POISON VERT
roman
LE GRAND LIVRE DU MOIS
¿ mes bonnes fées : Marie, Sylvie, Christel et Nathalie.
© …ditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
´ Tournons en rond autour du chaudron, et jetons-y les entrailles empoisonnées. Crapaud, qui sous la froide pierre, endormi trente et un jours et trente et une nuits, as mijoté dans ton venin, bous le premier dans le pot enchanté... ª
Macbeth, acte IV.
1.
Le caÔman cligna d'un oeil. Il inclina sa tête plate, observant la surface à quelques centimètres au-dessus de lui. Le globe d'or rayé d'une pupille verticale pivota légèrement. Les frondaisons des arbres géants se détachaient maintenant sur le ciel gris de l'aube. L'animal avait passé la nuit dans cette mare peu profonde et il commençait à ressentir la faim. Il s'appuya sur ses pattes muscu-leuses et souleva imperceptiblement ses deux mètres cinquante de souple carapace blindée, sans créer la moindre ride à
la surface du marigot. Le bruit changea soudain et il perçut toutes les vibrations et la moiteur de la jungle autour de lui, le crissement perpétuel des insectes et l'appel hypnotique des oiseaux, loin, très loin dans les arbres. Il était inquiet. Son cerveau primitif recevait depuis un moment des signaux qui se rapprochaient à travers la végétation, des signaux qui ne correspondaient à rien de ce qu'il connaissait. Il resta parfaitement immobile...
Il enregistra, à une dizaine de mètres vers la gauche, un léger mouvement qu'il suivit très lentement de la tête, orientant son museau trapu dans cette direction. Les oiseaux étaient devenus silencieux d'un seul coup. Il y eut un craquement de branche et l'odeur inconnue remplit ses narines.
L'odeur d'un gibier. Un gibier apeuré, dressé sur ses pattes arrière, avançait vers lui dans les fougères arborescentes. Ce gibier-là n'avait aucune conscience de sa présence à quelques pas de lui...
Le caÔman voyait un homme pour la première fois. Il n'en fut pas réellement troublé. Il estima la distance, banda ses formidables muscles et se prépara à attaquer.
Ce qui était somme toute sa fonction ici-bas.
2.
Le gros type paisiblement étendu dans la forêt de Chevreuse sous des branches et des feuilles mortes présentait un taux élevé de plomb dans le sang. Sans doute à cause d'une volée de chevrotines qui lui avait emporté
un gros morceau de l'omoplate gauche, son téléphone portable bi-bande et une assez large partie du visage. Toutes choses que les flics cherchaient dans le sous-bois en soulevant les fougères précautionneusement, comme s'ils traquaient des oufs de P‚ques.
Leur chef, le capitaine Destouches, sortit son propre téléphone portable gainé de lézard, appela la FREDE et demanda à parler au détective Sénéchal.
Le détective Sénéchal prit la communication, allongea sa grande carcasse dans son fauteuil, écouta, mais ne sembla pas spécialement intéressé par l'événement
- De la chevrotine, tu dis, Cédric ? Sais-tu que l'exercice de la chasse aux animaux avec des b‚tons de feu tue environ quarante bipèdes par an en France ? Sans compter ceux qui meurent d'une cirrhose. Je parle des bipèdes, bien s˚r. C'est un sport violent I
II écouta la réponse de son interlocuteur, leva un sourcil et affirma sur un autre ton :
- Bon. D'accord. J'y serai dans trois quarts d'heure, le temps de chausser mes bottes de sept lieues.
Il faisait assez frais dans le sous-bois lorsque Pierre Sénéchal, enquêteur assermenté de la brigade 17, section Répression des fraudes et délits sur l'environnement, plus connue sous l'appellation de la FREDE, gara sa Méhari hors d'‚ge au bord d'une petite route de campagne et réussit à s'extraire en se courbant de la cabine de plastique et de toile rapiécée.
12
aenecnai, ecotnc de son état, se présentait sous l'apparence d'un gaillard de deux mètres de hauteur, aux cheveux poivre et sel, un géant aux larges épaules possédant une allure générale de pirate désinvolte, impression renforcée par un visage intense taillé à coups de serpe qui évoquait en même temps la force contenue et une certaine tranquillité pesante. Ses grandes mains, qu'il qualifiait lui-même d'´ énormes pattes de devant ª, laissaient penser à l'observateur qu'il était le genre de type adroit qui s'entend bien avec les outils (et avec tous les objets en général) et à qui personne n'aurait envie de disputer une place de parking litigieuse.
Ses yeux vifs et bienveillants démentaient cette impression.
Il trouva que, pour un jeudi, il y avait foule dans la forêt de Chevreuse, avec en particulier un fort contingent d'uniformes, qui faisaient la gueule pour la plupart. Sénéchal grimpa une allée cavalière en s'orientant d'après les voix qui lui parvenaient à travers les taillis.
- «a ne peut pas être un crime de chasseur, ce coin-là leur est interdit.
Le brigadier Blanchard était en train d'assener, devant deux flics affairés et maussades, une de ses déductions péremptoires qui faisaient la joie de Pierre Sénéchal. Celui-ci s'avança vers le petit groupe, l'air préoccupé, souleva les bandes plastiques que les enquêteurs avaient tendues entre les arbres, faisant très attention à l'endroit o˘ il posait ses bottes de caoutchouc vertes. Le m‚le visage du brigadier se ferma brutalement en avisant le type de la FREDE qui le dépassait sans un mot et marchait tout droit vers un camion labo d'un bleu lavasse garé au milieu de l'allée cavalière. Devant l'engin couvert de boue se tenait le capitaine Destouches en grand uniforme - trench-coat en pure laine peignée, cravate griffée Hermès et bottes d'équitation. Destouches lui tendit une main fine et blanche, tel un concertiste en tournée mondiale.
- Félicitations pour ces nouvelles bretelles ! Elles sont en vente libre ?
- Si tu peux payer, j'ai les contacts...
- Non, merci, je me contenterai de ma ceinture, comme les individus ordinaires. Bien, le jeune homme que tu vois là-bas a trouvé le corps en cherchant des champignons.
Sénéchal jeta un coup d'oil vers une voiture blanche garée sous les frondaisons. Un gamin d'à peu près dix-sept ans au cr‚ne rasé, le nez chaussé de minuscules lunettes bleutées, se tenait debout, appuyé au véhicule. Il fixait les deux hommes avec une moue hostile. Sa veste de surplus ainsi que son pantalon de treillis étaient souillés de terre, et la lumière rasante de la forêt jouait sur les
13
menottes chromées qui reliaient son bras gauche à la poignée de la portière. Une petite brise d'automne bien coupante faisait frissonner les arbres et chassait les feuilles mortes dans les allées. Sénéchal se tourna vers son interlocuteur avec une expression compétente et soucieuse.
- C'est une variété à poil ras... Tu comptes le rel‚cher en ville, après l'avoir capturé dans les bois ? Je suis pas s˚r qu'il puisse s'adapter.
- Je trouve ce garçon bien intéressant. quand il a découvert ce bon gros gibier allongé sous les branches, il a vomi tout son quatre-heures, puis il a couru en hurlant, droit devant lui. Il a atterri dans la cour du club hippique, en contrebas de la forêt. Les cavaliers ont appelé les gendarmes locaux, lesquels m'ont appelé Je leur ai recommandé de ne toucher à rien et de cueillir le gosse en douceur... Les premières constatations ont fait apparaître des éléments susceptibles de t'émouvoir, je t'ai donc téléphoné.
- Et alors ?
- quand nous sommes arrivés sur place, nous avons trouvé le panier à
champignons du jeune non loin du mort, là o˘ il l'avait l‚ché. Et dans le panier, qu'y avait-il ?
- Une galette et un pot de beurre pour sa mère-grand ?
- Des amanites tue-mouches et des champignons hallucinogènes.
- Tu m'as arraché au silence religieux de mon cabinet de travail pour un môme qui se bricole des omelettes hallucinogènes ? Mais ici, tu tapes dans un arbre, il en tombe dix comme lui !
Le regard lointain, Destouches remit en place d'une main experte le superbe ordonnancement de sa mèche aile de corbeau.
- Ce n'est pas pour cette raison que je t'ai appelé. Dans la doublure de la veste du mort, dans le dos, on a trouvé un petit sachet plastique contenant une feuille verte et des graines. Ainsi qu'une photo.
- Une photo de quoi ?
- Une photo de la feuille qui se trouve dans le sachet avec les graines.
Ce sont de drôles de graines... Curieuses... Pas du haschich, à mon avis, ni rien que nous connaissons.
Sénéchal resta figé un instant, l'index levé.
- Tiens donc. Tu ne m'as peut-être pas fait prendre froid pour rien.
- Je me demande si ce jeune homme était là par hasard. S'il n'avait pas rendez-vous avec ce type. La surprise, c'est de l'avoir trouvé défuncté...
Mais je pense que ces deux-là devaient se connaître.
14
uans les cnataigmers, une oanae ae cornemes s envoia en croassant, comme si elles lançaient de très anciennes malédictions. Sénéchal regarda de nouveau vers la voiture blanche.
- Tu devrais mettre le môme au chaud avant qu'il ne claque d'une pneumonie, ça serait dommage de perdre ton témoin. Je peux voir les plantes ?
- Pas de problème.
- Il a été tué comment, ton client ?
- Plusieurs volées de chevrotines. Il a perdu un morceau d'omoplate, le téléphone portable qui était dans sa poche intérieure et la moitié du visage.
- On sait qui c'est ?
- Pas encore. Il n'avait strictement rien sur lui, à part son petit bouquet bien caché dans sa veste et quatre euros de monnaie dans le fond d'une poche. Plus un portable malheureusement éparpillé dans la nature. On prend ses empreintes, tout du moins celles des doigts qui lui restent on lui a coupé l'annulaire. Plus de bijoux, plus de montre ou de signes distinctifs. Si ses empreintes ne sont pas fichées chez nous, ça va être...
euh... coton. ¿ moins que quelqu'un ne s'inquiète de sa disparition. Monte, veux-tu, je vais te montrer ça.
L'élégant capitaine tira la porte coulissante de la camionnette bleue et ils pénétrèrent l'un après l'autre dans un minuscule laboratoire de campagne. Sur une tablette, à côté d'un microscope, reposait une boîte métallique noire que Destouches ouvrit avec une étroite clé qu'il sortit de sa poche. ¿ l'intérieur, il prit un sachet de plastique transparent étiqueté et numéroté, et le tendit à Sénéchal, qui émit un petit sifflement sur deux tons.
- Oho ! «a pourrait bien relever de mes compétences, ami Pandore !
- Tant mieux, ami écolo, il faut bien occuper tes journées de fonctionnaire assermenté !
Le sachet renfermait une pochette plate également transparente scellée aux quatre coins. Elle était collée au double-face sur un morceau de tissu marron soigneusement découpé aux ciseaux. ¿ l'intérieur, on apercevait, à
travers une légère buée et des gouttelettes d'eau collées sur les parois, une petite plante ornée de trois jeunes feuilles triangulaires d'un vert sombre et à l'aspect ciré. Le coin supérieur de l'une des feuilles commençait à brunir. quatre graines rondes et noires semblaient s'être réfugiées dans l'angle de la mince pochette. Sénéchal ouvrit la glissière du sachet extérieur et flaira le contenu comme un chien de chasse, à petits reniflements brefs. L'odeur du cadavre lui fit froncer le nez, ce qui eut 15
i air d amuseruesiouciies.n seiiui également quelque ciiuse d'autre, mais il ne parvint pas à déterminer quoi. Le flic demanda :
- Tu sais ce que c'est ? C'est de la drogue ?
- Je ne pense pas, mais faudrait interroger un botaniste. Destouches semblait perplexe.
- Tu crois qu'on l'a assassiné pour ça ? Pour des plantes vertes ?
- Va savoir... On vit une époque formidable ! Un coup de pot que la chevrotine ait épargné tout ça, hein, garçon ?
- Certes. Tu le diras au défunt.
- Remarque, maintenant, il s'en fout, de ses plantations... Allons lui rendre visite, au cher disparu, si tu veux bien.
Il descendit du camion. Le flic emboîta le pas à Sénéchal et chassa d'un geste précieux une feuille roussie tombée sur son épaule.
- ¿ mon avis, le gamin ne l'a pas tué. De nos jours, il est rare qu'on assassine un homme puis qu'on aille crier sur tous les toits qu'on vient de le découvrir.
- La fierté légitime d'un tir au but réussi, ou le remords, font parfois faire des choses curieuses. Mais je n'y crois pas non plus. Le remords est un sentiment un peu désuet, non ?
¿ mesure qu'ils se rapprochaient du cadavre, Sénéchal percevait l'odeur à
la fois suave et piquante de la mort. Il ne l'avait pas sentie en arrivant dans les bois.
Destouches alla dire quelques mots à un flic, qui détacha les menottes de l'adolescent et le fit monter dans la voiture. Il revint vers l'enquêteur de la FREDE, s'arrêta devant lui et se gratta pensivement la nuque en fixant le bout de ses bottes. Il avait l'air plein d'embarras.
- ¿ propos... Comment dire ? Inutile de te rappeler que tu es là sur, disons, mon invitation. Rien d'officiel, évidemment.
- Rassure-toi, je vais tout faire pour que ça le devienne. Si cette affaire relève aussi de notre juridiction, on va remplir les paperasses habituelles afin que nos hiérarchies fassent le nécessaire, le tout dans un souci d'harmonisation de notre démarche commune, etc. Et que force reste à
la loi !
- Amen.
Dans le périmètre intérieur délimité par les bandes de plastique jaune, un homme de l'identité, éclairé par une puissante torche électrique sur trépied, filmait à l'aide d'une petite caméra numérique ce qu'il était convenu d'appeler la scène du crime. Le légiste et les types de la balistique en combinaison vert bouteille, un 16
masque blanc sur le nez et des gants de plastique gris remontant jusqu'aux coudes, s'affairaient autour du cadavre.
De l'endroit o˘ il se tenait, Sénéchal n'apercevait que la main droite du mort sortant d'une manche de manteau marron, comme posée sur un tapis de feuilles. Elle avait la couleur d'une figurine de cire ou d'une statue de marbre. Il s'avança, pencha sa grande carcasse par-dessus les bandes plastiques et découvrit, dans le faisceau brutal de la torche, le corps recroquevillé d'un petit homme rondouillard d'une trentaine d'années, en costume de ville, dont la veste avait été soigneusement découpée à
plusieurs emplacements. Son oil unique et froid semblait fixer Sénéchal avec une expression de reproche maussade. Le reste du visage était un bloc informe de sang noir, la bouche était ouverte en un rictus grotesque et un morceau de la boîte cr‚nienne avait disparu. Le long d'un arbre, à hauteur d'homme, une masse de cheveux bruns adhérant à une plaque noire de sang séché palpitait doucement au vent, telle une plume.
L'un des hommes masqués palpa brièvement l'épaule du mort comme pour l'éveiller. Sénéchal observa des mouches qui se posaient un instant sur la blessure noircie de l'annulaire tranché, s'envolaient vivement puis se reposaient aussi vite au même endroit. ´ Pourquoi lui avoir coupé le doigt ? ª pensa-t-il. Il se répéta la question à voix basse :
- Pourquoi lui couper le doigt ?
Le légiste commentait devant la caméra :
- ... Les lividités ne sont pas fixées et on ne relève pas de traces d'empoignade sur les avant-bras...
L'odeur saisit d'un coup Sénéchal à la gorge et il recula vivement.
Destouches interpellait l'un des flics :
- Alors, Stepaniak, quelles sont les conclusions ?
- Pas grand-chose, chef. Le toubib pense qu'il est là depuis deux jours.
Les hérissons, les corbaques et les rats ont commencé à le bouffer, mais on a retrouvé quelques bouts du bonhomme, même des petits morceaux d'os plantés dans la mousse d'un arbre. Il a été tiré à bout portant ou presque.
¿ peu près à deux mètres. On a dégoté aussi des éléments du téléphone portable, ou plutôt des circuits imprimés en vrac.
- ¿ votre avis, on pourra faire parler son téléphone ?
- M'étonnerait. Mais s'il a appelé, ou si on l'a appelé, il a accroché la balise téléphonique la plus proche. Mancini s'occupe de faire la recherche auprès du central.
- Parfait. Soyez gentil, faites venir promptement l'entomolo-17
giste au Muséum, s'il est disponible... Je voudrais qu'il tasse des prélèvements d'insectes avant qu'on ne mette le cadavre au frigo.
- C'est parti, capitaine... Les gars auront fini dans cinq minutes, vous pourrez examiner le macchab', si vous voulez.
¿ quelques mètres d'eux, un fonctionnaire passait un détecteur de métaux sous les fougères. Destouches, les mains dans le dos, se tourna vers Sénéchal, l'air satisfait.
- Le téléphone cellulaire est une bénédiction pour les gens tels que nous, Pierre. C'est gr‚ce à lui que nous avons, comment dire ? gaulé les assassins d'un préfet, et que pas mal de gens se font... euh... serrer de nos jours. Les cartes de crédit, l'Internet et les téléphones portables te pistent un bonhomme bien mieux qu'un chien de chasse.
Les deux hommes s'éloignaient vers l'allée cavalière, leur pas inconsciemment réglé au même rythme.
- Le terme de ´ gauler ª ne va pas avec ta cravate, Cédric, il est vieillot. Comme śerrer ª ou ´ poisser ª. «a sent l'argot de l'époque de Vidocq. Pense à rajeunir ton vocabulaire à la même vitesse que ta garde-robe, si c'est possible.
- qu'est-ce que tu fais ? Tu as toujours cette détestable habitude de ramasser des saletés par terre ?
L'enquêteur de l'Environnement avait sorti de l'une des vastes poches de sa parka un sac gris en matière dégradable et cueillait délicatement entre le pouce et l'index des papiers gras, de menus morceaux de plastique et autres vestiges laissés un peu partout sur le sentier et sous les bosquets par les promeneurs.
- Si tout le monde m'imitait, la nature serait moins crade, on pourrait enfin marcher dans la merde !
- Très joli ! Enfin, si ça peut te faire plaisir... ¿ chacun ses petites manies... Comment ce bonhomme est-il arrivé ici ? Il a d˚ laisser sa voiture dans le coin. Les policiers municipaux l'ont peut-être aperçue ?
¿ la campagne, tout se remarque. En outre, il ne portait pas de bottes, il n'a pas d˚ se garer très loin. Il n'était pas parti pour une longue promenade. Peut-être venait-il simplement repérer l'endroit du rendez-vous ?
- «a m'étonnerait. ¿ propos, c'est quoi, ces clébards qu'on entend dans les bois ?
- J'ai demandé à Blanchard de déployer des hommes avec les chiens dans un rayon d'un kilomètre autour du mort. «a va peut-être donner quelque chose, qui sait ?
- Tu as raison de te fier à Blanchard. C'est un cerveau. quand il sera mort, je le ferai empailler et je le mettrai devant l'entrée de 18
mon moulin, en uniforme. Avec un bouquet de géraniums dans les mains, ça fera joli, non ?
- L'amour du prochain te gouverne, Pierre.
- Blanchard ne peut pas être mon prochain, il est plutôt mon précédent, le chaînon manquant entre l'homme et la bête.
- quelqu'un a bien d˚ entendre les coups de feu. Le week-end, les gens viennent se balader ici avec leurs gosses ou leurs, euh, comment dire ?
leurs amies. Et en semaine, les retraités et des chômeurs vont aux champignons, sans parler des cavaliers qui passent avec leurs montures.
- On verra ça, allons papoter un peu avec le môme, après on ira manger quelque chose, d'accord ?
- Je préférerais qu'on déjeune maintenant, si tu veux bien... Le môme ne veut pas parler. Il a appelé ses parents qui vont revenir avec un avocat, c'est la loi.
Destouches avait l'air de le regretter sincèrement.
- On va le laisser manger un morceau avec les policiers, ensuite il sera plus détendu.
Il jeta un coup d'oil à sa Patek Phillip en or blanc qu'il portait à
l'intérieur du poignet.
- On aurait déjà d˚ m'envoyer son pedigree à la gendarmerie de Chevreuse.
Au moment o˘ les deux hommes s'engageaient dans l'allée en direction de la route, un policier aux cheveux presque ras, en pull-over bleu marine, sortit au trot du chemin forestier. Il s'arrêta de courir en les apercevant, puis vint lentement vers eux avec une expression un peu compassée sur le visage, tel un valet servile dans un vieux film. Il était essoufflé.
- On vient de trouver quelque chose, là-haut, mon capitaine, ça va s˚rement vous plaire.
3.
¿ une centaine de kilomètres à vol de corneille, Martine Desplé-chin jeta elle aussi un coup d'oil à sa montre. C'était l'heure de commencer ´ La Manip' du Siècle ª, selon sa propre expression. Elle repoussa son plateau-repas, se leva et cueillit sa blouse blanche au portemanteau. Ses collègues du labo, encore attablés dans la salle à manger aux larges baies vitrées, lui firent un petit signe de la main puis se remirent à vider consciencieusement leurs assiettes en discutant. Elle prit le couloir d'un pas décidé et monta les escaliers en faisant claquer ses hauts talons sur les marches. Chemin faisant, elle passa par-dessus sa tête la petite chaîne terminée par une clé qui pendait en permanence entre ses seins, à côté de sa médaille de la Vierge. Arrivée en haut des marches, elle emprunta un autre couloir qui menait à une porte bleue marquée, en lettres géantes : ZONE INTERDITE SAUF AUTORISATION PARTICULI»RE. Elle introduisit la clé
spéciale dans la serrure.
´ quelle bande de paranos ª, pensa-t-elle pour la millième fois depuis qu'elle travaillait dans cette boîte. Petite start-up devenue grande, Bio Infracom était spécialisée dans ´ la science du vivant ª, comme le répétaient avec une certaine délectation ses créateurs, deux jeunes scientifiques aux dents aiguisées qui avaient su drainer très tôt des capitaux solides pour développer divers brevets en biotechnologie. Ces brevets aux applications industrielles et pharmaceutiques multiples dégageaient chaque jour dans le monde ce que les commentateurs économiques appelaient avec chaleur ´ de très fortes plus-values ª.
Elle ouvrit la porte doucement et la referma à clé. Au milieu d'une vaste pièce aux murs noirs et aux fenêtres occultées par des tentures sombres, une paillasse monumentale éclairée par une
20
lumière blanche intense descendant du plafond occupait la place d'honneur.
Elle était totalement recouverte d'une hotte en plexiglas transparent munie d'un tuyau d'aluminium souple qui partait de son sommet et montait au milieu des néons du plafond. Un bourdonnement presque imperceptible sortait de l'installation. Sous la hotte étaient rangés comme à la parade une centaine de tubes de verre posés dans des racks en plastique qui contenaient des pousses d'un vert sombre à l'aspect ciré, plantées dans une gelée translucide. Chaque pousse comportait trois jeunes feuilles, et chacune était strictement semblable à sa voisine. Le long du mur du fond, une rangée d'ordinateurs attendaient sagement sur leur tablette, écran allumé.
L'un d'eux, devant lequel trônait un moderne fauteuil de skaÔ beige muni de roulettes étincelantes, faisait défiler sur sa vidéo des courbes colorées qui se déployaient mollement tels des serpentins électroniques lancés au ralenti. Martine Despléchin piocha dans une boîte proche de la paillasse quatre gants de caoutchouc blanc qu'elle ajusta sur ses mains, superposant les paires. Elle tendit l'oreille un instant, tête légèrement inclinée vers la porte, s'assit dans le fauteuil et se mit au travail.
Íls ª lui avaient donné tout ce qu'il fallait...
quand elle eut terminé de siphonner les informations contenues dans la machine, elle rangea les trois disques à grande capacité dans trois poches qu'elle avait personnellement cousues à l'intérieur de sa blouse, puis sortit d'un repli de sa jupe portefeuille une boîte plate attachée par du velcro et contenant un CD. Elle l'inséra dans le tiroir de l'unité
centrale. Ce logiciel sur mesure avait reçu pour mission de faire croire au naÔf ordinateur et à ses propriétaires que personne n'était jamais venu piller leurs petits secrets.
Íls ª avaient tout prévu...
Cinq minutes plus tard, Martine Despléchin marchait dans le couloir en fredonnant, tout en se demandant si les gants de caoutchouc pouvaient être br˚lés sans conséquence grave pour l'environnement.
En matière d'environnement, elle se préoccupait surtout du sien, et cela depuis toujours.
4.
Dans la forêt de Chevreuse, un petit attroupement de flics s'était formé au croisement des deux allées cavalières, non loin du lieu du crime. Ils regardaient tous quelque chose au sol. Lorsque le
| capitaine et le détective de l'Environnement arrivèrent, la plupart I d'entre eux retournèrent lentement à leurs occupations investiga-
! triées.
Sur une b‚che de plastique clair reposait un tronc déjeune bouleau légèrement coudé d'environ soixante centimètres, recouvert de feuilles mortes par endroits, et qui se terminait à l'une de ses extrémités par une poignée marron qu'on ne distinguait pas au premier coup d'oil. L'autre extrémité était noircie. Au milieu du tronc rebiquait un moignon de branche. Un des flics filmait des images de la scène avec sa caméra vidéo tandis qu'un de ses collègues, agenouillé, manipulait des instruments chromés sortis d'une trousse noire posée à côté de lui. Il prélevait avec précaution des morceaux d'écorce et d'une autre matière noir‚tre qu'il mettait dans différents sachets transparents étiquetés. Destouches fronça les sourcils.
- qu'est-ce que c'est que ça ?
- On pense que c'est l'arme du crime, capitaine.
- Vous plaisantez ?
- Pas du tout... Il y a un fusil à canon scié, là-dedans.
- Comment !
- C'est vachement astucieux. Le canon et la crosse ont été sciés, de manière à réduire la taille du fusil. Le propriétaire de cette arquebuse a collé, ou plutôt enroulé, tout autour du flingue, du, du truc, là, je sais plus comment ça s'appelle... cette espèce de grosse toile bitumée qu'on trouve sous le capot des bagnoles, sur-22
tout des diesels, pour étouffer le bruit du moteur. On peut en acheter dans toutes les grandes surfaces. Il en a emmailloté sa pétoire sur toute la longueur, culasse comprise, en laissant un trou pour l'éjecteur, et évidemment un trou pour la g‚chette, dont il a viré le pontet.
- C'est quoi, le pontet ? demanda Sénéchal.
- La petite bande ovale en métal qui entoure la queue de détente.
- La queue de détente ? Le type eut l'air agacé.
- Le vrai nom de la g‚chette. Vous voyez, on l'aperçoit qui dépasse, là.
Et au bout on distingue l'orifice du canon. Le bout du faux tronc a partiellement éclaté quand il a tiré, et ça a noirci l'extrémité.
Sénéchal hocha la tête.
- Effectivement, voilà un silencieux pas cher... Un tueur arboricole 1
- Et ici, vous voyez le trou par lequel sont éjectées les cartouches... On ne peut pas dire que ce genre de bricolage remplace un silencieux, mais ça étouffe quand même pas mal le claquement des coups de feu.
- Les a-t-on trouvées, ces cartouches ? questionna Destouches. Un des hommes de la balistique répondit rapidement :
- Non. Il a d˚ bricoler le ressort d'éjection pour qu'elles ne valsent pas trop loin et il les a ramassées. Trois coups faciles, de très près. On a fouillé tout autour. On en saura plus au labo, pour l'arme... Normalement, il devrait rester peut-être une cartouche - p'têt deux - dans le magasin, on va bien voir ce qu'on peut en tirer. En tout cas, c'est un calibre 12
standard. Autant dire une arme anonyme.
- La toile a été collée sur le flingue avec de la silicone, déclara le flic qui faisait les prélèvements.
- «a fait plaisir de voir qu'il y a encore des artisans consciencieux, risqua Sénéchal, s'attirant immédiatement les regards noirs de l'assemblée.
Et les écorces, les feuilles ?
- L'assassin est sans doute un type du ministère de l'Environnement. «a sent l'écolo à plein nez, bougonna le brigadier Blanchard, que Sénéchal n'avait pas entendu arriver.
La réplique fit sourire les hommes. L'enquêteur vert rigola de bon cour.
- Allons, brigadier, réfléchissez ! Un type de l'Environnement aurait cassé la tête de sa victime au gourdin, à l'ancienne. Pour évi-23
ter de polluer la nature avec du piomb, comme vous i auriez lait vous-même, non ?
Le flic à genoux avec ses pincettes reprit la parole.
- Je pense qu'il s'agit d'un camouflage comme le font les tireurs d'élite en temps de guerre. Ils craignent par-dessus tout le moindre reflet qui dénoncerait leur position, alors ils enveloppent leurs outils d'une toile qui change également la forme apparente de leur flingue... C'est ce qu'a fait le type, mais avec des écorces de bouleau et des feuilles collées soigneusement à la silicone sur la toile. Il a même ajouté un moignon de branche au milieu, bien fixé sur le canon, sous le camouflage, sans doute pour accrocher son engin à quelque chose... Joli travail !
- Et o˘ se trouvait cette arme ? questionna le capitaine Destouches.
Il y eut un silence épais et les flics se jetèrent un coup d'oil embarrassé. Au loin, un coucou fit entendre son appel répétitif.
- Heu... ¿ une trentaine de mètres du corps, accrochée dans un petit arbre.
- Personne ne l'avait vue ? De qui vous moquez-vous ?
Le visage aristocratique du capitaine s'était figé soudainement, et chacun pouvait voir s'amonceler dans ses yeux gris les lourds nuages annonciateurs d'une engueulade imminente.
- C'était une branche cassée au milieu des branches cassées, chef, on est passés vingt fois devant.
- Et le détecteur de métaux ?
- «a détecte pas les trucs dans les arbres, chef !
- qui l'a trouvée, alors ?
- Euh. Charlème.
Destouches se détendit et eut un rapide sourire.
- Ah ! Bien ! O˘ est-il, ce brave ?
- Juste derrière vous, chef.
Charlème était le diminutif de Charles-…meric de Saintonges de La Villardière, troisième du nom, et grand protégé de Destouches. Il était considéré comme l'un des limiers les plus doués de sa génération à la brigade des stupéfiants, et sa réputation le précédait partout o˘ ses talents étaient requis. Sénéchal avait à plusieurs reprises fait appel à
lui. Il s'en approcha le premier.
- Retirez-lui sa laisse, il l'a bien mérité, vous trouvez pas ?
Charlème se trémoussa et poussa des petits cris mi joyeux mi-plaintifs en voyant Sénéchal, puis, dès que le maître-chien l'eut libéré, il bondit sur l'enquêteur pour lui lécher les mains avant de partir à fond de train dans les taillis en aboyant joyeusement. Il
24
avait toute l'apparence d'un balai à franges usagé et sale, et seuls son pedigree et son flair prodigieux l'avaient sauvé de la SPA.
- Ce chien est un caÔd ! Dommage qu'il soit entouré de flics à longueur de journée, ça bloque son évolution intellectuelle, déplora Sénéchal.
- Il a senti l'odeur de la cordite et de la graisse à fusil, expliqua un gendarme blasé aux cheveux blancs, c'est comme ça qu'il a trouvé
l'arquebuse déguisée...
- Très bien, mon garçon, dit Sénéchal, qui décida sans aucune raison que ce type inconnu était bien sympathique.
5.
Au bar de l'aéroport de Cayenne-Rochambeau, un petit homme brun au visage étroit, les yeux perpétuellement en mouvement, observait à travers la brume de chaleur les long-courriers se poser et décoller en grondant sur le tarmac surchauffé. Réprimant une grimace de douleur, il se leva lentement, se coiffa d'un petit chapeau tressé et claudiqua vers les arrivées. Sa jambe le faisait encore souffrir. Il n'avait réussi à échapper à l'autre salopard que pour tomber sur cette bête immonde... Peut-être qu'ils ne faisaient qu'un... Tu parles d'un coup de bol !
Les profondes cicatrices s'étaient refermées, mais il garderait toujours en souvenir l'empreinte autour de son mollet gauche. C'est ce qu'avait dit en souriant de toutes ses dents ébréchées le medecine-man de la tribu anayampi. Les trois chasseurs emplu-més l'avaient trouvé, arrangé comme ça, évanoui et sans doute en train de crever, à une dizaine de mètres du cadavre de la bestiole de l'enfer. Ils lui avaient donné à boire de force, l'avaient accroché dans son hamac à une grosse branche coupée, tel un cochon sauvage ensanglanté, et avaient porté le tout jusqu'à leur campement provisoire. C'étaient des braves mecs sans malice qui lui avaient sauvé la mise. Ils n'avaient pas trouvé sa petite assurance bien planquée... Hijo de puta /Je te crèverai toutes ces saletés de bestioles qui grouillent dans cette putain de jungle fétide ! Je te leur ferai toutes exploser la gueule comme je te l'ai fait exploser, l'enculé de ta...
Il grimaça de nouveau, puis se redressa de toute sa petite taille. Ce n'était pas le moment de tirer la patte, ils allaient arriver et il fallait qu'il ait l'air en forme. Ces mecs-là, ils devaient pas voir qu'il en avait pris un sérieux coup. «a pourrait être mauvais pour 26
la négociation. Bien mauvais... Au fond de sa poche, il tripota son grigri, une dent cassée du caÔman qui avait été extraite de son mollet à la pointe d'un couteau chauffé sur un feu improvisé, là-bas, au fond de cette putain de selva, bien loin de l'Ouf du Diable.
6.
Attablés devant une toile cirée dans un restaurant de Chevreuse, les deux hommes finissaient de déjeuner. Destouches, tête inclinée sur la poitrine, admirait silencieusement les motifs de sa cravate qui répliquait à l'infini des petits poissons dodus à l'expression étonnamment stupide. Il avait l'air d'un prince désabusé en exil. Sénéchal l'arracha à sa rêverie.
- Tu as fini de brouter ta verdure ? Tu veux un caoua ?
- J'ai effectivement terminé cette robuste salade composée et, oui, je prendrais volontiers une tasse d'arabica bien torréfié, mon ami. ¿ propos, encore bravo, tu as avalé environ un kilo de cassoulet en une demi-heure, plus six huîtres en entrée, plus le fromage ! Je ne parle pas de la bouteille, dont j'ai pu sauver un verre ou deux pour moi. Il reste encore la nappe et les couverts... Tu n'as plus faim ?
Sénéchal passa les pouces derrière ses bretelles et les fit claquer, puis il se tapa sur les pectoraux, les doigts largement écartés.
- Un grand corps comme le mien, faut le nourrir, mon gars. Et puis y a trop de bestioles dans les prés, faut bien les manger !
- C'est l'évidence même !
Sénéchal croisa les mains et se pencha vers son vis-à-vis. Il se fit soudain persuasif.
- Dis-moi, Cédric, nous sommes d'accord, tu vas m'aider, n'est-ce pas ?
Par exemple en me prêtant pour expertise les graines, les plantes vertes et la photo trouvée sur le gamin. Je signerai toutes les paperasses... Il me faudrait également une copie du film d'horreur que tes archers ont tourné
ce matin dans les bois.
- Et pourquoi ferais je tout ça, dis-moi ?
28
Destouches avait pris son air buté et boudeur que Sénéchal connaissait bien. C'était un enfant g‚té, dans le fond.
- Pourquoi ? (Le détective vert commença à compter ostensiblement sur ses doigts :) Primo parce que tu ne t'en sortiras pas tout seul. Si c'est ce que je crois, l'affaire nous revient, à nous autres, les écoflics. Deuzio, si tu ne le fais pas, tu auras Dame Pot-tier et ses trois marraines aux fesses. Troisio, parce que tu es un homme de l'Ancien Testament, Cédric, le produit d'une longue lignée de bigots, ton courroux est celui du Juste.
Il écarta ses immenses bras dans une posture grandiloquente.
- Toute ta vie, tu abattras le bras d'une terrible vengeance, d'une colère furieuse et impitoyable sur les hordes impies qui pourchassent et anéantissent les brebis de Dieu ! Et ton bras vengeur, tu veux l'abattre sur notre écoflingueur. Excellent pour ton plan de carrière. Et là, t'as besoin de moi. Et tu le sais !
Destouches écarquilla les yeux d'une façon comique. Sénéchal remarqua pour la première fois que ses sourcils prenaient la forme d'un accent circonflexe quasi parfait lorsqu'il arborait cette expression.
- Voilà comment tu me remercies de t'avoir appelé ce matin. En essayant de me voler mon affaire ! Pierre Sénéchal, à quoi fonctionnes-tu ? Toi, le braconnier devenu garde-chasse ? J'ai toujours eu du mal à comprendre.
L'enquêteur de la FREDE décocha un superbe sourire de cinéma à son élégant vis-à-vis.
- Ne m'insulte pas et ne salis pas mon glorieux passé. Si un brave garçon comme moi, élevé au biberon de la science et ancien militant écolo, traque les puissances sataniques aux côtés d'un dandy bouffeur de salades - et lesté d'un neuf millimètres de l'administration -, c'est que le mal a pris de nouvelles teintes chatoyantes, tirant un peu beaucoup sur le vert, et qu'il est temps de revoir les règles du jeu... Nos maîtres, là-haut, sur leur Olympe républicain, ont enfin compris qu'on devait bosser ensemble, vous, la maison poulaga classique, et nous, les nouveaux écoflics -
appelons-les comme ça une fois pour toutes - et qu'il fallait nous donner un permis de chasse comme le vôtre. L'enjeu du combat se situe entre la vie et la mort pour nos descendants, rien de moins, mon ami.
Destouches prit un air pincé de rombière.
- N'aurais-tu pas une légère tendance à l'exagération, mon ami?
- Ah bon ? Tu as vu le mot dans les chiottes de ce restau : 29
´ Prière de laisser cet endroit dans l'état o˘ vous l'avez trouvé. ª La planète, c'est pareil !
- Jolie métaphore... Toujours cette admirable touche d'élégance, Pierre !
- Et j'ajoute aujourd'hui, pour les générations qui arrivent : ´Prière de laisser cet endroit en meilleur état que celui dans lequel vous l'avez trouvé. ª L'ennui, c'est qu'une bande de salopards a décidé de vendre l'argenterie de famille en douce, sans rien demander aux cousins ni aux frangins. Ils veulent gagner au loto tous les jours en se servant gratuitement dans le supermarché mondial ! Et au passage ils foutent en l'air les rayonnages. Ce sont tes gosses qui paieront la casse, vieux Cédric. Le gérant peut pas renouveler les stocks aussi vite. En plus, ces gars-là passent devant la caisse avec leur caddy plein à craquer, sans sortir un fifrelin ! Normal, il n'y a personne derrière le comptoir. Et ça, ça sent le dépôt de bilan à court terme. Mais maintenant va falloir payer, messieurs !
Il tapa de son énorme main bien à plat sur la toile cirée devant lui, ce qui manqua de faire l‚cher leurs portables aux deux jeunes commerciaux de la table d'à côté.
- ¿ la caisse, nom de Dieu ! ¿ la caisse ! Voilà le caissier ! Destouches avait reculé prudemment le buste vers le dossier de sa chaise.
- Eh bien ! tu me parais extrêmement remonté ! Allez, calme-toi, veux-tu, je t'invite !
Son portable personnel se mit à interpréter La Lettre à …lise. Il indiqua à
son correspondant qu'il serait là dans un quart d'heure et leva une main blanche et soignée pour demander l'addition.
Lorsqu'ils arrivèrent sur le lieu du crime, ils perçurent des bribes de conversation à travers le rideau d'arbres. Une voix aigrelette assenait :
- Les mouches à merde, c'est comme qui dirait des insectes policiers...
N'y voyez là aucune comparaison désobligeante, bien entendu, messieurs.
Le petit bonhomme chauve du Muséum spécialisé dans l'entomologie criminelle (à savoir la détermination de l'heure et de l'endroit exact d'un décès par le prélèvement des oufs et des larves d'insectes, telles les mouches, sur un cadavre) était assis devant le microscope binoculaire du camion labo dont il avait maintenu la porte coulissante ouverte, et il bavardait avec un groupe de flics. Près de lui, un bloc-notes voisinait avec des bouteilles de verre soigneusement étiquetées. Les autres flics s'étaient 30
égaillés et démontaient leurs installations, le corps de la victime était en route vers la morgue depuis un bon quart d'heure.
- Je vous remercie d'être venu, monsieur Morel, dit courtoisement Destouches.
Le dénommé Morel semblait franchement se trouver à son affaire dans une forêt, habitat de prédilection de ses minuscules auxiliaires de justice, ailés ou non. Il était śec comme un coup de trique ª - selon la métaphore rurale prisée par Sénéchal - et se tenait perpétuellement vo˚té, les omoplates saillantes sous sa désuète veste en tweed trop longue. Il en avait d'ailleurs retroussé les manches comme un prestidigitateur sur le point d'exécuter le fameux tour qui a forgé sa renommée en province. Il paraissait totalement insensible au froid. Sa tête minuscule était ornée d'une paire de lunettes énorme. Il dévisagea le chef flic au travers de ses culs de bouteille comme s'il se tenait à dix mètres de lui.
- Je tenais à vous donner le bonjour, capitaine, vu qu'on n'a pas si souvent l'occasion de se retrouver autour d'un macchab' de cette qualité en pleine cambrousse, hein ? Ah ! bonjour aussi, monsieur Sénéchal, vous avez été invité à la petite sauterie ?
Il oublia soudain ses interlocuteurs et parut prendre une brusque décision.
Il fit passer sa cravate élimée par-dessus son épaule gauche et plongea tête la première dans les optiques de son instrument. Après quoi il émit une suite de ´ tut-tut-tut ª, de ´ mmmm ª et de ´ tiens tiens tiens ª
perplexes. Il termina par un ´ ha tiens ! ª sonore puis il leva les yeux au ciel en ouvrant la bouche comme un plongeur qui termine une longue apnée.
- Tout va bien, monsieur Morel ? s'inquiéta le capitaine. L'autre sembla perdu un instant dans sa rêverie, la bouche toujours ouverte.
- Hein ? sissisisisi, ça va, ça va, mais là, y a souci, hein ? Y a un sacré bordel chez vous... ou chez moi... Ou alors... Attendez, on va tout recommencer, y a un truc, là, que je comprends pas... On est bien en Œle-de-France ?
Il se remit à farfouiller dans ses notes comme s'il y cherchait la réponse.
Puis il déclara à la cantonade qu'il les rappellerait tous après avoir vérifié une certaine chose dans son propre labo. Enfin il rassembla son matériel et le rangea soigneusement en silence, au grand dam des flics qui attendaient comme au spectacle une démonstration éblouissante des curieux talents du scientifique et qui finirent, déçus, par s'éloigner à pas lents.
- Le gosse a été sérieusement sonné, dit Destouches. C'est la première fois qu'il voit un mort, et celui-là était bien... avancé, 31
n'est-ce pas ? Nous ne pouvons rien lui reprocher, à part sa petite récolte, que nous avons confisquée. Il prétend qu'il récoltait les psyto machins dans le cadre de ses études... Je connais la chanson 1 quoi qu'il en soit, nous sommes presque obligés de le remercier et de présenter des excuses à ses parents pour lui avoir fait prendre un coup de froid. Il n'a aucun casier, il n'a même jamais grillé un stop à mobylette. Je ferme les yeux sur les champignons. Pour l'instant. Mais nous le gardons à l'oil !
- Et qu'est-ce qu'il fait dans la vie, ce mignon? demanda Pierre Sénéchal.
- Un DEUG de biologie, si je ne m'abuse. Il suit des études de pharmacie, comme son géniteur, qui est devenu apothicaire. Pourquoi ?
- Pour rien, mon bon Cédric, j'essaie de comprendre le sens caché de l'existence et tout ça, quoi, tu vois ?
Cette nuit-là, Pierre Sénéchal fît un curieux rêve. Il erre en pleine nuit dans un immense champ de maÔs éclairé par la lune. Les feuilles des plantes bougent en provoquant un bruit étrange, métallique... Il ne peut pas voir derrière la barrière végétale bien plus haute que lui, mais il entend des chuchotements qui se dirigent vers lui... Il prend peur et se met à courir à travers les hautes tiges, s'apercevant que chaque épi est une minuscule tête humaine dont les yeux féroces suivent sa course de plus en plus lente, de plus en plus difficile. Les chuchotements se rapprochent. Soudain, il perçoit à quelques pas derrière lui une clameur stridente qui l'arrache au rêve, couvert de transpiration...
Ses oreilles bourdonnaient et il t‚tonna pour allumer la lampe de chevet.
- Ah, la vache ! jura-t-il à voix basse pour ne pas réveiller sa compagne endormie sur le lit en position fotale, serrant tendrement contre elle un oreiller, ses cheveux bouclés répandus sur les draps blancs.
L'oil vague, il admira un instant les longues jambes perpétuellement bronzées de la métisse et, repoussant doucement la couette, se dirigea vers la cuisine tel un grand automate habillé d'un pyjama. Il s'y prépara du café fort, posa son bol fumant sur la tablette à côté de son ordinateur et glissa un CD de cryptage dans la boîte magique. Puis il commença à taper un rapport pour Dame Pottier. Plus tard, il eut un frisson et remit une b˚che dans la cheminée.
Dehors, dans la nuit froide, un hibou négocia un virage serré à la verticale du moulin normand de Pierre Sénéchal, dans un silence absolu.
32
L'écoflic passa par la petite porte latérale qui lui évitait de traverser le rez-de-chaussée du ministère de l'Environnement. Il introduisit son badge dans la discrète serrure électronique et la porte grise écaillée s'entreb‚illa en grinçant, dévoilant partiellement une volée de marches en béton qui aboutissait à la première pièce, le sas de la section 17, une alcôve munie d'un soupirail donnant sur la rue et permettant d'apercevoir fugacement les pieds des passants pressés. Une seconde porte du même gris industriel lui fît face, cette fois elle était décorée d'une plaque réfléchissante à hauteur des yeux. En dessous, une étiquette indiquait en lettres minuscules : ´ FREDE ª, sans plus de commentaires. Il recommença la même manouvre et pénétra dans un étroit corridor sombre o˘ un petit malin avait gribouillé au pinceau, sur le mur de gauche : ´ Vous qui entrez ici, perdez toute espérance. ª quelqu'un de moins pessimiste avait vainement tenté d'effacer le tag, mutilant une lettre et la barre d'un T, mais n'avait réussi qu'à incruster le texte plus profondément dans le ciment.
Longeant un premier couloir éclairé chichement par une rangée de néons déglingués pendouillant tristement du plafond, Sénéchal accéléra l'allure pour dépasser le vaste bureau vitré dans lequel régnait la chef suprême de la FREDE, Ghislaine Pottier, fonctionnaire en charge des destinées de la brigade 17.
Il coula l‚chement un regard en biais à travers la vitre, vit la longue table de travail inoccupée, sur laquelle une tasse de thé et une thermos remplie du même breuvage paraissaient attendre des convives qui ne viendraient jamais, s'amusa de voir que les chaises destinées aux réunions étaient soigneusement empilées au fond de la pièce et faillit percuter de plein fouet une femme minuscule qui semblait surgie de nulle part.
- Dites donc, Sénéchal, ne foncez pas comme un dingue dans les couloirs, vous avez failli m'écraser !
Le détective prit un air de contrition absolue.
- Oh ! chef vénérée, j'ai failli commettre l'irréparable. Soyez s˚re que si je vous avais retrouvée collée sous une de mes bottes, je vous aurais fait édifier un mausolée avec relève de la garde, et tout et tout...
- Un mausolée ! Vous ne regardez jamais à la dépense, hein ?
- Un tout petit mausolée, certes, chef vénérée, mais c'est l'intention qui compte, non ?
- ¿ propos de dépenses, j'aimerais qu'on parle un peu de vos notes de frais, un de ces jours... Dites donc, vous avez l'air coupable. Vous avez fait une connerie, Sénéchal ?
33
Elle le toisait en contre-plongée du haut de son mètre soixante, et ses yeux noirs faisaient penser à ceux d'une souris de dessin animé. Elle était si parfaitement proportionnée qu'il était difficile, de loin, de s'apercevoir qu'elle était petite. Il la regarda, tête penchée, comme un gosse qui observe un insecte.
- Mon ‚me est sereine. Tel l'Indien navajo, mon unique préoccupation dans l'existence est de marcher dans la beauté... Joli collier, chef !
- Fi donc, vil flagorneur ! Venez donc prendre le thé dans mon bureau dans une petite heure, nous papoterons d'un truc qui vous intéresse de près autour d'un g‚teau sec. ¿ bientôt, détective !
Elle le dépassa vivement pour s'engouffrer dans ledit bureau, dont elle referma soigneusement la porte. Sénéchal se remettait en marche lorsqu'il entendit celle-ci s'ouvrir de nouveau derrière lui. Il se retourna. La petite femme passait la tête par le chambranle. Son regard s'arrêta sur les pieds de Sénéchal.
- Vous serait-il loisible d'enlever vos bottes crottées quand vous venez au bureau, au cas o˘ vous auriez marché dans autre chose que de la beauté ?
¿ tout à l'heure.
La porte se referma, cette fois plus sèchement. Sénéchal se remit en route d'un pas impérial, un mince sourire aux lèvres.
- ´ Vous serait-il loisible ª ! Mais certes ! Oui da, madame.
Il traversa la rangée de bureaux vitrés, faisant au passage de brefs signes de sa grande main à ses collègues, qui levaient les yeux de leurs ordinateurs en apercevant sa haute silhouette, puis lui rendaient son salut, excepté Raul, qui semblait perdu dans la contemplation de son écran et ne le vit pas.
Sénéchal savait, comme toute la petite communauté de la FREDE, que l'invitation à la cérémonie du thé constituait une convocation en bonne et due forme et que nul n'y avait jamais dérogé sans s'attirer les foudres de Dame Pottier. Ces foudres, redoutées par l'ensemble de la brigade pour leur intensité et leur durée, s'accompagnaient (selon lui) d'émissions de laves, de nuées ardentes et de fumerolles méphitiques dont on percevait (toujours selon lui) les lueurs et les grondements assourdis dans la maison durant une bonne semaine. Ces manifestations telluriques étaient généralement suivies d'actes de contrition de la part des victimes de la tragédie, et des offrandes expiatoires, du type g‚teaux anglais ou thé parfumé, étaient déposées sur le bureau directorial dans l'espoir d'apaiser le courroux de la minuscule déesse. Celle-ci accordait alors, après un laps de temps soigneusement évalué, un pardon général du bout des lèvres.
34
Serge Méjaville, alias Lucrèce, chimiste de la FREDE (Laboratoire A, ministère de l'Environnement, premier sous-sol, Entrée interdite au personnel ne dépendant pas du service concerné), avait hérité de ce surnom un peu potache en raison de sa connaissance approfondie des molécules que la nature et la chimie tenaient à la disposition des hommes pour occire leurs semblables et, de manière générale, tout ce qui bougeait.
Il avait quitté le Centre national de la recherche scientifique pour des raisons demeurées obscures (raisons qui, selon certains, n'étaient pas sans rapport avec des publications scientifiques issues de son labo et rédigées de sa main potelée, mais que d'autres se seraient attribuées), et avait mis ses talents au service de la Loi et de l'Ordre, emportant avec lui la plus grande partie de ses travaux, dont le fer de lance était un logiciel de reconnaissance quasi instantanée de plus de deux cents types de poisons de toutes origines.
Selon lui, la chose était d'un emploi très aisé . il suffisait, à
l'entendre, de s'équiper d'un spectromètre de masse couplé à une unité de chromatographie en phase liquide, et de faire un peu de place dans le salon.
C'était un gros petit homme cinquantenaire au visage fatigué, au cheveu gris et rebelle, d'apparence paisible et réfléchie. Il possédait cette légèreté d'allure propre aux hommes de sa corpulence. Pratiquant une rare courtoisie en société, il dissimulait sous son haut front une vaste connaissance de la noirceur de l'‚me humaine.
Cultivant de façon à peine consciente une courte silhouette hitchcockienne, il était vêtu la plupart du temps d'un costume noir sur chemise blanche que tendait sa brioche de gourmand. L'ensemble était rehaussé d'un noud papillon coloré dont il possédait une impressionnante collection dans des boîtes réservées d'ordinaire à l'exposition des lépidoptères tropicaux.
Pour l'instant, cette tenue était dissimulée par une blouse blanche maculée de taches multicolores à demi effacées par les lavages successifs, paraissant figurer une mystérieuse constellation.
Armé d'un chiffon, le petit chimiste briquait des pièces nickelées extraites d'une large machine d'un vert industriel, posée devant lui, et dont le ventre ouvert laissait entrevoir tuyaux translucides, fils électriques et circuits imprimés. Il sursauta quand la porte du laboratoire s'ouvrit en grand, un mince tube s'échappa de ses doigts boudinés et tinta sur le sol. Il jura entre ses dents.
Sénéchal demanda, d'une voix de stentor :
35
- Je te dérange pas, là ? Tu parles tout seul ? Lucrèce soupira.
- Pierre... Tous les gens -je dis bien tous les gens - frappent à la porte avant de rentrer dans ce labo. Je viens...
- qu'est-ce que tu fabriques avec ce machin? Tu fais la vidange ?
- J'entretiens le matériel de précision de l'administration... Mais je viens de perdre...
Le grand détective fit un geste apaisant :
- Bon, bon, je veux pas te déranger. Je te laisse à tes préoccupations laborantines...
- L'unique préoccupation d'un laborantin, mon ami, c'est de trouver un emplacement propre sur sa blouse pour s'essuyer les mains... Cela dit, fais bien attention, je viens de laisser tomber...
- Tchao, Lucrèce ! Je t'appelle bientôt.
Sénéchal fit un ample demi-tour quasi militaire, referma la porte derrière lui et repartit d'un pas vif dans le couloir, en sifflotant.
Le mince tube de métal chromé dépassa un moment de sa semelle gauche, se détacha, fit une embardée sur la moquette et ne bougea plus. Il était maintenant parfaitement aplati.
7.
Le professeur Lathuile se levait tôt, été comme hiver. Dès qu'il était sorti de son lit, il enfilait sur son pyjama sa robe de chambre cramoisie renforcée aux manches par des pièces de cuir r‚pé, préparait religieusement son thé et, en bon scientifique, chronométrait soigneusement le temps de cuisson de ses oufs coque garantis biologiques. Sachant que le résultat escompté était fonction de leur taille et de leur provenance. Et sachant également que, malheureusement, la perfection n'a jamais appartenu à ce monde.
Au moment précis o˘ le grille-pain expulsait dans un ćlong ª bruyant les deux tranches de pain aux quatre céréales matinales, la sonnette de la porte d'entrée retentit.
- Merde, c'est pas vrai, quelle heure il est ?
Il attrapa ses lunettes dans sa poche de robe de chambre, les chaussa et approcha le nez à quelques centimètres du cadran de sa montre.
- Sept heures ? Je vais te les envoyer se faire...
Il mit les oufs rapidement dans la casserole d'eau bouillante, enclencha le minuteur et énuméra de mémoire un assez grand nombre de jurons tout en rajustant sa robe de chambre. Il faisait encore nuit et il n'avait pas entendu de voiture dans le chemin qui menait à son gros pavillon en meulière, arrogante demeure qu'un autre scientifique avait fait construire après-guerre, lorsque la vallée de la Bièvre était encore couverte de forêts. Il shoota rageusement dans une paire de chaussures de golf crottées qui traînaient au milieu du couloir, retira ses lunettes d'un geste brusque et colla son oil de myope au judas. Il distingua, en grand angle sous l'éclairage automatique du seuil, un type bronzé et hilare qui lui disait quelque chose qu'il n'entendait pas.
37
- qu'est-ce que vous voulez ?
Une voix assourdie lui parvint à travers la porte.
- Je demandais si j'étais bien chez le professeur Lathuile, de la Recherche agronomique ?
- Oui, c'est moi. Et alors ? qu'est-ce que vous voulez ? répéta-t-il un peu plus fort qu'il ne l'aurait cru. Vous avez vu l'heure ? !
Le type, toujours hilare, tendait devant l'oilleton une grande enveloppe kraft sur laquelle était marqué quelque chose.
- On m'a demandé de vous apporter ça, professeur ! Lathuile n'arrivait pas à lire, d'autant qu'un obstacle inattendu
venait de s'intercaler entre le judas et l'enveloppe, quelque chose de noir qui formait éclipse. Il vit dans une fraction de seconde un rond parfait de lumière et sa tête explosa, vaporisant un nuage rouge en éventail depuis la base de son cr‚ne, créant sur le papier peint à fleurs un motif pointilliste du meilleur effet mais qui commença à dégouliner immédiatement, brouillant la composition.
Il n'entendit pas le deuxième coup de départ de l'arme munie d'un silencieux, un ´ fpam ª creux qui résonna dans le couloir. ¿ trente centimètres exactement en dessous de ce qui restait du judas, un second projectile venait de perforer la porte de chêne puis le thorax du professeur, s'ouvrant en corolle dans le corps du vieil homme et tronçonnant tout sur sa trajectoire.
Le cadavre glissa sur les genoux le long du chambranle, puis bascula lentement sur le côté tel un paquet de linge. Un sang noir comme de l'huile sortit à flots saccadés du dos déchiré de la robe de chambre et se répandit sur le carrelage. La flaque avança résolument au milieu des éclats de bois en direction des chaussures de golf abandonnées. Une enveloppe de papier kraft fut glissée à petits coups secs sous la porte. On pouvait y lire en gros caractères : Ń'y touchez pas. ª
Le minuteur de la cuisine sonna dans le silence, la lumière automatique du seuil s'éteignit et le vent froid de la nuit se glissa par les deux trous tout neufs de la porte d'entrée.
8.
Sénéchal frappa à la porte, l'ouvrit largement et entra. Dame Pottier était penchée sur un dossier, stylo en main, une mèche de ses cheveux auburn touchant presque le papier.
- Bonjour, bonjour, détective, prenez une chaise sur la pile, là, et posez-vous... J'ai lu votre rapport, en clair, sur l'affaire des bois de Chevreuse. C'est votre ami le bell‚tre gominé qui vous a mis sur le coup ?
- Vous parlez sans doute de Destouches, le flic le plus élégant de France, selon Match ?
- Le bell‚tre le plus voyant de Versailles, selon moi... Il m'a appelé
pour remplir un tas de paperasses. Donc les flics collaborent avec nous sur cette affaire ?
- Comme au temps du Maréchal, chef, mais ils sont malheureusement moins serviles.
- Bien. Vous avez l'air de suivre ça de près. De plus, vous m'avez fait un vrai rapport, avec de vraies phrases. Vous progressez !
- Merci, chef. Est-ce que je ne fais pas toujours ce qu'on attend de moi ?
- Bien s˚r que non, vous ne faites jamais ce qu'on attend de vous, et vous le savez parfaitement !
- Vraiment ? Je ne m'étais rendu compte de rien !
- Je le sais, vous le savez, tout le monde le sait, ici. Notez que je me suis fait une raison, et je pense que vos collègues, eux aussi, sont en train d'acquérir le fatalisme indispensable à votre fréquentation quasi quotidienne. L'usure, j'imagine.
- Il est long, le chemin qui mène à la sagesse, murmura d'un ton docte l'écoflic en croisant noblement ses jambes d'échassier et en tirant sur le pli imaginaire de son pantalon de toile grège.
39
- A propos de sagesse...
Elle ouvrit promptement un tiroir de son bureau métallique et en sortit une réglette d'aluminium plate qu'elle posa sur la tranche devant elle. Sur toute la longueur de l'objet, en lettres de plastique blanc, s'étalait la phrase : ´ …pargnez-moi vos sarcasmes. ª Elle l'orienta avec précaution face à son interlocuteur, ses petits bras tendus, l'oil mi-clos comme si elle le visait avec son instrument. Il émit un léger sifflement sur deux tons.
- Superbe ! Est-ce que je peux en avoir deux ou trois autres ? Je les distribuerai autour de moi.
- Non. Je l'ai fait fabriquer tout spécialement à votre intention, ce qui flatte s˚rement votre ego hypertrophié. Mais on ne sait jamais : si vous étiez contagieux ? J'ai préféré prendre les devants. Et puis ça sonne mieux que Śoyez bref ª ou ´ Mon temps est précieux ª, non ? Mais vous comprenez l'idée, tout de même, Sénéchal ?
Elle se mit soudain à griffonner des annotations sur le dossier. Sénéchal jeta un coup d'oil sur la jaquette verte marquée FREDE, tête inclinée.
- Serait-ce le dossiei de la décharge, pardon, du centre d'enfouissement technique de Bourg-les-Essonne, là o˘ on a retrouvé le corps de l'inspecteur de l'Hygiène ? Il était trop curieux ou il est mort d'ennui à
cause de son boulot ?
- J'ai mis Lesueur et Lahaye sur ce coup.
.ille avait décapuchonné un marqueur fluo et biffait des lignes entières de texte en tournant les pages.
- Relaxez-vous, détective, je suis à vous dans une minute.
Sénéchal se pencha en arrière sur sa chaise et ferma les paupières, dans l'attitude du yogi en pleine recherche de l'accord parfait entre ses revenus mensuels et ses dépenses. Il admirait réellement Dame Pottier, au regard de sa brillante trajectoire professionnelle, pour avoir accepté de diriger la FREDE, une section fantôme de scientifiques et de repentis terrés dans les sous-sols d'un grand b‚timent parisien. Sa notion du service public relevait quasiment du mysticisme, selon le mot de Sénéchal, mot qui avait fait le tour du ministère et sans doute de ses lointains satellites. Tous les matins, elle attaquait rageusement une pile de dossiers comme on prend d'assaut une place forte sabre au clair, et ne terminait, souvent tard dans la soirée, que lorsque la pile de gauche du bureau (dossiers à traiter) avait migré sur le côté droit (dossiers traités ou en cours).
Il attendit patiemment la suite.
40
Elle leva les yeux vivement, comme si elle venait de s'apercevoir de sa présence.
- Réveillez-vous, détective ! Dites-moi, j'ai eu le privilège de vous voir passer dans la rue aux commandes de votre engin moitié ferraille, moitié
plastique, surnommé ´ Mémère ª, selon des sources autorisées...
- quelle chance ! Mémère, pour votre gouverne, est à l'origine une Méhari quatre-quatre... Je sais, elle grimpe partout quand on la laisse toute seule. Elle est montée sur votre voiture ? (Il leva un sourcil.) Des sources autorisées, dites-vous ? On peut savoir ?
- Nan. Je ne balance jamais mes informateurs. Bref, cet engin pue et pollue. Ce qui est contraire à notre mission et à notre image. Très exactement le contraire... Vous vous en doutiez ?
- J'avais un vague soupçon. Cependant, chef vénérée, la location de véhicules modernes est prohibitive pour le budget de la section, et mes notes d'essence sont homéopathiques.
Il croisa les doigts sur son ventre d'un air patelin et la regarda par en dessous.
- De plus, je suis lié à cette voiture par un tendre penchant, au demeurant réciproque.
- Eh bien, vos pulsions contre nature vont pouvoir enfin s'épanouir : vous allez vous propulser chez votre garagiste favori dans votre cambrousse et faire poser un machin antipollution plus un allumage électronique sur la bête. Budget calculé au plus juste, note détaillée, remboursement sous quinzaine. Nous sommes d'accord ?
- L'Histoire vous jugera, chef, pour avoir porté atteinte à l'intégrité
d'une machine venue du fond des ‚ges.
- Ne me remerciez pas, Sénéchal. Et n'en profitez pas pour gonfler la note ou faire poser des options sur cette épave aux frais de la boîte, je vous connais comme si je vous avais tricoté... De surcroît, on ne me la fait pas, vous vous rappelez ?
- Oui, ça me revient tout d'un coup, chef... C'est bien vous, là, devant moi... Je n'oublie jamais un visage.
Il souriait niaisement. Elle tendit la barrette d'aluminium marquée ´ …
pargnez-moi vos sarcasmes ª puis la reposa avec un claquement sec.
- Imprégnez-vous de ce texte lapidaire, Sénéchal, et sachez que je viendrai personnellement (elle appuya sur personnellement) admirer cette métamorphose du cloporte roulant... disons... la semaine prochaine, même heure, dans la cour du ministère. Je veux voir la carte verte antipollution sur ce que vous appelez avec vanité son pare-brise. Bien, j'ai du boulot par-dessus la tête. Fer-41
mez la porte doucement en partant, il ne faudrait pas réveiller vosª
collègues, ciao !
Sénéchal se déplia et mit une de ses énormes pattes sur la poignée de la porte.
Elle avait recommencé à gratter fébrilement ses dossiers et repoussait d'un geste nerveux une mèche de cheveux auburn dei-rière l'une de ses minuscules oreilles.
- ¿ propos, j'ai le plaisir de vous annoncer qu'un colis en provenance de Calvi vous est parvenu ce matin.
- Enfin ! Dieu merci !
- La chose est confinée dans l'armoire la plus proche du soupirail.
L'odeur rappelle celle des charniers serbes en plein soleil, selon Lucrèce.
Seraient-ce des échantillons bactério pour le labo ?
- Presque. Ce sont des fromages corses que m'expédie un de mes amis. Du maccu, du brocciu et des niolincu, spécialité du Niolu. Vous en voulez un ou deux? Hélas, une fois qu'on y a go˚té, le monde paraît bien fade.
- N'essayez pas d'acheter mon odorat et mon silence, Sénéchal. Remballez-moi tout ça chez vous (elle fit un moulinet de la main) ou jetez-les la nuit loin des habitations. Et désormais, faites-vous envoyer vos colis gastronomiques à domicile !
- Vous ne savez pas ce que vous perdez, chef ! Elle leva vers lui un mince visage agacé.
- Si, maintenant, je sais... J'ai hésité entre deux options. La première consistait à faire venir les types du déminage, la seconde à faire vitrifier cette nuisance au lance-flammes par les services de l'Hygiène.
Merci d'être venu bavarder, et tenez-moi au courant.
- De quoi ?
- De tout, Sénéchal, de tout ce que vous faites ! Le meilleur comme le pire ! Au revoir, détective, et bonne chasse ! Oh, ôtez-moi un doute : c'est bien le Bottin gourmand qui dépasse de votre poche (elle tendit dans sa direction un styloplume accusateur), pas le code de l'environnement ?
- C'est quasiment la même chose, chef ! Merci pour le thé.
- quel thé ?
- Au plaisir, chef !
Il referma la porte derrière lui presque tendrement.
9.
Martine Despléchin avait enfilé une robe de laine faussement sage qui moulait ses formes au plus près. Un décolleté pas trop échancré (mais pas trop haut non plus) découvrait partiellement ses épaules et mettait surtout en valeur la naissance de ses seins laiteux qui avait le pouvoir magique de fixer le regard des hommes. Elle avait noué ses cheveux en un chignon l‚che qui laissait échapper sur la nuque quelques vrilles dorées qu'elle savait être du plus bel effet. Juste ce qu'il faut, pensa-t-elle (pour la dixième fois de la soirée), juste le genre le-feu-sous-la-glace...
Mais toute l'astuce résidait dans le long manteau bleu nuit au grand col de fausse fourrure qui ne laissait entrevoir que ses chevilles. quand elle l'enlevait, il révélait d'un seul coup la faible longueur de sa robe ainsi que le galbe nerveux de ses jambes somptueuses perchées sur de hauts talons. L'effet était saisissant. C'était un peu comme si elle se mettait entièrement nue en public... quand elle faisait ça dans un restaurant, toutes les têtes masculines se tournaient dans sa direction. Ce jour-là, elle avait mis des collants noirs transparents pour accentuer l'effet recherché. Le maquillage aussi avait été étudié pendant une bonne heure devant la glace. Du glamour, mais pas trop. Du mystère, plutôt... Une touche d'ombre aux paupières et du piquant dans le regard, des étincelles... Des étincelles et aussi de la séduction, bien s˚r... Pas trop non plus.
Surtout de la persuasion.
Surtout...
Lorsque le préposé au vestiaire lui enleva avec cérémonie son manteau des épaules sous la lumière dorée du restaurant, elle cambra les reins pour faire saillir ses seins et monter la tempéra-43
turc des m‚les présents qui dînaient avec leurs compagnes ou leurs amis sous le grand plafond bleu roi. Elle se tint un instant droite comme une épée, les yeux fixés devant elle, son sac tenu fermement dans sa main manucurée, puis elle emboîta le pas au maître d'hôtel qui la guida sous les lustres jusqu'à une petite arrière-salle tendue de velours grenat. Le brouhaha des convives diminua. Mozart jouait en sourdine. Il faisait bon.
Un homme brun aux cheveux gominés d'une quarantaine d'années, assis les mains croisées devant une nappe blanche, la regardait venir. H arborait un large sourire sans expression et posait sur elle un regard évaluateur de maquignon. ¿ quelques mètres de lui, dans une alcôve, un type chauve portant de grosses lunettes d'écaillé dînait en tête à tête avec une blonde un peu grasse. Ils avaient l'air de s'ennuyer fermement tous les deux, mais ils ne levèrent même pas les yeux vers elle quand elle apparut dans toute sa gloire, ce dont elle s'avoua légèrement déçue.
Cinq autres tables avaient été dressées, mais personne ne les occupait. Sur chacune était disposée une minuscule lampe de cristal à abat jour de tissu qui diffusait un éclairage intime et chaleureux dans la petite pièce rouge.
L'homme brun se leva et tendit une main caressante ornée d'une grosse chevalière.
- Ma chère Martine... quel plaisir ! Il lui fit signe de prendre place.
- Je vous en prie.
Il commanda immédiatement deux gin-tonics au maître d'hôtel qui disparut, l'air empressé.
Martine Despléchin posa son sac à main à côté d'elle et se glissa sur la banquette de cuir en faisant un effet de jambes dans l'intention étudiée d'aveugler le voisin chauve. Elle minauda :
- Bonjour, François. Comment saviez-vous que le gin-tonic était mon apéritif ?
L'autre n'arrêtait pas de sourire.
- Ma chère, quand nous nous intéressons à une... future collaboratrice, nous essayons de prévenir le moindre de ses désirs.
Il avait dit ´ désir ª d'un ton gourmand, un peu mouillé. ´ «a commence bien, pensa-t-elle. quel con ! Non mais, regardez-moi ce con avec son sourire de marchand de bagnoles qui va essayer de me lever pour la nuit !
En plus il va finir par baver sur la nappe-On croit rêver ! Et la chevalière marquée W comme Wirsantex ! C'est à pleurer, pourquoi pas Z
comme Zorro ? Tiens, la cravate aussi est pleine de W... C'est l'homme-sandwich ce soir, le François. ª
44
Elle se mit aussitôt en devoir de lui tenir quelques menus propos concernant la circulation en ville et la difficulté de se garer dans le quartier. Il hochait la tête comme si tout ce qu'elle racontait le fascinait totalement, mais il avait l'air absent... Absent ou préoccupé ?
qu'est-ce qu'il a ? Il transpire, ce con ! Il a... peur ? Elle se tut et l'étudia pendant quelques secondes en testant rapidement sur lui son regard glamour. ´ Doucement sur le charme, doucement, de la persuasion, surtout, on n'est pas là pour rigoler, on est là pour le bizness et pour l'avenir.
quoique, quoique... ª
Les gin-tonics s'étaient matérialisés devant eux sans qu'elle ait vu venir le serveur. Elle émit un petit soupir de satisfaction rentrée et leva son verre en souriant, d'un air qu'elle supposait mutin.
- ¿ nos affaires et à nos projets, mon cher François.
Le dénommé François essaya de sourire à son tour encore plus largement, mais manifestement il était déjà au maximum de ses possibilités.
- ¿ nos affaires passées et à venir, Martine !
Elle but une gorgée de gin-tonic, se demandant si François, en cadre sup supertendance yuppie, s'était fait tatouer le logo de sa société sur le cul. Elle faillit pouffer dans son verre à cette idée.
Le sourire de François diminuait un peu d'intensité. Il observa le fond de son propre verre comme s'il pouvait y lire l'avenir. Puis il dit :
- J'espère que vous avez apporte-Elle laissa passer quelques secondes.
- Oui, François ?
Elle avait envie déjouer un peu avec lui, maintenant.
- Vous savez bien, le..., balbutia-t-il.
Elle prit une expression désolée, un tantinet appuyée, et se pen cha pardessus la table, une ride ténue barrant son joli front.
- François, vous plaisantez, j'espère ! Vous parlez toujours affaires avant de dîner ? Dès l'apéritif ? C'est très, très mal élevé.
François eut l'air d'en convenir, hochant la tête comme un mauvais élève un peu attardé.
- Oui, euh, bien s˚r, je comprends, Martine. Mais sérieusement, vous l'avez sur vous ?
Elle recula sur la banquette, écarta largement les bras, le buste tendu en avant, et eut un rire silencieux.
- De quoi me parlez-vous au juste? Regardez, François, comment voulez-vous que je cache quelque chose d'aussi grand sur moi ?
François rougit légèrement et s'excusa mollement. Il jeta des coups d'oil anxieux en direction du sac à main sur la banquette, 45
puis lui tendit la grande carte reliée plein cuir du menu sans la voir, son regard flottant dans la pièce. Elle l'ouvrit et fit des yeux ronds.
- Oh noon ! François, vous vous êtes trompé ! C'est vous qui avez la carte des dames ! Essayez de faire un effort, décidément !
Elle soupira et referma sèchement le document.
- Tout cela est bien décevant. Je crois sincèrement que vous avez envie de me g‚cher la soirée.
Elle hocha la tête et répéta :
- Bien décevant. J'ai pris de très gros risques pour vous. qu'est-ce que je vous ai fait pour que vous me traitiez de cette manière ?
Elle avait adopté son air de petite fille modèle déçue, le tout appuyé par une moue chagrine pleine de reproche qui marchait aussi à tous les coups avec les hommes (selon ses statistiques personnelles), puisqu'il ne leur restait alors plus qu'à se démener follement pour la consoler de leur terrible maladresse. Elle le sentait, ça allait être sa fête, à ce bon François, elle allait lui faire la totale. Pas pour faire monter les enchères, non, non, juste pour le fun, juste pour lui secouer la laisse, à
ce petit con gominé. Amusons-nous un peu, les occasions sont rares. Elle appuya sa jolie tête sur sa main et baissa les yeux.
- Je n'aurais jamais apporté l'objet de votre... désir, François, c'aurait été trop dangereux, ici, vous ne trouvez pas ?
François fronça un sourcil inquiet et jeta un coup d'oil rapide vers la table voisine. Le type chauve aux lunettes d'écaillé qui dînait à côté
d'eux dans l'alcôve se tamponnait la bouche avec sa serviette, à petits coups précis. Il s'excusa auprès de la blonde puis se leva lentement et ferma le bouton central de sa superbe veste croisée. ¿ la grande surprise de Martine, il ne se dirigea pas vers la grande salle en direction des toilettes ou du téléphone, mais vint droit sur elle.
Il était grand, un peu vo˚té, et ressemblait à un vieil oiseau de proie. Il se pencha en souriant à demi et posa ses mains énormes sur leur table, tel un ami qui vient bavarder. Elle remarqua que de près, il paraissait beaucoup moins ‚gé. Ses yeux jaunes comme ceux d'un chat ne souriaient pas du tout derrière ses grosses lunettes. Il la dévisagea fixement. Elle prit peur.
- …coute-moi, murmura-t-il, comme en confidence. Si j'ai de bonnes fiches, je crois savoir que tu n'es qu'une petite technicienne de labo de merde. Tu aimerais bien jouer dans la cour des grands, à ce qu'il paraît? Hélas, tu t'y prends bien mal. Ton numéro, je l'ai déjà vu des centaines de fois, alors, quand tu auras
46
rangé ton petit sketch de pétasse... (il avait dit tout cela d'un ton de profond mépris), on pourra peut-être parler de choses sérieuses entre adultes consentants.
Elle blêmit, à la fois de rage et de stupeur, et balbutia :
- Mais, mais... je n'ai rien à vous dire, laissez-moi tranquille ! Allez-vous-en !
Elle tourna vivement la tête vers l'homme assis en face d'elle.
- François ! Réagissez, bon sang !
Mais le gominé semblait curieusement absorbé par le déchiffrage de son menu de dame, et le faux vieux type n'avait absolument pas l'air conscient de son existence. Son cr‚ne chauve brillait sous le lustre.
- Maintenant, si tu veux persévérer dans ta connerie, j'ai un coup de fil à passer aux merdeux qui te servent de patrons et tu vas pointer demain à
l'usine. Ou tu termines en tôle. En tout cas, je te garantis que tu es carbonisée dans ton domaine pour les dix années à venir, au bas mot.
Il se pencha encore un peu plus vers elle et chuchota :
- ¿ propos, ne fais aucun scandale ici, s'il te plaît, tu as tout à y perdre.
Elle avait le souffle coupé et elle le regardait, incrédule, la bouche ouverte. Elle se sentait d'autant plus anesthésiée qu'il avait l'air enjoué
tout à coup.
- Mais comme j'ai un cour d'or, tu pourras toujours venir me voir si tu as peur de finir à la rue ou en cabane, je te trouverai un petit boulot. Tu pourras laver les éprouvettes de tes collègues. Pour rester dans la branche... Bon. Fais-moi signe dès que tu as terminé, je ne suis pas loin.
Il tapota la nappe blanche de l'index, se redressa de toute sa taille, puis il lui fit un clin d'oil complice de type qui vient déjouer un bon tour. Il défit posément son bouton de veste et retourna à sa propre table d'un pas nonchalant, s'assit et recommença à dîner paisiblement, totalement absorbé
par le contenu de son assiette, comme s'il n'avait jamais quitté sa place.
Il resservit avec préciosité du vin à la blonde en face de lui, qui semblait n'avoir rien vu et contemplait le vide. Martine Despléchin, sous le choc, crut un instant qu'elle avait rêvé. Son visage la br˚lait. Elle jeta un regard venimeux à son vis-à-vis.
- François ? François, pauvre con, qu'est-ce que c'est que ce type grossier ? Vous le connaissez ?
Elle trépigna et haussa le ton.
- François !
François leva des yeux effarouchés, tenant toujours sa carte 47
devant lui comme un rempart de cuir sombre. Son sourire plaqué avait disparu pour laisser place à une expression piteuse et effrayée. Il avait l'air d'un type qui se retrouve au milieu d'une dispute d'amoureux et ne veut surtout pas y prendre part. Il souffla :
- Monsieur Kieffer s'occupe de la sécurité pour Wirsantex. Heu... Pour toute l'Europe... C'est lui qui... peut arranger...
Il eut soudain un sursaut de dignité :
- Et ne m'insultez pas, je vous prie !
Martine resta quelques secondes pensive, ses yeux plissés fixés sur lui, par-dessus la petite lampe de cristal ciselé.
- Ah, je vois, vous n'êtes pas venu seul. Vous n'avez évidemment pas la pointure pour négocier ce genre de chose, n'est-ce pas ? Alors on vous a doublé d'un chaperon du style dur à cuire pour m'intimider, c'est ça ?
C'est ça ? répéta-t-elle plus fort. Et vous avez loué toute cette arrière-salle pour la soirée, avec votre pote. Voilà pourquoi personne n'est venu prendre la commande...
L'autre se tassa sur son siège. Elle sentit la rage monter en elle, s'empara d'un couteau d'argent posé sur la nappe et frappa légèrement son verre pour attirer l'attention de l'homme aux lunettes d'écaillé. Il la regarda de ses yeux jaunes sans aucune émotion apparente, comme s'il ne la reconnaissait pas. Elle leva son verre dans sa direction et lui sourit chaleureusement. Puis elle planta sans prévenir ses griffes dans le dos de la main de François, qui fit une grimace de surprise douloureuse et tenta de se dégager, mais elle tint bon.
- François, pauvre con, essayez de vous rendre utile et de me faire plaisir en même temps.
Sa voix tremblait un peu, mais elle parlait fort.
- Allez voir ce vieux vautour déplumé qui s'ennuie à mourir avec sa grosse blondasse, et invitez-le à prendre un verre à notre table, il est si charmant et si courtois... Et puis nous sommes en famille, ici, non ?
Elle retira lentement ses ongles et François regarda stupidement sa main et les zébrures rouges qui la décoraient. Il avait chaud, il avait mal. Il se frotta la main et remit dans le bon axe sa chevalière gravée d'un ´ W ª.
- Oui, euh, oui, Martine... Bonne idée. Elle le foudroya du regard.
- Ah, vous trouvez aussi ? Allez, bougez votre joli petit cul tatoué, François !
Il leva des sourcils en accent circonflexe, interloqué.
- Comment, comment le savez-vous ?
48
Elle lui décocha un sourire charmeur et battit des paupières rapidement.
- Simple intuition féminine, François.
Il n'y avait plus que deux personnes dans le salon grenat : l'homme chauve aux lunettes d'écaillé et, en face de lui, Martine Despléchin qui dînait d'un saumon à l'oseille. Le dénommé Kieffer la couvait du regard et versait à intervalles réguliers du vin blanc dans son verre. François et la blonde un peu grasse avaient été renvoyés d'un mot lancé à voix basse (et d'un large geste de la main) dans leurs foyers respectifs, et un dîner avait été
commandé pour la jeune femme. Le chauve avait également réclamé au maître d'hôtel un cognac dans un grand verre, lui avait fait signe de se pencher et lui avait glissé un mot à l'oreille puis un billet dans la poche. Le maître d'hôtel avait hoché la tête, puis avait disparu. L'homme aux yeux jaunes avait alors tendu du bout des doigts sa carte de visite à Martine.
Il y était écrit Wirsantex Co Ltd et en dessous John Kieffer. En tout petits caractères étaient gravés les mots Sécurité Europe. Elle avait demandé :
- John ? Vous êtes d'origine anglaise ? américaine ? Il avait souri.
- Hollandaise. Une vieille famille protestante. Vous avez du tempérament, ma chère. Beaucoup de gens auraient flanché.. Vous, au contraire, vous avez malmené - non, maltraité - ce pauvre François.
Il prononçait ´ tempérament ª avec une légère difficulté. Il avait une pointe d'accent. Indéfinissable, se dit-elle, indéfinissable, et elle venait seulement de s'en rendre compte.
- Ma chère, avait-il repris, je vous prie de m'excuser pour ma grossièreté, mais, dans mon métier, on pratique ce genre de test un peu...
vivant pour savoir si les futurs cadres que nous recrutons sont à la hauteur des ambitions de notre entreprise. Vous ne m'en voulez pas, j'espère ?
Elle lui avait renvoyé son sourire.
- Allons, John, vous n'avez pas besoin de mon pardon, les affaires sont les affaires, nous ne sommes plus des enfants, n'est-ce pas ? Je suis certaine que vous avez un cour d'or, dans le fond.
Il avait éclaté de rire à cette réplique. Elle avait trouvé qu'il avait une dentition curieuse, faite de petites dents serrées et de grandes gencives.
Un serveur arriva, serrant tendrement contre lui le long manteau bleu de Martine Despléchin. Kieffer fît signe de le donner à la 49
jeune femme assise en face de lui. Elle leva sur lui des yeux interrogateurs. Il avait l'air de s'amuser.
- Prenez-le, ma chère, c'est le vôtre, n'est-ce pas ?
Elle plaça le manteau sur la banquette à côté d'elle. Elle semblait perplexe. L'homme chauve repoussa son verre de cognac et posa tranquillement sur la table un petit ordinateur portable qui devait être à
ses pieds depuis un moment et qu'elle n'avait pas remarqué. Il l'ouvrit, l'alluma, et déclara :
- Je peux avoir le disque ? Il faut nous mettre au travail. Les affaires sont les affaires, en effet, et une négociation est une négociation.
Il ajouta :
- Allons, s'il vous plaît.
Ses yeux jaunes la fixaient. Une lueur rapide y passa, qu'elle ne put interpréter. Elle eut un frisson, hésita, puis elle fit lentement coulisser la fermeture …clair du vaste col en fausse fourrure qui contenait d'ordinaire une capuche de nylon bleu, y prit le disque et le donna à
l'homme chauve par-dessus la table. Il ne la regarda pas et inséra le CD
dans l'ordinateur. Puis il composa un numéro sur son téléphone de poche.
Durant une heure, il pianota sur son ordinateur tout en lui posant des questions. Elle connaissait le sujet par cour, du moins dans ses grandes lignes, et répondait du tac au tac : hygrométrie, température de croissance, teneur en calcium, potassium, azote, durée de lumière, photosynthèse. Code-source, insertion ADN, séquences de décodage, réencodage, enzymes de restriction, dosage... Il validait chaque point, marmonnait Ć'est bon ª et répétait, plus fort : Ć'est bon ª dans son téléphone à un interlocuteur inconnu. ¿ la fin il dit :
- Tout est bon.
Il referma l'ordinateur, leva les yeux vers elle, la dévisagea un instant.
Il composa un autre numéro. Il attendit.
- C'est parti.
Et il rempocha son téléphone.
- Excusez-moi, la confiance n'empêche pas le contrôle, comme disait quelqu'un de ma connaissance.
Puis il entreprit de lui faire un brin de cour, plus par courtoisie, pensa-t-elle, que dans l'espoir d'obtenir ses faveurs. Elle lui affirma que la soirée l'avait enchantée. Il pianota un moment sur la table, l'air ailleurs. Il assura que pour lui aussi cela avait été un immense plaisir de bavarder avec elle, et il lui annonça enfin que tout était maintenant en place, que jusqu'ici elle n'avait pas eu le droit de 50
contacter ce pauvre François chez Wirsantex pour des raisons évidentes, les affaires qui les occupaient étant des plus secrètes, mais que le poste à
pourvoir était désormais pourvu, à son humble avis, depuis environ un quart d'heure par une certaine Martine Desplé-chin qui était juste devant lui.
Lorsque le taxi la déposa devant son immeuble, elle était à la fois excitée et épuisée. Elle ne cessait de penser : Ć'est fait, nom de Dieu, c'est fait ! ª Elle tremblait en cherchant ses clés. Elle ouvrit la porte vitrée, fit de la lumière dans l'escalier et grimpa les marches en fredonnant :
- C'est fait, nom de Dieu, c'est fait.
Elle arriva sur son palier, ses clés toujours à la main. Elle regarda sa porte et ses yeux s'agrandirent. La serrure avait disparu, remplacée par un trou béant triangulaire, et le chambranle cassé laissait voir une fente noire. Il y avait de la sciure et des éclats de bois par terre.
¿ l'intérieur, tout était cassé, ses meubles étaient renversés, sa télévision gisait au milieu du salon, il n'y avait plus un seul objet intact dans la grande vitrine et les livres avaient été répandus dans toutes les directions, comme si un fou furieux s'était acharné sur la bibliothèque.
Elle regarda à ses pieds. La serrure était là, sur un morceau de la porte.
Il y avait une couche de fine poussière blanche sur la moquette et de multiples traces de pas qui créaient une sorte de tableau hivernal à la Bruegel. Un peu plus loin, dans un angle, deux petits sacs plastiques transparents, crevés, attirèrent son attention.
Elle allait faire un pas en avant lorsqu'une main la saisit par son col de fausse fourrure. Elle hurla en voyant devant son nez le canon d'une arme.
- Bouge pas, dit l'homme qui tenait l'arme.
Il était jeune, mince, et portait une queue de cheval. Elle se débattit.
- Bouge pas, j'ai dit.
Elle nota mentalement qu'il avait le type espagnol ou sud-américain, puis la tête lui tourna, tout devint noir, et elle s'évanouit au ralenti avant de glisser sur la moquette.
JO.
Sénéchal soupira et passa une main en r‚teau dans ses cheveux poivre et sel. Il remonta de l'index ses lunettes qui glissaient sur le bout de son nez, puis regarda ses notes.
- Pourquoi m'avez-vous raconté tout ça ? Ainsi qu'aux flics ? Personne ne se serait jamais aperçu que vous aviez fait une copie du disque.
Il leva la tête vers Martine Despléchin. Elle avait passé la nuit en cellule, ses yeux étaient rouges et bouffis, et son maquillage avait coulé.
Son manteau était jeté sur ses épaules et ses boucles dorées étaient poissées de transpiration. Elle se tordait les mains et se remettait à
sangloter toutes les cinq minutes. Le flic qui l'avait amenée à la FREDE
lui avait enlevé ses menottes à la demande de Sénéchal, et maintenant il était dans le couloir en train de parler boutique avec deux enquêteurs du service, un café à la main.
Lorsque, la veille au soir, Martine Despléchin était arrivée au commissariat entre deux inspecteurs et qu'elle avait déballé son histoire bizarre, c'est lui qui avait appelé les écoflics, certain que ça les passionnerait. Il était lui-même un peu écolo à temps perdu. Le préposé
d'astreinte à la FREDE lui avait répondu de garder la fille au frais pour la nuit, et que le lendemain matin on lui enverrait quelqu'un, un nommé
Sénéchal, pour la chercher et l'interroger plus avant, selon l'expression du quelqu'un en question. Ún emmerdeur de première ª, avait-il cru bon d'ajouter. Le policier avait dit OK, avait raccroché, levé la tête vers un jeune gars à queue de cheval porteur d'une arme de service et lui avait lancé :
- Tu savais que tu avais le type sud-américain, Samuel ? C'est la fille que tu as serrée qui l'a affirmé.
Le jeune gars avait bien rigolé.
52
Sénéchal reprit patiemment :
- Le type qui se faisait appeler François vous a ápprochée ª voici un mois. Il vous a raconté qu'il y avait un poste à pourvoir chez Wirsantex et que vous correspondiez parfaitement au profil, mais qu'il y avait cinq autres candidats de haut niveau sur le coup...
Elle fit oui de la tête.
- Vous n'avez pas pu vérifier parce qu'il vous a précisé que cette information devait rester confidentielle pour des raisons de compétition industrielle entre labos, fusions, acquisitions, débauchage de cadres chez la concurrence, etc., mais que lui, François Viry, pouvait arranger le coup étant donné qu'il était le bras droit du type chargé de choisir la bonne personne. Il a suggéré alors que vous pourriez battre les cinq autres prétendants si vous apportiez dans la corbeille de mariée quelque chose qui ferait plaisir à tout le monde chez Wirsantex et vous ouvrirait les plus belles perspectives dans votre nouvelle carrière...
Elle fit encore oui de la tête.
- quelque chose qu'il ne fallait pas laisser aux mains de rigolos incompétents, rigolos qui seraient incapables d'arriver au bout de ce projet, alors que Wirsantex possède un équipement et des moyens qui dépassent l'imagination, si j'ai bien compris... Viry vous a draguée à
fond, sur tous les plans, vous a interdit de l'appeler chez Wirsantex car il ne fallait pas qu'on fasse le rapport entre vous deux, c'aurait senti le coup monté... Ce qui me fait dire qu'il ne manquait pas d'humour... Il vous a donné un disque pour copier un programme de biotechnologie, et un autre disque pour effacer les traces de votre passage dans l'ordinateur de Bio Infra-com. Vous avez volé les informations, effacé vos traces et vous avez rejoint dans un restaurant bon chic bon genre François et un dénommé John Kieffer, accent hollandais ou accent n'importe quoi, prétendument responsable de la sécurité pour l'Europe de Wirsantex.
Il souleva de l'ongle le coin de la carte de visite de Kieffer qu'on avait trouvée dans le portefeuille de Martine Despléchin.
- Là, les prétendus Viry et Kieffer - plus une complice pour la figuration
- vous ont fait un très joli numéro de duettistes et se sont envolés avec le programme après avoir vérifié au téléphone - ou feint de vérifier - avec un ou une inconnue si vous n'aviez pas essayé de leur refiler de la camelote défraîchie.
Il soupira à nouveau. Il avait noté dans un coin de son cahier à spirales le nom du restaurant o˘ elle avait dîné, et en dessous 53
Śaumon à l'oseille ª. Puis, en tout petit : ´ Penser y emmener mes femmes pour anniversaire. ª Les deux femmes de Sénéchal étant de fait Augustine Saint Crespin, journaliste de son état, et sa peste de fille, Noémie.
Il leva les yeux et poursuivit :
- Là o˘ ça se g‚te, c'est que, pendant que vous dînez avec vos ex-futurs employeurs, on entend dans votre appartement des types qui font un maximum de boucan et, selon les voisins apeurés, se cassent vos meubles sur la tête. Un citoyen aussi bien renseigné qu'anonyme appelle la police pour expliquer que des trafiquants de drogue sont actuellement en pourparlers d'affaires dans votre appartement. Normal, vu que c'est vous qui dirigez ce petit réseau local, selon lui. Il ajoute que ça risque de chauffer étant donné que des concurrents furieux rappliquent pour s'inviter à la soirée.
Les flics, ça leur met l'eau à la bouche. Ils arrivent, trouvent l'appartement en vrac, se disent qu'un gang adverse a débarqué, enfoncé la porte, qu'il y a eu une explication et que tout le monde s'est barré en laissant de la schnouf partout, traces de pas à l'appui. On laisse sur place un flic qui est sans doute insomniaque, il fait rentrer les voisins chez eux, attend, vous arrivez, il vous cueille, et vous voilà. Pour ma part, je trouve la ficelle de la came un peu grosse, mais laisser autant de drogue sur votre moquette ça indique que ces gens ont des moyens importants, au prix que ça co˚te de nos jours. «a doit vous étonner que je pense ça... Moi, je crois à votre histoire de biotechnologie. Appelons ça une intuition... Pour votre gouverne, il y a bien un Kieffer chez Wirsantex, il est petit et gros, et il est en séminaire en Norvège après avoir été en séminaire au Brésil, on a vérifié. Et Wirsantex ne pratique pas le culte de l'image au point de créer des bagues et des cravates griffées à son logo, on a vérifié aussi. Vous avez été embobinée par des professionnels qui se sont fait passer pour d'autres afin de récupérer cette technologie... Vous voilà sans travail, et dans la merde - si je puis me permettre. Dommage, vous exerciez un métier d'avenir... Alors, pourquoi avoir raconté tout ça aux flics ? Hum ? Tout simplement parce que vous avez pensé qu'entre une accusation de détention de stupéfiants et celle de vol de technologie, la seconde option est la meilleure devant un tribunal...
Vous vous dites aussi, maintenant que vous savez que vous vous êtes fait pigeonner, qu'il n'est pas certain que le programme que vous a donné Viry pour effacer les traces de votre passage dans l'ordinateur de Bio Infracom soit fiable à cent pour cent, et que si ça se trouve il affiche ce matin sur tous leurs écrans : ´ Martine Desplé-chin a volé votre technologie. ª
54
II fit une pause, cueillit ses lunettes sur le bout de son nez, les plia, l'air songeur, et les rangea dans sa poche de chemise. Puis il continua :
- Vous m'avez expliqué en gros ce qu'était ce programme de biotechnologie, dont vous ne semblez pas connaître toutes les modalités, surtout en ce qui concerne la nature des gènes introduits, ou rapportés, comme vous préférerez. Je vais vous laisser réfléchir. Peut-être des choses vont-elle vous revenir.
Il la fixa un instant en silence.
- Ce fut un grand plaisir de soliloquer devant vous. Je vous salue, petite madame.
11.
Le portable de l'écoflic joua l'ouverture de la Toccata et fugue en ré
mineur. Il se gara sur la bordure boueuse d'un champ et prit l'appareil.
- C'est Lucrèce, au sujet de ta photo.
- Salut. Ma photo ? répliqua le détective, un peu perdu. Tu deviens fétichiste ?
- ¿ temps partiel seulement. Non, je voulais te parler de la photo qui était dans la veste du mort, dans les bois de Chevreuse, et que les flics m'ont laissée pour expertise.
- Alors ? Raconte à ton papa.
. - Alors, je l'ai montrée à un botaniste du CNRS, un vieux copain doublé
d'une encyclopédie sur pattes.
- Il sait ce que c'est ?
- Absolument... pas. Vernier, le type dont je te parle, m'a expliqué que ça ressemblait à deux ou trois plantes connues, dont la variété... attends, je regarde dans mes paperasses, attends, j'ai mis ça par là...
- …coute, je m'en fous pour l'instant. En quoi ça peut nous intéresser ?
Hé ho, Lucrèce, tu m'écoutes ?
- Oui, oui, voilà, j'ai retrouvé. C'est imprononçable et de toute façon il pense que ça ne fait pas partie de la flore française. Non, ce qui est plus amusant, c'est que j'ai travaillé la photo, je l'ai scan-née et agrandie dans la bécane, puis je l'ai nettoyée à l'écran.
- Très bien, parfait, bravo. …coute, je suis pressé...
- Attends, bon Dieu, ça va te plaire ! C'est une photo numérique, haute définition et tout. On pourrait mater le moindre pixel, une fois nettoyée.
Alors j'ai fait défiler un petit programme perso qui sélectionne les couleurs, et là...
56
- Et là ? Lalalala ?
- Et là, sur le bout d'une des feuilles, j'ai vu apparaître un tout petit, mais alors là un tout petit morceau de truc blanc posé sur le fond vert. Je veux dire le fond vert de la feuille. Ce truc a du volume, du relief...
- Et c'est quoi ?
- Sais pas. Peut-être des oufs d'insecte ou des trucs dans le genre. Je vais confier le sachet avec la plante et les graines au mec de l'entomologie, le p'tit père Morel, il a des réseaux dans pas mal de labos.
Pour être plus s˚rs, il nous faudrait aussi la disquette.
- quelle disquette ?
- Pierre, mon ami, il faut se rendre à l'évidence, tu es totalement bouché
aujourd'hui. Je viens de te dire que la photo a été prise avec un appareil numérique. La photo trouvée par le gamin, ce n'est pas une photo, c'est simplement un tirage sur imprimante. Non, ce qui est important... Hé, tu m'écoutes ?
- Tu peux m'envoyer ça sur ma bécane par le web ? Je suis chez moi dans vingt minutes.
- C'est comme si c'était fait, mon cher prince. que des cohortes d'anges te chantent dans ton sommeil...
Sénéchal mit le contact, le démarreur de la Méhari fit entendre un gémissement lancinant de bête blessée, puis le moteur hoqueta et cala.
- Allez, Mémère, fais-moi plaisir, supplia le détective en tapotant le tableau de bord.
Au troisième coup d'accélérateur, l'épave reprit vie en grondant et l‚cha un nuage de fumée bleue qui monta lentement vers le ciel.
- Dis pardon à l'environnement, Mémère, murmura le conducteur en passant la première.
En son moulin, le détective assermenté Pierre Sénéchal inséra un disque audio dans sa chaîne et laissa dérouler les Suites pour piano de Wolfgang Amadeus, tout en réfléchissant au problème du jour, à savoir s'il allait mijoter durant de longues heures, après l'avoir désossé, un canard d'Amiens, avec cro˚te et farce, puis mélanger la gelée avec du pied de veau et verser le tout au cour d'une terrine... Le vin d'accompagnement demeurerait un problème, c'était s˚r, ainsi que les fromages... Il se rappela soudain qu'il avait laissé son colis amical rempli de fromages corses dans la Méhari et se promit de le descendre à la cave au plus tôt.
Allait-il s'atteler à la lourde t‚che que représentait la préparation du palmipède d'Amiens ou bien allait-il faire cuire simplement (simple-57
ment ?) un canard de la baie de Somme en cocotte avec des pruneaux d'Agen ?
Hmm ? La paresse, la paresse, voilà l'ennemi du cuisinier ! reconnut-il intérieurement. La paresse, ce plaisir, tue les autres plaisirs... Il tirailla vaguement sur ses bretelles en redressant sa haute silhouette. De toute façon, ses femmes n'y couperaient pas quand elles rentreraient, car ce soir était le Grand Soir du Grand Canard, ainsi en avait décidé Pierre Sénéchal, premier en son royaume. Et il serait inflexible... Voire dangereux. quiconque se mettrait en travers du chemin qui menait à la cuisine subirait son juste courroux, et Dieu seul savait à quelles extrémités il pourrait se livrer si une telle (et folle) éventualité se présentait. Il prit d'ailleurs cette direction à grandes enjambées. ´ Hmm, hautement improbable. qui oserait, hein ! Hein ? ª marmonna-t-il dans la solitude de l'immense moulin rectangulaire de cinq étages aux turbines rouillées depuis des lustres.
Il s'échauffait tout seul en tournicotant devant le grand réfrigérateur, l'air faussement préoccupé, dessinant à chaque pas des ronds concentriques qui le rapprochaient inéluctablement de la porte de laque blanche et de sa poignée tentatrice, semblable à la figure de proue d'une Cadillac d'après-guerre. Il fit semblant pour lui-même de s'apercevoir au dernier moment de la présence de l'engin, l'ouvrit d'un doigt nonchalant, puis jeta dans ses entrailles lumineuses un coup d'oil prudent, comme s'il s'attendait à
déclencher une charge explosive.
Il extirpa du frigo un reste de crabe bouilli et un vestige de mayonnaise, une tranche de terrine au porto et quelques cours d'artichauts au safran dans leur vinaigrette, puis posa le tout délicatement sur la table de ferme. Sans vraie surprise il dénicha, accroché dans un recoin sombre d'une poutre du plafond, un bloc de coppa qu'il découpa en lamelles à l'aide d'un immense couteau effilé comme un rasoir, les mira brièvement devant la fenêtre qui donnait sur le parc avant d'en tapisser une baguette soigneusement beurrée qui craqua sous ses dents à la première bouchée. Il ferma les yeux de plaisir... Typique ! Typique de la chute de glycémie.
Voilà ce qui rend l'homme moderne hargneux et agressif : il ne mange pas assez... Une nourriture saine, régulière et abondante : elle est là, la clé
du système ! Pourtant simple, bon sang ! Il était temps, il le sentait, une minute de plus et il serait tombé raide sur le carrelage, vidé de ses forces. Il pécha une bouteille de bordeaux dans un court tuyau de brique rouge posé sur une étagère, l'ouvrit avec respect et s'en servit une large rasade dans un verre de bistrot, puis finit de manger lentement tout ce qui était devant lui, comme un paysan. «a allait déjà beaucoup mieux... L'une de
ses formules préférées : Ún sac vide ne tient pas debout, je le dis toujours ª, se vérifiait une fois de plus... Le canard d'Amiens lui semblait désormais représenter une vaine et lointaine entreprise, vouée d'avance à l'échec.
´ Pourquoi lui avoir coupé le doigt ? Au travail, mon garçon, au travail, il faut tout reprendre dans l'ordre ! ª se tança-t-il enfin, en se torchant la bouche avec une serviette aux motifs ruraux. Puis il se dirigea vers son ordinateur en sifflotant Mozart et en faisant couiner ses bottes, du pas élastique d'un homme qui a été longtemps brisé par les épreuves mais qui reprend peu à peu go˚t à la vie.
I
58
12.
Le petit homme au chapeau de paille les avait aperçus qui sortaient du terminal en bavardant, décontractés, au milieu des hommes d'affaires et des touristes. Il avait l'impression qu'on ne voyait qu'eux. quand même curieux que les flics ou les douaniers le voient pas, bordel, que c'étaient des truands qui débarquaient à Cayenne avec leurs chemises blanches, leurs Ray Ban, leurs serviettes en cuir toutes neuves et leurs panamas sur la tronche. Pourquoi ils avaient pas plutôt un tee-shirt marqué Éxcursion Mafia Latino ª ? C'aurait été encore plus discret. Ils allaient s˚rement tous se faire embarquer dans dix minutes par des types des stups... Et lui allait se retrouver pour ínterrogatoire ª dans une cellule guyanaise avec des travelos brésiliens de cent dix kilos couverts de tatouages qui le surineraient après qu'il eut fait la femme (ou l'homme) pour euxjour et nuit. De toute façon, s'il y laissait pas sa peau, il allait dérouiller, il allait en prendre pour un paquet d'années. Vingt ans, trente ? Merde, arrête ta parano. C'est la chaleur qui te fait ça ou quoi ? Ou les antibiotiques avec le whisky. Arrête ! qu'est-ce qu'on peut te reprocher ?
Trafic d'herbes aromatiques ? Regarde autour de toi, ducon, y a personne...
que des touristes, des familles ou des mecs qui bossent. Respire. Fais un signe de la main... «a y est, ils t'ont vu, ils sourient. Rappelle-toi, t'es pas leur serviteur à ces fumiers, et tu leur l‚ches rien, tu négocies, tu négocies jusqu'au dernier cruzeiro, jusqu'au dernier centavo s'il le faut !
Il ressentit soudain comme une seconde morsure du saurien. On venait de lui tapoter légèrement sur l'épaule...
13.
Le décès impromptu du professeur Lathuile avait déclenché un fleuve postal et électronique de communiqués de condoléances (dont certains semblaient même sincèrement attristés) en provenance de nombreux horizons, messages de douleur scientifique qui ne faisaient que précéder une ‚pre guerre de succession dans le petit monde de la recherche agronomique. Durant sa longue vie de brillant chercheur, le professeur au tempérament abrasif ne s'était pas fait que des amis, mais de là à lui injecter dans l'organisme (et à travers sa porte d'entrée) des munitions de fort calibre, il y avait un pas que peu de ceux qui convoitaient son poste auraient franchi aussi allègrement.
C'est du moins ce que pensait Sénéchal, qui avait médité sur le fait qu'on avait envoyé l'homme à son Père éternel à travers un judas, et qu'il fallait y voir peut-être une référence ou un message d'ordre biblique. Il avait joué un instant avec cette idée, puis l'avait chassée d'un large revers de main mental, son côté pratique ayant repris le dessus rapidement.
- Je m'y serais pris de la même façon. Peut-être avec plus de ménagement, c'était un homme ‚gé, tout de même, avait-il cru bon de déclarer à
Destouches.
Ce dernier lui avait jeté rapidement un regard de commisération par-dessus le dossier qu'il étudiait avec une nonchalance affectée, mollement enfoncé
dans son fauteuil de cuir, et tiré à quatre épingles comme à l'ordinaire.
Dans son bureau versaillais de la criminelle, il observa, l'oil amusé, son vis-à-vis enveloppé dans un long manteau kaki qui le faisait ressembler à
un soldat d'Europe de l'Est. Un soldat littéralement vautré en travers d'un fauteuil appartenant au ministère de
61
l'Intérieur, ses grandes jambes étendues devant lui. Sénéchal semblait s'ennuyer et tripotait depuis un moment un cendrier de cristal qu'il paraissait hésiter à fourrer dans l'une de ses vastes poches.
- Je te remercie de m'avoir signalé ce regrettable fait divers, Cédric. «a ne fait que confirmer ce que je savais déjà, à savoir que nos banlieues huppées sont mises en coupe réglée par la pègre et la voyoucratie venues de l'étranger ! Plus personne n'est à l'abri. Et ce sont les personnes ‚gées les premières victimes.
Destouches compulsait vaguement ses notes sans se démonter. Cette fois, il ne leva pas la tête.
- Je vois que tu es très en forme, ce matin. J'aime ce ton pri-mesautier.
Si, si, réellement.
- J'essayais simplement d'alléger ta peine, Cédric, je savais que tu l'aimais beaucoup. Je parle de l'homme, pas du chercheur, dont tu méprisais les travaux. Ne nie pas, je sais tout !
Il reposa en soupirant le cendrier sur la table, comme à regret.
- Je ne le connaissais pas, et toi non plus, Pierre. Mais si je t'ai appelé, c'est parce que tu es mieux informé que moi sur le monde de la recherche française.
- Au fait, as-tu des nouvelles concernant l'homme mort de Chevreuse ?
- Pas vraiment. Jusqu'ici il n'a été réclamé par personne. On ignore toujours son identité.
- Je vois qu'une fois de plus la police piétine. Nos impôts seraient-ils dilapidés par des fonctionnaires incompétents ?
- Suffit, Pierre, je connais toutes tes plaisanteries sur la police. Le fusil déguisé en branche ne contenait que trois cartouches. Pittoresque, n'est-ce pas ? Il faut être très s˚r de soi pour ne pas remplir complètement le magasin de son arme, ne crois-tu pas ?
- Manque de crédits ? Parle-moi du prof Lathuile, veux-tu ? Destouches tenait un document devant lui comme s'il s'agissait d'un menu.
- J'essaierai d'aller vite, mon ami. Le digne professeur, spécialiste reconnu de la micropropagation in vitro, et plus récemment des organismes génétiquement modifiés, conseiller auprès de nombreuses firmes privées, multiples publications, brevets, patatipa-tala... nombreux articles dans des revues spécialisées en faveur des organismes animaux et végétaux modifiés, gnagnagna... bactéries, machin, pourfendeur des opposants à la mondialisation. C'est marqué là, ne te froisse pas, je te résume. Je sais que ce genre de personnage n'est pas ta tasse de thé.
- Ah, mais si ! J'aime beaucoup. Le marché a horreur du vide, brevetons, vendons, vendons que diable ! J'aurais aimé buter ce 62
type personnellement, mais j'ai toujours les bonnes idées après tout le monde, c'est désespérant.
- «a y est, tu as craché ton venin ? coupa Destouches. J'exposais donc que le digne professeur a été exécuté avec de l'artillerie lourde de professionnel, un 357 Magnum, de marque américaine, semble-t-il, pas fiché
chez nous. Le facteur a vu du sang sous la porte, l'enveloppe qui dépassait et les dég‚ts matériels. Il a appelé les gendarmes. Tu vas rire, il apportait un recommandé des impôts. Non, ça ne te... ? Celui qui a abattu Lathuile est venu à pied à travers bois. Il portait des tennis neuves, ses traces de pas sur le seuil - celles que le postier n'a pas piétinées - sont éloquentes. On lui avait s˚rement décrit les habitudes matinales du vieux ou il les avait étudiées depuis un moment. Personne ne l'a remarqué, les voisins n'ont rien entendu, ni véhicule ni coup de feu. Néant ! Normal, le tueur a utilisé des munitions subsoniques et un silencieux haut de gamme ayant déjà servi à plusieurs reprises. De plus, les habitations voisines sont assez éloignées de la demeure du prof...
- Et puisse savoir comment tu sais tout ça ?
- Je me suis rendu sur les lieux, Pierre, dit le capitaine patiemment, en remettant en place de sa main libre sa mèche sombre qui avait pris une légère gîte b‚bord.
- Je parle du flingot, amigo.
- Oh ! Le revolver et son silencieux - ou plutôt l'amortisseur de son -
ont laissé leurs signatures sur les trous de la porte et sur les balles. De tout petits copeaux métalliques, si tu veux. C'est l'enfance de l'art - ou de la science - nommé balistique, mon cher. Je n'ai pas le temps de te faire un cours, mais sache que les projectiles retrouvés dans le cadavre du professeur sont du type qui s'ouvre en corolle, comme des fleurs, simplement du genre vénéneux (il ouvrit la main lentement pour simuler l'épanouissement accéléré d'une azalée dans un documentaire pédagogique), et ne sont surtout pas en vente libre chez l'armurier du coin. C'est net, ce n'est pas propre - il y en avait partout, du bonhomme -, mais il faut reconnaître que c'est efficace... Bien s˚r, pas d'empreintes, pas de traces, à part celles de pas, enveloppe anonyme, écriture encore plus anonyme. Tout cela dénote une longue pratique d'un métier que l'on n'apprend que sur le tas, si j'ose l'expression. Le laboratoire n'a pas fini d'analyser l'enveloppe kraft.
- Ces discussions techniques me donnent légèrement la migraine, Cédric, et je les trouve un poil morbides. (Sénéchal b‚illa avec force.) On finirait par voir le mal partout avec vous, les flics ! Si je te suis bien, quelqu'un a mis un contrat sur la tête
63
chenue du prof, au lieu de le laisser mourir naturellement d'un cancer de la prostate, entouré d'honneurs et de ses petits-enfants. quelqu'un de facétieux qui lui délègue un professionnel chevronné, donc co˚teux, au lieu d'un amateur qui saloperait le boulot. Ce type pétri de bonnes manières dépose obligeamment son faire-part au prof à domicile, un message pré ou post mortem, Ń'y touchez pas ª, plutôt post... Normalement, quand on dit ça aux gens, on ne les tue pas, on leur fait lire, et s'ils y touchent, on les tue. Pourquoi faire les choses en même temps... sauf si le message est destiné à quelqu'un d'autre. Ń'y touchez pas ! ª D'accord, mais à quoi ?
Destouches le fixait depuis un moment.
- Il est amusant de voir à quelle rapidité un homme tel que toi, qui n'a jamais fait d'études criminelles, peut s'adapter à la mentalité des malfrats et des policiers. Si je ne détenais pas ce lourd dossier te concernant, je pourrais penser que tu as fait partie de la maison, dans une autre vie, bien s˚r.
- N'essaie pas de salir mon passé. Je continue... Il est donc peu probable que tout ça relève du geste d'un mari jaloux ou de quelque manifestation de la faiblesse de la chair, vu l'‚ge du défunt. quoique, va savoir ! Je crois plutôt à une histoire de fric, ou alors Prof Lathuile a été désagréable avec quelqu'un qui n'aime pas les lobbies du transgénique, quelqu'un du genre rural qui voudrait que les plantes puissent être ressemées. Et si j'ai bien compris, Prof était l'un de leurs fidèles serviteurs, je parle des lobbies. Ou alors il savait quelque chose qu'il ne fallait pas savoir et on a cru bon de prévenir d'inutiles bavardages... Ce message traduit une légère irritation de la part du commanditaire. Irritation passagère, j'espère. Parle-moi plutôt du climat général dans la belle maison en meulière du regretté spécialiste des organismes génétiquement modifiés.
- Tiens donc ? Puisse savoir comment tu sais qu'elle est en meulière ?
- Une de mes remarquables intuitions. Ou tu me l'as raconté au bigo.
- Je ne me rappelle pas... Eh bien, excepté le cadavre du propriétaire dans l'entrée et les murs couverts de sang, je dirais, pour faire simple, qu'on y respirait une atmosphère que je qualifierais sans hésiter de monacale...
Monacale ou monastique ?
Sénéchal prit l'air soupçonneux.
- «a t'a pas troublé au point de ne pas trouver un ou deux indices, cette ambiance recueillie, hein, frère Cédric qui-me-dit-touj ours-tout?
64
- TJe vieillard était un veut soiuaire. n eum. KU.UC aw,.- ia m^,±^^ de la planète, ses enfants ne le voyaient plus, il terrorisait ses collègues.
Bref, tu vois le tableau.
- Mais vous avez d˚ vous livrer à vos bacchanales investigatrices habituelles, non ?
- Nous avons effectivement tout exploré, et nous continuons à fouiller ses comptes et ses paperasses... Mais le bonhomme, qui était riche, semblait avoir une vie très réglée et très rangée.
- J'imagine que ses émoluments en tant que conseiller de grosses multinationales de l'agroalimentaire devaient le tenir facilement éloigné
du spectre du RMI... Je passerai dire un bonjour à ces petits gars-là, si tu veux bien.
- Je n'ai, hélas, pas le pouvoir de t'en empêcher.
14.
Le matin se levait sur la jungle, des grands lacs de brume immobiles recouvraient les cimes et les oiseaux ensommeillés ne remplissaient pas encore le silence épais des arbres géants de leurs appels matinaux.
¿ l'horizon, le ciel portait les couleurs sombres de la nuit, le disque rouge du soleil ne pointerait que dans une heure son premier quartier incandescent au-dessus du moutonnement vert de la jungle. Dans le lointain, un pic de granit ombreux émergeait de la forêt, couvert de végétation dense et présentant à la lumière diffuse de l'aube ses flancs gris par endroits, blocs tita-nesques enchevêtrés comme les plaques dorsales d'un très ancien dinosaure.
Les deux hélicoptères volaient l'un derrière l'autre à trois cents mètres au-dessus des premières cimes, les lueurs du ciel jouant sur le métal poli de leur habitacle. Le tonnerre des pales se répercutait par instant en dessous d'eux dans des canyons invisibles cachés sous la végétation. Les carlingues ne portaient aucun numéro d'immatriculation. Dans la cabine de l'appareil de tête, le pilote changea la fréquence de la radio de bord et parla à toute vitesse dans son micro. Le second hélicoptère bascula sur l'avant et, se rapprochant rapidement, vint à la hauteur du leader. Il portait entre ses patins une citerne jaune de deux mètres. Le pilote du premier appareil indiqua de son doigt ganté de cuir noir le pic rocheux qui se rapprochait lentement, puis désigna ensuite d'un geste précis une fumée qui montait des arbres, comme un fil bleu tendu dans l'air, à six cents mètres à l'ouest du sommet granitique.
Il lança un ordre dans la radio et fit signe de descendre, le pouce en bas, puis il actionna les pédales. L'hélico décrocha brutalement vers la droite, amorçant une descente rapide vers le fond
66
de la vallée tandis que le second engin se collait à son sillage. Le flop-flop-flop des rotors devint assourdissant. ¿ l'arrière de chaque hélicoptère, des hommes en tenue de combat, treillis et rangers, cagoules, actionnaient les leviers d'armement de leurs fusils d'assaut et vérifiaient encore une fois le contenu des petites sacoches brunes qu'ils avaient accrochées à leurs ceintures. L'un d'eux portait sur le dos un curieux appareillage constitué de deux réservoirs cylindriques sur lesquels on pouvait lire des numéros et des lettres peints en blanc. L'ensemble était raccordé par un tuyau à une arme longue qui ressemblait à un fusil au canon évasé.
Un des hommes se leva et fit coulisser la portière latérale. Un vent déjà
chaud et moite accompagné des senteurs de la jungle entra dans l'appareil.
Les hélicoptères ralentirent et volèrent à une dizaine de mètres des cimes, les feuilles des arbres chahutèrent et les branches se courbèrent sur leur passage. Des perroquets multicolores ensommeillés s'envolèrent dans toutes les directions. L'image des deux machines métalliques vint se refléter brièvement au sol dans l'eau d'une grotte verticale cachée parmi les branches.
L'appareil de tête piqua directement sur la fumée bleue. La forêt sembla soudain s'ouvrir sous lui, révélant un campement composé de plusieurs habitations surélevées construites en branches et aux toits de palmes. Des Indiens vêtus de pagnes rouges, le corps peint, étaient debout sur le pas de leur porte. ¿ cette distance ils ressemblaient à des petits personnages de cire. Certains levaient les bras, faisaient des signes.
Le minuscule village disparut rapidement à la vue du pilote, qui tira sur le manche pour regrimper en chandelle tout en parlant de nouveau à toute allure dans son micro. Le second hélicoptère arriva derrière lui en suivant très exactement sa trajectoire, le son des rotors descendit dans les graves lorsqu'il ralentit brutalement au-dessus de la trouée et largua son réservoir jaune au-dessus du camp. Puis il se cabra, ses pales brassant l'air follement et son rotor de queue pointant vers le sol. La citerne jaune descendit vers la trouée et sembla d'abord se diriger vers sa cible, mais l'angle avait été apparemment mal estimé par le pilote, et l'engin atterrit sur des hautes branches qui le firent rebondir. Il demeura suspendu un instant dans l'air par un fil invisible, puis il retomba et ricocha de nouveau sur les frondaisons pour disparaître enfin sous les arbres à plus de deux cents mètres du campement.
Il y eut un éclair dans la jungle et une énorme boule de feu d'un orange lumineux en jaillit qui monta majestueusement dans le ciel, absorbant l'air autour d'elle et projetant sur la forêt un feu d'artifice de napalm. La chaleur gifla le visage des hommes postés
67
qui venaii ae larguer saroomBe et qui fit une brutale embardée.
Le tonnerre de l'explosion éclata puis s'enfuit en grondant dans le lointain, tandis qu'en bas une mer de flammes ronflantes galopait furieusement vers le village indien en dévorant les arbres devant elle.
Elle mourut à faible distance du campement en crachotant dans son agonie des flammèches de volcan sur les cases et ses habitants. Une épaisse fumée noire et odorante recouvrit instantanément la jungle et le village. Elle se dissipa presque aussitôt en dévoilant une trouée sombre et un sol carbonisé.
Trois cases commençaient à flamber.
Le pilote du premier engin jura et ouvrit son micro pour insulter le bombardier maladroit, puis il fit basculer rageusement son appareil sur la gauche, déclenchant à son tour des injures dans son dos, les hommes en armes s'accrochant les uns aux autres pour ne pas tomber dans la carlingue.
Il plongea dans la fumée, remit son appareil à plat et l'amena lentement en position station-naire au-dessus du campement, à dix mètres des cimes, les volutes de fumée de l'explosion tourbillonnant autour des pales. Il pouvait voir les Indiens, en bas, qui couraient en tous sens entre les cases. L'un des hommes masqués vint s'accroupir à la portière, braqua son arme automatique vers le bas, visa, et, le buste tressautant, arrosa le campement d'un tir nourri. De courtes flammes sortaient du canon en cadence, les douilles vides éjectées, rabattues par le vent de l'hélice, voltigeaient autour de lui comme un essaim de grosses abeilles brillantes, les balles hachaient les branches et les feuilles, faisaient s'écrouler les cases, ricochaient sur le sol, projetaient partout des fruits et des calebasses éventrées et semaient la mort parmi les Indiens hurlant de terreur qui tentaient de fuir en vain vers la jungle, poursuivis par les rafales précises qui creusaient de petits cratères poussiéreux sur leurs talons. Elles les clouaient implacablement, les crucifiant au milieu de la place. Les corps barbouillés de sang et de terre s'entassaient au sol, tordus comme dans une danse macabre.
Le tireur balançait sur le camp son troisième chargeur vide et se retournait pour en réclamer un nouveau. Le devant de sa veste de combat éclata, l'éclaboussant de sang qui gicla sur la cagoule et dans ses yeux.
Il porta la main à sa blessure béante, l'air surpris, un oil fermé, puis bascula lentement en avant, comme au ralenti. Le ciel et les arbres tournoyèrent, il ouvrit les yeux dans sa chute et vit un instant l'hélicoptère qui semblait monter au-dessus de lui dans un brouillard rouge. Il s'écrasa, son arme à la main, sur le toit 68
TT˚ne case, glissa, désarticulé, au milieu des corps d'Indiens, enfants et adultes entremêlés et couverts de débris, pour terminer sa course juste à
côté d'un cochon qu'il avait foudroyé depuis les airs sans même le voir. Sa main s'ouvrit enfin sur le fusil-mitrailleur vide.
Chef Jaguar, gravement blessé à l'abdomen, sortit du couvert des arbres, s'avança en boitant au milieu de la minuscule place dévastée et fit monter une deuxième balle dans la chambre du seul fusil que possédait la tribu, une vieille carabine Mannlicher à culasse mobile dont la crosse était incrustée de dents de tapir, sans se soucier pour une fois de l'extrême rareté des munitions. Chaque cartouche étant destinée, selon sa propre loi, à tuer un gros animal à longue distance. Il était seul autorisé à se servir du fusil, et il était d'ailleurs seul à savoir s'en servir.
Le vieil homme paraissait ne pas ressentir la chaleur du brasier autour de lui. Il essuya sa main droite couverte de sueur sur son pagne, leva le canon de son arme, affermit son bras et visa soigneusement le grand scarabée bruyant au centre du ciel enfumé, puis pressa la détente. Il manouvra la culasse pour éjecter la douille et recommença. Il pressa de nouveau quatre fois la détente en demandant à ses dieux, à chaque coup, de guider ses balles. La première traversa l'habitacle et la joue d'un des tireurs masqués qui se mettait en position à la portière avec son fusil d'assaut. L'homme crut sentir une piq˚re d'insecte et s'effondra dans le cockpit, le cerveau déchiré par l'acier. Deux autres balles ricochèrent sur la carlingue, mais la dernière, sans doute guidée par un dieu particulièrement puissant, toucha la courte pale du rotor de queue qui se bloqua immédiatement et entraîna l'appareil dans une ronde infernale, le faisant tournoyer comme une libellule ivre. Il disparut de la vue de Chef Jaguar qui attendit un instant, le canon du fusil pointé vers le sol, contemplant les cadavres entassés de ceux qui avaient constitué sa tribu quelques minutes auparavant. Le bruit de l'hélicoptère se rapprochait et s'éloignait, rythmant sa course folle au-dessus de la jungle. Enfin, une explosion étouffée renseigna l'Indien sur le destin brutal de la machine volante.
¿ quelques mètres, à travers la fumée, il aperçut dans l'ombre d'une case étrangement intacte un petit groupe de survivants sanguinolents vêtus de leurs pagnes rouges qui venaient lentement vers lui, hébétés. L'un d'eux était affreusement br˚lé au visage, une femme se tenait le ventre à deux mains. Chef Jaguar tendit l'oreille à nouveau... Il ne s'était pas trompé, il y avait un autre scarabée, et il se rapprochait à toute vitesse... Il fit signe à ses compa-69
gnons ae s entuir dans la toret et touilla dans la sacoche grise posée devant lui sur le sol. Il en sortit un chargeur de 30.06 qu'il enclencha sous le vieux fusil et manouvra la culasse. Il se baissa encore une fois, prit posément un second chargeur et l'accrocha avec soin dans un petit sac au milieu des colliers multicolores qu'il portait au cou. Il attendit et prit conscience brutalement que sa blessure à l'abdomen le lançait douloureusement et que du sang ruisselait le long de sa jambe, créant une petite flaque chaude autour de son pied.
Il pointa le fusil vers le ciel au moment o˘ le bruit mécanique devenait terrifiant, puis appuya sur la détente alors que le second hélicoptère passait à quelques mètres au-dessus, telle une ombre géante... Il n'entendit pas la détonation de son arme à cause du fracas des pales. Il eut le temps de voir les petits objets noirs que des hommes lançaient depuis le ciel et qui descendaient vers lui à toute vitesse. Il essaya de courir mais il était trop vieux et avait perdu trop de sang. Les grenades tombèrent autour de Chef Jaguar et le hachèrent sur place, l'envoyant vers ses dieux dans un enfer de métal br˚lant qui cisaillait en gerbes de poussière les toits des cases, fauchait les survivants et déchiquetait les corps sans vie de ses compagnons.
Une demi-heure plus tard, traversant les basses branches de la forêt, deux hommes avançaient vers le campement anéanti. Le premier tenait fermement l'arme longue au canon évasé reliée aux réservoirs qu'il transportait dans le dos, son équipier portait à bout de bras un fusil-mitrailleur de marque américaine équipé d'un lance-grenades. Tous deux avaient un masque à gaz sur le visage. Ils approchèrent précautionneusement de l'endroit qui avait été un campement indien s'éveillant aux premières lueurs de l'aube. La fumée acre des explosifs et du napalm s'enroulait autour des cases détruites et montait mollement vers les grands arbres qui recevaient les premiers rayons du soleil. Dans la lumière bleue de l'aube, des cadavres bariolés, couverts de sang et de branches, étaient entassés au milieu de l'enceinte délimitée par les habitations. Un pied brun qui portait encore des bracelets de cheville en fines perles rouges semblait avoir été posé
sur une pile de calebasses perforées. Un perroquet miraculé, attaché par la patte au poignet d'un enfant mort couché à côté de lui, arpentait son minuscule périmètre en jacassant, l'oil fou.
L'homme au long fusil manouvra quelque chose sur son engin pendant que l'autre se reculait prudemment, pointant son fusil-mitrailleur sur l'ombre des arbres. Une flamme gigantesque jaillit
70
en grondant du long canon évasé, lécha les cadavres, retombant au sol dans un torrent de fumée et dévorant tout autour d'elle.
L'homme au lance-flammes effectua ensuite un lent demi-tour et incendia les cases. Le corps aux cheveux blancs de Chef Jaguar et celui de l'homme encagoulé tombé à côté du cochon s'embrasèrent, le perroquet émit un cri rauque de terreur et mourut dans un soubresaut, tandis que les cheveux de son petit propriétaire s'enflammaient à leur tour et que ses yeux morts se mettaient à frire.
L'homme au fusil-mitrailleur sortit des grenades incendiaires de la sacoche qu'il portait au côté, les dégoupilla et les lança sur les vestiges des cases. Des explosions sèches retentirent, des boules de feu brillantes accompagnées d'une chaleur intense éclairèrent un instant les troncs impassibles des arbres. Puis les deux hommes se mirent à courir vers le sous-bois.
Il n'y avait plus qu'une fournaise ronflante à la place du camp, toutes les traces de la tuerie se consumaient au cour de la jungle. Les flammes rejoignirent rapidement l'hélicoptère abattu par Chef Jaguar. La machine était perchée dans un arbre touffu aux branches brisées, ses pales tordues enlacées par les lianes. L'unique survivant, pendu par un pied à la carcasse fracassée, la tête à trente mètres du sol, vit à l'envers le feu arriver et entendit le grondement de la fournaise qui se précipitait vers lui. Il gigota un instant comme un insecte au bout d'un fil et il cria lorsque sa cagoule prit feu, puis le réservoir de l'hélicoptère au-dessus de lui explosa, l'arrosant de kérosène qui s'embrasa immédiatement, le transformant en torche. Son hurlement s'éteignit lorsqu'il toucha le sol.
Bien plus haut, dans le ciel, un satellite géostationnaire recevait depuis quinze minutes sur ses flancs d'aluminium étincelant les premiers rayons d'un soleil implacable. Sa caméra thermique enregistra une seconde fois, dans un délai très court, un changement de couleurs indiquant un deuxième départ d'incendie dans un même secteur de jungle. Un secteur très étroit situé à six cents mètres d'un éperon rocheux. Le satellite fit automatiquement un zoom et renvoya l'image sur un écran informatique au sol, à des milliers de kilomètres de l'endroit o˘ une tribu indienne venait d'être exterminée. L'un des opérateurs nord-américains regarda l'écran, leva un sourcil blond et avança un doigt nonchalant vers le clavier. Puis il enfonça très vite cinq touches pour stocker l'image dans un registre spécial.
15.
Ils avaient bien rigolé quand il leur avait raconté (et pourquoi il leur avait raconté, bordel ?) qu'un démon l'avait suivi dans la forêt. Ils s'étaient marrés de toutes leurs dents pourries de bandi-dos. C'étaient vraiment de pauvres cons qui s'étaient taillé leur petit empire à coups de flingue, de machette ou de surin dans les ruelles poussiéreuses de leurs villes, au milieu des bagnoles américaines déglinguées et puantes, à
trafiquer dans la chaleur et la sueur de la came de merde coupée cent fois ou à fourguer à leurs semblables, pour deux pesos, des gamines squelettiques et séropo. Aucun de ces mecs-là n'avait jamais foutu les pieds dans la forêt profonde. Ils ne connaissaient que le béton et les favelas d'o˘ ils étaient sortis. Ils ne connaissaient que les putes indios frelatées et la tequila du même tonneau... Il aurait bien voulu les voir, ces enculés, avec un démon qui leur colle au train, jour et nuit, dans le crépuscule permanent de la jungle. Un démon invisible qu'on devine dans un craquement de branche derrière soi, dans un sentier plein d'ombres mouvantes, dans une grande feuille de fougère arborescente qui bouge à
vingt pas alors qu'il n'y a pas un poil de vent, qu'on entend rôder la nuit autour du hamac à travers le zon-zonnement lancinant des moustiques... Et on vérifie pour la millième fois, en faisant gaffe de ne pas s'assoupir, que le cran de s˚reté de son arme est bien dégagé.
Le matin, on est réveillé par le froid et par le bordel que font les oiseaux et on a le cour qui bondit dans la poitrine quand on aperçoit sous le hamac, exactement sous le hamac, sur le sol couvert de brume, les signes qu'il a laissés pour vous. On se rappelle alors ce que racontent les vieux, que les balles les tuent pas. Les balles blindées comme celles qu'on a dans son flingue, ça les amuse. «a les
72
amuse ! Alors on a envie de pleurer et de se tirer vite fait de l'Ouf du Diable... Arrête... Arrête avec ça... Tu vas dérailler si tu continues à
faire le con. Hijo de puta ! C'est à cause du type qui t'a tapé sur l'épaule quand tu les attendais à l'aéroport, ces enculés ! Tu as failli pisser dans ton froc de peur et tu t'es retourné et tu as vu que c'était un grand homme blanc bien fringue avec des yeux p‚les qui semblait voir à
travers toi, et il t'a dit qu'il représentait la maison mère et qu'il venait à la petite réunion en qualité d'observateur. Śimplement en qualité d'observateur ª, il a répété, alors que deux flics de la police de l'air et des frontières passaient à un mètre de lui. Et là, tu as su tout de suite qui c'était, tu as presque éclaté de rire tellement ça paraissait dingue, et t'as bien failli prendre tes jambes à ton cou et tous les planter dans ce putain d'aéroport. Trop dangereux. Bien trop dangereux, malgré ta petite assurance... Ta petite assurance, ils la connaissaient, tu leur en avais parlé. Tu leur avais donné les photos o˘ on voit le journal... Voilà la preuve, bande de cons... La Preuve... D'ailleurs, ce matin, tu étais allé rendre une visite de courtoisie à ton assurance, en faisant des tas de détours et en tendant l'oreille à chaque pas, tu avais été content de voir qu'elle était en pleine forme avec toutes ses petites feuilles vernies d'un vert sombre, et c'est comme si elle te souriait de toutes ses feuilles, contente de tes bons soins de jardinier amoureux. Et puis tu te rappelles maintenant ce qui t'a ennuyé dans cette gentille réunion avec tes clients latinos. Ou plutôt cette impression désagréable que tu n'arrivais pas à retrouver dans ta tête... Tu n'arrivais décidément pas à mettre le doigt dessus cette nuit, hein, les yeux grands ouverts sur ton lit trempé de sueur, tu te demandais si tu n'avais pas parlé de... de l'Ouf du Diable ? (Non. Non, s˚rement pas. C'est un trop grand secret. Tu n'as pas pu faire ça.) Et maintenant ça te saute à la figure comme une grosse araignée. Tu te rappelles tout d'un coup que le Blanc avec son regard p‚le il avait pas rigolé du tout quand tu avais parlé du démon. Mais vraiment pas du tout. Il avait même pas eu un petit sourire quand les autres cons s'étaient esclaffés bruyamment en se tapant sur les cuisses. Il avait froncé un sourcil préoccupé, il avait sorti lentement de sa belle veste un beau stylo qui avait l'air tout en or et l'avait regardé comme si on venait de le lui glisser dans la poche, en faisant cliclic avec le mécanisme, et tout d'un coup c'est toi qu'il avait fixé un bon moment avec son regard de bel animal à sang froid qui t'avait foutu encore plus les jetons. Et tu t'es demandé pourquoi, et maintenant tu viens de comprendre qu'il t'a cru. Il t'a cru, lui. Mais oui, bordel ! L'enculé de Blanc, il t'a cru... T'aurais jamais d˚ raconter ça.
16.
Sénéchal pénétra dans la pièce de son moulin qu'il appelait pompeusement ´
la salle d'armes ª, le moulin lui-même ayant été baptisé Elseneur. Le long d'un mur, sur un rack semblable à ceux que l'on peut voir dans des clubs de billard, une quinzaine de manches de pioche étaient soigneusement alignés comme à la parade. Ceux de l'extrémité du rack avaient perdu depuis longtemps la forme canonique des poignées de l'outil favori du cantonnier, du chercheur d'or ou du mineur, et l'ensemble aurait pu faire l'objet d'une exposition au musée des Arts et Traditions et s'intituler ´ L'évolution du manche de pioche à travers les ‚ges ª. L'un de ces outils un peu courtauds, taillé dans de l'if et fort patiné, avait les faveurs toutes particulières de son propriétaire, sans doute parce qu'on pouvait le dissimuler dans un manteau un peu ample, et surtout parce qu'il le trouvait absolument fait pour lui, bien à sa main. Il l'avait fabriqué sur mesure dans son atelier, lui donnant la forme, l'équilibre et le poids qui convenaient à sa destination, à savoir l'application, sur certains f‚cheux et malfaisants, de ´ l'avoinée ª, pratique - selon Sénéchal - intimement liée à ´
l'infusion de manche de pioche ª, médecine traditionnelle fort ancienne, d'après lui, aux vertus formidablement apaisantes pour les excités de tout poil. Sénéchal avait longtemps pratiqué dans un club ce qu'il était convenu d'appeler ´ l'art du b‚ton ª.
Dans un coin, soigneusement pliées sur un tabouret, deux tenues de kendo, avec leur masque en treillis d'osier et leurs longues tuniques, attendaient le bon vouloir de leur propriétaire. Au milieu de la petite pièce, un mannequin de bois, tenant lui aussi à bout de bras un manche de pioche en piteux état, était fixé au plancher par un gros ressort. On pouvait estimer d'un seul
74
coup d'oil, aux innombrables bosses et creux sur son corps de frêne, qu'il avait servi et qu'il servirait encore longtemps son maître, partenaire et tourmenteur. Ses yeux peints sous ses sourcils en berne le fixaient d'ailleurs avec une expression de soumission absolue.
Sur le mur opposé au rack, un vieux et grand miroir au tain écaillé et couvert de poussière reflétait les deux silhouettes, celle de chair et celle de bois, face à face.
Sénéchal empoigna le casse-tête, le soupesa, dessina quelques moulinets dans l'air et le fit ensuite tournoyer d'un vigoureux coup de poignet.
Puis, en deux enjambées bondissantes, l'arme à la main, il assena au mannequin un coup violent sur le côté de sa tête de bois, à la hauteur de l'oreille droite, avant de lui porter, au niveau du nombril, une estocade qui le fit basculer en arrière sur son ressort, revenir d'un coup sec en avant avec son b‚ton tenu devant lui, b‚ton dont l'extrémité frappa sèchement la jointure de la main gauche de son adversaire. Sénéchal laissa tomber son arme primitive qui émit un bruit mat en atterrissant sur le plancher et beugla un juron tout en secouant vigoureusement sa main endolorie, puis il marcha de long en large pour calmer la douleur... Il lui sembla que l'expression de soumission du mannequin avait été remplacée un court instant par un coup d'oil rigolard, ce qui eut pour effet de renforcer sa colère. De dépit, il ramassa son gourdin, le posa à sa place sur le rack, secoua encore une fois la main et sortit en claquant la porte, laissant le mannequin tout à sa joie d'avoir marqué un point décisif contre son bourreau coutumier.
Sénéchal grimpa ensuite au petit trot un escalier branlant. La grande b
‚tisse, ancien moulin autrefois très actif, avait retenti durant plus de soixante ans du bruit d'énormes roues crantées, hautes comme un homme, qui transmettaient l'énergie de la rivière (le cours d'eau coulait désormais lentement sous le moulin, son impétuosité ayant été jugulée par des vannes) à des machines à moudre et à concasser les céréales venues des plaines avoisi-nantes. Ces machines, situées à l'époque dans les étages, s'étaient tues à jamais vers 1950, avaient été démontées et vendues, et le vaste b
‚timent s'était alors rempli de silence, troublé seulement par le roucoulement des pigeons qui venaient loger dans son imposante toiture.
Sénéchal et ses proches avaient parfois l'impression d'habiter une horloge géante, ombreuse et vide, dont les organes rouilles n'attendaient qu'une goutte d'huile pour repartir à l'assaut de tonnes et de tonnes de blé dur et faire à nouveau entendre leur cliquetis besogneux.
Il emprunta un autre escalier de bois en prenant bien soin de 75
sune^ote^aes marcnes, leur milieu en ayant été fragilisé par le temps et le poids de processions d'hommes portant sur l'épaule de lourds sacs de farine. Les escaliers constituaient un véritable labyrinthe. Ils naissaient dans les endroits les plus incongrus, menaient à des trappes qui elles-mêmes donnaient sur d'autres degrés, reliaient les pièces, les traversant parfois, tournicotant dans les cimes vers une mezzanine vide. Dans les profondeurs, ces escaliers se multipliaient autour des turbines rouillées et à demi immergées dans le flot sombre de la rivière. Une des montées située dans les hauteurs du sous-sol permettait de distinguer, dans l'intervalle de ses marches, un à-pic de quinze mètres. Le visiteur qui arrivait au moulin à l'improviste pouvait errer dangereusement dans ses entrailles pendant un certain temps et, avec un peu de chance (et un sens de l'orientation certain), repérer enfin le chemin qui menait au dernier étage, là o˘ vivaient le détective et sa petite famille. Il se retrouvait alors, les yeux papillonnants, ébloui par la lumière, dans un confortable loft de deux cents mètres carrés, dont le contraste avec le reste de la b
‚tisse pouvait lui laisser à penser qu'il avait franchi le fameux continuum espace-temps cher à la science-fiction.
Des bandes de peinture rouge avaient été tracées sur le flanc de certains escaliers pour permettre à l'égaré de retrouver sa route vers le sommet, et que la petite Noémie, authentique peste et fille d'Augustine Saint Crespin, compagne de Sénéchal, avait obligation formelle d'emprunter pour sa propre sécurité. Le monte-charge central qui transperçait les planchers et les plafonds (permettant au temps glorieux de l'activité meunière de monter les sacs de blé au dernier étage) avait été réhabilité, renforcé et remis aux normes actuelles des authentiques ascenseurs. Chaque habitant des lieux possédait une clé pour l'actionner, ainsi que quelques rares privilégiés.
Sénéchal, arrivé à son bureau-chambre à coucher, trouva dans sa boîte à
lettres électronique un message de Ravier, botaniste au CNRS, de la part de Serge Méjaville, plus connu sous le nom de Lucrèce. Ce message expliquait que la détermination de la feuille découverte sur le mort de la forêt de Chevreuse n'allait pas être de tout repos. (Il avait écrit de ´ tout repos éternel ª, ayant sans doute appris par Lucrèce le go˚t déplorable de son destinataire en matière de jeux de mots.) La suite, exposée en dix points, était déprimante. Sénéchal y apprenait du botaniste : 1) que cette plante verte trouvée sur un cadavre, et dont on lui avait soumis l'identification, ne lui paraissait pas appartenir à une espèce européenne (sous réserve de vérifications plus approfon-76
dies). Il pencherait pour une espèce tropicale, ce qui compliquait sérieusement la t‚che ;
2) que, pour ne citer qu'un seul secteur de la planète, le delta de l'Amazone abritait quatre-vingt mille espèces végétales à fleurs et que, de plus, beaucoup de leurs feuilles se ressemblaient ; 3) que le système de classification occidental reposait sur la différence de structure florale, donc le botaniste devait examiner la fleur et plus précisément les organes génitaux d'icelle pour pouvoir identifier la plante ;
4) que les périodes de floraison étaient bien s˚r variables ; 5) que, si l'on était en présence d'une plante tropicale, elle pouvait être sauvage ou cultivée ;
6) que, si elle était cultivée, il pouvait également s'agir d'un hybride.
Certaines plantes étant ´ fabriquées ª par sélection et hybridation par la recherche agronomique mondiale : nectarine, brugnon, pêche-abricot, pour ne citer qu'elles ;
7) que, si cette plante dont provenait la feuille contenait des principes actifs, ce ne seraient pas forcément des drogues, elle pouvait contenir (par exemple) un écran protecteur contre les UV, un produit qui tuait les bactéries pathogènes, un insecticide, entrer dans la composition d'un nouveau dentifrice ou donner un go˚t exquis au lapin chasseur ou au cuissot de chevreuil sauce grand veneur ;
8) que de très nombreuses espèces n'avaient à ce jour pas encore été
découvertes, certaines, comme les lianes, ayant une f‚cheuse tendance à
vivre uniquement à la cime des arbres de la jungle, entre trente et soixante mètres de hauteur ;
9) qu'il existait des herbiers internationaux, à savoir des collections de plantes séchées et entretenues, dont les plus importants se trouvaient à
Paris, Londres et New York ;
10) que son temps de travail de botaniste au CNRS ne lui permettait pas de se consacrer à une telle recherche, mais qu'il serait heureux de donner un coup de main si on arrivait à situer le secteur géographique de cette plante.
Sénéchal relut le tout, jura, et ses pensées allèrent au peu regretté
professeur Lathuile, de la Recherche Agronomique. Il jeta un coup d'oil sur sa montre et empoigna son téléphone. Il était tard, mais il tenta tout de même sa chance. Il appuya sur une touche. La voix de Dame Pottier retentit dans son oreille.
- Oui?
- Chef vénérée, j'espère que je vous dérange ?
- Sénéchal ! Vous n'êtes pas mort ?
77
je ne me sens pas très Bien... Taries quand même verser ma solde sur mon compte ce mois-ci.
- Parlez-moi, détective, que je puisse me rappeler le son de votre voix.
- Le point est délicat, Altesse. Il se trouve que l'excellent Destouches, flicard de son état, et également mon rabatteur habituel dans l'exercice de la chasse à l'homme, me semble actuellement débordant d'amour pour la FREDE. Peut-être même un peu trop... Il m'a informé il y a quelques jours d'un crime non élucidé, à mon sens du type punitif, commis sur la personne d'un scientifique dénommé Lathuile, lequel bricolait dans la biotechnologie.
- De quoi est-il mort, ce Lathuile ?
- D'avoir regardé le monde à travers un oilleton, plus fréquemment dénommé
judas par les concierges.
- Vous êtes elliptique, détective, voire sibyllin. Soyez gentil, ne tentez rien dans le domaine poétique et dites-moi tout, en clair, avec de vrais mots, ça nous fera gagner du temps.
- Un méchant vieux savant aux ordres des marchands du Temple s'est fait dessouder au flingue à éléphants par un nuisible mal embouché qui lui a écrit de ne pas y toucher.
- Sénéchal ?
- Oui, chef vénérée ?
- Faites-moi un rapport... L'expression orale vous dessert, mais savez-vous que vous écrivez comme le duc de Saint-Simon ? Peut-être avec une touche d'Hemingway... Merci pour tout. ¿ bientôt.
Elle raccrocha.
17.
Dans ce genre de métier, la vitesse, c'était essentiel. La vitesse et la mobilité, cela allait de soi. Et, bien s˚r, la rigueur. Chaque cas de figure était différent, il fallait toujours envisager le pire. ´ quand on envisage le pire, on n'est jamais déçu. ª C'est ce qu'il disait toujours à
ses clients. Et il ajoutait : Ńe croyez pas que c'est du pessimisme ou que je veux faire monter les prix, c'est simplement dix ans d'expérience qui parlent. ª «a les impressionnait, il faut bien le reconnaître. Il avait une manière bien à lui d'appuyer sur ć'est simplement dix ans d'expérience ª sans bouger un muscle du visage, en regardant un point imaginaire juste au-dessus de l'épaule gauche du client. Il s'était entraîné devant sa glace à prendre cet air impassible de professionnel, ni soumis, ni arrogant, ni thé‚tral, simplement efficace. Le client en face sentait alors qu'il avait affaire à un type solide, rigoureux. Rigoureux, voilà ce qu'il aimait entendre de lui. ´ Marco, c'est un type rigoureux ª, disaient ceux qui le recommandaient. Le contraire exact d'un branleur, en somme. Marco n'avait jamais fait un jour de prison, Marco ne picolait pas, Marco ne fumait pas, Marco ne se faisait pas remarquer, Marco ne laissait pas de traces. Marco était une machine parfaite, précise, une horloge atomique. Voilà ce que les gens qui lui donnaient du travail pensaient de lui, il en était certain.
Marco ne commettait pas d'erreur. Normal, c'était Marco. La discipline.
L'autodiscipline. quotidienne. Comme dans les paras. C'est eux qui lui avaient appris le métier, il fallait le reconnaître. Après eux, il avait continué à faire ce qu'ils lui avaient enseigné. Discipline, rigueur. Il dormait peu, se levait tôt, prenait un bain glacé été comme hiver, un petit déjeuner aux céréales parfaite-79
iiguuieusc,), ueux neures de gym pour que le corps réponde bien, et en route pour le club de tir. Maniement des armes jusqu'à midi, l'après-midi était consacré aux affaires.
Précis. Presque maniaque, oui. Il préparait toujours son matériel et ses opérations comme si c'était la première fois. Il faisait des repérages, guettait pendant des jours et des nuits, observait, et passait à l'action au moment qu'il avait choisi, à l'endroit qu'il avait choisi, avec le matériel adéquat, et il effaçait son homme. Paf. Réglé... Marco ne s'emballait jamais, ne paniquait jamais. Jamais une erreur. Froid, efficace. Maître du temps, maître de lui-même.
Il tourna légèrement la tête pour apercevoir son profil dans le miroir du salon. Même son physique était un outil de travail. Un visage ordinaire, ni trop anguleux ni trop rond. Il n'était ni trop grand, ni trop petit, ni trop... Ni trop... Bref, le type qu'on a oublié trois minutes après l'avoir croisé. Ún type entre trente et quarante, disons, monsieur l'agent... ª
Même dans les clubs de tir (il en changeait régulièrement), les habitués paraissaient ne pas le voir et le saluaient distraitement en continuant à
bavarder entre eux. Il faisait bien attention de ne pas montrer qu'il était un excellent tireur, il truquait, visait un peu à côté du cour de la cible.
Pour les femmes, il était également transparent. Il s'en foutait, le principal était que ses clients se souviennent de lui au moment de présenter la facture. Un seul en six ans avait fait la sottise de vouloir la contester. Il s'en souvenait comme si c'était hier. «a se passait dans le grand bureau du type en question, au troisième étage d'un immeuble en plein Bruxelles. Le gars était assis derrière sa table en teck. Costume Armani fil à fil, cravaté, impeccable. Son ´ responsable de la sécurité ª
était debout à côté de lui, fixant Marco d'un air mauvais. quand le ´
responsable de la sécurité ª l'avait fouillé en professionnel avant de le faire entrer dans le bureau de son maître, Marco avait senti son eau de toilette bon marché. Dans la grande pièce aux stores baissés, le client avait laissé Marco debout, le manteau sur le bras, à côté d'un superbe fauteuil de cuir, et lui avait expliqué d'une voix posée qu'il n'était pas du tout satisfait du travail, que le type avait été effacé, d'accord, mais pas proprement. Il avait eu tort de prendre Marco pour ce boulot, les flics risquaient de remonter jusqu'à lui, il y avait eu des témoins... En y réfléchissant, il ne comprenait toujours pas qu'on lui ait recommandé de travailler avec un type comme Marco, et en conclusion il n'effectuerait pas les virements comme convenu à la commande, dans la mesure o˘ c'avait été un boulot
80
d'amateur et qu'on trouvait des tas de gars moins chers pour faire les mêmes conneries de branleur.
Marco avait feint de négocier un moment, l'autre avait dit : ´ Pas un sou, fallait pas me prendre pour un con ª, avait posé sur la table le coupe-papier en argent massif qu'il tripotait depuis un moment, puis avait fait un signe de tête à son gorille pour qu'il raccompagne Marco. Le garde du corps s'était approché, menaçant. Marco avait alors baissé la tête comme un type honteux et vaincu, avait enfilé lentement son manteau, l'air déçu, et d'un seul mouvement avait porté au garde du corps un coup terrible du tranchant de la main gauche à la racine du nez. Le type n'avait pas touché
le sol que la main droite de Marco se refermait sur la chevelure de l'autre qui cherchait fébrilement une arme dans un tiroir. Il lui avait cogné le visage de toutes ses forces sur la surface en teck. Il avait entendu avec satisfaction le nez craquer. Puis il l'avait maintenu fermement par la tignasse en faisant le tour de la table, l'avait soulevé dans le dos par la ceinture, avait cueilli le coupe-papier sur le bureau et il le lui avait enfoncé profondément dans la fesse droite, crevant le pantalon et le caleçon Armani et sectionnant le nerf sciatique avec une précision de chirurgien... Le type s'était cabré en hurlant comme s'il venait d'être électrocuté et Marco l'avait assommé d'un coup de poing sur la tempe. Tout ça n'avait pas pris plus de huit secondes. Sur la moquette, le ´
responsable de la sécurité ª était agité de spasmes, ses yeux étaient déjà
enflés et cerclés de brun.
Marco était sorti tranquillement, avait pris l'ascenseur, s'était tiré de l'immeuble par les caves, retrouvant sa moto dans la ruelle o˘ il l'avait garée, puis il avait foncé vers la frontière... ´ quand on envisage le pire, on n'est jamais déçu. ª
Tous les clients de Marco savaient qu'aujourd'hui le type qui n'avait pas voulu payer se déplaçait difficilement avec des cannes en traînant sa jambe morte, qu'il avait pris quinze kilos, que les flics étaient après lui, qu'il s'était mis à picoler et qu'il était fini. Le garde du corps était au chômage définitif, souffrait de troubles de la vision et ne mettait plus d'eau de toilette, sans doute à cause des migraines lancinantes qui ne l'avaient jamais quitté depuis ce jour... La rigueur, la discipline, voilà
ce qui manquait à cette époque.
Il coula un regard vers sa montre. C'était l'heure d'y aller, le rendez-vous était dans vingt-trois minutes. Marco était toujours à l'heure.
Ponctuel comme une horloge atomique. Important, ça, dans le bizness.
Devinette : Un gars qui n'est pas à l'heure pour 81
une discussion u airaire sera-t-n a meure pour buter son homme ? Le client est toujours en droit de se poser la question.
Il fît jouer une dernière fois le mécanisme d'un minuscule pistolet automatique noir, souleva une jambe de son pantalon et glissa le flingue dans son holster de cheville attaché assez haut à cause de la position à
moto.
Pour un homme de sa profession, Marco n'aimait pas porter des armes en dehors des ópérations ª. Il était entraîné à tuer à mains nues et redoutait un contrôle de flics dans la rue, sur la route, le truc idiot qui vous envoie en cabane pour port d'arme prohibé. Mais aujourd'hui, ces types avec qui il avait rendez-vous, il ne connaissait pas bien leurs mours ni leurs coutumes, pour tout dire...
Il enfila son long manteau molletonné, mit un cache-col en laine, vérifia que ses gants de moto étaient dans sa poche et sortit de son appartement.
Dans l'ascenseur il appuya sur le bouton ´ 2e sous-sol ª. L'ascenseur s'arrêta au troisième étage. La porte s'ouvrit et Marco fit prudemment un pas de côté, en bon professionnel toujours en éveil. Il attendit.
Personne... Curieux. L'ascenseur redémarra puis stoppa presque immédiatement au 2e sous-sol. Marco jeta un regard circulaire dans l'ombre du garage et appuya sur l'interrupteur de l'éclairage. Sa moto était là-bas, ses chromes luisant faiblement sous un néon blême. Il se dirigea vers elle à pas lents. Il eut soudain l'impression qu'il y avait quelqu'un d'autre dans le sous-sol. Ce genre de sixième sens lui avait souvent sauvé
la mise, dans les paras comme dans le ćivil ª.
Il s'arrêta, vaguement inquiet, et scruta la pénombre, étudiant les rangées de voitures immobiles entre les poteaux de béton. Rien... Puis, au bout de quelques secondes, tout au fond du parking une portière claqua, des phares s'allumèrent et un moteur rugit. Une voiture fit couiner ses pneus, la lumière de ses phares allongea les ombres du garage, enfin elle prit la rampe en accélérant et le bruit s'éloigna. Marco écouta un moment, s'approcha de son engin, mit le contact, appuya sur le démarreur et donna un peu de gaz.
Il aimait le bruit profond de la moto. C'était une très grosse cylindrée de couleur neutre qu'il avait choisie pour sa discrétion et surtout pour sa puissance. Un outil de travail, elle aussi. Elle se faufilait dans les embouteillages et semait n'importe quel poursuivant en voiture dans une ville. Sur route, c'était une bombe. Elle était régulièrement révisée, le plein était toujours fait. Elle lui avait sauvé la vie plusieurs fois. Dans ce genre de métier, la vitesse, c'était essentiel. La vitesse et la mobilité, cela allait de soi.
82
II enfila ses gants puis libéra le verrou latéral qui retenait son casque.
Il tendit l'oreille. Par-dessus le pompompom régulier de la moto, il percevait un autre bruit. Une voiture roulait dans le parking supérieur et approchait la rampe du deuxième sous-sol, descendant vers lui. Il enfila son casque en écoutant, releva la visière, l'agrafa sous le menton et l'ajusta avec précision. Il sentit une piq˚re vive au cuir chevelu, ses yeux s'écarquillèrent.
- Merde, c'est quoi ça ?
Il porta les mains à la mentonnière du casque, appuya sur le bouton rouge d'ouverture, qui résista...
- Merde !
Il s'acharna sur le bouton, rien à faire, il était bloqué.
- Nom de Dieu, c'est pas vrai !
Il retira fébrilement un de ses gants qui tomba au sol puis tenta d'enlever l'autre, mais sa main libre ne le sentit pas, elle était engourdie, il n'arrivait pas à la serrer, c'était bizarre. Tiens, son bras s'engourdissait aussi, il le picotait d'un seul coup... Tout son corps le br˚lait et le picotait.
- qu'est-ce qui se passe, nom de Dieu ?
Ses oreilles bourdonnaient. Son cour se mit à battre la chamade, de plus en plus fort, bondissant comme s'il essayait de sortir de sa cage thoracique.
Sa jambe gauche se déroba sous lui sans prévenir, il tomba à mi-corps sur la moto, se releva et fit trois pas dans l'allée centrale, puis le sol sembla se précipiter vers lui et le frappa à la tête... Le choc passé, il comprit qu'il était allongé. Sous le néon, le béton devant ses yeux se dilatait puis se rétractait au rythme de son cour... ´Heureusement que j'avais un casque, je me serais cassé la tête... Mais qu'est-ce qui m'arrive, nom de Dieu, il faut que je me barre ! Une bagnole qui descend. Y
a une bagnole qui descend... ª II eut brusquement atrocement froid... Il essaya de bouger sa main gantée à quelques centimètres de ses yeux, mais elle paraissait ne plus lui appartenir... Le bruit de son cour devint démesuré dans ses oreilles, le béton enfla comme une grosse vague, il eut le temps de penser : ´Je me suis fait baiser ! quand on envisage le pire...
ª II eut envie de vomir et son cour éclata, faisant sursauter son bras gauche, un curieux rictus crispa son visage, comme celui d'un type qui vient d'en entendre une bien bonne, et deux petits filets de sang ruisselèrent de ses yeux ouverts.
La voiture descendit la rampe, roula au ralenti et se gara dans une place libre à quelques pas de lui. Un homme chauve à l'air fatigué en descendit, un attaché-case à la main, et se mit en marche. Il nota que le bruit du ralenti de la moto du type du qua-83
même semolait remplir le garage... Sale gueule, ce type... Pas vraiment, en fait, mais une impression de... Le regard, un regard étrange. Antipathique.
Il ne tourna pas la tête et fila tout droit vers l'ascenseur pour ne pas avoir à le saluer. Il ne vit donc pas dans l'ombre le cadavre étendu, telle l'image figée d'un danseur de flamenco casqué, en train d'exécuter sur le ciment une figure compliquée avec ses bras tordus.
18.
- Si son casque n'avait pas été bricolé, le toubib aurait conclu rapidement à une crise cardiaque et en route vers le Père éternel via le crématorium, disait Lucrèce dans le téléphone. Mais les pompiers n'ont pas réussi à enlever son casque et ils ont trouvé ça curieux. Sa machine tournait toujours. C'est un type de l'immeuble qui l'a signalé, un abruti qui vend des produits financiers ou un truc comme ça, je n'ai pas bien compris. Bref, ce bonhomme arrive, il entend la moto, il n'aperçoit pas son voisin allongé à côté. Il redescend une heure plus tard, il y a plein de fumée d'échappement dans le garage et il entend encore la moto, alors il s'approche, il découvre son voisin en train de faire la planche sur le ciment ! En pleine journée ! Il a bien failli en claquer lui aussi, ce qui aurait libéré le même jour deux beaux appartements... Note bien que je me suis renseigné sur les loyers auprès du concierge, je n'aurais jamais eu les moyens... qu'est-ce que je te racontais ? Bref le casque a été bricolé
de manière que tu puisses bien le fermer mais plus jamais l'ouvrir. Elle est bonne, tu ne trouves pas ?
- Excuse-moi de t'interrompre grossièrement, Lucrèce, mais est-ce que par hasard tu essaierais de me dire quelque chose d'intéressant ? dit Sénéchal, agacé par ce flot verbal.
- Pardon ? Tu aimes les cuisses de grenouille, si j'ai bonne mémoire...
Bien, je peux continuer ? ¿ la morgue, ils découpent la lanière du casque, ils en profitent pour découper également le type. Il avait pris une couleur bizarre, rosée... Ils ouvrent, ils voient que son cour a explosé, boum !
Alors ils cherchent et ils ne trouvent pas. Ils pensent à une maladie, un virus. Comme ils sont consciencieux, ils cherchent des résidus dans le sang. Et là, tu vas
85
us iiuuvcm ues traces a une toxine Bizarre, qu'ils ne connaissent pas. Ils appellent le centre anti-poisons et envoient un prélèvement de sang du macchab'. Au centre, Michel, avec qui j'avais développé le logiciel, me téléphone pour savoir sij'ai une idée... Je récupère l'échantillon, je fais tourner mon logiciel, et toc ! je trouve quoi ? De la batrachotoxine !
Excitant, non ?
- Follement ! C'est un nouveau cocktail ?
- Allume ton ordi et reste en ligne, je t'envoie une belle image.
Sénéchal posa le téléphone, poussa l'interrupteur de l'unité centrale et pianota quelques secondes sur le clavier. Il entendait Lucrèce siffloter joyeusement dans le combiné. Sur l'écran apparut la photo d'un hibiscus écarlate. On distinguait un animal posé sur le pétale. Comparé à la taille de l'hibiscus, la bestiole ne semblait pas mesurer plus de quelques centimètres. Son dos à la peau granuleuse ainsi que sa tête aux yeux vifs et dorés étaient d'un beau rouge sombre. On avait l'impression qu'elle portait de longs gants de soirée ainsi que des cuissardes bleu-gris argenté. Ses délicates petites pattes antérieures aux doigts écartés, bien que munies de ventouses translucides, parurent étrangement humaines à
Sénéchal. Il reprit son téléphone.
- Je vois... qu'est-ce que c'est ?
- Je te présente le phyllobate lugubre, un batracien d'Amérique centrale qui vit dans les feuilles de la jungle. Ravissant, non ?
- Très joli, mais j'aime pas trop son nom de famille.
- Normal. Cette rainette - oui, c'est une rainette, un dendro-batidé - a une cousine nommée Phyllobates terribilis ! Le phyllobate terrible... Avoue que ça sonne mieux, non ?
- OK, o˘ veux-tu en venir ?
- L'histoire naturelle, tu vas voir, c'est passionnant. Il se trouve que la peau de la terrible cousine de cette petite friponne que tu vois sur ton écran - et qui lui ressemble beaucoup - contient plus d'un gramme de toxine appelée batrachotoxine. Batrachotoxine, comme dans batracien.
- Et alors, ton motard a été bouffé par une grenouille de cinq centimètres ?
- Beaucoup moins, un phyllobate tient sur ton doigt. Mais laisse-moi continuer. Un gramme de toxine sécrétée par la peau de cette petite mère vous tue net dix hommes ou vingt mille souris de laboratoire. Vingt mille !
Si tu veux monter une petite entreprise de dératisation un de ces jours...
Bref, pour ne pas se faire croquer par les autres animaux, la coquine déguisée en arlequin que tu vois sur ton écran et sa cousine arborent des couleurs reconnais-86
sables par les prédateurs, qui savent qu'il ne faut pas y toucher. Note bien que si tu la tripotes, Phyllobate va simplement causer des petites br˚lures à tes petites mimmes potelées. Sauf, sauf...
- Sauf?
- Sauf si tu as une coupure et que la toxine pénètre dans ton réseau sanguin. Alors là, mon gaillard, tu es mal parti ! Ou plutôt tu es déjà en route, car le poison de cousine Phyllobate est cent fois plus toxique que la strychnine, il provoque une arythmie, puis une fibrillation qui se termine par un arrêt cardiaque. Hop ! Exit l'écofiic ! Je te rassure, la mort est très rapide. Bien qu'un peu pénible, je pense.
- Et ça marche comment, par curiosité ?
- En gros, le poison agit sur la perméabilité des membranes aux ions sodium qui pénètrent massivement dans les cellules nerveuses et musculaires. Les cellules nerveuses sont dépolarisées et ne peuvent plus transmettre les potentiels d'action aux cellules musculaires - dont bien s˚r celles du cour - qui sont tétanisées. Tu es transformé en statue, tu ne sens plus rien avant de crever.
- «a fait rêver... Un court-circuit musculaire, en somme ?
- ¿ peu près... Cette minuscule grenouille est plus dangereuse qu'un cobra malgré sa bonne bille de clown. Dans son pays d'origine, les Indiens, qui connaissent bien ses vertus foudroyantes, se servent de son poison pour enduire leurs flèches de chasse.
- Et quelqu'un en a glissé une dans le casque de ton motard.
- Merde, comment t'as deviné ? Je me gardais ça pour la bonne bouche !
Non, c'est pas une flèche qu'on a trouvée -j'ai d'ailleurs appelé
immédiatement les types de la morgue pour qu'ils ne laissent personne s'approcher du casque. On a trouvé sept épines enduites de poison plantées
- ou plutôt enfilées - adroitement dans la mousse intérieure du casque et réparties de manière à piquer le cuir chevelu et les oreilles... Il n'aurait pas dépassé le coin de la rue, notre camarade. quant à la moto, elle est au labo des flics pour expertise.
- Ouais, la moto, c'est dangereux. Le chiffre sept est significatif, selon toi ?
- Aucune idée. Je ne suis pas très doué en numérologie. C'est normalement le chiffre du diable. ¿ moins que ce ne soit 666, mais ça c'est un nombre, alors... Ou alors l'assassin ne sait pas compter, il est persuadé d'avoir mis cinq épines.
- Ou alors il est de Calstelnaudary.
- Je te demande pardon ?
- Pendant la cuisson au four du cassoulet, une peau épaisse se forme à la surface. Le cuisinier enfonce la peau avec une spatule, 87
se ituuime, 11 rerait le geste six lois. Le chiffre sept est gage de perfection. C'est ce qui donne cette saveur exceptionnelle au vrai cassoulet, comprends-tu ?
- Tu te fous de ce que je te raconte.
- La bouffe, c'est sacré. Dis-moi, les épines : qu'est-ce que c'est ?
Elles viennent d'o˘ ?
- Aucune idée, on va les envoyer au labo.
- C'est curieux de tuer quelqu'un de cette manière au lieu de l'attendre au parking et de lui foutre un coup de fusil, non ? C'est compliqué, surtout. Y avait pas d'autres traces, d'autres indices ? Le bricolage du casque, c'était quoi ?
- Je ne sais pas encore, on a envoyé la lanière coupée au labo. Ah !
important. Le type refroidi était dans une forme physique éblouissante.
Avant de le découper, ils ont fait des photos du mac-chab'. T'aurais vu les biscotos du quadra ! Pas un poil de graisse. Et il avait un tatouage de parachutiste à moitié effacé - ou plutôt mal effacé - sur l'épaule gauche.
- Dis-moi, mon bon Lucrèce, les phyllobates, on les achète chez le marchand de grenouilles ?
- En voilà une bonne question ! Tu serais étonné du nombre de bestioles invraisemblables qu'on trouve chez les particuliers dans des terrariums.
Rien qu'en traînant sur les quais parisiens en face de la Conciergerie, tu peux dégoter dans les boutiques de quoi alimenter ton bestiaire personnel.
Serpents, insectes, sauriens, araignées... Je me fournis en partie là pour mes petits élevages de bêtes à poison... De plus, il y a peu de contrôle sur les animaux vivants. En insistant un peu auprès d'un marchand et en payant de la main à la main, on peut se procurer à peu près tout ce qu'on veut. Si tu as besoin d'une mygale géante ou d'un scorpion - qui sont des animaux de compagnie particulièrement affectueux -, tu peux les obtenir dans le mois qui suit, moyennant finances, et ça par des filières connues seulement des amateurs. De plus, des tas d'éleveurs en appartement vendent sous le manteau. Il existe même des bourses d'échange pour ça. Enfin, si tu as un pote en Amérique centrale, tu peux lui demander de t'envoyer par la poste des oufs fécondés de Phyllobates terribilis. Si par hasard ils tombent là-dessus, les gabelous ne feront pas la différence avec une boîte d'oufs de lump. Ensuite, tu fais éclore gentiment tes petits monstres en terrarium, et te voilà fin prêt à buter un régiment. Pour finir, le poison reste actif un an, et bien plus quand il est congelé ou lyophilisé.
Formidable, le progrès, non ?
- Ouais, en parlant de régiment, le motard, il faisait quel genre de boulot ?
88
- Je t'ai dit ou pas qu'il portait un bijou de cheville un peu particulier ?
- Cesse de ménager tes effets, vieux cabotin !
- Un holster à ressort sur mesure, avec un petit Smith et Wes-son calibre 22 à peine plus grand qu'un paquet de cigarettes King Size. Remarquable joujou qui contenait une dizaine de pruneaux plaqués cuivre. Pas la grosse artillerie, mais c'est assez méchant à courte distance.
- Tiens donc !
- Il était graissé et il avait servi dans le passé... Traces d'usage régulier sur la crosse et sur le mécanisme. Nettoyé scrupuleusement. Les numéros ont été limés avec amour, ça c'est plus rigolo. On fait des recherches sur sa provenance. Notre ami des motocyclettes se rasait les poils de la jambe, sans doute pour ne pas les coincer dans son holster, ça fait mal, et les traces sur sa peau montrent qu'il le portait régulièrement. Dans son appart', on a trouvé une documentation complète et fort bien rangée sur les armes de poing, plus un catalogue en couleurs et en trois langues, apparemment souvent feuilleté, sur un rare et co˚teux fusil suédois démontable à lunette et à longue portée, viseur infrarouge et tout le tremblement. Tu sais, le genre d'outil bien astiqué qu'on voit dans les films américains, o˘ le mec qui s'en va buter le président des …tats-Unis à quinze kilomètres assemble son arquebuse en kit, avec des pièces nickelées qui s'emboîtent pile poil en faisant chlac...
Sénéchal marchait de long en large dans son appartement et jetait de temps à autre un coup d'oil par la grande fenêtre qui donnait sur le parc. En bas, les deux poneys broutaient paisiblement l'herbe maigre. Il aperçut la petite Noémie qui se dirigeait dans leur direction, traînant un sac de toile derrière elle.
- Hmm... Ce fusil, c'est peut-être une rêve de gosse, sa prochaine commande au Père NoÎl ?
- ¿ moins que le Père NoÎl ne l'ait livré en avance et que son matériel soit tout simplement rangé ailleurs. Les documents sont dans les mains de nos amis de la police spécialisés dans les poudres et artifices. quand je suis entré dans l'appart', les flics avaient déjà fait leur boulot, mais ils n'avaient pas semé leur désordre habituel. On se serait cru dans un appartement-témoin tellement c'était en ordre.
- Est-ce que je peux savoir comment tu es entré dans l'appartement d'un type qui vient de se faire buter et alors que les lieux sont surveillés par les flics ?
- Facile : je me suis dématérialisé en face de son immeuble et 89
aans Son appartement. N'importe qui, même toi, peut y arriver avec de l'entraînement.
- D'accord. Continue. Alors ?
- Alors, j'ai tout de suite vu que l'homme avait été militaire.
- Ah bon, et à quoi ?
- Très simple. ¿ la façon dont ses chaussettes étaient pliées dans l'armoire.
- C'est particulier chez le militaire ?
- Très... Ah ! peut-être aussi parce qu'il y avait un peu partout des photos de lui en para, tout seul ou avec ses copains de l'époque, et peut-
être aussi parce qu'il y avait une affiche de deux mètres de haut vantant la haute tenue morale de l'armée de terre... qui aurait fait de toi un homme, Pierre, si tu avais suivi le droit chemin. Hélas... Notre ami avait un port d'arme pour un Glock 9 mm, tu sais, ce truc quasiment tout en plastique et très à la mode... On n'a pas trouvé l'escopette, mais on a mis la main sur une jolie boîte de munitions du même calibre, dans un tiroir, à
côté d'une boîte de 22. L'ennui, c'est qu'il s'agit d'une munition à
fragmentation qui s'éparpille dans le bénéficiaire du tir, si j'ose dire.
On finirait par se demander si ce garçon exerçait un métier très sérieux...
Durant la conversation de Sénéchal et de Lucrèce, la petite Noé-mie, en bas du moulin, regardait les deux poneys baptisés Gog et Magog avec un air de compassion condescendante, tel un chef de tribu qui surveille les préparatifs d'une cérémonie rituelle. Le genre de cérémonie dansante qui se terminera invariablement par un ou deux sacrifices humains. De son sac elle sortit divers accessoires et se mit à l'ouvrage.
- Bon, je vois le topo. quoi d'autre ? Un ordi ? demanda Sénéchal qui suivait des yeux la fillette.
- On peut supposer que notre ami ne possède pas ce genre de jouet, soit parce qu'il y est allergique, soit parce qu'il fait un boulot o˘ on ne doit pas laisser de traces. Dans son portefeuille, en plus de sa carte d'agent commercial indépendant au nom de Marco Sempieru, on a trouvé une carte d'adhérent à un club de tir. Dans un de ses tiroirs, on en a trouvé quatre autres.
- quatre quoi ?
- quatre cartes d'adhérent, toutes valides de l'année en cours.
- Un ´ fanamili ª ? Un de ces types fanatiques de la chose militaire ?
- Peut-être. Sans doute... Ou pire. Si ce type faisait le boulot auquel je pense, et auquel je t'entends être en train de penser, il doit avoir une planque pour son artillerie quelque part, et de pré-90
férence pas trop loin. Je suis allé à la cave, elle était totalement vide.
J'espère que c'est pas pour lui faucher son petit matériel qu'on l'a buté.
Sinon, quelqu'un se balade maintenant avec une intéressante puissance de feu... Comme tu le sais, j'ai horreur de toutes ces armes à poudre. Je ne comprends pas comment les gens peuvent s'acharner à éjecter leurs semblables de ce monde-ci avec des instruments bruyants, fumigènes, et destructeurs de l'enveloppe charnelle, alors qu'un bon poison bien dosé est silencieux, ne pollue pas l'atmosphère, t'expédie tranquillement ton bonhomme et te garde un macchabée propre sur lui et prêt pour l'autopsie, comme on vient de le voir.
- Mon cher Lucrèce, je serais ravi de discuter avec toi de tes go˚ts en matière de criminalité, mais là, il faut que j'y aille. Rends-moi un service, appelle Destouches de ma part. Il nous faut les relevés téléphoniques du militaire, avec les éventuels appels longue distance.
Tiens-moi au courant. Tchao.
Sur le gazon, les deux poneys étaient maintenant affublés de rideaux bariolés noués sous le poitrail et ils secouaient la tête nerveusement, essayant de se débarrasser de leurs chapeaux de paille cabossés attachés à
leurs oreilles par du raphia. Sénéchal ouvrit la fenêtre bruyamment et regarda en direction de l'enfant, prenant ce qu'il estimait être son air le plus sévère, le menton levé, l'index tendu vers le ciel dans une posture biblique, souhaitant qu'à cette distance la petite p˚t distinguer ses sourcils froncés et ses yeux qu'il espérait terrifiants. Elle leva la tête, l'aperçut et éclata de rire... Puis, se retournant vers les poneys chamarrés, elle lui montra son derrière dans la pose gracieuse d'une ballerine en herbe saluant un public conquis.
19.
Devant un étalage de boîtes vitrées remplies de bestioles minuscules au corps traversé par des épingles à tête dorée, et identifiées chacune par une étroite étiquette, un grand étudiant en jeans, chaussé de baskets immaculées, penchait sa tête aux cheveux drus et presque ras sur un microscope binoculaire. Sa blouse blanche entrouverte laissait voir un tee-shirt rouge arborant le slogan : Í was born to kill ª. Sur le plancher à
côté de lui était posé un sac à dos de la même couleur que son tee-shirt ; sur le sac était accrochée une paire de rollers de plastique noir.
De temps à autre, il changeait un réglage puis appuyait sur le déclencheur souple d'un appareil photographique relié au microscope. La pièce qui l'entourait était presque entièrement recouverte d'insectes morts. Il y en avait partout, sur les murs, sur des étaloirs en polystyrène expansé, dans des flacons remplis d'alcool, sur des planchettes de bois de toute taille, disséminés sur les tables et les bureaux, accrochés sur des bouchons de liège, piqués dans les montants des étagères. Au-dessus de sa tête, sur le mur, de grands papillons sombres déployaient leurs ailes poudreuses dans leur cercueil vitré.
Le jeune homme leva les yeux de son instrument en entendant dans son dos la porte du service d'entomologie criminelle s'ouvrir. Il avisa un immense type enveloppé dans un manteau de toile vert sombre et qui fronçait le nez, comme tous les visiteurs qui entraient pour la première fois dans ce haut lieu de l'investigation moderne.
L'odeur de naphtaline et de créosote assaillit les narines de Sénéchal. Il referma la porte derrière lui, salua l'étudiant et se présenta, n lui expliqua qu'il avait rendez-vous avec le professeur Morel.
- Ah oui, il m'a parlé de vous... monsieur Sénéchal. Vous êtes 92
de l'Environnement, un truc comme ça ? Il ne devrait pas tarder. Vous pouvez l'attendre dans son bureau. C'est la grande pièce au bout du couloir. Il y a un frigo pour les larves... N'en prenez pas pour aller à la pêche, hein ? Et bon courage... le prof est un impitoyable... euh, dissertateur.
quelques minutes plus tard, le professeur Morel entrait dans son bureau.
- Aha, monsieur le détective, quel plaisir de vous rencontrer dans ma tanière, je n'ai pas souvent d'invité. Asseyez-vous, j'ai quelque chose pour vous...
Il jeta un regard circulaire sur son vaste lieu de travail comme s'il le découvrait avec les yeux d'un visiteur. Son invité avait déjà étendu sa grande carcasse dans un fauteuil et parcourait nonchalamment une brochure scientifique froissée, ses lunettes en demi-lunes juchées sur le bout du nez.
Le petit homme maigrichon produisit un petit sifflement admi-ratif.
- Ooh, superbes, vos bretelles !
Il traîna vers lui un tabouret et s'assit bien en face de Sénéchal. Puis il appuya ses mains à plat sur ses genoux, les jambes un peu écartées, le dos vo˚té, et se mit à fixer le détective. Ses yeux de myope derrière ses lunettes en cul de bouteille paraissaient énormes. Il ressemblait à cet instant à un ophtalmologue affecté lui-même par un problème oculaire, un ophtalmologue qui se préparerait à examiner avec une loupe à fort grossissement le fond de l'oil de son patient. Sénéchal ne broncha pas.
- Je vais vous expliquer ce que j'ai trouvé, monsieur Sénéchal, commença le petit homme d'une voix douce. (Il sentait l'eau de Cologne.) J'espère que ça pourra vous aider... Voilà. Vous n'ignorez pas que si je me sers de mes petites bestioles pour cafarder les criminels, je travaille également en relation avec d'autres services scientifiques qui me donnent un coup de main dans des cas particuliers. Ce que j'ai trouvé sur votre petite plante verte, ou plutôt ce que j'ai trouvé dans le paquet plastique qui contenait les petites feuilles et les graines, dans la doublure de la veste du mort de la forêt de Chevreuse, me paraît des plus intrigants. Piquant. Vous remercierez votre camarade qui m'a confié le tout, j'ai oublié son nom, ce garçon un peu fort, là, avec un noud papillon...
- Appelez-le Lucrèce. Et vous en êtes o˘ ?
- Joli prénom, Lucrèce. quoique pour un homme... Hum... Eh bien, les graines ont été mises à germer par un botaniste. Cependant, les graines ne vont pas forcément avec les feuilles. Elles ne sont peut-être pas celles qui produisent ce type de plante.
93
Alors, par~securite, j ai contie la teuille a un laboratoire qui va la bouturer sur une gelée nutritive. La plupart de ses cellules étaient toujours vivantes, on en a donc récupéré et on va les dupliquer, si je puis dire, dans un milieu adéquat. Cela étant, ça ne nous permettra pas plus de l'identifier, mais au moins dans quelques semaines on aura sous la main plusieurs de ces clones tout neufs, et ça permettra de les étudier... Je vous disais donc que j'ai trouvé un autre organisme vivant dans le sachet plastique que vous nous avez laissé...
- Ah ? quel genre d'organisme vivant ? C'est curieux, je n'ai vu qu'une feuille et des graines.
Sénéchal avait l'air perplexe.
- Hum. Il est invisible à l'oil nu... Eh bien, je crois que je vais commencer par le commencement. Car il faut tout d'abord que je vous explique que les insectes, qui sont mon passe-temps favori et aussi mon métier, représentent dans la nature rien de moins qu'une espèce sur trois, voire plus ! On estime qu'il en existe huit millions d'espèces sur la planète.
- Ah, tiens donc !
Le détective croisa les bras et s'appliqua à prendre l'air attentif.
- Eh bien, à peu près deux mille trois cents nouvelles espèces sont décrites chaque année... Hum... Par comparaison, les mammifères ne représentent environ que moins de quatre mille quatre cents espèces sur le globe !
- C'est parfaitement ridicule. Les mammifères sont ridicules, voilà.
Alors ?
- Les insectes sont des animaux très anciens. Au crétacé, une libellule de soixante-dix centimètres d'envergure devait frôler tous les jours la tête des dinosaures. Lesquels dinosaures n'ont pas traversé, comme vous le savez, la grande crise biologique Crétacé-Tertiaire.
- Alors...
- Pour aller vite, les insectes se débrouillent parfois pour vivre en association avec d'autres organismes, tels les végétaux. Des végétaux non chlorophylliens, comme les champignons, leur sont parfois des alliés précieux. Prenons un exemple. La femelle du scarabée Dendroctonus frontalis transporte un champignon dans des poches protégées et le dissémine à mesure qu'elle progresse sous l'écorce des arbres. Le champignon, bon prince, se transforme alors en nourriture, dont les larves du scarabée auront besoin pour survivre... Vous voyez, il s'agit d'une sorte d'association profitable à toutes les parties.
- Pitié, professeur, expliquez-moi ce que...
94
Le prof fit un geste d'apaisement.
- J'y arrive, pas d'impatience, pas d'impatience ! L'association n'est pas toujours profitable à l'une des parties. Nos petits camarades des bois et des champs ont aussi des ennemis, et des ennemis machiavéliques. Prenez le cas d'un autre champignon, appelé Cordyceps, un organisme de fort petite taille. Eh bien, en voilà un drôle de zigomar, qui pourrait jouer dans un film d'épouvanté. Un vrai malfaisant ! Imaginez un peu. Hum... Ce cordyceps attend sa proie dans le sous-bois, tranquille...
Il tenta avec ses deux mains en cloche de mimer un champignon qui guette sa proie, ses yeux énormes faisant le tour de la pièce. Sénéchal faillit pouffer malgré son impatience.
- Passe un insecte genre scarabée, un bousier ou un charançon, ou encore un carabe doré de base qui se balade dans le secteur, peinard. (Avec deux doigts il imita avec plus de bonheur ce que Sénéchal devina comme étant le pas nonchalant d'un scarabée peinard.) Il passe à côté du champignon.
Cordyceps se fixe discrètement sur sa carapace, et commence à sécréter une substance qui attaque la carapace en question. Le champignon pénètre alors à l'intérieur de l'armure de l'insecte et dévore les organes non vitaux -je dis bien non vitaux - de son nouveau moyen de transport... «a fait frémir, non ? En même temps, pour éviter que son insecte ne meure d'infection, Cordyceps sécrète un antibiotique, un fongicide et également un insecticide, afin d'écarter d'autres insectes qui voudraient également déguster son client... Il ne partage pas, c'est un jaloux, en somme, et il est aux petits soins avec son hôte, car il va en avoir besoin, vous allez voir. Après, il lui boulotte une partie du cerveau.
- C'est dégueulasse, mais ça ne m'apprend pas...
- L'insecte est transformé en zombie. Le champignon prend les commandes de son cerveau. Il incite sa victime źombifiée ª à grimper sur la cime d'un arbre de la forêt... Hum... Le champignon diabolique lui bouffe alors le reste de la matière grise. Son hôte le scarabée meurt, vu qu'il n'a plus de matière grise.
- Hé oui ! Et je vais finir de la même façon dans cinq minutes si vous ne me racontez pas ce que vous avez...
- Eh bien, Cordyceps se développe complètement dans le corps de son hôte, le digère... La carapace reste accrochée à l'arbre et s'ouvre alors en deux. L'affreux jojo de champignon se déploie et libère ses spores - sa semence, si vous préférez - à trente mètres du sol, ce qui lui permet une large dispersion, et la génération suivante de tueurs des sous-bois se développe au sol, attendant sa prochaine victime, etc. «a marche à tous les coups !
95
se leva orusquement ae son siège, et, dominant son interlocuteur d'un bon mètre, il lui tendit sa large main.
- Passionnant ! Je vous remercie pour le cours de sciences naturelles.
quand vous aurez envie de me révéler ce que vous avez trouvé, prof, envoyez-moi un pigeon voyageur. Mais dans deux ou trois mois, hein ? Rien ne presse, dans le fond !
Le petit homme lui jeta un coup d'ceil chargé de reproche derrière ses énormes carreaux, puis il s'empourpra légèrement.
- Mais je viens de vous l'expliquer ! Vous ne m'écoutez pas, monsieur Sénéchal !
Sénéchal se passa une main en r‚teau dans les cheveux, l'air las.
- qu'est-ce que j'ai raté, prof? Est-ce que je me serais assoupi ?
- Des spores, hum, de la semence, si vous préférez... J'ai trouvé au microscope des spores de cordyceps à l'intérieur du sachet plastique de votre macchabée, ainsi que sur les graines et sur la feuille verte. C'est ça, l'autre organisme vivant ! Je précise qu'il n'y en avait pas à
l'extérieur du sachet. Ces spores sont invisibles à l'oil nu, c'est bien trop petit... Je vais vous montrer.
Il se leva à son tour et se dirigea vers une pièce adjacente en grommelant :
- Vous savez que vous n'avez aucune patience, vous ? Dans votre boulot je croyais qu'il fallait écouter...Vous me rappelez mes étudiants !
Sénéchal l'entendit farfouiller dans une armoire.
- Eh bien, eh bien, o˘ ai je fourré ce truc ? Ah, voilà !
Le professeur se retourna avec un bocal à la main et faillit buter dans Sénéchal l'impatient, déjà sur ses talons. Il leva vers lui ses yeux de supermyope, l'air étonné.
- Un grand gaillard comme vous ne fait pas plus de bruit que ça en se déplaçant ? Poussez-vous, je vais vous le montrer à la lumière.
Il trottina vers une fenêtre donnant sur une cour, son bocal à la main, et le tendit à son interlocuteur.
- Vous voyez ?
Sénéchal faillit lui arracher le bocal des mains. Il colla presque ses yeux à la paroi de verre pour apercevoir, sur un lit de sable humide, la dépouille d'un scarabée noir posée sur le dos, les pattes à demi refermées sur son abdomen crevé d'o˘ sortait un champignon d'un centimètre, au chapeau blême, qui semblait s'élancer vers le ciel hors du ventre de sa victime.
Cette scène miniature parut à Sénéchal remplie de désolation. Il grimaça.
96
I
- D'o˘ sort ce scarabée ? Il n'était pas dans la pochette de plastique ?
- Eh bien, je ne vous ai jamais dit qu'il s'agissait de votre cordyceps !
Je vous montre - et cela pour illustrer mon propos - le mode d'action d'un cordyceps. C'est tout !
Les grandes mains de Sénéchal se crispèrent légèrement sur le bocal. Il soupira.
- Vous savez quoi, prof? Je vais venir faire un stage d'une dizaine d'années dans vos locaux pour y apprendre la patience...
Devant l'incompréhension manifeste de son interlocuteur, Sénéchal enchaîna d'un ton sans réplique :
- Et maintenant, je veux savoir o˘ est mon foutu corditruc à moi !
- Je l'ai confié à un spécialiste des champignons, un mycologue, pour qu'il le fasse pousser et l'étudié, évidemment ! Moi, je suis entomologiste, monsieur Sénéchal, observez autour de vous, que voyez-vous ?
Il étendit largement les bras.
- Des insectes et encore des insectes. Ce n'est pas le même boulot !
Sénéchal ferma les yeux et articula lentement :
- Voici ma question, prof. Et je vous demande d'y répondre, avant de me jeter par cette fenêtre : qu'en pense ce mycologue ?
Le professeur baissa la tête d'un air absorbé.
- Ce qu'il en pense ? Oooh, vous savez ! Je ne vais pas trop vous assommer avec des chiffres aujourd'hui, mais on estime actuellement que les champignons représentent un million et demi d'espèces sur la planète, alors... Hum... On estime également que cinq pour cent seulement d'entre eux sont connus à ce jour, ce qui fait que dans, disons, huit cents ans, nous aui ons pu faire le tour, et encore, on en découvre sans cesse de nouveaux.
Le petit homme vit à contre-jour derrière ses lunettes l'immense ombre de Sénéchal occulter la fenêtre, armée de son bocal, une ombre qui grandit encore en faisant un pas menaçant vers lui.
- Prof, ouvrons cette fenêtre et sautons la main dans la main... Ou dites-moi une fois pour toutes ce qu'a raconté le mycologue !
- Eh bien, eh bien... Hum... Vous n'êtes pas très joueur, n'est-ce pas ?
J'aime bien ménager un peu de suspense. Mes étudiants adorent ça, ça rend mes cours plus vivants...Voilà : votre cordyceps à vous n'est pas de chez nous. Il apparaît qu'il s'agit d'un cousin sud-américain. Tropical. Après avoir épluché pas mal de bibliographie, le mycologue pense qu'il vient d'une zone particulière, pas loin de l'embouchure de l'Amazone, ce qui fait qu'il y a des chances pour
97
que votre plante verte en vienne aussi... Et qu'elle provienne d'une forêt, pas d'une plantation... ¿ cause du scarabée, vous voyez ?
- quel secteur ?
- Hum... le Brésil, le Surinam, la Guyane, le Guyana... Ce gars-là me prépare un rapport. Dans deux jours environ...
- Merci, prof, soupira Sénéchal, se souvenant du petit topo du botaniste du CNRS. L'embouchure de l'Amazone, c'est bien ma chance... On ne s'ennuie pas vraiment avec vous, prof. Merci également pour la leçon de choses.
C'était très vivant.
Il posa délicatement le bocal sur le bureau au milieu de boîtes d'insectes morts, empoigna la main du petit bonhomme vo˚té, la pressa brièvement, puis tourna les talons et fonça vers la sortie. Il remarqua au passage que l'étudiant avait disparu. Mais Morel le poursuivait dans le couloir en jacassant :
- Eh bien, monsieur Sénéchal, vous saviez que cinq des trente médicaments les plus utilisés dans le monde, dont la pénicilline, sont issus des champignons ? Je ne le savais pas non plus... Hum. Le mycologue m'a raconté
à ce sujet que le cordyceps était utilisé en médecine traditionnelle chinoise comme une sorte de Viagra champignonesque... Amusant, non ? Notez bien que nous, les entomologistes, on a la mouche cantharide, un aphrodisiaque, qui n'est pas du tout une mouche, mais un coléoptère, d'ailleurs. Lytta vesicatoria. Bleu métallique, magnifique ! Je peux vous en montrer un ou deux sujets. Le marquis de Sade lui-même en utilisait, paraît-il. Ah oui, il a dit aussi que certains arbres ne peuvent pas survivre sans leurs champignons associés, comme ceux qu'on trouve dans les forêts de Madagascar, par exemple. Une association, encore une, vous voyez !
Sénéchal s'arrêta si brusquement que l'entomologiste faillit le percuter.
- qu'est-ce que vous avez dit ?
- que le marquis de Sade...
- Non, avant et après...
- Hum... Lytta vesicatoria... Je... hum...
- «a ne fait rien, tchao, prof, merci pour tout !
Tout en se faufilant par la porte du palier restée entreb‚illée, Sénéchal agita la main vers son poursuivant, comme un type sur le pont d'un paquebot qui dit au revoir aux gens sur le quai, puis il referma soigneusement le battant derrière lui, déçu de ne pas trouver de verrou sous la poignée.
I
20.
´ Wirsantex a changé radicalement ma vie, je peux désormais me concentrer sur le développement de mes activités ainsi que sur toutes les choses que j'aime faire, sans avoir à m'inquiéter en permanence de ma santé ª, était-il écrit dans le somptueux catalogue qu'on lui avait donné. Sur la page d'en face, un type souriant devant un bureau proclamait fièrement, dans un encart : Ńous concentrons nos efforts sur des produits vétérinaires, afin de produire du bétail qui fournira de la viande saine de qualité aux consommateurs du monde entier. Chez Wirsantex, nous avons développé une tradition exceptionnelle d'entreprise citoyenne, en conformité avec notre mission : aider les habitants du monde à vivre en meilleure santé. ª
Sénéchal posa le catalogue et regarda par la baie vitrée les hauts immeubles de verre fumé posés sur une pelouse impeccable. Une barre de béton de dix mètres de long proclamait en lettres géantes : WIRSANTEX
FRANCE. La Méhari était garée juste à côté.
Sénéchal commençait à s'énerver et revint dans le hall de réception en fulminant. La jeune femme lui ouvrit la porte du bureau directorial et lui demanda de patienter encore un peu, Monsieur Bihalin allait sortir de sa réunion et allait venir le rejoindre dans quelques instants.
La pièce était immense et quasiment nue, tendue d'un élégant tissu dans un camaÔeu de gris. La moquette était assortie aux teintes des murs. Un tableau de plusieurs mètres, aux sombres couleurs d'orage, faisait face à
une vaste baie vitrée donnant sur le ciel. En plein centre de la salle, devant un imposant fauteuil de cuir noir à appuie-tête, reposait, sur deux colonnes de verre rec-99
tangulaires, une épaisse dalle de schiste mat, semblable à une pierre tombale. Sénéchal remarqua que des fossiles aux formes compliquées étaient incrustés dans la dalle, sans doute depuis quelques millions d'années.
´Jolie table de travail. Très chic, dit-il tout haut. Pas de tiroirs, pas de stylos, pas d'ordinateur... pas de corbeille à papiers ! ª, un mince téléphone et un bloc-notes semblaient suffisants à l'occupant de ce bureau pour diriger son empire de verre et de béton. Un petit cadre vitré était posé verticalement devant le téléphone. Deux fauteuils bas, tout de cuir et de chrome, faisaient face à la table de schiste. Sénéchal examina le bloc.
Il en tourna quelques pages, constata que les cinq premières avaient été
arrachées. Il approcha son nez de la feuille, mit la tête de biais et vit la marque en creux d'un stylo-bille. Il décrypta péniblement : Śenech.
FREDE ? Demander infos. ª II sourit en pensant aux espions d'antan qui disposaient une plaque de verre entre la tablette de leur bureau et la feuille de papier sur laquelle ils écrivaient, afin éviter ce genre d'indiscrétion... Il parut s'en désintéresser immédiatement, puis il observa le petit cadre vitré. Il contenait la photo d'un homme aux cheveux d'un blanc de neige et au regard grave. Sous la photo, un texte proclamait : ´ Le leadership dans l'industrie pharmaceutique nécessite toujours plus de compétences techniques et une capacité à viser un éventail toujours plus large d'objectifs biologiques. Nous devons sans cesse élever le niveau de performance de la recherche et du développement au sein de Wirsantex, ce qui nous permettra de mieux tirer profit des grandes possibilités offertes par le décryptage du génome humain. ª C'était signé
Dr Howard G. Nielsen, vice-chairman Wirsantex.
Sénéchal se tint un instant immobile, puis il étendit le bras et souleva le combiné du téléphone qu'il porta à son oreille. Il n'entendit aucune tonalité. Il venait juste de le reposer sur son support lorsque la porte derrière lui s'ouvrit, et le directeur entra.
Il avait le regard clair et direct derrière de fines lunettes. Ses cheveux couleur de fer étaient soigneusement plaqués sur les tempes et rebiquaient juste ce qu'il faut sur la nuque. Son visage était lisse et bien briqué. Un menton en galoche évoquait celui d'un personnage de bande dessinée, mais son costume noir fil à fil impeccable qui semblait avoir été moulé sur lui contrariait l'effet un tantinet juvénile de sa physionomie. Il devait avoir dépassé la cinquantaine, estima Sénéchal.
Le directeur lui tendit une main ferme.
- La FREDE ? Je ne connaissais pas...
Son regard tomba sur les bretelles du détective, n chercha 100
quelque chose à ajouter, mais Sénéchal ne l'aida pas. Il demanda alors :
- Et, monsieur Sénéchal, si ce n'est pas indiscret, combien de personnes travaillent actuellement dans ce... ce service ?
- Oh, à peu près la moitié. (Sénéchal sourit.) Excusez-moi, c'est une vieille plaisanterie... Les gens qui travaillent à Wirsantex France sont en majorité des chercheurs, non ?
- Pour vous répondre sur le même registre, ici, il y a de tout. Certains sont même persuadés de faire avancer la science. C'est bien votre service qui a appelé récemment pour avoir des informations sur notre responsable de la sécurité, Monsieur Kieffer ? Vous venez pour m'en parler, je suppose ?
- Nullement, cher monsieur, nullement... D'ailleurs, il n'y a rien d'important, simple routine.
Le directeur lui jeta un regard indiquant qu'il n'en croyait pas un mot.
Sénéchal poursuivit :
- Wirsantex est une société entièrement américaine ?
- ¿ l'origine, oui, mais par le jeu permanent des fusions-acquisitions nous sommes devenus une société mondiale. Nous employons plus de trente mille personnes sur la planète.
- Trente mille personnes !
L'autre hocha la tête. Sénéchal examina le bureau d'un air appréciateur.
- Il est impressionnant, votre univers. qu'est-ce qui peut bien faire tourner un laboratoire de cette taille ? On est loin du préparateur de village qui créait son sirop contre la toux, non ?
- Vous avez raison... De nos jours, mettre au point et commercialiser ne serait-ce qu'un seul médicament est devenu une très longue aventure, monsieur Sénéchal. qui exige de très gros moyens, humains et financiers.
Nous ne nous contentons plus des villages avoisinants.
- Vraiment?
- Tenez, si vous et moi commencions aujourd'hui (il jeta un furtif coup d'ceil à sa montre-chronomètre suisse) à réfléchir à un nouveau médicament, et que nous voulions le commercialiser dans le monde entier - ce qui est la règle du jeu -, je vous donnerais rendez-vous dans une dizaine, voire une quinzaine d'années pour fêter le début du lancement de notre produit ! Vous pouvez déjà mettre le Champagne au frais, si vous voulez.
- quinze ans ? quand on est malade, il faut pas être pressé 1
- Je serai bon prince, je vous fais une moyenne de douze ans, d'accord ? O˘
serons-nous dans douze ans, monsieur Sénéchal ? Ce genre de pari, car c'en est un, co˚te de plus en plus cher...
101
- vous~ pourriez m'avancer quelques chiffres7 monsieur Bihalin ?
- Hmm... Pourquoi pas ? Si on fait cinquante-cinquante pour la mise de fonds maintenant, vous devrez sortir de votre poche, disons... au bas mot cent cinquante millions d'euros, idem pour moi.
Sénéchal écarquilla comiquement les yeux. Bihalin gloussa, d'un petit rire fl˚te.
- Avec quelque trois cents millions, on devrait pouvoir s'en tirer... Si nos actionnaires nous suivent, bien entendu. Il nous faudra de surcroît beaucoup de chance, et quantité de chercheurs extrêmement compétents. Il faudra également éviter de nous faire doubler par un labo concurrent qui sortira une molécule plus efficace que la nôtre pendant ces douze ou quinze ans... L'aventure vous tente, monsieur Sénéchal ?
- Je dois avouer que suis un peu juste en ce moment. Pourquoi nous faut-il tant de fric et de temps pour sortir notre potion magique ? Je dis la nôtre, puisque vous me faites la joie de m'associer à ce projet ?
- «a vous intéresse vraiment ?
- «a me passionne. Ma soif d'apprendre est inextinguible, cher monsieur...
En fait, c'est extrêmement important pour l'une de nos enquêtes...
L'autre lorgna de nouveau vers son chronomètre suisse puis soupira.
- Mon temps est précieux, monsieur Sénéchal, mais nous aussi, en tant qu'industriels, nous nous intéressons à l'environnement et il se peut aussi que nous trouvions avantage à être au mieux avec votre nouvelle structure, la FREDE... Je vais vous éclairer sur la manière dont nous allons employer vos millions d'euros.
Il s'adossa au mur, les bras croisés, penché en avant dans une attitude qui devait lui être familière. Il observait le bout de ses chaussures.
- Nous allons commencer, avant de nous lancer dans cette belle aventure du nouveau médicament, par réunir un comité de professionnels de notre branche, avec des stylos et beaucoup de papier pour définir les choix stratégiques et les axes de recherche. A savoir : quelle maladie choisirons-nous de guérir ? Et aussi - et surtout - quel sera notre marché ? Nous allons choisir un secteur pas trop encombré par nos concurrents, mais nous allons viser tout de même une maladie répandue sur le globe. Entendu ?
- Je marche, allons-y... Cent cinquante millions pour voir !
102
Bihalin parut s'animer.
- Vous allez voir, ça, il n'y a aucun doute là-dessus, mais ça va vous co˚ter... Pour aller vite, un médicament est une molécule active, une clé
qui va agir sur une serrure dans l'organisme (il leva le pouce pour appuyer l'image), sachant que les combinaisons clé-serrure sont effroyablement complexes. On va donc commencer par fabriquer des petits trousseaux de clés, en toutes petites quantités, avec une molécule obtenue par synthèse.
Puis on va voir si ça marche, au moins en théorie... Parfois, c'est l'échec, les clés ne vont absolument pas avec les serrures... Et tout ça nous aura pris deux belles années ! Alors on recommence... Vous êtes déjà
pas mal débiteur, monsieur Sénéchal. Deux ans de recherche se paient, voyez-vous ?
- C'est ça que font vos chercheurs ? Fabriquer des trousseaux de clés chimiques ?