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A l’époque, dans les années cinquante, on s’écrivait encore. Janet et moi avions pris l’habitude de le faire à peu près une fois par mois, et ça continua après son mariage. C’est ainsi que j’appris qu’elle était enceinte et que Henry avait été flanqué à la porte.

David et Janet avaient passé leur lune de miel à l’hôtel dans la région des lacs. C’est là qu’il avait dû la mettre enceinte, ou peu après leur retour à Rosington. Ce fut une grossesse difficile et elle avait beaucoup saigné dans les premiers mois. Mais elle avait un bon médecin, un jeune, nommé Flaxman, qui lui prescrivit le plus de repos possible. Dès que les choses s’arrangèrent, elle m’écrivit pour m’inviter à venir les voir.

Je l’enviais d’être enceinte comme je l’enviais d’avoir David. J’avais terriblement envie d’avoir un enfant. Je me disais que c’était pour corriger toutes les erreurs que mes parents avaient commises avec moi. Avec du recul, je crois que je voulais tout simplement avoir quelqu’un à aimer. J’avais besoin de m’occuper de quelqu’un et surtout de quelqu’un qui me donne une raison de vivre.

Henry avait été viré en octobre. Pas exactement viré, disait Janet dans sa lettre. Officiellement, il avait donné sa démission pour des raisons familiales. Elle était furieuse contre lui et je la connaissais assez pour soupçonner qu’elle l’était parce qu’elle l’avait pris en affection. Une des tâches de Henry consistait apparemment à tenir la « banque » de la Choir School – l’argent de poche que les gamins recevaient au début de chaque trimestre. Il devait le leur distribuer au compte-gouttes le vendredi après-midi. Il semblait qu’il ait emprunté cinq livres à la caisse pour parier sur un cheval. Malheureusement, il était tombé malade le vendredi suivant. L’ayant remplacé pour la journée, le directeur découvrit que de l’argent manquait.

A cette période, j’étais très occupée. Ma mère et son notaire avaient décidé de vendre l’affaire. J’aidais à dresser l’inventaire du stock et à contacter nos éventuels créanciers. A ma grande surprise, ce travail me plaisait assez et j’étais impatiente d’aller à la bijouterie pour m’échapper de la maison.

Un matin, il y eut un coup de téléphone pour moi et je crus que c’était quelqu’un qui nous devait de l’argent.

— Wendy ? C’est Henry.

— Qui ?

— Henry Appleyard. Vous vous souvenez ? On s’est rencontrés à Cambridge.

— Ah, oui. Comment allez-vous ?

— Très bien, merci. Qu’est-ce que vous diriez de déjeuner avec moi ?

— Comment ?

— Déjeuner ensemble.

— Mais où êtes-vous ?

— Ici.

— A Bradford ?

— Qu’est-ce que ça a d’étonnant ? Il y a des centaines de milliers de personnes à Bradford. Dont vous, raison pour laquelle je suis là. Vous êtes libre aujourd’hui ?

— A priori, oui.

En général, je sortais manger un sandwich.

— J’avais pensé au Métropole ? Ça vous va ?

— Oui, mais…

Oui, mais n’est-ce pas un peu cher ? Et qu’est-ce que je vais me mettre ?

— Parfait. On se retrouve à une heure moins le quart au bar ?

Ça me laissait juste le temps d’aller à la maison, de satisfaire la curiosité de ma mère (« C’est un ami de Janet, maman. Tu ne le connais pas… ») et de me changer. J’arrivai à l’hôtel en avance de cinq minutes. C’était un grand bastringue miteux, construit à la fin du siècle dernier pour épater le chaland. Je n’y étais jamais entrée. Seule la perspective d’y retrouver Henry me donna le courage de le faire. Coincée, embarrassée, je m’assis au milieu des palmiers en pot dans l’un des fauteuils de cuir en m’efforçant de ne pas croiser le regard des employés. Le temps passait avec une lenteur désespérante. Au bout de cinq minutes, j’étais persuadée que tout le monde me regardait et que Henry ne viendrait pas. Mais il apparut brusquement et se pencha pour m’embrasser légèrement sur la joue, ce qui me fit rougir.

— Désolé, je suis en retard. (Il ne l’était pas, c’est moi qui étais en avance.) Buvons quelque chose avant de passer à table.

Henry n’était pas beau au sens habituel du terme, ni en aucun autre d’ailleurs. Il approchait alors de la trentaine, mais paraissait plus âgé. Il portait un costume croisé gris. Je ne m’y connaissais guère en élégance masculine, mais me persuadai que c’était ce que ma mère appellerait un « bon » costume. Son col n’était pas très net, mais en ville les cols se salissent très vite.

Après avoir commandé les martinis dry, il n’y alla pas par quatre chemins :

— J’imagine que vous avez eu des nouvelles de moi par Janet ?

— Oui… vous avez quitté la Choir School ?

— Ils m’ont flanqué dehors, Wendy. Sans lettre de références. Janet vous a dit pourquoi ?

Je hochai la tête et regardai mes mains, ne voulant pas le voir honteux.

— L’ironie de l’histoire est que ce fichu cheval a gagné. (Il rit à gorge déployée.) Je savais qu’il allait le faire ! J’aurais pu remettre cinq fois la somme dans la caisse. C’est vrai que je n’aurais pas dû faire ça. On apprend tous les jours.

— Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ?

— Je ne peux plus enseigner. Sans références, c’est impossible. Le directeur a été clair là-dessus. C’est vraiment dommage… J’aime l’enseignement. La Choir School était un peu collet monté, c’est vrai. Mais j’ai été prof à Veedon Hall, une école primaire privée du Hampshire, où on s’amusait beaucoup. Elle appartenait à un couple, les Cuthbertson, qui aimaient bien les petits garçons. (Son sourire s’évanouit un instant et une ombre de regret passa sur son visage. Puis il me sourit.) Il faut considérer cela comme une chance. Je crois que je vais me lancer dans les affaires.

— Quel genre ?

— Les placements, peut-être. Agent de change. Il y a beaucoup de possibilités. Mais ne parlons pas de ça maintenant. C’est trop ennuyeux. J’ai envie de parler de vous.

Ce que nous fîmes, par intermittence, au cours des quatre mois suivants. Et pas seulement de moi. Il chercha à plaire à ma mère et la persuada de parler avec lui. Les fleurs et les boîtes de chocolats nous étaient adressées à toutes les deux. Je ne sais pas si ma mère avait aimé mon père, mais il lui manquait certainement. Elle regrettait aussi le travail qu’il abattait dans le jardin. Henry profita de l’occasion.

Il avait le chic pour donner l’impression qu’il aidait. « Laissez-moi faire », disait-il, mais en fait on se retrouvait à effectuer le travail soi-même, sinon personne ne le faisait. Mais on ne s’en formalisait pas, car on avait l’impression que Henry vous avait soulagé du fardeau. Je crois qu’il avait vraiment le sentiment d’aider.

Même maintenant, cela me fait légèrement mal au cœur de me rappeler les détails de sa cour. Je voulais du romantisme et Henry m’en donnait. En même temps, en aidant ma mère à mettre de l’ordre dans ses papiers, il devait avoir découvert que la succession de mon père, y compris la maison et la bijouterie, représentait près de cinquante mille livres. Mon père avait laissé ses biens en fidéicommis à ma mère pendant la durée de sa vie ; ils devaient ensuite me revenir.

Tout cela donne l’impression que j’étais naïve et stupide, Henry, calculateur et intéressé. Les deux sont vrais. Mais la vérité ne se résume pas à cela. Je ne crois pas qu’on puisse définir quelqu’un avec quelques adjectifs.

Pourquoi se préoccuper des détails ? L’exécuteur testamentaire de mon père n’avait pas confiance en Henry, mais il ne pouvait nous empêcher de nous marier. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était l’empêcher, jusqu’au décès de ma mère, de mettre la main sur le capital laissé par mon père.

Nous nous sommes mariés le mercredi 6 mai 1953 au bureau de l’état civil. Janet et David nous envoyèrent un service à café en porcelaine, mais ne purent se déplacer car Janet était enceinte jusqu’au cou de Rosie.

Au début, nous avons habité à Bradford. Pas terrible. Après la mort de ma mère, nous avons vendu la maison et brièvement séjourné à Londres, puis en Afrique du Sud pour y mener la bonne vie. Ce que nous avons fait pendant quelque temps. Henry s’était associé avec un homme d’affaires persuasif nommé Grady. Mais celui-ci fit faillite et nous revînmes en Angleterre plus pauvres qu’avant, mais peut-être plus avisés. Il serait néanmoins trop facile d’oublier que Henry et moi avons eu du bon temps. Quand il jouissait de l’existence, nous le faisions tous les deux.

Tout bien considéré, le capital dura étonnamment longtemps. Henry travaillait comme agent de change, parfois seul, parfois avec des associés. S’il n’y avait eu ce Grady, peut-être le ferait-il encore. Il m’a dit un jour qu’il aimait aller jouer aux courses avec l’argent des autres. Il persuadait les gens de lui confier leur capital à investir et il s’y entendait assez bien. De temps en temps, il leur faisait même réaliser des plus-values convenables.

« C’est malheureux, mais ce sont les hauts et les bas, les retournements du marché, l’ai-je entendu dire des dizaines de fois à des clients déçus. Si ça monte, ça doit fatalement descendre. »

Pourquoi alors ses clients lui faisaient-ils confiance ? Parce qu’il les faisait rire, je crois, et parce qu’il était manifestement persuadé qu’il allait faire leur fortune.

Pourquoi suis-je restée avec lui si longtemps ?

En partie parce que j’en étais arrivée à aimer les mêmes choses que lui. En réalité, je les aime toujours. On ne tarde pas à prendre goût aux grands hôtels, aux voitures rapides et aux réceptions. J’aimais le contact de la fourrure sur ma peau et la façon dont les diamants étincellent à la lueur des chandelles. J’aimais danser, flirter, prendre quelques risques. De temps à autre, j’aidais Henry à attirer des clients potentiels, et même cela c’était amusant. « Qu’est-ce que tu penserais d’une autre veuve ? » disait-il quand les affaires marchaient bien, et on débouchait une bouteille de Veuve Clicquot en buvant à notre santé et à notre avenir.

Quand j’ai rencontré Henry, j’étais une fille timide et godiche. Il m’a tirée de Harewood Drive et m’a donné confiance en moi. Je crois que je suis restée avec lui en partie parce que, sans lui, je craignais de perdre tout mon acquis.

Je suis restée avec lui surtout parce que je l’aimais bien.

Je crois que j’étais amoureuse de lui, bien que je ne sache pas trop ce que cela veut dire. Quand tout allait bien entre nous, c’était merveilleux. Plus encore que les martinis dry et la Veuve Clicquot.

Les échanges épistolaires se poursuivaient entre Janet et moi. C’était de vraies lettres, longues et pleines de bavardages. Je ne parlais pas beaucoup de Henry et elle ne me disait pas grand-chose de David. Nos projets de rencontre était notre thème commun. Une ou deux fois, nous réussîmes à passer ensemble une journée à Londres. Mais nous n’allions jamais séjourner l’une chez l’autre. Il y avait toujours quelque raison pour remettre ces visites à plus tard.

Nous étions sans arrêt en déplacement. Henry n’aimait pas rester longtemps au même endroit. Lorsqu’il se sentait riche, nous louions un appartement ou allions à l’hôtel. Quand il était à court d’argent, nous prenions une chambre meublée.

J’étais cependant sur le point d’aller passer quelques jours chez Janet et David, à Rosington, juste après Pâques 1957. Seule, naturellement – Henry devait partir en « voyage d’affaires » et n’avait de toute façon aucune envie de retourner à Rosington. Trop de gens y connaissaient la raison de son départ.

J’avais déjà préparé ma valise. Puis, la veille du jour dit, un télégramme est arrivé. Mme Treevor avait eu une crise cardiaque. La visite était reportée une fois de plus. Elle mourut trois jours plus tard. Il y avait eu ensuite l’enterrement et la nécessité d’installer M. Treevor dans un appartement à Cambridge. Janet me disait dans une lettre que son père avait du mal à se débrouiller depuis la mort de sa mère.

Faute de mieux, nous continuâmes donc à nous écrire. Malgré le décès de sa mère, j’avais l’impression que Janet vivait un conte de fées. Elle m’envoya des photos de Rosie, bébé d’abord, puis petite fille. L’enfant avait la couleur de cheveux et le teint de sa mère, les traits de son père. De toute évidence, elle aussi était parfaite, comme David et la Dark Hostelry.

La vie manque parfois cruellement de subtilité. La comparaison entre l’existence de Janet et la mienne n’était que trop facile à faire. Mais cela n’empêche pas de continuer, même quand votre vie ressemble plus à une longue gueule de bois qu’à une fête sans fin. Que faire d’autre, d’ailleurs ?

Mais il y avait autre chose, comme j’allais le découvrir sur une plage, un après-midi ensoleillé d’octobre 1957. Henry et moi étions à l’hôtel dans l’ouest de l’Angleterre. Nous n’étions pas en vacances – une cliente potentielle, une riche veuve, habitait dans le voisinage.

C’était un bel après-midi, presque estival, et je sortis après le déjeuner pendant que Henry allait à un rendez-vous. Je me promenais sans but sur la plage, un petit Kodak se balançant au bout de mon bras, pour essayer de chasser, grâce à la marche, une gueule de bois naissante. Je dépassai un petit promontoire rocheux et les trouvai là, Henry et la veuve, couchés sur un plaid.

Avec sa moustache et ses grosses jambes, elle était affreuse. Je voyais très bien ses jambes parce que sa robe était remontée jusqu’en haut de ses cuisses, et Henry, en train de la sauter. Il avait le cul nu et je regardai un moment trembloter ses fesses grasses. La veuve avait gardé ses chaussures, bleu marine et à hauts talons, étonnamment délicates. J’aurais bien aimé en avoir une paire comme ça. Je me souviens de m’être demandé comment elle avait fait pour marcher dans le sable avec des talons aussi hauts et si elle s’était rendu compte que l’eau salée allait abîmer le cuir.

Je n’avais encore jamais vu Henry sous cet angle-là. Je savais qu’il était vaniteux et qu’il détestait le fait de vieillir. (Il teignait en cachette ses mèches grises en noir.) Sa chair tremblotante était ridée et flasque. Henry prenait de la bouteille, et moi aussi certainement. C’est la première fois de ma vie que je me rendis compte que le temps tournait pour moi, comme pour les autres, comme pour le monde entier.

Peut-être était-ce l’alcool, mais je restais comme détachée de la situation, capable de la considérer comme je l’eusse fait d’un problème purement abstrait. Je me dirigeai vers eux, mes pieds nus silencieux dans le sable, et m’accroupis à quelques mètres des deux corps enlacés. Ils s’aperçurent brusquement qu’ils n’étaient pas seuls. Ils tournèrent la tête simultanément pour me regarder.

J’eus la présence d’esprit de lever mon Kodak et d’appuyer sur l’obturateur.