l'instant ? Vous travaillez d'arrache-pied, j'espère ?

- Je m'apprêtais à regarder un film, chef. Un documentaire sur la nature.

- Hélas ! Hélas ! Vous êtes, et vous resterez, un éternel enfant... Mercredi sept heures, Sénéchal ?

- Passées de la demie, chef, au revoir, chef vénérée, pensez de temps en temps au kidnapping, au chantage et à l'extorsion de fonds publics, ça pourrait souvent nous faire gagner un temps fou... Hého ?

Elle avait raccroché, cette fois.

Il resta immobile, le regard dans le vague, puis sembla prendre une décision. Il se leva de son siège et prit la direction de la cuisine à

grandes enjambées. Un peu plus tard il revint en mastiquant et en se frottant les mains, il les brossa ensuite bruyamment l'une contre l'autre pour en chasser des débris imaginaires puis il se rassit à son bureau.

Plus tard, lorsque ses femmes rentrèrent, elles le trouvèrent profondément endormi dans son fauteuil devant l'écran o˘ tressautait sporadiquement une mince ligne lumineuse. Il avait ses écouteurs sur les oreilles. La petite alla chercher une couverture et la déposa avec la délicatesse des enfants sur les genoux du dormeur. Augus-tine, vêtue de lin crème et de cachemire sous un vaste manteau de laine écrue, lui caressa la joue, ce qui éveilla Sénéchal avec lenteur. Il cligna des yeux, ôta ses écouteurs, se passa la main sur le visage, et dit doucement :

- J'ai rêvé que le toit du moulin était devenu du verre. Nous avions un toit de verre et nous pouvions regarder le ciel sans cesse.

- Nous ferons ça l'année prochaine, murmura Augustine pour ne pas l'arracher à son rêve et ne pas l'éveiller tout à fait. Va te coucher, maintenant.

43.

L'administration de la base spatiale de Kourou, jointe par la police métropolitaine, avait reçu par Internet une modélisation approximative (mais réaliste), effectuée sur un logiciel photographique, du visage de la victime trouvée dans les bois de Chevreuse. Ce visage avait été pourvu de ses deux yeux par copier-coller, à partir de la vidéo prise sur les lieux du crime, et toute trace de dég‚ts dus aux projectiles métalliques avait été effacée. Le chef du personnel, ou plutôt le directeur des ressources humaines de la base avait alors reconnu sur un écran (et en cherchant ensuite longtemps dans ses fichiers) le dénommé Jean-Philippe Tru-Hong, de mère française et de père eurasien (et cela bien qu'il ne présent‚t nullement le type eurasien), célibataire et également informaticien-programmeur employé en CDD à la base durant deux mois, en remplacement d'un congé de maladie. Tru-Hong n'avait pas terminé son CDD, étant devenu souffrant lui-même. Il avait été affecté au département d'électronique civile non sensible, c'est-à-dire à la réalisation de programmes de maintenance n'ayant qu'un très lointain rapport avec les satellites, matériels de très haute technologie convoités d'ordinaire par les espions de tout poil et de toute nationalité, et n'avait eu de surcroît aucune possibilité durant son bref séjour d'approcher jamais un lanceur (ce qui semblait être le nom local attribué à une fusée spatiale haute comme un immeuble), ni de près ni de loin, sachant qu'il ne s'était vu accorder aucune autorisation pour accéder à la zone de tir. (Et qu'il n'en avait d'ailleurs jamais demandé...)

D'o˘ la surprise et une légère inquiétude des services de sécurité des autorités de l'Agence guyanaise en apprenant qu'on avait retrouvé la piste de leur ancien CDD par une particule de propul-198

seur de réacteur Soyouz collée dans un repli de sa cravate. Néanmoins, comme la base couvrait huit cent cinquante kilomètres carrés et que l'on effectuait à peu près un tir de fusée par mois, tout était possible - le vent, la pluie pouvant envoyer des tas de particules dans tous les sens...

On n'avait jamais plus entendu parler de Monsieur Tru-Hong, hélas apparemment décédé de manière violente en métropole. Il fut sans doute fort compétent de son vivant, puisqu'il avait été recruté dans l'un des secteurs les plus réputés de la technologie française. Son comportement au travail avait été irréprochable, semble-t-il (en réalité on ne s'en souvenait plus, environ mille cinq cents personnes travaillant sur le site en permanence).

On avait gardé sa fiche au cas o˘, ainsi que son CV... Non, aucune enquête n'avait jamais été menée sur Monsieur Tru-Hong sachant que le poste qu'il occupait n'incluait pas la divulgation potentielle de secrets pouvant engager la sécurité de la fusée française, et même loin de là... Il n'était pas logé par la base mais avait donné une adresse à Cayenne.

On pouvait bien s˚r effectuer quelques vérifications auprès des gens qui le connaissaient à l'époque à laquelle il était venu travailler à l'Agence spatiale, mais on laissait évidemment à la Police nationale le soin de mener une enquête approfondie, si elle pensait que ça s'imposait. On pouvait aussi (cela allait de soi) communiquer à la police les programmes sur lesquels travaillait M. Tru-Hong, en cherchant un peu aussi car on devait avouer qu'on ne s'en souvenait plus non plus.

Ces informations furent communiquées à la police métropolitaine, qui retrouva le nom de M. Tru-Hong sur le vol 214 Cayenne-Roissy d'Air France du 6 novembre, transmit le tout à la police de Cayenne et autres services concernés par l'affaire, mais ne jugea pas utile de les communiquer à la FREDE. Cette dernière l'apprit quasi immédiatement par des moyens électroniques totalement illégaux (qu'on ne put identifier par la suite), et Dame Pottier elle-même décrocha le téléphone pour se plaindre amèrement de ces façons policières cachottières à l'un des ministères de tutelle, et tout particulièrement à l'un des principaux personnages de cette administration, avec lequel il apparut qu'elle entretenait les rapports les plus courtois, ce qui fit grandir encore son prestige déjà grand au sein de la FREDE.

44.

Sénéchal regarda dans sa boîte aux lettres électronique. Elle contenait un message codé. Il inséra le disque de décryptage et lut sur son écran : Message crypt. FREDE 1 vers FREDE agents 7 et 9.

Objet : Photo - tirage imprimante plante verte/meurtre Che-vreuse/Sénéchal/

Méjaville

Message de Raul vers Grand Couillon de Détective Sénéchal et Empoisonneur Lucrèce :

La prochaine fois essayez de me dégoter des devinettes un peu plus passionnantes. Les pixels effacés sur la photo-épreuve imprimante ont été

codés avec un système d'une bêtise à pleurer, sans doute par un programmeur non militaire (je reconnais la technique basique d'un civil) qui a employé

une grille et un langage vieux comme le Cobol et le Fortran, c'est vous dire ! Sans doute un peu pressé de planquer les infos dans la photo.

Je vous passe les détails concernant mon art du ćhiffre ª et du déchiffrage, mais ces points blancs sont des coordonnées GPS (Global Position System) c'est-à-dire tout simplement (?!) des latitudes ou des longitudes qui donnent la position de quelque chose quelque part avec une grande précision, puisque définie par plusieurs satellites qui communiquent en temps réel sa latitude et longitude, voire sa hauteur, au porteur d'une balise embarquée. (Non, Sénéchal, ça ne se fait plus avec un sextant ou une montre et une boussole comme quand tu étais scout marin. Tu n'as jamais été

scout marin ? Ah bon.) Ce qui signifie que si les coordonnées dans la photo sont exactes, elles correspondent à quelques mètres près à un endroit ou plutôt à plusieurs endroits du globe. En effet : Elles sont numérotées de une à douze. Soit parce que le type les a notées par ordre d'approche de son objectif (l'objectif étant alors 200

les douzièmes coordonnées de la liste, ce qui serait logique. «a peut être la première également, à rebours), afin de se souvenir du chemin pour y parvenir, comme le Petit Poucet. Soit il s'agit de douze endroits sur la planète qui ont une importance pour l'auteur de ce cryptage à la noix (double cryptage à la noix, puisqu'il a planqué ses chiffres dans une image, bravo Lucrèce, t'as d'bons yeux, tu sais). Je penche plutôt pour la première version, celle du ´ Petit Poucet ª, ayant toujours aimé les contes et les histoires de chasse au trésor. ¿ ce propos, avez-vous lu tous les deux Le Scarabée d'or d'Edgar Allan Poe ? Non ? Alors c'est le moment.

PS 1 : Sénéchal a déjà déduit que si le type a caché ses coordonnées en code alors que les pixels dissimulés dans la photo auraient suffi comme cachette ´ visuelle ª, c'est que :

1) Ou le destinataire du message codé savait o˘ et comment le trouver dans l'image.

2) Ou seul l'expéditeur savait o˘ était le message codé, et pas le destinataire, qui devait alors payer pour le savoir.

3) Ou alors l'expéditeur est complètement parano pour avoir crypté deux fois ces coordonnées GPS (pixels plus code), mais quand on sait ce qui est arrivé à son messager dans les bois de Che-vreuse, on se dit qu'il avait peut-être raison de l'être.

Ce genre de casse-tête devient vertigineux si on y réfléchit, et rapidement cause de migraine. Je laisse donc ça au détective !

PS 2 : Je ne vous donnerai pas ici ces coordonnées GPS pour deux raisons : 1) «a peut être très important de garder ce petit (?) secret pour nous. Il se peut que d'autres śervices ª aient décodé notre système interne de brouillage. Je commence même à avoir des doutes là-dessus (ma parano perso) et je vais bientôt échanger ce déjà vieux système pour toute la FREDE avec un truc bien plus costaud.

Je vous confirme : je vais bientôt changer ce système pour toute la FREDE.

Dans tous les cas, s'ils nous lisent en ce moment sur la toile, je les salue bien bas et je leur confirme que je les emmerde.

2) J'aimerais bien aller avec vous dans l'endroit indiqué par le GPS, mais je suis s˚r qu'on s'engueulerait. Et de toute façon, la FREDE n'a pas les moyens. Devinez tout seuls o˘ est l'endroit, lisez E.A. Poe ou venez me voir au plus tôt.

Raul

Sénéchal remarqua que le message n'était pas daté et que son ton primesautier tranchait avec les habitudes administratives de la FREDE. Raul devait être particulièrement excité par sa découverte... L'écoflic réfléchit à haute voix devant son ordinateur portable.

201

- ^Pourquoi un messager ? Le mec abattu dans les bois n'était-il qu'un messager ? Hmm... Pas impossible, après tout... C'est une bonne idée... Il était peut-être simplement le porteur d'un message, pas l'auteur du message.

Il songea à la dernière information du message de Raul, à savoir le changement de programme de brouillage.

- Est-ce que depuis le début tu crois qu'on nous espionne comme nous on les... Pas impossible, en fait... Et tu leur dis tout haut, Raul, à tout hasard. qu'est-ce que tu mijotes, Raul ? Tu tends un piège, mon bon Raul, c'est un peu évident, non ? T'es un malin, Raul. ¿ moins que tous ces cryptages dans tous les sens ne finissent par te brouiller la comprenette toi aussi et que tu commences à perdre les pédales, Raul. Trop de mystères, trop de chiffres et trop de lettres. Une paranoÔa informatique qui s'installe doucement, peut-être... Bon. Des coordonnées GPS dans une photo.

Plus un cryptage... Voilà qui est distrayant.

Sénéchal se frotta les mains, appela la FREDE et se fit transmettre le bureau de Raul à qui il annonça sa visite pour le lendemain matin, sans en dire plus. Il appela ensuite Lucrèce et lui demanda de se joindre à eux.

Lucrèce demanda à son tour quand il avait le temps de bosser avec un Sénéchal sur le dos en permanence, toujours en train de lui casser les pieds, il ajouta qu'une réunion à trois sur le net ferait très bien l'affaire et lui éviterait de perdre son temps à faire de la route, se vit aussitôt rembarrer vertement par son ami, ronchonna encore un instant puis dit pour finir qu'il viendrait ´ puisque de toute façon il connaissait Sénéchal qui l'emmerderait jour et nuit jusqu'à ce qu'il arrive ª. Il raccrocha bruyamment.

Les trois hommes étaient debout dans la salle de réunion de la FREDE.

- «a s'enfonce dans le pays, en somme, disait Sénéchal. Si on part du Maroni, là, le fleuve qui sépare la Guyane française du Surinam, les coordonnées s'enfoncent dans la jungle, si on les suit par ordre.

La carte du Surinam était étalée sur la table, ainsi que divers guides géographiques. Raul avait marqué au feutre rouge les coordonnées GPS

trouvées dans l'image. Les latitudes et longitudes étaient notées à côté de chaque point. Sénéchal posa son gros doigt sur la carte.

- qu'est-ce que c'est que ce relief? Ce fut Lucrèce qui répondit :

- On l'appelle ´ Devil Egg ª, l'Ouf du Diable, dans un vieux 202

guide topographique anglais. Joli nom. Regarde les courbes de niveau, c'est presque un pic jumeau, il y a deux mamelons.

- Oui, mais ils ne sont pas à la même hauteur. ¿ une trentaine de mètres près, remarque bien.

Sénéchal sortit de sa poche un petit appareil photo numérique, visa à

quelque centimètre des cartes, prit une vingtaine de clichés au flash et chargea les photos dans son ordinateur portable posé sur une chaise. Raul, grand échalas au poil sombre et au nez busqué, attendit qu'il ait fini et dit à son tour :

- Résumons-nous. La première coordonnée GPS, c'est le village au bord du fleuve. Je ne pense pas que ce soit le but de la visite, mais son départ.

Onze coordonnées plus tard, ici, nous arrivons à environ un kilomètre à

l'ouest du pic jumeau. Il n'y a rien sur la carte, pas de tracé, que dalle... Il doit s'agir soit de coordonnées aériennes, soit de coordonnées terrestres. Ce dernier cas implique qu'il devrait y avoir un chemin ou que le type qui a fait ces relevés a traversé la jungle sur cent quarante-sept kilomètres au moins pour arriver au but de sa visite. Sur une carte plus précise du secteur, on mentionne un petit cours d'eau qui recoupe par moment ces coordonnées. Ici et ici. J'ai appelé l'ambassade du Surinam, ils m'ont expliqué qu'il ne fallait pas trop s'y fier, ces cours d'eau se forment souvent pendant la saison des pluies et peuvent s'assécher. Ils ont ajouté que la jungle était extrêmement dense dans ce secteur - impénétrable est le mot qui convient - et que pour parvenir à ce point précis par l'intérieur, sans passer par le fleuve, il fallait des jours et des jours de voyage, une véritable expédition, d'autant que la région n'est pas, comment ont-ils dit ? sous contrôle des autorités. Il semble donc que le chemin de notre homme aux coordonnées GPS soit le plus court chemin pour arriver pas loin de l'Ouf du Diable... qu'est-ce qu'il peut bien y avoir dans ce coin paumé ?

45.

Destouches, dans son bureau, semblait en ce beau jour d'automne rempli de compassion pour l'humanité en général et pour Sénéchal en particulier.

Lequel était vautré - comme à son habitude - dans le fauteuil en face de lui.

- Vois-tu, Pierre, il se trouve que j'ai un collègue là-bas, à Cayenne...

Un certain Edouardo. Edouardo n'étant pas son nom de baptême, cela va de soi. Il fait du renseignement. Spécialisé dans la, euh, la came. Les stupéfiants, ou les narcotiques, si tu préfères dans ton jargon.

- Dans mon jargon ? Ah tiens ?

- C'est un bon policier, même s'il se fait un peu de cinéma. Il ouvrait efficacement dans le coin à une certaine époque, mais comme il avait eu une... liaison avec l'épouse d'un gradé parisien, ou versaillais, je ne me rappelle plus, il a trouvé prudent de s'éloigner d'environ sept mille kilomètres.

- C'est une très belle histoire, Cédric, je la trouve très plausible. La chair est faible... Et c'est quoi, son boulot ?

Destouches pencha la tête pour examiner d'un air pénétré, à l'envers, sa cravate du jour. Elle représentait cette fois des éléphan-teaux qui couraient sur fond gris vers un hypothétique point d'eau, ou peut-être vers leur extinction définitive par les braconniers trafiquants d'ivoire. Il marmonna soudain :

- En fait, je ne l'aime pas.

- On ne peut pas aimer tout le monde, Cédric, et d'ailleurs comment peut-on aimer un flic, de surcroît un homme à femmes qui mène une vie dissolue ?

- Je parlais de cette cravate. C'est Marie-Ange qui me l'a offerte.

204

II releva la tête.

- Je te disais donc qu'Edouardo - nous l'avons toujours appelé ainsi, Edouardo - est sur place depuis un moment II pourrait sans doute t'apporter un appui non négligeable.

Il fixa Sénéchal en silence quelques secondes, comme pour l'évaluer, puis parut prendre une décision.

- Hum. Je vais t'apprendre quelque chose d'extrêmement confidentiel, et si tu parles j'aurai de gros problèmes...

Sénéchal rigola.

- ¿ ta place je ne prendrais pas le risque. Parle, parle, et tu scelles ton destin, Cédric !

- Je prends le risque, en effet.

- J'aime cette attitude franche, loyale et si peu courante chez toi.

- Je te remercie. J'apprécie toujours un compliment venant d'un ancien gibier de potence. Bon. En réalité Edouardo dépend du ministère de l'Intérieur, une branche un peu spéciale. (Il fit un geste vague.) Il est en mission particulière en Guyane française. Il a un oil sur la drogue et un oil sur les policiers du coin, si tu comprends bien mon propos... Doisje souligner que ceci est ultra-confidentiel ?

Sénéchal feignit assez mal la stupéfaction la plus totale.

- Nooon ? Vous vous surveillez entre vous ? Dans quel monde vivons-nous, Cédric ? Ton Edouardo serait-il ce qu'on appelait à une certaine époque une barbouze ?

Destouches s'était penché en arrière dans son fauteuil de cuir, la tête inclinée reposant mollement sur ses doigts écartés, dans une attitude qu'il espérait éminemment proustienne.

- Je te mets au courant pour te permettre de t'éclaircir les idées. En outre, comme tu es un gros malin, tu risques de le découvrir toi-même, ce qui me ferait bien trop de peine. Et tu irais le raconter partout juste pour le plaisir de désorganiser l'administration, comme tu sais très bien le faire. En réalité, nous avons des problèmes dans ce département. Les dealers sont avertis un peu trop tôt des descentes de police, et tout particulièrement des actions et des mouvements des gendarmes. Nous nous demandons si quelqu'un de chez nous ne communiquerait pas des informations aux narcotrafiquants du secteur... Du secteur et des pays limitrophes. Et qui dit informations communiquées dit évidemment échanges de bon procédés.

Contrepartie. Argent ou drogue, ou les deux. Bref, nous soupçonnons un ou plusieurs ´ ripoux ª. (Il esquissa une moue en prononçant ce mot.) Soit chez les gendarmes, soit dans la police.

205

- Tout ça est vieux comme le monde. Depuis qu'il existe des gendarmes et des voleurs, et sur tous les continents.

- Absolument, absolument. Notre bon camarade Edouardo mène donc une enquête en profondeur depuis plusieurs mois sur les méthodes policières de la Guyane française et en profite pour faire une estimation - plutôt une évaluation - du trafic de drogues local, substances qui viennent en partie du Brésil, en partie du Surinam voisin. En partie seulement.

Il eut soudain un geste un peu menaçant de surveillant général vers son interlocuteur.

- Alors sois gentil, n'éveille pas les soupçons. Là-bas, va voir tout le monde, dis bonjour, souris à tes nouveaux alliés et ne joue pas au malin.

J'ai téléphoné cette nuit à cet excellent Edouardo pour l'avertir qu'un géant écologiste un peu dérangé et un peu empoté allait arriver chez lui pour lui compliquer la vie. Il s'agit de toi.

- Je m'étais reconnu. Je serai accompagné de mon gnome fatal.

- Parfait. Nous avons eu au téléphone une conversation que je qualifierais volontiers de remarquablement instructive. Selon Edouardo, un nouveau produit aurait fait son apparition sur le marché, un stupéfiant inconnu à ce jour, provenant du Surinam. Ce qui est peut-être une piste pour notre feuille verte. Après tout, le pavot, le cannabis et l'arbre à

coca ont peut-être trouvé un petit frère... L'ennui avec lui -je parle d'Edouardo -, c'est qu'on ne sait jamais si ce qu'il raconte est vrai, s'il va à la pêche aux compliments ou s'il intoxique les gens avec de fausses informations. Même moi... quoi qu'il en soit, tes histoires de plantes vertes le passionnent. Je pense qu'il a une ou plusieurs idées derrière la tête. Et peut-être des informations inédites que vous pourrez recouper.

- Mouais... Le problème, avec ces types-là, c'est qu'ils finissent par s'emmêler les crayons avec leurs propres mensonges. (Sénéchal leva la main.) Ne t'inquiète pas, Cédric, ce genre de syndrome ne se déclare pas tout de suite. Tu es encore jeune.

Le capitaine gratifia l'écoflic d'un de ses sourires orientaux censés l'abriter derrière un mystère insondable (et qu'il avait d˚ répéter cent fois dans le reflet de son rétroviseur, coincé dans les embouteillages).

- ¿ propos, savais-tu qu'on pouvait tuer avec des rayons de mobylette ?

- Oui, il faut bien l'aff˚ter, le monter sur une poignée, viser le cour en passant entre les côtes et laisser le tout dans ton client. Il 206

s'agit là d'une vieille technique sud-africaine qui a l'avantage d'être peu co˚teuse et anonyme, mais qui présente l'inconvénient, pour l'assassin, d'être obligé de rouler à mob avec des jantes voilées après avoir fait plusieurs victimes. Cela étant, dans la vie, il faut choisir entre la haine de son prochain et la sécurité routière. Destouches eut l'air légèrement désappointé.

- Eh bien, je vois que tu as, euh, bourlingué. Edouardo m'a raconté qu'un petit euh, dealer, euh, revendeur, s'était fait poignarder de cette manière en pleine journée à Cayenne.

- Il est parfois très difficile de retrouver la trace de traditions anciennes.

- Sans doute. Sans doute. Bien. Parfait. Comme mon propre cour saigne de te voir partir sans biscuits, je vais te rédiger des courriers de recommandation, connaissant la faiblesse de ton propre statut. Sans parler de ton glorieux passé qui pourrait faire tiquer nos amis, s'il venait à

être connu. Je vais te donner aussi un petit mot pour Edouardo.

Sénéchal ne parut guère ému de cette démonstration altruiste.

- Cédric, mon bon, tu prends les devants car tu sais très bien que Dame Pottier va te demander de me recommander. Si je fixe suffisamment longtemps le téléphone qui est sur ton bureau, là, devant moi, je suis s˚r qu'il va sonner et que ce sera elle au bout du fil. Ne nie pas... Et tout ça est très bon pour ton prestige, ta carrière et peut-être tout un tas de raisons que j'ignore. Tu penses enfin que si moi, l'écolo, je levais un lièvre là-bas, tout le bénéfice t'en reviendrait. Mais je te remercie, Cédric, un service reste un service, même intéressé.

Destouches hocha la tête, une expression faussement peinée dans ses yeux gris.

- Tu es injuste, Pierre, j'essaie de te secourir à chaque pas que tu fais et toi tu me noircis - que dis-je, tu me diabolises - en me prêtant des intentions que je n'ai pas. Tu sais que je peux rédiger mes recommandations sur un ton officiel ou plus personnel, n'est-ce pas ?

Il soupira, fouilla dans un tiroir, en sortit deux feuillets à en-tête de la police, les posa sur le bureau, hésita une seconde puis allongea le bras pour saisir son propre papier recouvert de son monogramme. Il plaça avec soin les quatre feuilles devant lui, décapu-chonna son énorme stylo à plume et commença à griffonner rapidement.

Sénéchal déclara d'une voix doucereuse :

- Tu pourrais m'en signer plusieurs en blanc, je les remplirais moi-même, ça t'éviterait bien du dérangement.

207

- Compte là-dessus, mon ami !

- Somme toute, je te dois manifestement un déjeuner.

- Deux.

- Soit. J'en mettrai un sur le compte de la FREDE... Tu me fais un peu penser à Juliette, mon ex-femme.

L'autre continuait à noircir du papier.

- Je vois pas le rapport. Elle est rousse, si j'ai bonne mémoire, et il me semble que c'est une femme, non ? J'aime bien la forme de ses seins, je dois le reconnaître.

- Le rapport, c'est qu'elle me co˚te cher, elle aussi. Donne-moi quelques précisions concernant ton ami que nous appellerons Edouardo.

Destouches haussa les épaules.

- Edouardo est un petit homme affublé d'une moustache ridicule et d'un pistolet automatique comme le mien. Sa moustache ne le fait jamais repérer

- ce que je n'ai jamais vraiment compris - et il place dix balles au milieu de n'importe quelle cible alors que moi je n'ai pas encore dégainé. Ce que je n'ai jamais vraiment compris non plus. Un vrai cow-boy.

- Tiens, c'est effectivement curieux. Tu dois avoir une arme plus ancienne, Cédric.

Destouches cessa d'écrire et leva les yeux vers Sénéchal, qui soutint son regard, imperturbable. Puis il dit d'une voix posée :

- Tu n'es évidemment pas en train de te payer ma tête, là, Pierre ?

¿ sept heures du matin (passées de la demie), Sénéchal, enveloppé dans un grand manteau de laine, pénétrait dans le sas de la FREDE. Il portait en bandoulière une plate sacoche rectangulaire. Le néon du couloir était allumé. Il vit venir à sa rencontre Ravier qui émergeait de son bureau, de larges cernes sous les yeux. Ravier avait été d'astreinte cette nuit-là, mais sa qualité d'insomniaque lui permettait de prendre les tours de garde nocturnes sans en subir vraiment les contrecoups dans la journée. Il tenait un paquet de bandes dessinées à la main. Son bureau en était d'ailleurs rempli en permanence. Sénéchal lui tendit sa large patte.

- Salut, pépère. quelles sont les nouvelles ?

- Salut, Pierre. Le surfeur d'argent s'est foutu sur la gueule avec l'homme-araignée alors que je croyais qu'ils étaient supercopains et Batman s'arrache les cheveux parce que le Joker a un nouvel associé, un gars capable de faire exploser le cerveau des flics, rien qu'en les regardant dans les yeux.

208

- Trop facile. Je sais le faire aussi, je t'apprendrai si tu es sage.

- Tu sais qu'on a le contrôleur du ministère ce matin ? qu'est-ce que tu transportes dans cette mallette ?

- Un, ça c'est un nouveau jouet que je me suis acheté avec mon argent. Je te le montrerai demain quand tu seras reposé. Deux, j'ai rencart avec Dame Pottier dans l'instant, justement pour préparer... comment dire ? notre avenir à tous avec ce contrôleur.

Ravier s'excita soudain.

- Vas-y, Pierre, vas-y ! Essayez de l'embourber, le salopard, pour qu'on ait des super-pouvoirs l'année prochaine, nous aussi, nom de Dieu ! (Il prononça ńom de t'ieu ª.) Y en a marre de bosser dans ce trou à rats ! La chef est là depuis cinq heures du mat' et elle noircit du papelard à tour de bras, elle a descendu des litres de thé, toute la récolte annuelle du Sri Lanka a d˚ y passer.

- OK, tchao, j'y vais.

- qu'est-ce que tu mijotes encore, Sénéchal ? Sénéchal lui jeta un coup d'oil attristé.

- Pourquoi les gens pensent-ils toujours que je mijote quelque chose ?

Le bureau de Ghislaine Pottier était envahi par un nuage de vapeur qui stagnait au plafond de la pièce. Sénéchal ouvrit et referma la porte plusieurs fois pour tenter d'évacuer la nuée dans le couloir. Dame Pottier parcourait des dossiers fébrilement, son surligneur à la main. Elle s'arrêta, le bras tendu au-dessus d'un rapport relié, comme si elle allait laisser tomber son outil, la pointe en bas, au milieu de la page. Puis elle biffa avec rage une ligne ou deux. Elle avait planté un crayon à papier dans sa chevelure pour la tenir en une sorte de chignon l‚che qui avait vaguement l'allure d'une coiffure japonaise. Sur une chaise posée à côté

d'elle, deux théières fumantes et deux tasses pleines généraient le brouillard odorant que Sénéchal tentait de repousser en manouvrant la porte.

- Ne me dites surtout pas bonjour, chef. Très joli, ce que vous essayez de faire avec vos cheveux, chef ! Je suis parfois désespéré de savoir que ma supérieure hiérarchique s'adonne aux stupéfiants. La théine que vous absorbez sans arrêt vous tuera en attaquant vos artères ou en vous étouffant dans votre bureau. quand j'y pense, je me prends à sangloter tout seul dans les embouteillages...

- Bonjour, détective, bonjour, marmonna-t-elle. (Elle ne le 209

regardait pas et continuait son travail.) Vous avez perdu de précieuses minutes, détective, en discutant avec Ravier. Elle leva la tête et avisa la sacoche.

- qu'est-ce que vous trimbalez là-dedans, Sénéchal ?

- Une arme secrète, chef. Vous saviez que je pouvais faire exploser le cerveau des flics en les regardant droit dans les yeux ?

- C'est un miroir, votre arme secrète ? Vous songez à vous suicider dans mon bureau ? Soyez gentil, allez faire ça ailleurs.

- Je ne suis pas un flic, chef, je suis un gibier de potence, rappelez-vous.

- C'est vrai, cette observation reflète une rare lucidité chez vous. Vous venez travailler ou vous passiez m'apporter des biscuits ?

Le contrôleur n'avait pas l'air content. Il n'avait jamais l'air content.

C'était un homme de chiffres, et pour l'instant il épluchait tout ce qu'on lui présentait, puis il demandait à voir tout ce qu'on ne lui présentait pas, pour l'éplucher également. Il possédait cette sorte d'assurance qui se passe de toute légitimité. Sénéchal, impavide, lisait un journal dans le coin de la salle de réunion. Assise en face du contrôleur, Dame Pottier tentait d'attirer l'attention du détective en lui jetant des regards meurtriers. Sénéchal croisait ces regards de temps à autre et y répondait d'un sourire patelin, puis il reprenait sa lecture.

Il y avait une pile de dossiers sur la grande table devant le contrôleur.

quand il en avait terminé un, il le refermait en grommelant, prenait des notes et le tendait à Dame Pottier à travers la table, sans la regarder, puis il faisait cliqueter sa calculette à rouleau. quand il avait fini, il hochait la tête, piochait un autre dossier sur la pile et recommençait.

Il avait un curieux nez en trompette et des narines épatées qu'il dirigeait toujours vers ses interlocuteurs en redressant un peu la tête. Sénéchal avait prétendu un jour qu'elles ressemblaient aux orifices des canons d'une mitrailleuse jumelée, et qu'il ne restait jamais dans l'axe de tir quand le fonctionnaire lui adressait la parole. Par prudence élémentaire de fantassin, ajoutait-il.

Pour l'instant, le type alignait les chiffres. Il lança tout à coup, l'air pincé :

- «a ne vous dérange pas, monsieur Sénéchal, que je fasse du bruit pendant que vous lisez ?

Sénéchal le regarda comme s'il le reconnaissait à peine.

- Non, non, du tout, je pourrais lire même dans un ministère, 210

le bruit ne perturbe jamais mes lectures. En fait, j'épluche les petites annonces, je cherche un nouveau boulot.

Le contrôleur haussa les épaules, fit cliqueter son engin encore un peu, puis appuya enfin sur une grosse touche, comme pour donner un dernier point d'orgue à sa symphonie arithmétique. La machine resta silencieuse une seconde, eut une sorte de hoquet électronique, puis elle se mit à crépiter furieusement, en déroulant, comme une langue blanche, une bande de papier couverte de chiffres qui avança sur la table devant l'homme du ministère.

Emportée par son poids, la bande chuta du plateau et descendit avec lenteur. Au bout d'un temps qui sembla très long à Dame Pottier et à

Sénéchal, la machine finit par se taire.

Le contrôleur se saisit du grand serpentin blanc, l'éleva à hauteur de ses yeux, baissa ses lunettes sur son nez pour examiner les sommes, puis avança la main, et d'un geste sec, il sépara la bande de la machine. Sénéchal repiqua du nez dans son journal, Dame Pottier se cala dans son fauteuil et son regard se fixa sur le mur. Puis elle ôta le crayon de ses cheveux qui retombèrent en cascade et posa ses mains bien à plat sur la table. Sa bouche avait pris un pli dur.

Le contrôleur se recula lui aussi dans sa chaise, croisa les mains sur son ventre, et observa la machine silencieuse devant lui, comme si elle allait lui parler. Il dit simplement :

- Eh ben !

Sénéchal tourna une page en faisant le plus de bruit possible.

- Auriez-vous l'obligeance de me commenter, pardon, de nous commenter ce : Éh ben ! ª, monsieur Froissard ? demanda d'une voix suave la chef de la FREDE, en penchant un peu la tête pour, apparemment, considérer (elle aussi) avec le plus grand intérêt le crayon posé devant elle.

- Je ne vais pas y aller par quatre chemins, madame. Votre service est un gouffre. Un gouffre financier pour le ministère. Et cela depuis sa création !

- Vous vouliez dire pour le contribuable ?

- Si vous voulez. Je ne parle pas des charges incompressibles déjà

lourdes, je parle des frais annexes qui...

Sénéchal l'interrompit.

- Ah ! Puisque vous êtes là, monsieur Froissart...

Il s'était levé sans aucun bruit et s'avançait à grands pas vers Froissart, comme s'il venait de l'apercevoir.

- ...je vais en profiter pour vous parler d'une mission qui nous tient à

cour. Nous sommes sur la piste d'un réseau, à mon avis des trafiquants de biotechnologies. Piste très sérieuse. Oui, je pense à

211

Dio-pirates internationaux ou quelque chose comme ça. Une nouvelle drogue, peut-être. Nous avons recueilli de nombreuses informations et nous nous sentons prêts à franchir le pas. Pour ma part, je suis certain que nous sommes sur une grosse affaire...

- Le pas ? quel pas ? Je ne comprends pas un mot de ce que vous me racontez, monsieur Sénéchal !

Sénéchal leva un doigt.

- Je vous demande une petite seconde, vous allez comprendre. Il s'empara de la sacoche qu'il avait apportée. Il repoussa d'un large geste la machine à calculer et plia soigneusement la bande de papier couverte de chiffres. Les deux autres le regardèrent faire sans bouger.

quand il eut terminé, il glissa le petit accordéon blanc bien serré dans la pochette de la veste du contrôleur, puis lui donna une tape affectueuse du plat de sa large main. Sous le choc, l'homme du ministère fronça les sourcils.

Sénéchal s'agenouilla à côté de lui, le prit tendrement par l'épaule, comme un vieux camarade, et, le visage à quelques centimètres des narines dilatées du type, lui susurra :

- Regardez bien, maintenant.

Il le l‚cha soudainement avant que l'autre, offusqué, ait pu prononcer un mot. Il se redressa de toute sa taille et fit glisser la fermeture …clair de la sacoche. Il en sortit une boîte noire rectangulaire.

- Et voilà, admirez-moi un peu ce bijou !

Il posa la boîte devant lui et en ouvrit le dessus.

- qu'est-ce que c'est, Sénéchal ? Je ne vois pas ce que..., objecta Dame Pottier depuis l'autre bout de la table.

- C'est notre nouveau système de communication à distance. Il montra l'intérieur de la boîte.

- Ici, vous avez un ordinateur ma foi fort puissant, là un téléphone. Le tout sur batterie. Très grande autonomie. Je vous passe les détails. Le panneau que vous voyez là se déplie. Vous le tenez ouvert, et vous pointez ça vers le ciel. Voilà. Et maintenant vous pouvez communiquer avec qui vous voulez, par le truchement des satellites, depuis n'importe quel endroit de la planète. GPS, Internet, tous les services. Ce petit machin avec un oil de verre est une webcam. «a vous permettra de nous voir par le net, quand nous serons en Guyane pour notre enquête, Lucrèce et moi. Ce joujou s'appelle une mallette aventure. C'est tropicalisé, évidemment.

Les yeux du contrôleur s'agrandirent.

- En Guyane ? Vous n'y...

- Ah, vous vouliez me parler du prix de la mallette aventure ? Bof !

Comptez le prix d'une voiture. Pas une grosse... Avec ça, vous n'avez plus besoin de vous déplacer, plus besoin de voiture... …patant, non ? Il était temps que nous puissions développer nos moyens techniques, vous ne trouvez pas ? La contre-économie criminelle s'est dotée depuis longtemps de ce type de systèmes. La Guyane est à côté désormais, ainsi que le reste de la planète. Nous ne serons absents, Monsieur Méjaville et moi, physiquement s'entend, qu'une petite quinzaine de jours, trois semaines au pire.

- La Guyane, monsieur Sénéchal ?

Le contrôleur prit posément ses lunettes, les plaça sur la table devant lui, se frotta la base du nez en regardant le plafond, et remit ses verres.

Puis il déclara :

- Hors de question.

Sénéchal regarda Dame Pottier, restée de marbre. Il demanda :

- qu'est-ce qui est hors de question ?

- Hors de question que vous alliez en Guyane, hors de question que vous emmeniez Monsieur Méjaville avec vous, et je vous demanderai de reporter cet engin électronique et d'usage ruineux chez le fournisseur. Vous obtiendrez un avoir, ou de préférence un remboursement, il est hors de question que nous engagions un centime sur un déplacement comme celui-là !

Les frais de séjour, je vois ça d'ici... La police se chargera de votre affaire de biomachins et c'est tout ! D'ailleurs, si vous vous demandez toujours pourquoi votre service n'a pas plus de moyens - mais Dieu sait si on vous en donne, il suffit de regarder la facture de ce mois-ci ! -, c'est parce qu'il ne nous paraît pas réellement... indispensable, un point c'est tout !

- Tiens donc ! Voyez-vous, monsieur Froissait, à la question que je pose toujours, à savoir : ´ Pourquoi notre service n'a-t-il pas plus de moyens techniques, humains et financiers ? ª, on me répond invariablement :

´Vous connaissez la réponse... Les réponses... Tant que nous n'aurons pas fait la preuve que nous sommes utiles, voire indispensables, à la nation tout entière, ou plutôt à l'…tat tout entier, rien ne changera. ª

II avait appuyé sur le mot índispensable ª à la manière de Dame Pottier.

Il haussa le ton d'un seul coup.

- Et quand nous essayons de faire la preuve que nous sommes utiles, on ne nous donne pas les moyens ! Caressez un cercle, il devient vicieux, a dit je ne sais plus qui. Je me préparais à vous faire une petite présentation de notre affaire sur cet écran, mais...

Il referma la mallette d'un coup sec, le contrôleur recula instinctivement ses mains. Sénéchal alla en trois pas à son manteau accroché à une patère, fouilla dans la large poche et en sortit un objet 212

213

noir qu'il lança sur Ta table. L'objet glissa sur le plateau, passa entre les dossiers et arriva pile en face de Ghislaine Pottier.

- Joli tir, détective Sénéchal.

Dame Pottier regarda le petit paquet noir immobile devant elle.

- qu'est-ce que c'est ? Votre stimulateur cardiaque ? Vous êtes s˚r de ne plus en avoir besoin ?

46.

Le contrôleur regarda Dame Pottier défaire délicatement le paquet noir de ses petites mains manucurées. Il lui sembla qu'il s'agissait d'un morceau de caoutchouc qui enveloppait très serré quelque chose de rectangulaire.

Elle fronça son joli nez.

- Ce paquet sent la vase, Sénéchal, vous l'avez trouvé dans les égouts ?

- Non, dans un bélier flotteur...

- C'est sans doute une de vos blagues privées que vous êtes le seul à

comprendre.

Elle défit un dernier lien, il y eut un ´ pshht ! ª et le paquet sembla presque doubler de volume. Elle attendit un peu, pencha la tête de côté, au ras de la table, ses cheveux touchant le plateau gris, puis jeta un coup d'oil dans l'ombre du colis qui venait de s'ouvrir par un de ses côtés.

Sénéchal trouva qu'en cet instant elle avait l'attitude comique d'un piaf guettant un ver de terre qui va sortir de son trou.

Elle écarquilla les yeux de surprise en voyant le contenu. Le contrôleur, qui avait reculé quand le paquet avait gonflé, se levait sur sa chaise pour tenter d'apercevoir ce qu'elle voyait, sans y parvenir. Elle se redressa, croisa les mains devant elle, et déclara d'une voix lente :

- Sénéchal, ce que je viens de voir me... Je ne pensais tout de même pas que vous arriveriez un jour à ces extrémités... Nous allons... Comment dirais-je, faire le point tranquillement tout à l'heure et je suis s˚re que nous allons trouver une solution. J'espère pour ma part qu'il n'y a pas eu de... de dommages collatéraux. Tout le monde peut faire une bêtise un jour ou l'autre, mais là,j'avoue...

215

- Arrêtez votre cinéma T rugit Sénéchal depuis le bout de la pièce. Ce fric ne vient pas d'un casse ou de l'attaque d'un fourgon blindé, nom de Dieu ! C'est mon argent 1 Faites-lui donc un peu prendre l'air !

Dame Pottier étala les billets devant elle. Le contrôleur écar-quilla les yeux à son tour derrière ses lunettes... Des euros. Un bon paquet. Un bon gros paquet. La chef suprême de la FREDE demanda :

- Comment réalisez vous le truc du colis qui double de volume en faisant pschitt, Sénéchal ?

- C'est sous vide, comme le café moulu, mais sous une bien plus importante dépression. «a permet de les comprimer pour en faire tenir plus dans ce p'tit bout de chambre à air. Et de ne pas être corrompu par l'air et l'humidité.

Elle avait l'air perplexe.

- Je ne vous savais pas fortuné, détective Sénéchal.

- Bah ! le nerf de la guerre, chef... J'en ai toujours un peu en réserve, pour les grandes occasions. quand il faut agir. Et d'ailleurs : ´

qu'est un homme si tout son bien, si l'emploi de son temps n'est que manger ou dormir ? Une bête, rien de plus. Celui-là qui nous dota de ce vaste esprit, qui voit loin dans le passé et l'avenir, ne nous a pas donné cette raison divine pour qu'inactive elle moisisse en nous ! ª

- Joli, Sénéchal. L'Ecclésiaste ?

- Hamkt, chef !

- J'aurais plutôt pensé à Macbeth, à peu près vers l'acte trois...

- Je ne vous dérange pas trop ? demanda le contrôleur. Dame Pottier et Sénéchal se tournèrent vers lui avec un bel

ensemble. Sénéchal lui fit un sourire de requin.

- Est-ce que vous saviez, monsieur Froissart, que dans le monde huit cents millions de personnes sont en état de sous-alimentation chronique, c'est-à-dire qu'elles ont faim tous les jours ? Et que quatre-vingts pour cent de la population mondiale n'a pas accès aux services de santé faute de moyens ?

L'autre leva un sourcil ombrageux.

- Je ne vois pas le rapport avec ce que vous êtes en train d'essayer de faire.

Le téléphone posé sur la table entre les dossiers émit une note feutrée.

Dame Pottier décrocha, écouta une seconde et dit :

- J'arrive tout de suite. Ne quittez pas. Puis elle se tourna vers ses interlocuteurs.

216

- Je vous prie de m'excuser, messieurs, mais il semble qu'on m'appelle pour une urgence, je reviens dans une seconde.

Sans attendre, elle se leva, traversa la pièce, l'air préoccupé, puis sortit. Sénéchal regarda Froissart.

- Je vous expliquerai un jour ce que nous essayons de faire, précisément, ici. Tenez, vous allez rire. Il se trouve que nous avons eu accès récemment à des documents de votre ministère très-confidentiels. Comment ? allez-vous me demander ? Bah ! Le hasard, comme souvent. Vous serez heureux d'apprendre que j'ai dans un coffre, pas loin, la copie - ou peut-être les originaux, la mémoire me fait souvent défaut - des rapports que vous envoyez tous les mois à votre excellent ministre, les rapports concernant la FREDE et ses activités. Non, non, je ne parle pas des rapports diffamatoires que vous faites à votre supérieur hiérarchique direct, ça, nous les détenons depuis longtemps... ¿ propos, ce cher homme sait-il que vous envoyez des notes au ministre sans passer par lui ?

Sénéchal prit un air parfaitement contrit.

- Ce n'est pas joli joli, ce que vous racontez sur nous. Vous passez intégralement sous silence tous nos succès et vous amplifiez continuellement nos carences. Ce ne sont pas du tout ce qu'on peut appeler des comptes rendus objectifs. Il s'agit d'une entreprise de démolition.

Bien entendu, je nierai avoir tenu avec vous la conversation qui va suivre.

Je vous ai un peu tripoté tout à l'heure, vous n'avez pas de système d'enregistrement sur vous. Me voilà donc tranquille. Et vous voilà bien embarrassé ! Je vous vois bien p‚lichon tout à coup ! Bien entendu, nous avons réuni, dans un dossier que je qualifierais volontiers d'accablant, les preuves que vous avez menti depuis des mois à vos maîtres, petits et grands, pour montrer que vous êtes l'homme qu'il faut pour rogner ici un sou, ici un autre, et qu'on ne vous la fait pas. Plan de carrière oblige.

Vous voulez monter en grade, mon cher Froissart, et vite ! Mais sur notre dos. En empoisonnant nos puits après en avoir tiré l'eau. Vous ne nous aimez pas, nous, les écofiics, qui n'existons pas pour le public, vous voulez nous foutre en l'air. C'est désormais réciproque. Votre faute est aussi grave que professionnelle. C'est mal, très mal, ce que vous avez fait ! Mais il vous reste peut-être une chance de recueillir notre pardon...

Le contrôleur Froissart regardait la porte par laquelle Dame Pottier avait disparu. Il se sentait abandonné comme Cendrillon par sa marraine la fée, à

la merci de ses horribles sours. Il fit un p‚le sourire à Sénéchal, qu'il parvint à maintenir un instant malgré le regard glacial que le détective dardait sur lui. Il grommela faiblement :

217

~"= yu est-ce que vous essayez de me vendre ?

Sénéchal prit une chaise vacante, s'assit tranquillement et croisa les doigts sur la table devant lui.

- Ce que je vais vous vendre, vous l'avez déjà acheté. Voici ma proposition, mon cher Froissart : je finance cette opération à cent pour cent, matériel, salaire de Méjaville, déplacements, frais divers, tout le bataclan... Je rapporterai des résultats pour la FREDE, en bon chien de chasse, et pendant mon absence je vous recommande - je vous invite, plutôt - à infléchir votre désastreuse politique de démolition ou à

reconsidérer votre positionnement. Sinon, vous serez bientôt comme le pauvre roi Richard qui a trouvé son méchant frère sur le trône après être parti en croisade. Un autre Froissart sera là le mois prochain si je laisse s'envoler ces documents dans la nature. Un Froissart que nous aurons peut-

être façonné à notre main, comme de l'argile tendre, et qui reb‚tira la FREDE sur les ruines fumantes que vous alliez laisser derrière vous. Vous aurez tout perdu, et nous, tout gagné.

Il sourit chaleureusement.

- J'ai, par bonheur, une bonne nouvelle... La chance de surmonter cette terrible épreuve vous demeure cependant, Froissart, mon bon. Vous allez vous souvenir des hauts faits de la FREDE, et vous allez chanter ses louanges au plus haut des deux ministériels. Une sorte de révélation, en somme. Suivie d'une conversion. Vous allez, parallèlement à votre campagne de communication, faire en sorte d'obtenir le doublement en trois mois - je répète : le doublement - des budgets qui nous sont allouées mensuellement par votre administration depuis la création de notre service.

Sénéchal nota, amusé, le sursaut du fonctionnaire qui esquissa un geste vers le petit accordéon blanc qui sortait de la poche de sa veste.

- Vous avez dans la pochette de votre veste tous les éléments de calcul, je les vois d'ici. Je rentrerai bien entendu, quant à moi, dans mes avances au centime près, foi d'animal. Et cela dès la fin du troisième mois. Je louerai ma petite mallette aventure à la FREDE quand elle en aura besoin.

Le contrat de location commence d'ailleurs ce jour. J'en ai besoin, figurez-vous, de cet outil. Nous allons expédier à vos seigneurs et maîtres

- et surtout à celui auquel vous pensez tout particulièrement - un courrier saignant, expliquant que nous avons d˚ faire appel à des fonds privés internes pour financer une opération d'intérêt public, et cela devant la carence - que dis-je l'impéritie - de l'un de nos tuteurs défaillants. Nous allons nous en plaindre amèrement. On se tournera vers vous. On s'inquiétera, on vous interrogera plus avant sur 218

vos rapports mensuels catastrophistes. Sans parler, peut-être, des notes au ministre... Soyez fort à cet instant, Froissart, sachez trier le bon grain de l'ivraie lorsque la République, qui est bonne fille, vous demandera des nouvelles de la FREDE, car nous serons perchés sur votre épaule.

Sénéchal se leva lentement comme un homme fatigué, et soupira :

- Froissart, mon ami, la vie a été bonne pour vous jusqu'alors. Vous êtes un homme d'action, vous êtes encore jeune, ambitieux comme on sait, et l'avenir radieux vous sourit, comme à nous tous ici... Eh oui ! Vous aviez pénétré sans le savoir, en passant notre porte, dans le cercle enchanté du bonheur ! Nous voilà donc partis tous ensemble pour une longue et fertile coopération. quoi de plus beau que des regards tournés dans la même direction ? Rapportez-nous des beaux budgets, des budgets bien gras comme nous les aimons.

Il le regarda durement.

- En chasse, mon ami, en chasse ! TaÔaut ! taÔaut, messire Froissart !

Dame Pottier, en entrant dans la pièce, eut l'air de les découvrir tous les deux.

- Je vous demande pardon, messieurs. Alors, Sénéchal, ça s'arrange, vos histoires d'argent avec Monsieur Froissart ?

- Formidablement, chef, nous nous sommes trouvé des tas de points communs pendant votre absence, dont un amour immodéré pour la nature et les richesses qu'elle nous dispense. Malheureusement, l'heure tourne et Monsieur Froissart doit retourner à d'autres t‚ches, sans doute plus nobles. Il nous laisse sa petite machine à calculer afin que nous puissions affiner notre prévisionnel pour les mois prochains.

Elle sembla ravie.

- C'est très gentil à vous, monsieur Froissart. Vous communiquerez mes respectueuses salutations à Monsieur le directeur de cabinet.

Elle ajouta en souriant largement :

- Je dois d'ailleurs le voir prochainement chez des amis communs.

Froissart la regarda, regarda Sénéchal, faillit dire quelque chose, puis il détala après avoir murmuré une vague formule d'adieu. Sénéchal appuya sur la touche de mise en mémoire de la calculette. Il regarda le total affiché

sur le petit écran vert, et émit un petit sifflement.

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- vousTTy" êtes pas miée de main morte, chef ! Vous avez encore gonflé le chiffre sur lequel nous étions tombés d'accord. Pauvre Froissart !

- Il y a toujours des frais annexes qui sont oubliés. Vous auriez pu me prévenir que votre paquet faisait pschitt ! J'ai frôlé l'attaque.

- Désolé, chef, le côté ludique de la chose ne vous aura pas échappé, j'espère. Entre nous, je vous ai trouvée très douée pour l'art dramatique, chef, on n'avait même pas répété.

- J'ai tout entendu depuis le bureau de Ravier, j'avais laissé le téléphone ouvert. Vous êtes un pur salaud sans cour. Je le savais.

Elle fronça un peu les sourcils.

- Sincèrement, Sénéchal, d'o˘ sortez-vous tout ce fric ?

- Hum. Mon héritage de lointains parents, la vente de mon ancienne maison, les royalties de mon site internet sur l'environnement. que sais-je ? Je n'ai pas toujours travaillé pour des haricots à la FREDE, vous vous souvenez ? J'avais prévu que ce salopard ne sortirait pas un sou.

- Vous êtes sacrement joueur, Sénéchal. Et vous m'avez fait jouer avec vous. Je saurai m'en souvenir. Comment pouvez-vous être certain qu'il ne va pas aller raconter ça en haut lieu et qu'il ne va pas tout balancer aux deux autres ministères ?

- Parce que je détiens vraiment les documents dont je parlais. Elle se posta devant lui et lui lança un regard aigu, en contre-plongée.

- Vous bluffez. Vous aviez simplement deviné que ce salaud nous descendait en flammes dans ses rapports mensuels, ce qui était facile à deviner, et qu'il sautait par-dessus la tête de sa hiérarchie, ce qui me paraissait, quant à moi, inconcevable, je l'avoue. Depuis quand saviez-vous ça, Sénéchal ?

- Je bluffe, dites-vous ? Peut-être, peut-être pas. C'est vous qui voyez, chef. ¿ propos, vous allez vraiment voir le directeur de cabinet chez des amis communs ?

Elle lui décocha un sourire mi-figue mi-raisin. Il trouva qu'elle avait un charme fou lorsqu'elle arborait cette expression. Cérémonieusement, il lui tendit, en s'inclinant à la manière japonaise, la petite réglette sur laquelle on lisait ´ …pargnez-moi vos sarcasmes ª en lettres de plastique, réglette qu'il tenait depuis un instant cachée derrière son large dos. Elle la lui prit des mains, la contempla pensivement une dernière fois, la leva au-dessus de sa tête et, un oil fermé pour mieux viser, la fit atterrir dans la poubelle à trois mètres de là.

- Joli tir, chef, dit Sénéchal.

47.

De grosses gouttes de pluie s'écrasent mollement sur le béton du tarmac puis se transforment soudain en une mitraille sonore qui crépite sur les toits, noie le paysage en quelques secondes et secoue les feuilles des palmiers qui bordent le parking de l'aéroport de Cayenne-Rochambeau. L'eau du ciel ruisselle à flots sur les verrières du hall d'arrivée. Au-dehors, les égouts recrachent à gros bouillons des torrents d'eau tiède, et d'un seul coup on ne voit plus rien à quelques mètres. La pluie redouble de violence, un éclair zèbre le ciel matinal, l'averse semble hésiter un instant puis elle s'arrête brutalement, laissant derrière elle un air chargé d'humidité qui s'emplit d'une odeur sucrée de vanille, de girofle et de fleurs fanées. L'orage n'a duré que quelques secondes. La chaleur s'installe à nouveau, les toits fument sous le soleil déjà br˚lant.

Edouardo s'ennuie. Il lisse sa moustache noire en pensant à Edmée au joli cul. Il est debout, le dos légèrement appuyé contre l'une des armoires métalliques grises, dans la petite pièce lumineuse de la douane de l'aéroport. Aujourd'hui il a passé une chemise couleur fuschia et il se demande si elle n'est pas un peu voyante. Son arme de service, à sa ceinture, le gêne, et il se tourne de côté pour éviter qu'elle ne cogne contre le montant de l'armoire. Devant lui un gros douanier en uniforme est assis à son bureau et manipule une pile de dossiers à la couverture défraîchie. Il étale des photographies et les trie soigneusement. Edouardo regarde, par la vitre qui dégouline encore, la carlingue luisante des avions qui roulent en grondant sur la piste détrempée. De grandes flaques reflètent le ciel. Tout au fond, des nuages bas s'accrochent aux maigres collines boisées. Edouardo attend que

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les détectives de Paris (qui viennent d'arriver par l'avion d'Air France) récupèrent leurs bagages.

Edouardo rumine. Ils vont s˚rement l'emmerder et lui causer des problèmes, ces mecs-là, il le sent. Il le sent dans tout son être, Edouardo le Magnifique. Il n'avait vraiment pas besoin de ces casse-pieds. Surtout que le plus grand des deux détectives de la métropole - Destouches a précisé

très grand, une sorte d'armoire à glace - est, paraît-il, un admirable casse-couilles et un fouteur de merde incontrôlable. Un malin, en plus, faut s'en méfier, a précisé aussi Destouches. Un écoflic. Manquait plus que ça à la grande famille des emmerdeurs... Des écoflics !

Le douanier l'invite du geste à examiner une quinzaine de photos qui représentent des passants dans le hall de l'aéroport. Des tas de gens différents. Des grands et des petits, des gros et des maigres, des Noirs et des Jaunes, des Blancs, des enturbannés, des tristes, des riches et des moins riches. Sur presque toutes les photos, on a cerclé au crayon rouge la tête de quelques personnages, hommes ou femmes. De temps à autre on compose ces clichés ´ volés ª avec les avis de recherche, sans optimisme exagéré.

Puis on les montre à Edouardo qui s'intéresse à tout, comme il dit.

Edouardo reconnaît au passage des voyous locaux dont la tête cerclée de rouge revient pour la centième fois. Des petits mecs qui bossent un peu autour de l'aéroport pour améliorer l'ordinaire ou le RMI... Tiens, celui-là, il ne le connaît pas... Il pose négligemment la photo de l'inconnu dans la pile ´ ¿ recontrôler ª. Son regard vogue vers le tas de clichés que le douanier n'a pas sélectionnés. Tout d'un coup il se bloque à l'arrêt comme un chien de chasse et pose la paume sur celle du dessus.

- Hep ! Hep ! qui sont ces gars-là ? L'autre lève le nez.

- Mais vous piochez pas dans le bon tas ! Le gros douanier retourne la photo.

- Elle a été prise il y a trois semaines à peu près.

En effet, le sujet est propre à attirer l'attention d'un flic comme Edouardo, un flic doublé d'un cinéphile. On voit dans la foule deux personnages plantés presque au milieu du hall, devant le terminal des arrivées. Ils sont sur la gauche. Un homme de grande taille en costume de ville se tient derrière un petit type au visage étroit avec un chapeau de paille tressée. Il va lui poser (ou il vient de lui poser ?) la main sur l'épaule dans un curieux geste qui rappelle celui d'une mante religieuse, le poignet fléchi. C'est un geste ancien, comme dans un vieux muet, dans un vieux film de vampires. Là, sous les yeux d'Edouardo, Nosferatu va planter ses griffes

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dans le cou de sa proie, et après il va lui boire son sang devant tout le monde... Bizarre, cette ambiance.

¿ trois mètres des personnages figés de la photo, on distingue deux policiers de l'Air et des Frontières qui discutent en marchant, apparemment sans les voir. Edouardo allonge la main vers une grosse loupe. Il la place sur le cliché, le cercle de métal chromé entourant les deux têtes. Puis il l'élève lentement pour grossir son sujet. Malgré le grain, on distingue les yeux clairs du grand type fixés sur la nuque du petit. Il n'a vraiment pas l'air commode. Le visage aigu du petit bonhomme au chapeau reflète une pure expression de terreur muette. Tout ça n'a sans doute aucun intérêt, s˚rement un type qui fait une blague à son pote-Mais o˘ ton imagination vat-elle t'entraîner, Edouardo, hein ? Moteur ! «a tourne dans ta caboche, Edouardo.

Edouardo demande au douanier :

- Vous pouvez vous tuyauter ? Il montre les deux personnages.

- C'est pas s˚r... Pourquoi, vous les connaissez, ces mecs ?

- Hmm, non, je crois pas.

- Ben alors ? Y a des tas de gens qui se donnent rendez-vous là, vous savez, ils... Oh ! je vois ce qui vous plaît là-dedans. La composition, et l'intensité dramatique. Je suis pas mécontent, je dois dire.

Edouardo n'écoute pas et trie le petit tas présélectionné par le gros douanier, cette fois. Il regarde les photos à toute vitesse et en pousse une devant lui sur le bureau.

- Et celui-là au milieu, celui qui est entouré de rouge et qui regarde les deux flics aux Frontières ? C'est bien les mêmes flics, non ? C'est le même instant, ou presque, les deux mecs dramatiques, comme vous dites, sont hors champ, non ? Sur la gauche ? En fait, c'est eux qu'il surveille. qui c'est, ce grand blond ?

- Lui ? Un de nos nouveaux amis du Surinam. Un ćonseiller ª. Je l'ai shooté au deux cent dix le même jour, je crois, voyons la date... Tout juste ! Même heure, même chaîne. J'ai d˚ faire une rafale de photos à ce moment-là, c'est pour ça que vous avez ces deux types bizarres sur une série. Lui, je l'ai entouré en rouge parce que je sais que vous aimez bien savoir ce que les Ricains foutent chez nous. C'est lui que je visais, à vrai dire.

Edouardo fronce les sourcils et tord un peu la bouche, ce qui change l'angle de sa moustache.

- C'est un de ces connards des stups ?

- Hum. Un mec de la lutte anti-drogue, un conseiller américain auprès de la police du Surinam, dans le cadre de la coopération machintruc anticame après le sommet de la JamaÔque, etc.

223

vous voyez le genre 7~Je dois pouvoir trouver son nom quelque part.

- Je voudrais la liste des vols de ce jour-là, départs, arrivées, liste des passagers si possible et un agrandissement un peu soigné de ces deux types.

Il indique la photo de Dracula et de sa future victime supposée.

- On va diffuser à nos potes les Ricains. Mais nos potes à nous, hein ?

- Il nous en reste ? rigole l'autre.

- J'espère bien. De toute façon, c'est juste pour la forme, et... On frappe à la porte et un autre douanier entre, essoufflé.

- Monsieur euh... Edouardo ? Edouardo approuve.

- Y a vos deux types, là, ceux que vous attendez, Sénéchal et Méjaville.

On m'avait dit... Ils sont là, ils vous ont demandé parce que... heu... y a un problème avec eux, j'ai l'impression.

«a commence très fort, bordel, pense Edouardo, tandis que le gros douanier photographe éclate de rire.

- Bonne journée, monsieur Edouardo. Vous voulez pas voir les autres photos ?

Puis il crie :

- Mes amitiés à vos nouveaux collègues de la métropole ! Mais Edouardo le Magnifique fonce déjà dans le couloir, o˘

l'odeur de la pluie s'est mélangée à celle du kérosène.

48.

Environ une heure plus tard, après d'‚pres discussions avec les douaniers, plusieurs communications téléphoniques longue distance et un échange de fax, Sénéchal empoignait la plus grande des malles métalliques et, sans effort apparent, la chargeait dans la Land-Rover. Il ne semblait pas être incommodé par la chaleur. Il vérifia d'un dernier coup d'oil que tous les bagages étaient là, referma avec soin les battants vitrés de la camionnette, puis il se tourna vers Edouardo qui faisait franchement la gueule, un peu en retrait, la moustache en bataille. Sénéchal, lui, avait l'air très content.

- Allez, ne faites pas cette tête-là, je vous invite à déjeuner. C'est pas vraiment l'accueil vahinés-colliers de fleurs, chez vous, hein ? Mais on n'est pas froissés, ne vous tourmentez pas... Hein, Lucrèce, dis-lui qu'on n'est pas vexés, à Monsieur Edouardo, il se tourmente.

Lucrèce, assis à la place du passager, vitre ouverte, contemplait ostensiblement le capot jaun‚tre à travers le pare-brise poussiéreux, en s'épongeant le front du revers de la manche, à petits coups réguliers.

Edouardo s'approcha et énonça lentement, comme s'il s'adressait à un enfant :

- Monsieur Sénéchal, je crois que vous n'avez pas bien compris. Ici comme ailleurs, quand les douaniers découvrent dans des bagages de l'artillerie de compétition comme ce flingue de guerre démonté et empaqueté - accompagné

de surcroît de ses projectiles de mort - ils en conçoivent, comment diraisje ? (il se pinça la base du nez, entre ses épais sourcils, cherchant le terme exact) une légitime émotion !

225

----jciiciuai nt un TaTge geste, tout de compréhension bienveillante.

- C'est humain, certes, je le conçois monsieur Edouardo. Néanmoins, concevez à votre tour qu'un homme tel que moi, démuni par nature, ne peut s'embarquer pour des contrées lointaines à l'aveuglette. Et sans avoir pris la précaution élémentaire de s'assurer qu'il pourra défendre chèrement sa vie à la première échauffourée ou à la première algarade avec le premier coupe-jarret venu... Vous devez bien avoir des brigands, ici, non ? Et puis il s'agit d'un tout petit fusil, ce De Franchi, avez-vous remarqué ?

Presque un jouet.

- Tout de même, monsieur Sénéchal !

Les yeux d'Edouardo se rétrécirent un peu. Il mit l'intensité maximale dans son regard.

- Vous parlez toujours comme ça ?

- Uniquement quand j'ai faim. Ces compagnies aériennes vous font toujours crever de faim, une question de poids des passagers, je suppose. «a économise le kérosène. que voulez-vous, la mondialisation, c'est ça aussi, on n'est plus que de la marchandise pour les marchands. Des vaches à

traire, en somme... Nous y allons, monsieur Edouardo ? J'ai h‚te de me restaurer et je suis toujours curieux de découvrir un pays par sa gastronomie. Ensuite nous filons à la base de lancement.

Edouardo soupira et se mit au volant de la Land-Rover. Puis il fit claquer la portière, apparemment résigné, mit le contact et fit ronfler le moteur furieusement. ¿ côté de lui, Lucrèce, bras croisés, évitait de le regarder.

Lucrèce s'était endormi au bout de dix minutes. Malgré les cahots de la Land-Rover, sa tête dodelinait et penchait vers l'épaule d'Edouardo. Seule la ceinture de sécurité l'empêchait de basculer sur le conducteur. Sénéchal avait étalé sa grande carcasse sur la banquette arrière, les pieds bien calés et une main refermée sur la poignée intérieure de la porte pour ne pas glisser. Il parlait fort pour couvrir le bruit du diesel. Il venait de faire à Edouardo un compte rendu fidèle des affaires qui l'avaient amené en Guyane. Il termina son exposé et lui demanda :

- L'excellent Cédric Destouches, qui vous envoie son salut, m'a raconté

que vous avez eu des informations relatives à l'arrivée d'une nouvelle drogue sur le marché, dans votre secteur, ou plutôt en provenance du Surinam ?

Edouardo dut lui aussi élever le ton.

- On en parle. C'est peut-être vrai, peut-être pas. Je m'y suis 226

rendu récemment pour sentir le vent. Peut-être que les chimistes des labos planqués dans la forêt ont raconté des trucs, peut-être que quelqu'un est arrivé là-bas avec une cargaison d'un truc nouveau, allez savoir ? Vous pensez que ça a un rapport avec votre bonhomme de la base ? Pour l'instant je n'ai pas de piste sérieuse, mais c'est peut-être vous qui l'avez, la réponse à toute l'histoire.

- Pour le moment, je ne sais pas si cette plante est une drogue ou pas.

Edouardo sembla méditer la réponse de Sénéchal un moment, puis il demanda :

- C'est quoi votre artillerie bizarroÔde, là, monsieur Sénéchal, dans vos bagages ?

- Mon jouet ? Un fusil de marque De Franchi calibre douze. Huit cartouches. C'est une pétoire à géométrie variable, voyez-vous ?

- Non, je ne vois pas du tout.

- Eh bien, c'est un fusil à pompe qui est à la base une arme de poing, ou presque, que vous devez tenir à deux mains pour faire feu à cause du recul important, et que vous alimentez en munitions classiquement en pompant sous le canon, chlic-chlac...

- Hunhun, fit Edouardo en regardant sa moustache dans le rétroviseur.

- Mais il y a une crosse en aluminium très gracieuse et très finement ciselée qui se déplie et qui permet de transformer la bête en arme d'épaule.

- Ahabon ?

- Ce qui permet d'ajuster et de tirer plus précisément, voire de s'en servir à la volée d'une seule main en appuyant la crosse sur l'épaule. Ou sur le ventre si vous êtes un peu pressé.

- Hmm.

- Est-ce que vous me suivez, monsieur Edouardo ? Edouardo était déjà en train de regretter d'avoir posé cette

question, et se concentrait du mieux qu'il pouvait sur la conduite. (Merde.

Ce type a l'air bourré d'énergie... quand est-ce qu'il va la fermer ? Il me saoule...)

- Pas du tout, monsieur Sénéchal, mais ça ne fait rien.

- En somme, et pour nous résumer, que rêver de mieux pour un type comme moi, d'une maladresse légendaire, qui ne sait pas viser et qui est capable de se tirer dans le pied ? Hein ? L'avantage de la chose, c'est qu'elle est légère, maniable comme tout et qu'elle arrose très large. quand on pointe le canon devant soi, bien entendu.

- Mais, dites-moi, il s'agit d'une arme de guerre, non ?

227

as K raonquent ene vendent pour faire la guerre, c'est dans la notice.

- Mais vous vous l'êtes procuré comment, cet engin ?

- Par le jeu des fusions-acquisitions, comme dirait quelqu'un. Je lis dans votre oil que vous aimeriez l'essayer, monsieur Edouardo.

Vous lestez toujours votre veste avec du plomb de pêche pour dégainer votre Beretta plus vite ?

Edouardo jeta un regard mauvais dans le rétroviseur.

- Vous n'avez pas les yeux dans votre poche, monsieur Sénéchal.

Il garda le silence un instant, puis :

- J'essaierais volontiers votre engin de mort, un de ces jours.

- C'est bien, de porter de l'intérêt à tout ce qui se fait de neuf, monsieur Edouardo. Et je dois avouer que vous m'êtes spontanément sympathique, monsieur Edouardo... Si, si. Vous avez des manières honnêtes et obligeantes. Au fait, je crois que vous avez fait récemment une demande d'information sur le passé et les hauts faits de mon camarade Monsieur Méjaville - et sur le mien - auprès du ministère de l'Intérieur. Je ne me trompe pas ?

Le flic moustachu accusa nettement le coup et la voiture ralentit, puis elle accéléra de nouveau. Sénéchal b‚illa ostensiblement, comme pour effacer la gêne d'Edouardo.

- Tout cela est sans importance, vous n'aurez jamais de réponse, à

mon avis... Je vais vous mettre au parfum, par loyauté, en ce qui me concerne. Mon ami Lucrèce - c'est le surnom du petit gros qui ronfle sur votre épaule - est un vrai scientifique républicain sans reproche, je vous l'apprends en confidence. Son ‚me est simple et dénuée de malice, le pauvre diable. Il est resté d'une très grande fraîcheur.

- Lucrèce ? Pourquoi Lucrèce ?

- Mais j'insiste, reprit Sénéchal sans répondre à la question, j'apprécie beaucoup les gens comme vous, les gens précis. Précis et qui s'informent sur leurs futurs partenaires dans une affaire un peu délicate comme celle qui nous occupe. Et quand nous saurons tous qui nous sommes, car moi je sais qui vous êtes, nous serons tous devenus un tas de chics copains. «a vous va ? Je bavarde, je bavarde, mais je ferais volontiers un arrêt-pipi. Pourriez-vous m'arrêter un instant près de ce marigot, là ?

- Si vous voulez.

- Au fait, vous n'avez pas de bestioles là-dedans ? Le caÔman noir guyanais est une espèce protégée, n'est-ce pas ? Bon, cela étant, si vous en voyez un qui me poursuit, butez-le quand même, hein !

228

H eut l'air soudain de se souvenir de quelque chose, sortit de son portefeuille une petite photo qu'il colla presque sous le nez d'Edouardo par-dessus le siège conducteur.

- Tenez, au cas o˘ Destouches ne vous aurait pas tout dit-Sénéchal descendit enfin de la camionnette en s'ébrouant, se frotta un instant les mains en regardant le ciel, l'air ravi, puis se dirigea à grandes enjambées vers les roseaux.

Edouardo posa sa tête sur le volant. Il se sentait vidé. ¿ côté de lui, Lucrèce ronflait bruyamment, la bouche ouverte, le front couvert de transpiration... Et quand nous saurons tous qui nous sommes, car moi je sais qui vous êtes... qu'est-ce que c'est que ce type ? Il connaît ma couverture ? Non, impossible. ¿ part Destouches, qui a bien pu ? Merci, Destouches, mon ami lointain. Merci pour ce cadeau venu du ciel... Comment il sait que j'ai demandé des tuyaux sur lui ? Il se fout de ma gueule depuis qu'il est arrivé. Et qu'est-ce que c'est que cette photo ?... Tiens.

Mais c'est lui ! Ma parole, il est dans une manif ? ! C'est un sous-marin des renseignements, ce gars-là ? C'est quoi les pancartes ? Ńucléaire danger. ª II a l'air plus jeune. Hmm. Je vois, je vois. Un agent des RG

infiltré dans des mouvements d'extrême gauche. Un de ces types gonflés qui noyautaient les groupuscules extrémistes et les éléments terroristes. «a alors. Il remonte dans mon estime, le gars. Fallait en avoir, pour faire ce genre de... Merde, le voilà !

Sénéchal sourit à Edouardo à travers la vitre, fit claquer ses bretelles et remonta dans la camionnette. Edouardo lui tendit la photo par-dessus son épaule sans un mot et lui fit un clin d'oil dans le rétroviseur, le clin d'oil de ceux qui savent. Il se félicita de sa sagacité, lissa sa moustache, mit le clignotant tout en accélérant et déclara :

- Moi aussi, je crève de faim. Je connais un petit restau en centre-ville, pas loin de la place des Palmistes. «a vous dit une fricassée d'iguane, ou du tapir à la Strogonoff ?

Le propriétaire du restaurant, dont la carte proposait de l'agouti, du pakura, de l'iguane, du tapir et du singe, portait un large pantalon de coton à damier rouge et noir et une veste blanche. Une petite calotte également blanche était posée assez haut sur ses cheveux crépus. Il disait à l'espèce de géant à bretelles qui avait envahi sa cuisine (et qui soulevait les couvercles des casseroles fumantes pour renifler tout) que, pour l'iguane, il fallait faire macérer la viande une nuit dans du citron.

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- rn; vous ajoutez au vinaigre, du sel, de l'ail et des clous de girofle.

- Et pour le tapir ? demanda le grand type à bretelles.

- Le truc, c'est ma sauce... Poivrons rouges et verts, sauce crème, porto.

- Hmm... Je suis bien persuadé que vous rajoutez un dé à coudre de grand-marnier, je l'ai senti.

Le restaurateur éclata de rire, découvrant une rangée de dents parfaites.

- Vous êtes venu de métropole pour me piquer ma recette, j'en suis s˚r, maintenant !

Sénéchal avoua que c'était bien là l'unique but de son voyage.

Dans la minuscule salle vide, très exactement à la verticale du grand ventilateur paresseux du plafond, Edouardo et Lucrèce (qui avait mis son noud papillon dans sa poche et dont la barbe commençait à pousser sérieusement) se dévisageaient en chiens de faÔence, assis à une table à la nappe rapiécée. Les éclats de rire qui venaient de la cuisine ne semblaient pas troubler le silence pesant installé entre eux. Edouardo se lissa soudain la moustache de l'index, leva les yeux vers son petit gros vis-à-vis et dit :

- Il est toujours aussi casse-couilles, votre collègue ? Lucrèce, qui n'arrivait pas vraiment à récupérer du voyage, frotta ses yeux bouffis de sommeil, b‚illa largement et répondit à Edouardo qu'il suffisait de voir dans quel état de dégradation physique et mentale il se trouvait, lui, Serge Méjaville alias Lucrèce, pour comprendre que ce n'était là qu'un doux euphémisme. Edouardo émit un mince sourire qui fit plisser un peu le coin de son oil. Sénéchal sortit de la cuisine en se frottant les mains et déclara :

- ¿ table, à table !

Edouardo semblait en verve d'explications touristiques. La fricassée d'iguane avait été rapidement avalée. Devant une mangue coupée en dés dans sa peau, il expliquait :

- Au Brésil, l'un de nos plus grands voisins, ça commence à chauffer vraiment. La commission parlementaire brésilienne sur le trafic de drogue vient de rendre un rapport alarmant sur la situation du pays. Dans cinq des vingt-six …tats, les narcos tentent tout bonnement de prendre le pouvoir !

Le gouverneur d'un de ces …tats est menacé de mort par un ex-patron de la police militaire. Vous voyez l'ambiance.

Sénéchal demanda :

- Et le Surinam ?

230

- Le Surinam, c'est quatre cent trente mille habitants et un peu plus de cent soixante-trois mille kilomètres carrés de jungle, ou peu s'en faut. En Guyane française, pour mémoire, on n'est que cent cinquante huit mille pékins sur un territoire grand comme le Portugal, dont la moitié vient de l'étranger. Les neuf dixièmes des mecs du Surinam vivent sur la côte et mettent rarement les pieds dans l'intérieur du pays, o˘ il n'y a que de la forêt, des b˚cherons et des perroquets.

- Et de la bagarre, ai-je entendu dire ?

- Il y a de puissants barons de la came, dans ce coin-là, des grands propriétaires hollandais, ou descendants des Hollandais, propriétaires des mines de diamant, et qui font régner l'ordre à coups de flingue dans les camps de chercheurs d'or et dans les mines. Ils ont parfois plus de moyens que l'armée. L'organisation du trafic de narcotiques passe à travers le Surinam, o˘ de grandes quantités de cocaÔne sont reconditionnées dans le pays, et envoyées vers l'Europe et les …tats-Unis.

- qu'est-ce qu'ils font contre ça, les Ricains ?

- Depuis le sommet de la JamaÔque, ils filent un coup de main aux autorités pour la lutte antidrogue. Surtout depuis la fin de la guerre civile bien meurtrière qui a duré six ans et s'est théoriquement terminée en 91, ils sont très engagés dans le Surinam.

- Pourquoi théoriquement ?

- Je dis souvent théoriquement, mais dans le secteur tout est souvent théorique... Parce qu'il y a encore des flingues, voire du matériel lourd qui doivent être planqués dans certains coins, mais allez le trouver là-dedans.

- Du matériel lourd, carrément ?

- Celui de la guerre, importé. Bref, au Surinam, les Américains se sont ramenés avec des ćonseillers ª un peu spéciaux, le M 16 sous le bras, ainsi qu'avec des hommes d'affaires à attaché-case. Ils injectent beaucoup de fric dans le pays...

- Je vois.

Edouardo jeta un coup d'oil à sa montre.

- Si vous êtes d'accord, on va aller prendre le café à la base de lancement. La route est une piste à travers la forêt, attention à votre tête dans la Land-Rover, monsieur Sénéchal, ça va chahuter...

Le directeur des ressources humaines de l'Agence spatiale guya-naise, homme affable mais terriblement débordé selon ses dires, les reçut avec la plus grande courtoisie, après qu'ils eurent montré patte blanche à divers points de contrôle, et les fit s'asseoir à une grande table de la salle vitrée qui de tous côtés permettait de voir

231

ra oase spanaie. ineur Ht servir un caîe, les prévint que Monsieur Deschamps, l'ingénieur aéronautique qui avait le mieux connu Monsieur Tru-Hong, allait venir leur parler, puis il partit à toute vitesse comme s'il devait régler dans l'heure suivante une douzaine de conflits sociaux.

Des nuages pommelés traversaient, en cortège serré, le ciel d'un bleu p‚le.

Toute la base spatiale s'étendait sous leurs yeux, avec sa profusion de b

‚timents, de tours blanches et de portiques dressés vers le ciel. Au loin on apercevait le pas de tir et le rail géant qui y aboutissait, permettant d'acheminer les fusées. Aucune d'elles n'était en vue, à la grande déception de Sénéchal. La couleur ocre de la latérite dominait tout ce paysage industriel et de haute technologie. Au-delà, le cercle vert de la forêt semblait s'élargir à l'infini, uniquement limité par les nuages bas.

Sénéchal, debout, ressentait confusément la présence sauvage et puissante de la jungle, même à cette distance.

L'ingénieur entra. Il semblait très jeune, le cheveu ch‚tain court, en épis, le regard intelligent derrière de petites lunettes rondes qu'il portait, comme Sénéchal, sur le bout du nez. Il était revêtu d'une blouse verte, ouverte sur une chemise à carreaux légère. Un bonnet en nylon du même vert dépassait de la poche de la blouse. Il dit au bout d'un moment, en regardant par la baie vitrée devant lui :

- La particule que vous avez trouvée dans la cravate doit s˚rement venir du BEAP.

- Le BEAP ? qu'est-ce que c'est ? demanda Edouardo.

- Un banc d'essais pour fusée. C'est la tour de cinquante mètres de haut que vous voyez là-bas, sur la structure en béton en forme de pyramide.

Il montra du doigt des tours blanches. Aucun des hommes présents ne put déterminer clairement celle qu'il désignait, mais tous hochèrent la tête comme s'ils l'avaient repérée immédiatement.

- On attache la fusée dans la tour comme dans un carcan géant, pour ne pas qu'elle s'envole, c'est sa tendance naturelle, et on allume... «a crache très fort en dessous, il y a un déflecteur en béton et la flamme, le jet des tuyères si vous voulez, est dirigée dans une fosse, une sorte de gouttière latérale taillée dans le granit, que vous apercevez un peu en dessous.

Les trois enquêteurs écarquillèrent les yeux, ne virent rien du tout dans la multitude de tours, mais hochèrent de nouveau la tête avec un bel ensemble en se jetant des regards avertis.

- Une gouttière profonde de soixante mètres, large de trente-232

cinq mètres et longue de deux cents. Elle peut résister à une poussée de mille trois cent cinquante tonnes. Pour en revenir au BEAP, on s'en sert très peu, mais on a préféré tester récemment un module Soyouz sur lequel des modifications avaient été apportées. On n'était pas totalement s˚rs de son comportement au décollage... On travaille la main dans la main avec les Russes depuis un bon moment, alors on vérifie régulièrement le matériel ensemble...

- Vous l'allumez depuis o˘ ?

- On est dans les bunkers là-bas, à plusieurs kilomètres, au cas o˘ ça nous péterait dans la figure. Mais quand on fait parler la poudre, comme on dit ici, ça envoie des gaz, et pas qu'un peu, environ deux tonnes par seconde, si vous voyez le tableau. «a ne crache pas que des flammes énormes, ça crache aussi de la fumée et donc des particules de tout ce que vous voulez. On analyse tout ça. Je me rappelle très bien que le jour o˘ on a testé, il y avait des ingénieurs de Soyouz venus spécialement de Moscou.

Les types qui avaient fait les modifications. Tous sur leur trente-et-un malgré la chaleur sur le site. On s'était sapés pour les recevoir, j'avais effectivement mis la cravate et la veste. On a tombé la veste après. quand on a eu fini les essais, on est allés au BEAP pour voir le propulseur de près et vérifier deux trois trucs ensemble, c'est là que j'ai d˚ attraper des particules du revêtement de tuyère sur la cravate, entre autres. En fait, d'après ce qu'on sait, vous avez trouvé une trace de revêtement interne de turbo-pompe.

- qu'est-ce que c'est ?

- C'est ce qui injecte l'oxygène à grande vitesse et à haute pression dans la tuyère, en bas, au même niveau. On avait trouvé effectivement des traces de revêtement interne dans les analyses des flux. Je savais pas qu'il y en aurait jusque dans ma cravate...

Il sembla soudain se souvenir de la mort brutale de son ancien collègue et son visage se ferma. Il reprit d'une voix un peu plus grave :

- Excusez-moi, en fait je ne connaissais pas tellement Jean-Philippe.

Monsieur Tru-Hong. On avait sympathisé à la cafétéria un jour o˘ on s'ennuyait ferme tous les deux. On est un peu en circuit fermé, ici, y a quinze cents personnes, il y a un peu de rotation, c'est s˚r, et quand on voit des nouvelles têtes... C'était un gars assez marrant, un coureur de bois.

- C'est-à-dire ?

- Un de ces types qui passent leur temps à la chasse dans les bois ou à la pêche sur le fleuve, toujours en vadrouille. La jungle, ici, on appelle ça les bois... Le vendredi soir, il se ramenait toujours avec un sac bourré de cartes, d'hameçons, son GPS et tout le bata-233

cran, il me racontait des anecdotes qui lui étaient arrivées quand il ne bossait pas ici et qu'il partait des fois une semaine entière en forêt avec son fusil et son hamac. Il eut un bref sourire.

- Bref, c'était vraiment un marrant. Je l'aimais bien. qui a bien pu le tuer ? C'est dingue quand on y...

- quand est-ce que vous lui avez donné la cravate ? le coupa Sénéchal.

- Je ne la lui avais pas donnée, nuance ! Je la lui avais prêtée, il m'a dit qu'il en avait besoin pour conclure avec une fille qu'il avait...

euh... dans le collimateur. Il avait rendez-vous le soir même, selon lui et... ma cravate avait d˚ lui taper dans l'oil, elle aussi ! Je l'ai jamais revue. Pas plus que lui, d'ailleurs, puisque le lendemain il n'est pas revenu.

- Il allait souvent au Surinam, d'après ce qu'il vous racontait ?

- Il m'en parlait souvent. Selon lui c'était le paradis, pour la chasse et aussi pour la beauté de la jungle. Il traversait le fleuve, le Maroni, en pirogue, ou il prenait un petit avion, y a une ligne presque régulière. De là il partait en forêt. Il connaissait pas mal d'Indiens, il parlait leur langue, du moins d'après ce qu'il disait...

Sénéchal leva les yeux de son calepin.

- C'est plausible, à votre avis ? L'autre réfléchit une seconde.

- Je le crois. Ce gars-là avait un don pour les langues, il parlait aussi une langue asiatique... Et pour cause. En fait, je crois qu'il s'invitait chez les Indiens, au fond des bois, ça lui permettait de manger devant un feu et de se faire héberger pour la nuit. Et d'avoir de la compagnie pour la soirée. Il apportait du sel en échange, et tout un tas de bricoles. Il disait que les Indiens étaient les seules personnes encore honnêtes sur cette planète, et qu'on était en train de les faire crever. Voilà, c'est tout ce que je sais de lui, je crois.

- Est-ce que c'était un gros buveur ?

- Non. Non, pas à ma connaissance. Mais je crois que quand il n'était pas en vadrouille, le samedi soir il s'en ramassait de bonnes dans les bars de Cayenne avec quelques copains, et sans doute avec des filles... Comme quelques-uns qu'on connaît à la base ! Mais je ne l'avais jamais vu éméché.

D'ailleurs, ici, il se serait fait virer à la première alerte. On ne rigole pas avec ça, et c'est tant mieux.

- J'imagine que si les fusées partaient de travers, ça créerait une légère angoisse chez les riverains.

234

Le jeune ingénieur ne put s'empêcher de sourire, cette fois largement. Il était détendu, maintenant.

- Comme vous dites, monsieur. Est-ce que je peux vous abandonner, j'ai encore pas mal de boulot, j'espère que je vous ai été utile, et...

- Juste une ou deux questions pour finir et je vous rends votre liberté, car je sais que les objets volants n'attendent pas. Est-ce que vous saviez sur quoi il bossait, ce garçon ?

- Oui, bien s˚r, sur un système de traitement d'image assez nouveau.

D'analyse d'image, plutôt. Un système qui permet de suivre en visuel les décollages et les comportements des propulseurs en vol, et de traiter le tout en temps réel, puis ensuite de stocker ces images, de les comparer et d'analyser les décisions du pilote.

- Du pilote ? Vous mettez des pilotes là-dedans ? Et vous les jetez dans l'espace avec la fusée et les satellites ?

- Il y a un pilote dans chaque lanceur, mais je vous rassure, il est électronique.

- Il s'agit quand même d'un truc sensible, non ? On m'avait dit que M.

Tru-Hong travaillait sur de la maintenance, moi je pensais que c'était la climatisation ou les programmes de musique dans les ascenseurs de la base.

Le jeune homme haussa les épaules.

- Vous pouvez voir ces images de décollage et de vol à la télé à chaque tir, ou sur notre site Internet. Elles sont même en réseau pour nos partenaires et nos sous-traitants. Le travail de Jean-Philippe consistait seulement à ranger les images dans des tiroirs, si on peut dire, et à les retrouver facilement pour les comparer. Rien de secret. De l'archivage, quoi.

- Je suppose qu'il disposait d'un matériel très performant.

- Ici, on a toujours ce qu'il y a de mieux, il faut le reconnaître.

Sénéchal referma son calepin. Puis il dit, l'air songeur :

- Merci mille fois pour votre coopération. Vous nous aidez beaucoup. Pour finir : est-ce que vous vous souvenez de l'avoir vu porter une bague ?

- Une bague ? Ben oui. Je crois même que c'est pour ça qu'il est parti d'ici, dans le fond.

49.

Sénéchal leva un sourcil, tourna une page de son calepin, écrivit en haut ´

bague ª en grosses lettres b‚ton et regarda Lucrèce et Edouardo assis à

côté de lui. Ils n'avaient pas bronché, mais Lucrèce sembla lentement sortir de sa torpeur. Ce fut lui qui demanda, d'une voix p‚teuse :

- Comment ça, parti à cause d'une bague ? Le jeune type bafouilla :

- Non, heu, je me suis embrouillé. Ici, quand on traîne dans les bois, on se fait souvent piquer par des bestioles, moustiques, sangsues, araignées, et je ne vous parle pas des scorpions, des serpents, des chauves-souris vampires, etc. C'est pourquoi je n'y mets jamais les pieds. Donc, Jean-Philippe s'était fait piquer à l'avant-bras par un scolopendre au cours d'une de ses virées. (Il montra sur son propre avant-bras un endroit situé

un peu plus haut que le poignet.) Vous voyez ce que c'est, un scolopendre ?

- Un mille-pattes, précisa Lucrèce. Très venimeux.

- Son avant-bras avait enflé sur le coup, mais il nous l'avait joué

baroudeur, du genre : c'était un tout petit scolopendre de rien du tout, j'ai l'habitude de ces trucs, dans deux jours il n'y paraîtra plus. Je crois qu'il avait mis une sorte de pommade sur son avant-bras. Un type du coin s'était payé sa tête, parce qu'ici c'est bien connu que quand vous allez en forêt, vous laissez à la maison bagues et chevalières parce que si vous vous faites piquer à un doigt qui a une bague et que ça enfle...

Crac !

Il fit en même temps le geste de couper son doigt. Les trois hommes se regardèrent. Edouardo dit lentement :

- Je confirme. Pas de bagues dans la jungle. Continuez, je vous en prie.

236

- C'est important ? Sénéchal hocha la tête.

- Je le pense.

- Jean-Philippe avait gardé son avant-bras enflé, puis c'avait disparu comme il avait dit, mais le doigt o˘ il avait la bague était resté enflé, et seulement celui-là. Je ne sais pas pourquoi, je suppose que le resserrement de la bague, le venin... Bref, il avait vachement mal. Il ne pouvait plus taper sur son clavier, tellement ça le lançait. Alors j'ai réussi à le persuader de voir un des toubibs de la base qui lui a fait une piq˚re, et lui a conseillé de faire couper sa bague pour éviter la gangrène : et Jean-Philippe lui a répondu que c'était hors de question de toucher à la bague. Je crois qu'il y tenait beaucoup, elle venait de sa famille, je crois...

- Et ensuite ?

- Ensuite la piq˚re du toubib a fait effet, il avait moins mal, mais son doigt ressemblait toujours à une petite saucisse et il tapait sur son clavier d'ordinateur en essayant de le tenir en l'air. «a ne marchait pas, évidemment. Il n'arrêtait pas de ronchonner parce qu'il ne pouvait plus travailler correctement. Vous voyez le genre ? Il a pris quelques jours de congés de maladie puis il est revenu en milieu de semaine. Je me souviens, la déprime était passée, il avait l'air très content en arrivant. Son doigt était encore enflé, mais il n'avait plus mal du tout et il m'a emprunté ma cravate pour le rendez-vous bidon avec la fille, le soir.

- Pourquoi un rendez-vous bidon ?

- Bidon parce qu'en vérité il prenait l'avion ce soir-là pour la métropole sans prévenir personne. Peut-être qu'il a voulu garder la cravate comme souvenir de la base et des types qui y bossent, je ne sais pas.

Il avait l'air triste maintenant. Sénéchal demanda :

- Pourquoi est-ce que vous dites que la bague lui venait de sa famille ?

Sa mère était eurasienne, je crois ?

- Ouais, eurasienne, on peut voir ça comme ça... Je dis ça parce qu'il m'avait montré une sorte d'écriture sur sa bague. Ou un dessin, un symbole, un truc de chez lui.

Edouardo prit la parole :

- Sa mère était d'origine chinoise ? Hmong ?

- Sa mère était akha, il en était très fier, d'ailleurs. Et son père français. D'ailleurs, Jean-Philippe n'avait pas du tout le type asiatique, comme vous avez... Heu... Comme vous avez pu le voir quand il a été...

Bref, son père avait rencontré sa mère pendant la guerre d'Indochine, et ils avaient vécu là-bas un certain temps.

Sénéchal jeta un coup d'oil interrogateur à Edouardo.

237

-^Vkfia i (qu'est-ce que...

Edouardo fit un geste indiquant qu'il lui expliquerait plus tard. Sénéchal se leva alors lentement et tendit sa grosse patte au jeune homme.

- Vous avez parlé de tout ça à quelqu'un en particulier ?

- Non, pas spécialement. Tout notre département le savait, ici, c'était un sujet de rigolade.

- Nous ne pouvons que vous remercier encore pour votre aide. M. Tru-Hong ne vous a jamais parlé de plantes, de graines, il s'intéressait aux plantes de la forêt, o˘... ?

- De plantes, non, je ne crois pas... Attendez, si, il était fasciné par la médecine indienne, les chamanes, leurs drogues, euh, plutôt leur pharmacie. Je crois que la crème qu'il s'était mise sur le bras, c'était un truc qu'il avait rapporté du Surinam, une de leurs médecines locales.

Le jeune type était reparti à ses fusées spatiales et les trois enquêteurs étaient debout à côté de la Land-Rover, sur le parking de la base.

Sénéchal demanda à Edouardo :

- C'est quoi des Hmongs et des Akhas ?

- Les Hmongs sont originaires du sud de la Chine, mais ne sont pas chinois. C'étaient des agriculteurs itinérants du Laos et du Ton-kin.

Pendant la guerre d'Indochine, les Français se sont réfugiés chez eux pour échapper à la pression des Viets. Et une grande partie s'est barrée pour atterrir en Guyane. Comme ils ont toujours été des... des spécialistes de l'agriculture de montagne en milieu équatorial, et comme ce sont surtout des petits gars démerdards, ils ont vite défriché, et un peu plus tard ils ont envahi le marché de Cayenne avec leurs produits, des fruits et des légumes de très bonne qualité. Vous les verrez en ville, ils ont tous des camionnettes pick-up. Il sont totalement intégrés, ici, maintenant, ils font partie du paysage.

- Vous les connaissez bien ?

- Je garde même un oil sur eux en permanence, ils ont toujours été des gros producteurs de pavot dans leur pays d'origine... Ils ont d'ailleurs toujours des contacts au pays. Il y a toujours de l'opium qui vient de Jahouvey, un petit village hmong du Sud-Est asiatique, et il arrive par petits colis à la poste de Cayenne. Ici on trouve vraiment tout, du haschich, de la coke, du brown sugar... La came du Surinam vient souvent de Saint-Laurent, sur le Maroni, c'est la porte d'entrée.

- Et les Akhas?

- Oh, c'est plus mystérieux ! Des gars du nord du Laos, également, un peuple... étrange. Des seigneurs de la guerre, à deux pas 238

de la frontière birmane. quelques-uns se sont pointés ici en fraude avec les Hmongs, profitant du mouvement d'immigration. Ils se sont barrés dans la forêt aussitôt. Ils ont construit leurs villages sur le modèle de chez eux, dans les coins les plus reculés et surtout les plus inaccessibles de la brousse. Ils mettaient des portiques magiques à l'entrée.

- Des portiques magiques ?

- Des totems en forme de portique, sanctifiés tous les ans par leurs prêtres. Vous passez dessous, et les démons peuvent plus vous suivre. Hop !

Le tour est joué. Mais on n'a pas le droit d'y toucher, sinon...

- Sinon ? Le flic hésita.

- Sinon, j'en sais rien. Vous savez, ce genre de folklore à la con...

Bref, ils ont fait un peu de chasse et de culture, ont honoré leurs dieux et tous leurs démons et puis ils ont disparu comme ils étaient venus...

Envolés, les Akhas ! J'en ai jamais rencontré, mais il paraît que c'étaient des drôles de types. Sorcellerie, magie noire et compagnie. On a même parlé

de sacrifices humains, mais ici, on raconte tout et son contraire ! En tout cas, bon débarras !

Sur ces fortes paroles, Edouardo redressa sa petite taille et lissa sa moustache du revers de la main, à la manière des chats. ¿ cet instant il ressembla à un petit héros d'opérette qui remet de l'ordre, en chantant, dans la principauté traversée chaque nuit par les contrebandiers. Sénéchal faillit éclater de rire. Il se ressaisit et demanda :

- qui a pu informer l'assassin de Tru-Hong, à Chevreuse, qu'il avait le doigt enflé et qu'il fallait se munir d'une pince coupante pour piquer la bague ?

Il répondit lui-même :

- En fait, environ quinze cents personnes. Pour commencer, celles de la base - les bruits courent vite dans ce genre de lieu de travail en circuit fermé -, plus tout un tas de gens qu'il connaissait... Ou pas... Un type qui traîne dans les bars, raconte ses malheurs à qui veut l'entendre, ou épate les copains avec des histoires de chasse et d'insectes venimeux.

- Ouais, dit Lucrèce. Il peut aussi l'avoir raconté à ses amis indiens.

¿ mon avis il a utilisé son congé de maladie pour aller taquiner le cochon des bois au Surinam. Je me demande si les symboles sur la bague sont aussi asiatiques qu'il le prétendait. S'ils ne représentaient pas un code, ou quelque chose dans ce genre-là. ¿ moins que ce soit un espion technologique infiltré ici. Il a pu encoder la bague électroniquement. Ce gars-là avait l'air doué pour planquer des infos.

50.

- On va avoir bientôt des voisins concurrents pour la course aux satellites, disait Edouardo en pilotant sa vieille camionnette. Le gouvernement du Guyana, nos voisins, vient d'autoriser sur la Shell Beach, une immense plage, la construction d'une aire de lancements de fusées par la compagnie privée américaine Béai Aero-space. Un site de quatre cents kilomètres carrés, pour commencer. Un port y sera également construit. Vous le saviez, peut-être ?

- Ouioui... Enfin non, je connaissais la Shell Beach sous un autre angle, celui des tortues marines.

- Ah bon ?

- Je crois que quatre des espèces les plus menacées viennent y pondre. La tortue à bec de faucon, la tortue verte, la Ridley et la luth, si j'ai bonne mémoire. Elles risquent de ne pas faire long feu devant les fusées américaines, sans vouloir faire de vilain jeu de mots.

Edouardo eut l'air interloqué.

- «a vous intéresse vraiment toutes ces bestioles ?

- «a nous passionne, mon cher Edouardo. Terminée l'écologie passive ! Vous avez vu, on est armés jusqu'aux dents. Et regardez bien votre route, mon ami, vous roulez un peu à gauche... Tenez, est-ce que vous saviez que les jeunes tortues qui viennent de naître sur la plage utilisent la réflexion des étoiles dans l'eau pour se diriger vers la mer ?

- Non, je ne...

- Vous le soupçonniez ? Maintenant vous en êtes s˚r. Il est bon de savoir également que la forêt du Surinam et celle de Guyana, nos voisins, font partie des zones vertes les plus menacées du 240

monde, la corruption y sévit largement pour l'octroi de concessions de coupes de bois.

- Là, je suis pas trop étonné. Vous savez, vous faites un drôle de métier.

- Ce n'est pas un métier, c'est pour que la prochaine génération soit faite d'héritiers, pas de survivants. Voyez ? Attention aux gamins à vélo devant vous ! Bravo, vous les avez épargnés, vous avez un bon fond...

Les deux ventilateurs tournaient à plein régime. Edouardo regardait le dessin posé devant lui, assis à son bureau dans son appartement. Le dessin de la gamine suripuna sur la grande feuille d'écorce. Sénéchal penchait sa haute silhouette au-dessus de son épaule. L'écoflic songeait que ce dessin était plein de bruit et de fureur. Partout, dans tous les coins de la feuille, la gamine avait dessiné au charbon de bois ce qui devait représenter de la fumée, et ce qui devait être des flammes. On voyait des cases et des bonshommes semblables à des fourmis affolées dont les pattes se dressaient de tous côtés. Les bonshommes étaient couchés pour la plupart, d'autres étaient encore debout. Dans l'espace qui figurait le ciel on voyait une sorte de gros insecte et, un peu à côté, une ligne mi-fluide, mi-brisée. Sénéchal posa son doigt presque dessus :

- C'est quoi, à votre avis ? Edouardo marmonna :

- Selon le gendarme, le traducteur qui a parlé avec la gosse a dit que ça s'appelait l'Ouf du Diable. Du moins en anglais. Une montagne. Non, plutôt un pic au relief particulier. Jumeau. En pleine jungle. La gamine le voyait depuis son village. Elle l'a décrit au traducteur, il a regardé la carte de la rivière et estimé que la gamine venait de là. Donc ils étaient installés là, les Suripuna. Loin, loin de tout.

Il éloigna le dessin, et sortit d'un tiroir une grande carte du Surinam. Il la déplia soigneusement devant lui. Elle était fatiguée et couverte de signes compliqués et de chiffres écrits au crayon.

- quand je me balade là-bas, je prends toujours cette carte-là. Hmm...

Voyons voir, l'Ouf du Diable devrait donc être dans ce coin... Par rapport à la rivière, ça devrait coller... la gosse a descendu le courant-Sénéchal bougea derrière Edouardo, toujours penché sur son document, et pianota un instant sur son ordinateur portable. Il le posa, ouvert, au beau milieu de la carte. Edouardo fronça les sourcils.

- Je peux savoir ce que vous faites ?

241

- Je mets carte sur table... Regardez.

Il appuya sur une touche, et la photo numérique qu'il avait prise de la carte de Raul, dans les locaux de la FREDE, apparut sur l'écran. On y voyait les douze positions données par le GPS, comme une petite grappe rouge.

- «a, mon cher Edouardo, c'est ce que nos petits gars de la FREDE ont décrypté dans la photo de la plante. Et ça... (il appuya sur une autre touche du clavier), c'est la photo satellite prise à la date que vous voyez en dessous, en tout petit. Les zones en jaune que vous voyez là, sur le fond vert (il montra l'écran du doigt), ce sont des feux. Du feu, peut-être après des explosions, juste sur le point onze du relevé GPS du type aux plantes.

- Merde ! d'o˘ vous sortez ça ?

- Je l'ai téléchargé, mon cher Edouardo. quand nous sommes partis de métropole, j'ai demandé à mes correspondants américains de l'Agence mondiale de l'environnement de jeter un coup d'ceil sur les photos satellites prises au-dessus de la zone qui m'intéressait, et de voir un peu s'il y avait eu quelque chose dans le coin au cours des mois précédents.

Ils m'ont trouvé ça. Ils louent des heures d'un satellite de surveillance des feux de forêt sur des grandes zones comme celle-ci, entre autres. La caméra zoome automatiquement sur les points chauds. C'est de l'infrarouge, ce sont donc des fausses couleurs sur l'écran.

- Vous êtes des malins, vous, les écolos ! Sénéchal rigola.

- Oh, c'est de la routine ! Vous ne serez pas étonné de savoir que les gens de la DEA, la Drugs Enforcement Administration, vos cousins antidrogue américains, si j'ose dire, s'en servent aussi pour repérer les mouvements des narcos. Le satellite voit les lumières, la nuit, dans la jungle, même par temps couvert. …patant non ?

- Très ! répondit Edouardo le cinéphile. Des caméras là-haut. Pratique !

Faut avoir les moyens !

- Tout se recoupe quand on a de la chance comme nous, vous ne trouvez pas ?

Edouardo hocha la tête, l'air content. Il se lissa les moustaches et considéra le grand type au-dessus de lui (Toi, mon gaillard, je te prendrai à mes côtés, lorsque Edouardo le Magnifique, l'homme qui est devant toi, hombre, ira traquer les frères Clanton dans la Mesa Grande, et que...)

- Vous aimez le cinéma, monsieur Sénéchal ?

- quelle question, monsieur Edouardo ! Nous sommes à l'ère de l'image et du spectacle.

- Alors si vous avez encore un peu de temps, je vais vous resser-242

vir un verre et vous montrer un petit film sur la poste de Cayenne, ainsi que des photos. Des photos de plateau prises à l'aéroport. Vous avez vu African queen ?

- Euh, oui...

- Vous vous rappelez la scène o˘ Bogart est dans l'eau en train de pousser sa barcasse et dit à Katharine Hepburn, assise dans le bateau : ÍI y a une chose dont j'ai horreur, ce sont les sangsues. ª La caméra recule et on voit qu'il a le dos couvert de ces saletés, mais il ne s'en est pas aperçu... Vous vous souvenez ?

- Je vois bien, oui.

- Eh ben nous, ici, c'est pareil : les sangsues nous piquent notre sang dès qu'on a le dos tourné.

- Je suppose qu'il s'agit là d'une de vos métaphores, monsieur Edouardo.

- Je vais vous en montrer quelques-unes, de ces sangsues, sur mes photos, des grandes et des petites... Vous devriez réveiller votre collègue qui s'est endormi sur mon canapé et ronfle comme un sonneur.

- Vous voyez, sur l'écran, ce pt'it mec qui sort de la poste en boitillant... Avec ses grosses lunettes noires et son chapeau de paille ?

Ce pt'it gars-là, monsieur Sénéchal, vient de mettre une lettre recommandée à la poste. On a intercepté le courrier. Pourquoi on a fait ça ? Parce que ce petit bonhomme est suivi par un type que nous avions repéré dans ce secteur et sur lequel nous avons l'oil... J'ai l'oil, surtout. Vous voyez, c'est ce type-là, le Noir avec le grand chapeau. Pile devant la poste. Il cherche le petit bonhomme qui s'est barré depuis un instant. D'après le gendarme qui filme, le gars était pas loin dans une cabine téléphonique à

surveiller.

- Et alors?

- Alors ce type porte de temps à autre un machin récepteur dans l'oreille.

S'il était sourd, il le porterait sans arrêt, c'est donc soit un appareil d'enregistrement, soit un récepteur à ondes courtes qui lui permet de communiquer avec quelqu'un d'autre, pour monter une filature ou agir en groupe, comme nous, les flics. Mais revenons à notre petit bonhomme au chapeau. Son courrier, au p'tit bonhomme, c'est un paquet de photos Polaroid. Il envoie un paquet à peu près toutes les semaines depuis un moment à une boîte postale de Paramaribo, capitale du Surinam. On a notre copine au guichet de la poste. Et les photos qu'on a interceptées et rephotographiées avant de les laisser partir dans la nature, que montrent-elles, d'après vous ?

243

- Je donne ma langue au tapir, monsieur Edouardo.

- Des plantes vertes dans des petits pots numérotés, avec le journal du jour o˘ il a fait les photos.

- Il n'y a rien d'autre sur ces photos ?

- Vérifiez vous-mêmes, messieurs.

Edouardo étala sur la table des photographies grand format. Il retourna les trois dernières pour les cacher à la vue des hommes de la FREDE. Sur chaque grand format, on voyait trois tirages Polaroid et une enveloppe décachetée juste à côté. La lumière du flash éclairait le support de bois verni sur lequel étaient posés les documents. C'était sans doute pris dans l'arrière-salle de la poste, pensa Sénéchal, en lisant : Áccident meurtrier sur la route de Kourou ª, sur la manchette du journal posé à côté des petites plantes vertes.

- De quand date le journal ? demanda Lucrèce.

- Jeudi dernier.

- Nous sommes mardi, non ?

- ¿ quoi pensez-vous ?

- quand est-ce qu'il apporte son petit colis à la poste ?

- La fille ne se souvient plus, elle dit que c'est toutes les semaines, mais elle n'en est pas très s˚re. Elle n'est pas toujours à ce comptoir, il y a du monde... ¿ vrai dire, on ne surveillait pas ce gars-là avant que j'aie équipé un gendarme d'une vidéo. Et avant de savoir qu'il était suivi par le mec au sonotone qui m'intéresse. Et surtout avant de l'avoir aperçu sur des photos prises à l'aéroport que je vais vous montrer.

Sénéchal remarqua :

- Ces petites feuilles vertes ressemblent furieusement à celles que nous avons trouvées dans la veste du type tué à Chevreuse. Mais maintenant je ne sais plus très bien. Nous avons un camarade botaniste qui a semé le doute dans nos esprits faibles... Edouardo, mon bon, il n'est pas possible de savoir l'heure à laquelle il a fait ces photos, en fonction des ombres portées ?

- Je ne pense pas, dit Edouardo en tendant une loupe à Sénéchal, elles ont pu être prises à n'importe quelle heure de la journée, à l'ombre des arbres ou au soleil, ou sous abri.

- Je trouve que les ombres sont très dures, remarqua Lucrèce tout en étouffant un b‚illement et en s'emparant au passage la loupe que Sénéchal allait prendre. Nous sommes à quelques degrés de l'équateur... Voyons voir.

Le soleil... Est-ce que vous avez le catalogue des éphémérides, monsieur Edouardo ?

- Laisse tomber, Lucrèce, tu vas perdre à ce petit jeu. ¿ cause du flash sur certaines photos et de tas de variables. Regarde plutôt 244

ça. C'est quoi ? Une résille, une dentelle, un filet, une moustiquaire ?

Il indiquait de l'ongle, dans un coin d'une des photos, une minuscule ombre triangulaire faite de croisillons.

- Je n'avais pas remarqué, dit Edouardo. Lucrèce dodelinait un peu.

- Je n'arrive pas à penser en ligne, il fait trop chaud dans ce pays.

Sénéchal avait soudain l'air rêveur

- Une moustiquaire ou plutôt une ombrière, à mon avis... L'ombre d'une ombrière... Intéressant. Poétique, de surcroît.

Edouardo demanda

- qu'est-ce que c'est, une ombrière ?

- Un filet que les horticulteurs tendent au-dessus des plantes, pour atténuer l'effet agressif du soleil. On peut en déduire seulement que ces plantes sur les photos sont vertes, en pot et numérotées. qu'elles semblaient vivantes à l'heure des photos et qu'elles poussent quelque part sous une ombrière... Enfin, qu'il est utile au photographe de leur tirer le portrait avec le journal du jour pour que quelqu'un d'autre sache qu'elles sont en bonne santé. Point. Non... On peut ajouter qu'elles ont toutes à

peu près le même ‚ge.

Sénéchal s'excitait comme un chien de chasse.

- Il fait comme tous les preneurs d'otages, il les photographie avec le journal à la main, pour montrer qu'elles sont toujours en vie, dans l'espoir d'en tirer une rançon. Voilà ce que je crois. Mais les plantes n'ont pas de mains pour tenir un journal, c'est tout. Je pense qu'il les apporte à la poste le jour même - ou le lendemain. Pourquoi attendrait-il plusieurs jours s'il doit prouver régulièrement quelque chose à quelqu'un au loin ? C'est pour cette raison qu'il fait des Polaroid : c'est rapide.

Est-ce qu'il prend l'avion pour aller les photographier ? Est-ce qu'il part en voiture, en canoÎ, en hélicoptère, en scooter des neiges ? Non, non, c'est pas loin... Peut-être même en ville, dans un jardin ? Non, non, c'est planqué, évidemment, comme on planque des otages. On les planque jamais très loin, pour pouvoir se barrer vite avec eux en cas de pépin... Est-ce que ça a un rapport avec nos points GPS, un rapport avec ce qu'on a trouvé

dans les bois de Chevreuse, à sept mille kilomètres d'ici ? Vous aviez d'autres photos à nous montrer, je crois, monsieur Edouardo ?

- Vous voyez ce grand type qui fait un geste bizarre ? demanda Edouardo.

- Je le reconnais, dit Sénéchal, c'est Christopher Lee dans Le 245

Retour 3e Dracula. A mon avis, Peter Cushing n'est pas très loin dans le rôle du professeur Van Helsing.

Edouardo rit pour la première fois depuis leur rencontre, révélant sous sa grosse moustache une rangée de belles dents blanches de séducteur.

- Pas mal ! Ce monsieur s'appelle Peter Wandervansen, il est d'origine hollandaise et il vient sans doute de tapoter gentiment sur l'épaule de notre horticulteur. Dont on peut penser qu'il a eu peur, vu la tête qu'il tire. L'ami Peter, lui, vient de débarquer d'un vol en provenance de Paramaribo, Surinam, accompagné de quelques-uns de ses porte-flingues, d'après notre ami américain que nous voyons ici.

Edouardo retourna l'une des photos restantes.

- Le grand blond qui ne se gêne pas pour les regarder sous le nez, là, juste à côté des deux policiers de l'Air qui passent sans rien voir, est un type de la Drugs Enforcement Administration arrivé par le même vol. Un nouveau dans le secteur, je ne le connaissais pas. C'est lui qui m'a apporté tous ces tirages.

Sénéchal demanda :

- «a s'écrit comment, Wandervansen ? Edouardo le lui épela.

- J'aime bien les noms qui commencent par un ´ W ª, conclut l'écofiic.

qu'est-ce qu'il a raconté, l'ami américain ?

- Il a dit que tout ce petit monde, horticulteur compris, s'est tiré pour aller bouffer dans un restau en ville, dans lequel il n'a pas pu les suivre, mais qu'à la sortie ils avaient l'air tous d'accord, comme s'ils venaient de faire affaire... Il a remarqué que l'ami Peter était un peu soucieux mais qu'il a quand même serré la louche à notre horticulteur qui, lui, ne semblait pas tranquille.

- Pourquoi, à votre avis ?

- Parce que, selon l'ami américain - appelons-le John Doe, par exemple, c'est plus pratique -, pour être en affaires avec Peter Wandervansen, il vaut mieux avoir contracté plusieurs assurances-décès et porter trois gilets pare-balles superposés.

Edouardo mit de l'intensité dans son regard pour appuyer son effet.

Sénéchal se retint de pouffer. Le petit moustachu continua :

- Toujours selon John Doe, il est rare que Peter Wandervansen vienne en Guyane française. On peut donc supposer que l'affaire vaut son pesant de cacahuètes. Ce M. Wandertruc a un papa...

Il retourna le dernier cliché. Il montrait trois hommes attablés devant des verres et une bouteille sur la terrasse ensoleillée d'une grande villa. La photo était prise au téléobjectif par une trouée dans un feuillage. Elle avait un grain très épais. L'un des trois per-246

sonnages était le dénommé Peter Wandervansen. Il ressemblait beaucoup moins à un acteur de film d'épouvanté, vu de profil et en chemisette, en plein soleil. En face de lui, un gros homme ‚gé portant des lunettes fumées engueulait manifestement ses convives. Son énorme ventre tendait à craquer sa chemise blanche, aux manches retroussées sur des avant-bras puissants et couverts d'une toison noire, qu'il brandissait au-dessus de sa tête comme s'il haranguait les deux autres.

- Le type chauve au milieu, c'est de la valetaille, un lieutenant, ou un garde du corps, on s'en fout. Le vieux gros est Albrecht Wandervansen, père de ce bon Peter. Il ne paie pas de mine, hein, pour une des plus grandes fortunes du Surinam ?

- Il a plutôt un physique de déménageur boulimique. Mais un déménageur violent.

- Le gros papa de Peter possède une immense fortune... Mines d'or, de diamant, aluminium, concessions forestières... Immense fortune est un faible mot. Colossale serait plus juste. Ses ancêtres hollandais s'étaient déjà taillé un petit empire à coups de mousquet, en butant de l'indigène à

tour de bras en arrivant ici avec leurs trois-m‚ts et leurs canons. Chaque génération a ensuite apporté sa pierre à l'édifice. Aujourd'hui, Albrecht possède des intérêts multiples dans des compagnies multiples, jusqu'en Europe et aux USA.

- Je vois. Un homme qui va de l'avant.

- ¿ la fin de la guerre d'indépendance, en 1991, Wandervansen et fils ont ramassé discrètement tout ce qui traînait comme soudards et guérilleros autour de chez eux. Des chiens de guerre au chômage technique et crevant de faim pour la plupart... Il les ont regroupés pour en faire leur bras armé, sous le nom de ´ brigades de la jungle ª. Poétique aussi, non ? Tout ce petit monde a alors sorti des planques dans la jungle le matériel de guerre oublié, et bien graissé, léger et lourd, pour le vendre à Albrecht, qui a tout acheté pour une bouchée de pain. Des zinzins obsolètes style après-conflit du Viêt-nam. Avec, paraît-il, des stocks de munitions incroyables.

Bref, Albrecht a monté et équipé une petite armée secrète -je précise secrète car il est très difficile, et c'est bien là le problème, de faire le rapprochement juridique entre les brigades de la jungle et la famille Wandervansen -, même si on sait que ces soudards protègent ses intérêts, surtout miniers, par la terreur. Jusqu'ici, comme vous le voyez, tout baigne pour Albrecht. Puis un jour Albrecht a songé à se diversifier. La gourmandise de ces gens est étonnante... Vous qui aimez le cinéma, monsieur Sénéchal, vous savez ce qu'est le vrai ´ trésor de la Sierra Madré ª ?

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1T cligna de l'oil pour son interlocuteur sans attendre la réponse.

- Le trésor de la Sierra Madré, c'est le pavot. Un tiers de la came distribuée aux …tats-Unis vient de cette belle région mexicaine. Albrecht cherche à installer la Sierra Madré au Surinam.

- Il s'est mis à cultiver son jardin, c'est l'‚ge qui veut ça.

- Hé oui. Car Albrecht, qui aurait pu tranquillement compter ses dividendes dans une de ses nombreuses résidences avec piscine, est passé de l'économie classique à l'économie criminelle, et sans aucun état d'‚me.

- Il avait apparemment des prédispositions. Mais d'habitude c'est l'inverse, les parrains commencent dans le crime et sur le tard ils s'achètent une banque et une moralité.

- John Doe pense que Peter a persuadé son papa de se lancer là-dedans, ce n'était pas dans la tradition familiale.

- La jeunesse est souvent pressée de briser les interdits.

- Dès qu'il a eu une armée équipée de bric et de broc, Albrecht l'a envoyée contrôler les narcos du pays. Narcos souvent amateurs qui, il faut le souligner, étaient assez mal organisés. Il a utilisé la violence et l'argent, et a pris des participations majoritaires discrètes dans leurs petites entreprises, qu'il a boostées. Il a modernisé les labos planqués dans la jungle, ou carrément souterrains. Puis il a coupé la forêt pour créer de nouvelles zones de cultures. Plantations de coca, pavot, chanvre... Tout se qui se vend bien et vite.

- La polyculture au service de la petite et moyenne entreprise.

- Exactement. Les narcos qui n'ont pas été descendus par les brigades de la jungle y ont trouvé leur compte, puisqu'ils ont pu augmenter leurs moyens de production, et aussi de diffusion, en profitant des réseaux très étendus d'Albrecht et de Peter. Tout le mode était content.

- Des défricheurs, ces Wandervansen, dans tous les sens du terme.

- Et des bienfaiteurs pour les fonctionnaires qui aiment fermer les yeux sur ces petites activités moyennant de modestes cadeaux.

Sénéchal hésita, puis demanda :

- Ce qui m'étonne dans ce que vous me dites, monsieur Edouardo, c'est que vous êtes un flic des stups. Comment se fait-il, sans vouloir vous offusquer, que vous ne saviez pas tout ça ?

- Hum. Sans essayer de me trouver des excuses, il y a peu de temps que je me balade au Surinam et jusqu'ici mes homologues des stups surinamiens n'étaient pas très bavards. Mais depuis le

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sommet de la coopération antidrogue à la JamaÔque, les Américains ont durci le ton avec le gouvernement du Surinam, notamment sur les problèmes de came et des frontières passoires. Ce qui explique qu'on peut obtenir depuis très peu de temps ce genre de photos, moyennant échange d'informations... John Doe a évoqué un nouveau plan antidrogue baptisé : ´ Morpho ª.

- Comme morphine ?

- Sans doute. Mais j'ignore quand ils l'ont démarré.

Il désigna le cliché des trois hommes attablés. Il réfléchit une seconde.

- ´ Morpho ª m'a surtout l'air de consister à l‚cher sur les grands financiers des narcos, comme les Wandervansen, des John Doe tout neufs et entraînés, qui pistent jusqu'à chez nous les Hollandais volants. C'est peut-être une chance pour nous, messieurs. Eux-mêmes, les gars de la DEA, ont avoué avoir eu du mal à détecter la main de cette charmante famille derrière les narcos les plus connus, et ont eu également du mal à

comprendre qu'il s'agissait, en fait, d'une holding qui avait fédéré à la force du poignet des petits entrepreneurs locaux.

- Vous savez ce qui amenait John Doe à pister le fiston jusqu'à Cayenne ?

- Hum. «a m'a paru assez confus, John Doe ne livre pas toutes les infos.

Je pense qu'il a lui-même un informateur chez Albrecht, un type qu'il arrose de dollars. Il paraîtrait, selon cet indic, qu'il y a quelque temps, les brigades de la jungle sont parties en expédition punitive sur un secteur lointain avec des hélicos équipés de réservoirs d'appoint. Le type n'a pas su quel était l'objectif. Il a pensé à des narcos qui ne voulaient pas payer Albrecht, quelque chose comme ça, vu qu'ils embarquaient des hommes cagoules et une grosse munition. Junior était au Brésil à ce moment-là, pour affaires... Tout ce que l'informateur des Ricains a su, c'est qu'Albrecht a piqué une crise pendant les deux jours suivants, menaçant de flinguer tout le monde parce que l'opération avait lamentablement foiré et que les brigades avaient perdu un hélico assez récent. Un gros.

- Ils ont des hélicos, carrément ? Je croyais qu'ils possédaient uniquement du vieux matériel ?

- Il semblerait qu'Albrecht ait récemment investi dans ce genre de jouets, et que même pour lui un hélico, ça co˚te un peu. Ce sont des hélicos de transport à portières latérales coulissantes, transformés en transport de troupes du type Huey... On ignore d'o˘ viennent ces engins, sans doute passés par le Brésil ou le Guyana -, pas d'immatriculation sur le fuselage, numéros de

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série inconnus. Les profits rapides de papa et fiston sur la came leur ont permis de commencer à renouveler aussi l'artillerie de leurs soudards...

Bref, il paraît qu'à la suite de ce ratage, le père et le fils, lequel s'était repointé du Brésil une semaine plus tard, se soient engueulés sévèrement. Et ça continue... Tout ce qu'on sait, c'est qu'il y a eu de la casse, et qu'il a perdu du monde dans cette affaire foirée.

- Pauvre Albrecht ! On sait ce qu'était leur munition punitive ?

- Une belle grosse bombe incendiaire, d'après la taupe de John Doe.

51.

Sénéchal demanda :

- La gamine indiennne a été br˚lée par une substance incendiaire, non ?

Elle a vu des hommes descendre du ciel, des boules de feu. Son dessin est éloquent, non ? Et elle a reçu des éclats de grenades.

- J'y ai pensé, bien s˚r, ça colle... La môme n'a pas été capable de nous dire quand ça s'est passé, c'est le bordel dans sa tête... A priori, je ne vois pas l'intérêt pour Albrecht et Junior d'aller cramer des Indiens au fin fond de la jungle. ¿ part la tradition familiale des Wandervansen dans le domaine du génocide indigène. De plus, les Indiens n'ont pas le matériel pour descendre un helico. Ils ont des arcs, des flèches et des sarbacanes... Cela étant, on ne connaît pas toutes les motivations de la famille Wandertruc. J'ai pensé un moment que les Indiens s'étaient fait massacrer par des chercheurs d'or. Mais la gamine a morflé des éclats de grenade en plastique, comme les munitions ricaines d'Albrecht... …galement comme celles des narcos, alors...

- L'indic de John Doe n'a qu'à nous confirmer la date de leur expédition punitive, on comparera avec la date de la photo satellite. Tout ça nous ouvre des horizons, puisque notre type abattu à Chevreuse... Bon, on verra ça quand on sera au point 11. Vous allez nous aider à nous y rendre, à ce point 11, mon cher Edouardo, n'est-ce pas ?

Edouardo éluda.

- Revenons plutôt à Albrecht lui-même, si ça vous ennuie pas, car Albrecht a des grands projets, paraît-il. Il aurait eu récemment des contacts avec des ´ pieuvres ª brésiliennes, des mafias, pour, sans doute, attaquer une expansion économique de ce côté-là, la

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mono en la mano avec des boss de la came. Pour finir, vous serez sans doute contents d'apprendre que depuis un bon moment l'excellente famille n'a que le mot ´ biotechnologies ª à la bouche, que c'est un sujet d'engueulades permanentes entre père et fils, mais les John Doe n'arrivent pas à savoir ce qu'ils mijotent. Est-ce que vous pouvez m'expliquer ce que signifie biotechnologies, monsieur Lucrèce ? En clair...

Lucrèce se racla la gorge, chercha en vain, d'une main, son noud papillon autour de son cou, il était dans sa poche, et dit :

- Hum, hum... Les biotechnologies sont en gros la science du vivant.

Pierre Sénéchal, ici présent, dirait que, selon l'une des formules en vigueur, les biotechnologies sont l'ensemble des techniques qui visent l'exploitation industrielle de micro-organismes, de cellules animales et végétales et de leurs constituants. C'a l'avantage d'être concis, mais c'est un peu court et ne rend pas l'ampleur de la chose. L'avènement des biotechnologies n'est rien de moins, selon moi, que la seconde grande révolution industrielle de l'Histoire.

Edouardo leva un sourcil, ce qui sembla agacer Lucrèce.

- Mais oui. Absolument ! Ce qu'on observe actuellement, c'est l'émergence d'un important complexe que l'on pourrait appeler génético-industriel, pour aller vite.

- Comme on dirait complexe militaro-industriel ?

- Exactement ! C'est le résultat de la convergence de la révolution génétique et de la révolution électronique. Ce siècle sera celui des biotechnologies, qui se caractérisent par une capacité totalement inédite -

j'insiste sur ce point - dans l'Histoire à façonner la nature et à créer une faune et une flore bio-industrielles. Les produits de la nature, et donc la nature elle-même, seront recomposés - génétiquement ou pas - pour se plier à la recherche du profit maximal. Je le dis en pensant à nos hommes d'affaires hollandais.

- Et vous pensez que ces gars-là veulent s'y mettre ?

- Pourquoi pas ? ¿ vrai dire, tout ça est très récent, à l'échelle humaine. Depuis la fin des années 1950...

Edouardo, qui se lissait les moustaches, l'air un peu perdu, l'interrompit.

- Vous pourriez me donner un exemple de votre truc génétique ? Mais un exemple pratique et facile, hein ?

Lucrèce réfléchit un court instant.

- Puisque nous en sommes à l'agriculture... Une araignée, nommée Hadronyche versuta - c'est son nom, je vous assure -, possède une centaine de toxines dans son venin. Certaines de ces toxines ne s'attaquent qu'aux insectes. En insérant les gènes de

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l'araignée qui gouvernent la production de ces toxines dans le patrimoine génétique des céréales, celles-ci seront mises à l'abri des insectes ravageurs. Cet exemple vous convient-il, monsieur Edouardo ?

- On peut mélanger du venin d'araignée et des céréales de nos jours ?

- On peut, et on pourra faire encore mieux. Je ne suis donc pas vraiment étonné que la contre-économie criminelle se mette au diapason des techniques modernes, et délaisse les activités traditionnelles les moins lucratives pour celles qui permettent de gagner plus de fric et plus vite.

Sénéchal prit la parole

- Est-ce que nos copains hollandais ne seraient pas en train d'essayer de faire de la génétique sur le pavot, par exemple ? Fabriquer un pavot génétiquement modifié, plus productif, plus adapté à leur terrain, à leurs besoins ? Ou encore avoir du cannabis qui crache plus de THC ?

- Du quoi ? Lucrèce répondit :

- Du tétrahydrocannabinol, la molécule qui intéresse le consommateur, et qui se trouve surtout dans la plante femelle. Le reste de la plante, en gros, c'est du chanvre... Pourquoi ne pas l'envisager ? Mais ce n'est pas encore à la portée de tout le monde, ce genre de truc, loin de là... Est-ce que tout ça aurait un rapport avec la rumeur de l'arrivée d'une nouvelle drogue en ville, une drogue qui passe la frontière du Surinam ? Et pourquoi Albrecht s'intéresse-t-il tant à l'horticulture ? Je serais vous, monsieur Edouardo, je n'hésiterais pas une seconde, je mettrais le maximum de monde sur ce truc, sachant que ça passe ou ça casse... Vous devriez essayer de coincer le réceptionniste de la lettre, là-bas au Surinam, et remuer le ban et l'arrière-ban.

Lucrèce était totalement échauffé, il tournait en rond autour du bureau, sa petite brioche fendant l'air de l'appartement d'Edouardo. Sénéchal observait la scène avec amusement.

Il demanda :

- Vous pouvez disposer de combien d'hommes dès demain matin, Edouardo, mon ami ? Parce qu'on va avoir du mal à le cho-per, à mon avis, le gaillard.

- Oh ! ne vous inquiétez pas, je l'ai fait suivre depuis que j'ai eu ces informations. Par un professionnel, je précise, pas un rigolo. L'homme invisible... Un type qui me doit beaucoup. Il va lui coller un mouchard sur tous ses moyens de transport, passés et

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a venir, ou sur Te cul s'il le faut. Dès qu'il bouge une oreille, on le saura.

- «a peut vous paraître un détail, cher monsieur Edouardo, releva Sénéchal, mais sur le strict plan légal, vous ne pouvez que lui reprocher de faire des photos de mauvaise qualité de plantes en pot, et de se faire taper sur l'épaule dans des lieux publics par des vampires... C'est un peu court pour l'inculper.

Edouardo éclata d'un rire inattendu.

- On s'en fout complètement ! Je suis un flic et je voudrais bavarder dans un commissariat avec un ami récent des Wander-vansen, par exemple. Point final. Je vous propose d'aller gentiment se coincer ce type en douceur tous les trois, si ça vous amuse. Ensuite on étudiera la question de votre point GPS 11 ou 12, je sais plus... C'est le moment d'apporter votre petite pétoire pliante à huit coups, monsieur Sénéchal. Et de vous procurer du spray pour les moustiques si on va se promener en brousse.

Le soir même, Sénéchal photographia tout ce qu'Edouardo lui avait montré, mit les images dans son portable et envoya les photos de plante à Lou. Puis il tapa un rapport succinct à Dame Portier. Les photos de la famille Wandervansen furent communiquées à Destouches (de la part d'Edouardo) et les recettes de l'iguane et du tapir à ses femmes, avec un mot tendre. Puis il alla dormir.

52.

Edouardo était très excité, il avait réveillé les hommes de la FREDE à leur hôtel à grands coups frappés sur leurs portes.

- Il a pris un taxi-brousse sur l'avenue du Général-Virgile. Un taxi collectif. Il y a une demi-heure. J'ai un type en bagnole banalisée qui le suit. Apparemment il va à Remiré ou à Montioly par la route des plages. Y a qu'une route, d'ailleurs. J'ai appelé un type là-bas, c'est pas loin, à

huit kilomètres de Cayenne.

Son portable sonna.

- C'est lui.

Il écouta un instant et dit à son interlocuteur :

- ¿ mon avis il va descendre la Mahury. Non, non, je sais pas pourquoi...

Une impression... OK, planque-lui ça dans sa pirogue, s'il en a une, et retarde-le comme tu peux, démerde-toi, en attendant essaie de faire contrôler le taxi-brousse par les gendarmes mobiles pour gagner du temps...

On arrive.

Il raccrocha.

- En route, messieurs, c'est parti ! Notre hortico nous a couillonnés, il a changé de jour. On trouvera un radio-téléphone, un bateau et tout ce qu'il faut là-bas. Vous avez l'air étonnés... Vous savez, ici, y a pas beaucoup de chemin à faire pour se retrouver en pleine jungle. On n'a pas eu le temps de préparer, mais on se débrouillera. L'occasion fait le larron. La voiture est en bas de l'hôtel. Emportez de l'artillerie, on ne sait jamais.

Edouardo conduisait la Land-Rover à une vitesse folle, frôlant les cyclistes et les gens en mobylettes chargées de produits du marché, il évita de justesse un pick-up qui arrivait en face, lui fit des appels de phare et faillit terminer dans le marigot qui longeait la 255

route. Lucrèce, accroch? a sa ceinture des deux mains, écarquillait les yeux. Sénéchal regardait par la vitre arrière le nuage ocre de latérite qu'ils produisaient sur leur passage.

- Edouardo, mon ami ! hurla-t-il en se cramponnant à la poignée intérieure. Vous allez finir par décimer la population ou vous allez nous tuer, ou les deux, avec un peu de chance. Ressaisissez-vous, je vous en conjure, et organisez-vous !

Edouardo leva légèrement le pied de l'accélérateur.

- qu'est-ce que vous voulez dire ?

- Les taxis collectifs ont une radio ?

- La plupart, pourquoi ?

- Appelez la gendarmerie, demandez-leur de trouver le numéro de ce gus, ils vont téléphoner à sa compagnie pour lui signaler que lorsque ce taxi - vous aurez son numéro par votre type qui le suit - a quitté l'avenue du Général-Machintruc ce matin, il a laissé une énorme trace de liquide de frein sur le bitume...

- quoi ?

- Un passant leur a signalé. Ce type va avoir des problèmes de freinage, c'est s˚r. Il va mettre la vie de ses passagers en danger... Il faut qu'il s'arrête tout de suite et qu'il démonte ses quatre roues pour vérifier les cylindres de freins, plus le circuit de freinage.

- Les cylindres ?

- Faites-le, Edouardo, mon ami, arrêtez-vous là et annulez le contrôle de police, ça va effrayer notre client.

- Vous croyez que votre combine est meilleure ?

- Elle est meilleure, il ne doit pas voir de képis, ça risquerait de lui g

‚cher sa promenade et de lui faire renoncer pour aujourd'hui.

Edouardo freina brutalement et braqua la Land-Rover pour atterrir sur le bas-côté dans un nuage de poussière. Puis il téléphona tous azimuts.

- «a marche... Vous vous y connaissez en mécanique, monsieur Sénéchal, on dirait.

Lorsque la Land-Rover dépassa le taxi collectif, à faible allure, le chauffeur était en train de remonter sa dernière roue. Il semblait de fort mauvaise humeur. Les passagers bavardaient en attendant qu'il ait terminé, en face d'eux la mer moutonnait sous le ciel d'un bleu vibrant.

- Merde ! jura Sénéchal, je ne le vois plus. Il est pas là. Arrêtez-vous !

Edouardo se gara devant le taxi, Sénéchal bondit au sol. Lucrèce 256

et Edouardo le virent dans les rétroviseurs palabrer quelques secondes avec le chauffeur et ses passagers, puis courir vers la Land-Rover.

- Il s'est barré avec un pick-up rouge, b‚ché... Un Hmong qu'il a arrêté

et à qui il a filé du fric, les passagers du taxi l'ont vu sortir une liasse.

- Montez vite, dit Edouardo. Il n'a qu'un quart d'heure d'avance, le salaud ! J'appelle mon type, il a d˚ suivre le pick-up et il va nous guider.

- Il s'est barré à pied dans les marécages à l'angle de la route, bordel !

disait le gendarme essoufflé. Il a largement passé Montjoly et Remiré, comme vous voyez. quand je l'ai vu monter dans le pick-up, je l'ai suivi jusqu'ici et j'ai d˚ laisser filer la camionnette. On a été pris de court.

Ma pirogue est en amont, trop loin, c'est foutu ! Je pense qu'il a un bateau planqué là-dedans. Dans le marais, et il s'est tiré sur la rivière.

- Et le mouchard aussi, c'est foutu, évidemment, r‚la Edouardo. Merde et re-merde !

Les quatre hommes étaient descendus de leurs véhicules respectifs sur le bord d'une route, devant des cabanes déglinguées aux toits de tôle rouillée qui dominaient le bord de la rivière. Un marécage, peuplé d'ajoncs qui se balançaient doucement dans un petit vent, s'étendait à perte de vue.

quelques pirogues à moteur amarrées à un ponton de bois en ruine dansaient sur l'eau sombre. Sénéchal se dirigea dans leur direction et revint au bout d'un instant avec un grand Noir, maigre et souriant, arborant short et large chapeau de paille. Il portait une canne à pêche sur l'épaule.

- «a s'arrange, dit l'écoflic. Il se trouve que Monsieur Euloge, ici présent, a quelques rares loisirs dans les heures qui viennent, qu'il possède une pirogue à moteur, qu'il connaît la rivière comme sa poche et que nous venons de conclure à l'instant même un contrat verbal concernant la location de son bateau. Ainsi que les services qui y sont associés, bien s˚r, services délivrés par Monsieur Euloge. Le tout sur la base très saine d'un forfait-journée. Monsieur Euloge qui a entendu, je crois, il y a un quart d'heure, un...

- Un bankoulélé, dit Euloge en tendant trois doigts vers le ciel.

- Un bruit confus, traduisit le gendarme essoufflé. Sénéchal indiqua un point situé à droite des cabanes.

- Un bankoulélé de ce côté-là. Il pense donc que notre gus a 257

commencé à descendre la rivière et pas l'inverse. Monsieur le gendarme, mon cher Edouardo, pourriez-vous montrer vos cartes de policiers à ce monsieur, pour confirmer ce que je lui ai raconté, et, en faisant vite, nous embarquons immédiatement... qu'est-ce qui se passe, monsieur Euloge, vous avez une tétanie passagère ? Monsieur Euloge tenait toujours ses trois doigts levés.

- Je ne peux prendre que trois personnes dans mon bateau.

Tandis que la pirogue de Monsieur Euloge s'engageait à travers les marais par des chenaux connus de lui seul (du moins le prétendait-il), quatre hommes armés se faufilaient dans les ajoncs, à quelques kilomètres de là, en aval de la rivière. Ils avaient campé à cet endroit précis depuis trois jours et trois nuits, et leur pirogue était cachée dans les hautes herbes aquatiques. Ils avaient posé une b‚che dessus et recouvert le tout de feuilles mortes et de branches. L'un d'eux s'arrêta et jeta une nouvelle fois un coup d'oil dans une paire de jumelles. Il ne sembla rien y voir d'intéressant, puis il fit le geste de le suivre à ses compagnons. Son radiotéléphone posé à côté de lui émit soudain un faible bourdonnement. Il s'accroupit, décrocha et écouta. Puis il reposa le combiné et dit :

- Il arrive. Deux kilomètres.

Il toucha du doigt le sonotone qu'il portait dans l'oreille. Il dégaina, de l'étui qu'il portait sur la hanche, un revolver magnum au long canon, en souleva le chien puis fit tourner lentement le barillet, cran par cran.

La pirogue d'Euloge accélérait dans l'eau libre, la proue projetant des gerbes d'embruns sur les hommes assis en file indienne, Edouardo en tête, les jumelles devant les yeux. On avait installé Sénéchal derrière lui à

cause de son poids, pour équilibrer l'engin. Lucrèce prenait des photos avec le petit appareil numérique, détournant l'objectif vers le ciel à

chaque nouvelle projection d'eau brune. Euloge pilotait d'une main s˚re, accroupi devant le moteur, évitant les rochers qui affleuraient à chaque instant. ¿ un moment, emportée par la vitesse, la proue se souleva, la pirogue fit une embardée et les hommes déstabilisés faillirent passer pardessus bord. Puis elle se reposa durement sur la surface et bondit à

nouveau en avant. Sénéchal se leva un peu en se cramponnant au plat-bord, se pencha sur l'épaule d'Edouardo et cria, pour couvrir le bruit du moteur :

- Il va nous entendre arriver !

258

Edouardo hurla à son tour, sans se retourner, les yeux rivés à ses jumelles.

- On s'en fout, il n'est pas tout seul sur cette rivière, il y a souvent des pêcheurs, comme Euloge.

Sénéchal acquiesça, puis reprit sa position première. Autour d'eux la jungle se resserrait, les arbres immenses paraissaient se pencher sur leur passage. Il sembla à Sénéchal que la forêt des berges était infinie et invincible. Alors qu'ils approchaient d'un étranglement de la rivière fait de rochers bruns et luisants, Euloge fit graduellement descendre le régime de son moteur, puis il le mit au ralenti. Le lent teuf-teuf nouveau de l'engin fit se retourner les trois hommes. Lucrèce demanda :

- qu'est-ce qu'il se passe ?

Le pêcheur montra un point situé au-delà du barrage de rochers.

- Après, on ne peut plus continuer au moteur. Trop dangereux. Pas assez de fond. Il faut pagayer.

- Et o˘ elles sont, ces foutues pagaies ? interrogea Lucrèce. Euloge sourit.

- Sous vos fesses. Au fond de la barque, dans la flotte. Attention à mon fusil, il est accroché sous le banc.

Le petit homme au chapeau de paille engagea son embarcation aux flancs r

‚pés dans l'étroit chenal qui disparaissait sous la végétation entrelacée.

La proue fendit les masses de jacinthes aquatiques. Au-dessus, les arbres tendaient leurs branches lourdes, comme pour assurer le passager de leur protection. Celui-ci manouvrait sa pagaie avec régularité. Il s'arrêta un instant, enleva son chapeau puis s'essuya le front. Il le remit sur sa tête et ne bougea plus. Il semblait soudain s'être plongé dans une profonde rêverie. En fait, il observait du coin de l'oil, derrière ses lunettes de soleil, un éclat brillant derrière les ajoncs, à une trentaine de mètres à

gauche, devant lui. Le miroitement disparut soudain, comme il était apparu... qu'est-ce que c'est que ça, nom de Dieu ? Des jumelles ? Une lunette de fusil ? Non, non, tu serais déjà mort si c'était un fusil. Un reflet de l'eau ? Ils sont là, ces fils de...

Il attendit encore. Le miroitement ne se reproduisit pas. Il se saisit de sa pagaie, la leva, hésita une seconde, puis la plongea dans l'eau sombre.

Les bords de la rivière se rapprochaient insensiblement à mesure que la pirogue d'Euloge progressait. Il fallait sans cesse contourner de gros troncs noirs qui s'étaient abattus en plein

259

milieu du courant. De chaque côté, la végétation semblait devenir de plus en plus dense.

- On voit rien, dans cette jungle... Y a peut-être trois cents Indiens derrière ce tronc, là-bas. Si on se prend des flèches au curare, on va être mal, grommelait Sénéchal, en appuyant sur sa pagaie.

L'étrave de l'embarcation écartait les jacinthes d'eau comme un brise-lames. Lucrèce était inoccupé, le pêcheur ayant décidé que seuls Edouardo et Sénéchal pagaieraient, afin de ne pas être obligé de corriger sans cesse la trajectoire de l'embarcation à cause du rameur de trop d'un côté. quant à Euloge, il avait remonté le moteur hors-bord et dirigeait le bateau debout à l'aide d'une rame triangulaire qui traînait dans l'eau, à

l'arrière. Lucrèce, qui prenait des photos, dit :

- Tu te trompes, Pierre, en général les curares amazoniens ne sont pas très douloureux. Les plus employés proviennent d'une liane de la famille des ménispermacées du genre chondrodendron à l'ouest du pays, et d'une loganiacée du genre strichnos à l'est.

- Ah, tant mieux. Lou sera contente. Tu en sais plus qu'elle. Sénéchal transpirait à grosses gouttes en ramant. Edouardo, silencieux, scrutait les ombres sur la surface devant lui et plongeait sa rame dans l'eau avec une belle régularité. Lucrèce reprit, soudain intarissable :

- Ces végétaux produisent des alcaloÔdes qui interfèrent avec la transmission des impulsions électriques des nerfs aux muscles. Comme les muscles ne reçoivent plus les signaux des nerfs qui les contrôlent, ils se détendent complètement.

- «a doit être reposant

- Très. Si ton diaphragme, qui fait passer l'air dans les poumons, se détend, alors là, mon garçon...

- Oui, c'est f‚cheux.

- On utilise le curare en médecine pour obtenir ce que les chirurgiens appellent le śilence des organes ª. «a consiste à détendre l'appareil moteur humain pour que les organes ne bougent plus, par exemple dans une intervention à cour ouvert.

- Me voilà rassuré. Encore un poison qui est un médicament.

- Oui, enfin... Les Indiens font des cocktails pour empoisonner leurs flèches. Ils ajoutent au curare du venin d'araignée, de scorpion, de fourmi, de serpent...

- Un petit mélange cocktail tropical, quoi. Edouardo, à la proue, cessa de pagayer et se retourna.

- Silence total, s'il vous plaît, les voix portent loin sur l'eau.

260

L'exposé improvisé de Lucrèce avait été suivi avec le plus grand intérêt par un authentique Indien aux cheveux coupés au bol, dissimulé dans la végétation de la berge, totalement invisible. Il était torse nu et portait un pantalon de toile kaki à poches apparentes et des chaussures de marche de marque japonaise. Il avait souri à la réplique de Sénéchal. Un cocktail tropical ! Elle est bonne... Vous avez de la chance, les gars, que ça soit moi et pas mon grand-père qui vous regarde passer. Vous l'auriez go˚té, son cocktail tropical, y a une cinquantaine d'années. «a vous aurait bien détendu l'appareil moteur, les gars. Et la tribu aurait eu des nouveaux fusils et une belle pirogue de plus, avec un bel appareil moteur, comme vous dites, mais avec une hélice en dessous... Il hocha la tête, sourit de nouveau à cette idée, et empoigna le radiotéléphone. Il hésita, puis reposa le combiné... Non, non, il n'allait pas appeler ces types chaque fois qu'une barcasse se pointait. Ceux qui venaient de passer étaient sans doute des touristes qui avaient loué la pirogue d'un pêcheur pour aller tirer des bêtes des bois. Le gars les balade là-dedans pour arrondir sa tirelire...

Le gros bavard avec son appareil photo, il est trop...

Son boulot à lui, l'Indien, c'était de rester là, bien planqué, pendant trois jours et trois nuits, et de bigophoner une fois - une fois seulement

- si un petit type à chapeau de paille comme ceci et comme cela, dont on lui avait fait une description précise, passait sous son nez. Point. Le mec au sonotone avait même ajouté que ce petit bonhomme boitait un peu...

Désolé les gars, ça se voit pas quand il est assis dans une pirogue.

Bon... Va falloir aller en ville ce soir leur rendre leur radiotéléphone, aux gars, et se faire payer le boulot.

Il empoigna son fusil de chasse à deux coups posé contre un arbre, le tint tout contre lui, le canon en l'air, souleva le radiotéléphone et s'enfonça sans bruit sous les frondaisons.

L'homme au sonotone avait vu, dans ses jumelles, le prodige s'accomplir. La pirogue et son pilote avaient disparu temporairement de son champ de vision. Il n'avait plus aperçu que le chapeau de paille du rameur qui dépassait dans les trous du feuillage. Puis il avait vu bouger le mur végétal fait d'immenses feuilles vert sombre, qui bouchait apparemment (apparemment) le petit chenal. ¿ ce moment précis, des gros ibis blancs au fin bec recourbé en étaient sortis en criaillant, avaient effectué un large cercle au-dessus des arbres, puis étaient revenus se poser au même endroit.

L'homme au sonotone avait retenu un juron puis avait souri à ses compagnons accroupis à côté de lui.

261

HA-,

Il se félicitait mentalement d'avoir monté cette petite expédition. Il était certain d'avoir entendu trois coups de feu l'autre jour dans ce secteur, ce secteur pourtant étroit o˘ l'autre avait disparu. «a valait le coup de se faire bouffer par les moustiques pendant trois nuits et de s'emmerder à taper le carton avec ces trois connards de Surinamiens...

Maintenant on allait récupérer les petites fleurs de Tonton... Les dieux m'ont bien conseillé. M'ont bien chuchoté à l'oreille o˘ il était, ce mec.

Les dieux savent toujours tout... On va aller visiter sa p'tite plantation, au p'tit bonhomme... Doucement quand même, ce pourri a un flingue. Et un bon... Comment ça se fait que les fois o˘ je l'ai suivi j'aie pas compris qu'il rentrait dans ce grand paquet de feuilles ? Ben oui, y avait pas les oiseaux. Ils font un nid là-dedans. Pas de bol.

La vie est pas toujours hydraulique, mec, pas toujours...

Euloge avait soudain déclaré :

- Stop ! plus de bruit !

Les rameurs avaient levé leurs pagaies et s'étaient retournés pour regarder le pêcheur qui tendait un doigt vers le ciel. Il inclinait la tête, écoutant attentivement. Puis il allongea le bras dans une direction et dit :

- Là-bas plus loin. Lucrèce demanda :

- qu'est-ce qu'il y a, m'sieur Euloge ? Un bankoulélé ?

- Des ibis. Ils ont été dérangés. Peut-être une bête des bois. Peut-être le type que vous voulez attraper. On y va. En silence.

Lucrèce écrasa un moustique sur son front, laissant une minuscule trace rouge.

- Comment vous faites, monsieur Euloge, pour entendre ça ? Des oiseaux, y en a plein.

Euloge sourit.

Au moment o˘ Sonotone et ses hommes se déployaient de part et d'autre du portique aux masques grimaçants, la pirogue d'Euloge s'engageait dans l'étroit chenal et passait sous un arbre noir abattu en travers du courant.

Les rameurs se penchèrent. Sénéchal dut se plier en deux pour ne pas le heurter de la tête. Euloge scrutait l'eau devant lui. Il chuchota à ses compagnons :

- Il est passé ici, regardez.

Une mince ligne noire sinueuse se dessinait dans la végétation aquatique, l'eau sombre en dessous se devinait au milieu des jacinthes flottantes et des lentilles vertes. Les trois hommes jetèrent un même regard interrogatif au pêcheur. Il expliqua :

262

- Il est passé y a pas longtemps, c'est la trace d'une pirogue, les plantes ne sont pas encore refermées sur l'eau.

- C'est exact, dit Sénéchal, et les oiseaux sont là-bas, sur ce grand machin vert foncé... Mais ça bouche le passage.

Lucrèce était perplexe.

- C'est impossible qu'il soit passé là.

- Hmm... Le signe des quatre, murmura Sénéchal.

- qu'est-ce que vous racontez ? demanda Edouardo à voix basse.

- Un Anglais avec une casquette rigolote a dit que lorsqu'on a éliminé

l'impossible, ce qui reste, même si cela ne paraît pas croyable, doit être la vérité. Il y a sans doute un passage dans cette énorme masse de feuilles, même si ça a l'air impossible vu d'ici.

- Ouais. On fonce, dit Edouardo le Magnifique en sortant son Beretta de sa housse, dissimulé sous un sac de nylon.

Le petit homme au visage étroit entendit lui aussi les oiseaux s'envoler en criant lorsque la barque d'Euloge pénétra dans le mur de feuilles. Il ferma les yeux pour mieux écouter. Son ouÔe de chasseur lui permit de distinguer un autre bruit, un crépitement ténu apporté par la brise qui venait de se lever. quelqu'un marchait dans les grands bambous... Merde 1 Ils sont plusieurs ! Ils arrivent... C'était bien le reflet des jumelles sur l'eau tout à l'heure... C'est pas le moment de traîner. On déménage... On déménage et on leur fait la p'tite surprise, à ces fils de putes. La surprise du chef... Hijos députas !

Il se mit à courir en traînant la patte, son fusil à la main, dépassa les maisons sur pilotis effondrées et les tôles rouillées tombées au sol, et s'engouffra dans le tunnel végétal qui menait à ses petites plantes. De derrière les racines énormes des grands arbres à l'écorce pareille à une peau d'éléphant, il sortit un sac de plastique noir, apparemment très lourd, dont il déchira rageusement le col, en tremblant. Il allait plonger la main à l'intérieur, mais il arrêta son geste. Calme-toi, bordel, calme-toi, va pas faire le con, c'est pas le moment... Ils doivent être en train de visiter les baraques. Le temps qu'ils trouvent le sentier...

Il sortit avec précaution quatre petites boîtes plates rectangulaires de métal d'un noir mat, légèrement incurvées vers l'intérieur et munies de courts trépieds pointus sur l'une de leur tranche. Un fil de nylon pendait sur le côté de chacune d'elles. Il les disposa de part et d'autre du sentier, plantant fermement leurs trépieds dans l'humus. Il orienta leur face incurvée vers le haut. Il tendit les fils de nylon en travers du chemin, les attachant à la

263

végétation basse, à une dizaine de centimètres du sol. Puis il passa derrière les boîtes et actionna prudemment quelque chose en plissant à

nouveau les yeux. Il prit un peu de recul et admira son ouvre. Il empoigna son fusil, grimaça un sourire et tourna les talons en direction de son jardin secret.

Le grand Surinamien sortit à reculons de l'une des cabanes sur pilotis. Il tenait d'une main son revolver magnum, le même que son compagnon à

sonotone, et de l'autre une pelle pliante qu'il venait de trouver dans un coin sombre de la baraque effondrée. Il la tendit à bout de bras pour la montrer aux autres, dehors, puis il remit tranquillement son arme dans son étui.

Ainsi que le petit homme au chapeau de paille l'avait prévu, les quatre types visitaient les maisons sur pilotis, prudemment, l'arme au poing.

L'homme qui tenait la pelle fit un sourire ébréché. Il portait trois grenades vertes et lisses attachées au-devant de son gilet de combat qui laissait entrevoir son torse noir musculeux. Sonotone, debout devant l'une des cabanes, fît un geste, bras tendu vers le ciel, poing fermé. Puis il leva deux doigts en direction des Surinamiens et les agita vers eux, leur indiquant de se déplacer vers le fond de l'ancien village, jusqu'à la lisière des arbres. Ils levèrent le pouce en réponse. Sonotone rengaina son revolver, s'approcha lentement de la cabane o˘ se trouvait le grand type aux grenades, monta sur le perron de bambou à demi effondré et examina la pelle de près. Il chuchota :

- Elle a servi. Et y a pas des années. Toi, tu restes là en couverture, on va aller traîner un peu vers les bois...T'as entendu les piafs tout à

l'heure ?

L'autre acquiesça.

- C'est p'têt' une bête c'est p'têt' l'Indien...

Il écarquilla les yeux. Il venait d'apercevoir, sortant du rideau de bambous géants, là-bas, deux types, un très grand et un courtaud à

moustache. Ils étaient armés tous les deux. Un Beretta et une arme étrange, vue d'ici. Un gros lard les suivait en prenant des photos, comme un touriste en vadrouille.

Sa main se referma sur la crosse en bois de cerf de son 357 Magnum.

Lorsque la fusillade éclata, le petit homme dans son jardin secret venait de finir de mettre ses plantes, bien emballées, dans un sac de nylon. Il murmura :

- qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

Il écouta. Un autre coup de feu... Du gros calibre. Un Magnum, sans doute. Cinq coups de suite en réponse... Ils se tirent dessus entre eux, maintenant ? Bon, on déménage !

Il prit son fusil et son sac de plantes, puis disparut en boitillant dans la forêt, à l'opposé du sentier dans lequel il avait tendu ses fils invisibles.

Euloge avait lui aussi entendu les coups de feu. Il hésitait à s'enfuir. Il resta un instant assis dans sa pirogue amarrée au ponton, essayant de distinguer, à l'oreille, le nombre de tireurs. Il regardait en même temps son fusil de chasse dans sa housse, attaché sous le banc de la pirogue. Il n'arrivait pas à prendre une décision... Il tendit la main vers l'arme mais la laissa tendue devant lui, dans l'air. Puis il sourit lentement.

Les occasions de rigoler devenaient rares dans le secteur.

Lucrèce avait perdu son appareil photo. Il était allongé à côté de Sénéchal, à l'abri d'un repli de terrain qu'ils avaient atteint en courant, sous le feu des hommes postés devant la cabane. Seules la distance, la surprise et les hautes herbes avaient empêché Sonotone et le grand type aux grenades de les toucher. Sénéchal avait l‚ché deux coups de fusil dans leur direction, mais ses cibles étaient trop loin pour son arme, et elles s'étaient mises immédiatement à l'abri de la cabane. Maintenant, les deux hommes au Magnum tiraient dans leur direction, au jugé. Ils savaient qu'ils étaient par là, planqués sous les branches, dans leur trou.

Sénéchal leva un peu la tête et entendit tout près le ´ wouif ! ª d'une balle rasante. Il ne voyait plus Edouardo, mais il entendait les détonations sèches de son arme. Il tirait toujours cinq coups d'affilée.

Lucrèce, qui tentait d'écarter la courte végétation sous son nez, chuchota :

- C'est mal parti. On peut pas retourner aux bambous pour se barrer ! On est trop loin. qu'est-ce que t'attends pour leur tirer dessus, nom de Dieu, avec ton engin ! Sors-nous de là !

Sénéchal termina de remettre des cartouches de chevrotine dans son court fusil et se tourna vers lui. Ils transpiraient tous les deux.

- J'attends qu'ils aient vidé un peu leurs escopettes. Et j'attends de savoir combien ils sont. On connaît pas le terrain. De toute façon, si on sort de ce trou tout de suite, on va se fait descendre. Edouardo est en meilleure posture que nous, on dirait... Pour l'instant.

Il leva la tête et risqua un coup d'oil rapide. Si j'arrivais à ram-264

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per jusqu'à la baraque sur pilotis... Peut-être... H se tourna de nouveau vers Lucrèce.

- Dis donc, notre hortico serait venu avec des potes ? Je comprends pas, les mecs qui nous arrosent au gros calibre, c'est deux grands Noirs...

D'après les photos de l'aéroport, le gars est petit et basané.

- On s'en fout. Est-ce que tu sais si Edouardo a emporté des chargeurs de rechange ? Et combien ?

Edouardo a changé de place et il court, tête baissée, pour contourner la cabane d'o˘ sortent des petits nuages de fumée bleue à intervalles irréguliers. Il se couche derrière un gros tronc d'arbre et du revers de la manche essuie son front et ses moustaches qui dégoulinent de transpiration.

La culasse de son arme est ouverte, le canon apparent. Vide. Il expulse le chargeur usagé, fouille dans une de ses multiples poches et en sort un autre. Merde, plus qu'un chargeur ! quel con d'avoir pas prévu que... quel con d'avoir arrosé la cabane comme un furieux ! Du calme, Edouardo, réfléchis... Le sheriff Wyatt Earp s'est déjà retrouvé dans des situations pires que celle là. Bordel, les deux autres, qu'est-ce qu'ils dégustent !

Ils doivent être morts, Sénéchal ne tire pas. Faut dire, des écoflics !

J'aurais jamais d˚ emmener ces pieds tendres !

Des balles miaulent en ricochant sur les tôles qui jonchent la petite place envahie par les hautes herbes. Edouardo fait monter une cartouche neuve dans la chambre de son arme, se relève à demi et court à perdre haleine vers l'orée de la forêt, vers le petit tunnel végétal qui mène au jardin secret.

53.

Les deux Surinamiens écoutaient eux aussi attentivement les bruits de la fusillade. Restait plus qu'un seul tireur. Pour l'instant. Du neuf millimètres. qui se faisait arroser aux Magnums des deux autres. Et José

qui a ses grenades... C'était du tout cuit. L'un des deux dit à son compagnon coiffé rasta :

- Va voir là-dedans et fais gaffe, moi je vais aller aider !

Il attendit que l'homme pénètre dans le tunnel végétal, puis lui-même sortit. Ils venaient de découvrir ce sentier et ils avaient commencé à s'y engager quand ça avait tiré dans tous les sens.

Le Surinamien souleva les feuilles au-dessus de sa tête, le soleil de la petite place l'éblouit un peu et il jeta un regard prudent en direction des cabanes. «a tiraillait encore un peu au Magnum, mais le type au neuf millimètres avait d˚ se faire descendre, vu qu'on l'entendait plus. Sur qui ils tiraient, ces cons-là ? Il vérifia le cran de s˚reté de sa mitraillette Uzi et s'avança lentement, le dos courbé, en longeant de loin les maisons de bambou.

Sans savoir qu'Edouardo courait à sa rencontre.

L'homme coiffé rasta s'engagea sur le sentier ombreux, l'arme en avant. Ce fusil-mitrailleur américain, bien que d'un modèle ancien, vous descendait toujours son bonhomme à soixante mètres. C'est du moins ce qu'il se disait pour se rassurer.

Un grand papillon bleu passa devant lui. Drôle de coin... Les racines des arbres, on dirait des pieds d'éléphant. «a devrait être là que le fleuriste cache ses petites fleurs, le malin... Un ancien village akha, ici, à tous les coups. Portiques sacrés... J'aime pas ces trucs-là. qu'est-ce qui brille au milieu, on dirait des fils, on dirait... Merde ! L'enfant de pu...

267

La double détonation qui secoua les feuilles dans son dos fit se retourner l'homme à l'Uzi. Il vit un nuage de fumée qui montait doucement au-dessus des arbres, à peu près à l'endroit o˘ il avait envoyé son compagnon. Il regarda de nouveau devant lui. Un type à moustaches venait sans aucun doute de sortir du sol. Il leva son Uzi. Edouardo lui tira deux balles dans la tête, presque à bout portant.

Le Surinamien resta debout, l'air pensif comme s'il venait de se souvenir de quelque chose d'essentiel, vacilla et tomba lourdement dans les herbes.

Edouardo se pencha et lui arracha la courte mitraillette des makis.

Sonotone et José avaient cessé de tirer en entendant la double détonation rapprochée, suivie des deux coups du neuf millimètre.

- C'est quoi, ça ? demanda Sonotone.

- Des mines Claymore. C'est marqué dessus, en général, répondit l'homme aux grenades. Je reconnais leur joli bruit n'importe o˘. quatre cents billes d'acier dans une p'tite boîte, propulsées par du C 4. quelqu'un vient peut-être d'en déguster huit cents dans le portrait... Et le type au neuf millimètres, c'est pas lui qu'a marché sur une Claymore, puisqu'il a tiré après.

Sonotone jura.

- Continue à arroser les deux cons, je vais aller le cueillir, l'autre rigolo.

Il sortit l'arme au poing, sauta en bas du perron de bambou avec une surprenante agilité, puis il disparut à la vue de José, qui l‚cha vaguement un coup de feu en direction de l'endroit o˘ Sénéchal et Lucrèce étaient terrés.

José soupira, remit avec lenteur son arme dans son étui, puis sifflota un petit air guilleret en estimant d'un coup d'oil la distance qui le séparait des types là-bas, dans leur trou. Il prit lentement une grenade accrochée à

sa veste. Il plissa les yeux. Et réfléchit... En cavalant depuis le fond de la baraque et en balançant ça depuis le perron, c'est jouable. Puis je rentre me planquer vite fait. «a va épater les deux mecs d'en face, quand ils vont prendre mon p'tit ananas dans la gueule...

Il recula lentement au fond de la cabane en faisant craquer sous son poids le plancher de gros troncs équarris, respira un bon coup et appuya ses larges épaules contre le mur du fond. Il refit mentalement son parcours, réfléchit en sifflotant encore. Enfin il dégoupilla la grenade, retira la cuiller d'un coup sec et commença à compter...

- Un...

268

Sénéchal était sorti à quatre pattes de sous la maison sur pilotis. Il se redressa, regarda la porte, le perron, estima lui aussi la distance et recula vivement, cherchant un bon angle. Il cala la crosse du De Franchi sur son ventre puis ouvrit le feu dans le trou noir de l'entrée de la cabane, faisant gicler une nuée d'éclats de bambou. La détonation surprit José, qui tenait la grenade ouverte à la main et venait de s'élancer.

Sénéchal tira coup sur coup, créant des grandes brèches dans le bambou, faisant entrer la lumière du soleil dans la pièce obscure et touchant José

à la jambe à travers la cloison végétale. José hurla de douleur en tombant au sol, perdit sa grenade et la regarda, l'air stupide, rouler devant lui.

Il eut le temps de se souvenir d'une courte prière puis tout sauta, faisant jaillir vers le ciel les palmes du toit et voler dans tous les sens des troncs de bambous déchiquetés.

Sénéchal, en contrebas, avait perdu son arme et roulait sur lui-même au milieu de la fumée et des morceaux de la baraque qui retombaient de tous côtés en rebondissant sur le sol. Enfin il s'immobilisa, secoua la tête et s'aperçut qu'il avait été touché à l'avant-bras. Il saignait et sa tête bourdonnait. Il entendait mal. Il se palpa la poitrine et marmonna :

- Sifflait faux...

Puis il s'évanouit.

La cabane dévastée vacilla soudain sur ses pilotis en craquant et en grinçant, amorça une lente chute vers lui, puis se stabilisa, figée dans l'air, comme supportée par une main invisible.

Lucrèce, toujours dans son trou, entendait les rafales continues d'une arme automatique, là-bas, vers l'orée de la forêt, pareilles au bruit d'une scie électrique. Le bruit d'un Magnum répondait. L'arme automatique se tut soudainement et la détonation sèche du neuf millimètres lui succéda. Cinq coups d'affilée.

Puis encore trois.

Puis plus rien.

Edouardo avait jeté la petite mitraillette au canon fumant loin de lui.

Déjà vide, bordel ! Non mais quel con, j'aurais d˚ lui piquer ses chargeurs, à l'autre... Wyatt Earp, lui, aurait prévu, à OK Cor-rai...

qu'est-ce qui a fait sauter la baraque, là-bas ? Putain le boucan ! J'ai entendu le petit fusil du grand écolo, on dirait. L'est pas mort... Et quoi d'autre ? Des grenades ? O˘ il est, l'autre fumier à oreillette ? Plus de munitions pour le Beretta. Il faut que je me tire de là vite fait. Merde, le voilà ! Il va venir me buter, ce fumier...

269

Mais qu'est-ce qu'il fait ?

Sonotone avait mis ses mains en porte-voix. Il était à demi dissimulé par le tronc d'un gros arbre dont l'écorce était déchirée par les impacts des balles de l'Uzi. Il criait :

- Ohé, mon ami neuf millimètres ! Je crois que tu n'as plus de munitions... Je me trompe pas ?

Il rit très fort.

- Tu veux pas me répondre ? T'es pas très poli ! Il attendit un peu et cria :

- Ohé, neuf millimètres, mon ami ! Mon cher ami ! Je vais venir te dire bonjour et on vajouer à un jeu... T'as un couteau ?

Il attendit de nouveau.

- Tu veux toujours pas me répondre ? C'est pas grave. Je vais pas te tirer dessus, c'est promis ! Juré ! On va s'expliquer entre amis, neuf millimètres. Je crois qu'on est plus que tous les deux, ici, tu vois ? Ou peut-être pas, va savoir... La vie est hydraulique, mec !

Il recula derrière l'arbre et sortit, d'un petit fourreau métallique accroché à sa ceinture, une sorte de long poinçon à manche de bois qu'il serra fermement. Il avait remis son Magnum dans son étui. Plus qu'une balle. Largement suffisant. On vajouer un peu avec le gars là-bas. Il cria encore :

- Je sais que tu es là, neuf millimètres, on va voir si tu sais te débrouiller sans flingue.

Il avança et sortit de derrière l'arbre. Puis, bras tendus, il fit passer son poinçon à toute vitesse d'une main dans l'autre.

- Tu te demandes pourquoi je fais ça, hein ? Pourquoi je veux m'amuser avec toi un peu avant de te crever ? Je vais te dire...

Il éclata d'un grand rire sinistre qui le secoua, la tête penchée en arrière.

- C'est parce que les occasions de rigoler sont assez rares dans le coin !

- C'est bien mon avis, dit Euloge derrière lui.

Il lui tira une volée de plombs de chasse dans les fesses.

Sonotone s'était écroulé en hurlant de douleur. Euloge le coucha enjoué.

- Bouge pas, mon gars, juste après c'est de la chevrotine. Edouardo sortit la tête de son trou et cria :

- Merci, monsieur Euloge !

Le pêcheur fit un petit geste du pouce, mais ne changea pas d'un millimètre sa position académique du tireur debout, l'oil rivé au viseur. Edouardo courut dans sa direction. Il arriva, essouf-270

fié, et se pencha vers l'homme au sonotone, en prenant bien garde de ne pas se mettre dans l'axe du fusil d'Euloge. Puis il sortit le Magnum de l'étui de ceinture du type à terre qui geignait. Il vérifia le contenu du barillet et vit le culot tout neuf du projectile dans l'une des chambres. Il se releva, regarda autour de lui, revolver en main, comme s'il le soupesait, lissa sa moustache et décocha un terrible coup de pied dans la m‚choire de l'homme couché, qui hurla de plus belle.

- Fumier ! On va s'expliquer entre amis, hein ? Je vais pas te tirer dessus, hein ? Menteur ! Combien vous étiez ? Y en a encore ? Ne mens pas, ou je te bute tout de suite avec ton flingue ! Reculez, monsieur Euloge !

Il braqua le gros revolver noir sur la tête de l'homme et leva le percuteur.

- T'as une chance sur six. Je crois que t'es joueur, non ?

Les blessures de Sénéchal étaient superficielles, mais un éclat de grenade était enfoncé sous la peau de l'avant-bras. quelque chose l'avait coupé sur trois centimètres juste sous l'oil gauche, sans pénétrer. Un morceau de bambou aiguisé comme un mince couteau s'était également fiché dans le revers de sa manche de chemise. Lucrèce, accompagné d'Edouardo qui avait retrouvé le petit fusil SPAS De Franchi, était allé chercher la trousse de premier secours dans la pirogue d'Euloge, et lui appliquait un pansement sur le bras. Sénéchal, apparemment sonné et couvert de poussière et de fibres de bambou, parlait fort car il n'entendait pas normalement.

- Monsieur Edouardo, la prochaine fois que vous nous emmènerez en promenade pour chercher des herbes aromatiques, faites-nous penser à

acheter des casques lourds. Permettez-moi de vous faire remarquer que vous êtes un tantinet dispendieux avec vos munitions.

Edouardo se renfrogna. Sénéchal reprit :

- Monsieur Euloge, vous êtes un guide exceptionnel, l'Office du tourisme a besoin de vous de toute urgence. Ce village est ravissant, avec son portail accueillant...

- Ferme-la, dit Lucrèce, il y a eu trois hommes de tués ici, en vingt minutes.

Sénéchal n'entendit pas le petit chimiste, mais il n'insista pas. Il avait l'oil vague. Edouardo le Magnifique grommela :

- Peut-être plus de trois... Je suis allé voir - très très prudemment - le sentier planqué sous les feuilles. Un des mecs a sauté sur une mine, peut-

être deux mines. Moi, j'ai entendu deux boum, 271

mais allez savoir combien ils étaient là-dessous. Si ça se trouve y en a un autre qu'a été projeté dans le sous-bois... Le cinglé au sono-tone ment comme il respire, même avec son flingue sur la tête. Le mec dans le sentier est raide mort, j'ai regardé depuis l'entrée du chemin avec les jumelles.

Je n'ai pas osé m'approcher, c'est peut-être miné partout...De toute façon, c'est foutu, on n'a pas serré le petit bonhomme et ses plantes vertes. Si elles sont encore au bout de ce sentier, ce qui m'étonnerait fort, ne comptez pas sur moi pour aller les chercher. Il faudrait des hommes et des machettes pour ouvrir un autre sentier.

Lucrèce, tout en terminant le pansement de Sénéchal, demanda:

- que vont devenir les dépouilles de ces hommes ? Il faut les ramener...

Edouardo haussa les épaules.

- J'en ai strictement rien à foutre !

- Enfin, monsieur Edouardo !

- Non, je déconnais, monsieur Méjaville. Je vais faire venir l'armée et les gendarmes, ça va être un joyeux bordel cet après-midi.

Le pêcheur hocha la tête.

- Sinon les bêtes des bois vont venir les bouffer, et s'il y a encore des mines, elles vont sauter dessus.

Edouardo était songeur.

- ¿ moins que quelqu'un vienne enlever les mines qui restent une fois qu'on sera partis. S'il en reste.

Euloge ne souriait plus. Il dit lentement :

- Mais pour leur grand malheur, à ces morts-là, les esprits mauvais des Akhas vont venir prendre leurs ‚mes. Tout ça pour des p'tites plantes, si j'ai bien compris le but de notre promenade.

La pirogue aux flancs r‚pés, amarrée à son ponton sous les grands feuillages, ne leur apprit rien. Il n'y avait qu'une seule pagaie à

l'intérieur. Le moteur hors-bord trapu était d'un modèle ancien, sans aucune particularité visible.

Ils écopèrent l'eau qui stagnait dans le fond de l'embarcation mais n'y trouvèrent aucun indice, seulement un ouf d'ibis tombé du nid, au-dessus de leur tête. Sonotone, qui avait maintenant les mains liées devant lui, leur affirma que la pirogue n'était pas la sienne, mais il refusa de révéler l'emplacement de celle avec laquelle il était arrivé ici, en compagnie de son équipe de flin-gueurs. En soignant ses blessures faites au plomb de chasse par Euloge, Lucrèce l'avait fouillé complètement et s'était aperçu que le fil du sonotone ne menait à aucun appareil de communication.

W

Ni d'ailleurs à quoi que ce soit, puisqu'il se terminait par un éche-veau de nouds compliqués glissé dans une poche de poitrine. ¿ la question de Lucrèce, l'homme avait répondu que ceux qui lui parlaient là-dedans n'avaient pas besoin d'amplificateur ou autre système moderne de ce genre pour lui chuchoter à l'oreille. Lucrèce avait demandé pourquoi. Il avait ricané, fouillé avec deux doigts dans sa bouche ensanglantée, puis avait craché une dent dans l'herbe devant lui.

Les rameurs devaient redoubler d'effort, leur pirogue remorquant celle du petit homme au chapeau de paille dans laquelle on avait installé Sonotone, couvert de pansements et ficelé sur le ventre car il était incapable de s'asseoir. Il chantonnait, la tête tournée vers la berge qui défilait lentement. Edouardo se retournait de temps à autre et lui lançait des regards acérés. Lucrèce demanda :

- Vous ne saviez pas qu'il y avait un village là-dedans, monsieur Euloge ?

C'est pourtant tout près de chez vous.

Le pêcheur resta silencieux un moment, puis dit :

- J'en avais entendu parler par des vieux Indiens du coin. Personne ne va traîner dans ce genre d'endroit. Même si j'avais su que ce village était là, planqué dans les bois, je n'y aurais jamais mis les pieds.

- Pourquoi ?

Euloge fit un geste vague.

- Magie. Mauvaise magie. Les esprits. Edouardo commenta à voix basse :

- Pas loin de Cayenne, il y a une ancienne rhumerie, en pleine brousse.

Elle date du milieu du xixr siècle. On raconte qu'à l'abolition de l'esclavage, le propriétaire, un type appelé Vidal de Lin-denges, a exterminé d'une façon ignoble tous ses esclaves, pour ne pas les libérer.

La légende veut que les esprits de ces pauvres gars rôdent autour de la maison - une énorme usine, en fait - et qu'ils cherchent à se venger de leurs souffrances passées, la nuit tombée. Vous n'y emmènerez pas un Guyanais le soir.

Euloge hocha la tête.

- C'est bien vrai ce que vous dites, monsieur... Bon, on arrive aux rochers, on va pouvoir mettre au moteur, ça vous reposera.

Sénéchal, qui n'avait pas saisi un mot de la conversation et qui pagayait furieusement, déclara, en parlant fort, que tout ça lui avait ouvert l'appétit et qu'il se taperait bien une fricassée d'iguane au déjeuner, peut-être même deux, ce qui rassura tout le

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monde sur son état de santé. Un bruit de train roulant vers eux leur parvint, puis il disparut au loin.

- qu'est-ce que c'était ? Vous avez des express dans la jungle ? demanda Lucrèce.

Le pêcheur rit franchement.

- C'est le père bon Dieu qui roule ses barriques !

- Je ne comprends pas.

- C'est la pluie, mon bon monsieur. C'est la pluie sur les feuilles des arbres qui fait ce bruit-là.

Le médecin qui avait examiné Sénéchal déclara :

- Un tympan fêlé et une forte commotion, mais un gaillard de ce gabarit...

On fit une radio de son avant-bras et on procéda à l'extraction de la particule de plastique, qu'on compara avec celles que la petite Indienne avait reçues dans la poitrine et dans l'épaule. Toutes deux paraissaient provenir de la même grenade, mais il était difficile d'être affirmatif. Ce qui rendit Sénéchal songeur. Il s'endormit très tôt, épuisé, et à son réveil ses migraines s'étaient envolées. L'après-midi, il alla en ville, fit quelques emplettes, visita le fort de Cayenne, eut un entretien avec un gradé, et enfin prit un taxi-brousse pour rendre visite à Monsieur Euloge, dans sa cabane du bord de la rivière. Il but du rhum avec lui sur le ponton o˘ étaient amarrées les longues pirogues des pêcheurs, et lui proposa une mission. Euloge l'accepta. Ils examinèrent ensemble des cartes détaillées du réseau hydrographique, et particulièrement celui de la rivière qui coulait à leurs pieds. Euloge raconta à l'éco-flic que les pirogues des gendarmes et des militaires étaient parties la veille pour le village akha, Edouardo en tête, et qu'ils devaient, à son avis, tous camper là-bas, armés jusqu'aux dents. Ils étaient nombreux et ils avaient emporté des sacs de plastique pour les corps des flingueurs. Des chiens les accompagnaient.

- Peut-être des chiens dressés pour éloigner les esprits mauvais, ajouta-t-il en souriant à demi.

Sénéchal lui donna de l'argent et un paquet. Puis ils contemplèrent le soir tomber sur le marais et écoutèrent le charivari des perroquets et des singes sur l'autre rive. L'enquêteur revint à l'hôtel à la nuit tombée pour y étudier des cartes et faire un rapport à la FREDE.

Plus tard, il appela la métropole et parla avec ses femmes.

Le lendemain il eut le plaisir de faire connaissance avec l'orpailleur nommé La-Belle-Batée, qu'il trouva à la terrasse de son 274

bar habituel, comme on le lui avait indiqué à l'hôpital. Il l'emmena déjeuner dans un restaurant o˘ on leur proposa de la bosse de zébu aux fruits rouges. Sénéchal en prit deux fois et alla en cuisine soutirer la recette au patron, ce qui amusa beaucoup le vieil Indien à queue de cheval.

Puis au café Sénéchal fit parler La-Belle-Batée, lui fit raconter ses aventures de chercheur d'or et l'interrogea longuement sur les Suripuna.

Ils se quittèrent en excellents termes.

54.

- C'est pas une machine de combat, qu'on a, m'sieur Sénéchal, dit le pilote, souriant sous son casque. Si on se fait accrocher par les narcos, en face, on va avoir du mal à se planquer sous les arbres.

- C'est rassurant, répliqua Sénéchal, qu'est-ce que c'est, en bas?

L'horizon vert sombre de la jungle bascula lentement, le pilote descendit un peu sur la gauche.

- Sur le fleuve, là, les bateaux ? Oui, je les vois. Les petits machins rectangulaires en file indienne avec des b‚ches claires dessus, ce sont des barges de chercheurs d'or, elles transportent les hommes et le matériel sur le Maroni. Ce sont souvent des Bonis qui font ce boulot... J'espère bien qu'ils croient que c'est eux qu'on observe.

Lucrèce, à l'arrière de l'hélicoptère, ôta le mouchoir de devant sa bouche pour demander :

- C'est qui, les Bonis ?

- Des Ńoirs marrons ª, comme on les appelle ici. Des descendants des esclaves africains qui se sont enfuis dans la forêt amazonienne. Ils cherchent aussi l'or avec des Brésiliens entrés clandestinement dans le département.

- Vous ne pouvez rien faire contre ça ? Le pilote rit franchement.

- Cher monsieur, nous sommes vingt gendarmes à la brigade de Maripasoula, pour contrôler tout un fleuve-frontière, c'est un peu juste. En ce moment on a des gros ennuis avec tous ces gars-là. Meurtres, attaques de chantiers, enlèvements, règlements de comptes à la Kalachnikov. Sans parler du fait que ça va s˚rement

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barder de plus en plus avec les Wayanas, entre autres, qui se foutent en rogne, et avec raison d'ailleurs !

- Les Wayanas ?

- Une des tribus amérindiennes du fleuve. Us en ont marre de voir tous ces orpailleurs installer des barges clandestines dans la forêt, sur leur territoire, et rejeter des tonnes de mercure dans le Maroni. C'est bien votre boulot, l'environnement, non ? La FREDE... La FREDE, c'est marrant comme nom, je trouve.

Il éleva la voix pour couvrir le bruit du rotor.

- Vous êtes toujours malade, monsieur Méjaville ?

- Hunhun... Ne m'en parlez pas s'il vous plaît. J'ai pris des cachets contre le mal de l'air, mais ça n'a pas l'air de marcher.

Le pilote agit lentement sur le manche, l'appareil prit de l'altitude par paliers, et le fleuve aux eaux sombres disparut derrière eux.

- C'est incroyable, dit Sénéchal qui regardait sans cesse sa montre GPS et celui du cadran, au tableau de bord, on imagine mal l'immensité de la jungle, d'en bas. Mais vu du ciel...

- On dirait des bottes de cresson à perte de vue, ou des brocolis, commenta Lucrèce d'une voix faible.

De lourdes nuées couvraient le ciel du Surinam, descendant peu à peu vers la jungle. L'hélicoptère traversa soudain un paquet de brume qui laissa des gouttes d'eau sur la bulle de l'habitacle.

- La météo n'est pas bonne pour aujourd'hui, avertit le pilote, en jetant machinalement un coup d'oil aux instruments. Ni pour les semaines à venir.

La grande saison des pluies arrive à toute vitesse, cette année. Vous en êtes o˘ avec le GPS ?

- On va bientôt arriver sur le point 6, si vous gardez ce cap. Il pencha la tête pour regarder la jungle sous lui.

- On aperçoit un petit cours d'eau, de temps en temps. Il faudrait descendre un peu, s'il vous plaît.

Le point 6 recoupait un étroit chenal qui miroita un instant, puis disparut sous le couvert des arbres. Lucrèce observa avec intérêt une bande de singes, minuscules vus à cette distance, qui s'enfuyaient dans les hautes branches à leur approche. Il s'était racheté un appareil photo numérique.

Il le sortit de sa housse et se mit à mitrailler tout ce qu'il voyait sous lui. Une courte embardée de l'hélicoptère lui fit ranger son matériel rapidement et remettre son mouchoir devant sa bouche. Il regarda du coin de l'oeil la petite pochette destinée aux voyageurs affectés par le mal de l'air, à demi dissimulée par le fusil-mitrailleur désarmé qui sortait du sac

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bleu et blanc du gendarme-pilote et par les trois courtes machettes dans leurs étuis.

- Toujours rien, dit Sénéchal. Il commence à y avoir du relief. Il regarda, accrochée par deux trombones aux larges plis de son pantalon de toile, la photo qu'il avait prise des points GPS, sur la carte de Raul. Il l'avait agrandie et en avait tiré deux autres, une pour le pilote et une pour Lucrèce. Sur la carte, la petite grappe rouge des relevés GPS semblait devenir plus serrée à mesure qu'ils approchaient du point 7. Sénéchal fit une grimace. Le pansement sous son oil le tiraillait, et son avant-bras bandé lui faisait mal. Un morceau de coton rosé dépassait de son oreille. Il demanda au pilote :

- qu'est-ce que vous avez donné comme plan de vol aux Suri-namiens ? Celui qui recoupe nos points GPS ?

Le gendarme eut un bref sourire.

- Presque.

Sénéchal sourit à son tour.

- Vous avez bien fait, on ne saitjamais...

Le grondement des moteurs et le flop-flop sifflant des pales descendirent dans les graves lorsqu'ils traversèrent un autre nuage bas. Des gouttes de pluie filèrent sur la bulle transparente devant eux, puis s'allongèrent sur les portières.

Lucrèce grommela, en regardant la jungle infinie :