26

 

Le lundi matin, je me sentais toute bête et en même temps excitée comme si j’allais à une fête.

Lorsque le train partit de Cambridge, je longeai le couloir pour me rendre aux toilettes. J’en profitai pour retirer mon alliance, ce qui ne fut pas facile, et la fourrai dans mon sac. A l’endroit où elle se trouvait, la peau était plus claire que le reste du doigt. Pour le monde extérieur, madame s’était changée en mademoiselle, une transformation magique, comme celle du crapaud en prince, ou l’inverse. Peut-être les serpents avaient-ils la même sensation après avoir mué, la sensation d’avoir moins chaud, d’être soudain plus vulnérables, mais aussi plus légers que l’air.

Je jetai un coup d’œil à mon maquillage dans la glace des toilettes pour la troisième fois depuis mon départ de la Dark Hostelry et retournai à mon compartiment. Il y avait là deux hommes, l’un de mon âge, l’autre un peu plus vieux, et tous les deux m’observèrent quand j’entrai. Le plus jeune des deux était beau garçon. Il regarda discrètement quand je croisai les jambes ; j’étais contente de porter des bas neufs.

Les Langues des anges était l’un des deux livres que j’avais serrés dans mon cabas. Je le pris et parcourus les poèmes. Je croyais savoir où Francis avait péché le titre – j’avais vérifié l’expression dans le dictionnaire des citations de David. Elle venait presque à coup sûr du Nouveau Testament, de la première phrase du treizième chapitre de la Première Epître aux Corinthiens. « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. »

Mais la matière des poèmes n’avait pas grand-chose à voir avec la charité, en apparence du moins. Ils étaient répartis en sept sections, chacune portant le nom d’un archange : Uriel, Raphaël, Raguel, Michael, Sariel, Gabriel et Remiel. Curieusement, les poèmes ne parlaient pas d’anges, de démons ou autres. Il s’agissait surtout d’enfants ou d’animaux, parfois des deux. Je les avais lus tous au moins trois fois et je ne savais toujours pas de quoi parlaient la plupart.

Mais il y avait une chose que j’appréciais. Il n’y avait aucune de ces mièvreries absurdes à la J. M. Barrie dans les propos de Francis. Dans « Les enfants d’Héraclès », les enfants étaient taillés en pièces par leur père parce que la déesse lui avait jeté un sort, lui faisant croire qu’ils étaient ses ennemis. Un autre poème évoquait un jeune Spartiate qui avait couru pendant qu’un renard lui rongeait les entrailles et avait sauvé son pays au prix de sa vie. A la fin, le renard sortait de son ventre en riant. Un troisième poème parlait d’un chat à la cour d’Egypte, un chat plus vieux et mystérieux que le Sphinx, un chat qui regardait sans ciller les enfants du pharaon mourir de la peste.

Le poème le plus long était intitulé « La colline Crève-cœur ». Il racontait une chasse dans une pseudo-forêt médiévale, où l’on disait « Dieu vous protège » ou « par ma gente dame » pour un oui ou pour un non, et où des pages rôdaient sous les grands chênes. La proie était un cerf, le plus noble du pays. Le roi, ses chasseurs et ses chiens l’avaient poursuivi toute la journée sur des kilomètres et des kilomètres. Le jour commençait à décliner quand le roi ordonna à ses chasseurs de rabattre le cerf en haut d’une colline escarpée près du pavillon de chasse royal, car l’heure était venue pour lui de mourir.

Le fils du roi, qui participait à sa première chasse, pria son père d’épargner le cerf qui les avait tant fait courir. Mais le roi ne voulut pas. La meute poussa le cerf vers le haut de la colline et là, au sommet, son grand cœur lâcha et il mourut d’épuisement juste avant que les chiens ne lui sautent à la gorge. Le jeune prince pleura.

Le roi ordonna à ses chasseurs de rappeler les chiens. Puis il prit son fils par la main et l’emmena jusqu’au cerf. Il tira sa dague, ouvrit le poitrail de l’animal et trancha les chairs jusqu’au cœur. Il mit la main dans le cœur fendu et le sortit, ruisselant de sang. Le prince regardait. Le roi lui enduisit le visage de sang et l’embrassa sur le front.

Car le sang du cœur renforce les jeunes cœurs, cita-t-il. Dieu l’a voulu ainsi. Il mourra, celui que tu combattras, Mon fils, et sa force te libérera.

Qu’avaient donc à voir les anges avec tout cela ? Peut-être Francis croyait-il avoir déchiffré leur code et exprimer ce qu’ils se disaient entre eux quand ils n’étaient pas en mission officielle. Et leur sujet de conversation favori consistait en de cruelles anecdotes qui mettaient en scène des enfants et des animaux.

Ou bien était-ce l’inverse, et le message était-il tout ce qu’il y a de chrétien. Héraclès, le renard, le chat du pharaon et le roi chasseur étaient tous des personnages dominateurs qui restaient à l’écart de la foule ou imposaient leur volonté. Mais, sans la charité, de quelle utilité cette attitude était-elle, pour eux ou pour les autres ? demandait Francis.

Rien de tout cela n’avait grand sens. Mais, avec Francis, je commençais à avoir l’habitude. Je sentais que nous étions un peu pareils pour cette raison. Ma vie n’avait pas grand sens, elle non plus. Au moins allais-je à Londres passer la journée. Je croisai de nouveau les jambes, levai les yeux vers le plus jeune des deux hommes et le surpris en train de me lorgner.

Le train ralentissait à l’approche de Liverpool Street Station. Je rangeai le livre dans mon sac et regardai par la fenêtre les ruines de la guerre, l’arrière des maisons noircies par la fumée, les immeubles neufs. La dernière fois que ce paysage avait défilé sous mes yeux, j’avais une gueule de bois carabinée et j’étais plus malheureuse qu’à aucun autre moment de ma vie. Les choses s’étaient améliorées. Londres était immense et offrait d’innombrables possibilités. L’excitation bouillonnait en moi comme si le serpent était en train de se débarrasser d’une autre peau.

Je pris le métro pour Chancery Lane. Le bruit, la cohue et le mouvement incessant étaient en même temps effrayants et stimulants. L’était aussi le fait que personne ne savait qui j’étais. J’avais l’impression d’avoir passé plusieurs mois retirée du monde – dans un monastère, un hôpital ou une prison. Rosington était tout cela à la fois pour moi.

En sortant de la station, je dus demander à trois reprises la direction de Fetter Passage. Les gens croyaient savoir où c’était mais se trompaient. J’y arrivai enfin, une ruelle courbe en forme de boomerang, au nord d’Holborn, dans le dédale de rues entre Hatton Garden et Gray’s Inn Road. D’un côté, il y avait des entrepôts et des bureaux, de l’autre, une petite rangée de maisons victoriennes attenantes, désormais incomplète, car une bombe en avait détruit une extrémité. La plupart des maisons avaient des devantures. Le commerce le plus proche de la partie atteinte par la bombe était le Blue Dahlia Café, son mur latéral étayé par des billes de bois qui sortaient d’une mer d’herbes folles. Je m’attardai un moment devant, regardant à l’intérieur.

Le café était à moitié plein. Les clients, des hommes et des femmes, semblaient respectables. « Des employés de bureau, pensai-je, peut-être à l’heure de la pause-café. » L’un des hommes était-il Simon Martlesham ? J’entrai.

Des nappes de fumée flottaient paresseusement à travers la salle. Dans le fond, de longues bandes de nylon multicolores qui frémissaient dans les courants d’air masquaient l’arrière-salle. Une radio jouait en sourdine. Peu de gens parlaient. Une femme au visage triste lavait des verres dans l’évier derrière le comptoir et un homme préparait des sandwiches. Ils m’ignorèrent.

J’attendis au comptoir. Enfin, la femme s’essuya les mains et s’approcha de moi en traînant les pieds. Elle avait le teint cireux et des cheveux noirs raides et ternes.

— Je suis madame Appleyard. J’ai rendez-vous avec un M. Martlesham, mais je suis un peu en avance. Vous le connaissez ? (Elle hocha la tête.) Il est déjà là ?

— Asseyez-vous et attendez, répondit-elle. Vous voulez quelque chose ?

Je commandai un café. Elle m’indiqua une table et dit quelques mots, apparemment en italien, à l’homme qui faisait les sandwiches. Elle se glissa ensuite à travers les rubans dans la pièce de derrière, ses mules claquant sur le linoléum. Un petit homme en imper lisait le journal à la table voisine. Il leva les yeux vers moi, les plissa pour voir à travers la fumée de cigarette et se détourna quand il croisa mon regard.

En attendant, je me plongeai dans Le Drapeau de son pays, le deuxième livre que j’avais emporté dans mon cabas. Je ne tardai pas à apprendre que le jeune Harry Verderer était récemment devenu orphelin, mais que son riche oncle avait l’intention de l’envoyer au Cap, où il avait des ouvertures dans une banque au sein de laquelle il avait des relations. C’était de circonstance car l’homme assis à la table voisine se dégarnissait et le morceau de peau chauve sur le dessus de son crâne avait un peu la forme d’une carte d’Afrique. Harry était terriblement fâché parce qu’il voulait entrer dans l’armée et devenir un héros, comme son père et son grand-père avant lui. Il lui fallut cependant se coller au boulot dans la banque pour le bien de sa petite sœur Maud.

A ce moment-là, la femme m’apporta mon café. Mon voisin se tortilla sur sa chaise et chassa la cendre tombée sur son pantalon.

Les rubans de nylon s’agitèrent de nouveau et un homme se dirigea en traînant la jambe vers ma table. Son bras gauche pendait à son côté, le Daily Telegraph coincé sous l’aisselle. Il portait un costume en worsted et s’aidait d’une canne. Ses yeux étaient fixés sur le livre, pas sur moi.

— Mademoiselle Appleyard ? s’enquit-il, ayant dû regarder si j’avais une alliance.

— Monsieur Martlesham ? En fait, c’est « madame ».

Nous nous serrâmes la main. Je me demandai pourquoi j’avais tenu à revendiquer mon titre de femme mariée, que j’aurais pu jeter aux orties aussi aisément que l’alliance.

Martlesham appuya sa canne contre la table et s’assit avec difficulté sur la chaise. S’il avait eu treize ans en juillet 1904, il devait approcher de soixante-sept. Il avait des traits fins, bien proportionnés, qui avaient dû être beaux. Ils le seraient encore si son visage n’avait pas été plus court du côté gauche. Mais son costume était brossé et repassé, ses cheveux coupés de frais et son col impeccable. Il portait une épingle de cravate en or, une tête de cheval incrustée d’émail. Il sentait la crème à raser et non la graisse rance.

Une fois installé, il jeta un coup d’œil à la serveuse et elle disparut à nouveau derrière les rubans de nylon.

— Vous l’avez bien dressée, dis-je.

— Comment ?

— La serveuse. Elle est allée vous chercher quelque chose ?

— Un café. Désolé. Vous désirez autre chose ?

— Non, merci. Vous habitez dans le coin ?

— D’une certaine façon. (Il lissa en arrière ses cheveux argentés et montra le livre d’un signe de tête.) C’est celui dont vous m’avez parlé ?

— Oui.

Martlesham avait paru soupçonneux quand je lui avais téléphoné le jeudi, mais il avait été trop surpris pour me poser beaucoup de questions. Je ne savais pas trop comment il allait prendre la chose – tout le monde n’apprécie pas qu’on lui rappelle son enfance, moi la première. Mais il avait dit qu’il aimerait bien voir le livre, si ça ne me dérangeait pas. Je lui avais proposé une heure de rendez-vous et dit que j’allais à Liverpool Street. Il avait suggéré qu’on se retrouve au Blue Dahlia Café. Je supposais que c’était près de l’endroit où il habitait ou travaillait, mais peut-être avait-il seulement pensé que ce serait plus pratique pour moi.

— Je dois dire que votre coup de téléphone m’a surpris. (Il avait un curieux accent, aussi soigné qu’une haie de pavillon de banlieue, mais l’attaque qui l’avait laissé avec le visage déformé, le bras et la jambe gauches à moitié paralysés, l’empêchait d’articuler convenablement.) En tout cas, c’est très gentil à vous de vous être déplacée.

— Ce n’est rien. De toute façon, je devais venir en ville.

— Quand même.

— En fait, j’étais curieuse.

— Pourquoi ?

— Comme je vous l’ai dit au téléphone, je suis en train de dresser le catalogue de la bibliothèque de la cathédrale.

Il hocha la tête avec impatience.

— C’est là que vous avez trouvé le livre.

— Oui. De manière générale, ça n’est pas vraiment un travail excitant. Tout ce qui sort de l’ordinaire est donc bienvenu, vous comprenez ?

— Puis-je y jeter un coup d’œil ?

— Bien sûr. (Je poussai le livre vers lui.) Après tout, votre nom est écrit dessus.

Il ouvrit le livre et lut ce que Francis avait écrit sur la page de garde. Je tirai sur ma cigarette. Je ne savais pas à qui appartenait ce livre. Je n’avais pas demandé au chanoine Hudson si je pouvais le donner à Simon Martlesham. Cela aurait impliqué que je lui montre l’inscription, or j’étais certaine qu’il aurait désapprouvé ma tentative de rechercher tout ce qui était lié à Francis.

La serveuse apporta le café de Martlesham et une assiette avec deux Rich Tea et deux biscuits au gingembre. Aucun des deux ne sembla remarquer l’autre, comme s’ils avaient été mutuellement invisibles l’un pour l’autre.

Il leva les yeux et me regarda. Je fus toute retournée de voir des larmes dans ses yeux. Il n’y avait pas de raison qu’il soit triste. Peut-être que l’attaque avait affecté ses conduits lacrymaux.

— Ce que je ne comprends pas, c’est comment vous m’avez trouvé, dit-il. J’ai oublié de vous le demander. Je veux dire que votre coup de téléphone était complètement inattendu.

— Mme Elstree m’a dit que vous habitiez à Watford. J’ai donc demandé aux renseignements et votre locataire m’a donné votre numéro à Londres.

— Qui est Mme Elstree ?

— Je ne sais pas quel était son nom de jeune fille, mais elle vous connaissait quand vous étiez adolescent, lorsqu’elle travaillait chez le doyen. Et elle a dit que son frère vous avait rencontré il y a un an ou deux, alors que vous étiez de passage à Rosington.

— Ah oui. Ça doit être Alf Butler. La première et dernière fois où je suis revenu à Rosington. Je passais par là et je me suis dit que j’allais jeter un coup d’œil à l’endroit où j’avais habité. Il était près du Swan et il m’a reconnu tout de suite. (Il caressa la poignée de sa canne de la main droite.) Je n’étais pas comme ça à ce moment-là.

— Vous le connaissiez quand vous étiez enfants ?

— Les parents d’Alf avaient un magasin dans Bridge Street. Mme Je-ne-sais-plus-comment devait être Enid. (M. Martlesham me fît un sourire contraint.) Je me souviens d’elle. Elle avait toujours l’air sinistre, celle-là.

Je lui rendis son sourire.

— Elle est maintenant gouvernante du chanoine Osbaston. C’est le principal du collège de théologie.

— Mais, dites-moi, comment se fait-il que vous lui ayez parlé de moi ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

— Je ne lui ai pas parlé de vous. Pas exactement. Je lui posais des questions sur le chanoine Youlgreave. Parce que c’est lui qui vous a offert le livre.

Il fit un mouvement brusque. La canne appuyée contre la table commença à glisser et le café oscilla dans les tasses.

— En quoi le chanoine Youlgreave vous intéresse-t-il, madame Appleyard ?

Je rattrapai la canne avant qu’elle ne dégringole. Une goutte de café était tombée sur le bout d’une des chaussures de M. Martiesham. On aurait dit une étoile grise sur un miroir noir convexe.

— A une époque, il a été le bibliothécaire de la cathédrale, répondis-je. J’ai trouvé certains livres qui lui ont appartenu. C’était apparemment quelqu’un de très intéressant.

Martiesham regardait par la fenêtre.

— En comparaison des autres, il l’était certainement.

Vous vivez à l’intérieur de l’Enceinte, madame Appleyard ? demanda-t-il en se retournant vers moi.

— J’habite à la Dark Hostelry.

— Je m’en souviens. Quand j’étais gamin, je crois que le maître de chapelle habitait là. Le chanoine Youlgreave aussi y a vécu quelques mois, je me souviens. Votre mari est donc pasteur ?

— Non.

Je me hâtai de passer à autre chose :

— J’imagine que l’Enceinte a dû pas mal changer, au fil des années…

— J’en doute. Mais je ne sais pas comment c’est, maintenant. (Il me jeta un coup d’œil et enchaîna, en parlant plus vite qu’avant :) Pour être honnête, je n’ai jamais aimé l’ambiance. Quand j’étais gamin, ce n’était pas le grand amour entre l’Enceinte et le reste de la ville. On était d’un côté ou de l’autre. Ce qui rendait la situation délicate pour les gens comme moi. Pour les domestiques.

— Ça, ça a changé. (Je pensai à Janet emprisonnée dans sa cuisine.) Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de domestiques dans l’Enceinte de nos jours.

— J’ai eu de la chance.

— D’avoir travaillé au palais épiscopal ? Il secoua la tête.

— Il n’y avait pas de pire endroit. Le majordome de l’évêque aurait pu en remontrer à Staline. Non, je dis que j’ai eu de la chance parce que je n’ai pas eu à travailler là très longtemps. Pas plus d’un an. Et je dois en remercier le chanoine Youlgreave. Mais je doute que quelqu’un se souvienne de lui, maintenant. (Sa voix se fit plus dure.) Tel qu’il était, en tout cas. Après tout, ça doit faire plus de cinquante ans.

— Certains se souviennent encore de lui.

— Pas de lui. Pas de l’homme. S’ils se souviennent de quelque chose, c’est de ce qui s’est passé. Mais ça ne le résume pas du tout. Ces gens-là sont censés être des chrétiens, et pourtant ils aiment le scandale comme tous les autres.

— Quand vous dites que ça ne le résume pas, vous pensez à sa poésie ?

— Oui, il y a ça aussi. Mais je ne m’intéresse pas beaucoup à ce genre de choses moi-même. Non, ce que je veux dire c’est qu’il faisait beaucoup de bien autour de lui sans le crier sur les toits. Je sais que les gens le croyaient bizarre. D’accord, il l’était bien un peu. Mais le fin mot de l’histoire, c’est que s’il n’avait pas été là, je ne serais pas ici.

— Que s’est-il passé ?

— Comme qui dirait, il s’était pris d’affection pour moi. La première fois que nous nous sommes rencontrés, il avait fait une chute dans l’Enceinte – il avait glissé sur du verglas et je l’avais aidé à rentrer chez lui. Ensuite, il m’a envoyé des livres. Vous savez, il m’incitait à penser que la vie ne consistait pas seulement à cirer les chaussures des autres. (Il sortit de sa poche un étui en argent et chercha une cigarette maladroitement, d’une seule main.) Beaucoup de gens étaient pauvres, à l’époque. Vraiment pauvres. C’est difficile à imaginer maintenant, n’est-ce pas ? Plus personne ne souffre de la faim. On ne meurt plus parce qu’on ne peut pas se payer le médecin.

— C’est le progrès, dis-je.

Il acquiesça, mais il avait l’esprit ailleurs, accaparé par ses souvenirs.

— Dans l’Enceinte, la plupart des gens se fichaient de ce qui se passait devant leur porte. Ils s’en lavaient les mains comme si c’avait lieu ailleurs. En Inde ou même dans l’East End. Mais ils ne voulaient pas voir ce qui se passait à quelques centaines de mètres de l’Enceinte…

— Dans Swan Alley ?

— Peut-être croyaient-ils que la pauvreté était contagieuse, comme la peste. Ou peut-être que ça les aurait obligés à se rendre compte que c’était de leur faute. (Pendant quelques mots, son accent changea – les voyelles se firent plus traînantes et le nasillement du Norfolk de son enfance réapparut.) Mais M. Youlgreave n’était pas comme ça.

Il porta enfin la cigarette à sa bouche et alluma le briquet sous son nez.

— Avez-vous entendu son dernier sermon ? Celui qui a fait tant de foin ? demandai-je au bout d’un moment.

— Quel sermon ?

— Il a apparemment déclaré qu’il n’y avait aucune raison pour que les femmes ne puissent pas être prêtres comme les hommes.

Martlesham secoua la tête.

— J’étais au Canada à ce moment-là. Je n’avais plus de contacts avec lui. Par contre, je l’ai entendu prononcer un sermon à propos de Swan Alley. Il a dit que c’était une tache sur la Terre de Dieu. Ça n’a pas été apprécié non plus. C’était un homme bon.

Un homme bon ? Ça changeait des autres épitaphes de Francis Youlgreave.

— A quoi pensiez-vous quand vous parliez de scandale ? Vous disiez que c’était ce dont se souvenaient les gens.

— Le scandale… Tout est là. Quel scandale ? Si vous voulez mon avis, ça ne reposait sur rien. Il n’était pas bien intégré. Et on lui en a fait baver à cause de ça.

Pourquoi n’était-il pas bien intégré ? Son père n’était-il pas baronnet et sa mère cousine du doyen ? Cinquante ans plus tard, moi non plus je ne suis pas bien intégrée. Mais au moins je sais pourquoi. Mon rouge à lèvres était trop brillant et j’ai induit mon mari en erreur. Quelque chose d’autre me travaillait, quelque chose en rapport avec le présent, avec le Blue Dahlia Café.

— M. Youlgreave a payé les frais de mon émigration, poursuivit Martlesham. Il avait un ami au comité de cette organisation, la Church Empire Society. Quand vous leur plaisiez, quand vous aviez de bonnes références, ils mettaient la moitié de la somme si quelqu’un d’autre mettait le reste. (Il posa la main droite sur le livre, la cigarette encore en train de se consumer entre ses doigts.) C’est pourquoi je suis content d’avoir ça. Un peu tard, mais, en un sens, ce n’en est que plus appréciable.

— Vous ne l’avez pas eu, à l’époque ? Il secoua la tête.

— Vous savez où j’étais le jour de mon treizième anniversaire ? Au milieu de l’Atlantique, sur l’Hesperides. Il l’avait probablement acheté, puis a oublié de me le donner avant que nous nous embarquions. Mais comment a-t-il atterri à la bibliothèque ?

— Il y avait là plusieurs de ses livres. Il était malade quand il a quitté Rosington et il les a peut-être tout simplement oubliés. Cela n’a rien d’extraordinaire. Personne n’a rangé la bibliothèque pendant des années et j’y ai trouvé toutes sortes de choses bizarres…

Comme L’Amant de lady Chatterley, par exemple, non expurgé mais très ennuyeux. Mon impression de malaise ne faisait cependant que croître. Je jetai un coup d’œil circulaire dans la salle. Qu’avait donc le Blue Dahlia Café de si familier ? Il y avait moins de clients, maintenant. Probablement l’accalmie avant le déjeuner. La serveuse croisa mon regard un instant, puis se détourna. L’homme à la calvitie en forme de carte d’Afrique tourna la page de son Daily Express. Je regardai ma montre. J’allais arriver en retard à mon rendez-vous avec Henry si je ne faisais pas attention. Peu importait, d’ailleurs. Il pouvait aussi bien attendre ou s’en aller si ça lui chantait.

— Il voulait que j’aie la possibilité de faire quelque chose de ma vie, disait M. Martlesham. Dans les colonies, tout le monde était sur un pied d’égalité. On se fichait de savoir qui étaient vos parents. La Church Empire Society s’assurait que vous appreniez un métier.

(Il regarda ses mains.) Je suis devenu menuisier. Je m’en suis bien sorti. J’avais ma propre affaire à Toronto. Puis la guerre est arrivée, la Grande Guerre, je veux dire, et c’a été la fin de tout ça.

— Vous vous êtes engagé ?

— C’était difficile de ne pas le faire. Je suis donc retourné en Angleterre. Mais du moins avais-je un métier. Ça m’a sans doute sauvé la vie. La plupart des gars avec qui je me suis engagé sont morts dans les tranchées. Moi, j’ai passé la majeure partie de la guerre dans des camps d’entraînement sur la plaine de Salisbury, à apprendre à des héros comme eux à scier des supports pour les abris de tranchées.

— Vous deviez être content de revoir votre famille.

— Quelle famille ?

— Je croyais… Mme Elstree a parlé de votre mère et d’une sœur.

Il éteignit sa cigarette.

— Ma mère est morte avant que je parte pour le Canada. Quant à Nancy, elle était à Toronto. M. Youlgreave y avait veillé aussi.

— Elle est partie avec vous ?

— Oui. La société avait un orphelinat. Elle a été adoptée presque tout de suite après notre arrivée. C’est le mieux qui pouvait lui arriver.

— Ça a dû quand même être un déchirement pour vous. Votre dernier lien avec votre famille…

Il haussa les épaules.

— C’était il y a longtemps. Je ne m’en souviens plus. Je ne suis pas retourné à Rosington. Il n’y avait pas de raison. Rien ne m’attirait plus là-bas. Mais je suis resté ici.

— Pourquoi ?

— J’ai rencontré une fille dans un bal à Winchester. (Il ne me regardait pas, il regardait à travers moi.) C’était le jour de l’Armistice. Vera. (Il avala sa salive et me fixa de nouveau.) Elle est morte l’année dernière.

— Je suis désolée.

— C’est comme ça. J’ai donc quitté la maison de Watford et suis revenu m’installer à Londres. J’ai l’appartement au-dessus du café. Voilà l’histoire de ma vie… pour ce qu’elle vaut. (Il sourit, révélant un instant le charme qu’il avait dû posséder dans sa jeunesse.) Je ne sais pas pourquoi une jolie jeune femme comme vous prend la peine de m’écouter, mais merci. Et je suis content d’avoir le livre.

— Ce n’est rien. (Je jetai un nouveau coup d’œil à ma montre, cette fois-ci de manière plus évidente.) Il faut vraiment que j’y aille. J’ai un autre rendez-vous.

— J’espère que je ne vous ai pas mise en retard. (Il repoussa sa chaise pour se lever.) Le café, c’est pour moi, madame Appleyard. C’est le moins que je puisse faire.

— Merci. C’est très gentil. Ne bougez pas, je vous en prie.

Nous nous serrâmes la main et je sortis du café presque en courant. Il était midi et demi et j’allais vraiment être en retard. Mais ce n’était pas la raison de ma hâte. Je venais de comprendre pourquoi le Blue Dahlia Café me mettait mal à l’aise.

Du tabac turc, ou quelque chose d’approchant. Quelqu’un en avait fumé dans le café. Peut-être M. Martlesham lui-même. Il avait en effet un petit air de dandy – l’épingle de cravate, les chaussures archi-cirées, le col impeccable et l’étui à cigarettes en argent. Il était parfaitement possible que Francis Youlgreave ait fumé des cigarettes du même genre au début du siècle, peut-être des Sullivan Powells ou des Kyprinos, de Chypre.

Le genre de cigarettes qui avait donné au Blue Dahlia Café la même odeur que Les Langues des anges, le livre qui se trouvait dans mon sac.