39
Le sang a la couleur d’un cri.
Aucune de nous deux ne dit quoi que ce soit tandis que, debout sur le pas de la porte, nous regardions le corps de John Treevor. Mais c’est ce que je pensais. Le sang a la couleur d’un cri. Cela n’avait rien de logique, rien de rationnel. Je ne pouvais crier, de crainte de réveiller Rosie.
Qui aurait cru qu’il avait tant de sang en lui ?
« On devrait vraiment mettre dès que possible les draps et la taie d’oreiller à tremper dans de l’eau froide », songeai-je. « Diluer le sang dans l’eau froide », disait ma mère, qui était une sorte de manuel ambulant de la parfaite maîtresse de maison. Mais la literie était si imbibée que je doutais qu’elle pût être jamais nettoyée. Et il n’y avait rien à faire pour le matelas. Ce n’était pas seulement la toile ; le sang avait dû imprégner le crin de cheval à l’intérieur.
Je savais que Janet avait raison, qu’il était mort. Il était d’une telle immobilité, vous comprenez, et le sang s’était arrêté de couler.
Il y avait des éclaboussures rouges sur la descente de lit, qu’il faudrait mettre à la poubelle elle aussi. Le dentier de M. Treevor, les mâchoires serrées à jamais, se trouvait dans un verre sur la table de chevet. Ses genoux étaient remontés sous l’édredon. Il était couché sur le dos et il semblait avoir deux bouches ouvertes. L’une plus rouge que l’autre. Tout ce rouge jetait une lueur sombre à travers la pièce, neutralisant la pâle lumière de l’aube.
Sur la descente de lit il y avait un couteau, le couteau à légumes que nous avions perdu. Aucun des autres qui se trouvaient dans le tiroir de la cuisine n’était aussi pratique pour éplucher les pommes de terre. M. Treevor avait les yeux ouverts et il fixait le plafond, en direction du paradis de David. Sauf que David était beaucoup trop raffiné pour croire en l’image d’Epinal d’un paradis situé au-dessus du ciel.
— Au moins est-il en paix maintenant, dit Janet au bout d’un moment.
En paix ? C’est ce que tu appelles la paix ?
— Je crois que je vais vomir, dis-je.
Je la dépassai, entrai dans la salle de bains, où je m’enfermai. Quand j’en ressortis, Janet m’attendait sur le palier. Elle avait une clé à la main et la porte de la chambre de M. Treevor était fermée. Sans échanger un mot, nous descendîmes à la cuisine.
Je remplis la bouilloire et la mis sur la cuisinière. Appuyée contre l’évier, je regardai Janet charger le plateau à thé. Je la revois allant chercher les tasses et les soucoupes, les alignant sur le plateau, disposant les petites cuillères bien astiquées sur la serviette à thé, je la revois remplir la cruche de lait, puis la couvrir d’un petit tissu à dentelle pour empêcher les mouches d’y entrer. Je me souviens combien ses gestes étaient prestes, et qu’elle formait comme un îlot d’ordre au milieu du chaos, je me souviens combien elle était belle, bien qu’elle fut encore pâle et que le choc eût figé son visage.
Elle avait dû sentir que je la regardais, car elle leva les yeux vers moi et me sourit. L’espace d’un instant, elle donna l’impression d’avoir gratté une allumette derrière son visage ; la flamme jaillit, réchauffa l’air frais un moment et mourut.
Je fis du thé. Janet le versa et ajouta trois cuillerées de sucre dans chaque tasse.
— C’est de ma faute, dit-elle après la première gorgée.
— Bien sûr que non. Elle secoua la tête.
— Il ne supportait pas l’idée de partir. C’était comme si nous le mettions au rebut. Mon père.
— Il entrait à l’hôpital pour son bien autant que pour le nôtre. (Je tendis le bras par-dessus la table et lui touchai la main.) Tu sais bien comment il était, ces derniers temps. Il aurait pu faire ça n’importe quand, pour n’importe quelle raison. Ou sans raison du tout. Il n’était plus lui-même.
Janet poussa un sanglot saccadé.
— Qui était-il alors ?
— A un certain moment, il était Francis Youlgreave. Ecoute, tout ce que je veux dire, c’est qu’une partie de lui était déjà morte. La part importante, celle qui faisait de lui ton père.
Janet prit une profonde inspiration.
— Il faut que j’appelle quelqu’un. Le Dr Flaxman, je suppose.
Je touchai la clé posée sur la table.
— Tu as fermé la porte de sa chambre ? Elle acquiesça.
— Au cas où Rosie…
— Et David ?
Janet cligna des yeux, fronça les sourcils et regarda la pendule sur le buffet.
— Il ne va pas tarder à se lever pour l’office du matin.
— Janet, pourquoi es-tu entrée dans la chambre de ton père ?
— Je me suis réveillée et je n’arrivais pas à me rendormir. Je… je voulais seulement jeter un coup d’œil dans sa chambre et voir s’il allait bien. Il était si contrarié. Quand crois-tu qu’il… ?
— Je ne sais pas. (Je me rappelai combien tout était immobile dans la chambre de M. Treevor, que le sang avait imprégné la literie et était très sombre.) Il y a sans doute plusieurs heures.
— Quelle façon de finir sa…
— S’il avait eu le choix, c’est probablement celle qu’il aurait préférée. Je préférerais m’en aller comme ça plutôt que de devenir de plus en plus sénile.
L’eau coula dans les canalisations.
— C’est David, dit-elle.
Je me demandais pourquoi elle était venue me chercher plutôt que David quand elle avait découvert son père.
Je n’avais pas eu souvent affaire à la mort. Je n’avais pas l’habitude et ne connaissais pas la procédure. Il me semblait que M. Treevor avait en quelque sorte trompé la mort en mettant fin à ses jours. Une partie de moi-même, l’enfant égoïste qui vit en chacun de nous, était contente qu’il soit mort. A terme, ça épargnait beaucoup de tracas à tout le monde.
J’aurais seulement souhaité qu’il s’en aille en faisant moins de gâchis. Au sens littéral du terme. Pourquoi n’avait-il pas choisi une fin raisonnable, discrète ? Disons, une dose massive de barbituriques, entraînant une mort qui peut se confondre aisément avec une mort naturelle, ou du moins quelque chose que Janet aurait pu prendre pour un accident, comme se jeter sous un bus. En des moments comme ceux-là, j’étais contente de jouir de l’intimité de mon esprit. Si mes pensées avaient été connues de tous, on m’aurait collé l’étiquette « psychopathe ».
Janet s’éclipsa pour aller parler à David. Je montai m’habiller. Je pris ensuite une autre tasse de thé et fumai une cigarette au salon. David était maintenant dans le bureau en train de parler au téléphone. Les portes étaient ouvertes et j’entendais ce qu’il disait.
— Non, il n’y a aucun doute, je le crains… Ne pouvez-vous pas venir plus tôt que ça ?
Je regardai par la fenêtre le jardin luisant de rosée. La flèche de la cathédrale resplendissait dans le soleil matinal. Francis avait dû se trouver dans cette pièce à regarder par la fenêtre, la même vue sous les yeux.
— Je vous en suis reconnaissant, disait David. Très bien… Oui, très bien, je vais les appeler tout de suite… Au revoir.
Il raccrocha et vint me rejoindre au salon.
— Flaxman ne peut pas être ici avant huit heures et demie.
— Je vais conduire Rosie à l’école.
— Merci. (Je doutais qu’il ait entendu ce que j’avais dit.) Pauvre Janet. Tout ça en plus de sa fausse couche…
— Je crois qu’elle a besoin de rester au lit.
— Tu veux lui dire que Flaxman va venir ? Il faut que j’appelle la police et le doyen.
Je persuadai Janet de se remettre au lit. Je fis ensuite lever Rosie, lui donnai son petit déjeuner et l’accompagnai à l’école. Faire quelque chose de normal ne semblait pas naturel. Tout aurait dû être anormal, par respect pour le décès de M. Treevor. Mais Rosington ignorait son absence. La ville était la même ce jour-là que la veille, ce qui n’était pas bien.
Tandis que nous descendions la colline vers Saint Tumwulf, j’observais Rosie. Elle serrait Angel sous un bras et suçait son pouce. Elle avait mis sa tenue rose à la poupée parce qu’elle devait être déguisée pour se mêler aux mortels et elle allait donc bien avec Rosie dans sa robe d’écolière en vichy rose. Je trouvais la fillette plus pâle que d’habitude. Elle avait de l’affection pour M. Treevor, autant que nous tous.
Au petit déjeuner, David lui avait dit que son papy était monté au ciel dans la nuit.
« Est-ce qu’il va revenir ? avait-elle demandé.
— Non » avait répondu David.
Rosie avait hoché la tête avant de retourner à ses corn-flakes.
A la porte de l’école, je lui demandai si elle se sentait bien.
— Je vais bien. Mais Angel a mal au ventre.
— C’est grave ?
— Un petit peu grave. (Son visage s’éclaira.) Je vais finir de coudre son châle aujourd’hui et il ira bien avec sa robe. Elle sera contente.
— Elle sera très jolie.
— Nous sommes sœurs maintenant. Toutes les deux en rose.
Elle me donna la poupée et entra dans la cour de récréation. Il me sembla que les autres enfants s’écartaient devant elle comme les flots de la mer Rouge. J’allai trouver la directrice dans son bureau, lui expliquai ce qui s’était passé et lui demandai de garder un œil sur Rosie.
— Un mort dans la famille, qui plus est à la maison, dit la directrice. C’est terrible pour un enfant.
A mon retour à la Dark Hostelry, je trouvai le Dr Flaxman au salon en train de parler à David et Janet.
— Si ça ne vous dérange pas, il vaudrait mieux que je garde la clé, disait-il.
David le regarda en fronçant les sourcils. Janet changea de place sur le canapé et tapota le coussin à côté d’elle pour m’inviter à m’asseoir, ce que je fis.
— Je ne comprends pas, dit David.
— Ça se fait couramment, dans des cas comme celui-ci, monsieur Byfield.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Eh bien, les cas devant être signalés au coroner…
— Je comprends ça, naturellement, mais…
— En particulier, quand il y a un doute sur la cause du décès.
— Il me semblait que celle-ci est évidente.
Le regard de Flaxman se tourna brièvement vers moi avant de revenir à David.
— Pourrais-je vous entretenir en particulier ?
— Ce n’est pas nécessaire, dit Janet. Vous pouvez dire devant Mme Appleyard et moi tout ce que vous souhaitez dire à mon mari.
David acquiesça.
— Bien sûr.
— Très bien. (Flaxman continua à s’adresser à David, nous ignorant Janet et moi.) Il se peut que M. Treevor se soit suicidé, mais tout décès de ce genre nécessite une enquête approfondie.
— Vous n’êtes quand même pas en train de sous-entendre… ?
— Je ne sous-entends rien, dit Flaxman. Je fais seulement mon travail. Puis-je me servir de votre téléphone ?
Flaxman attendit avec nous jusqu’à ce que deux policiers en uniforme apparaissent sur le seuil. David les emmena voir M. Treevor. Ils ne restèrent pas longtemps dans la chambre et ne dirent pas grand-chose. Mais quand ils sortirent de la pièce, l’un des deux s’en alla et l’autre s’attarda comme un fantôme sur le palier devant la porte refermée.
Je lui montai une tasse de café et un biscuit. Il me regarda comme si j’étais une Martienne et rougit. Mais il dit merci et lâcha un vent, ce qui parut l’embarrasser plus que moi.
Nos visiteurs suivants étaient aussi de la police, des inspecteurs en civil cette fois-ci. L’inspecteur Humphries était grand et voûté, avec des cheveux blonds et courts qui semblaient aussi doux que ceux d’un bébé. L’autre, un certain Pate, tout en os et muscles, avait le nez cassé. J’appris plus tard qu’il jouait demi d’ouverture dans l’équipe de rugby de la ville. David me présenta et expliqua que sa femme était alitée. Humphries grogna.
— Voulez-vous nous conduire à l’étage, monsieur ? demanda-t-il. Qui a trouvé le corps ?
— Ma femme. Ensuite, elle nous a réveillés, Mme Appleyard et moi.
— Je vois. (L’inspecteur avait un accent des Midlands et une façon de marmonner donnant l’impression qu’il parlait la bouche pleine de soupe épaisse.) Et quand M. Treevor a-t-il été vu vivant pour la dernière fois ?
— Vers dix heures et demie, hier soir. Ma femme est allée lui dire bonne nuit dans sa chambre.
Humphries grogna derechef. Nous étions arrivés sur le palier. Sur un signe de tête de l’inspecteur, l’agent en faction ouvrit la porte de la chambre de M. Treevor. J’entendis Pate aspirer une bouffée d’air. Puis les deux inspecteurs entrèrent dans la chambre et refermèrent la porte derrière eux. Quand on sonna de nouveau à l’entrée, David et moi descendîmes ouvrir ensemble.
Ce fut un défilé toute la matinée. Arriva d’abord un autre médecin, de la police lui aussi. Puis Peter Hudson, qui demanda s’il pouvait faire quelque chose et dit qu’il se chargeait d’assurer pour l’instant les fonctions de David à la cathédrale. Plus tard, nous trouvâmes dans la boîte aux lettres un petit mot guindé du doyen, adressé à Janet, avec ses condoléances.
Le chanoine Osbaston vint en personne, l’air soudain frêle, hochant sa petite tête comme une fleur fanée sur la longue tige qu’était son cou. David le fit entrer dans le salon et lui apporta un verre de cognac.
— Pauvre Janet, c’est si dur, dit-il. Parfois, ça semble absurde.
— Oui, dit David.
— Si gratuit, murmura Osbaston. On se demande pourquoi. (Puis il jeta un coup d’œil à sa montre, finit son cognac et se releva avec peine.) Faites part à Janet de toute mon affection et faites-moi savoir si je peux vous être utile à quelque chose. Je repasserai demain, si vous voulez bien. Peut-être vous verrai-je à l’office du soir, David ?
En cet instant, je l’aimai davantage que je ne l’avais jamais fait.
June Hudson apparut au moment où Osbaston s’en allait. Elle portait un grand plat en terre cuite.
— C’est un petit ragoût, dit-elle en me le tendant. J’ai pensé que vous n’auriez pas le temps de préparer un dîner convenable… Comment est Janet ?
— Très secouée, naturellement, répondit David. Elle se repose, pour l’instant.
— Prévenez-moi si vous pensez que de la visite lui ferait plaisir.
— C’est très aimable à vous, dit David sur un ton qui était plutôt celui d’une accusation.
June Hudson nous adressa un sourire à tous les deux et s’enfuit presque à travers le jardin, vers la porte donnant sur l’Enceinte.
Le corps fut emporté peu après. On fit venir dans l’Enceinte une ambulance, qui se gara en marche arrière devant la porte du jardin. Des gens s’arrêtèrent pour regarder et, quand la police installa des écrans, il y avait une petite foule rassemblée là. L’inspecteur Pate suggéra que nous ne restions pas dans le passage. Nous allâmes donc tous trois nous asseoir dans la chambre de David et Janet, en résistant à la tentation de regarder par la fenêtre.
Il y avait des bruits de pas dans l’escalier. Ils emportèrent également le matelas et la literie, ainsi que quelques-uns des effets personnels de M. Treevor. On donna un reçu à David. Janet voulut dire adieu à son père, mais David l’en empêcha. Il argua qu’elle aurait le temps de le faire plus tard, voulant dire par là quand on lui aurait fait sa toilette mortuaire.
— j’essaie de me souvenir de lui tel qu’il était d’habitude, dit Janet avec application, comme une enfant répétant une leçon. Avant la mort de maman.
Puis l’heure arriva pour moi d’aller chercher Rosie. David me proposa de prendre la voiture, mais je refusai parce qu’elle était garée au collège de théologie et qu’il m’aurait fallu traverser l’Enceinte à pied pour aller la chercher. Par ailleurs, mieux valait pour Rosie que tout ce qui pouvait être normal le reste.
Sur le chemin de l’école avec Angel, je ne rencontrai personne de connaissance. Aucune des mères ou grand-mères à la porte de l’école ne me parla, bien qu’une ou deux m’aient jeté des regards curieux. Mais elles le faisaient de toute façon. Quand Rosie sortit, je lui donnai sa poupée.
— J’ai fait le châle, me dit-elle. Il est rose. Il est dans mon cartable. Où est maman ?
— Elle se repose à la maison.
— Mais on n’est pas la nuit.
— Tu sais qu’elle n’allait pas très bien ces derniers temps. Et puis, bien sûr, elle est très triste à cause de papy.
— Papy est au paradis, annonça Rosie, avec une pointe d’interrogation dans la voix.
— Oui, c’est ce qu’a dit ton papa.
Elle me prit par la main parce qu’elle avait moins d’efforts à faire si je la tirais dans la côte jusqu’à la ville.
— Angel dit qu’il est peut-être allé en enfer.
— Pourquoi y serait-il allé ?
— Si on fait de vilaines choses, on va en enfer.
— Papy a fait de vilaines choses ? Rosie consulta en silence sa poupée.
— Angel ne sait pas. Qu’est-ce que je vais avoir pour goûter ?
— Je ne sais pas. J’espère qu’on va trouver quelque chose.
Nous ne parlâmes plus le reste du chemin. Il y avait un magasin de confection pour hommes dans la grand-rue avec une grande vitrine et, comme d’habitude, Rosie s’attarda pour y admirer son reflet. Le propriétaire était venu chercher un porte-cravates dans la vitrine pour un client qui attendait, un mètre ou deux derrière lui. C’était le doyen. Nos regards se croisèrent un instant, puis il se détourna pour examiner des boutons de manchette et des épingles à cravate dans une vitrine.
Nous entrâmes dans l’Enceinte par la porte du Sacristain. M. Gotobed chassait un groupe d’écoliers de la sacro-sainte pelouse autour de l’extrémité est de la cathédrale, les pans de sa soutane voletant dans la brise. En entendant le bruit de nos pas sur le gravier, il se retourna, abandonna les enfants et se dirigea vers nous d’un pas rapide et gauche.
— Madame Appleyard, dit-il en guise de salutation. Je lui souris.
— Nous avons été désolés d’apprendre la nouvelle, ma mère et moi. Elle m’a demandé de transmettre ses condoléances aux Byfield.
— Merci. Je le leur dirai.
Ses yeux étaient pleins de tendresse. Je lui dis que Rosie devait prendre son goûter et qu’il fallait que je me dépêche.
En arrivant à la maison, Rosie monta voir sa mère. Quelqu’un frappa à la porte du jardin. Un petit homme sans menton, à la pomme d’Adam très proéminente, se trouvait sur le seuil. Il me fit signe. Quand j’ouvris, il s’avança tout doucement en me souriant et je me reculai machinalement dans le vestibule.
— Le Rosington Observer, mademoiselle. Je suis Jim Filey. Je viens à propos du triste événement.
— Je vois.
— J’ai cru comprendre qu’il allait y avoir une enquête. C’est très pénible pour la famille, j’imagine. (Il sortit un calepin de sa poche.) Et vous êtes… ?
C’est sa façon de me regarder qui me décida. Il était plus jeune que moi et jouait les journalistes durs à cuire. Tout me déplaisait en lui, depuis ses cheveux gominés jusqu’aux petits motifs tarabiscotés sur ses richelieus noirs étincelants.
— Mon nom ne vous regarde pas, dis-je en commençant à refermer la porte. Au revoir.
— Attendez, mademoiselle ! Est-il vrai que M. Treevor s’est tranché la gorge ?
— Je souhaiterais que vous partiez, monsieur Filey. Mais il ne me regardait plus. Il regardait dans l’entrée, par-dessus mon épaule.
— Sortez d’ici, dit David très calmement.
Je m’écartai du pas de la porte. David s’avança vers Filey. Je crus un instant qu’il allait frapper le journaliste. Filey recula de deux pas. David ferma la porte et poussa le verrou. Filey nous jeta un regard mauvais à travers la vitre, puis s’éloigna rapidement dans le jardin vers la sortie.
— Merci, dis-je. Il commençait à m’énerver.
— Tu n’as pas à supporter ce genre de choses.
Il s’était calmé. L’épisode n’avait pas duré une minute. Ce qui m’avait réellement secouée n’était pas ce petit reporter déplaisant, mais ce que j’avais entrevu en David. Il y avait tant de rage en lui. C’était peut-être pour cela qu’il avait besoin de croire en Dieu, de trouver quelque chose de plus vaste que lui-même qui contienne et réprime ce qui tourbillonnait au fond de lui et cherchait une issue.
— C’est peut-être un signe avant-coureur de ce qui nous attend, dis-je.
— J’espère bien que non, dit-il en haussant les sourcils.
— Il va y avoir quelque chose dans les journaux, dis-je en baissant la voix comme il l’avait fait.
— Tu as peut-être raison. Je ferais bien d’appeler ma mère.
Il retourna dans le bureau pour téléphoner à mamie Byfield. Je descendis à la cuisine. J’avais envie de parler à quelqu’un qui ne fût pas de Rosington, qui ne fît pas partie du petit monde de l’Enceinte. Mais il n’y avait pas que cela – à dire vrai, j’avais envie de parler à Henry.
Je jetai un coup d’œil dans le garde-manger et me demandai quoi donner à Rosie pour son goûter. Au moins avions-nous le ragoût de Mme Hudson pour le dîner. D’un seul coup, l’idée de vivre dans l’école privée de Henry me parut extrêmement séduisante. Au moins y aurait-il du personnel pour faire la cuisine, le ménage, la lessive et le repassage.
Je me retournai pour poser une miche de pain sur la table. Je crus un instant que M. Treevor était installé sur son fauteuil en bois à l’autre bout. Me rendre compte qu’il ne serait plus jamais là à tendre son assiette vide alors que nous n’avions pas encore attaqué les nôtres me fit venir les larmes aux yeux.