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Le premier samedi de mon séjour chez eux fut froid et ensoleillé. David nous emmena, Janet et moi, en haut de la tour ouest de la cathédrale. Nous grimpâmes un escalier en colimaçon qui n’en finissait plus et nous faufilâmes le long d’étroites galeries tapissées de poussière de pierre. David ouvrit finalement une petite porte et, courbés en deux, nous débouchâmes sur une plate-forme couverte de plomb. La réverbération était insupportable.
Il n’y avait pas de vent. J’avais la nette impression qu’il faisait plus froid, que c’était plus ensoleillé là-haut qu’au niveau du sol. Je m’appuyai contre un mur, crénelé comme celui d’un château. J’étais essoufflée par l’escalade et parce que je fumais trop.
Je regardai en bas. La tour tombait en chute libre comme un ascenseur dans un film d’horreur et le sol s’éloignait à toute vitesse. Je me cramponnai au parapet de toutes mes forces, jusqu’à me blesser les mains sur la pierre rugueuse.
Au-dessous de moi se déployaient l’immense structure corrodée de la cathédrale et les toits d’ardoise et de tuile de Rosington. Alentour, aussi loin que portait le regard, on voyait les plaines marécageuses du Norfolk, dans leur robe hivernale grise. Elles s’étendaient jusqu’à la ligne invisible où elles ne faisaient plus qu’un avec le ciel gris.
L’espace d’un instant, je fus plus terrifiée que je ne l’avais jamais été de ma vie. J’étais à la dérive entre ciel et terre. Je n’étais plus rien.
Janet posa alors la main sur mon bras et dit :
— Regarde, voilà le chanoine Osbaston qui sort du collège de théologie. (Elle baissa la voix.) Si les tortues marchaient debout, elles se dandineraient comme ça.
A l’époque, Rosington était un gros village de quelque huit ou neuf mille âmes. Juridiquement, c’était une ville parce qu’elle possédait une cathédrale, ce qui lui conférait une importance hors de proportion avec sa population. C’était aussi un îlot au milieu des plaines marécageuses, un endroit à part, un refuge. Elle l’était pour moi, en tout cas. Même s’il l’avait voulu, Henry aurait difficilement pu me suivre là, dans la ville où il s’était rendu ridicule.
David m’avait dit qu’au Moyen Age Rosington était en grande partie entourée d’eau. C’était une liberty, un territoire non soumis à l’autorité royale, presque un comté palatin, où les abbés jouissaient d’une autorité d’ordinaire réservée au roi. Les Saxons en avaient fait l’un de leurs derniers bastions face aux armées des envahisseurs normands.
La ville donnait toujours l’impression d’être en état de siège. Et l’enceinte de la cathédrale, une ville dans la ville, était doublement assiégée car la cité alentour grignotait ses droits et privilèges. L’Enceinte était un domaine ecclésiastique, plus ancien que le domaine séculier qui l’entourait et régi par des lois différentes. Ses portes étaient fermées la nuit par M. Gotobed, l’aide-bedeau, qui habitait à côté avec sa mère et des chats.
Rosington ne ressemblait ni à Bradford ni à Hillgard House ni à Durban ni à aucun des autres endroits où j’avais vécu. Le passé y était plus présent. Dans la cuisine de Janet, le plafond était formé d’une voûte normande grossière en berceau. L’horloge de la cathédrale sonnait les heures, les demi-heures et les quarts d’heure. La vie de l’Enceinte et de ses habitants suivait le rythme des services quotidiens, et ce depuis plus de mille ans. Je n’avais encore jamais vécu au milieu de croyants et cela aussi était troublant. C’était comme si j’avais été la seule à voir les couleurs et comme si les autres vivaient dans un monde monochrome. A moins que ce ne fût l’inverse. Quoi qu’il en soit, je faisais exception.
Quand nous étions à l’école, Janet et moi nous moquions des pratiquants. Je sais maintenant qu’elle allait régulièrement à l’église, bien que nous n’en ayons jamais parlé dans nos lettres.
Le premier dimanche matin que je passai à Rosington, je restai à la maison. Janet et Rosie allèrent aux matines à dix heures et demie. Elles étaient jolies dans leurs vêtements du dimanche.
— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je n’irai pas à l’église, annonçai-je à David au petit déjeuner.
Je l’avais déjà dit à Janet, mais je tenais à ce que ce soit clair pour lui aussi. Je ne voulais pas de malentendus.
— Ça ne regarde que toi, me répondit-il en souriant.
— Désolée, mais je ne suis pas particulièrement pieuse. Je préfère m’occuper du potager.
— C’est très gentil à toi. Mais tu es sûre que ce n’est pas trop de travail ?
Pendant que nous faisions la vaisselle, après le déjeuner, je ne sais pourquoi, je dis à Janet :
— J’imagine que tu es obligée d’aller à l’église, que ça fait partie de tes devoirs d’épouse.
Elle acquiesça puis ajouta :
— J’aime bien ça. A l’église, personne ne vous demande rien. Là au moins, on est tranquille.
Je fus assez stupide pour ignorer ce qu’elle voulait vraiment dire.
— Oui, mais tu ne crois pas en Dieu ?
Je ne voulais pas que Janet croie en Dieu. C’eût été comme si elle avait moins cru en moi.
Pendant la première quinzaine que je passai à Rosington, la routine s’installa. Compte tenu des différences qu’il y avait entre nous, on aurait pu s’attendre à davantage de frictions. Mais, la plupart du temps, David était hors de la maison, au collège de théologie ou à la cathédrale. Pendant la semaine, Rosie était à l’école, son deuxième trimestre à la maternelle Saint Tumwulf, en bordure de la ville. Le vieux M. Treevor – je le trouvais vieux, alors qu’il était plus jeune que je ne le suis maintenant – passait le plus clair de son temps dans sa chambre, soit blotti devant un petit radiateur électrique, soit au lit. Pour autant que je pouvais en juger, trois choses l’intéressaient au premier chef : la nourriture, le Times et l’évacuation de ses intestins.
La maison facilitait la cohabitation. La Dark Hostelry n’était pas tant vaste que d’un plan compliqué. La plupart des pièces étaient petites et il y en avait beaucoup. David disait que la bâtisse avait été occupée sans interruption depuis sept ou huit cents ans. Chaque génération semblait y avoir ajouté quelque excentricité. Il y avait un grand nombre d’escaliers, dont certains ne menaient nulle part, des pièces exiguës et biscornues, au sol de travers et aux murs épais. La cuisine était une manière de demi-sous-sol. Quand on faisait la vaisselle, on voyait les jambes des passants dans la grand-rue, qui longeait la limite nord de l’enceinte de la cathédrale.
Si la Dark Hostelry permettait aisément de s’isoler, elle n’était pas d’un entretien facile. Une femme de ménage venait le matin, trois fois par semaine, pour « faire le plus gros ». Janet devait faire le reste elle-même. Et ce n’était pas le travail qui manquait. On était en 1958 et le seul appareil ménager dont elle disposait était une machine à laver à double tambour équipée d’une essoreuse à rouleaux. C’était au début du siècle que la maison avait été remaniée pour de bon la dernière fois, époque à laquelle ses occupants pouvaient probablement se permettre d’avoir deux ou trois domestiques.
D’une certaine façon, je crois que Janet aurait préféré être une servante appointée. Le travail ne lui plaisait pas, mais du moins aurait-elle reçu un salaire pour sa peine. Un simple arrangement a un début et une fin, et il implique que les deux parties ont leur libellé de choix.
Janet n’avait que le mauvais côté des choses. Il y avait quelque ironie dans le fait que, tout en s’occupant de cette maison ridiculement vieille, elle devait faire comme si elle en était la maîtresse et non l’esclave. On attendait d’elle qu’elle soit une dame. Lorsque les Byfield étaient arrivés à Rosington, elle avait fait graver des cartes de visite. J’en ai encore une, un bristol jaunissant et écorné, aux caractères petits et discrets.
Mme David Byfield
Dark Hostelry
L’Enceinte, Rosington
tél. : 2114, à Rosington
Lorsqu’ils s’étaient installés à la Dark Hostelry, les dames de l’Enceinte et celles de la ville avaient rendu une visite de courtoisie et laissé leur carte. Janet leur avait rendu leur visite et laissé la sienne. C’était l’équivalent séculier de ce que faisait David chaque jour dans cet antre de pierre rempli d’échos qu’était la cathédrale. Un rituel qui avait peut-être eu jadis une fonction.
J’ignore si David savait quel fardeau il avait placé sur les épaules de sa femme. Pas à l’époque, en tout cas. Non qu’il manquât de sensibilité. Mais sa sensibilité était pareille au faisceau d’une lampe électrique : il fallait la diriger pour qu’elle puisse se manifester. Mais ce n’était pas seulement une question de sensibilité. A l’époque, on ne voyait pas les choses comme maintenant. C’était il y a plus de quarante ans, il ne faut pas l’oublier, et on était dans l’enceinte de la cathédrale de Rosington.
Quand je songe à David et Janet à l’époque, je les imagine en prison. Mais aucun des deux n’en voyait les barreaux.