa les cheveux sur la nuque. Le cadavre nu et blême lui sembla avoir été saccagé par le scalpel, l'oil morne le contemplait de la même manière qu'il l'avait déjà contemplé dans la forêt, lorsqu'il était entouré de flics. Mais au-dessus de cet oil il n'y avait plus rien. Le cr‚ne avait été scié bien proprement à quelques centimètres des sourcils. Toute la calotte cr‚nienne avait été enlevée. La cage thoracique avait été ouverte, les côtes sciées également.
Il respira un grand coup (ce qui produisit l'inverse de l'effet recherché, l'odeur envahissant ses narines), et il se dépêcha de penser à quelque chose d'autre sans y parvenir vraiment. Son esprit se fixa sur une toile de Rembrandt qui l'avait toujours particulièrement frappé et qui s'intitulait
- lui sembla-t-il à cet instant - La Leçon d'anatomie du professeur Tulip.
On y voyait, dans la lumière si particulière du peintre, un groupe de personnages en costume noir, portant fraises et chapeaux pointus, absorbés par l'observation d'un cadavre écorché qui occupait tout le centre du tableau. Un homme ‚gé, barbu et moustachu, leur montrait quelque chose sur le cadavre, semblable à un quartier de viande tout droit sorti de chez l'équarrisseur. C'était le cours d'anatomie post mortem que donnait l'ancêtre hollandais de Panatopoulos le Grec. La pièce tourna un peu autour de l'écoflic qui fit un effort pour se concentrer. Le légiste à ses côtés était en train de lui parler, mais il ne l'entendait pas.
- ... tenir le coup.
- Hein ? s'exclama Sénéchal.
- Hého ! On vous demandait si vous alliez tenir le coup, monsieur Sénéchal. Vous connaissez peut-être le protocole d'un examen médico-légal... En gros la température tombe en moyenne d'un degré par heure, les taches vertes abdominales sont visibles à partir de la trente-sixième heure, la rigidité cadavérique est fixée aux quatre membres au bout de huit heures... S'il y a un suspect, on va affiner l'heure de la mort par le dosage du potassium de
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J
l'humeur vitrée des yeux. C'est ce qu'on a fait pour ce gars-là, bien qu'il lui manque un oil... Pour votre information, les yeux d'une personne décédée se voilent au bout de six heures. On a donc estimé la mort entre seize et dix-huit heures. ¿ propos d'oil, saviez-vous qu'au sens étymologique grec, l'autopsie est l'acte de voir par ses propres yeux ?
- J'ignorais... Je...
- Héhé, vous voyez, vous ne serez pas venu pour rien, monsieur Sénéchal.
En fait, on bavarde parce qu'on voit bien que vous en avez besoin, là, tout de suite... Alors, ça va mieux ? Bon, examinons ce gaillard.
Il prit sur la desserte roulante une grande enveloppe d'o˘ il sortit des radiographies ainsi que des photographies agrandies.
- Comme vous l'avez constaté, on a ouvert pour voir de nos propres yeux ce que le gars avait dans le buffet, et on a aussi ouvert la boîte cr‚nienne pour mettre ce qui restait du cerveau de côté. Le cr‚ne humain est un fruit à noyau... Donc, fracas cr‚nien par arme à feu, comme on s'en doutait. Mais on a noté que ce qu'il restait de son cerveau présentait cette odeur particulière des types qui ont bu de l'alcool avant de mourir. Même après deux jours, même s'il n'y a plus de traces dans le sang, le cerveau des individus qui ont bu répand une odeur particulière... O˘ a-t-il bu, s'est-il donné du courage pour son rendez-vous en s'envoyant un verre ou deux, at-il bu un coup avec son assassin ? …tait-il alcoolique chronique ? Je ne crois pas, son foie avait l'air normal... On serait vous, on irait faire le tour des débits de boisson dans le patelin o˘ vous l'avez trouvé. Mais on croit savoir que la gendarmerie a mené son enquête, non ? Monsieur Sénéchal ?
Le visage de Sénéchal commençait à prendre une couleur terreuse que le docteur connaissait bien chez ses visiteurs ´ de la première fois ª. Le détective grommela d'une voix p‚teuse :
- Je crois que je vais être malade, docteur.
- Un grand gaillard comme vous ? Curieux... ¿ tout hasard, les toilettes sont de ce côté. Penchez-vous bien en avant. Pour ne pas vous salir...
Il fouilla dans sa poche de blouse et en sortit un petit pot rond en verre qu'il tendit au détective.
- Tenez, collez-vous un peu de camphre en pommade sous le nez, ça masque l'odeur... Sur les bras, pas de lésion de défense ou d'empoignade.
Normalement, quand un bras a été enserré par un tiers, il reste des hématomes. Donc il n'y a pas eu de bagarre, il a été tiré par surprise, pensons-nous... Bien, comme on vous l'a dit, on a vérifié la coupe du doigt, elle est nette et sans bavure. Alors, 137
nous direz-vous, pourquoi lui couper le doigt ? Parce qu'il s'agit peut-
être d'un acte symbolique. Une amputation qui consiste à prélever un morceau de chair à son ennemi...
- Comme Shylock.
- Comment ? Ah oui, le marchand de Venise, la livre de chair... C'est bien d'aimer Shakespeare... Bon. L'amputation n'a pas été effectuée à l'aide d'un couteau. Il n'est pas facile de couper le doigt d'un type, savez-vous ! Examinez cette radio et ces photos : il y a eu écrasement des os et du bord de la plaie. L'amputation a été réalisée avec une pince coupante ou un outil de ce genre... qu'en déduiriez-vous, monsieur Sénéchal ?
- que l'assassin avait prévu de couper le doigt de sa victime après l'avoir tuée. J'en déduis qu'on a tendu un piège à ce type... L'assassin a apporté l'outil avec lui, vu que je n'ai pas aperçu de quincaillerie ou de supérette ce jour-là en pleine forêt. Et il n'aurait pas été assez idiot pour en acheter un en ville, vu la façon dont il a préparé son coup.
- Excellent, monsieur Sénéchal. On n'est pas très versé dans le domaine des déments, bien qu'on ait vu beaucoup de choses ici qui étaient le résultat des actes de barbarie de détraqués divers. Tout cela est vieux comme le monde, c'est vieux comme la sorcellerie.
- Docteur, est-ce que je peux sortir, maintenant ? Je crois que je ne m'y fais pas !
- Bien s˚r, excusez-nous, on vit dans un monde à part et on ne s'aperçoit plus que notre job est tellement, tellement particulier... On s'est habitué
à ces atrocités... Le pauvre homme, le pauvre diable, regardez-le maintenant.
Il se tut soudain et scruta Sénéchal quelques secondes d'un air à la fois étonné et inquisiteur.
- Vous devez posséder une sorte de charme, comme on dit à la campagne, ou un talent tout à fait spécial, monsieur Sénéchal, pour qu'on vous parle comme ça. Une vieille bête comme moi... Vous devez être un très bon enquêteur. Vous avez l'art de faire se déboutonner les gens sans prononcer un mot vous-même. Félicitations.
- Je n'y suis pour rien, docteur, j'aimerais m'en aller, maintenant.
Le docteur avait enfoncé les mains dans ses poches de blouse et fixait le sac de plastique noir sur la table.
- Ce que vous avez pu voir ici aujourd'hui, cher monsieur, ce sont quelques échantillons de la misère incommensurable des humains. Ne vous en faites pas, la prochaine fois, ça ira mieux, on 138
finit par s'habituer. Et en même temps on ne s'habitue jamais-Drôle de truc... C'est pas tous les jours dimanche dans notre petite usine... Allez, filez, on espère qu'on a pu vous rendre service, nous rendre service à
tous. Et saluez le fringant Destouches de notre part... Au fait, cet homme a des origines asiatiques, bien que ça ne se voie pas.
- Destouches?Je l'ignorais...
- Mais non, ce type-là, devant vous !
- Ah, pardon ! Comment le savez-vous ?
- Facile... Les Européens ont le palais parabolique, les Asiatiques ont un cr‚ne plus rond et un front bombé, et des incisives creusées en pelle.
Notre homme n'a pas le palais parabolique et il a les incisives bien creusées en pelle.
29.
Sénéchal se pencha pour l'embrasser. Il portait son manteau de grosse toile verte et avait noué une épaisse écharpe de laine autour de son cou, tel un collégien. Elle leva la tête, le jaugea de ses yeux verts et lui donna une poignée de main ferme. Puis elle lui tendit la joue en souriant. Un peu désarçonné, il se pencha et déposa un baiser léger sur son vieux visage.
Lou lui avait téléphoné la veille pour lui demander de passer d'urgence à
son labo.
- Mon chou, tu es superbe. quelle fière allure ! Bien, j'ai effectué des tests sur le petit morceau de feuille verte que Morel m'a fait parvenir.
J'ai plusieurs remarques à te faire à ce sujet. Je te passe les détails de la manip', mais ce qui est vraiment curieux, comme je te l'ai expliqué au téléphone, c'est le taux de mercure élevé que j'ai trouvé dans le végétal.
- Vous pensez à un traitement chimique ? Un traitement aux pesticides ?
- Non, non. Je crois qu'il s'agit d'une pollution. Volontaire ou involontaire, n'est-ce pas.
Elle avait fourré ses grandes mains osseuses dans les poches de sa blouse blanche, les pouces bien calés sur les revers, et elle observait Sénéchal de ses beaux yeux d'émeraude.
- qu'est-ce que tu sais sur le mercure, mon chou ? La question sembla prendre Sénéchal au dépourvu.
- Le... Le mercure ? Ooof, trois fois rien. Même pas grand-chose.
Voyons... De mémoire, le mercure est un métal lourd à la toxicité
redoutable. Il est connu depuis à peu près sept cents ans avant Jésus-Christ et le minerai était déjà exploité à cette époque. Son symbole est Hg, je crois. Il vient du mot grec latinisé hydargy-140
rum, qui signifie argent liquide. On le tire du cinabre, le cinabre étant le sulfure naturel du mercure, dont la couleur rouge vermillon a donné par extension le rouge cinabre. Le mercure est liquide à température ambiante, c'est le seul métal dans cet état à zéro degré...
La vieille dame leva un sourcil.
- Tiens donc ? ! quelle culture générale impressionnante !
- Mais parlons un peu de sa volatilité, voulez-vous ? Elle fait que sa principale source dans l'environnement reste le dégazage naturel de l'écorce terrestre, qui rejette annuellement entre deux mille sept cents et six mille tonnes de ce métal. quoi d'autre ? Ah oui ! Le mercure est un supraconducteur. Il existe des contacteurs électriques en mercure, si j'ai bonne mémoire. Enfin, le mercure vit dans les poissons du supermarché et dans les baromètres.
Elle éclata de rire, la tête penchée en arrière.
- Lucrèce m'avait prévenue, mais je ne pouvais pas le croire. Un grand gaillard de ton ‚ge ! Tout ça pour bluffer la vieille Lou ! Laisse-moi te dire que je suis flattée... Allez, fais-moi voir ça, trésor.
Elle avança la main, l'index en crochet. Sénéchal fit semblant de fouiller ses vastes poches un instant, puis en sortit un morceau de nappe de brasserie en papier. Elle était couverte de sa large écriture. Il la lui tendit entre deux doigts avec une expression penaude exagérée. Elle s'en saisit, ajusta ses lunettes au bout de leur chaîne et lut tout haut :
- Le mercure est un métal lourd à la toxicité redoutable. Il est connu depuis sept cent ans avant Jésus-Christ, et le minerai était déjà exploité
à cette époque, etc. Ah, Seigneur ! Tu as fait une antisèche quand je t'ai parlé du mercure au téléphone !
Elle rit de nouveau de bon cour.
- Tu as oublié quelque chose, mon chou : o˘ trouve-t-on du mercure en grande quantité ?
- Euh... ¿ la Météo nationale ?
Sénéchal se gratta la joue d'un air pénétré, geste enfantin qu'elle trouva déroutant chez un gaillard de ce format. Elle dit :
- Je me suis demandé s'il ne pourrait pas s'agir d'une plante dépolluante...
- Dépolluante ?
- La plupart des plantes meurent sur les sols pollués par le zinc, par exemple. Mais il existe environ quatre cents espèces de plantes qu'on appelle hyper-accumulatrices.
- J'en ai entendu parler, mais je n'ai pas eu le temps de faire d'antisèche.
- L'une d'elles, dont le nom ne t'évoquerait rien, est capable 141
d'absorber deux cents pour cent de zinc dans ses tissus, plus un faible pourcentage de cadmium, un métal toxique, comme tu le sais. Cette plante et ses amies hyper-accumulatrices sont utilisées, pour l'instant de façon expérimentale, dans le but louable de dépolluer les anciennes mines, les sites industriels ou les zones d'épandage de déchets.
- Et qu'est-ce qu'on fait de la plante une fois qu'elle a stocké toute cette ferraille ?
- On récolte, on sèche, on incinère et on recueille les cendres. C'est mieux que la dépollution chimique habituelle qui co˚te très cher et empêche la replantation derrière elle. Bref, l'affaire représente un fabuleux marché pour les marchands. Un marché planétaire, vois-tu.
- Hmm. Vous pensez donc que cette plante qui contient du mercure serait une dépolluante ? Séduisant...
- Peut-être. Peut-être que nous tenons là un début d'idée. Mais...
Elle baissa les yeux, soudain pensive, s'appuya sur le bord d'un meuble. La station debout semblait lui être pénible.
- Mais j'ai réfléchi à une autre piste... Elle vaut ce qu'elle vaut, mon chou. Vois-tu, le mercure est souvent lié à la recherche de l'or. On en fait une grosse consommation dans ce genre d'activité. Curieusement, l'or n'empoisonne pas que les esprits et les relations humaines, il empoisonne aussi la terre, les plantes et les bêtes. Pas en lui-même, évidemment, mais à cause du mercure qui permet de l'amalgamer. Là o˘ il y a une activité
aurifère, là o˘ on cherche de l'or, il y a du mercure. Là o˘ il y a du mercure, il y a danger de grave pollution, qui passe le plus souvent par l'eau. Cette plante a été en contact avec du mercure - ou en a absorbé -
peut-être dans un secteur o˘ il y a des chercheurs d'or. Ton cor-dyceps, trésor, ou plutôt celui de Morel, situe ta plante vers l'Amazonie, n'est-ce pas ? Dans ces secteurs-là, il y a pas mal de chercheurs d'or. Tu me diras que ça ne t'avance pas beaucoup.
- «a permet tout de même d'éliminer pas mal d'endroits. Si, ça m'avance.
- Il ne s'agit que d'une hypothèse. Tu aurais peut-être une autre idée ?
- Non. Je suis dans le cirage total.
- Je n'en suis pas étonnée. Peut-être que cette plante a un rapport avec l'or et qu'il s'agit d'une affaire de gros sous, je ne sais pas... Tu aimes la vodka au poivre et les paris idiots, mon chou ?
- Je ne saisis pas bien la relation, sur l'instant. Mais y en a s˚rement une que je vais connaître bientôt.
142
Elle leva la tête vers le grand enquêteur, une expression matoise dans ses yeux verts.
- En fait, je te fais la danse des sept voiles avec le mercure... J'ai trouvé quelque chose de beaucoup plus intéressant dans la cravate du pauvre garçon tué à Chevreuse. quelque chose qui confirme pas mal de points.
Sénéchal fit un effort de mémoire qui creusa une rangée de rides sur son front.
- Il n'y avait rien dans les poches de ce type, à part un peu de monnaie.
- Oho ! que tu crois, mon jeune ami ! que tu crois ! Mais pour qui sait observer... Heureusement que je suis là pour passer derrière toi et rattraper tes négligences de détective amateur... La chose est dans la pièce du fond, près du spectromètre.
- Attendez, attendez... Je ne comprends pas.
Elle leva une main tavelée et la garda ouverte devant les yeux de Sénéchal.
- Chaque chose en son temps. D'abord la vodka au poivre. Point de vodka, point d'infos. Tope là ?
Elle riait silencieusement.
- Soit. Je marche.
- Mon trésor de Lucrèce a fait envoyer les vêtements du mort ici, en accord avec sa hiérarchie et avec le légiste.
- Il ne m'a rien dit.
- Tu ne lui as pas posé la question... Tu viens voir ?
30.
Louise laissa retomber ses lunettes sur sa blouse, se frotta les ailes du nez entre le pouce et l'index, puis elle remit les lunettes en place.
- Allons-y pour la démonstration ! Premier point, je me fais une joie de penser que ton intuition masculine parlait lorsque tu as reconnu être dans le cirage total. En fait, c'est exactement par là que j'ai commencé : par ausculter les chaussures de ce pauvre garçon. Bref, comme tout le monde, notre ami cirait ses chaussures de temps en temps, mais il n'allait pas jusqu'à cirer l'intérieur des rabats ou les languettes. Là, j'ai trouvé de minuscules traces de poussières, que j'ai analysées. Résultat, il y avait des grains -je dis des grains, mais je devrais dire des particules - de latérite... Aluminium libre et traces de fer, mon chou... La latérite est la terre rouge‚tre typique de la zone tropicale humide. Elle est très collante quand elle est mélangée à l'eau, et il est très difficile de s'en débarrasser, même quand elle est de nouveau sèche. J'en ai trouvé des traces jusque dans les reliefs des semelles de notre pauvre garçon, sous la terre de la forêt d'Œle-de-France. Mais, me rétorqueras-tu, trésor, de la latérite il y en a plein la planète, bien que celle-ci soit très rouge, n'est-ce pas ?
- Je n'ai rien dit pour l'instant. Je m'étonne simplement qu'on puisse en trouver sur un type venu de l'autre bout du monde -je pense évidemment à
l'Amazonie pour la latérite, mais aussi à l'Afrique. Bref, est-il possible de prendre l'avion, séjourner en France, se faire buter dans les bois, faire un stage à la morgue et avoir encore sur soi de la terre de son patelin ?
- Attention, mon chou, je n'ai pas parlé de terre, j'ai parlé de traces !
Et des traces, il y en a partout... Dans tes poches, par 144
exemple, on ne trouve pas que des antisèches. Je vais s˚rement découvrir tout un bric-à-brac, comme tous les hommes en portent sur eux, et, si j'y passe mon petit aspirateur, je vais à coup s˚r trouver aussi de la farine.
- De la farine ?
- De la farine du moulin o˘ tu habites, même si ce moulin ne tourne plus depuis les années 1950... Je ne me trompe pas sur la date, n'est-ce pas ?
- Comment le savez-vous ?
- Ce terrible chimiste de Lucrèce m'a dit que tu habitais dans un moulin.
Délicieusement romantique, mon chou ! Eh bien, il est encore imprégné de farine, ce moulin, et vous habitez dedans depuis un bon bout de temps, avec ta compagne qui fait tourner la tête du pauvre Lucrèce et la petite... Et malgré les lavages et relavages des vêtements, je te parie que si je vous fais les poches à tous les trois aujourd'hui, avec mon petit aspirateur śpécial microinvestigations ª, plus les coutures des habits, je trouve de la farine des années 1950.
- Je parie rien du tout, je crois que j'ai déjà une facture de vodka au poivre en route... Continuez.
- Soit, mon chou... Sur les vêtements de l'homme de Che-vreuse, malgré
l'état de sa veste, à savoir trous de gros calibre, poudre, sang et boue plus débris végétaux, sans compter les découpes diverses de tissu par les services des policiers, j'ai trouvé quelque chose de bien spécial...
Sénéchal sentait l'excitation le gagner. Mais il n'osa pas la brusquer.
- J'ai passé mon petit aspirateur un peu partout, dans les poches, les revers et les coutures y compris celles de la cravate. Elle était - me semble-t-il - assez neuve, alors je l'ai décousue pour mettre le tissu à
plat. Cravate cent pour cent soie, pas de marque. Du sang séché partout, beaucoup de débris végétaux de la forêt de Chevreuse, deux cheveux du propriétaire -j'ai vérifié - et, dans les replis de la pointe de cette cravate, donc à peu près au niveau de l'estomac de notre victime, quelque chose de curieux...
Elle esquissa un vague geste en direction d'une paillasse.
- Penche-toi sur cette loupe binoculaire, celle qui est allumée. Tu tourneras le bouton de mise au point si nécessaire, mais ne touche à rien d'autre, trésor. Délicatement, s'il te plaît. Parfois, ça doit être embarrassant d'être une sorte de géant comme toi.
Sénéchal fit trois pas et pencha précautionneusement sa haute stature sur l'instrument, puis regarda dans les oilletons.
- Alors, que vois-tu ?
145
- Un tout petit truc brillant et fripé. On dirait du papier d'aluminium froissé... Ou déchiré. C'est ça ? C'est de l'alu ?
- Non, c'est fortement grossi... Pousse-toi de là doucement et ne touche plus à rien, mon chou. Il s'agit d'un minuscule - vraiment minuscule -
éclat de revêtement industriel. J'en ai trouvé trois autres. Comme ils brillaient sous la binoculaire, ils m'ont attiré l'oil, sinon j'avoue que je serais passée à côté... Alorsje les ai mis au spectro et j'ai trouvé des métaux dedans. Du tungstène, entre autres. Une composition complexe, donc un revêtement de surface très, très spécial. Sans doute très co˚teux à
fabriquer. Pas une peinture de voiture... Imagine une auto avec une peinture semi-réfléchissante de ce genre... Non. ¿ mon avis, ce revêtement est destiné à résister à de très hautes températures, au regard de sa composition...
- Comment le savez-vous ?
- J'ai du métier, trésor. Ce petit bout de métal composite n'a rien de commun avec un revêtement de poêle à frire ni avec celui d'une pièce de haut-fourneau, comme tu allais sans doute le suggérer. Il est bien trop complexe. Comme je ne m'en sortais pas, je n'ai quasiment pas dormi de la nuit. Mais j'ai eu une idée... Le lendemain, j'ai communiqué le spectre de cette particule à plusieurs collègues, dont un de mes grands amis, un scientifique qui travaille dans les revêtements spéciaux, en particulier pour les militaires : céramiques spéciales, thermiques, antiradiation, antiradar et tout le toutim. Il connaît tout sur la question... Tu me vois venir ?
- Absolument pas.
- quand je l'ai eu au téléphone, il m'a demandé o˘ j'avais trouvé ça, ce que je comptais en faire, etc. Il avait l'air complètement retourné... Ce qui m'a beaucoup amusée. Il a ajouté qu'il allait vérifier plusieurs points et qu'il me rappelait.
- Et alors ?
Elle ouvrit les mains, paumes en l'air.
- Alors il a été formel. Il s'agit d'une particule microscopique d'un revêtement bien spécifique, un revêtement à haute résistance qu'on met sur les fusées spatiales, et uniquement sur les fusées spatiales. Pas américaines, pas chinoises. Sur les fusées soviétiques de type Soyouz...
Mais oui ! Tu ne trouves pas ça terriblement excitant, mon chou ?
- Merde !
- Au niveau des tuyères d'éjection, je crois. En vérité, je ne sais pas vraiment o˘, toutes ces pièces complexes ayant un nom particulier. Il faudra demander à un spécialiste... Et o˘ lance-t-on des fusées spatiales soviétiques, trésor ?
146
- Euh... Un peu au nord de Moscou ? Au sud ?...
- Non. En France. Ce modèle-là se lance depuis la France.
Sénéchal s'était assis et réfléchissait à toute vitesse, tout en posant un regard incrédule sur les instruments scientifiques qui l'entouraient.
- Vous plaisantez, Lou, vous vous payez ma tête !
- Non. J'ai peut-être oublié de te préciser qu'il s'agit d'un département d'outre-mer. Tu aurais pu deviner, avec la latérite... Ce n'est pas très loin de l'équateur... ¿ cinq degrés au nord de l'équateur, pour être précise.
- Merde !
Elle fronça les sourcils
- Tu devrais surveiller ton langage, Pierre Sénéchal.
- Des fusées russes ! C'est complètement dingue ! C'est un astronaute, le mec ?
Elle rit franchement en voyant sa tête.
- L'émotion vous fait proférer des sottises, détective. Pourquoi pas un navigateur interstellaire ? Non... Notre fusée Ariane est un lanceur de satellites réputé, c'est connu, mais depuis un moment on lance depuis Kourou, en Guyane française, des modules Soyouz dans le cadre d'un programme de coopération avec les Russes. Donc, ce pauvre garçon assassiné
pouvait être technicien, agent d'entretien ou rond-de-cuir. Peut-être se promenait-il tout simplement du côté de la base.
- Hmmm, pas s˚r... Mais, j'y pense, ce type pouvait bosser chez un des sous-traitants de l'Agence spatiale, ou à Moscou, à BaÔko-nour, que saisie ? «a doit faire du monde !
- J'y ai pensé, mon cher détective. Mais de nous deux, qui est le détective, hmm ?
- Vous marquez des points, j'en conviens.
- Enfin ! Donc, pour en avoir le cour net, j'ai consulté le site web de l'Agence spatiale guyanaise. Ils utilisent bien des lanceurs Soyouz, puis j'ai contacté le BRGM, le Bureau de recherches géologiques et minières de la Guyane française, et je leur ai envoyé via Internet les composantes de la terre que j'ai recueillie dans les replis des chaussures. Selon eux, elle est très proche de celle que l'on trouve dans la région de Kourou, base de lancement de notre fusée à nous... Et des fusées soviétiques. Je t'ai fait des copies. Regarde ces deux feuillets et compare les teneurs en aluminium, en oxyde de fer, etc.
- D'accord, d'accord, je vous fais confiance. Je vois qu'il y a un e-mail, là, qu'est-ce qu'il raconte ?
147
- qu'il s'agit d'un anthrosol... N'étant pas très à l'aise en géologie, je me suis documentée... Dans la majorité des terres amazoniennes non inondables, la terre ferme n'est pas très fertile, elle est parsemée de poches de bonne terre, comme la terra roxa ou la terra prêta do indio, la terre noire des Indiens, qui résulte de l'habitat humain. Ce sont d'ailleurs ces terres que cultivent aujourd'hui les horticulteurs d'Amazonie. Ce qu'il avait sur les chaussures, c'est de la terra roxa.
- Les horticulteurs ?
- Oui, les horticulteurs... Heureusement que ce garçon-là ne changeait pas souvent de chaussures, n'est-ce pas ?
- Je vais aller jeter un coup d'oil en Amazonie, c'est à côté.
- Hmm... Les voyages forment la jeunesse. Je regrette de ne pas pouvoir venir avec toi, trésor... Tout ça m'évoque tellement de souvenirs. (Elle soupira.) Sais-tu que Kourou regroupe sur le même territoire l'une des plus extraordinaires inventions de l'homme et l'une des plus sordides...
- Euh, non... Lesquelles ?
- La base de lancement de fusées, et les îles du Salut, trésor, le bagne d'o˘ personne ne revenait... quand pars-tu ?
31.
Destouches avait, au téléphone, une voix remplie de satisfaction.
- Attendre est toujours rentable, vois-tu, Pierre. Le métier est exigeant parfois, mais...
- Je te coupe tout de suite, Cédric. Ton métier n'en est pas un, tu es un serviteur de l'…tat... Cela posé, parle, épanche ton cour de pierre.
- Tu as terminé ? J'avais laissé un de nos indicateurs traîner dans les bars autour de l'immeuble o˘ habitait le parachutiste exécuté au jus de grenouille. Il est du coin, il connaît tout le monde. Figure-toi qu'à
plusieurs reprises il a vu, au bar qui fait l'angle de l'immeuble voisin, un homme qu'il n'avait jamais aperçu dans le secteur. Un gros genre suiffeux qui transpire, bien vêtu, avec un loden et une cravate voyante.
- Tu t'en es fait voler une récemment, Cédric ?
- Comme tu es amusant, Pierre ! Ce gros homme avait l'air inquiet et regardait sans cesse l'heure à la pendule. Il buvait un demi et se barrait.
L'indicateur l'a suivi un soir et l'a vu passer devant chez notre parachutiste et observer la façade de l'immeuble tout en marchant.
- Śe barrait ª, ça fait Bronx, alors que tu es tellement Beverly Hills... Tu vas finir par parler comme moi.
- Le manège a duré plusieurs soirs de suite. Notre homme a appelé la brigade, nous sommes arrivés sur place et nous avons interpellé le gros dans la rue, à deux voitures.
- Sous quel prétexte ? Cravate bariolée pouvant troubler l'ordre public ?
- Hum... Presque... Exhibitionnisme. J'ai trouvé adroit de lui 149
laisser entendre qu'il avait été signalé par une mère de famille du quartier.
- Vos grosses ficelles habituelles... Continue.
- Figure-toi que ce garçon, un dénommé Van Lust, était fiché chez nous, et recherché par la police de Bruxelles, pour de fort nombreux délits, dont le port d'armes illégal et surtout l'importation frauduleuse d'armes de la mauvaise catégorie, pas des carabines de foire. Invraisemblable, ne trouves-tu pas ?
- quelle époque !
- Nous avons eu en somme beaucoup de chance, parce que type-là est un ancien mercenaire belge. Ancien parachutiste, également... Trop gros pour sauter, maintenant, me semble-t-il... J'étais s˚r qu'il était le fournisseur en armes de toutes natures de notre ami le motard. J'avais raison. Il a eu l'air très surpris d'apprendre sa mort, d'ailleurs.
- Perdre des parts de marché, c'est pas drôle pour un commerçant.
- Nous en avons profité pour l'accuser de l'assassinat de son client.
- Mais oui, allons-y, pourquoi pas !
- Nous l'avons également un peu... secoué, et il a fini par donner l'emplacement de la cache d'armes de son camarade à la moto.
- Comme ça ? Un para, un dur à cuire ? Allons, Cédric !
- Heu... Pour dire vrai, je lui ai fait quelques promesses et nous avons conclu ensemble plusieurs... arrangements, des óublis ª pour la police belge, et de probables aménagements de peine.
- Je reconnais tes procédés douteux... Et alors ?
- Alors trois de mes hommes se sont présentés à la cache d'armes. Elle est en pleine ville, dans une cave à deux pas de l'immeuble. Mais il y a un piège à l'entrée. Les démineurs pensent qu'on peut tout faire sauter si on déclenche quelque chose.
32.
Les caves de l'immeuble ressemblaient à un plateau de cinéma sur lequel on tournerait un film de propagande pour le recrutement dans la Police nationale. Il y avait des flics partout dans les couloirs, la plupart porteurs de torches électriques qui projetaient des cercles de lumière blafarde à leurs pieds pour ne pas buter sur des gros c‚bles noirs et luisants qui couraient sur le sol de ciment. Ils fouillaient systématiquement les caves, les portes métalliques étaient grandes ouvertes sur des cartons empilés, des bicyclettes oubliées et des chaussures de ski démodées. Un gradé disait :
- Apportez-moi un halogène sur pied, on voit que dalle là-dedans !
Sénéchal et Destouches arrivèrent dans la cave de Marco. Deux policiers se poussèrent pour les laisser entrer. La pièce était éclairée comme en plein jour par des gros projecteurs sur pied dirigés vers un trou sombre rectangulaire en bas du mur. Au sol, un petit char d'assaut au blindage bosselé et griffé avait l'air d'attendre un ordre pour foncer dans le mur, ses pinces articulées posées devant lui comme celles d'un homard kaki géant. Ses phares étaient éteints. Un adhésif représentant les yeux tristes d'un chien de dessin animé avait été collé au-dessus de l'objectif de sa caméra, et quelqu'un avait écrit Droopy en rouge sur l'un des flancs de l'engin.
- C'est notre collègue en ferraille, déclara un des deux policiers, un robot démineur télécommandé. Il a une vidéo portative et un fusil qu'on charge avec des cartouches pleines de flotte. quand y a un colis suspect dans un lieu public, Droopy tire dessus. La compression de l'eau est puissante, ça suffit pour détruire une charge explosive.
151
Un des flics déclara à Destouches :
- Derrière ce mur, il y a un ancien local technique désaffecté qui servait aux égoutiers. C'est le marché aux puces, là-dedans. Y faut rentrer à
quatre pattes mais je vous jure que ça vaut le détour.
- quel était le piège ? demanda Sénéchal.
- Pas simple, mais s˚rement efficace. Un fusil d'assaut automatique FAMAS
calibre 5,56 bien de chez nous, sur un aff˚t scellé au sol, avec un silencieux. Le type avait apparemment confiance dans les produits français.
Sans doute été piqué dans un arsenal, on comparera les numéros de série.
Bref, le gars avait bricolé un électro-aimant qui actionnait la détente du flingue. Y avait un récepteur à onde courte derrière le panneau de vrai-faux béton, pour activer ou annuler l'électro-aimant. On n'a pas trouvé
l'émetteur... On l'a évacué gr‚ce à Droopy et des outils spéciaux. C'est mieux pour notre santé à tous... Mais il reste de quoi vous ravir les sens, vous verrez vous-même.
Sénéchal demanda :
- Vous nous payez une visite ?
Les flics regardèrent Destouches comme s'ils évaluaient le prix de son loden de bonne coupe.
- Volontiers, vous êtes nos invités. On va mettre un morceau de moquette devant le trou et vous allez nous confier vos manteaux, on va vous passer des torches. Vous serez pas déçus. Ne touchez à rien, surtout !
Destouches entra le premier et Sénéchal attendit qu'il soit passé de l'autre côté du mur. Puis il se mit à quatre pattes, alluma sa torche et pénétra à son tour dans le trou. Dans le faisceau de la lampe, il vit au sol les traces des chenilles du robot démineur, puis le bas du pantalon du capitaine apparut presque sous son nez Sénéchal dit :
- Pousse-toi un peu, nom de Dieu, je suis trop grand pour passer.
Il se redressa de toute sa taille. Sa tête touchait presque le plafond. Il regarda autour de lui. Dans une petite pièce intégralement tapissée d'un revêtement noir mat, la torche de Destouches éclairait un r‚telier qui occupait quasiment tout le mur du fond, ainsi qu'une étagère. Sur le r
‚telier, des armes de toutes formes et de tous calibres jetaient des reflets sinistres. Sénéchal sentait une épaisse moquette sous ses pieds. Le capitaine s'approcha du r‚telier :
- Eh bien, ma foi... très outillé, ce cher Marco, une vraie armurerie !
Scorpio, M 16, AK 92, et j'en passe... Des machins en car-152
bone, de la lunette pour la chasse au gros, tout cela fort co˚teux, mon ami. Les bases modernes du métier de sériai killer professionnel, en somme.
Voyons les armes de poing sur l'étagère... Un MAC 50, un Beretta bien s˚r, deux CZ 9 mm quinze coups, qui sont de l'arme jetable, si j'ose l'expression. Oho ! Plus sérieux, un Désert Eagle... Très chic !
Destouches indiqua de l'index un fusil aux curieuses formes brisées.
- C'est lui qu'on cherchait : le fusil suédois démontable. Guidage laser, visée de nuit. Marco avait le catalogue chez lui. Je préfère savoir l'engin ici et pas entre les mains d'un hurluberlu de banlieue.
Sénéchal fit le tour de la petite pièce, tenant sa torche devant lui. Il aperçut, à côté d'une étroite armoire grise, un petit établi en bois devant lequel était posé un tabouret métallique. Sur l'établi, il y avait un tuyau sombre. Il demanda :
- C'est quoi, ce truc, Cédric ? Viens voir...
Le faisceau de la torche de Destouches atterrit sur l'établi. Il jura:
- Nom de Dieu !
Puis il s'approcha et fit courir la lumière sur le tuyau un instant. Il expliqua lentement :
- Ceci, mon cher écolo, est un lance-roquettes antichar. Un engin de fabrication serbe capable d'atteindre une cible jusqu'à quatre cents mètres. Très maniable ! Il a été fabriqué en grande série en ex-Yougoslavie entre 1986 et 1990. On savait que ce genre de jouets arrivait chez nous parce qu'on a déjà eu des attaques de fourgon blindé menées avec cela... Je me demande si le garçon ne faisait pas aussi un peu perceur de coffres - ou alors un peu d'im-port-export, comme son camarade Van Lust - durant ses loisirs...
Destouches ouvrit prudemment du bout de ses doigts gantés la porte métallique de l'armoire. Il éclaira l'intérieur. Elle était remplie de boîtes de balles et de cartouches de toutes couleurs et de toutes formes, rangées bien sagement sur des étagères.
- Peste ! Eh bien, mon ami, c'est une vraie mine d'or ici pour nos armuriers de la préfecture ! Nous allons peut-être pouvoir faire le raccord entre ce matériel de mort et quelques faits divers inexpliqués.
- Ouais, je suppose que tout ça te fait saliver... «a manque un peu de décoration, ici, tu trouves pas ? C'est un peu austère.
Il ne distinguait pas bien le visage de Destouches dans la lueur des lampes-torches, mais il crut le voir sourire.
- Je ne trouve pas... Jette un coup d'oil derrière toi, Pierre.
153
Sénéchal se retourna et éclaira le mur noir derrière lui. Il eut un sursaut et recula d'un pas. ¿ hauteur de ses yeux se trouvait un masque aux incisives aiguisées comme celles d'un fauve.
Il souleva à deux mains le masque, le décrocha du mur et le retourna vers lui. Le capitaine s'approcha avec sa torche et éclaira la face grimaçante que Sénéchal tendait dans sa direction. C'était un masque de bois sculpté
représentant un jaguar. On voyait les coups du ciseau de celui ou de celle qui l'avait fabriqué.
- Bon sang ! on t'avait demandé de ne toucher à rien, Pierre.
- Je m'intéresse depuis toujours aux arts premiers.
- Remets-le en place... Tu vois quelque chose, derrière ?
La face arrière de la sculpture restait dans l'ombre de la lampe du capitaine. Sénéchal leva le masque comme s'il allait le poser sur son visage.
- Y a rien. C'est un masque effrayant, point.
Il le remit à t‚tons sur le piton scellé dans le mur. Ses doigts gantés coururent sur le revêtement noir de la paroi. Il prit sa propre torche dans sa poche, l'alluma et regarda de plus près. Il y distingua une mince ligne de séparation dans le revêtement, une ligne qui montait depuis le sol jusqu'au plafond.
- Il ne te rappelle rien, ce papier peint ?
- ¿ vrai dire, non.
- Tu les entends bien, tes copains flics, de l'autre côté du mur?
Destouches tendit l'oreille.
- Très faiblement, c'est curieux, parce que...
- Je te parie que si tu remets en place le panneau qui bouchait le trou d'entrée, tu n'entendras plus rien. C'est le monde du silence ici. Il a mis une moquette épaisse au sol et il a tout habillé, mur et plafond, avec ce revêtement antibruit. Le genre de truc qu'on colle sous le capot des diesels pour étouffer le bruit du moteur... et avec lequel on emballe un fusil pour étouffer les coups de feu dans la forêt de Chevreuse. Sur le mur, y en a deux couches, vas-y, tu peux appuyer... Regarde, on voit bien que c'est des rouleaux collés, on aperçoit les jonctions.
- Bon sang, tu as raison !
- Il voulait pas qu'on l'entende bricoler là-dedans, côté caves de l'immeuble... Tout ça, plus les cartons pleins de papier dont sa propre cave était remplie, il était peinard... Tu sais quoi ? Je te parie un an d'adhésion à ton golf favori que des rouleaux d'isolant phonique comme ça, il en avait en rab... Je te parie que c'est le même - très exactement le même - que sur le fusil déguisé en branche...
154
- Hum. Il y a des grandes chances, ou alors il utilise souvent cette technique d'assassinat et on ne le sait pas.
- Tout juste... Fais-moi penser à lui faire décerner le grand prix du concours Lépine à titre posthume. Bon, j'ai froid, on se tire ?
- D'accord, je ferai examiner tout ça, nous avons la vie devant nous.
- Passe le premier, mon bon Cédric, le temps que je plie en deux ma carcasse... Et n'essaie pas de m'emmurer vivant, y a des témoins.
- Je les achèterai. Le silence est d'or, la preuve !
Destouches se mit à quatre pattes et rampa dans le trou. Sénéchal fit trois pas de côté, souleva le masque et empoigna fermement, dans la face interne de la sculpture de bois, le petit sac de peau qu'il y avait découvert quelques instants auparavant. Il tira un coup sec pour casser la ficelle qui le retenait et fourra l'objet dans sa poche.
¿ l'intérieur du sac, il avait senti sous ses doigts gantés une petite forme ovoÔde et dure.
33.
- C'est amusant, ce que tu me rapportes, ce coup-ci, mon trésor. On dirait une graine. Le jardinage te passionne tant que ça ?
Louise Savignac examinait l'objet noir, semblable à une petite olive, que l'enquêteur venait de sortir d'un mince sac de peau et de déposer avec précaution sur le plateau de plastique rayé posé devant eux. Ils étaient tous deux assis dans les fauteuils du salon de l'ethnobotaniste. Le gros rat sur sa couverture à carreaux ne semblait pas s'intéresser une seconde à
Sénéchal. Il bougeait de temps à autre une oreille comme s'il captait des sons que personne d'autre ne pouvait percevoir. Sénéchal grinça :
- C'est toujours passionnant de connaître l'avis d'une spécialiste... Sauf le respect que je dois à vos cheveux blancs, Lou, quand on vous montre une feuille verte, vous en déduisez que c'est une feuille verte, quand on vous montre une graine noire, vous n'hésitez pas une seconde, vous affirmez que c'est une graine noire. Je dois avouer que je suis impressionné.
Lou chaussa ses lunettes demi-lunes, prit l'objet et le porta très près de ses yeux, face à la fenêtre, comme si elle mirait un ouf. Elle s'adressa au vieux rat blotti sur ses genoux :
- Regarde-moi ça, Livingstone. C'est une flèche tiwi.
- Ah, maintenant c'est une flèche !
- Tu as tort, mon chéri, de te payer la tête de la vieille Lou. D'abord parce que je suis terriblement susceptible, ensuite parce que ceci est une partie d'une flèche sifflante.
- Une flèche sifflante ? Je ne comprends rien. Vous voulez bien préciser ?
- Cette graine en forme d'ouf provient d'un palmier épineux. Elle est percée latéralement, comme tu as d˚ le remarquer, pour 156
produire un son qui imite le sifflement de l'aigle harpie, prédateur habituel des singes. Les chasseurs amérindiens la fixent au bout de leur première flèche... Tu as noté la petite encoche triangulaire à la base de la graine ?
- J'avais noté, oui.
- Cette première flèche dépasse largement la cime des arbres en produisant un sifflement. «a inquiète les singes qui croient que c'est l'aigle. Ils se réfugient alors dans les branches basses, o˘ il est plus facile de les atteindre avec de vraies flèches en pointe d'os, par exemple. Pauvres bêtes. O˘ as-tu donc déniché ça, mon chou ?
- Je l'ai trouvé dans un masque primitif qui représente un fauve ou un démon, ou les deux.
- O˘ donc ?
- Hmm. Dans une armurerie... Je ne peux pas vous en dire plus pour l'instant.
La vieille dame hocha la tête.
- C'est là qu'on les met, en général.
- Dans les armureries ?
- Non, dans une représentation d'animal, sous la forme d'un masque ou d'un totem. C'est de la petite magie amérindienne quotidienne. Je t'explique, Pierre Sénéchal, mon chou, car je lis dans ton regard que tu ne comprends pas un mot de ce que te raconte la vieille Lou. La divinité qui est représentée par le masque ou le totem est, en quelque sorte, censée bénir ce petit appeau, car c'en est un. La force du dieu ou du démon - les deux sont parfois intimement mélangés - passe dans la petite graine évidée. Ce sont souvent les femmes de la tribu qui préparent ces graines. Elles y percent le trou. Ensuite elles les mettent dans un petit sac en peau de singe. Enfin elles placent le sac dans le masque ou le totem. quand elles estiment que le pouvoir du dieu est passé dans les graines, elles donnent celles-ci aux hommes, désormais assurés que leurs flèches tiwi vont berner ces pauvres diables de singes et leur apporter une chasse miraculeuse. Les femmes remettent des graines en permanence dans les totems... N'oublie pas que, dans ces régions, la chasse est la survie du groupe. Montre-moi le sac, mon chéri... Oui, c'est de la peau de singe... Singe hurleur ou singe araignée.
- Et o˘ peut-on trouver ces gais chasseurs siffioteurs et ces singes hurleurs, ou l'inverse ?
- Guyane française, Surinam, dans ce secteur. Il s'agit d'une spécialité
réellement locale. Cela te donne-t-il quelques idées ?
- La première qui me vient, c'est de nous servir quelque chose d'un peu corsé. Je sens qu'il va être utile que vous me donniez des 157
explications sur l'art que vous pratiquez. Ou que vous pratiquiez. «a pourrait sans doute me mettre les idées en place.
Tel un magicien, il sortit prestement de la grande poche de son manteau une bouteille de vodka au poivre qu'il posa avec délicatesse devant Lou. Celle-ci chaussa ses lunettes demi-lunes, prit la bouteille en soupirant puis regarda l'étiquette de près. Elle sourit de toutes ses dents couronnées d'or.
- Mon chou, il n'y a pas à dire, tu sais parler aux femmes ! Livi, retourne dans ta cage, mon petit cour, et avant cela rapporte-nous deux verres de la cuisine.
- Ne l'embarrassez pas, Lou, j'y vais.
- Vois-tu, Pierre Sénéchal, dit Lou en dégustant lentement sa vodka, la faisant rouler sur sa langue, dans la forêt tropicale, les guérisseurs arrivent à identifier chaque essence végétale à son odeur, à sa forme ou à
son écorce, ce dont aucun botaniste universitaire n'est capable. Pas même une vieille sorcière dans mon genre, qui a traîné dans les bois toute sa vie... Leur maîtrise de l'écologie des plantes est impressionnante. Ils connaissent leurs périodes de floraison et de fructification, leur mode de reproduction, leurs pollinisations, leurs parasites et leurs sols de prédilection... Un seul chamane peut connaître et employer plus d'une centaine d'espèces à des fins thérapeutiques, une seule tribu peut en connaître et en employer plusieurs centaines. De plus, certaines tribus peuvent disposer de plusieurs chamanes...
- Sur le plan syndical, est-ce que c'est bien raisonnable ? Elle sourit à
demi.
- Il s'agit souvent du maître et de l'élève... Curieusement, à notre époque de haute technologie, les chamanes de la forêt vierge constituent notre meilleur atout, à nous autres, pauvres botanistes occidentaux, pour déterminer les espèces aux vertus curatives, exploiter au mieux leur potentiel et créer de nouveaux remèdes naturels.
- Je ne le savais pas... Mais ça me paraît extrêmement édifiant.
- Les chamanes ont, de plus, la capacité remarquable de distinguer, de décrire ou d'utiliser les propriétés thérapeutiques ou chimiques des différentes parties d'une même plante... Presque toutes les espèces de plantes en usage dans la médecine occidentale ont été découvertes par les cultures indigènes, comme je te l'ai expliqué. Pourtant, dans les récits des hommes blancs qui relatent les pratiques des chamanes, la guérison du patient est souvent présentée comme un tour de passe-passe. C'est une erreur grossière due à l'arrogance scientifique de nos contemporains.
158
- Là, je comprends de quoi vous parlez...
- Un traitement chamaniste présente deux aspects. D'abord, le guérisseur apporte un soulagement psychologique à son patient, ce qui met ce dernier dans une disposition d'esprit favorable à sa guérison. Ensuite, il emploie des composés thérapeutiques, généralement sous forme de plantes, car il est, comme je te l'ai dit, un botaniste émérite. Note bien qu'il se sert aussi de composés naturels provenant d'insectes, de serpents, de différents animaux.
- Comme le venin de grenouille ?
- Il peut rentrer dans la composition de remèdes, oui... Venin qui donne la mort, et médicament qui peut sauver la vie... dans la même substance. Le grand talent du chamane tient à sa capacité à concilier le spirituel -
chasser la maladie, communiquer avec les forces de la nature - et le chimique... Les grandes connaissances botaniques de ces gens censés ne pas avoir d'instruction étonnent toujours les chercheurs occidentaux. Pourtant, les tribus qui ont fait l'objet d'études ethnobotaniques ou ethnomédicales approfondies sont rares. Pour ma part, j'en ai étudié cinq de manière assez approfondie dans toute ma vie, pas plus.
Sénéchal hasarda, un peu rapidement :
- C'était ça votre boulot ? Leur piquer leurs recettes ?
Elle ne répondit pas, cueillit une cigarette dans le plateau et s'empara des ciseaux. Puis elle procéda au rituel que Sénéchal avait déjà eu l'occasion d'observer. Elle tira une profonde bouffée, un nuage de fumée bleue s'éleva entre eux.
- Non. Mon métier consiste - consistait plutôt - à
apprendre des guérisseurs leurs méthodes et leurs pratiques avant qu'elles ne disparaissent avec eux. La contrepartie, c'était le partage des savoirs.
Ce que je savais dans des tas de domaines, ils ne le savaient pas toujours, ces braves garçons... Donnant, donnant. Je travaillais pour le CNRS, pas pour une entreprise privée, on ne pouvait - et on ne peut toujours décemment pas - me suspecter de ce genre de turpitudes.
Elle décocha à Sénéchal un sourire bravache qui créa un réseau serré de fines rides autour de ses yeux. Elle fit rouler son verre de vodka entre ses longues mains.
- Et personne ne s'est jamais avisé de le faire... Je suis un peu du b
‚timent, si on y pense. (Elle lui fit un clin d'oil.) Les sorcières dans mon genre, qui peut savoir de quoi elles sont capables, n'est-ce pas ?
Sénéchal se sentit vaguement mal à l'aise sous le regard vert.
- Je comprends, Lou... Enfin, je crois. Un peu honteux, il tenta une diversion.
159
- Vous aviez une... une spécialité ?
- Oooh ! Mais je l'ai toujours, mon tendre chéri. Et je la garderai jusqu'à ce que je cesse de flotter sur cette mer des Sargasses. Ma modeste spécialité -je préfère le mot ćentre d'intérêt particulier ª -, ce sont les hallucinogènes. Ils font partie intégrante des pratiques médicinales chamaniques.
- Médicinales seulement ? Vous en avez essayé vous-même ? Elle prit l'air faussement offusqué et éjecta du fume-cigarette le mégot qui s'y mourait, puis l'écrasa consciencieusement avec le pilon.
- Bien entendu que j'en ai essayé, il faut toujours savoir de quoi on parle dans la vie, mon chéri... Les hallucinogènes ne sont pas uniquement destinés à l'usage médical. Ils servent également à certaines cérémonies de culte. Pour que tu comprennes mieux, voici une anecdote. Henri Michaux, le poète, demandait un jour à un Indien : ´ qu'est-ce que c'est que la mescaline ? ª, cette puissante drogue hallucinogène extraite d'un cactus mexicain. Eh bien, le garçon lui a répondu textuellement : ´Je ne sais pas ce que c'est, ce que je sais, c'est qu'elle permet d'aller là o˘ vivent les dieux ! ª Tu saisis, mon chou ?
Sénéchal était perplexe.
- Dans le fond, un chamane est un sorcier doublé d'un toubib, c'est ça ?
La vieille dame le dévisagea avec une touche de commisération, ce qui l'agaça secrètement.
- Hum. Tu aimes le cinéma, Sénéchal, mon chéri ? Dans les westerns, on voit souvent un medecine-man indien des Grandes Plaines qui porte des cornes de bison. Les cow-boys l'appellent le sorcier... En général, ils tuent ce mécréant à la langue fourchue et à face de terre cuite environ vers la moitié du film. Mais ce n'est pas le sorcier qu'ils ont trucidé, les joyeux gardiens de vaches, c'est à la fois le pharmacien du village, l'herboriste, le botaniste, le médecin et le curé.
- Je vois le malfaisant...
- Nos sorcières du Moyen ¬ge, mes malheureuses consours auxquelles l'…
glise mettait le feu sur un b˚cher, étaient également des chamanes. On leur doit l'aspirine, qui est extraite du saule.
- Du saule ? Le saule pleureur ?
- Du saule bien de chez nous, tout bêtement. Ainsi que la digitaline, souveraine pour le cour, extraite d'une fleur, la digitale, bien de chez nous également... Ce n'est pas la peine d'aller bien loin. Le plus connu des chamanes franco-français, si on peut dire, pour parfaire ton éducation, est celui peint sur le mur de la grotte
160
de Lascaux. C'est un homme avec un masque d'oiseau couché à côté d'un piquet sur lequel il y a précisément un oiseau, pour ne pas, sans doute, qu'on confonde l'homme sur deux pattes et l'animal avec des ailes et un bec. Je crois, pour ma part - et cette théorie n'engage que moi -, que ce chamane-là devait voyager haut et loin à travers le corps de l'oiseau pour déterminer les maladies et trouver les plantes qui guérissent. Ensuite, il réintégrait tranquillement son corps.
- Vous y croyez vraiment ? demanda Sénéchal, surpris par cette déclaration peu scientifique.
Lou haussa les épaules.
- Pourquoi pas, mon chou ? Je t'ai dit que mon centre d'intérêt privilégié
portait sur les hallucinogènes... L'hallucination et la réalité sont intimement mêlées chez ces gens. Les dieux leur parlent directement quand ils sont sous hallucinogène. Et même sans cela, d'ailleurs. Un célèbre anthropologue a dit : ´ Le Blanc se rend à l'église pour parler de Jésus, l'Indien se rend dans son tipi pour parler avec Jésus. ª Tu saisis la nuance, n'est-ce pas ? Les Indiens - les primitifs pour le reste du monde -
ne fonctionnent pas du tout comme nous, la vie pour eux est... comment t'expliquer ? un continuum interactif... une notion très difficile à
appréhender pour nous, n'est-ce pas ? Redonne-moi donc un peu de cette magnifique eau de feu, mon chou. Tu fais parler la vieille Lou mais sa gorge se dessèche vite, à son ‚ge.
Sénéchal remplit de nouveau les verres. Il leva le sien vers la vieille dame.
- Bien bien bien... Si j'ai tout compris, votre ancien boulot consistait donc à tailler le bout de gras avec les sorciers pour échanger des recettes de cuisine et en faire des médicaments.
- Mais oui, on peut dire ça, n'est-ce pas ? Cuisine pharmaceutique, cuisine chimique, cuisine curative la plupart du temps. En Amazonie, il existe quatre-vingt mille espèces de plantes à fleurs. Nombreuses sont celles qui rentrent dans les recettes thérapeutiques des chamanes. quelle chance aurais-tu, si tu étais médecin, mon chou, de préparer une de ces recettes sans te tromper ? et sans tuer ton client avec une mauvaise herbe ? quelle partie utiliser ? ¿ quelle dose ? quelle variété
sélectionner parmi quatre-vingt mille espèces végétales ? Il faut être un puissant chamane pour réussir tout ça, mon garçon... Et ce savoir vient de loin, n'est-ce pas ? Dans une tombe néandertalienne pas loin de la frontière iranienne, on a découvert sept plantes médicinales. Les braves gens du secteur se soignent encore avec cinq d'entre elles !
Elle écarta une mèche blanche sur son front et but une rasade 161
de vodka. Elle fît claquer sa langue puis dit, en hochant un peu la tête:
- Nous devrions faire preuve d'une plus grande humilité, d'une plus grande spiritualité, d'un plus grand respect de l'environnement, d'une plus large ouverture d'esprit, voilà ce que je pense, mon chou.
- Merde, arrêtez, Lou, on croirait m'entendre !
- Tu vois... Nous connaissons la cartographie de toutes les forêts tropicales du monde gr‚ce aux satellites, mais nous ignorons largement -
très largement - quels types de plantes vivent sous leurs arbres. Ta plante fait peut-être partie de ces belles inconnues...
- Je pensais qu'on avait tout recensé, ou presque... Elle eut un petit rire.
- Il y a une dizaine d'années, la communauté scientifique s'est rendu compte que le nombre de formes de vie sur notre planète était sous-estime d'environ quatre-vingt-dix pour cent. Rien de moins ! Puisque nous parlions de la Guyane tout à l'heure, sache qu'un arbre de la famille des muscadiers, le Virola kwataé, est resté inconnu jusque dans les années 1980, date à laquelle des chercheurs français l'ont repéré dans la forêt guyanaise.
- C'est sans doute parce qu'il était tout petit.
- Probablement. Il ne mesure que cinquante-cinq mètres de haut... Pour achever ta rapide éducation, je crois qu'il est bon pour toi de savoir qu'un gramme de terre renferme dix mille types différents de bactéries, soit deux fois plus qu'il n'en a jamais été identifié, alors, n'est-ce pas...
Sénéchal hocha la tête, vida son verre, l'air absent, et dit doucement :
- La première fois que je suis venu chez vous, j'ai remarqué sur le papier peint une trace qui ne correspond pas à celle d'un tableau... Il y avait quoi, à cet endroit-là ?
Il désigna le mur, o˘ subsistait une trace claire aux formes compliquées.
La vieille femme se retourna lentement, puis son regard vert vint se poser de nouveau sur l'écoflic. Le rat fit entendre un grattement dans sa cage.
Elle eut un sourire hermétique.
- Un masque. Un masque qu'un chamane m'avait offert il y a bien longtemps... J'ai d˚ m'en séparer, hélas. Dommage. Il t'aurait plu...
- J'en suis persuadé, dit Sénéchal, rêveur, en remplissant les verres.
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- On n'a pas été longs à trouver d'o˘ venait le FAMAS, mon capitaine.
- Le quoi ? demanda Destouches dans son téléphone portable.
- Le fusil d'assaut qui piégeait la planque de votre tueur. Gr‚ce aux numéros de série. Ils étaient pas limés. C'est un vieux modèle. On n'était pas les seuls à les chercher. La Légion aussi.
- La Légion étrangère, ah ? Tiens donc...
- Figurez-vous qu'il y a presque six ans deux légionnaires sont partis en reconnaissance en brousse, on les a jamais revus, on a pensé que leur bateau avait chaviré et qu'ils avaient été bouffés par les crocodiles. On a rien retrouvé : ni bateau, ni légionnaires, ni flingues, ni munitions. Il en manque donc deux, des FAMAS.
- Puis je savoir de quelle légion vous parlez, de quelle brousse et de quels crocodiles ?
- Mande pardon, mon capitaine, je vous parlais de la Légion basée à
Cayenne, Guyane française. Il y a quasiment six ans. Les numéros de série concordent, et...
- Merci, mon ami, excellent travail. quoi d'autre ?
- On a analysé le matériau antibruit collé sur les murs de la planque du dénommé Marco et sur le fusil dans la forêt de Che-vreuse... Il provient du même lot, il a d˚ être stocké près des mêmes produits dans une grande surface, on y trouve les mêmes traces.
Destouches remercia encore, raccrocha et composa le numéro de la boîte vocale de Sénéchal.
- Si j'ai bien compris ce que vous me dites dans votre rapport, Sénéchal -
et cela m'arrive - (Ghislaine Pottier remit en place une mèche de cheveux)
-, vous avez trouvé, ou plutôt Destouches a trouvé, un homme mort porteur d'une plante verte inconnue à ce jour sur la planète, mais bourrée de mercure... Morel, l'ami des mouches vertes, prétend que cette plante est accompagnée d'un champignon amazonien tueur. Soit. L'assassin, un certain Marco, a été découvert. Ou plutôt Destouches, encore lui, l'a découvert...
Ledit Marco a été supprimé d'une curieuse manière. ¿ votre avis, pourquoi ne pas l'avoir abattu au silencieux, ou ne pas l'avoir áccidenté ª sur la route, tout bêtement, au lieu de le tuer avec un poison rare caché dans son casque de moto ?
- J'apprécie votre sens pratique, chef. Je dirais qu'il y a là-dedans des éléments troublants... ¿ propos du doigt coupé sur le cadavre de Chevreuse, Panatopoulos le légiste m'a parlé d'une possible amputation rituelle... Le motard assassiné avec un poison issu d'une grenouille amazonienne, poison qui est aussi une
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drogue à petite dose pour certains sorciers, avait, dans sa planque, un masque de jaguar étrange... Amazonien lui aussi. Destiné à une forme de sorcellerie, là encore, semble-t-il... Le Marco, c'était un tueur qui déguisait ses armes en branches mortes... Curieux. «a pourrait également faire partie d'un rituel.
- Pour un sorcier, il avait un côté plutôt pragmatique, votre type...
Selon votre rapport, il possédait, si j'ai toujours bien compris, entre autres pièces d'artillerie, un fusil d'assaut français volé il y a six ans à des légionnaires de Guyane. Et votre nouvelle copine éleveuse de rats, là, Rastignac...
- Savignac, chef.
- Votre nouvelle copine a trouvé une particule d'engin dans la cravate du mort aux plantes vertes, piste qui mène également tout droit à la base de Kourou, en Guyane française... Enfin, Lucrèce et Raul ont trouvé un code dissimulé dans la photo trouvée sur le mort de Chevreuse... Vous avez remarqué quelque chose dans cette affaire, détective ?
- Dites toujours, chef.
- Ce sont les autres qui trouvent tout, et vous, à vrai dire...
- Si je puis me permettre, chef, je m'occupe surtout pour l'heure d'un vol de biotechnologies, avec le meurtre d'un vieux scientifique à la clé, enquête qui me paraît plus rentrer dans nos compétences, etje soupçonne-La petite femme le coupa du geste. Elle parut réfléchir une seconde, son regard erra un instant sur la grande table de réunion de la FREDE. Puis ses yeux noirs revinrent vers le grand écoflic et le fixèrent.
Elle se pencha vers lui, pointa un doigt manucure dans sa direction, et dit tout bas :
- Faites tourner vos méninges, Sénéchal ! En chasse, détective !... En chasse !
34.
Edouardo est penché sur un miroir grossissant équipé d'une lumière en son centre. De fins ciseaux de coiffeur à la main, il taille, tel un jardinier maniaque, sa grosse moustache noire qui fait tant pour son légendaire succès auprès des femmes. Cette moustache, il lui consacre une demi-heure tous les matins. Il en connaît par cour le contour, l'épaisseur, la densité
et surtout la longueur optimale. Il raccourcit l'un de ses poils de deux millimètres d'un coup de ciseau précis, clic ! Puis il prend un peu de recul... Pas mal ! Il fait une grimace qui change l'angle de sa moustache et plisse son oil gauche... Pas mal non plus, les pattes d'oie au coin de l'oil. Clark Gable ? Clark avec une grosse moustache... Hmmm ? Non, plutôt un acteur de western italien. Comment s'appelait-il, déjà, le type qui arrive par le train au début du film ? Et ce gros plan sur ses yeux plissés sous le soleil ? C'est un peu le même gros plan dans son miroir, avec la lampe... Il imagine un instant le réalisateur qui lance : Ńe bouge pas, Edouardo, on va faire un plan très serré sur tes yeux, tu regardes dans l'objectif de la caméra, mais comme si tu regardais au loin. OK ? Plisse bien mais pas trop, je veux qu'on sente la tension dans ton regard, Edouardo. Parfait... Action ! Moteur ! ª II ferait ça très bien, il en est s˚r. Il aurait d˚ faire du cinéma, avec sa belle gueule. Toutes les femmes le lui disaient à un moment ou un autre. Sa taille moyenne n'était vraiment pas un problème, il y avait plein de mecs petits, au cinéma.
Le téléphone sonne, Edouardo le magnifique se coupe la joue avec ses ciseaux et crie ´ Merdeeeu ª.
Il l‚che ses accessoires, sort de la salle de bains et se jette sur le combiné du salon, puis il dit Óuais ª... Il écoute un instant et répète Óuais ª avant de raccrocher. Il ne bouge plus, regarde le 165
téléphone.ª Fait chien ª Edouardo reste devant l'appareil encore un instant, les sourcils froncés, puis il se met en mouvement. Il prend une chemise d'un bleu vibrant dans la penderie, l'enfile, ajuste un pantalon crème en cambrant les reins et en rentrant le ventre comme un petit torero qui va affronter la bête, se tourne de profil, satisfait, puis il glisse ses pieds dans des mocassins fauves très souples et très compensés qui gisent près du canapé. Enfin il cueille sur le dessus de l'armoire sa carte tricolore (son étoile de marshall à lui), ainsi que son arme de service dans son étui réglementaire à trois positions. Il le fixe à sa ceinture, un peu en arrière sur le rein, mais pas trop. Position trois... Il retourne à
la penderie, choisit une veste de lin noblement froissée et l'ajuste sur ses épaules en s'admirant dans la grande glace piquetée de l'armoire. Il recule de deux pas, la main droite un peu écartée du corps. D'un geste vif il dégaine son Beretta et le braque sur son reflet, le canon touchant presque le miroir. Ha ha ! Rapide, hein, coyote ? Il fait tourner l'arme autour de son doigt et la replace dans son étui. Puis il t‚te à travers le tissu les petits plombs de pêche rectangulaires collés au velcro pas loin de la bordure de la veste de lin, à hauteur du flingue... Faudra penser à
lester ça un peu plus, mon vieux. Avec une dizaine de grammes on doit pouvoir gagner... voyons voir, un centième de seconde. Peut-être plus ?
Allez, c'est pas le tout. Il prend ses clés de voiture dans le vide-poches sur le guéridon, un briquet en or, entre dans la chambre, se dirige vers le lit et donne un violent coup de pied dans le bord du matelas. La fille nue enroulée dans les draps sursaute, ouvre les yeux et tourne vers lui un visage fripé de sommeil. Le ventilateur fait voleter lourdement une mèche de ses cheveux plats. Ses faux cils battent la chamade et elle se gratte la cuisse en tentant un sourire. Edouardo allume une cigarette, plisse les yeux, met de la tension dans son regard et cueille entre deux doigts la robe multicolore sur la chaise, la robe qui représente des perroquets s'envolant sur fond rouge. Il la jette à la fille et dit simplement. -
Casse-toi !
Edouardo descend la rue surchauffée. Le ciel a la couleur d'une plaque de zinc au-dessus de sa tête et Edouardo le Magnifique fait un panoramique mental par-dessus les toits, sans oublier un plan plus serré sur la place des Palmistes. qu'est-ce que c'est que ce merdier, à la fin ! Il ne se passait rien depuis des semaines et maintenant des types s'entretuent en pleine rue... Un mec avec un rayon de mobylette planté droit dans le cour, buté devant tout le monde, en plein après-midi. C'était dans le journal ce matin. Ne
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savent plus quoi inventer, les mecs ! Un rayon de mobylette monté sur une poignée de bois : l'artisanat local... Et pourquoi est-ce que les gendarmes viennent m'emmerder avec ça, moi, Edouardo, dont c'est le jour de congé ?
Moi, Edouardo, qui avais toute la sainte journée devant lui pour faire des galipettes au lit avec Edmée au joli cul, hein ? Edmée qui doit encore en écraser dans le plumard, toute chaude... Hmmm. Edmée qui adore ce truc pas toujours prévisible (pas toujours) du coup de pied dans le matelas... Ćasse-toi ! ª Tellement macho tout ça, dit-elle. Elle aime. «a l'excite encore après deux mois et demi de liaison (liaison qu'Edouardo aime à
qualifier de torride). Excellent. Pour s˚r, excellent...
Tout en marchant, les jambes légèrement écartées, Edouardo t‚te son arme sous la veste et un mince sourire fleurit sous sa moustache noire. Il rabat sur ses yeux son imaginaire chapeau à larges bords et arrive en vue du commissariat devant lequel sont garées les voitures de ses quasi-collègues.
Edouardo est chez lui.
Tandis qu'Edouardo parcourait les derniers mètres qui le séparaient de l'entrée de la Gendarmerie nationale, le chef, qui estimait que la loi et l'ordre étaient représentés dans cette partie du monde par lui, et par lui seul, était lancé dans un discours depuis dix bonnes minutes, et tout le monde la bouclait. Debout devant ses troupes, il tenait le journal local à
bout de bras.
- Des pt'its dealers, des pt'its connards, des pt'its branleurs qu'ont pas d'métier et qui vont chercher leur pt'it colis à la poste pour s'en coller dans leur p'tit pif et se faire de la monnaie facile avec le reste de la came et avec la monnaie de la came racheter leur putain de came et avec leur pt'ite monnaie se faire envoyer des p'tits colis à la poste et ainsi de suit'... (Il reprit son souffle sur le fil du rasoir.) El'problème...
El'problème, c'est qu'un jour ils ont la cervelle tellement grillée avec leur merde qu'ils voient plus le risque, les p'tits connards, ils se croient plus malins que les gros et ils se croient plus malins que nous !
Il fit un geste viril du pouce en direction de ses galons et foudroya son auditoire du regard.
- Ils font plus gaffe, ils jonglent avec le pognon, ils parlent blablabla, que j'te bavasse dans tous les coins, à toutes les putes de la ville, dans tous les bars, blablabla j'en ai c'est de la bonne t'en veux j'te fais un bon prix ! Pauvres petits connards ! Et un jour on leur glisse vingt centimètres de ferraille bien aff˚tée entre les côtes 167
pour qu'ils ferment leur gueule et on les retrouve en train de flotter la gueule ouverte dans le Rio Merdo.
Il fit claquer le journal sur le bureau, lui jeta un coup d'oil écouré
comme à un animal venimeux dont il s'apprêterait à écraser la tête, et hurla :
- El'problème... El'problème, c'est qu'à nous, à nous, on nous dit c'est pas croyable vous êtes pas capables de boucler ces gros dealers qui nous emboucanent le secteur, vous êtes pas foutus de serrer des mecs qui se font livrer de la neige par la poste, et qu'est-ce que vous foutez pour nous débarrasser de cette racaille et qui se fait buter en plein jour en pleine rue... Hein ? Hein ? En pleine rue ! En pleine rue !
Les hommes assis en chemisette kaki croisaient les bras et contemplaient leurs chaussures, tête baissée, en attendant la fin de ce qu'il était convenu d'appeler ´ la tirade du chef ª, exercice hebdomadaire éprouvant qui nécessitait d'attendre que l'oxygène se raréfie dans les poumons du chef avant de pouvoir reprendre avec lui un semblant de dialogue. Pour leur plus grand malheur, le chef était b‚ti comme un b˚cheron et pratiquait la plongée sous-marine durant ses loisirs. Il était notoire qu'il pouvait tenir très longtemps en apnée... Le chef qui, à cet instant, avisait du coin de l'oil Edouardo en train d'essayer de se glisser le plus discrètement possible dans le fond du décor, mais que sa chemise bleu électrique avait dénoncé. L'orateur lui lança avec un bel enthousiasme :
- Vous pouvez fermer la porte derrière vous, monsieur Edouardo, nous sommes au grand complet désormais !
Il se tourna de nouveau vers les gendarmes.
- Alors moi, je réponds, monsieur le maire monsieur le procureur monsieur le préfet monsieur le notable monsieur machin-truc, mes hommes sont des braves gars admirables de loyauté mais ils sont pas formés à la lutte antidrogue, voyez ? Il nous faudrait du monde du genre gendarme d'élite formé et superformé qui infiltre ces réseaux de fourgueurs déguisé en bourgeois, un type pas voyant pas avec des grosses godasses à clous pas avec des grosses moustaches genre Dupondupont qui puisse traîner dans les bars et chez les camés pour y glaner du tuyau pour le plus grand bonheur de la justice et de la police locale ! Et on nous donne qui, on me donne qui, à moi, à moi, pour barrer leur route vers la jeunesse aux narcotrafiquants enfouraillés jusqu'aux yeux et pétris de bonnes manières ? Hein ?
Il fit un geste de présentateur de télévision qui reçoit un chanteur pour midinettes.
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- Eh bien, on m'envoie ce monsieur à moustaches qui dépend de l'Intérieur, je crois... J'ai le grand honneur de vous présenter Monsieur Edouardo !
Monsieur Edouardo, connu dans tout Cayenne par tous les voyous, tous les barmen et tous les fourgueurs... On applaudit Monsieur Edouardo !
Le silence dans la pièce se fît encore plus pesant, les hommes se jetèrent des coups d'oil en biais.
- El'problème... El'problème, c'est que Monsieur Edouardo, dont le nom de famille m'échappe à l'instant, c'est normal vu que j'ai pas trop le loisir de le fréquenter depuis trois mois qu'il est avec nous en sous-marin, eh bien monsieur le sous-marin, il a une vie sociale riche et intense, paraît-il, dans notre belle cité, mais on aimerait bien qu'il nous ramène de temps en temps un petit tuyau un petit cadeau un petit trois fois rien qui améliorerait l'ordinaire du gendarme...
Il fit claquer l'ongle de son pouce sur une de ses incisives pointues.
- Et Monsieur Edouardo ne me ramène pas ça ! que dalle ! Et pendant ce temps-là, on me dessoude en pleine rue un gamin chargé comme un mulet avec de la neige encore plein les narines, du fric plein les poches et un rayon de mobylette section deux millimètres entre les côtes... Est-ce que vous pourriez nous développer tout ça, monsieur Edouardo, devant vos collègues présents. Nous sommes tous suspendus à vos lèvres, monsieur Edouardo...
Les hommes en chemisette kaki tendirent l'oreille. «'allait être sportif...
Edouardo le flic spécial (une barbouze, à tous les coups, c'est s˚rement pas son vrai nom, Edouardo, trop opérette), Edouardo, on l'avait pas encore vu dans ses ouvres, mais il fallait le reconnaître, il ne se laissait pas démonter facilement. Ils se tournèrent à demi pour l'apercevoir, il s'était assis près de la porte, tranquille.
Edouardo retira ses lunettes fumées avec le geste lent de James Wood. (La caméra est sur toi, Edouardo, sois bon...) Il toussota, genre conférencier qui attend patiemment le silence religieux de l'assistance, puis il déclara posément :
- Je viens de prendre connaissance de l'événement, chef, et je ne connais pas le dossier, si dossier il y a. «a, c'est le premier point. J'ajouterai qu'en ce qui me concerne je n'en ai rien à foutre que des petits branleurs qui fourguent de la camelote se fassent buter en ville ou en cambrousse. «a fait partie de leur métier, si on peut appeler ça comme ça.
Le chef hocha la tête et lança un regard circulaire comme pour s'assurer de la connivence du peloton de gendarmerie.
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- Excellent début, monsieur Eclouardo : je reconnais un humaniste quand j'en vois un. Continuez, je vous en prie !
- Merci, chef. On connaît tous le problème des Hmongs qui approvisionnent le pays depuis les hauts plateaux, on connaît tous le taux de chômage local et le taux d'immigration incontrôlable depuis le Brésil, HaÔti, le Surinam et j'en passe... Mon boulot, même si on n'a pas trop l'occasion de se voir, comme dit le chef, consiste à faire du renseignement, je ne vous apprends rien... Pas à serrer trois connards dans un bar ou à choper des petits gars qui viennent chercher leur colis à la poste... Cela étant dit, je n'ai pas à me défendre ou à discuter de mes informations devant qui que ce soit ici, je rends mes comptes ailleurs, et vous le savez tous.
Ses propos sonnaient comme un défi, mais le chef feignit de n'avoir rien entendu. Il regardait le journal posé sur le bureau, l'air absorbé.
- En revanche, ce que je peux vous apprendre, continua Edouardo, c'est que je reviens du Surinam et il semble que de ce côté-là il y ait du mouvement, et du mouvement bizarre... Ils ont l'air de s'exciter pour un nouveau truc, peut-être une nouvelle came qui arrive sur le marché, je sais pas encore, et qui arrivera évidemment en ville sous peu, si elle existe.
Il fit une pause, les yeux fixés un instant dans le vide, attendant de savoir si l'information qu'il venait de balancer avait atteint sa cible. Il reprit :
- quoi qu'il en soit, nos collègues de la police aux frontières ont aperçu récemment de drôles de zigomars qui arrivent du Brésil par avion à Cayenne pour faire des petites affaires en ville. Ils en ont photographié quelques-uns à tout hasard. Pour finir, j'ai cru comprendre que le chef ici présent souhaitait vivement que nous accordions nos violons pour pister les passeurs et les marchands de camelote, ainsi que leurs fournisseurs et employeurs proches ou lointains... Il a raison... Mais nos, euh, nos administrations respectives ne voient pas souvent les choses de la même manière et elles craignent toujours que des informations qu'on a eu du mal à glaner ici ou là fassent le tour du bled. ¿ tort ou à raison, d'ailleurs.
Je ne peux donc pas vous donner de date précise pour la suite des événements, mais il sera important qu'on en parle tous ensemble dès que j'aurai les mains un peu plus libres. Merci de m'avoir écouté, messieurs.
Le chef leva les yeux du journal et cligna des yeux comme s'il sortait d'une longue rêverie. Les hommes en chemisette connaissaient ce numéro par cour. Et ils venaient en plus de découvrir le numéro d'Edouardo l'Enfumeur, Edouardo je-me-défausse-avec-170
une-élégance-rare-Edouardoje-sais-des-trucs-maisje-dirai-rien. Magnifique duo de faux culs. Rien à redire.
^- Merci, monsieur Edouardo, dit le chef en faisant semblant d'éteindre un b‚illement derrière son poing fermé. Je suis persuadé que tout ce que vous venez de nous révéler va beaucoup faire pour accélérer le cours de la justice et porter un coup que je qualifierai de fatal aux forces du mal.
Edouardo jette un coup d'oil à sa montre, comme un de ces types vraiment surbookés qui doivent appeler leur trader, leur fondé de pouvoir ou leur avocat. Il se marre intérieurement, Edouardo... Tu peux toujours te foutre de ma gueule, gendarme de mes deux, à l'heure qu'il est ta femme est dans mon pieu, et c'est bien moi, Edouardo le Magnifique, qui la baise tous les jours que Dieu fait, la belle Edmée au joli cul, alléluia ! qu'est-ce que tu dis de ça, hein, coyote ?
35.
La vieille pirogue aux flancs r‚pés progressait dans un étroit chenal qui disparaissait sous la végétation entrelacée. Elle croisait lentement des lentilles d'eau, des jacinthes aquatiques aux fleurs couleur lilas et des feuilles mortes qui flottaient sur l'eau sombre. Des libellules par dizaines dansaient un ballet compliqué autour de l'embarcation, faisant un instant du surplace comme pour observer l'engin et son pilote, puis accélérant brutalement vers le ciel qui apparaissait par endroits dans la dentelle du feuillage. ¿ la proue, le petit homme au visage étroit manouvrait sa pagaie, un coup à droite de l'embarcation, un coup à gauche, régulier comme le bras d'un métronome, faisant progresser son bateau rudimentaire au milieu des fleurs posées sur la surface brune. La pirogue se frayait un chemin paisible, sans heurts, ouvrant son passage devant elle dans la verdure aquatique. Le rameur posa sa pagaie dans le fond du bateau, ôta son chapeau de paille tressée, s'épongea le front avec un chiffon crasseux et écouta les bruits de la forêt, les oreilles et les yeux aux aguets.
La chaleur l'écrasait, il n'y avait pas le moindre souffle d'air dans ce chenal boueux, la transpiration br˚lante prenait naissance dans son cuir chevelu et lui coulait sans arrêt sur le visage et dans la nuque. Il regarda sa montre... Midi bientôt. Un oiseau invisible, loin dans les arbres, imitait depuis un bon moment le son étouffé d'un réveil numérique.
Bipbipbipbipbip... Un autre, tout proche, émit soudain un bruit pareil à
celui de l'eau qui coule d'une bouteille. Les insectes créaient un grésillement permanent, un bruit de fond lancinant, rappelant celui d'un transformateur électrique surchauffé.
L'homme assura de nouveau son chapeau sur sa tête, jeta un 172
coup d'oil par-dessus son épaule et donna cette fois de vigoureux coups de pagaie. La pirogue fendit le tapis des végétaux flottant devant elle et s'enfonça un peu plus sous le couvert des branches. Les berges moussues se rapprochèrent, le rameur aurait presque pu les toucher de ses deux bras étendus... Il baissa la tête pour passer sous un tronc noir couvert de fougères et de lianes qui créait un pont luisant en travers du cours d'eau.
Devant lui, le chenal disparaissait dans un coude presque imperceptible qui se terminait par un cul-de-sac composé d'un amas de feuillages, un bouclier végétal enchevêtré haut de plus de cinq mètres de haut qui barrait le passage sur toute sa largeur, semblable à un guerrier bardé de plaques vert sombre et luisantes. L'homme lança un dernier coup d'oil par-dessus son épaule. Puis il appuya rageusement sur sa pagaie, de toutes ses forces, la tête baissée et les m‚choires serrées. La pirogue prit de la vitesse, pénétra dans l'entrelacs de feuilles qui s'écarta sans aucune résistance dans un froissement de soie et se referma derrière l'embarcation, tel un rideau tiré brutalement sur la lumière du jour. Un grand oiseau blanc s'envola en criaillant.
Le petit homme se trouvait maintenant au milieu du massif de feuillage comme au cour d'une grotte végétale. Au-dessus de sa tête, le ciel blême avait totalement disparu, remplacé par un toit serré de feuilles crénelées.
La pirogue et son passager baignaient dans une lumière d'aquarium. Il s'immobilisa, écoutant, essayant de sélectionner un bruit dans le concert permanent de la jungle étouffé par les grandes feuilles. Puis il pagaya lentement du même côté, à petits coups précis, faisant racler le plat-bord de son bateau le long de la berge, les larges feuilles lui fouettant les bras.
Il traversa sur plusieurs mètres le mur végétal, évitant les énormes racines aux formes tourmentées qui surgissaient de l'eau comme autant de serpents géants décidés à escalader les rives, des serpents qui auraient été figés pour toujours dans le lit noir‚tre du chenal. Puis il stoppa enfin, apparemment épuisé par l'effort. Il respira bruyamment, reprenant son souffle, la tête vide, observant le manège d'une minuscule araignée, à
quelques centimètres de ses yeux, presque invisible sur le fond du feuillage. Elle se déplaçait par bonds rapides, s'immobilisait aussitôt totalement, parfaitement camouflée, repartait en crabe, s'immobilisait encore, puis bondissait dans l'air sur un moucheron imprudent pour disparaître à toute allure avec sa victime emprisonnée dans ses crocs.
Au bout d'un instant le petit homme parut sortir progressivement de sa rêverie et manouvra au milieu du feuillage pour amener sa pirogue le long de la berge, puis il l'amarra avec soin à un ponton délabré envahi par de courtes fougères d'une couleur
173
tendre. Toujours dissimulé par la végétation, il s'empara de son fusil et en vérifia le cran de s˚reté. Il cueillit un petit sac à dos au fond du bateau et le posa sans bruit sur le ponton. Tous ses gestes étaient mesurés, précis.
Il écarta prudemment les feuilles du canon de l'arme. Il risqua un coup d'oil en dehors de la grotte de verdure, attendit quelques secondes et grimpa enfin sur la berge. Il passa les bretelles de son sac à dos et s'avança avec précaution dans la jungle par une sente tracée dans le sous-bois, le fusil tenu devant lui à bout de bras, tel un chasseur qui suit la piste encore fraîche d'un animal dangereux. Ses yeux bruns étaient sans cesse en mouvement dans son visage étroit.
Il s'approcha à pas comptés d'une curieuse structure de bois qui enjambait le sentier, un grand portique branlant et moussu fait de troncs mal équarris, haut de plusieurs mètres et rongé par les vers et les termites.
Le portique était à peine visible au milieu des f˚ts bruns et noirs des arbres qui l'entouraient. Il penchait de côté comme s'il n'attendait qu'une poussée pour s'écraser lentement au sol, terrassé par les assauts du temps et de l'air oppressant saturé de l'humidité de la jungle. De fines lianes aux feuilles rondes partaient depuis le sol à l'assaut de ses montants, s'enroulant autour de ses étais partiellement rongés, les recouvrant jusqu'à mi-hauteur.
Le petit homme passa sous l'assemblage de bois et parut se détendre. Le canon de son arme s'abaissa lentement vers le sol. Il repoussa son chapeau sur sa nuque. Il tendit le bras vers le portique, hésita une seconde, puis il empoigna de sa main libre les lianes qui recouvraient l'un des montants et tira d'un coup sec vers le bas, arrachant la végétation parasite, faisant s'envoler une nuée de minuscules mouches noires et découvrant des sculptures plates, des masques de bois aux rictus féroces portant des traces humides de sève, clouées dans l'échafaudage... Il leur fit un bref sourire, ôta son chapeau de paille tressée et s'en servit pour s'éventer, apparemment satisfait de ce qu'il venait de mettre au jour. Il dégagea son sac à dos de ses épaules et le posa au sol avec précaution.
Un craquement à quelques mètres de lui le fit tressaillir. Il laissa tomber le chapeau, saisit vivement son fusil et le mit en joue, le canon pointé
dans la direction du bruit. Sa transpiration coulait sur ses paupières et lui br˚lait les yeux. Il cria d'une voix rauque et basse :
- qui est là ?
Puis à nouveau, plus fort r
- qui est là ?
Il attendit un instant puis hurla, cette fois clairement.
174
- Vous êtes là, hein, fils de putes ! ? Venez ! avancez, nom de Dieu !
Allez, sortez de là que je vous crève tous !
Il lui sembla que les sons qui sortaient de sa gorge ne portaient qu'à
quelques mètres, étouffés par le feuillage immobile... Rien ne lui répondit, les insectes s'étaient tus d'un seul coup. Il s'essuya les yeux du plat de la main et cria de nouveau à la forêt muette, devant lui.
- C'est moi qui vais venir ! J'ai mon fusil, salauds ! J'ai mon fusil et je vais venir vous buter ! J'arrive !
Le silence lui parut encore plus pesant. Il fit une grimace, la lèvre inférieure en avant, les sourcils froncés, puis se mit à galoper soudain sur le sentier, la jambe raide, sautant maladroitement par-dessus les branches mortes, le fusil braqué devant lui, le dos courbé comme s'il s'apprêtait à essuyer un feu nourri. Il franchit en courant un rideau de bambous aux énormes troncs jaunes, son pied droit glissa et il manqua de s'étaler dans les feuilles sèches qui crépitaient sous ses pas, mais il rétablit miraculeusement sa course et fonça de nouveau tête baissée... Sa jambe lui faisait mal, mais il entendait maintenant devant lui un autre bruit... quelque chose, quelqu'un courait à une faible distance, il l'entendait mieux maintenant... Il allait l'avoir, le salopard ! Mais il perdait du terrain à cause de sa jambe, c'était s˚r, l'autre cavalait plus vite que lui... Il redoubla d'énergie, tirant la patte, et se retrouva dans une clairière ensoleillée. Il cligna des yeux, le souffle coupé, surpris par la lumière intense.
Six grandes cases sur pilotis, en bambou, aux toits de palmes défoncés et à
demi effondrés finissaient de pourrir au milieu des hautes herbes qui grimpaient à hauteur d'homme, masquant partiellement leurs façades qui projetaient des ombres dures. Des fougères avaient colonisé les toitures.
¿ quelques pas des anciennes habitations, des tôles ondulées rouillées jonchaient le sol comme si un géant les avait éparpillées, à la manière d'un jeu de cartes de métal. Un arbre aux grappes de fleurs écarlates s'élançait au milieu des ruines de bambou et de palmes. Le petit homme plissa les yeux au soleil... Personne... Il entrevit brusquement une courte silhouette noire qui passait à toute vitesse devant l'une des constructions de bois, une silhouette qui allait atteindre dans une seconde le couvert des arbres là-bas... Il épaula maladroitement et tira au jugé, le fusil rua dans ses mains, la crosse lui heurta douloureusement l'épaule. Le bruit de la détonation lui parut démesuré dans le silence. Il tira deux autres coups rapprochés dans la même direction, qui sonnèrent de nouveau à ses oreilles comme deux coups de tonnerre dans la clairière. Une bande de perruches s'en-175
vola en criaillant. La fumée bleue autour de lui se dissipa en piquant son oil gauche.
Il fit un pas prudent en avant et scruta les cases abandonnées. La silhouette n'était plus là... Dans le ciel, le cri des perruches affolées s'éteignait. Il mit sa main en visière. Touché ? Pas touché ? Merde...
Attention... Attention... Barre-toi de là, la fumée, le bruit de ton flingue leur donnent ta position... Il changea de place rapidement, le dos courbé, traînant la jambe. Il parcourut silencieusement une dizaine de mètres sur sa gauche, à l'abri des herbes, déplaçant en permanence le canon de son arme à mesure de sa progression, le gardant dans l'axe des cases, le doigt crispé sur la détente. Puis il resta immobile le plus longtemps possible, accroupi derrière les larges feuilles d'un arbre à pain. Je l'ai pas eu, bordel... Si ça se trouve, il est pas tout seul, ce fumier. Ils sont là... Comment ils ont pu trouver l'endroit, nom de Dieu ! Il tendit l'oreille. Rien... Rien ? Pas si s˚r... Est-ce qu'ils lui avaient tendu un piège ? Je suis un chasseur, hijos de putas. Je sais attendre. Je me ferai pas avoir comme avec le crocodile que vous m'avez envoyé, fumiers...
La peur fondit sur lui d'un seul coup. Il eut un bref rictus et un flot de transpiration lui coula dans le cou, trempant sa chemise. Un tic nerveux fit tressauter sa paupière. Au bout d'un interminable moment il t‚ta sa poche de poitrine, en sortit avec précaution un chargeur noir tout neuf qu'il échangea avec celui fixé sous son arme. Il remit l'ancien dans la même poche. Trois balles blindées de plus, trois balles à tirer, fumiers...
Il avait essayé d'agir lentement, avec soin, sans trembler ni faire de bruit. Les oiseaux recommençaient à chanter l'un après l'autre, timidement d'abord, puis de plus en plus fort, retricotant à l'unisson leurs symphonies monocordes. Il entendait désormais tous les sons et les pulsations habituels de la jungle autour de lui, comme si rien ne s'était passé. Une brise vint faire bruisser au-dessus de sa tête les feuilles de l'arbre à pain. Une sorte de torpeur l'envahit. Il se ressaisit, gagna l'ombre de la première case, se colla à la paroi de bambous, le canon du fusil vers le ciel. Il bondit quasiment à cloche-pied vers la deuxième construction, en évitant les tôles rouillées, pour se rapprocher du sous-bois et de la direction dans laquelle il avait tiré. Par terre gisait une forme sombre qu'il distinguait mal... Un corps. Un corps dont une main, sans doute, sortait des herbes... Il la voyait maintenant.
Derrière son fusil, le petit homme scruta les alentours, puis il avança à
pas lents vers le corps partiellement dissimulé. Arrivé à quelques mètres, il leva son arme et la pointa tout en marchant avec précaution, comme si le terrain était miné. Ce qu'il vit lui fit
176
écarquiller les yeux : un grand singe à la fourrure noire et luisante était étendu là, les bras en croix, les poils du poitrail collés et poissés par le sang, déjà partiellement séché au soleil. Les mouches s'activaient autour de lui. quand il vit l'homme, ses yeux se remplirent de terreur. Ses longues lèvres s'écartèrent, découvrant de grands crocs jaun‚tres qui s'entrechoquèrent rapidement, émettant un crépitement ténu. Puis il eut un sursaut, son corps s'arqua vers le ciel et sa tête roula sur le côté. Il demeura totalement immobile.
Le petit homme baissa le canon de son arme. Un singe... Merde, c'est pas possible ! Je l'ai eu au jugé. Bordel, je déconne complètement ! Le bruit, les coups de feu... Pourvu que personne...
Il resta immobile et tremblant, les yeux rivés sur le singe mort, puis il fit demi-tour et prit rapidement la direction de sa pirogue.
Un instant plus tard il repassait devant les cabanes de bambou avec son sac à dos, tenant toujours le fusil à la main. Il avait de nouveau son chapeau de paille tressée sur la tête. Il paraissait apaisé, ses gestes redevenaient précis. Il ne tremblait plus. Il posa tout son attirail et, de l'une des cabanes vermoulues, il sortit une pelle pliante rouillée avec laquelle il creusa rapidement un trou au pied d'un des arbres qui bordaient la clairière. Puis il empoigna par la queue le cadavre du singe déjà envahi par les fourmis, le traîna jusqu'au trou et l'y fit basculer. Il le recouvrit et tassa la terre avec le dos de la pelle. Ce n'était pas le moment d'attirer les animaux de la jungle en quête de charogne... quand il eut fini, il reprit son sac à dos et se h‚ta vers l'un des angles de la place aux cabanes. Il se glissa sans bruit sous des grandes feuilles, marcha en courbant la tête dans un sentier étroit et ombrageux qui serpentait au milieu de racines monumentales, à l'écorce semblable à une peau humide d'éléphant, et arriva dans une autre clairière remplie de soleil. Les arbres avaient été coupés au ras du sol pour dégager une aire dans laquelle poussaient en petits groupes serrés des bananiers désormais retournés à l'état sauvage. Des papillons bleu métallique se posaient brièvement sur les fruits puis repartaient d'un vol lourd et indécis dans les rayons obliques du soleil. Le centre d'un de ces groupes de bananiers était occupé par des claies de bois horizontales, des tables rudimentaires montées sur de courts pilotis, disposées à un mètre du sol. Elles soutenaient des structures légères de bambou recouvertes d'une épaisse moustiquaire noire un peu macabre. Le tout montait à hauteur d'homme. Des feuilles mortes et des débris venus des arbres avoisi-nants jonchaient le sommet du filet noir.
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ce petit Tîomme ouvrit son sac a dos, en sortit un journal plié en deux et une pochette de nylon bleu. Il ouvrit ensuite avec précaution une fermeture
…clair à peine visible dans le dais noir, linceul incongru au milieu de la jungle, et jeta un coup d'oil à l'intérieur. Tout y était. Cinquante-cinq pots exactement... Cinquante-cinq pots d'argile numérotés avec une petite étiquette plastique accrochée à leur rebord, cinquante-cinq pots qui contenaient cinquante-cinq plantes d'un vert sombre et ciré, toutes semblables, toutes portant le même nombre de feuilles. Elles se détachaient parfaitement sur le film métallique isotherme qu'il avait posé sur le fond des tablettes, qui les protégeait de la chaleur et interdisait aux insectes et aux rongeurs de pénétrer par la base de la structure pour détruire tant de mois d'effort. Il examina pensivement les plantes, rangées comme à la parade. Il transpirait de nouveau. Tant de mois d'effort... Ouais... Et tant de fric enjeu. Il les détailla avec précision tout en les survolant de la main, d'un geste languide de harpiste. «a va. «a va... Pas de taches sur les tiges, pas de signes de dépérissement, de moisissures. Pas une entaille dans les feuilles... Rien de rien... Continuez comme ça, mes chéries, continuez comme ça, grandissez et donnez-moi des tas de feuilles... Six kilos de matière verte, ils veulent, les autres fils de putes, pour leurs expériences. Matière verte ! Il eut un rapide sourire en coin et ouvrit encore plus grand l'épais filet noir qu'il accrocha sur les côtés du dais.
quelques fibres séchées venues des bananiers voisins tombèrent lentement au sol. Puis il disposa le journal devant le groupe de pots, bien plié de manière à ce qu'on aperçoive le titre du jour sans cacher les plantes. On pouvait lire en gros caractères : Áccident meurtrier sur la route de Kourou ª.
Il sortit le Polaroid de son étui de nylon, recula, leva la tête pour observer la position du soleil et fit des photographies rapprochées, avec flash et sans flash et avec différents réglages. Il rangea ensuite son matériel photographique, regarda sous la tablette et en sortit une grande cantine métallique couleur rouille. Il prit à l'intérieur un jerrican rempli de solution nutritive, ainsi que des produits de traitement végétaux aux étiquettes multicolores. Il plia le journal et le mit dans un sac de plastique noir qu'il referma soigneusement et qu'il jeta sous la tablette, dans l'ombre, o˘ il rejoignit un tas d'autres sacs de même couleur déjà
recouverts de végétation. Enfin il se livra à sa t‚che de jardinier. Il n'avait plus du tout mal à la jambe et il avait déjà oublié le singe noir qui dormait un peu plus loin, la poitrine déchirée par les balles blindées, sous la terre de l'ancien village akha.
36.
Le lendemain matin le petit homme sortait du bureau de poste et regardait autour de lui. Ensuite il traversait soigneusement dans les passages piétons. Comme toujours, il était tendu lorsqu'il était en ville, les yeux perpétuellement aux aguets derrière ses grandes lunettes fumées. Il venait d'expédier les PolaroÔds à une boîte postale de Paramaribo, Surinam. Puis il avait appelé un répondeur automatique, là-bas, avait donné le code dont ils étaient convenus et qui changeait toutes les semaines. Ils le rappelaient à leur tour chaque mardi à neuf heures pour lui donner par téléphone le nouveau code. Ils étaient malins. Et très dangereux... Dès qu'il aurait leur pognon, faudrait pas qu'il traîne dans le secteur, c'était s˚r... Adios Cayenne, buenos dias Rio, grande cité, et puis à
partir de là-Tout occupé à surveiller les passants, il ne voyait pas, dans la cabine téléphonique, à une cinquantaine de mètres, le grand Noir de l'autre jour, le type qui portait une oreillette. Le grand Noir avait chaud dans cette foutue cabine vitrée et ses mains moites de transpiration glissaient sur le combiné. Sa conversation était entrecoupée de ´ Hum ª et de ´ Hein ? ª. Il disait, pour en finir :
- Bref, je pourrais jurer que j'ai entendu les coups de flingue... Trois, il me semble... Ouais, un d'abord, puis deux.
Un silence.
- Hein ? Non, plus à l'est, à mon avis... Il a disparu dans un coude de la rivière (il claqua des doigts), pouf, comme ça !
Un silence puis il dit :
- Bon, d'accord.
Il raccrocha. Il tourna légèrement la tête dans la direction o˘ se trouvait tout à l'heure le petit homme. Il avait disparu. Il dit posément, pour lui-même :
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- lu pelÔx^îen te planquer, mon salaud, on finira par t'avoir... T'es un mort qui marche...
Il répéta en hochant la tête :
- Un mort qui marche...
Une matinée entière en planque en civil devant la poste de Cayenne, assis à
la terrasse d'un bistrot à faire semblant de lire le journal pour la millième fois, ça vous use son bonhomme, y a pas à dire. Heureusement que de temps en temps il y a des gonzesses avec des culs fabuleux qui passent... Ah, les belles salopes, on les croquerait toutes, les Noires, les Blanches, les Jaunes et les autres ! Oho ! Stop ! Stop. Ne rêvons pas... Tous ces gens-là vous reniflent à cent mètres, gendarme. Même sans l'uniforme tu restes repérable à cent mètres, allez savoir pourquoi.
qu'est-ce qu'il peut bien mettre à la poste si souvent, ce petit bonhomme au chapeau et aux lunettes trop grandes pour sa face de rat ? Il a pas l'air tranquille. On ira demander à la fille du guichet... Vient une fois par semaine, me semble, le bougre. Avec sa p'tite enveloppe. Ne sait pas qu'il est repéré, le bougre ? Ne sait pas qu'il est pisté par le grand Black avec des fois une oreillette, des fois un chapeau, des fois les deux ? Nan. Nan, sait très bien qu'il est pisté par le grand Black. S'en fout. Le grand Black est dans la cabine téléphonique là-bas et bavasse et bavasse... Doit crever de chaud là-dedans. Bon... Le gendarme, il en a plein le cul d'être là avec son journal, son verre d'anisette (jamais pendant le service, chef) et sa caméra miniature planquée dans la sacoche posée sous la table... Pratique, la caméra, faut dire, si on avait eu ça avant... Mode d'emploi facile... Appuyez sur le petit bouton sur la poignée de la sacoche de cadre dynamique, plus un cran en avant... ça tourne !
Grand angle. Deux crans, zoom ! Faut avoir deux sacoches, bien s˚r, une noire et une marron pour pas se la faire repérer par la populace quand on alterne les planques avec les collègues... Eh ben voilà, mon cher Edouardo, c'est dans la boîte comme on dit... Tu vas pouvoir te farcir des heures et des heures de films chiants comme la pluie avec comme arrière-plan permanent le bureau de poste de Cayenne. Oho. Tiens donc... Le grand Noir au chapeau de la cabine téléphonique traîne devant la poste... Appuie donc sur le bouton, gendarme, t'as qu'à tendre le bras... C'est parti. Moteur !
37.
Sénéchal, dans le sous-sol ombreux de son moulin, passa devant plusieurs portes qui renfermaient ses inestimables trésors culinaires, empilement de boîtes en fer-blanc de produits régionaux, bocaux de confits divers, processions de charcuteries suintantes ou séchées accrochées aux plafonds, caisses encore intactes bourrées de bonnes choses d'origines certifiées, amoncellement de bousti-faille sacrée et odorante, précieuse cave à vin de la plus haute tenue... Il alluma une ampoule nue et faible dans une petite pièce cimentée qui contenait une grande armoire métallique de couleur gris foncé et un établi ancien de la taille d'une table de cuisine, fixé au sol par des pattes métalliques. Le chant fluide de la rivière lui parvenait régulièrement à travers la porte de chêne qu'il avait repoussée derrière lui. Non loin de là, une chaudière se mit à ronronner. Il faisait bon.
Sénéchal sortit de sa poche un trousseau de clés minuscules et brillantes, fit jouer la serrure de l'armoire et en sortit un objet long enveloppé dans un linge qu'il disposa sur l'établi, ainsi qu'une boîte plate dont le contenu bringuebala. Après avoir hésité quelques secondes, il prit des boîtes de fer-blanc qui semblaient lourdes sur l'étagère de l'armoire, qu'il posa à côté du premier objet. Il alluma une petite lampe fixée le long de la table de bois. Puis, précautionneusement, il déroula le linge gras qui entourait un court fusil à pompe SPAS De Franchi de trois kilos, arme étrange et dense au canon courtaud muni d'un cache-flamme, une grosse tige métallique tarabiscotée qui avait conservé la silhouette d'une crosse (et en faisait office) se repliait sur le fusil, transformant à volonté
l'arme de poing en arme d'épaule. Il ouvrit les boîtes en fer-blanc et en sortit des munitions... Il compta quarante chevrotines triple zéro calibre douze, vingt-cinq balles d'une
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once et vingt cartoucnes ae cnevrotme de sept centimètres et demi. Plus quinze sauvestres, redoutables projectiles copiés sur les munitions antichars, à demi-coquilles, qui se séparaient lors du tir.
Il rangea les boîtes délestées d'une partie de leur contenu dans l'armoire, qu'il referma à clef. Puis il sortit des outils spéciaux de la boîte plate et se mit en devoir de démonter soigneusement l'engin en sifflotant un lied de Schubert. Si un observateur de la balistique policière s'était glissé
dans la pièce à cet instant, il aurait pu constater avec surprise que, pour un homme qui prétendait ne rien connaître des armes à feu, le détective vert semblait pouvoir démonter un fusil avec rapidité et précision, sans avoir recours à aucune documentation.
Dans le parc du moulin traversé par un autre bras de la rivière, les deux poneys baptisés Gog et Magog, chargés de l'entretien naturel des espaces verts, levèrent la tête en voyant passer la haute silhouette de leur maître. quelque chose dans son allure leur indiqua que des préparatifs étaient en cours. Sa boîte à outils à boui de bras, l'écoflic traversait à
grandes enjambées une étendue de pelouse. Puis il disparut dans un bosquet qui longeait le cours d'eau, franchit un petit pont qui menait à un b
‚timent rond et trapu au toit de tuiles presque dissimulé dans une jungle d'ajoncs et de ronces mêlés. Il sortit de nouveau une clé, cette fois de taille respectable, et entra dans un espace lumineux comme une serre, malgré les vitres partiellement couvertes d'un dépôt verd‚tre, et occupé en son centre par un bassin circulaire. Au milieu du bassin aux eaux limpides surnageait, telle une sculpture antique, une pièce de bronze imposante, partie visible d'un mécanisme dénommé ´ bélier ª qui avait eu pour fonction de réguler la pression de l'eau venue d'une source souterraine et de la faire monter jusqu'aux étages du moulin. Sénéchal se mit à quatre pattes, une clé à oil à la main, et commença à démonter la partie cylindrique du bélier, dont les écrous, soigneusement graissés malgré leur apparence vétusté, furent rapidement dégagés. Il souleva délicatement le couvercle de ce qui était en fait un énorme flotteur creux en métal verdi. ¿ l'intérieur se trouvait un paquet rectangulaire enveloppé dans une chambre à air collée à ses extrémités. Sénéchal le saisit lentement et le regarda comme si c'était le Saint Graal. Il referma le flotteur en sifflotant 38.
La petite embarcation taillée dans un tronc d'arbre portait les traces des outils primitifs qui avaient permis de la dégrossir avant de la poncer et de la décorer. Sa ligne de proue n'avait pas été achevée et un gros relief dans le bois faisait une verrue saillante sur son flanc gauche. Elle se balançait mollement sur les eaux noires de la rivière, se mettait un instant dans le travers du courant, tournait sur elle-même puis reprenait sa course.
Elle dépassa une vache crevée qui flottait paisiblement, les yeux ouverts et le ventre gonflé. Sur sa carcasse était posé un charognard. Avec l'air compassé d'un notable, il semblait exécuter avec lenteur sur le dos du cadavre une danse compliquée et très ancienne.
Deux hommes coiffés de larges chapeaux de paille étaient assis sur un ponton branlant qui enfonçait ses grands bras de bois décharnés dans la vase épaisse. Ils étaient tous deux vêtus du même short bleu fatigué et de la même chemise crasseuse ouverte sur leurs torses cuivrés. Ils avaient coincé leurs cannes à pêche entre les planches disjointes du ponton et ils suivaient la petite pirogue du regard, la main en visière, plissant les yeux sous le ciel blanc vibrant de chaleur.
Leur attention avait été attirée depuis un moment par la tache de couleur de la couverture recouvrant la pirogue là-bas. Le plus ‚gé des deux hommes se déplia lentement, fit quelques pas vers un sac de toile, s'accroupit pour le caler entre ses pieds nus et en sortit une paire de jumelles trapues à la peinture écaillée.
Il essuya méthodiquement les optiques jaunies avec un coin de sa chemise, porta l'instrument à ses yeux et fit la mise au point. Il 183
resia un instant silencieux, puis erffiFa voix Basse un juron discret. De la couverture bariolée, dont un large pan avait basculé par-dessus bord, dépassait une petite main à demi ouverte, une main d'enfant qui paraissait posée à quelques centimètres au-dessus de la surface des eaux noires... Il eut le temps de distinguer un bracelet de perles autour du poignet, puis l'embarcation prit de la vitesse et sortit brutalement de son champ de vision. L'homme échangea quelques propos rapides avec son compagnon, cala fermement les jumelles dans sa main droite, les serra sous son bras, puis ils s'élancèrent ensemble sur le ponton, courant vers la berge de toute la vitesse de leurs jambes.
Ils longèrent quelques baraques en planches et descendirent sur le banc de vase, s'enfonçant jusqu'aux genoux dans la boue, pataugeant pour atteindre une longue pirogue peinte amarrée au milieu des palétuviers. Ils pénétrèrent à mi-corps dans l'eau qui répandait une haleine de fange et firent s'envoler un héron blanc, qui émit un cri de protestation. Tandis que son compagnon dénouait les cordages, l'homme le plus ‚gé se hissa à
bord dans un rétablissement acrobatique qui faillit la faire chavirer... Il arracha la b‚che de plastique du moteur hors-bord, ouvrit l'essence puis d'un coup de poignet rapide il le fit démarrer.
Le moteur toussa, émit un grondement rageur et l‚cha sur l'eau un nuage de fumée bleue. L'homme s'accroupit à l'arrière de son bateau et mit les gaz au maximum, l'hélice emballée créa un instant sur place un bouillonnement d'écume jaun‚tre, puis la pirogue bondit sur l'eau, son étrave peinte d'une paire d'yeux féroces se soulevant vers le ciel. Le pêcheur mit le cap sur le milieu de la rivière, essayant de repérer la pirogue. Du coin de l'oil, il l'aperçut... Il la voyait, maintenant, elle contournait un gros rocher et tournoyait sur elle-même, penchant graduellement sur la gauche... Elle allait disparaître dans un angle de la rivière. Elle se remit lentement dans son axe, revint d'aplomb et fila un peu plus loin. Elle prit un peu de vitesse et sa proue s'encastra entre de grosses racines de mangrove, près de la berge, le choc la fit trembler une seconde et elle s'immobilisa.
L'homme diminua la puissance du moteur, saisit un cordage posé à côté de lui et s'approcha au ralenti. Maintenant, il voyait très bien la petite main qui dépassait de la couverture bariolée. C'était bien celle d'un enfant, et elle était tatouée. Tatouée de signes mystérieux.
En bon chrétien, il se signa.
39.
Les deux types en tenue de camouflage perchés dans le grand arbre qui dominait la propriété étouffaient dans la chaleur moite du feuillage. De là
o˘ ils étaient, calés dans les énormes branches, ils virent, par la trouée des larges feuilles qui les dissimulaient, pardessus le mur d'enceinte, les gardes du corps, de dos, qui rentraient dans le chenil. L'un des deux hommes tenait quelque chose qui ressemblait à un long fusil de plastique kaki, qu'il braquait sur les trois personnages assis devant la table, là-bas, sur la terrasse en surplomb. Le bout du canon se terminait par un petit cône de métal gris. Un fil reliait le pseudo-fusil à un appareil rectangulaire de la même couleur accroché à sa ceinture. L'homme avait de minces écouteurs sur les oreilles, dont le serre-tête passait par-dessus un bonnet de laine qui dissimulait ses cheveux blonds.
Il tourna un bouton sur l'appareil, accrocha son long micro directionnel de plastique kaki à un mousqueton, à hauteur de sa poche de poitrine, puis ôta lentement ses écouteurs qu'il mit autour de son cou. Il dit doucement, en anglais, à son compagnon, un Noir baraqué aux yeux clairs :
- Tu crois qu'ils peuvent nous voir de là-bas ?
- Si jamais ils font les méchants, j'ai de quoi les calmer.
Le Noir tapota gentiment le M 16 armé posé en travers de ses genoux. Il était assis en tailleur sur la branche géante comme s'il était dans son fauteuil devant la télé. Il m‚chait tranquillement du chewing-gum.
L'homme aux écouteurs fronça les sourcils.
- Ils devaient nourrir les chiens que dans une demi-heure... J'entends rien, avec ce bordel des clebs.
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- un s en tout, t'as réussi a choper rerÔgueulade ? Je les vois gesticuler.
Le type blond tapota lui aussi l'appareil gris à sa ceinture.
- T'as raison, ils s'engueulent, comme d'habitude... C'est dans la boîte, mais je connais pas la fin, on n'entend que les clébards, à croire qu'ils le font exprès.
- Possible, dit le costaud, qui ne quittait pas des yeux, à travers les feuilles, les deux gardes du corps et les trois hommes sur la terrasse, estimant mentalement la distance qui les séparait d'eux, et ses chances de faire mouche si on les repérait dans l'arbre.
Il reprit :
- Possible, et ça signifie qu'il faut sonoriser la terrasse rapidement. On perd du temps à faire les cons dans les arbres et on va finir par se faire repérer...
- T'as raison... Bon, on va leur tirer le portrait pour ´ Mor-pho ª.
L'homme blond saisit dans une poche intérieure un minuscule appareil photo à l'objectif dissimulé derrière un verre noir antireflet. Il le porta à ses yeux et zooma sur les trois convives à la terrasse, qui gesticulaient toujours. Il prit une vingtaine de clichés, rangea son appareil, regarda son compagnon et dit :
- Tonton a un peu grossi, mais Junior ressemble toujours à qui tu sais.
Il fit une grimace, bouche largement ouverte, et l'autre faillit éclater de rire sur sa branche.
40.
- «a paraît incroyable qu'elle ait pu survivre jusque-là, dit le médecin.
Si les pêcheurs n'avaient pas aperçu la pirogue, elle aurait servi de casse-cro˚te aux piranhas et aux caÔmans. Cela dit, les moustiques se sont largement servis. Elle était couverte de cloques des pieds à la tête.
Bon... faisons un petit bilan en commençant par le plus grave.
Il accrocha une radiographie sur le tableau lumineux devant lui. Le gendarme s'approcha. Du bout de son stylo, le docteur désigna des petites formes blanches aux angles imprécis, à peine visibles sur la radiographie partielle qui montrait le haut du thorax d'un enfant, côté gauche.
- La môme a été atteinte par des projectiles à fragmentation. J'ai déjà eu l'occasion d'examiner ce genre de dég‚ts, mais pas avec un tel matériel.
J'en avais entendu parler... Grenades, sans doute... Pas du métal, à mon avis, plutôt moitié plastique, moitié ferraille. C'est-à-dire du plastique lesté de particules de métal, ce qui explique qu'on ne les distingue pas nettement sur la radio. Elle en a cinq petits morceaux dans l'épaule gauche, plus un dans le pectoral. L'un d'eux a simplement glissé sous la peau, ce n'est pas trop grave. On en trouve quatre plantés dans le muscle, un autre assez près de l'articulation de l'épaule, comme vous voyez, mais celui qui m'inquiète le plus, c'est celui-là.
Il désigna de son stylo l'une des formes blanches qui ressemblait vaguement à une minuscule étoile à trois branches inégales.
- C'est à un centimètre du poumon... Curieusement, ça n'a pas trop saigné, je dirais heureusement. Il va falloir enlever ça au plus tôt... Si ça se trouve elle a été protégée de l'infection par ses 187
peintures curporeiies au roucou. ues peintures végétales. Elles servent également d'antiseptique.
- quoi d'autre ? demanda le gendarme. Le médecin soupira.
- Un vrai festival... La gamine a été br˚lée à la jambe et au pied par une substance collante, inflammable et nécrosante. Je dis bien collante, parce qu'elle a essayé de se frotter et la peau de sa main droite est partie.
- Je ne comprends pas, dit le gendarme.
- Hmm, d'accord. Suivez-moi.
Le docteur décrocha la radiographie du tableau lumineux. Ils empruntèrent un long couloir et pénétrèrent dans une chambre faiblement éclairée. Dans un lit entouré d'appareils médicaux, une enfant couverte de pansements dormait profondément, les paupières agitées de frémissements. Sa main blessée enveloppée d'un bandage dépassait du bord du lit et une aiguille de goutte-à-goutte était enfoncée dans son bras brun. Ses cheveux noirs et drus étaient coupés au bol et le gendarme remarqua les boucles d'oreilles en os ainsi que les tatouages sur les joues. Elle en portait également sur sa main exempte de pansement. Une petite main qui cramponnait une couverture bariolée.
Le médecin eut un bref sourire.
- Elle est sous tranquillisants... Les pêcheurs l'ont amenée enroulée dans cette couverture. quand elle est sortie du cirage, elle a hurlé, elle était très agitée. On lui a montré la couverture, ça l'a calmée instantanément.
Je l'ai fait laver, elle ne veut pas s'en séparer une seconde.
- Elle a dit quelque chose ?
- Non... Elle était dans un état de faiblesse critique et totalement déshydratée. Je crois qu'elle n'avait même plus la force de boire l'eau de la rivière. Comme je vous l'expliquais, elle a été br˚lée à la jambe droite assez profondément et... Bref, il y avait des lambeaux de sa paume, bien visibles, collée sur cette blessure à la jambe. Je pense qu'elle a essayé
de se frotter pour éteindre ce qui la br˚lait.
- C'est quoi, à votre avis, docteur ?
- Aucune idée... Mais si elle s'en sort - ce qui n'est pas certain - elle nous racontera peut-être. ¿ propos, vous avez déjà vu ce genre de tatouage ?
Le gendarme s'approcha du lit et se pencha sur l'enfant.
- «a ne me m'évoque rien. Mais vu l'endroit o˘ on l'a trouvée, il vient peut-être - s˚rement, même - d'une tribu du Surinam.
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A cet instant précis la petite Indienne s'éveilla et vit le gendarme penché
sur elle, le calepin et le stylo à la main. Son regard descendit lentement et se fixa sur les rangers. Ses yeux noirs s'emplirent de terreur et elle poussa un hululement étrange, un cri d'animal pris dans un piège mortel. Le gendarme recula vivement et le docteur se précipita vers la porte pour appeler un infirmier.
- Vous m'aviez demandé de vous tenir au courant s'il y avait du nouveau, dit le médecin dans le téléphone. La gamine que vous avez vue l'autre jour s'est réveillée totalement ce matin. Elle reprend le dessus à une vitesse incroyable. Mais elle est terrorisée et agitée... Elle débite des phrases à
toute vitesse. Le problème, c'est qu'elle s'exprime dans un dialecte. Et un dialecte que malheureusement personne ne parle ni ne comprend ici, à
l'hôpital. Si vous voulez l'interroger, il vous faudra un traducteur.
Il sentit l'hésitation du gendarme au bout du fil.
- Bon. Je vais voir ce que je peux faire, dit celui-ci. Je vous remercie, en tout cas, docteur...
Il mit sa main sur le combiné et se tourna vers Edouardo assis à côté de lui.
- Tu disais quoi ?
- Demande-lui si le tissage de la couverture a quelque chose de particulier.
- quoi?
Edouardo le Magnifique eut un geste agacé.
- Demande-lui, bordel !
Le gendarme répéta la question dans le téléphone, le médecin hésita.
- Je ne connais rien aux tissages indiens. Venez faire des photos, si vous voulez. La môme ne la l‚chera pas, sa couverture...
Le gendarme remercia et raccrocha. Il se tourna vers Edouardo, intrigué.
- Mais qu'est-ce que ça peut bien te foutre, tout ça ? Des Indiens, on en ramasse de temps en temps. On ne sait même pas combien ils sont de l'autre côté du fleuve, y a aucun recensement correct !
- Primo, tout ce qui vient du Surinam m'intéresse, deuxio, tu connais beaucoup d'Indiens qui se battent à la grenade à fragmentation, toi ?
- Euh... non.
- «a tombe bien, moi non plus. En revanche, les narcos, là-bas, du matériel américain qui date du Viêt-nam, ils en ont encore des sacrés stocks. «a, c'est quasiment une signature, mon gars !
41.
C'était un vieux bonhomme édenté au teint cuivré, vêtu d'une chemisette douteuse, d'un short qui laissait voir ses jambes arquées et noueuses ainsi que ses pieds chaussés de sandalettes usées jusqu'à la corde. Des centaines de rides ravinaient son visage semblable à celui d'une momie. Ses cheveux longs, étonnamment noirs et brillants pour son ‚ge, étaient retenus en queue de cheval par une boucle de cuivre. Une paire de lunettes anciennes et piquetées surmontait son nez en bec d'aigle. Le plus remarquable était la chaîne en or qui pendait à son cou décharné et qui soutenait une grosse pépite. La femme derrière le bureau de la réception vit qu'il portait également un fin bracelet d'or au poignet. Il avait une sorte de long carquois en peau attaché à la ceinture du short, et qui battait ses fesses maigres à chaque pas. Il expliqua à la femme assise derrière le bureau d'accueil de l'hôpital qu'il venait pour l'enfant inconnue.
Il tendit un papier chiffonné. Elle le lut, empoigna le téléphone, et annonça sans sourciller que Monsieur Robert La-Belle-Batée - oui, en trois mots, La-Belle-Batée - attendait le médecin. Elle écouta la réponse un instant et indiqua au vieil homme de prendre l'ascenseur jusqu'au deuxième étage. Il lui fit alors un sourire sans desserrer les lèvres (ce qui plissa son visage comique-ment), puis il se dirigea d'un pas alerte vers l'ascenseur, son carquois rythmant son allure de vieil insecte.
Un instant plus tard il était assis sur une chaise, ses mains bien posées à
plat sur les genoux, devant le lit de l'enfant à côté du gendarme. Son carquois pendait à son côté. L'orpailleur parlait doucement, dans une langue fluide aux syllabes répétitives. Il s'arrêtait, attendait un instant une réponse qui ne venait pas, puis il
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recommençait, déroulant ses phrases comme une litanie. La petite Indienne couverte de pansements le fixait en silence de ses yeux d'un noir liquide.
quand il était entré dans la chambre de l'enfant, il ne l'avait pas regardée directement - ce qui selon l'étiquette indienne n'aurait pas été
poli -, s'était dirigé vers le lit, avait étudié de près la couverture bariolée de ses yeux usés, en inclinant un peu ses lunettes sur son nez, et avait prononcé deux mots. Puis il avait saisi la couverture comme une étole sacrée, sans que la gosse fasse le moindre mouvement pour la lui reprendre, l'avait apportée devant la fenêtre et l'avait observée sous toutes ses coutures. Enfin, il avait hoché la tête et l'avait rendue lentement à
l'enfant qui la tenait maintenant bien calée sous sa main gauche.
Le gendarme sur sa chaise commençait à s'assoupir lorsqu'il entendit la gamine parler, d'une voix si menue qu'il crut un instant qu'il s'était endormi et qu'il avait rêvé... Mais non, c'était s˚r, la gosse parlait avec le vieux fou, maintenant. Elle parlait à toute allure, elle s'échauffait, et le vieux faisait des gestes dans l'air.
Le prospecteur ouvrit son carquois et en sortit une grande feuille roulée (une écorce mince blanchie et assouplie, pensa le gendarme). Il la déroula tranquillement devant l'enfant qui suivait des yeux tous ses mouvements. Il l'étala et la lissa de la main, enfin il sortit un b‚ton de charbon de bois monté sur une courte tige de bambou et le plaça avec des gestes mesurés dans la main valide de la gosse. Puis il recommença à parler doucement. Il se tourna alors vers le gendarme et lui demanda en français de sortir dans le couloir avec lui.
Les deux hommes se levèrent et refermèrent doucement la porte de la chambre derrière eux. Le gendarme prit son carnet de notes.
- Alors ?
Le vieux bonhomme le dévisagea par-dessus ses verres piquetés.
- Alors, les nouvelles ne sont pas bonnes. On croirait que la guerre civile n'est pas finie, là-bas. J'ai bien peur que toute la tribu des Suripuna ait été massacrée, gendarme.
- Les Suripuna ? Jamais entendu parler... Il nota le nom. L'Indien dit :
- C'est normal, tu es trop jeune et tu n'es pas du Surinam. Et tu n'as jamais cherché d'or là-bas.
- Je ne comprends pas, monsieur La-Belle-Batée, avoua le gendarme, vaguement impressionné par l'étrange personnage qui se tenait devant lui.
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- Les Suripuna, je les ai rencontres un jour en prospectant dans ce secteur, de l'autre côté du fleuve. Y a pas mal de temps. Ils se déplaçaient pour chercher un autre territoire... Tu sais, gendarme, nous, les sauvages qui courons les bois, on se déplace souvent pour changer de territoire, de terrain de chasse. Des fois parce qu'on est en guerre avec d'autres sauvages, des fois parce qu'un esprit ou un démon se balade autour du village, le soir, et qu'on ne peut pas s'en défaire. Alors on s'en va, droit devant nous, et quand le chef et le... comment tu l'appelles, gendarme ? le sorcier, quand le chef et le sorcier décident que le coin est bon, on s'installe, on défriche, on y habite jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'animaux ni de plantes à manger ou qu'un autre démon nous colle aux fesses... Alors on repart. Leur chef, aux Suripuna, un brave type, s'appelait Jaguar dans leur langue, si j'ai bonne mémoire. Il avait une belle carabine avec des dents de cochon sur la crosse, ça je m'en souviens très bien. Les Suripuna avaient deux sorciers, dans ce temps-là. Des types très forts, des chamanes très puissants. L'apprenti, le novice, était un gamin... J'étais resté un petit moment avec eux, ils avaient des médecines pour guérir toutes les maladies qui habitent aussi dans les bois et qui mènent la vie dure au pauvre orpailleur... Et ces types-là savaient tenir les démons à distance. Je me sentais en sécurité avec eux. Je parle un peu leur langue, encore, tu vois, elle était facile pour moi. Malheureusement, je ne sais pas o˘ ils s'étaient installés la dernière fois, je les ai croisés il y a trop longtemps... Gendarme, ces gens-là ne faisaient de mal à personne et on les a tués. Vous finirez tous par nous avoir, vous, les petits hommes blancs, vous ne respectez rien.
Il avait l'air amer, d'un seul coup. Il répéta :
- Rien.
Le gendarme demanda :
- La gosse vous a dit qui a fait ça ?
- Bien s˚r, gendarme. Des démons masqués descendus du ciel un beau matin, des démons qui crachaient des flammes et dont les b‚tons de bruit faisaient mourir de loin. Ils sont arrivés dans une boule de feu plus brillante que le soleil et plus haute que les plus grands arbres... Voilà du vrai parler de sauvage, hein ? Hmm. La gosse n'a pas tout vu, elle s'est sauvée, mais je crois comprendre que c'étaient des types avec des gros moyens, venus en hélicoptère. L'armée ? Des rebelles ? Des trafiquants ? Va savoir. Il y a peut-être des survivants, peut-être pas. S'il y en a, ils ont d˚ se cacher profondément dans les bois. Je lui ai demandé de dessiner ce qu'elle a vu, la pauvre petite... qu'est-ce qu'elle va devenir ? On va la don-192
ner aux curés ou aux pasteurs ? Elle deviendra moitié indienne, moitié...
moitié rien du tout, oui... Tout comme moi !
Le gendarme s'émut, hésita, puis posa la question qu'il n'avait pas osé
poser :
- Pourquoi étiez-vous chercheur d'or, monsieur La-Belle-Batée ?
Le vieux plissa son visage.
- Parce que j'ai été empoisonné.
- Empoisonné ?
- Empoisonné par l'or. C'est une maladie, c'est difficile à expliquer, c'est en toi... Tu sais un jour que l'or est là, tout près. Tu sens qu'il t'attend, il est endormi dans la terre, peut-être même qu'il est au ras du sol... Il faut simplement être patient et malin, la rencontre peut se produire à chaque instant. Donc, si ce n'est pas pour aujourd'hui, c'est s˚rement pour demain... C'est ça que tu te dis, gendarme. J'ai toutes mes chances demain, sinon après-demain... De toute façon, il est là. quand on creuse, c'est chaque pelletée qui contient sa dose d'espoir. C'est pas celle-là ? Pas grave, ça sera la prochaine. Et la prochaine, et encore la prochaine... Tu peux être crevé, déçu, c'est pas grave, puisque tu sais que l'or est là. Du moins pas trop loin... «a serait trop bête d'arrêter... «a ne serait même pas correct une fois que t'as commencé. Voilà. Et un jour, au fond de la b‚tée, du grand plat en fer qui porte mon nom ou c'est p'têt le contraire, va savoir, tu vois les paillettes d'or qui dansent. Et ça, toute ta vie, ça va toujours te faire le même effet. C'est ça, la maladie que j'ai attrapée en fréquentant les petits Blancs comme toi, gendarme. Et le plus drôle, c'est que moi aussi j'ai répandu le venin, le poison. J'ai souillé l'eau et la terre du pays o˘ je suis né avec la saloperie de mercure, j'ai fait crever les poissons et toutes les plantes et les bêtes sauvages comme un vrai Blanc. Je n'ai rien à vous envier. Je ne respectais rien moi-même, gendarme. C'est pas ça le plus marrant de l'histoire ?
Il tendit devant lui la pépite pendue à son cou et grimaça son sourire édenté :
- Et voilà ce qui reste après toute une vie à courir les bois... Un orpailleur ne reste jamais riche. Si on allait voir ce que la pauvre petite enfant suripuna a dessiné ?
42.
¿ sept mille kilomètres de là, Sénéchal vérifia le niveau du grand faitout posé sous une énorme poutre maîtresse et qui servait à récupérer l'eau de pluie provenant d'une des multiples fuites de la toiture du moulin. Ces casseroles souvent cabossées, de toutes contenances et de tous ‚ges, étaient pour la plupart réparties dans des endroits stratégiques du grenier au-dessus de sa tête, et leur mission consistait à tenter de juguler les infiltrations qui auraient fini par venir à bout des fondations mêmes de la maison (et sans doute également de la santé de ses occupants).
Selon Sénéchal, cette eau du ciel était une bénédiction pour son potager et il prétendait qu'il construirait un jour un réservoir spécial à
l'extérieur, en bas, réservoir qui serait relié directement à toutes ces casseroles par des tuyaux disposés discrètement dans la charpente ou grimpant le long des façades. Il n'avait pas encore tranché ce point, faute (prétendait-il) d'une étude hydraulique préalable sérieuse.
De fait le potager avait été envahi depuis longtemps par les orties et le liseron, la toiture fuyait toujours (et fuirait encore longtemps) et Sénéchal vidait de temps à autre le contenu des casseroles dans l'évier ou dans la cuvette des toilettes. Mais la plupart du temps l'évaporation naturelle finissait par délester les récipients.
Il déplaça un peu la casserole vers lui, leva la tête vers la poutre, fronça les sourcils dans un effort apparent de réglage balistique et regarda les gouttes vaciller sur l'angle de la poutre puis tomber au centre quasi exact du faitout avec une régularité hypnotique. Il arbora alors une expression de fierté un peu satisfaite puis revint à
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son bureau. Son téléphone sonna, couvrant un instant les mugissements du vent dans le pignon de la grande b‚tisse vide. Il lut le numéro confidentiel de la FREDE sur le petit écran numérique du téléphone et décrocha. Il y eut un grésillement puis la voix d'alto de Ghislaine Pottier résonna, toute proche.
- Sénéchal ?
- Altesse ?
- Sénéchal, je suis persuadée que votre charge de travail actuelle - bien qu'elle me soit totalement inconnue - doit être passablement harassante.
- Bien deviné, chef... Et belle entrée en matière ! La sagacité doublée du don de triple vue ne sont-ils pas les apanages du chef, chef?
- Ce n'est qu'en partie exact, Sénéchal. Cela nécessite bien d'autres vertus, dont la patience et l'abnégation, la preuve...
- Je vous reconnais bien là, chef vénérée, toujours cette quête dévorante d'absolu... Et à l'instant même, que puisje faire pour vous être indispensable ?
- Ce ton sucré ne correspond pas à vos manières habituelles de soudard, Sénéchal, et cessons là les préliminaires, voulez-vous ? Nous avons un problème...
- Nous avons le problème, chef ? Je l'entends dans votre voix chargée d'autorité bienveillante...
- Oui, le problème, Sénéchal, la fameuse visite amicale du contrôleur financier du ministère.
- Lequel ? Nous en avons trois, théoriquement.
- Mais celui o˘ sévit ce bon Froissart, hélas ! Il va falloir négocier serré pour votre déplacement en Guyane, entre autres dépenses-Sénéchal remplit ses joues d'air et souffla lentement, faisant tressaillir une petite feuille de papier bleu posée devant lui.
- Si vous voulez mon conseil avisé, ne prononcez jamais le mot dépense, Altesse, dites toujours investissements. Par pur réflexe. Et quand ça ?
- quand ça quoi ?
- quand c'est-y donc qu'y vient vous voir c'te foutu oiseau d'malheur ?
- Mercredi matin.
- quelle heure ?
- Autour de neuf heures. Je dis bien autour... Vous connaissez la question... Aussi, nous feriez-vous la gr‚ce de nous honorer de votre présence sur votre lieu de travail supposé ?
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- Mercredi ? Soit. Par ma foi, je serai là à sept heures passées de la demie. Nous lui ferons rendre gorge, par saint Georges !
- Mais bon sang ! O˘ allez-vous chercher ce genre d'expressions, Sénéchal ? Passées de la demie ? Vous devriez adopter, comment diraisje ?
une phraséologie peut-être un peu plus conforme aux mours de notre époque. Enfin, ... vous n'êtes évidemment pas tenu de faire ce genre de chose. Je parle de la réunion de mercredi. Notez que j'apprécie... Mais notez également que vous n'en obtiendrez aucune reconnaissance de ma part, je le dis pour la forme, car vous le saviez déjà.
- «a ne fait rien, chef. Le contribuable, lui, saura se souvenir, au moment de son dernier souffle - ou du mien - de quel sens du sacrifice j'ai pu faire preuve au cours de ma carrière de fonctionnaire.
- Tant mieux, j'aime vous voir heureux avec des petits riens, Sénéchal.
- Merci, chef. Si je puis me permettre, vous devriez gonfler artificiellement une fois pour toutes notre dossier financier et leur faire cracher la monnaie !
- Sénéchal !
- Allons, chef, allons ! (Il passa nerveusement la main dans ses cheveux poivre et sel, et sa voix monta d'un ton sans qu'il s'en rende compte.) J'ai toujours beaucoup de mal à comprendre pourquoi nous n'avons jamais d'argent, merde à la fin ! Pourquoi vous devez toujours mendier notre pognon à tous ces abrutis à résidence secondaire et limousine de fonction.
Pourquoi nous n'existons pas vraiment, pourquoi nous sommes obligés de nous terrer dans ce sous-sol puant, pourquoi dès qu'on veut bouger une oreille on doit remplir trois mille paperasses, pourquoi il faut qu'on se cotise entre nous pour avoir une machine à café, pourquoi les flics nous crachent dessus alors qu'on fait partie de la même bande et qu'on joue dans la même cour ? Hein ? Et enfin, enfin, pourquoi on n'attrape pas un de ces fonctionnaires du ministère pour le torturer tranquillement dans mon moulin aux murs bien épais ? Ou bien qu'on kidnappe pas ses gosses à la sortie de l'école et qu'on les lui renvoie pas en pièces détachées dans des petits paquets tant qu'il ne nous aura pas balancé la moitié - je dis bien seulement la moitié - du budget de la culture, ce qui n'est quand même pas trop demander, non ? Vous pouvez me le dire, si vous n'avez pas encore raccroché, chef? Chef?
La voix de Ghislaine Pottier lui parvint assourdie, un peu lointaine, elle avait d˚ mettre l'amplificateur du téléphone et replonger dans un dossier.
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- J'ai vaguement entendu... Pas tout, évidemment, mais je connais le discours par cour, Sénéchal. quoique je ne vous imaginais pas en sadique doublé d'un sanguinaire... Bon. Vous avez un bon souffle, mais surtout veillez à ne pas faire grimper votre tension inutilement, à votre ‚ge on ne sait jamais.
Il entendait le bruit des papiers qu'elle manipulait.
- Merci, chef. Très touché par votre sollicitude.
- D'ailleurs vous connaissez la réponse, Sénéchal... Les réponses. Tant que nous n'aurons pas fait la preuve que nous sommes utiles, voire indispensables, comme vous dites, à la nation tout entière, ou plutôt à l'…tat tout entier, ça restera tel quel. qu'est-ce que vous faites à