Il hésita, ne sachant pas quoi dire.
— Te souviens-tu, après la danse ? Quand tu m’as amenée à ton appartement ?
Tamani avait envie de fermer les yeux avec force.
Quand il lui avait menti ? Qu’il l’avait trahie aussi profondément qu’il le pourrait jamais ? Oh oui ; il s’en souvenait.
— J’allais tout avouer. J’allais me joindre à vous et combattre Klea. Tu avais raison – j’ai toujours eu peur d’elle. Mais ce soir-là, tu m’as donné l’impression d’être tellement forte. Comme si je pouvais accomplir n’importe quoi. Et j’allais le faire. J’allais essayer.
— Je sais, dit doucement Tamani.
Il tendit la main vers elle, l’attirant vers lui comme lors du bal d’hiver la veille seulement. Mais cette fois, il était sincère.
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— Je suis désolé de ne pas t’avoir laissé faire.
— Tu ne faisais que ton travail, murmura Yuki. Quand David m’a mise dans ce cercle, j’étais tellement furieuse…
J’aurais juste dû faire ce que j’avais eu l’intention de faire.
Coopérer avec vous. Même après que j’étais enfermée dans le cercle, j’aurais pu te parler. Mais je m’en suis abstenue parce que j’étais en colère.
— Tu avais toutes les raisons, dit Tamani. Je savais que tu étais en train de tomber amoureuse de moi et j’ai utilisé ce fait contre toi. C’est la chose la plus terrible que j’aie jamais faite.
— Chut, dit Yuki en pressant un doigt sur ses lèvres. Je ne veux pas entendre tes regrets.
Il semblait que sa voix devenait plus basse de minute en minute et Tamani se demanda si elle tentait de conserver son énergie ou si c’était tout ce qui lui restait.
— Je désire seulement m’allonger ici et faire semblant que j’ai tout fait correctement la première fois. Que je t’ai fait confiance et que je me suis jointe à ton camp avant que tout ceci ne se produise. Je veux imaginer que des centaines de fées ne sont pas mortes parce que je n’étais pas assez forte pour me mesurer à Klea. Que… que toi et moi avions une chance.
Tamani étouffa ses protestations en caressant la chevelure sombre et lustrée de Yuki. Même avec elle dans ses bras, il pensait à Laurel. Il se demanda s’il la reverrait un jour – s’ils s’embrasseraient et se caresseraient comme ils l’avaient déjà fait ce jour-là dans la maison en rondins.
Mais non – même s’il vivait jusqu’à son retour, il ne la toucherait plus jamais.
Il n’avait pas réalisé qu’il fredonnait jusqu’à ce que Yuki s’écarte et parle.
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— Qu’est-ce que c’est ?
— Quoi ? Oh, ce n’est qu’une… berceuse. Ma mère avait l’habitude de la chanter pour moi ; c’était sa préférée.
— Une berceuse de fée ?
— C’est ce que je croyais avant, répondit-il en souriant tristement.
— Chante-la pour moi, dit Yuki en se repliant entre ses bras.
Dans l’obscurité de la nuit, David, Klea et ses soldats semblèrent s’évanouir pendant que Tamani chantait, doucement, de manière hésitante, une chanson de Camelot qu’il avait apprise sur les genoux de sa mère. Il connaissait les paroles par cœur, mais alors qu’il les prononçait, il eut l’impression de les entendre pour la première fois.
Le moissonneur, à la clarté lunaire,
Qui rentre les derniers épis sur l’aire, Chuchote en l’entendant : « La solitaire Dame-fée d’Escalot ! »
Il croisa les yeux vert pâle de Yuki, à nouveau remplis de larmes, son menton tremblant à cause de la douleur causée à la fois par le poison et le regret. Tamani savait exactement ce qu’elle ressentait. Il eut envie que la chanson l’endorme vraiment – que sa vie s’éteigne lentement pendant qu’elle rêvait, quelque part où la douleur ne pouvait pas la toucher. La mort ne lui était pas étrangère, mais même s’il avait regardé des amis mourir –
plus souvent qu’il souhaitait s’en souvenir –, il n’avait jamais tenu quelqu’un dans ses bras alors que la vie
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quittait ses yeux. Cela lui faisait peur de le faire en ce moment.
Mais il ne l’abandonnerait pas seule à sa souffrance.
Mais Lancelot, lui, s’attarde un moment ; Il dit : « Elle a un visage charmant !
Dans sa pitié, que Dieu lui soit clément À cette Dame d’Escalot1. »
— Alfred, Lord Tennyson, dit Klea quand Tamani finit sa chanson.
Il releva brusquement la tête comme si elle avait rompu un charme. Même David s’était arrêté de creuser pour écouter et il jeta un regard mauvais à Klea avant de retourner à son fossé.
— Expurgé par un Diam politicard, sans aucun doute, conclut-elle d’un ton neutre.
Si Yuki entendit le commentaire acide de Klea, elle n’en montra rien. Ses paupières étaient closes, ses doigts détendus sur le bras de Tamani.
— Tam ?
— Oui ?
— Y a-t-il une possibilité que tout ceci se termine bien ?
— C’est toujours possible, s’obligea-t-il à répondre.
1 Tennyson, Alfred. La Dame d’Escalot, trad. Claude Dandréa, Paris, Orphée / La Différence, 1992, p. 81-93.
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Toutefois, il ne voyait pas comment lui ou Yuki pouvaient vivre pour admirer un autre lever du soleil. Le poison était simplement trop puissant.
Yuki sourit faiblement, puis elle jeta un coup d’œil à Klea, qui avait repris son observation silencieuse des étoiles. Tamani pouvait sentir la peur qui emplissait encore Yuki à la vue de son mentor.
— Je ne veux plus qu’elle gagne. Et je peux m’assurer que ce soit le cas.
— Tu ne peux pas tuer Klea, dit Tamani, même s’il était extrêmement tenté de laisser Yuki faire exactement cela.
Il s’obligea toutefois à faire confiance à Laurel, à lui permettre de prendre cette décision-là.
Cependant, Yuki secouait déjà la tête.
— Son plan ne peut pas fonctionner à moins qu’elle contrôle les fées d’hiver. Lorsque je mourrai, elle assassinera les autres et tout le monde sera coincé ici avec elle. Et même si Laurel trouve un moyen… Vous serez tous dépendants d’elles. Ce n’est pas juste. Je… j’aurais dû agir… avant. Mais cela compensera peut-être.
Son regard sembla se fixer sur un point au loin, puis il se centra de nouveau quand elle leva les yeux vers Tamani.
— As-tu quelque chose en… métal ?
— En métal ? répéta-t-il, perplexe.
— Il doit être pareil, précisa-t-elle, comme si cela éclaircissait tout.
— Euh… peut-être ?
La tirant vers lui d’une main, il releva le bord de son pantalon et sortit un petit couteau de la gaine sur sa jambe.
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— Que dis-tu de ceci ?
Yuki prit le couteau de sa main.
— Parfait.
Sa respiration était superficielle, rapide ; des larmes coulaient sur ses joues et sa voix trembla quand elle parla.
— Cela va exiger beaucoup de force de ma part. Je… je ne sais pas si je survivrai encore longtemps après avoir terminé.
— Ne parle pas ainsi, murmura Tamani.
— Non, je le sais, je le sens.
Son corps tressaillit et elle serra les dents pour retenir ses sanglots.
— S’il te plaît, ne me quitte pas. Tiens-moi dans tes bras jusqu’à ce que je ne sois plus là.
— Que vas-tu…
— Shokuzai, dit Yuki en fermant les mains sur la petite lame. L’expiation.
Une lueur chaleureuse commença à briller entre ses doigts et Tamani leva les yeux vers Klea, qui les observait à travers ses paupières plissées. Tamani était assez certain que son corps était positionné dans un angle suffisant pour lui bloquer la vue, mais il mit sa main en coupe par-dessus celles de Yuki de toute façon, cachant entièrement l’étrange lumière.
Yuki inspira brusquement et Tamani appuya son front sur sa tempe alors qu’elle fronçait les sourcils et pressait ses mains ensemble encore plus fortement. Tamani avait l’impression d’être de retour dans les salles supérieures du palais tellement la puissance se dégageant de Yuki était tangible. Son instinct lui commandait de bondir sur ses pieds et de fuir, mais il s’obligea à tenir bon jusqu’à ce que
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le sentiment commence à refluer, la lumière diminuant jusqu’à ce qu’elle soit éclipsée par la lueur des étoiles.
Tamani s’écarta et regarda Yuki ; ses yeux étaient fermés et son visage était couleur de cendre. Il craignit qu’elle soit déjà partie, mais lentement, avec difficulté –
ses cils se levèrent.
— Donne-moi tes mains.
Tamani obéit à son léger murmure et même s’il réussit à ne pas trembler, à l’intérieur, il frissonnait de peur.
Qu’avait-elle fait ?
Elle déposa quelque chose de chaud dans sa paume ; quoi que ce fut, ce n’était plus un couteau. Tamani l’examina en faisant attention à ne pas le montrer à Klea.
Il n’était pas sûr de ce qu’il voyait exactement.
— Je ne comprends pas.
Ses doigts caressants posés sur la joue de Tamani, Yuki rapprocha sa tête de la sienne, chuchotant des instructions sur la manière d’utiliser l’objet qu’elle venait de lui fabriquer. Quand il réalisa l’étendue de ses possibilités, il haleta et referma les doigts sur le cadeau infiniment précieux.
Puis, le désespoir le submergea et il secoua la tête.
— Je ne serai pas capable de m’en servir, dit-il en lui serrant la main. Je serai mort dans l’heure.
Yuki secoua toutefois la tête.
— Laurel va te sauver, dit-elle fermement à travers ses larmes. C’est moi qui manque de temps.
— Tiens bon, dit Tamani en la serrant plus fort entre ses bras, souhaitant pouvoir croire à son propre avenir autant qu’elle.
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— Non, répondit Yuki, un sourire triste traversant son visage. Je n’ai plus de raison de vivre. Toi, oui.
— Ne fais pas…
Pas quoi ? Tamani ne savait même pas comment terminer sa phrase ; comprenant pour la première fois à quel point les mots pouvaient être complètement inadéquats.
— Aishiteru, soupira-t-elle, le mot se glissant par sa bouche alors que sa poitrine retombait, puis cessa de bouger.
— Yuki. Yuki !
Mais Yuki ne répondit pas.
Avec un frisson de peur, la sentinelle leva les yeux sur Klea et les soldats captifs, attendant maintenant que leurs liens se desserrent à présent que Yuki ne les maîtrisait plus. Mais il n’en fut rien. Yuki avait fait… quelque chose…
pour s’assurer que même après sa mort, Tamani demeurerait en sécurité. Il commençait à penser qu’à sa manière, elle était aussi calculatrice que Klea.
Il laissa le corps de Yuki glisser sur son torse jusqu’à ce que sa tête repose sur ses cuisses. Il n’y avait aucune raison de la déplacer plus loin. Il n’avait nulle part où aller ; rien à faire jusqu’au retour de Laurel. En supposant qu’il survivrait aussi longtemps.
Pouvait-il résister jusque-là ? Il devait essayer.
La toxine avait-elle tué Yuki en fin de compte ? Ou bien était-ce son geste ultime de fée d’hiver – la création d’une œuvre pouvant rivaliser avec les portails dorés qu’Oberon avait forgés au sacrifice de sa vie ? Dans un cas comme dans l’autre, Tamani savait que son temps était compté. Il avait toujours supposé que sa vie prendrait fin pendant une bataille – à la pointe d’une arme ennemie. Ou encore,
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s’il réussissait à se rendre jusqu’à cet âge, en se joignant à l’Arbre de vie. Pas en restant assis sans rien faire sur la pelouse à attendre que la mort l’emporte.
Mais il était là, assis sous un croissant de lune, la forme inerte de Yuki drapée sur ses cuisses, lui caressant négligemment les cheveux en regardant David, qui avait presque creusé la moitié de la tranchée qui encerclerait toutes les fées empoisonnées.
Avec précaution – sans attirer l’attention –, Tamani mit la main dans sa poche et poussa le cadeau de Yuki aussi loin que possible. Il ne pouvait pas le perdre ; il ne pouvait pas dire à qui que ce soit d’autre ce que c’était.
Parce qu’il n’y avait aucun artefact, aucun autre objet dans tout Avalon – y compris l’épée avec laquelle David creusait – aussi dangereux que l’article que Yuki venait de lui offrir.
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VINGT-TROIS
FENÊTRES DU PALAIS D’HIVER ÉTAIENT AUSSI SOMBRES QUE LE
ciel nocturne, et au moment où Laurel s’approcha, elle ferma les paupières en souhaitant désespérément que son plan eût fonctionné.
— Laurel !
Le murmure de Chelsea lui parvint d’une grappe de chèvrefeuille.
— Je savais que tu comprendrais, affirma Laurel en lançant ses bras autour de son amie quand elle émergea de sa cachette.
— Que fais-tu ? Tu ne vas pas vraiment obéir à Klea, n’est-ce pas ?
— Pas si je peux l’empêcher, répondit farouchement Laurel.
— Comment puis-je aider ?
— J’ai besoin que tu te rendes au palais d’hiver. Dis aux sentinelles que Marion et Yasmine sont toujours en danger et qu’elles ne doivent pas les laisser sortir jusqu’à ce que tu les informes personnellement que c’est sécuritaire. Klea ne doit pas les voir.
— Mais…
— Même leurs pouvoirs d’hiver sont inutiles parce que nous avons besoin que Klea reste en vie et coopère. Il nous faut ce qu’elle a dans la tête.
— Jamison ne peut-il pas, genre, lire dans son esprit ?
demanda Chelsea. S’il va bien, je veux dire, précisa-t-elle
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quand la peur apparut soudainement sur le visage de Laurel.
— Peut-être, répondit-elle en repoussant ses pensées sombres. Mais je ne le pense pas. Yuki a mis très longtemps à simplement soutirer l’emplacement du portail à mon esprit. D’ailleurs, même s’il pouvait juste cueillir la recette dans son cerveau, cela ne suffit pas.
Laurel hésita. Il lui avait fallu un bon moment pour comprendre ce que Yeardley voulait dire quand il lui enseignait le processus du mélange : « L’ingrédient le plus important dans tout mélange, c’est toi. »
— C’est difficile à expliquer, mais c’est ainsi que les mélanges fonctionnent. Je pense que Marion pourrait la tuer par principe et nous ne pouvons pas laisser faire cela
– juste au cas. Ensuite, il faut que tu retournes en vitesse à l’Académie et que tu racontes à Yeardley tout ce que Klea a dit à propos de ses poisons, particulièrement la fumée rouge. Nous devrons peut-être revenir à l’Académie, alors ils voudront savoir que le poison se neutralise de lui-même. Dis-lui que j’essaie de trouver une solution et dis-lui… dis-lui d’être prêt.
— Prêt pour quoi ? Que vas-tu faire ?
Laurel soupira.
— Je l’ignore, avoua-t-elle. Mais je te garantis que j’aurai besoin d’assistance.
— Où vas-tu ?
Laurel regarda la cime d’une colline au loin.
— Dans le seul endroit vers où je peux encore me tourner.
Chelsea hocha la tête, puis elle partit comme une flèche, suivant le mur arrière vers l’entrée en voûte chancelante qu’ils avaient traversée plus tôt ce jour-là.
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Une éternité semblait s’être écoulée depuis. Laurel l’observa quelques instants avant de pivoter et d’entreprendre son propre voyage.
Tamani survivrait-il une heure de plus ? Pouvait-elle y arriver à temps ? L’énergie de Laurel était déjà à plat, mais elle se poussa à aller plus vite, même quand sa respiration devint pénible, et elle atteignit le pied de la vallée située entre elle et sa destination.
Une colline de plus à grimper. Cette pensée suffisait à embuer ses yeux de larmes alors que l’épuisement menaçait de faire ployer ses genoux. L’air nocturne était froid, mais ses jambes brûlaient pendant son escalade.
Arrivée au sommet de la colline, elle s’accorda un moment pour reprendre son souffle avant d’avancer sous la grande voûte de l’Arbre de vie.
Elle n’était pas revenue depuis que Tamani l’y avait amenée presque un an et demi auparavant. Elle avait envisagé une visite l’été précédent, quand elle ignorait où se trouvait Tamani et si elle le reverrait un jour, mais le souvenir de ce jour passé ici avec lui était trop pénible à affronter. Aujourd’hui, elle baissa la tête avec respect alors que le pouvoir de l’arbre la submergeait.
Le temps était venu de soumettre sa question.
Tamani lui avait appris que l’arbre était formé de fées –
les Silencieux. Le propre père de Tamani s’était joint à eux récemment. Leur sagesse combinée était offerte à toute fée possédant la patience de la recevoir, mais obtenir une réponse de l’arbre pouvait prendre des heures, même des jours, en fonction de la personne qui la posait. Elle ne disposait pas de ce genre de délai.
Elle repensa à la fois où Tamani l’avait embrassée après s’être mordu la langue – les sensations qui l’avaient envahie, les idées qui avaient afflué dans sa conscience.
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Cela n’avait pas fonctionné selon ses espérances et au lieu de trouver comment mettre les pouvoirs de Yuki à l’épreuve, Laurel avait appris le secret de Klea : les potions pouvaient être fabriquées avec des fées comme avec d’autres plantes. Cependant, Yeardley lui avait enseigné qu’elle pouvait faire plus que simplement modeler les composants à sa volonté. Quelle pouvait libérer leur potentiel si elle pouvait les comprendre dans l’âme.
Visualisant Tamani dans son esprit, les lignes noires serpentant hors de sa plaie, l’expression sur son visage lui disant qu’il s’était résigné à la mort, Laurel se cuirassa contre le sacrilège qu’elle était sur le point de commettre.
Elle marcha vers le tronc et posa une main sur l’écorce rude, sentant le courant de la vie qui déferlait dans l’arbre.
— Cela va me faire beaucoup plus mal qu’à toi, marmonna-t-elle.
Puis, après un moment, elle ajouta :
— Je suis désolée.
Elle leva son couteau et frappa le tronc du vieil arbre noueux jusqu’à ce qu’apparaisse un peu de fibre verte.
Alors même qu’elle regardait les perles de sève commençant à suinter du tronc blessé, Laurel savait que cela ne suffisait pas. Tu donnes, je donne, pensa-t-elle.
Posant le bout du couteau sur sa paume ouverte, elle serra les dents et se trancha la peau.
Laurel pressa la coupure qu’elle s’était infligée contre la fibre teintée exposée.
Ce fut comme marcher dans une avalanche de voix, chaque seconde représentant un millier de grêlons de savoir murmuré rebondissant brusquement sur sa tête, martelant ses épaules, menaçant de l’emporter dans l’abîme et de l’enterrer vivante. Elle vacilla sous le poids de l’assaut, refusant d’être balayée.
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S’obligeant à soumettre sa conscience à l’arbre, l’avalanche devint une chute d’eau, puis un torrent et ensuite elle fit partie d’elle, coulant doucement dans son esprit, traversant sa vie et parcourant ses souvenirs. Elle se retira presque devant l’intrusion, mais elle essaya de respirer calmement et de centrer son attention sur ce qu’elle avait besoin d’apprendre.
Elle imagina Tamani, revécut la scène qui avait mené à son empoisonnement. Elle se souvint des explications de Klea et du choix impossible qu’elle lui avait présenté. Elle libéra la menace finale de Klea dans le flot de pensées –
que la toxine allait tout détruire à Avalon, l’Arbre de vie compris.
La rivière de vie redevint une tempête d’âmes, mais cette fois Laurel était debout dans le calme, enveloppée de silence. La chaleur se répandit dans ses bras et la réchauffa des pieds à la tête.
Puis, l’arbre parla. Laurel sentit plutôt qu’elle entendit une unique voix percer le silence informe et innombrable.
Si tu penses comme la Chasseuse, tu peux faire ce qu’elle a fait.
Qu’est-ce que cela veut dire ? supplia Laurel, tout en mémorisant les mots. Cependant, la chaleur quittait sa tête, se rassemblait dans sa poitrine, s’écoulant dans ses bras.
— Non ! cria Laurel, sa voix perçant le silence. Je ne sais pas ce que cela veut dire ! S’il vous plaît, aidez-moi. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner !
L’étrange présence coulait doucement par ses mains et le rugissement de vie sous ses doigts reprenait, plus bas à présent qu’il ne grondait plus dans sa tête. Alors que les bouts de ses doigts picotaient et devenaient froids, il y eut un dernier battement provenant de la tempête et un
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chuchotement presque familier se fit entendre par-dessus les autres.
Sauve mon fils.
Puis, la chaleur disparut. Les murmures s’étaient tus.
— Non. Non, non, non !
Laurel pressa sa main plus fortement sur l’arbre, la douleur jaillissant dans sa paume, mais elle savait que c’était inutile. L’Arbre de vie avait parlé.
Laurel tomba sur ses genoux, les égratignant sur l’écorce rude des racines étendues de l’arbre et laissa ses larmes couler. Elle avait tout misé et elle avait perdu.
L’Arbre de vie – son dernier espoir – n’avait pas fonctionné. Avalon allait mourir. A cause de la toxine de Klea ou sous son règne, peu importait.
Si seulement Laurel avait montré plus d’intérêt envers la potion viridefaeco ! L’une de ses camarades de classe travaillait dessus avec obsession depuis des années ; pourquoi Laurel n’avait-elle pas étudié avec elle ?
Aujourd’hui, elle ne savait même pas par où commencer !
Elle ne se rappelait même pas le nom de la fée.
Klea savait. C’était enrageant d’être si proche du savoir et qu’il reste pourtant totalement inaccessible. Un autre cul-de-sac. Comment pouvait-elle réussir à penser comme Klea ? L’idée en soi la révoltait ; Klea était une meurtrière.
Une manipulatrice. Méchante, sournoise, vénéneuse…
Vénéneuse. Le mot glissa dans la tête de Laurel pendant que des larmes traçaient des sillons sur son visage.
On ne peut créer les meilleurs antidotes qu’en se familiarisant avec les poisons. Les paroles de Klea moins d’une heure auparavant.
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C’était toutefois une impasse ; même Mara, l’experte en poisons de l’Académie, avait été frappée de l’interdiction de les étudier davantage. Et que pouvait-elle enseigner à Laurel en une heure, même si elle en était capable ?
Laurel s’appuya contre l’Arbre de vie, se demandant si cela servait à quelque chose de retourner vers Klea. Pour regarder mourir Tamani ? Elle ne désirait rien autant que de le tenir dans ses bras en ce moment, même si c’était pour la dernière fois. Elle ne savait pas trop si cela importait qu’elle soit infectée par la toxine. Que valait sa vie sans Tamani ? Le risque valait-il un dernier baiser ?
Une ultime étreinte ? Bien sûr, ensuite elle mourrait empoisonnée et pestiférée. Cependant…
On ne peut créer les meilleurs antidotes qu’en se familiarisant avec les poisons.
Une idée commença à germer dans la tête de Laurel.
Elle tenta d’imaginer une Klea jeune et enthousiaste –
Callista – travaillant seule dans la salle de classe, en secret. Elle aurait eu besoin de cobayes pour tester ses poisons autant que ses remèdes.
De qui d’autre se serait-elle servie ?
Si tu penses comme la Chasseuse, tu peux faire ce qu’elle a fait.
Laurel se leva et se mit à courir avant même de le réaliser.
Les étoiles étaient sorties pour de bon, perçant le toit feuillu de la forêt, puis emplissant le ciel là où le sentier coupait à travers une clairière. Le feu semblait être éteint à l’Académie – elle était enveloppée d’une obscurité trouble
–, mais d’autres lumières étaient visibles dans les territoires du printemps et d’été ; Laurel essaya de ne pas se demander comment ces quartiers avaient résisté aux
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attaques avant que les trolls ne s’effondrent. Si elle échouait, cela n’aurait pas d’importance.
Elle trébucha quelques fois dans le noir, mais elle s’approchait des étranges soldats dociles, et David tendait la main vers elle, l’empêchant de tomber dans l’énorme tranchée qu’il avait creusée. Elle cligna des paupières dans le noir et après quelques secondes, elle comprit ce qu’il avait fait pour Avalon. Laurel lança ses bras autour de lui.
— Merci, murmura-t-elle.
Avant de s’écarter, elle demanda à voix basse, ne voulant pas attirer l’attention de Klea sur la fée :
— Jamison ?
— En vie, chuchota David.
Laurel hocha la tête avant de s’arc-bouter au bord du cercle et de sauter par-dessus. Elle mit un moment à distinguer Klea, allongée immobile dans l’ombre et Tamani, qui était assis au milieu du cercle avec la tête de Yuki reposant sur ses cuisses. Il leva des yeux hantés sur Laurel.
Elle fixa la fée inerte.
— Est-elle…
— Je ne vois pas la reine, intervint Klea d’une voix traînante, détournant l’attention de Laurel.
Mais Laurel ne lui accorda qu’un moment. Elle lui tourna le dos et s’accroupit plutôt à côté de Tamani et de Yuki. Cette dernière semblait dormir, mais ses traits étaient cireux et elle ne respirait pas. Laurel ressentit un chagrin lancinant et une vague de panique ; si Yuki était déjà morte, combien de temps restait-il à Tamani ?
— Retire ton chandail, lui ordonna-t-elle.
Il obéit.
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Laurel vomit presque devant le spectacle qui l’accueillit. Les lignes noires s’étiraient sur ses épaules et dans son cou à partir de la minuscule égratignure près de son col. Les plaies sur son ventre déversaient de la sève teintée de vert – une preuve formelle que la toxine contagieuse de Klea se répandait aussi dans ses entrailles.
Il n’en avait plus pour longtemps.
— Tu as échoué, n’est-ce pas ? dit Klea toujours immobile à quelques mètres seulement. Tu as échoué et à présent tout Avalon va mourir à cause de toi.
— Je n’ai pas échoué, cracha Laurel. Je ne suis jamais allée au palais. Pensais-tu réellement que j’allais t’aider ?
Jamison a eu raison de t’envoyer chez les Unseelie.
Laurel marqua une pause, fixant sur Klea des yeux comme des poignards.
— J’aimerais mieux mourir que vivre dans ton monde parfait.
Laurel entendit un craquement quand Klea serra son poing et des gouttelettes huileuses de sérum coulèrent lentement à travers ses doigts et sur son chandail noir.
— Souhait accordé. C’est dommage que tu aies senti le besoin d’amener tout le monde avec toi.
— Pas aujourd’hui, murmura Laurel dans sa barbe.
C’est maintenant ou jamais.
Ses intentions devaient être peintes sur son visage parce que Tamani recula légèrement.
— Non !
Mais sa paume était déjà pressée contre sa peau noircie, les doigts écartés, ses yeux fermés. Elle pouvait sentir la vie sous la peau de Tamani, la sentant combattre
– elle pouvait sentir le poison lutter contre elle. La toxine
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de Klea ne ressemblait à aucune potion à laquelle Laurel avait déjà eu affaire, elle était encore plus complexe et étrangère que la poudre dont Klea s’était servie pour dissimuler les endroits où elle avait établi ses camps de trolls. Laurel avait réussi à concevoir un processus pour inverser les effets de cette poudre-là, mais il lui avait fallu beaucoup de temps et plus qu’un peu de chance.
Heureusement, l’expérience avait été enrichissante.
Quand elle s’écarta, Tamani rencontra son regard avec des larmes dans les yeux.
— Pourquoi as-tu fait cela ? demanda-t-il en mettant ses mains sur les joues de Laurel. Je suis censé te protéger.
— Tu es le meilleur gardien qu’une fille puisse souhaiter avoir, dit Laurel en se penchant en avant, pressant doucement, brièvement ses lèvres sur les siennes.
Mais c’est mon tour à présent.
Elle pouvait sentir le poison de Klea se frayant un chemin dans ses doigts et dans ses lèvres, détruisant la chlorophylle et désintégrant les parois cellulaires, réquisitionnant son énergie et la retournant contre elle.
Elle devrait travailler rapidement, mais il lui parlait et elle était prête à écouter.
— Oh, dit-elle en se levant. Ton père te dit bonjour.
Sans attendre de voir l’expression de Tamani, Laurel ferma les paupières, répétant les paroles de l’Arbre de vie dans sa tête. Si tu peux penser comme la Chasseuse, tu peux faire ce qu’elle a fait.
— Je reviens, dit-elle en bondissant de nouveau par-dessus la tranchée.
— Laurel, dit David en l’arrêtant. Où es-tu allée ?
— Je suis allée à l’Arbre de vie, répondit-elle en sentant que le temps s’écoulait dans sa tête.
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— L’arbre qui te parle ?
Laurel hocha la tête.
— Qu’a-t-il dit ?
— Il m’a dit de sauver Avalon.
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VINGT-QUATRE
LE JARDIN DERRIÈRE L’ACADÉMIE ÉTAIT FAIBLEMENT ÉCLAIRÉ
quand Laurel arriva au sommet de la colline et qu’elle se glissa dans la serre. Les fées qui restaient étaient assises parmi leurs camarades évanouies qui commençaient à se réveiller. Les toux et les respirations haletantes résonnaient bruyamment, tout comme les murmures des Mélangeuses calmant et réconfortant leurs amis.
Laurel remarqua qu’elles avaient retiré le panneau de pierre entre la serre et la salle à manger, mais il semblait que seules de rares Mélangeuses se sentaient assez en confiance pour revenir dans l’Académie.
Elle se fraya un chemin à travers les fées, cherchant Yeardley, faisant attention à ne frôler personne en passant. Elle ne savait pas si la toxine virale s’était assez répandue en elle pour la rendre déjà contagieuse, mais elle ne voulait courir aucun risque. Elle repéra enfin le professeur des éléments de base près du centre de la serre et elle fut soulagée, mais non étonnée, de voir Chelsea debout à côté de lui.
— Laurel ! s’exclama-t-elle alors que Yeardley tendait une main pour agripper son épaule.
— Ne me touche pas, le prévint Laurel, levant les mains devant elle. Je suis infectée par la toxine de Klea.
— Pourquoi l’ as-tu ? s’informa Chelsea.
— Longue histoire, répondit Laurel. Mais ne t’inquiète pas ; elle ne te fera pas de mal, seulement aux fées, précisa-t-elle.
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Son esprit était bombardé de sensations liées à la façon dont le poison la tuait lentement, et toutes concernaient la chlorophylle. Chelsea et David iraient bien.
Elle se tourna vers son professeur.
— J’ai besoin de ton aide et je ne dispose pas de beaucoup de temps.
— Bien sûr, dit Yeardley.
— Il y a deux étés de cela, une fée – je pense qu’elle était un peu plus jeune que moi, avec des cheveux brun foncé – travaillait sur la potion viridefaeco. Sais-tu de qui il s’agit ?
Yeardley soupira.
— Fiona. Elle était tellement déterminée, mais elle n’a pas accompli de véritable progrès par la suite. Elle a décanté une base prometteuse avec l’aide de quelques vieux registres et, je dois l’admettre, nous fondions tous de grands espoirs sur elle. Mais depuis, rien.
— Est-elle ici ? demanda Laurel, espérant contre toute attente que la jeune fée n’était pas l’une des victimes de Klea.
Penser comme Klea pouvait, on le supposait, sauver Avalon, mais si le viridefaeco exigeait une longue fermentation ou des méthodes de guérison exotiques, Tamani ne vivrait pas pour voir cela se produire.
Le visage de Yeardley s’assombrit et Laurel respira avec peine.
— Elle est en vie, dit-il doucement. Elle a inspiré beaucoup de fumée et, franchement, elle ne se porte pas bien. Mais elle est encore consciente. Je la soigne moi-même. Par ici.
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Laurel s’effondra presque de soulagement. Elle suivit Yeardley jusqu’au fond de la serre, où elle reconnut les boucles brun foncé, et elle s’agenouilla à côté de la petite fée aux yeux fermés se reposant contre une jardinière.
— Fiona, appela Yeardley à voix basse en s’accroupissant.
Fiona ouvrit les paupières et, réalisant que Laurel et Chelsea la fixaient aussi, s’efforça de se redresser un peu.
— Comment te sens-tu ? s’enquit Yeardley.
— La potion viridefaeco, intervint Laurel avant qu’elle puisse répondre.
Elle n’avait pas le temps pour les mondanités.
— As-tu une base de préparée ?
— Je-je-j’en avais une, bégaya-t-elle.
— Que veux-tu dire, j’en « avais » une ? demanda Laurel, craignant la réponse.
— Je travaillais dans le laboratoire lorsque les trolls ont attaqué. Je ne sais pas si mes bases ont survécu.
Laurel tenta de conserver son sang-froid. Klea ne perdait pas les pédales quand la pression montait. Au contraire, elle se montrait à la hauteur du défi. Laurel devait aussi garder cette maîtrise de soi.
— Nous devons nous rendre au laboratoire tout de suite. Peux-tu marcher ?
Yeardley aida Fiona à se lever. Elle était un peu chancelante, mais elle reprit vite ses esprits.
— Peux-tu lui donner un coup de main ? demanda Laurel à Chelsea. S’il te plaît ? Je ne peux pas.
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— Bien sûr, murmura Chelsea, baissant vivement la tête sous le bras de la fée et l’aidant à se tenir debout pendant que Yeardley les guidait.
Quand ils approchèrent de l’entrée que David avait percée des heures plus tôt, Fiona esquissa un mouvement de recul.
— Ça va, le feu est éteint et la toxine a disparu, lui assura Chelsea avant d’ajouter : et je suis juste ici avec toi.
La jeune fée hocha la tête et prit une profonde respiration avant de replonger dans l’obscurité tiède et chargée de suie.
Marcher dans les couloirs sombres de l’Académie avec une unique fleur phosphorescente donnait l’impression de se promener dans un tombeau imposant. Les couloirs étaient roussis et décimés et il y avait des corps partout, certains saufs, d’autres brûlés, quelques-uns défigurés par la première vague de trolls. Une panique palpitante s’installa dans la gorge de Laurel ; resterait-il quelque chose pour travailler dans le laboratoire ? Quand ils tournèrent au coin du dernier couloir, Laurel fut soulagée de constater qu’au moins, la porte était intacte.
Après un moment d’hésitation, Yeardley l’ouvrit d’une poussée, dessinant une grande trace de main dans la cendre noire. En entrant, Laurel entendit Fiona haleter. La salle donnait l’impression que quelqu’un l’avait soulevée et secouée. Du verre brisé jonchait le plancher, des plantes en pots avaient été retournées et au lieu des meubles, il n’y avait que des tas d’éclat de bois. Tout était recouvert d’une fine couche de suie.
Laurel essaya de ne pas fixer les fées sur le sol – ni le troll mort au fond de la pièce. L’expression de Yeardley était stoïque et sa mâchoire serrée, le visage de Chelsea était blême. Fiona s’en sortait assez bien, se concentrant
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sur la tâche à accomplir à la manière typique des fées d’automne.
— Mon poste est – était – par là, indiqua-t-elle en relevant sa jupe au-dessus de ses chevilles pour passer par-dessus le désordre et le contourner.
Le plancher était jonché d’instruments et de fioles éclatées qui, se dit Laurel, devaient auparavant recouvrir le dessus du poste de travail. Elle fut donc soulagée quand Fiona se pencha et ouvrit une armoire installée sous la table. Plusieurs grands vases à bec étaient nichés en sécurité à l’intérieur.
— L’un a été renversé et il a craqué, mais il en reste deux, déclara Fiona, émergeant de l’armoire en serrant deux bouteilles remplies d’une solution transparente avec la consistance du miel frais.
— Parfait, affirma Laurel, s’appuyant avec lassitude sur le bord de la table, s’assurant que seulement sa blouse, et pas sa peau, entre en contact avec la surface.
Il se faisait tard, elle était épuisée et la toxine sapait ses forces. Elle parcourut du regard la salle de classe à moitié détruite.
— Penses-tu que nous trouverons tout ce dont nous avons besoin ici ? demanda-t-elle sans en être véritablement convaincue.
— Ici.
Laurel sursauta en entendant la voix de Yeardley et elle se retourna pour le découvrir en train d’essuyer un bout de table avec un mouchoir.
— Discutez ensemble de la base, reprit-il. Je vais rassembler tout ce que je pourrai. Les spécimens sur les étagères devraient être encore sains.
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Laurel hocha la tête et Yeardley commença à fouiller dans les armoires.
Fiona déposa les deux bouteilles sur la partie nettoyée de la table devant eux et apprit à Laurel comment elle avait trouvé la base. Il s’agissait de la même explication qu’elle avait fournie dans le cercle le premier été où Laurel était à Avalon, mais deux étés d’étude plus tard, Laurel comprenait maintenant la majorité de ce qu’elle lui disait.
Fiona énuméra la liste des ingrédients qu’elle avait découverte dans un vieux texte : des feuilles séchées de l’arbre de Josué, des graines de ficus et de concombre mélangées, de l’extrait de maracuja. L’énumération était longue et après quelques minutes de récitation, Laurel l’arrêta.
— J’ai besoin de la ressentir. Peux-tu en verser quelques gouttes dans une assiette pour moi ? Si je touche la bouteille de la base, j’ai bien peur que la toxine ne la détruise complètement.
Elle jeta un coup d’œil à Chelsea.
— Il faut que vous soyez mes mains toutes les deux.
Chelsea regarda autour d’elle et trouva une petite assiette creuse pendant que Fiona descellait avec précaution le dessus d’une de ses bouteilles. Elle y versa quelques gouttes et Chelsea tendit l’assiette à Laurel.
— Je sais que j’ai réussi la base jusqu’à ce stade-ci, dit Fiona en secouant la tête. Le texte était très clair et tout s’est parfaitement emboîté. Mais le reste des instructions a été retiré et, peu importe ce que j’essaie ensuite, je semble incapable de la compléter. Quelque chose m’échappe et j’ignore totalement de quoi il pourrait s’agir.
Elle soupira.
— Les choses que j’ai tentées. C’est ridicule.
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Pendant que Fiona relatait les grandes lignes de ses expériences et de ses échecs, Laurel traîna un doigt dans la petite flaque de solution dans l’assiette devant elle. Les bouts de ses doigts étaient noirs et un peu enflés, et elle centra son attention sur la manière dont le mélange de Fiona réagissait à la toxine dans son corps, sur la façon dont la toxine se comportait avec la base de viridefaeco.
Elle sentit le potentiel des composants secondaires, comment ils étaient éliminés par les composants principaux. Il y avait plusieurs ingrédients qu’elle n’aurait pas songé à mélanger ensemble – comme dans le cas de la poudre d’invisibilité de Klea, la base de viridefaeco était un amas de tension. Ce dont elle avait besoin, c’était d’un exutoire. Et quelque part au fond de sa tête, Laurel avait l’impression d’être déjà tombée sur le bon élément auparavant.
C’était la même impression qu’elle avait ressentie quand elle avait analysé la première fois la poudre que Klea avait fabriquée en se servant de sa propre fleur amputée – non que l’ingrédient manquant était une partie de fée, dans ce cas-ci. Elle se rappela ce jour avec Tamani, lorsqu’elle avait senti les choses qu’elle pouvait créer à partir de lui – des toxines, des bloqueurs de photosynthèse, des poisons. Le sérum que Klea avait créé pour protéger les trolls contre la magie des fées ; il nécessitait aussi des fleurs de fées. Les potions qui utilisaient les fleurs des fées n’aidaient pas les fées, mais elles leur nuisaient. Ce n’était pas ce dont elle avait besoin pour cet antidote.
Quand elle était venue la première fois à l’Académie, Yeardley lui avait dit que le savoir formait l’essence de sa magie – le puits dans lequel son intuition tirait son pouvoir. Le composant manquant était une chose qu’elle connaissait, quelque chose qu’elle avait souvent croisé : une chose qu’elle n’avait pas reconnue comme un élément
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utile, possiblement un sur lequel Fiona n’était jamais tombée. Cela semblait pointer vers un ingrédient rare à Avalon.
— D’accord, dit Laurel. Je pense que tu étais sur la bonne piste avec l’agropyre séché. Y a-t-il des variétés que tu n’utilises pas habituellement ? Peut-être certaines qu’on doit amener du Manoir ? Creusons cette voie.
Yeardley avait regroupé plus d’herbes et de fournitures que Laurel aurait imaginé avoir pu échapper au feu. Elle ne posa cependant pas de question, elle se mit juste au travail, dirigeant Fiona et Chelsea afin qu’elles rassemblent et préparent les additifs, les laissant accomplir le travail et testant les échantillons à mesure que la potion progressait.
— C’est tellement proche. Tout est là, dit Laurel après avoir ajouté un nuage d’eau de rose, la seule autre chose qui pouvait servir, elle le sentait.
Elle passa son doigt dans un échantillon de plus.
— C’est prêt, ce n’est simplement pas suffisant. La toxine l’écrase encore. C’est comme… comme si les ingrédients sont inertes, qu’ils ont besoin de quelque chose pour s’activer.
Elle inspira fortement. Cela lui paraissait exact.
— Un catalyseur, ajouta-t-elle à voix basse. Quelque chose pour libérer son potentiel.
Mais quoi ?
Fiona secoua la tête.
— C’est la raison pour laquelle j’ai dû passer à d’autres projets. J’ai eu la même idée que toi… je me suis rendue au Manoir. Ils m’ont appris que les humains ont entraîné la disparition de nombreuses plantes au cours des derniers siècles. L’ingrédient final doit être l’une de celles-là.
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— Non, insista Laurel. Non, je connais l’ingrédient ultime. Je l’ai sur le bout de ma langue. Qu’est-ce qui pousse en Californie qui ne pousse pas à Avalon ?
— Laurel, dit Chelsea d’une voix hésitante. Ton visage
– il a des taches noires dessus.
Laurel leva les mains pour toucher à ses joues, se souvenant que Tamani avait posé le même geste. Il y avait combien de temps ? Ce n’était pas important – elle ne pouvait pas réfléchir à cela en ce moment.
Si tu peux penser comme la Chasseuse, tu peux faire ce qu’elle a fait.
La potion viridefaeco avait disparu depuis des siècles.
Cependant, Klea avait découvert comment la fabriquer.
Qu’est-ce qui la rendait si spéciale ? Elle ne craignait jamais de repousser les limites. Elle avait probablement testé sur elle-même les toxines et les antidotes, risquant tout pour son travail. Et Laurel n’avait-elle pas agi de la même manière ? N’avait-elle pas introduit le poison en elle pour mieux le comprendre ? Toutefois, plus elle comprenait le poison qui envahissait lentement son corps, plus elle craignait de ne pas être capable de l’anéantir en fin de compte. Laurel prit un nouvel échantillon de la base et ferma les yeux, continuant à faire courir son doigt dans la solution, fredonnant un mantra dans sa tête. Pense comme Klea, pense comme Klea.
Avalon a oublié tout ce que les humains ont à offrir.
Les paupières de Laurel s’ouvrirent brusquement alors que les paroles de Klea résonnaient dans sa tête.
— Chelsea, dit-elle doucement. J’ai besoin de Chelsea !
— Quoi ? dit celle-ci. De quoi as-tu besoin ?
— J’ai besoin de toi. Un peu de cheveux, de salive…
non, il vaut mieux que ce soit du sang. De l’ADN humain.
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Elle fit le tri dans les fournitures rassemblées par Yeardley.
— La potion viridefaeco a disparu après que les portails ont été scellés – après que toute interaction avec les humains a été coupée, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en pivotant vers Fiona, qui hocha la tête. Ce n’est pas un hasard – c’est la raison de sa disparition ; le motif pour lequel ils ont détruit la deuxième partie des instructions.
Le catalyseur pour cette potion est l’ADN humain.
Chelsea, reprit-elle en tournant vers son amie un petit couteau de cuisine, puis-je ?
Son amie hocha la tête sans hésitation en tendant la main.
Laurel tint le couteau près du bout d’un doigt de Chelsea. Juste une petite piqûre, se dit-elle, mais c’était quand même difficile de poser la lame contre la peau de son amie et de pousser, juste assez pour la couper.
— Devrais-je me charger de cette partie ? demanda Fiona à voix basse.
Laurel secoua la tête.
— Non, je dois m’en occuper, déclara-t-elle, étrangement convaincue.
Elle tira la grande fiole devant elle, la touchant pour la première fois. Une minuscule perle cramoisie formait une flaque sur le doigt de Chelsea ; elle paraissait encore plus épuisée que Laurel, mais trop excitée par ce qui allait se passer ensuite pour ressentir beaucoup de douleur.
— La dernière chance d’Avalon, dit Laurel dans sa barbe.
Et de Tamani, ajouta-t-elle en elle-même. Puis, elle inclina le doigt de Chelsea et laissa tomber avec précaution
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une goutte de sang dans la fiole, l’incorporant avec une cuillère en bambou à long manche.
Dès que le sang toucha la solution, elle se modifia.
Laurel continua de mélanger et un sentiment d’euphorie l’envahit au moment où la mixture translucide prit une teinte violette qui était pareille à celle dans la fiole que Laurel avait aperçue si brièvement dans la main de Klea.
Cela fonctionnait ! Tous les ingrédients semblaient se réveiller et fusionner, et la puissance de la base se décupla
– se multiplia par mille ! Un gloussement bouillonna dans la gorge de Laurel, et Chelsea lui attrapa le bras.
— Est-ce que cela a marché ?
Laurel était tellement sûre qu’elle abaissa son doigt directement dans la solution.
La toxine n’avait aucune chance.
— Ç’a marché. Ç’a marché, oh, Chelsea, ç’a marché !
Laurel se sentait grisée de soulagement.
— S’il te plaît, pria-t-elle en se tournant vers Fiona, j’ai besoin de fioles. Tout de suite !
Elle devait rejoindre Tamani.
Quand Laurel sortit en trombe à l’orée du bois, le cercle faiblement éclairé était si calme qu’elle n’était pas convaincue que quiconque soit encore en vie.
La tête de Tamani était appuyée sur la jambe de David.
— Je pense qu’il respire encore, dit David lorsque Laurel bondit par-dessus la tranchée et tomba sur ses genoux à côté du corps de Tamani. Mais il a cessé d’ouvrir les yeux il y a environ cinq minutes.
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Tamani n’avait pas remis son chandail, et son torse et ses épaules étaient noirs. Laurel tint son visage entre ses mains, sentant la toxine en lui essayant de s’en prendre à elle, mais le viridefaeco que Chelsea avait insisté pour qu’elle avale avant de quitter l’Académie la repoussait facilement.
— Tu es revenue… pour dire… adieu ? demanda Klea avec un rire sifflant.
Même enflée par l’infection, s’attardant aux portes de la mort, elle restait une vache amère.
— Je t’en prie, vis, supplia Laurel dans sa barbe en versant la potion dans la bouche de Tamani, refermant ses lèvres dessus.
Elle attendit pendant que les secondes s’étiraient, les yeux remplis de larmes en s’agrippant au bras de Tamani, l’adjurant de se réveiller. Le viridefaeco avait commencé à la guérir presque instantanément – pourquoi ne fonctionnait-il pas maintenant ? Une minute passa. Deux.
David lui toucha le bras.
— Laurel, je ne pense pas…
— Non ! hurla-t-elle en repoussant sa main. Cela va marcher. Cela doit marcher. Tamani, je t’en prie !
Elle se pencha sur lui, pressant son visage contre son torse, cachant ses larmes, souhaitant que les fées aient quelque chose qui ressemblait à un battement de cœur pour lui assurer qu’il était vivant. Il devait être vivant. Elle ne savait pas si elle pouvait vivre un instant de plus s’il n’était pas avec elle. Quelle importance tout cela avait-il, en fin de compte, si elle était arrivée trop tard pour sauver Tamani ? Elle se redressa, examinant son visage à la recherche d’un signe de conscience.
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Une mèche de ses cheveux pendait à moitié sur l’un de ses yeux et elle tendit la main pour la repousser de son front, une main lourde de désespoir.
À mi-chemin dans son geste, elle s’arrêta. Les minuscules vrilles noires qui avaient commencé à s’étendre sur le visage de Tamani se rétractaient. Elle plissa les yeux ; l’avait-elle imaginé ? Était-ce une illusion due à l’obscurité ? Non, la ligne montait jusqu’à son sourcil ; à présent, elle atteignait seulement la moitié de cette hauteur. Elle retint son souffle, osant à peine bouger pendant qu’elle la regardait s’éclaircir, puis disparaître.
Son torse se souleva – très légèrement – et retomba.
— Respire encore, ordonna Laurel dans un très léger murmure.
Rien ne remua.
— Encore ! exigea Laurel.
Son torse se souleva encore. Cette fois, il s’étouffa et crachota en raison du viridefaeco coincé dans sa gorge, et il ravala péniblement.
Laurel poussa un cri d’euphorie et elle lança ses bras autour du cou de Tamani, l’attirant contre elle avec joie. Sa respiration était encore superficielle, mais elle était régulière et quelques secondes plus tard, il ouvrit les yeux
– ces beaux yeux verts qu’elle avait craint de ne plus jamais revoir.
— Laurel, dit-il d’une voix qui se brisait.
Des larmes tombèrent sur les joues de la jeune fille, mais des larmes de bonheur cette fois, et elle rit, le son de sa voix résonnant à travers la forêt comme si les arbres eux-mêmes se réjouissaient avec elle.
Tamani sourit faiblement.
— Tu as réussi.
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— J’ai eu de l’aide.
— Tout de même.
Laurel hocha la tête et fit courir ses doigts dans les cheveux de Tamani, et il ferma les yeux avec un soupir de contentement.
Cependant, Laurel avait encore à faire.
Libérant Tamani, elle se releva et marcha vers Klea.
Son visage était noir et enflé, mais ses yeux vert pâle brillaient de méchanceté. Elle avait dû tout entendre –
savoir que son plan avait bel et bien échoué.
— Le viridefaeco, murmura Klea.
Sa respiration était saccadée et elle était toujours allongée sur le dos – dans la même position depuis une heure. Laurel se demanda si elle pouvait même encore bouger.
— Bien tu es… tu es quelque chose. Je parie que tu te crois très… intelligente.
— Je pense que tu es intelligente, répondit calmement Laurel.
C’était une étrange vérité à exprimer.
— Ouvre la bouche, dit-elle en levant la deuxième fiole.
— Non ! gronda Klea, avec plus de ferveur que Laurel aurait cru possible venant d’une fée mourante.
— Que veux-tu dire, non ? demanda Laurel. La toxine est sur le point de te tuer.
Klea fit rouler ses yeux en haut pour regarder Laurel.
— J’aime mieux… mourir… que vivre dans ton monde parfait.
La mâchoire de Laurel se contracta.
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— Ce n’est pas un concours ; avale la potion !
Lorsque Klea tourna la tête et serra les lèvres, Laurel décida de simplement jeter la potion au visage de Klea –
elle était probablement assez puissante.
Avec des réflexes vifs comme l’éclair, la main de Klea se referma sur le poignet de Laurel. Sa poigne était de fer alors qu’elle s’efforçait de s’asseoir et Laurel se battit jusqu’aux larmes pour se libérer. Où Klea avait-elle trouvé cette force ?
— Laurel !
David esquissa un pas hésitant vers elles, puis il s’arrêta, regardant son épée magique avec un froncement de sourcils exaspéré.
— Je remporterai… cette… victoire ! déclara Klea, chaque mot sifflant entre ses dents serrées.
Avec une forte poussée, elle écrasa le poing de Laurel sur le sol, faisant éclater la fiole en verre de sucre, répandant le sérum collant dans l’herbe noircie. D’un geste méprisant, Klea relâcha le bras captif de Laurel avant de s’effondrer sur le sol.
— Va rôtir…
Laurel était figée sous le choc.
— … en…
Le viridefaeco coulant sur la main de Laurel suffirait peut-être. Si elle pouvait seulement…
— … enfer.
L’expression qui se figea sur le visage noirci et enflé de Klea n’en était pas une de colère ni de mépris. C’était de la méchanceté et du dégoût à l’état pur.
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D’un air hébété, Laurel recula en chancelant par-dessus Tamani, tombant sur le sol à côté de lui. David les rejoignit, plantant Excalibur dans la terre et s’asseyant en tailleur de l’autre côté de Laurel. Les paupières de Tamani se rouvrirent en papillonnant et il leva une main pour serrer celle de David.
— Merci d’être resté avec moi, mec.
— Je n’avais nulle part où aller, dit doucement David en souriant.
Laurel laissa sa tête retomber sur l’épaule de David et elle enroula ses doigts autour de ceux de Tamani. Du travail les attendait, la convalescence, le sérum viridefaeco à fabriquer, les amis à pleurer et l’Académie à reconstruire. Mais pour ce soir, c’était fini. Avalon était en sécurité. David avait été un héros et Tamani était en vie.
Et Klea ne pourrait plus jamais faire de mal à Laurel.
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VINGT-CINQ
— LAUREL ?
Les yeux de Laurel s’ouvrirent en papillonnant dans la clarté trouble précédant l’aube. Sa tête reposait sur le torse de Tamani, et le bras de David était drapé sur son ventre.
Elle ne savait pas trop combien de temps s’était écoulé –
pelotonnée ainsi dans l’étreinte de ses amis, elle avait laissé le monde tourner autour d’elle en l’ignorant, un minuscule répit après les horreurs des vingt-quatre dernières heures –, mais avec l’aube naissante pour annoncer l’arrivée du soleil, cela n’avait pas dû durer bien des heures.
— Laurel ?
Elle mit quelques instants à ajuster sa vue à travers la faible lumière du matin afin de trouver d’où la voix provenait.
— Jamison, dit-elle dans un souffle.
En levant la main de Tamani vers son visage, Laurel croisa son regard et elle frôla ses lèvres sur les jointures de la fée avant de le quitter pour se traîner avec lassitude jusqu’à Jamison.
Malgré les soins attentifs de David, Laurel s’inquiétait du fait que Jamison était resté inconscient trop longtemps.
Il se trouvait à l’extérieur du cercle de David et il semblait avoir été épargné par la toxine, mais tout de même, Laurel tâta tendrement sa tête là où le tronc d’arbre l’avait frappé, puis elle s’empara de ses mains, touchant sa peau à la
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recherche du moindre signe que le poison avait atteint ses cellules.
— J’ai bien peur d’avoir manqué à mon devoir envers toi, dit-il, la voix teintée de déception.
— Non, répondit Laurel, se permettant de sourire en ne sentant aucune trace du poison. Tout va bien.
Aussi bien que possible à la fin d’une guerre.
— Yuki ?
Laurel baissa la tête.
— Je ne suis pas revenue à temps, chuchota-t-elle ; elle ne fut pas étonnée de voir des larmes briller dans les yeux de Jamison.
— Callista aussi ?
Laurel hocha la tête en silence, l’impuissance qu’elle avait ressentie pendant les derniers instants de Klea l’emplissant de tristesse à nouveau.
— Mais Avalon est en sécurité, déclara-t-il sans une pointe d’interrogation.
Laurel ne se sentait pas victorieuse.
— Que s’est-il passé ?
Laurel le lui raconta aussi vite que possible, essayant de ne pas accabler la fée d’hiver fatiguée, souhaitant que la fin eût été plus heureuse.
— Je suis fier de toi, affirma Jamison lorsqu’elle eut terminé son récit, mais sa voix semblait résonner avec autant de découragement que Laurel en ressentait.
Oui, les trolls avaient disparu et oui, Klea et sa toxine avaient été arrêtées, mais le coût était presque incompréhensible. Des centaines de fées de printemps et d’été tuées – peut-être plus d’un millier. Et les fées
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d’automne ? La seule pensée en était douloureuse. La population de l’Académie avait été réduite à moins d’une centaine. Il faudrait des décennies pour revenir au nombre d’avant les événements. Tant de morts ; et pourquoi ?
Pour qu’Avalon reprenne son statu quo détraqué.
Laurel entendit un cri et le fracas de pas, et Jamison et elle tournèrent leurs têtes vers le bruit.
— Je n’attendrai pas !
La voix de la reine résonna clairement par-dessus les arguments de son Am Fear-faire alors qu’elle se frayait un chemin sur le sentier, Yasmine avançant plus sereinement à une courte distance derrière elle.
Les mains de Jamison se raidirent sous celles de Laurel en voyant son monarque approcher, mais un petit sourire retroussa ses lèvres quand Yasmine l’aperçut et se mit à courir.
— Attendez !
Tous les regards se détournèrent de la reine et de son entourage lorsque Chelsea et Fiona émergèrent brusquement des arbres en faisant voler des feuilles.
— Ne. Touchez. À. Rien, dit Fiona en haletant, serrant délicatement une grande fiole dans ses bras.
— Dieu merci ! s’exclama Chelsea en contournant Fiona pour enlacer avec exubérance Laurel et Jamison.
Cette reine n’écoute-t-elle personne ? murmura Chelsea, et Jamison rigola en silence. Nous les avons vues s’engager dans le sentier au moment où nous terminions une autre recette de potion et nous avons couru aussi vite que nous avons pu.
— Au moins, les sentinelles ont réussi à la retenir jusqu’à maintenant, dit Laurel, un sourcil arqué.
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— Attends, Yasmine, s’il te plaît ! cria Fiona en tentant d’empêcher la jeune fée d’hiver de s’approcher de Jamison.
— Ça va, lança Laurel. Jamison est sain.
À contrecœur, Fiona la laissa passer.
La reine Marion stoppa au bord de la tranchée de David et le regard furieux, elle croisa les mains sur sa poitrine. Laurel ignora sa mine orageuse et prit la main de Chelsea, tirant son amie par-dessus le fossé peu profond, la guidant vers l’endroit où David s’était agenouillé, les doigts serrés autour d’Excalibur, à côté de Tamani, qui avait réussi à se redresser à moitié en position assise. Son torse était encore d’un gris fumé et ressemblait à une large ecchymose, mais même cela s’effaçait.
— Peu importe ce qui se passera, chuchota Laurel, nous avons accompli tout cela ensemble.
Elle croisa le regard de chacun de ses amis plusieurs secondes et ils hochèrent tous la tête.
— Et David, ne lâche pas cette épée.
Elle jeta un coup d’œil à la reine.
— Je ne suis pas certaine que nous avons fini de combattre l’ennemi, termina-t-elle d’un air sévère.
— Venez ici ; tous, ordonna Marion.
— Laissez-moi les neutraliser d’abord, dit Fiona, et Laurel se tourna pour la voir se baisser devant la reine en tenant la fiole en verre.
Elle y avait fixé un vaporisateur.
— Juste pour être sûrs, ajouta-t-elle, ses yeux filant vers les ombres qui s’attardaient encore sur le torse de Tamani.
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Laurel hocha la tête et Fiona sauta par-dessus le fossé.
— Retenez votre souffle.
Fiona les enveloppa dans une brume avec le vaporisateur de viridefaeco.
— Je vous demande pardon, car vous serez un peu humides.
Laurel chassa ses inquiétudes d’un geste de la main et elle se tourna pour aider Tamani à se lever.
— Peux-tu marcher ? murmura-t-elle.
Il remua la mâchoire plusieurs fois, mais il secoua la tête.
— Pas sans aide, admit-il.
— Viens, dit Laurel.
Elle déposa le bras de Tamani sur ses épaules à elle, et Chelsea vint rapidement se placer de l’autre côté.
Bien que la reine soit à quelques mètres seulement, Laurel et Chelsea guidèrent Tamani vers le côté opposé du cercle, là où se trouvaient Jamison et Yasmine ; David enjamba le trou et aida avec précaution Tamani à passer par-dessus afin qu’ils puissent tous s’asseoir ensemble.
— Nous parlerons ici, dit Laurel à la reine.
Marion pinça les lèvres et pendant un moment, Laurel crut qu’elle refuserait de les rejoindre. Cependant, elle dut réaliser qu’elle ne pouvait rien faire de plus. Flanquée de son Am Fear-faire, elle se fraya un chemin autour de la tranchée circulaire et elle les surplomba, baissant les yeux sur ce qui aurait pu sembler être un groupe d’amis intimes.
La reine fit mine de les compter une fois, puis deux.
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— Bien, Jamison, deux humains et deux fées ; une automne et une été. Où est la fée d’hiver dont tu m’as parlé ? S’est-elle révélée une création de l’imagination trop débridée d’une certaine sentinelle ?
Son regard accusateur se posa sur Tamani.
— C’est la plus jeune morte que tu vois dans le cercle, dit Jamison en pointant.
Marion jeta un œil de ce côté, et ses yeux s’arrondirent quand elle réalisa pour la première fois que les silhouettes noires grotesquement flétries dans le cercle de pelouse fanée étaient, en fait, des fées.
— Tu l’as tuée, souffla-t-elle à voix basse.
— Pas du tout, affirma Jamison. Yuki a trahi Callista lorsqu’il est apparu qu’elle n’était rien d’autre qu’un pion dans les plans de la Mélangeuse. Callista l’a tuée.
— Un pion ? demanda la reine, se moquant, à l’évidence incapable de considérer avec sérieux l’idée qu’une fée d’hiver puisse servir de pion à qui que ce soit.
— Exactement comme les trolls, reprit Jamison lentement, délibérément.
La reine Marion donna momentanément l’impression que quelqu’un l’avait giflée – comme si elle prenait la comparaison comme un affront personnel. Son expression prit finalement un air d’incertitude.
— Je pense que tu ferais mieux de commencer au début.
En prenant son temps, et avec plusieurs interruptions, Laurel partagea avec tout le monde le récit de ce qu’ils avaient fait. Quand elle en arriva au moment où elle avait découvert l’ingrédient final de la potion viridefaeco, Jamison rayonna de fierté et la reine eut l’air plutôt malade.
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Lorsque Laurel termina, un silence tendu s’installa dans la clairière. Marion regarda vers le cercle où Klea et Yuki étaient mortes. La pelouse avait noirci au-delà de toute possibilité de repousse, mais Fiona et deux autres fées d’automne recouvertes de suie vaporisaient du sérum viridefaeco, mettant un point final à la propagation du poison.
— Jamison, dit enfin Marion, l’air fatigué. À l’évidence, tu as besoin de repos. Je suggère que tu te retires au palais et que tu montres aussi à ces deux humains leurs appartements.
— Je suis d’accord. Je pense qu’il vaudrait mieux que David rende l’épée avant que nous le récompensions pour son courage et que nous l’escortions avec ses amis hors d’Avalon. J’imagine qu’ils sont tous pressés de rentrer à la maison.
— Ne soit pas idiot, dit la reine, rejetant la manière dont Jamison avait déformé son ordre. On ne peut absolument pas les laisser partir.
Chelsea émit un petit bruit de gorge ; Tamani tendit la main et s’empara de la sienne pour la rassurer.
— Tu sais aussi bien que moi que cette règle n’est pas immuable.
— Il a manié l’épée, Jamison.
— Le simple fait que cela s’est passé ainsi avant ne signifie pas que cela doit aller de même aujourd’hui. Les circonstances différaient largement, déclara Jamison d’une voix calme.
— Je ne vois pas comment.
— Rien n’attendait Arthur. Sa vie et son royaume avaient été détruits. Ce garçon a un avenir devant lui. Je ne participerai pas à son confinement ici.
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— Que voulez-vous dire par mon confinement ?
Jamison leva le regard sur David.
— Le roi Arthur n’a jamais quitté Avalon. Jamais. Et ce n’était peut-être pas entièrement par sa propre volonté.
— Une épée imbattable est un secret trop important, déclara la reine d’un ton condescendant, mais teinté de pitié. Tu comprends sûrement cela.
— Je peux conserver un secret, dit David. Je suis très bon avec les secrets.
— Pas pour un de cette taille.
— J’ai gardé pour moi la véritable nature de Laurel depuis plus de deux ans maintenant. Sans parler de l’emplacement du portail.
La reine ne parut pas impressionnée.
— Voilà deux choses qui auraient dû être effacées de ta mémoire, si le Fear-gleidhidh d’Avalon de Laurel avait accompli son devoir. Je t’en prie, ne crois pas que nous ne sommes pas reconnaissants. Il s’agit d’une question d’opportunité. Les dirigeants de ton monde – humains et autres – massacreraient un grand nombre de personnes pour obtenir cette arme.
— Je sais cela.
— Alors, tu comprends que c’est pour ton propre bien que tu dois rester ici.
— J’ai une famille. Tout comme Chelsea. Nous ne les quitterons pas.
— Ce n’est pas votre choix, dit sévèrement la reine.
Nous ne sommes pas des monstres ; nous prendrons très bien soin de vous. Mais vous ne pouvez pas partir.
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— Ce n’est pas votre choix, répliqua David avant qu’un autre puisse parler. Vous ne pouvez pas me garder ici.
Les yeux de la reine se plissèrent.
— Je ne vois pas pourquoi pas.
— J’ai Excalibur.
— Et tu peux la porter sur toi à Avalon jusqu’à ta mort, pour ce que j’en ai à faire, affirma-t-elle d’un ton qui mettait manifestement fin à la discussion.
— Combien voulez-vous parier que cette épée peut trancher les barreaux de ces portails ? demanda David d’une voix basse, mais perçante.
Le souffle de Laurel se coinça dans sa gorge ; David n’était certainement pas tenté de détruire la défense la plus importante d’Avalon ; si ?
— Arthur n’a jamais coupé les portails, rétorqua la reine, mais il y avait de l’incertitude dans son regard.
— Il ne voulait peut-être pas vraiment partir.
— Peut-être pas, répondit Marion. Ou bien il a pu réaliser le danger qu’une telle action irréfléchie pouvait poser pour Avalon. Il était peut-être trop noble pour cela.
David répondit par un regard noir, que la reine Marion lui rendit, mesure pour mesure.
— Je ne t’aiderai pas à les piéger, dit Jamison, interrompant leur guerre de pouvoir. S’ils me demandent d’ouvrir le portail, je le ferai.
— Alors, tu seras exécuté pour trahison, déclara Marion sans hésitation. Nous sommes peut-être un Conseil, mais je suis toujours la reine.
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— Non ! hurla Yasmine, serrant le bras de Jamison, sa jeune voix résonnant d’une manière étrangement déplacée au milieu de cette discussion particulière.
— Yasmine, le même sort pour toi, dit Marion sans croiser son regard.
— C’est injuste ! dit Chelsea en se levant, les poings serrés. Elle n’a rien fait.
— Le choix appartient à l’humain, dit Marion en fixant inébranlablement David. Ce serait dommage si après tout le travail que tu as accompli, tu décidais d’exposer Avalon à des dangers encore plus grands.
David garda le silence et resta immobile, ses jointures blanches sur la poignée de l’épée. Pouvait-il réellement fendre le portail ? Le ferait-il ?
David tourna brusquement les talons et présenta son dos à la reine. Sans un mot, il sauta par-dessus la tranchée et resta sur place à regarder les corps autour de lui. Klea, Yuki, les guerriers stupides de Klea, la pelouse encore noircie qui recouvrait tout le cercle. Puis, il pivota et, rencontrant le regard de la reine, il enfonça l’épée dans la terre, presque jusqu’à la poignée.
Mais il ne la lâcha pas.
Il se contenta de s’accroupir, fixant un regard noir sur Marion pendant presque une minute entière. Tout le reste était silencieux.
Puis, il relâcha sa prise sur l’épée, un doigt à la fois, jusqu’à ce que son bras tombe, et il se leva et s’éloigna.
Quand il les rejoignit, David enroula les bras autour de Chelsea et enfouit son visage dans son cou, tremblant de tout son corps.
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— Je suis désolé, chuchota-t-il. Je suis tellement, tellement désolé. Après tout ce que nous avons vécu, je ne peux pas… Je suis tellement désolé.
— Je sais, répondit Chelsea en le serrant.
Elle serra les paupières, et sa voix tremblota lorsqu’elle parla.
— Tu as fait la bonne chose. Hé, il y a de pires endroits au monde pour vivre, non ?
Laurel lança ses bras autour de ses deux amis ; derrière elle, Tamani se releva avec difficulté et les rejoignit, appuyant son poids sur l’épaule de Laurel.
— Les amis, je peux… commença-t-il dans un murmure.
— Je ne vais pas regarder cela se produire sans intervenir.
Ils se retournèrent tous pour découvrir Jamison debout, Yasmine calée sous son bras, le poussant vers le haut.
— Je vais ouvrir le portail pour eux. Et ensuite, je vais accepter mon châtiment.
— Jamison, non, dit Tamani à voix basse.
— Le temps m’est compté de toute façon ; ce serait un honneur, déclara Jamison, le menton haut.
Cependant, Tamani secouait déjà la tête.
— Personne ne va se sacrifier aujourd’hui. Pas même vous.
Jamison évalua Tamani du regard, mais après un moment ils semblèrent en venir à un genre d’entente que ne comprit pas Laurel, et Jamison recula d’un pas, silencieux à présent.
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Tamani se tourna vers Laurel, David et Chelsea.
— Je vais arranger les choses, dit-il doucement.
— Comment ? voulut savoir Laurel. Nous ne pouvons pas juste…
— Si vous avez déjà eu confiance en moi un jour, chacun de vous, faites-moi confiance maintenant, murmura-t-il.
Il parcourut le cercle des yeux, croisant le regard de chacun. Ils hochèrent la tête.
Tamani se redressa avec un effort visible, parlant d’une voix assez forte pour que tout le monde l’entende.
— J’ai quelques petites choses à faire. Laurel, dit-il en se tournant vers elle, aiderais-tu Jamison à se rendre au portail du Jardin ?
— Tu ne peux pas le laisser faire cela pour nous, dit-elle à voix basse.
— S’il te plaît ? répondit-il.
Elle devait accepter de lui faire confiance. Elle hocha lentement la tête.
— Chelsea ? Viendrais-tu m’aider ?
Chelsea réussit à sourire.
— Bien sûr.
— Une heure ; je veux tout le monde réuni au portail du Jardin.
Tamani leva les yeux et rencontra le regard de la reine.
— Vous devriez y être aussi.
— Je n’ai pas l’habitude de recevoir des ordres comme une…
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— Vous voudrez m’arrêter si je suis meilleur que vous croyez que je le suis, non ? l’interrompit Tamani, un sourcil arqué.
Jamais auparavant il n’avait autant ressemblé au protégé de Shar. Laurel se souvint comme il avait un jour tremblé en présence des fées d’automne, comme il s’était recroquevillé sous le regard de la reine – c’était comme si une autre fée se tenait devant elle aujourd’hui.
Marion garda le silence et Laurel comprit que Tamani l’avait piégée. Si elle ne s’y rendait pas, il se pouvait que Tamani réussisse. Mais, si elle venait, cela prouverait qu’elle avait peur.
Le contrôle ou les apparences ?
La reine Marion blêmit, puis elle pivota avec détermination et partit sans un mot. Toutefois, Laurel soupçonnait qu’en fin de compte, le monarque d’Avalon obéirait.
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VINGT-SIX
LAUREL REGARDA TAMANI DESCENDRE PÉNIBLEMENT LA ROUTE vers le quartier du printemps, un bras lancé autour des épaules de Chelsea en guise de soutien. Il reprenait des forces de minute en minute, mais le sérum nettoyant le poison dans son organisme ne changerait pas le fait qu’il était nettement épuisé.
Ils l’étaient tous. Des cernes sombres pendaient sous les yeux de Chelsea et David ; le corps de Tamani avait été gravement malmené avant même que Klea l’empoisonne.
Cependant, Chelsea prendrait soin de lui – Laurel savait sans aucun doute possible qu’elle pouvait se fier à son amie pour cela.
— Ce garçon a quelque chose en tête, dit Jamison, une étincelle dans les yeux. Je suis impatient de découvrir de quoi il s’agit.
Laurel hocha la tête, même si elle ressentait de la peur.
Tamani avait prouvé son empressement à se sacrifier pour elle, et Laurel ne pouvait qu’espérer que ce ne fût pas son intention maintenant. Même si elle ne voyait pas ce que cela changerait. Elle aida Jamison à se mettre debout et elle prit l’un de ses bras pendant que Yasmine s’emparait de l’autre.
David se tenait tout près, hésitant, puis il les rejoignit, passant un bras sous celui de Laurel.
— C’est étrange que Klea soit morte, admit Laurel alors qu’ils avançaient lentement sur le sentier. J’ai l’impression d’avoir essayé de la comprendre et de me protéger d’elle
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en tout temps chaque jour depuis… plus d’une année, j’imagine.
— J’aurais aimé que les choses puissent se terminer autrement pour elle, avoua Jamison.
— Je n’ai pas ressenti de plaisir à me mettre dans sa tête, mais c’est seulement ainsi que j’ai pu enfin découvrir l’ingrédient final, dit Laurel.
— C’est parce qu’elle était dotée d’un esprit extrêmement intelligent. Et, peut-être encore plus important, elle avait un esprit ouvert. Elle était prête à poser des questions et à chercher les réponses d’une manière que d’autres fées ne peuvent même pas imaginer.
En fin de compte, c’est ce qui l’a perdue, mais cela a aussi été son salut.
— Un jour, vous m’avez dit que je pouvais devenir aussi bonne que quelqu’un, mais vous n’avez pas précisé de qui il s’agissait. Parliez-vous d’elle ?
— En effet. J’ai souvent pensé à elle au cours des cinquante dernières années et au fait qu’Avalon avait été extrêmement perdante quand nous avons abandonné tout espoir pour elle.
Laurel hésita, puis elle lâcha tout à trac :
— Comment pouvez-vous vous souvenir de son potentiel après tout ce qu’elle a fait ? Quand je pense à Klea, je vois seulement la misère et la mort.
David lui pressa le bras avec compassion.
— Alors, essaie de te rappeler comme elle a souvent sauvé ta famille et tes amis.
— Nous n’avons jamais véritablement couru de danger, argumenta Laurel en se remémorant le premier soir où elle avait rencontré Klea.
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La première fois qu’elle les avait « sauvés ».
— C’est elle qui a lâché ces trolls contre nous en premier lieu. Ce n’est pas pareil. Même lorsqu’elle nous a enlevés des griffes de Barnes, c’était parce qu’elle n’exerçait plus de contrôle sur lui.
— Ah ; mais tu m’as dit toi-même qu’elle a affirmé créer les meilleures toxines et les meilleurs antidotes. Je pense que le tonic de guérison que je t’ai donné a sauvé ton père et qu’il a également été administré à tes amis humains à l’occasion.
Laurel inspira brusquement, songeant à la petite bouteille bleue qu’elle gardait dans sa trousse à la maison.
— Elle a fabriqué cela ?
Jamison hocha la tête.
— J’ai rencontré peu de graines vraiment mauvaises dans ma vie. Même les personnes qui finissent par agir par envie ou par appât du gain ou par fierté égoïste ne perdent pas la capacité de poser des gestes d’amour. À la fin, même Yuki a retrouvé sa voie. Je suis désolé que Callista ait été incapable de l’imiter, mais je crois encore qu’elle a déjà été animée par la bonté à un moment donné.
— Ouais, dit Laurel sans en être convaincue.
Après avoir vu Tamani frôler la mort, elle n’était pas encline à avoir des pensées charitables à propos de Klea.
Jamison garda le silence un instant, puis il reprit :
— Je ne sais pas si je serai encore ici la prochaine fois que tu reviendras à Avalon.
— Jamison…
— Je t’en prie, l’interrompit-il, son visage presque étranger sous son expression sévère. C’est important. Si, si important.
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Il marqua une pause et regarda autour de lui d’un air de conspirateur, puis il prit les deux mains de Laurel dans les siennes et il rencontra son regard.
— Il y a plus de cinquante ans que nous avons décidé de placer un scion dans le monde des humains et commencer à mettre notre plan en action. J’étais réticent.
Je ne pensais pas que le moment était bien choisi. Cora était sur le point de se faner et je voyais quel genre de reine serait Marion. Mais j’ai été battu au vote. Puis, un jour, plusieurs années plus tard, ils nous ont amené une nouvelle fée d’hiver, fraîchement sortie de son germe.
Jamison enroula un bras paternel autour de Yasmine et elle leva un sourire vers lui.
— J’ai baissé les yeux sur cette minuscule fée d’hiver –
qui était condamnée à ne jamais régner parce qu’elle était trop près de l’âge de Marion – et j’ai pensé à son potentiel gâché. Exactement comme Callista. Et j’ai su à ce moment-là que je ne pouvais pas laisser cela se reproduire. Des jours plus tard, ils ont amené les deux dernières candidates pour la position de scion.
— Mara et moi ? demanda Laurel, et Jamison hocha la tête.
— J’ai réalisé que je connaissais l’une des jeunes Mélangeuses. Je l’avais souvent vue quand je visitais l’Académie, observant la Jardinière prendre soin de la jeune pousse d’hiver. Cette petite Mélangeuse était la meilleure amie du fils de la Jardinière.
— Tamani, murmura Laurel.
— Et j’ai compris que c’était peut-être la réponse. Un scion – bon et gentil avec quelqu’un qui l’aimait à Avalon, l’aimait sincèrement, quelqu’un qui serait son ancre, qui pourrait l’inciter à revenir dans notre royaume.
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» Mais pas les mains vides. J’avais besoin d’un scion qui ne regarderait pas les humains avec condescendance, mais qui les aimerait – un scion qui rejetterait les traditions et les préjugés si difficiles à désapprendre que je ne pouvais même pas me fier à un élixir de mémoire pour les effacer. Et si ce scion pouvait montrer aux fées d’Avalon qu’il y avait une autre façon ?
Pourrait-elle s’avérer une conseillère digne du trône ?
Serait-ce possible de mener une révolution paisible –
d’amener une gloire renouvelée, un nouveau mode de vie dans notre royaume ?
— Jamison ! haleta Laurel.
— Et pendant que ce scion apprenait une nouvelle façon de vivre, je pourrais enseigner à cette minuscule fée d’hiver à aimer toutes les fées à Avalon et non seulement celles qui détenaient le pouvoir. Et peut-être, je dis seulement peut-être, quand le moment serait venu, elle aurait une occasion de régner – la chance de faire d’Avalon l’endroit dont j’ai toujours rêvé en secret qu’il puisse devenir.
— Vous avez planifié ceci ! dit Laurel, le souffle court, essayant de comprendre l’étendue de la participation de Jamison. Vous m’avez choisie, vous avez aidé Tamani, vous avez tout planifié !
— Pas tout. Pas ceci, dit Jamison en désignant de la main les preuves de destruction autour d’eux. Jamais ceci.
Mais après que Callista a été exilée, je devais agir. Je devais amorcer un changement. C’est notre secret, dit-il en reprenant son sérieux alors qu’il baissait les yeux sur Yasmine, puis reportait son regard sur Laurel. Et c’est maintenant le tien également. Avance lentement, ma jeune pousse qui n’est plus aussi jeune qu’avant. Les meilleurs changements durables se produisent graduellement ; pour
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atteindre de nouveaux sommets, un arbre doit d’abord étendre ses racines. Mais je te promets ceci : lorsque le moment sera venu – quand Avalon sera prêt et que tu seras prête à te joindre à nous ici –, Yasmine sera prête.
Ensuite, nous pourrons avoir une véritable révolution.
Petit à petit ; une révolution avec le soutien de toutes les fées d’Avalon. Et avec toi et Yasmine travaillant ensemble, Avalon pourra enfin être tout ce que nous avons toujours espéré.
Les yeux ronds, Laurel regarda Yasmine, retrouvant toute la bonté qu’elle avait toujours aimée en Jamison brillant dans les yeux de la jeune fée.
L’avenir d’Avalon, comprit Laurel et elle se fendit d’un sourire. Elle les observa tous les deux et hocha la tête, se joignant à eux en silence dans leur croisade secrète.
Ils recommencèrent à marcher pendant que Laurel tentait de bien saisir tout ce que Jamison avait fait – les graines qu’il avait plantées, littéralement et au sens figuré, et la récolte qu’il avait prévue même s’il savait qu’il ne vivrait pas assez longtemps pour la voir. Quand ils atteignirent le portail, l’air hébété, Laurel aida Jamison à s’asseoir sur le petit banc de pierre situé à l’intérieur des portes démolies du Jardin avec Yasmine à côté de lui, leur Am Fear-faire montant la garde de tous les côtés.
— Je… je reviens, murmura Laurel, ayant besoin de quelques minutes pour tout digérer.
Avec David sur ses talons, Laurel repassa par l’entrée et marcha un peu avant d’appuyer son dos contre le mur de pierre et de glisser au sol.
— Je ne peux pas croire qu’il a tout planifié, déclara-telle à voix basse.
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— Et maintenant, il va mourir pour que cela se réalise, commenta David, la rejoignant par terre. Pour s’assurer que nous sortions d’ici.
Mais Laurel secoua la tête.
— Tamani trouvera quelque chose.
— Je l’espère.
Ils gardèrent longtemps le silence pendant que le soleil montrait le bout du nez à l’horizon et qu’une brise fraîche emmêlait les cheveux de Laurel. Elle s’éclaircit la gorge et dit :
— Je suis désolée que tu te sois retrouvé coincé avec l’épée.
— Pas moi.
— Bien, alors je suis désolée que tu aies été placé dans une situation où tu as dû tuer autant de trolls.
Il ne réagit pas, mais elle savait qu’il devait être tourmenté à l’intérieur.
— Ç’a été – ç’a été génial par contre. Tu as réellement sauvé la mise. Tu es mon héros, ajouta-t-elle, espérant qu’il s’enthousiasmerait devant le compliment.
David n’esquissa pas un sourire.
— Tu ne peux même pas imaginer ce que l’on ressent quand on prend cette épée.
Il haussa les épaules.
— En fait, peut-être le peux-tu. C’est peut-être ce que tu ressens lorsque tu pratiques la magie.
— Fais-moi confiance, les mélanges, ce n’est rien comme les cours d’économie domestique.
— Tu la touches, poursuivit David comme si elle n’avait pas parlé ; Laurel se tut pour le laisser continuer.
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À l’évidence, il fallait que cela sorte.
— Et cette poussée de puissance se déverse en toi. Et elle ne disparaît pas tant que tu touches l’épée.
Laurel pensa à l’Arbre de vie et elle se demanda si cela s’apparentait.
— Et c’est la plus incroyable montée d’adrénaline du monde et tu ne peux pas t’empêcher de croire que… que tu peux tout faire.
Il baissa les yeux sur ses mains serrées sur ses cuisses.
— Mais même l’épée imbattable ne peut me donner ce que je désire vraiment.
Il hésita et Laurel sut ce qui allait suivre.
— Nous ne reviendrons pas ensemble, n’est-ce pas ?
Laurel regarda ses pieds et secoua la tête.
Elle vit son visage s’effondrer, mais il ne dit rien.
— J’aimerais, commença Laurel en hésitant, j’aimerais qu’il y ait une façon pour que personne ne soit blessé dans tout cela. Et je déteste être celle qui provoque la douleur.
— Je pense qu’il vaut mieux le savoir, par contre, dit David.
— Je ne le savais pas, dit Laurel. Pas avec certitude. Pas avant que je sois sur le point de le perdre.
— Bien, regarder la mort en face a tendance à remettre les choses en perspective, déclara David en s’appuyant contre le mur.
— David, dit-elle en essayant de trouver les bons mots.
Je ne veux pas que tu penses que tu as fait quelque chose de mal ou que tu n’étais pas assez bien. Tu as été le petit ami parfait. Toujours. Tu aurais fait n’importe quoi pour moi et je le savais.
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David conserva sa pose, mais il ne voulut pas croiser son regard.
— Et je ne sais pas, continua-t-elle, si cela améliore ou empire les choses, mais tu dois savoir à quel point je t’ai aimé – à quel point j’ai eu besoin de toi. Tu es la meilleure chose qui aurait pu m’arriver au lycée. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi.
— Merci pour ça, répondit David, l’air sincère. Et ce n’est pas comme si je ne l’avais pas vu venir. Je veux dire, j’espérais le contraire, mais…
Laurel détourna les yeux.
— Je pense que Tam est la seule personne au monde qui pourrait t’aimer autant que moi, admit-il à contrecœur.
Laurel hocha la tête, mais elle garda le silence.
— Donc, resteras-tu ici avec lui ?
— Non, répondit fermement Laurel, et David leva les yeux, étonné. Ma place n’est pas ici, David. Pas encore. Un jour peut-être. Si – quand Yasmine deviendra reine, elle aura besoin de moi, mais pour l’instant, Avalon a vraiment besoin d’une personne dans le monde des humains, exactement comme l’a dit Jamison. Quelqu’un pour leur rappeler à quel point les humains sont extraordinaires. À
quel point tu es extraordinaire, ajouta-t-elle. Et j’ai l’intention de faire cela.
— Laurel ?
Il y avait une pointe de désespoir dans sa voix, un profond chagrin dont elle se savait responsable.
— Ouais ?
Il resta silencieux un long moment et Laurel se demanda s’il avait changé d’avis au moment où il lâcha :
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— Nous aurions pu survivre. Si cela n’avait pas été de…
lui, nous aurions vécu le véritable amour. Toute notre vie.
Je le crois sincèrement.
Laurel sourit tristement.
— Moi aussi.
Elle se lança dans les bras de David, pressant sa joue contre son torse chaud, de la même manière qu’elle l’avait étreint d’innombrables fois déjà. Mais il y avait quelque chose de plus cette fois, alors qu’il enroulait ses bras autour d’elle et la serrait en retour. Et elle savait que, malgré le fait qu’elle le reverrait probablement tous les jours d’ici la remise des diplômes, c’était un adieu.
— Merci, chuchota-t-elle. Pour tout.
Un mouvement en périphérie attira son regard ; il était loin, mais elle le reconnut immédiatement. Tamani avançait seul péniblement sur le sentier, à peine capable de poser un pied devant l’autre. Pendant qu’elle l’observait, il trébucha et rétablit tout juste son équilibre.
Laurel haleta et elle fut debout en un instant.
— Je dois aller l’aider, déclara-t-elle.
David rencontra son regard et le retint plusieurs secondes avant de regarder au sol et de hocher la tête.
— Vas-y, dit-il. Il a besoin de toi.
— David ? Parfois…
Elle tenta de se rappeler comment Chelsea lui avait expliqué cela une fois.
— Parfois, nous sommes tellement occupés à regarder une chose, une… personne… que nous ne voyons rien d’autre. Peut-être… peut-être est-il temps pour toi d’ouvrir les yeux et de regarder autour de toi.
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Son message transmis, Laurel pivota et se dirigea vers Tamani sans un regard en arrière.
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VINGT-SEPT
— TAMANI ! CRIA LAUREL EN COURANT VERS LUI.
Il leva les yeux et Laurel y vit la joie pendant une seconde. Puis, son expression s’assombrit. Il cligna des paupières et regarda le sol, faisant courir ses doigts presque nerveusement dans ses cheveux.
Laurel se blottit sous son bras valide, voulant le gronder parce qu’il tentait d’en faire trop. Sous les bouts de ses doigts, Laurel pouvait sentir l’absence totale de trace de la virulente toxine de Klea, ce qui était encourageant, mais ses plaies étaient assez graves en soi.
— Est-ce que ça va ?
Il secoua la tête et son regard était hanté comme elle ne l’avait jamais vu. Hier, elle avait pris accessoirement conscience qu’il refoulait ses émotions pour réaliser les tâches du moment. Mais ici, sans personne d’autre autour que Laurel, sans aucune vie à sauver, il avait baissé la garde et s’était permis de vraiment ressentir ses émotions.
Et cela paraissait.
— Non, répondit-il d’une voix tremblante, je ne vais pas bien. Et je ne pense pas que j’irai bien avant un bon bout de temps. Mais je vais vivre, ajouta-t-il après une brève pause.
— Assieds-toi, dit-elle en lui faisant quitter le sentier pour s’installer sur un bout de pelouse où un grand pin leur offrait de l’ombre, non seulement pour les protéger du soleil levant, mais aussi des yeux curieux.
Juste un court moment, elle le voulait pour elle seule.
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— Où est Chelsea ?
— Elle sera ici bientôt, répondit-il avec lassitude.
— Où étiez-vous ?
Il resta silencieux un long moment.
— Chez Shar, répondit-il enfin d’une voix qui se cassa.
— Oh, Tam, souffla-t-elle, les mains serrées sur les épaules de Tamani.
— C’était sa dernière volonté, dit-il, une unique larme traçant une ligne sur son visage un instant avant qu’il détourne les yeux et l’essuie avec sa manche.
Laurel avait envie d’enrouler ses bras autour de lui, de lui offrir une épaule pour pleurer, de lisser ces affreuses rides sur son front, mais elle ne savait pas par où commencer.
— Tamani, que se passe-t-il ?
Il avala sa salive, puis il secoua la tête.
— Je vais vous faire rentrer en Californie, tu verras. Toi et Chelsea et David.
— Mais…
— Mais je ne viens pas avec vous.
— Tu… tu dois venir, déclara Laurel, mais Tamani secouait la tête.
— Je vais dire à Jamison que je ne peux pas respecter mon serment à vie. Il va m’aider, d’une manière ou d’une autre. Je vais te trouver le meilleur gardien à Avalon, je le promets, mais… ce ne sera plus moi.
— Je ne veux pas d’un autre gardien, affirma Laurel, le cœur vide, paniquée.
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— Tu ne comprends pas, reprit Tamani sans la regarder. Il ne s’agit pas de nous ; je ne peux pas être ton Fear-gleidhidh… avec efficacité. Avec le recul, je n’aurais même jamais dû essayer ; si j’avais fait mon travail correctement, rien de tout ceci ne se serait produit. Quand j’ai… quand j’ai cru que tu étais morte, je suis devenu fou.
Je ne me reconnaissais franchement plus. J’avais peur de la personne que j’étais devenu. Je ne peux pas vivre en sachant toujours que je pourrais te perdre à tout moment ; que je pourrais ressentir cela de nouveau.
Il hésita.
— C’est trop dur.
— Non, non, Tam, commença-t-elle en lui caressant les cheveux, la joue. Tu ne peux pas, pas maintenant, pas…
— Je ne suis pas aussi bon que tu le penses, Laurel, protesta-t-il, le désespoir plein la voix. Je ne me fais plus confiance pour te protéger.
— Alors trouve quelqu’un d’autre pour remplir ce rôle s’il le faut, dit-elle, la mâchoire serrée, mais ne me quitte pas !
Elle se glissa vite plus près et prit son visage entre ses mains, elle attendit qu’il trouve le courage de lever les paupières et de la regarder.
— Peu importe où nous irons aujourd’hui, je veux que tu sois avec moi et que tu ne me quittes plus jamais.
Son souffle saccadé touchait le visage de Laurel à présent, elle dont le corps était collé contre son torse, sentant que son âme l’attirait comme un aimant.
— Je me fous si tu me gardes et me protèges – tout ce que je veux, c’est que tu m’aimes. Je veux que tu m’embrasses chaque soir avant de m’endormir et chaque matin quand je me réveille. Et pas seulement aujourd’hui ;
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demain et après-demain et chaque jour du reste de ma vie.
Viendras-tu avec moi, Tamani ? Pour être avec moi ?
Laurel lui leva le menton jusqu’à ce que leurs visages soient à la même hauteur. Tamani ferma les yeux et elle put sentir sa mâchoire trembler sous ses mains. Elle frôla ses lèvres des siennes, se délectant de la douceur veloutée de sa bouche contre la sienne. Comme il ne s’écarta pas, elle pressa sa bouche plus fermement, convaincue sans savoir pourquoi de la nécessité de progresser lentement, de persuader son âme en miettes avec mille précautions qu’elle pensait chaque mot.
— Je t’aime. Et je te demande…
Elle ouvrit la bouche très légèrement et fit délicatement traîner ses dents sur la lèvre inférieure du garçon, sentant tout son corps trembler sous elle.
— Non, corrigea-t-elle, je te supplie de venir avec moi.
Et elle pressa sa bouche sur la sienne et murmura contre ses lèvres :
— Pour toujours.
Il resta sans réaction quelques secondes.
Puis, un gémissement s’échappa de sa gorge et il enfonça ses doigts dans la chevelure de Laurel, ramenant sa bouche sur la sienne avec un appétit féroce.
— Embrasse-moi, chuchota-t-elle. Et n’arrête pas.
La bouche de Tamani enveloppa la sienne et leur douceur partagée goûtait l’ambroisie pendant qu’il lui caressait les paupières, les oreilles, le cou, et Laurel s’émerveilla devant l’étrangeté du monde. Elle l’aimait ; elle l’avait toujours aimé. Elle l’avait même su, sans savoir comment.
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— Es-tu sûre ? murmura Tamani, ses lèvres frôlant doucement ses oreilles.
— Je suis tellement sûre, répondit-elle, ses mains serrant le devant de son chandail.
— Qu’est-ce qui a changé ?
Il l’écarta de son visage, ses doigts s’attardant sur ses tempes, frôlant tout juste ses cils.
Laurel reprit son sérieux.
— Quand je t’ai apporté la potion, j’ai pensé qu’il était trop tard. Et je venais juste de la prendre moi-même. Et tout ce que je voulais à ce moment-là était de ne plus être guérie. De mourir avec toi.
Tamani pressa son front contre le sien et leva une main pour caresser sa joue.
— Je t’aime depuis longtemps. Mais il y avait toujours quelque chose qui me retenait. J’avais peut-être peur d’une émotion qui était tellement dévorante. Elle m’effraie encore, admit-elle dans un murmure.
Tamani rigola.
— Si cela peut t’aider, elle me flanque la frousse régulièrement.
Il fit pleuvoir des baisers sur elle, ses doigts pressés dans son dos et sur sa taille. Laurel réalisa que le torse de Tamani tremblait convulsivement.
— Quoi ? demanda-t-elle en s’écartant. Qu’est-ce qui cloche ?
Mais il ne pleurait pas : il riait !
— L’Arbre de vie avait raison depuis le début.
— Quand tu as reçu ta réponse ?
Il hocha la tête.
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— Tu as dit qu’un jour tu me révélerais ses propos. Le feras-tu aujourd’hui ?
— Dévoue-toi.
— Quoi ?
— L’arbre a seulement dit : dévoue-toi.
Il fit courir une main dans ses propres cheveux, souriant légèrement.
— Je ne comprends pas.
— Je n’avais pas compris non plus. J’étais déjà ton Fear-gleidhidh ; j’avais engagé ma vie pour te protéger.
Quand l’arbre m’a dit cela, je me suis dit que tu étais pratiquement à moi. Facile.
— Et ensuite je t’ai dit de t’en aller, murmura Laurel, le chagrin s’installant profondément en elle à ce souvenir.
— Je comprends pourquoi tu l’as fait, affirma Tamani, entremêlant ses doigts aux siens. Et cela valait probablement mieux pour nous deux à long terme. Mais cela a fait mal.
— Je suis désolée.
— Ne le sois pas. J’écoutais l’arbre et mes propres désirs égoïstes alors que j’aurais dû t’écouter, toi. Je pense que je sais ce que l’arbre a voulu dire maintenant, déclarat-il, sa voix grondant contre son oreille. Je devais te vouer ma vie – pas pour te guider ou pour te protéger, mais me dévouer à toi, complètement, corps et âme. Je devais cesser de m’inquiéter de savoir si tu ferais un jour la même chose pour moi. D’une certaine façon, c’est ce que ma venue dans le monde des humains a fait et la raison pour laquelle je n’étais pas certain de pouvoir supporter d’y retourner.
Il passa un doigt sur son visage.
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— Avant, j’étais dévoué à une idée – à l’amour que je ressentais pour toi. Mais pas à toi. Et je pense que tu l’as senti, sinon tu m’aurais rejeté.
— Peut-être, dit Laurel, même si pour l’instant elle ne pouvait pas imaginer une seule raison de le rejeter.
Les doigts du garçon trouvèrent son menton, le levant pour qu’il puisse la regarder en face.
— Merci, dit-il à voix basse.
— Non, répondit-elle en faisant courir un doigt sur sa lèvre inférieure, merci à toi.
Puis, elle attira son visage vers elle, leurs lèvres se rencontrèrent et fusionnèrent à nouveau. Elle aurait aimé pouvoir rester là toute la journée, toute l’année, pour l’éternité, mais la réalité reprit lentement ses droits.
— Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu manigances, dit-elle enfin.
— Encore une minute, dit Tamani en souriant contre ses lèvres.
— Nous n’avons pas besoin de minutes, répliqua-t-elle.
Nous avons l’éternité.
Tamani s’écarta pour la regarder, ses yeux brillants d’émerveillement.
— L’éternité, chuchota-t-il avant de l’entraîner dans un autre baiser.
— Donc, est-ce que cela veut dire que nous sommes entrelacés ? demanda Laurel, une pointe de chagrin assombrissant son bonheur alors qu’elle répétait le mot qu’avait utilisé Katya il y avait si longtemps, pour décrire un couple de fées engagées l’une envers l’autre.
— Je crois que si, répondit Tamani, rayonnant.
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Il se pencha plus près d’elle, son nez touchant le sien.
— Une sentinelle et une Mélangeuse ? Nous allons causer tout un scandale.
Laurel sourit.
— J’aime un bon scandale.
— Je t’aime, toi, murmura Tamani.
— Je t’aime aussi, répondit Laurel, savourant les mots en les prononçant.
Et avec eux, le monde était neuf et radieux – il y avait de l’espoir. Il y avait les rêves.
Mais surtout, il y avait Tamani.
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VINGT-HUIT
LAUREL N’AVAIT PAS VU AUTANT DE FÉES RÉUNIES EN UN MÊME
lieu depuis Samhain. Alors qu’elle était occupée avec Tamani, elles avaient passé en foule le portail du Jardin, s’étaient alignées devant les remparts et regroupées autour des entrées, déversées à l’extérieur dans les arbres en sortant par les brèches percées dans les murs par les trolls.
La plupart portaient les tenues pratiques des fées de printemps, mais il y avait des fées d’été flamboyantes et quelques fées d’automne parmi elles. En fait, le seul groupe que Laurel ne vit pas représenté était celui des sentinelles vêtues selon le cérémonial d’usage dont le travail aurait probablement consisté à évacuer la populace du Jardin. Chagrinée, elle se demanda si des sentinelles avaient survécu.
David n’avait pas bougé de l’endroit où elle l’avait laissé ; il se leva quand Laurel et Tamani approchèrent, et Laurel essaya de ne pas constater la tristesse dans ses yeux. Elle ne pouvait pas le protéger de cela et elle était profondément perturbée de lui avoir infligé une blessure qu’elle ne pouvait pas guérir. Mais au moins, en réalisant que le temps était venu de le laisser partir, elle n’aggraverait pas sa douleur.
— Elle devrait déjà être ici, déclara Tamani à voix basse.
— Qui ?
— Chelsea ; ah ! Nous y voilà.
Laurel se tourna pour voir Chelsea arriver par le sentier avec d’autres fées de printemps et d’été dans son sillage.
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— Tamani, commença Laurel, sentant un rire nerveux bouillonner dans sa gorge. Sérieusement, tu dois me le dire ! Qu’as-tu fait ?
— J’ai demandé à Chelsea d’informer les Voûtes et les Diams que Marion était sur le point de piéger leur héros pour toujours à Avalon ou d’exécuter Jamison et qu’elles devraient venir… euh… regarder.
— Non ! s’écria Laurel, ravie.
— Crois-moi, reprit Tamani avec regret, ce qui va se passer maintenant devrait être vu par autant de fées que possible.
Quand Chelsea les rejoignit, Tamani l’attira à lui et planta un baiser affectueux sur son crâne.
— Merci. Et pas seulement pour ceci, dit-il en désignant de la main la foule autour d’eux. Pour tout.
Chelsea rayonna alors que Laurel se tournait et indiquait à David de les rejoindre. Ensemble, ils traversèrent les portes démolies du Jardin ; la foule s’écarta devant eux avec des sourires et des remerciements, quelques-unes des fées les prévenant dans un murmure que les fées d’hiver attendaient aux portails.
Pendant qu’ils sortaient du lieu clos bondé, avec ses sentiers de terre riche et ses énormes arbres couverts de mousse, Laurel s’émerveilla de voir comme si peu de choses avaient changé malgré les batailles de la veille. La pelouse était piétinée et plusieurs des arbres donnaient l’impression d’avoir été pris dans une vilaine averse de grêle, mais les corps avaient été ramassés, les armes enlevées. Avalon avait souffert d’une sérieuse blessure, mais comme Tamani, elle était déjà sur la voie de la guérison.
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Comme Laurel le soupçonnait, les trois fées d’hiver d’Avalon attendaient sur un banc de marbre près des portails, entourées par une ribambelle d’Am Fear-faire –
la reine Marion incapable d’abandonner son pouvoir exercé d’une main de fer. Se souvenant de sa conversation avec Jamison, Laurel sourit intérieurement. Il faudrait encore du temps, mais Laurel avait hâte au jour inévitable où elle et Yasmine – bien, Avalon au grand complet en fait
– lui arracheraient ce contrôle.
Elles étaient cernées de groupes de nombreuses fées de printemps et d’été, certaines enveloppées de bandages ou affichant des coupures et des égratignures dues aux batailles de la veille – et même ici, quelques Mélangeuses pratiquaient leur métier, soignant les blessés ayant besoin de soins et qui, on pouvait le supposer, avaient refusé de manquer le spectacle pour autant. Le murmure d’une conversation à la fois excitée et furieuse bourdonnait au-delà du portail du Jardin et électrifiait l’atmosphère.
Au centre de tout cela, les portails dorés à quatre côtés brillaient,
leurs minuscules fleurs scintillant
chaleureusement dans la lumière du matin.
— Nous partons, dit Tamani à Jamison, sans même relever la présence de la reine.
— Je ne crois pas, déclara Marion en se levant. J’ai déjà rédigé mon décret – si Jamison ou Yasmine ouvre le portail, il s’agira d’un acte de trahison punissable de mort.
Les fées rassemblées poussèrent un halètement collectif.
— Tu as rassemblé toute une foule, ajouta Marion.
Pensais-tu m’intimider avec leur présence ?
— Pas du tout, répondit Tamani.
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Son ton se voulait nonchalant, mais Laurel sentait la tension dans son corps.
— Je souhaitais qu’elles entendent toutes de leurs propres oreilles l’avis de la reine sur ce sujet.
— Je n’ai pas l’habitude de faire des apparitions pour vous distraire.
Marion fronça les sourcils.
— Gardes du portail, accomplissez votre devoir.
Évacuez le Jardin ; cette audience est terminée.
Quelque part dans la foule, la capitaine des gardes du portail émergea avec quatre sentinelles. Elles donnaient l’impression d’avoir traversé l’enfer en rampant sur le ventre ; elles portaient toujours leurs armures de la veille et elles avaient du sang séché sur les mains. Laurel comprit que c’était elles qui avaient nettoyé la clairière du Jardin des trolls vaincus – et de leurs amis tombés. Elles avaient dû rester debout toute la nuit.
— Je suis désolée, Votre Grâce, dit la capitaine d’une voix râpeuse. Nous sommes trop peu nombreuses.
Les yeux de Marion s’arrondirent sous le choc. Pendant un moment, Laurel se demanda si la reine pouvait véritablement ignorer le nombre de sentinelles qui étaient mortes en protégeant les portails.
— Tu obéiras sinon je te retire de tes fonctions, déclarat-elle enfin ; Laurel réalisa qu’elle était étonnée que quelqu’un lui ait dit non.
Avec une révérence, la capitaine du portail sortit une épée à long manche brillante du fourreau à sa taille. Les sentinelles derrière elle l’imitèrent et pendant un instant, Laurel craignit qu’elles retournent leurs armes contre le public rassemblé. Elle sentit ses doigts s’enfoncer dans le
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bras de Tamani ; elle ne pensait pas pouvoir supporter un jour de combat supplémentaire.
La capitaine leva son épée, passa devant le visage de Laurel et rencontra le regard de Tamani – regard d’acier contre regard d’acier.
Puis, elle lança son épée sur le sol et allongea le bras, les priant de marcher vers la sortie. Les autres sentinelles reculèrent en une courte file et lâchèrent également leurs armes.
Marion était trop en colère pour parler, mais c’était sans importance ; tout ce qu’elle aurait pu dire aurait été noyé sous les encouragements cacophoniques de la foule.
Quand elle retrouva enfin la parole, elle s’adressa à Jamison et Yasmine.
— Arrêtez-les, dicta-t-elle. Je vous l’ordonne. Mettez-les en état d’arrestation.
— Non, répondit Yasmine en se levant.
— Pardon ? dit Marion, tournant le visage vers la jeune fée qui rejoignait à peine son épaule.
Yasmine arqua un sourcil et monta sur le banc de pierre afin que ses yeux se trouvent à la même hauteur que ceux de la reine.
— J’ai dit non, répéta Yasmine d’une voix assez forte pour que les légions de fées « inférieures » rassemblées puissent l’entendre. Si tu veux les arrêter, tu devras t’en charger toi-même – et je ne sais pas pourquoi, je ne crois pas que cela va te gagner un seul admirateur aujourd’hui.
— Tam, intervint Jamison en s’avançant d’un pas.
Permets-moi d’accomplir ce dernier geste de courtoisie.
Cela ne me dérange pas de mourir, pas pour une personne aussi noble qu’un seul d’entre vous, encore moins pour quatre.
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— Mais elle ne peut pas vraiment vous exécuter, non ?
demanda Chelsea. Toi et Yasmine venez de la vaincre –
tout le monde l’a vu !
Jamison sourit avec bonté.
— Une fois que vous serez tous en sécurité, il se peut que j’aie la possibilité de résister à son décret, mais qu’adviendrait-il d’Avalon ? Marion n’est pas sans partisans. Je ne laisserai pas ma patrie ravagée par la guerre civile, pas quand le prix à payer pour la paix est aussi peu élevé que celui de ma propre vie en déclin.
— Non, dit fermement Tamani. Vous en avez assez fait.
Plus qu’assez.
Il leva la voix et s’adressa à la foule dans son entier.
— Il y a déjà eu beaucoup trop de morts ici à Avalon.
Personne d’autre ne mourra pour moi.
Il jeta un regard noir à Marion.
— Pas aujourd’hui.
— Tu préserves la vie de Jamison en échange de ta liberté ? dit Marion, mais elle semblait se méfier de lui.
Avant que Jamison puisse répliquer, Tamani s’inclina à la taille devant la vieille fée d’hiver.
— Je pense qu’il est temps que j’assume entièrement mon rôle de Fear-gleidhidh de Laurel et que je démissionne de mon poste au portail en tant que sentinelle.
Jamison hocha la tête, mais il regardait Tamani avec méfiance.
Tamani rendit son regard scrutateur à Jamison pendant plusieurs secondes avant de prendre la fée plus âgée dans ses bras.
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— Je sais qu’il s’agit probablement d’un adieu, dit Tamani. Alors merci, pour tout.
Chelsea tenait encore le bras de David d’un côté et Laurel de l’autre, mais Laurel s’écarta pour avancer et enrouler ses bras elle aussi autour de Jamison, commençant à croire qu’elle ne le reverrait peut-être jamais – peu importe le tour que Tamani avait dans sa manche, il semblait assez sûr de lui. Elle tenta de parler, mais les mots ne vinrent pas. C’était sans importance.
Jamison comprit.
— Et en ce qui vous concerne, reprit Tamani en levant les yeux sur Marion qui restait debout, le regard rempli de venin. Je soupçonne que vos jours de reine sont comptés.
Marion ouvrit la bouche, mais Tamani pivota, guidant Laurel, David et Chelsea vers le portail.
— Je n’avais pas terminé, dit Marion d’une voix perçante, sa maîtrise envolée.
— Oh, oui, vous avez terminé, déclara Tamani sans se retourner.
Ils avaient avancé de trois pas quand ils entendirent le grondement de rage de Marion, et Laurel se tourna pour voir d’immenses branches voler vers eux comme des lances mortelles.
— Tam ! hurla Laurel, et il lança ses bras autour d’elle et de Chelsea alors qu’elles se baissaient vivement par terre.
Des bruits mats résonnèrent tout autour de Laurel, et après quelques secondes, elle leva la tête. Toutes les sentinelles du portail avaient relevé leurs boucliers et s’étaient positionnées devant les branches, essuyant le gros de l’attaque. Si c’était possible, les encouragements de la foule rugirent plus fort pendant que Tamani restait
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fièrement debout, fixant furieusement Marion, qui avait les mains encore levées, prête à commander à la nature.
Après un moment, ses mains retombèrent sur ses flancs.
Mais ils n’avaient pas encore gagné.
— Peux-tu vraiment nous faire traverser sans aide ?
demanda Chelsea quand ils atteignirent le portail doré orné et qu’ils regardèrent l’obscurité à l’intérieur.
Tamani hocha la tête.
— Je le crois.
— Pourquoi ne nous l’as-tu pas révélé plus tôt ?
s’enquit David.
Tamani croisa sans ciller le regard de David.
— Je souhaitais te voir refuser de détruire les portails.
David ravala sa salive.
— As-tu douté de moi ?
Tamani secoua la tête.
— Pas une seule seconde. Rassemblez-vous, dit-il à voix basse. Je ne veux pas que quelqu’un voie cette partie.
Laurel, David et Chelsea formèrent un demi-cercle autour de Tamani, qui ferma les yeux et inspira profondément. Puis, il mit la main dans sa poche et sortit une lourde clé dorée, parsemée de minuscules diamants comme ceux au centre des fleurs décorant les portails.
Alors qu’il la tendait vers les barreaux dorés brillants qui s’élevaient entre eux et la Californie, le loquet scintilla et oscilla comme un mirage.
Et là où il n’y avait jamais eu de trou de serrure auparavant, il en apparut un.
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Laurel observa avec émerveillement Tamani insérer la clé et la tourner. Avec des mains qui tremblaient visiblement, il poussa le portail doré.
Il s’ouvrit et toute la population dans le Jardin haleta à l’unisson.
— Où l’as-tu eue ? souffla Laurel.
— Yuki l’a fabriquée pour moi, répondit simplement Tamani, l’empochant de nouveau et tenant le portail ouvert pour eux tous. Venez. Rentrons à la maison.
Laurel marqua une pause. Puis, elle prit la main de David et l’enroula autour de celle de Chelsea. Après un long moment, il hocha la tête et guida Chelsea à travers le portail et hors d’Avalon. Laurel jeta un dernier regard en arrière avant de suivre et elle vit la reine, son visage l’image même de la stupéfaction ; Jamison, le poing levé en signe de victoire, des applaudissements rugissant autour de lui ; Yasmine, toujours debout sur le banc, l’air jusqu’au bout des ongles de la reine que Laurel savait avec certitude qu’elle deviendrait un jour.
Souriant largement, elle entrelaça ses doigts avec ceux de Tamani, et ensemble ils sortirent sous la brillante lumière des étoiles de la Californie. Laurel réfléchit aux paroles que Tamani venait de prononcer. Techniquement, elles étaient vraies ; ils rouleraient bientôt dans la voiture de David, en route vers la maison où elle vivait. Mais elle connaissait maintenant la vérité. Avec Tamani à ses côtés
– sa main dans la sienne –, elle était chez elle.
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MOT DE LAUTEURE
Malgré le fait qu’il s’agit d’une série sur les fées, la question sous-jacente qui a toujours inspiré le récit est : Comment un humain ordinaire réagirait-il en découvrant la véritable magie dans le monde ? Et cette question est incarnée dans le personnage de David encore plus que dans celui de Chelsea. En quelque sorte, l’histoire d’Ailes est à propos de lui. Et après une telle épopée, que peut espérer le membre rejeté de mon triangle amoureux surnaturel ? Particulièrement un humain.
Ce qui suit est la véritable fin – la façon dont j’ai décidé de conclure la série avant même que le premier livre soit écrit. Cependant, comme elle est très réaliste, elle est également inévitablement douce-amère. Donc, si vous préférez vos fins heureuses et sans tache ou si vous aimez simplement David autant que moi, vous devriez peut-être arrêter votre lecture ici.
Vous voilà prévenus.
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LE MOT DE LA FIN
Chère Chelsea,
Félicitations ! Je suis tellement excité pour toi et Jason. Je ne peux pas croire que tu sois déjà maman ; j’ai l’impression que le mariage a eu lieu hier seulement. Et même si tu les détestais, j’espère que la petite Sophie héritera de tes boucles. J’ai toujours pensé qu’elles étaient belles. J’ai inclus un petit cadeau pour elle. Mais il nécessite probablement une explication.
Il était une fois, une fée qui a volé mon cœur.
Ce que j’ignorais à cette époque est qu’elle ne me l’avait pas volé. Tu l’avais acheté en livraison différée depuis des années. Mais avant que tu aies pu effectuer le dernier versement, elle est partie avec. Et je n’ai jamais compris comment tu as pu le lui pardonner aussi facilement.
Mais alors, il y avait beaucoup de choses que je ne comprenais pas à ton sujet à ce moment-là. Je chéris le temps que nous avons passé ensemble à Harvard – tu étais formidable, chaque jour, détournant mes pensées de cette île lointaine et me rappelant de respirer, tout simplement. J’avais besoin de ce rappel. C’est toujours le cas. Je pense que tu ignores totalement que tu m’as littéralement sauvé la vie très souvent – particulièrement au cours de ces nuits difficiles, quand j’avais peur de dormir, peur d’affronter ces cauchemars, et tu te contentais de rester allongée à côté de moi et de me parler jusqu’au petit matin.
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Quand tu as poursuivi ta route – il est peut-être plus juste de dire lorsque je t’ai poussée à partir –, je ne savais pas comment j’allais survivre. J’ai essayé de me garder occupé, de m’ensevelir sous le travail scolaire… l’école de médecine a été bonne pour cela ! Toutefois, j’en suis venu à comprendre pourquoi tu étais partie et avec le temps, j’ai dû affronter les choses qui me retenaient. Je sais à quel point tu t’es inquiétée de mon attachement à Laurel, mais à la fin, ce n’est pas Laurel que je n’ai pas réussi à oublier.
C’est Avalon.
Quand je m’éveillais en hurlant dans la nuit, tu ne m’as jamais demandé pourquoi. Je t’ai aimée pour cela.
Bien sûr, tu pouvais sûrement deviner que les trolls figuraient massivement dans ces rêves. Mais les cauchemars passés à revivre ce jour-là à Avalon n’étaient pas ma pire souffrance. Parfois, je rêvais que j’avais apporté cette épée maudite à la maison et avec elle l’obligation de régner sur le monde. À l’occasion, je rêvais d’avoir conquis Avalon, aussi, et les secrets des fées, l’éradication de la souffrance, de la faim et des maladies.
Dans ces rêves, je suis exactement le tyran qu’aspirait à devenir Klea et pire que cela : presque tout le monde m’aime à cause de cela.
C’est après ces rêves que le réveil est le plus difficile.
Quand j’effectue mes tours de garde et qu’une personne m’amène un enfant malade ou blessé et que je vois d’un seul coup d’œil que ses chances sont minces, je dois me retenir à deux mains pour ne pas le faire transporter par avion jusqu’à Orick, frapper à la porte de Laurel et la supplier de me donner sa petite bouteille bleue miraculeuse. Mais je sais que cela ne fonctionne pas ainsi.
Peux-tu imaginer les guerres qui feraient rage pour
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soumettre Avalon, si ses secrets étaient largement connus ?
Je résiste à l’envie de recommencer cette lettre pour la centième fois. Je ne veux pas avoir l’air triste. Je suis désolé. Mais Chelsea – les choses que nous savons ! Les fées, les trolls, la magie ! Des choses que la majorité des gens rejettent comme étant des fantaisies d’enfant. Mais nous connaissons la vérité – la réalité. Que le monde que nous voyons n’est qu’une ombre de ce qui existe véritablement. Je ne sais pas comment m’empêcher de le crier sur les toits parfois. Cependant, nous savons tous les deux où cela nous mènerait, et le blanc pur n’a jamais été ta couleur ni la mienne.
En tout cas, j’ai rencontré quelqu’un et j’ai très hâte de la présenter à la bande de Crescent City. Je crois que tu vas l’aimer. En fait, nous sommes ensemble, par intermittence, depuis plus d’un an et j’ai pris la décision de la demander en mariage. Franchement, je pense qu’elle a fait preuve de beaucoup de patience en attendant que je m’engage.
Toutefois, après t’avoir fréquentée, j’avais décidé que si l’amour revenait dans ma vie, je devais faire les choses correctement. Je devais découvrir une façon de laisser Avalon derrière moi – d’arrêter de m’attarder sur le passé et de me permettre de tourner le visage vers l’avenir. Et il y avait une solution évidente. Une solution que je ne pensais jamais un jour prendre en considération. Et je soupçonne qu’alors même que tu lis ces mots, tu sais de quoi je parle. C’est en partie la raison pour laquelle j’écris au lieu de téléphoner. Je ne sais pas si je pourrais être de taille contre l’un de tes célèbres sermons. Quand tu recevras ceci, le fait sera accompli et j’espère que tu me pardonneras.
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Je suis allé voir Laurel et Tam. Pardonne-lui à elle aussi d’avoir accepté de te le cacher. Si cela peut aider, il m’a fallu argumenter beaucoup.
Laurel a passé des mois à peaufiner un élixir de mémoire qui retirera de mon esprit tout ce qui concerne Avalon. Cela va laisser beaucoup de vides dans mes souvenirs du lycée… elle ne croit pas que cela changera de manière importante mon souvenir de toi, mais elle se doute que je ne vais pas beaucoup me rappeler d’elle et pas du tout de Tamani. Elle pense qu’elle peut y laisser assez d’elle-même pour que lorsque ma mère me parlera d’elle – comme elle le fait parfois –, je puisse hocher la tête et dire : « Oh ouais, ma petite amie du lycée. » Mais ce ne sera pas elle.
Cela a été difficile de leur dire adieu. Cela fait des années que je n’éprouve plus de sentiments amoureux pour elle – depuis que nous avons été ensemble toi et moi.
Tu avais tout mon cœur. Mais ce que nous avons partagé tous les quatre, cela ne peut que créer des liens. Et même si je ne pensais jamais dire cela, Tam a été un très bon ami pour moi ces dernières années. En fin de compte, c’est lui qui a convaincu Laurel de fabriquer l’élixir. Lui qui l’a convaincue que c’était mon droit de choisir.
J’admire ta force, Chelsea, et j’espère que tu me pardonneras ma faiblesse. Mais avant de franchir l’ultime étape : le cadeau de Sophie. (J’ai pensé que tu y prendrais tout autant plaisir !) Effacer la mémoire me semble si définitif et je ne veux pas que tout soit perdu.
C’est une sacrée bonne histoire, non ? Donc, je me suis mis à l’écrire et j’ai consulté Laurel pour connaître ses souvenirs et les détails qui ne m’avaient jamais été révélés. Tu verras qu’elle n’a rien gardé pour elle. Elle m’a tout raconté et j’ai essayé de le relater ici aussi fidèlement que possible. C’est beaucoup trop long pour produire un
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livre convenable, mais si une certaine fillette grandit en ressemblant un tant soit peu à sa mère, elle ne s’en offusquera pas. Elle l’adorera parce qu’il y est question de fées.
Donc, j’ai inclus l’unique exemplaire de notre histoire dans le monde. Je l’ai déjà effacé de mon disque dur. Je te l’offre pour en faire ce que tu désires. Garde-le, partage-le, que diable, publie-le, je m’en fous. Mais je t’en prie, accepte-le dans l’esprit qui lui est conféré et n’essaie pas de me faire rappeler tout cela. Je ne peux plus le supporter. Je t’en prie, je t’en prie ne m’y oblige pas. Je ne peux pas me marier en vivant avec ces secrets que je devrais cacher à ma femme. Et je veux offrir à Rose le genre de futur – le genre de mari – que je sais qu’elle mérite. Le genre d’homme que je sais pouvoir être. Le genre d’homme que j’étais avant. L’homme que tu as déjà aimé.
Il est difficile de croire que nous sommes amis depuis presque quinze ans. Nous devenons vieux ! Mais si Dieu le veut, nous le resterons encore pendant cinquante ans.
Avec tout mon amour,
David.
P.S. Présente-moi un jour à Tam, si tu en as l’occasion.
Il me manque déjà.
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REMERCIEMENTS
Les lauriers vont toujours d’abord à mes brillantes éditrices, Tara Weikum et Erica Sussman, qui me font bien paraître, et à Jodi Reamer, mon extraordinaire agente qui, bien, me fait bien paraître aussi ! Merci d’être toujours présentes dans ma carrière. Allison Verost, mon agente de publicité, tu t’assures toujours que tout le monde sait que mon équipe me fait bien paraître ! Merci pour tout le mal que tu te donnes pour moi. Il y a tant de personnes chez Harper dont j’ignore même le nom qui ont travaillé sans relâche sur ce livre – merci à chacune d’entre vous ! Et à mon équipe de droits d’auteur à l’étranger, Maja, Cecilia et Chelsey, vous assurez tellement que les mots me manquent ! Alec Shane, toi, le fiable assistant d’agent, ton écriture sur mon courrier est toujours de bon augure.
Sarah, Sarah, Sarah, Carrie, Saundra (maintenant alias Sarah) – je deviendrais folle sans vous les filles. Merci pour tout ! Particulièrement les ninjas. Enfin… quels ninjas ?
Un seul nouveau nom à porter aux mentions dans ce livre, Silve, mon admiratrice Facebook, comme je l’ai dit –
j’adore ton nom. Bienvenue dans l’univers d’Ailes.
À Coach Gleichman, bien que ton nom soit aussi mentionné au début de ce livre, j’avoue que depuis le tout premier livre, j’ai toujours eu l’intention de te dédier celui-ci. Tu m’as enseigné tant de choses qui m’ont modelée et ont fait de moi qui je suis aujourd’hui : l’importance de finir en force, comment « faire le vide » et comment prononcer fartlek sans m’étrangler de rire. Mais surtout,
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tu m’as appris comment m’obliger à faire des choses difficiles. Et crois-moi, cette série est une chose difficile !
Je n’aurais pas eu la discipline de terminer si tu ne m’avais pas montré à repousser mes limites plus loin que je ne l’aurais cru possible. Merci, Coach.
Kenny – les mots ne peuvent pas te décrire. Ils ne le pourront jamais. Tu es mon ancre et, plus que tout, tu as transformé ma vie. Audrey, Brennan, Gideon et Gwendolyn, vous êtes mes plus belles réussites. Ma famille et ma belle-famille : je ne pourrais pas désirer de meilleurs alliés.
Merci !
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