— David, Chelsea, comme je l’ai déjà dit, il n’y a eu qu’une maigre poignée d’humains admis à Avalon.

Mais ceux qui l’ont été sont… Parfois, ils ne reviennent pas. Si vous nous accompagnez dans la forêt, j’ignore ce qui se passera. Et je ne sais pas ce qui serait pire – qu’ils vous refusent au portail et que cela ne vous donne pas le temps de rejoindre la voiture, ou qu’ils vous laissent entrer.

Il retint le regard de David un long moment avant que ce dernier hoche la tête une fois. Puis, il tourna les yeux vers Chelsea.

— Je ne peux pas rester ici, dit-elle à voix basse. Je me détesterais pour le reste de mon existence.

— D’accord, dit Tamani, presque dans sa barbe. Alors, allons-y.

Tamani mena la marche sur le sentier sinueux, avançant dans la forêt avec tellement d’assurance et de détermination que Laurel et ses amis durent presque courir pour rester à sa hauteur. Laurel savait que des sentinelles devaient suivre leur progression et elle s’attendait à les voir surgir à chaque détour, comme elles l’avaient fait si souvent lorsqu’elle était entrée dans les bois avec Tamani. Mais la forêt demeurait étrangement silencieuse.

— Sommes-nous trop tard ? murmura Laurel.

Tamani secoua la tête.

— Nous sommes avec des humains, répondit-il simplement.

Quand ils arrivèrent enfin en vue de l’ancien cercle d’arbres entourant le portail, une sentinelle se montra finalement le visage, apparaissant presque par magie devant Tamani et posant une main sur son torse. Tamani

– 81 –

stoppa avec une telle grâce qu’un observateur aurait pu penser qu’il avait toujours eu l’intention de s’arrêter à cet endroit précis.

— Tu te places en terrain glissant en les amenant si près, Tarn, dit la sentinelle.

— Je vais être en terrain encore plus glissant lorsque je demanderai la permission de les amener à Avalon, répliqua Tamani avec impassibilité.

Le choc apparut sur le visage de l’autre sentinelle.

— Tu… tu ne peux pas ! Cela ne se fait pas !

— Écarte-toi, ordonna Tamani. Je n’ai pas le temps.

— Tu ne peux pas faire ça, reprit la sentinelle en refusant de bouger. Jusqu’au retour de Shar, nous ne pouvons même pas…

— Shar est mort, dit Tamani, et un silence respectueux sembla se propager à travers les arbres.

Après avoir patienté quelques secondes – peut-être pour laisser la nouvelle faire son chemin, peut-être pour rassembler son propre courage – Tamani poursuivit.

— En tant que commandant en second de cette mission, son autorité me revient, du moins jusqu’à ce que le Conseil se réunisse. Maintenant, je le répète, écarte-toi.

La sentinelle recula, et Tamani avança à grandes enjambées, le menton levé très haut.

— Sentinelles, mes…

Sa voix faiblit, très légèrement.

— Mes douze premières en avant.

Ces mots étaient ceux de Shar, le début du rituel qui transformerait un vieil arbre noueux en un portail doré

– 82 –

étincelant. Des mots que Laurel avait assez souvent entendus pour connaître leur signification.

Onze sentinelles se joignirent à celle qui avait stoppé leur progression, et Chelsea haleta doucement quand elles formèrent un demi-cercle devant l’arbre. C’était tout un spectacle ; elles portaient toutes des armures qui avaient été méticuleusement camouflées, et la plupart transportaient des lances à manches sombres et à pointes de diamant. Plusieurs arboraient des cheveux teintés de vert à la racine, comme Tamani et Shar auparavant. Hors de leur élément, elles auraient probablement eu l’air originales – peut-être même idiotes. Mais ici, dans la forêt, Laurel ne pouvait pas songer à elles autrement que comme à de puissants gardiens.

Pendant que chaque sentinelle s’approchait pour poser une main sur le vieil arbre tordu, Laurel réalisa que ses amis voyaient cela pour la première fois et elle se souvint de sa propre initiation à la transformation. Comme les choses avaient changé à présent. Ensuite, Tamani avait reçu une balle et Shar avait convoqué Jamison pour sauver la vie de son ami. Aujourd’hui, Shar était mort et Tamani essayait de sauver… tout le monde.

Le faible bourdonnement mélodique et familier emplit la forêt alors que l’arbre tremblait, la lumière dans la clairière se rassemblant autour des branches difformes, l’illuminant d’une lueur éthérée. L’arbre donna l’impression de se briser en deux, se moulant pour ressembler à une voûte. Puis, vint le dernier éclair, si vif que la clairière parut s’enflammer, et ils se tinrent devant le beau portail doré qui barrait la route menant à Avalon.

Laurel jeta un coup d’œil discret par-dessus son épaule.

Chelsea semblait sur le point d’exploser de joie. David restait simplement là, debout, la bouche légèrement entrouverte.

– 83 –

— Maintenant, je dois contacter…

Tamani s’arrêta, l’air perplexe. L’obscurité derrière les barreaux du portail commença à se dissiper devant des silhouettes, et sous peu, Laurel aperçut une vieille main ridée enroulée autour des barreaux, poussant lentement sur le portail pour l’ouvrir. Jamison se tenait là, le visage plissé d’inquiétude. Laurel ignorait si elle avait déjà auparavant été accueillie par une apparition plus bienvenue. Il lui fallut se retenir à deux mains pour ne pas lancer ses bras autour de lui.

Mais pourquoi était-il déjà au portail ?

— Laurel, Tam ! les appela-t-il. S’il vous plaît, venez plus près.

Les sentinelles refermèrent les rangs derrière eux alors que Laurel, Tamani, David et Chelsea s’approchèrent du portail. Jamison ne bougea pas de sa place : allait-il les renvoyer ?

— J’ai reçu un message des plus affligeants au Manoir, dit-il. Est-ce vrai que Shar nous a quittés ?

Tamani hocha la tête en silence.

— Je suis extrêmement désolé, entonna Jamison en posant une main sur le bras de Tamani. C’est une perte accablante.

— Il est mort pour protéger Avalon, répondit Tamani avec une infime trace de chagrin dans la voix.

— Je n’en attendais pas moins de lui, dit Jamison en se redressant, mais le Manoir n’a transmis qu’un message envoyé par Aaron, qui n’a fourni aucune précision à part le fait que je devais venir te rencontrer ici. J’apprécie sa discrétion : nous ne voulons pas semer la panique.

– 84 –

Cependant, il te revient maintenant de me raconter les détails afin que nous puissions nous assurer que le sacrifice du bon capitaine ne soit pas vain.

— La Sauvagesse, commença Tamani. C’est une fée d’hiver élevée par Klea.

Les yeux de Jamison s’arrondirent au récit de Tamani.

— Elle a été envoyée pour soutirer l’information sur l’emplacement du portail dans la tête de Laurel ; ce qu’elle a réussi à faire la semaine dernière.

La culpabilité envahit brusquement Laurel lorsqu’elle observa les rides d’inquiétude se creuser sur le visage de Jamison.

— Ce n’est pas sa faute, précisa Tamani. Nous avons découvert la caste de Yuki trop tard pour l’en empêcher.

— Non, bien sûr, admit Jamison en souriant tristement à Laurel. Ce n’est pas du tout ta faute.

— Comme nous le soupçonnions, Klea est la fée d’automne qui a empoisonné le père de Laurel.

Il hésita.

— Elle est aussi l’exilée nommée Callista.

— Callista, dit Jamison, la surprise peinte sur son visage, remplacée ensuite par un air de regret. Voilà un nom que je ne m’étais jamais imaginé entendre à nouveau dans ma vie.

— J’ai bien peur que cela ne soit pas le pire.

Jamison secoua la tête, l’air décidément las.

— Klea – Callista – a créé des sérums qui immunisent les trolls contre la magie d’automne. Cela explique pourquoi nous avons eu autant de difficulté à retrouver leur trace et à les combattre. Apparemment, elle a toute

– 85 –

une armée de ces trolls et – il prit une profonde respiration – ils seront bientôt ici. Probablement dans l’heure.

Pendant un long moment, Jamison ne réagit pas – il semblait à peine respirer. Laurel aurait aimé qu’il dise quelque chose, n’importe quoi. Puis, son expression changea et il regarda Laurel avec une étrange lueur brillante dans les yeux.

— Qui sont tes amis ? demanda-t-il brusquement en avançant d’un petit pas. Je t’en prie, présente-moi.

— David et Chelsea, s’exécuta Laurel, perplexe : voici Jamison.

Chelsea et David tendirent chacun une main – Chelsea, haletante –, et Jamison retint celle de David pendant plusieurs secondes.

— David, dit-il pensivement. C’est le nom d’un grand roi de la mythologie humaine, n’est-ce pas ?

— Euh, oui… Monsieur, répondit le garçon.

— Intéressant. Une fée d’hiver, des trolls immunisés et possiblement la fée d’automne la plus talentueuse de l’histoire d’Avalon sont déployés contre nous, dit Jamison d’une voix à peine plus forte qu’un murmure. Avalon n’a pas été aussi menacée depuis plus d’un millénaire. Et il y a ici deux humains qui ont déjà prouvé leur loyauté.

Il regarda par-dessus son épaule, vers Avalon.

— C’est peut-être le destin.

– 86 –

NEUF

— LA REINE NOUS REJOINDRA SOUS PEU, DÉCLARA JAMISON

alors qu’ils quittaient l’abri des branches qui ombrageait les portails. Vite, donnez-moi plus de détails sur les événements.

Pendant que Tamani mettait Jamison au courant de tout, David et Chelsea admiraient leur entourage. Les sentinelles féminines qui formaient la garde des portails gardaient leur distance, tout comme l’ Am Fear-faire de Jamison, mais elles se tenaient toutes au garde-à-vous autour du portail, l’air plutôt magnifique. Chelsea les fixait sans détour en dissimulant son émerveillement.

La réaction de David était plus réservée. Il regardait tout, depuis les arbres bordant les sentiers de terre noire souple jusqu’aux sentinelles qui surveillaient les portails dorés, avec la même expression qu’il affichait lorsqu’il lisait un manuel scolaire ou scrutait un objet à travers son microscope. Chelsea se délectait ; David étudiait.

Quand Tamani révéla qu’ils avaient capturé Yuki, Jamison l’arrêta d’une main crispée.

— Comment Shar a-t-il réussi à contenir une fée d’hiver ?

Tamani jeta un coup d’œil nerveux à Laurel.

— Nous, euh, l’avons enchaînée à une chaise en fer avec des menottes en fer… à l’intérieur d’un cercle de sel, Monsieur.

Jamison prit une lente respiration et regarda en arrière juste au moment où les grandes portes en bois du Jardin

– 87 –

s’ouvrirent. Puis, il se retourna de nouveau vers Tamani et il lui donna une tape sur l’épaule, riant bruyamment, mais sans aucun naturel.

— Oh, mon garçon. Des menottes en fer. Vous n’avez certainement pas pensé que cela fonctionnerait pendant très longtemps.

La reine Marion passait lentement le portail, entourée par une ribambelle d’Am Fear-faire.

Ce ne sont pas les chaînes qui l’ont restreinte, corrigea Laurel, c’est…

— La chaise en fer était une jolie touche. Malgré tout, dit Jamison en lançant un regard dur sur le groupe, je suppose que l’on fait ce que l’on peut avec ce que l’on a dans une telle situation. Vous êtes tous chanceux d’avoir pu vous échapper en vie, termina-t-il en reculant d’un pas pour accueillir la souveraine.

Laurel ne comprenait pas. Pourquoi voulait-il qu’ils mentent ?

En silence, la reine Marion parcourut Chelsea et David du regard, ne trahissant qu’une infime partie du choc qui devait la secouer.

— Tu as fait entrer des humains par le portail ?

demanda-t-elle sans un mot de salutation, et non seulement leur tourna-t-elle le dos, mais elle forma un angle avec ses épaules de manière à les exclure du cercle et à les laisser attendre seuls dans une position inconfortable.

Laurel leur lança un regard d’excuse.

— Ils accompagnaient Laurel, et le capitaine et leur situation était si dangereuse que j’ai senti que je n’avais pas le choix, répondit Jamison comme s’il n’avait pas

– 88 –

remarqué le ton glacial de la reine ni sa rebuffade flagrante.

— Il y a toujours un choix, Jamison. Raccompagne-les hors d’ici, ajouta-t-elle.

— Bien sûr ; dès que possible, dit-il sans toutefois esquisser le moindre mouvement pour obéir. Où est Yasmine ?

— Je l’ai laissée à l’extérieur. Tu as parlé d’une menace envers le trône, reprit Marion. Tu ne penses sûrement pas que l’enfant devrait être exposée à de telles choses.

— Je pense qu’elle n’est plus une enfant, loin de là. Et c’est le cas depuis bien longtemps, commenta doucement Jamison.

La souveraine arqua les sourcils.

— C’est sans importance, continua-t-elle après une brève pause. Quelle est cette prétendue urgence ?

Jamison s’en remit à Laurel et à Tamani, et avec une très grande répugnance, la reine se tourna pour écouter Tamani donner une version extrêmement abrégée des événements des derniers jours, omettant le cercle de sel en jetant seulement un minuscule coup d’œil du côté de Jamison.

— Nous nous attendons à ce que Klea – ou Callista comme elle était nommée ici – arrive avec sa force complète dans l’heure. Peut-être moins. Avec son habileté à camoufler ses lieux de rassemblement, nous sommes incapables de connaître leur nombre, mais en se basant sur les fioles que Shar a…

La voix de Tamani se cassa et Laurel réprima une forte envie de lui tendre une main réconfortante. Ce n’était pas le moment – mais la douleur dans sa voix quand il parla de son mentor lui donna le goût de pleurer.

– 89 –

— Basé sur l’étagère remplie de sérum et la déclaration de Klea qu’il s’agissait du dernier de nombreux lots, ils…

Il marqua une pause.

— Ils pourraient être au nombre de plusieurs milliers.

La reine garda le silence quelques instants, deux rides parfaitement symétriques lui barrant le front. Puis, elle se tourna et dit :

— Capitaine ?

Une jeune fée revêtue de son armure complète s’avança et exécuta une révérence.

— Envoie des coursiers, lui ordonna la souveraine.

Convoque tous les commandants et mobilise les sentinelles actives.

Laurel profita de la distraction momentanée de Sa Majesté pour se pencher près de Tamani et lui murmurer :

— Pourquoi Jamison n’a-t-il pas voulu t’écouter à propos du cercle ?

Tamani secoua la tête.

— Il y a certaines choses que même Jamison ne peut pas pardonner.

Le cœur de Laurel se serra et elle se demanda exactement quel type de punition pouvait pousser Jamison à les encourager à mentir à leur monarque.

— Devrions-nous donc nous préparer pour un conseil militaire, Votre Majesté ? s’enquit Jamison pendant que la jeune capitaine se tournait et commençait à distribuer des ordres.

— Mon doux, non, répondit Marion d’un ton léger.

Avec quelques instructions, les capitaines devraient être en mesure de régler cela eux-mêmes. Nous partons.

– 90 –

— Nous partons ? répéta Tamani, à l’évidence sous le choc.

Laurel l’avait rarement vu s’exprimer aussi ouvertement à Avalon, et jamais en présence d’une fée d’hiver.

Marion fixa sur lui un regard profondément méprisant.

— Nous quittons le Jardin, précisa-t-elle avant de se tourner vers Jamison. Toi, Yasmine et moi allons nous retirer au palais d’hiver et le défendre pendant que les fées de printemps accomplissent leur devoir ici et au portail.

Elle se détourna pour regarder les sentinelles qui grouillaient autour d’elle.

— Nous aurons évidemment besoin de soutien supplémentaire. Quatre compagnies devraient suffire à assurer notre sécurité avec nos Am Fear-faire et…

— Nous ne pouvons pas partir, dit fermement Jamison.

— Nous ne pouvons pas rester, répliqua Marion d’un ton tout aussi ferme. Les fées d’hiver protègent toujours le palais et elles-mêmes en période de danger. Le grand Oberon lui-même s’est retiré pour se préserver quand la bataille a atteint son point le plus féroce. Te crois-tu plus grand que lui ?

— C’est différent, répondit calmement Jamison. Les trolls sont déjà immunisés contre l’Envoûtement ; ces trolls seront aussi inoculés contre la magie d’automne. Si nous quittons le portail, nos guerriers n’auront aucune magie à opposer à la force de leurs ennemis. Ce sera un massacre.

— Sottises, rétorqua Marion. Même si les monstres ont compris comment échapper aux sérums de traçage et certaines potions de défense rudimentaires, c’est loin

– 91 –

d’être aussi tragique que tu le dis. Toi, là, dis-moi, combien de trolls as-tu tués dans ta vie ?

Tamani mit un moment à réaliser que la question s’adressait à lui.

— Ah, je ne sais pas. Cent, peut-être ?

Cent ? Laurel perdit presque le souffle en entendant la réponse. Autant ? Mais alors, en près de dix ans comme sentinelle à l’extérieur d’Avalon, pouvait-elle vraiment en être étonnée ? Il en avait tué environ dix en sa présence.

— Et combien en as-tu tué avec l’aide de la magie des fées d’automne ? poursuivit la reine, pas du tout décontenancée par le nombre.

Tamani ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

Laurel réalisa qu’il n’y avait pas de bonne réponse ; si la reine découvrait que sa dépendance à la magie d’automne était grande, elle déclarerait qu’il était incompétent – si elle était minime, elle se servirait de cet argument pour prouver son point.

— Allons, Capitaine, le temps manque et la précision est inutile. Dirais-tu la moitié ? Le tiers ?

— Environ, Votre Majesté.

— Tu vois, Jamison ? Nos sentinelles sont très capables de tuer des trolls sans notre assistance.

— Et qu’en est-il des deux fées solitaires ? s’enquit-il.

— La fée d’hiver n’est pas formée ; à part pour son pouvoir d’ouvrir le portail, elle ne constitue aucune menace pour nous. Et la fée d’automne est surpassée par le nombre, tout comme les comparses qu’elle pourrait amener.

Aucune menace ?

– 92 –

Tu as toujours sous-estimé Callista, déclara Jamison avant que Laurel ne puisse intervenir.

— Et tu l’as toujours surestimée. Tu avais tort à ce moment-là, et à la fin de cette journée, je m’attends à ce que tu découvres que tu as tort maintenant.

Jamison ne répondit rien et la reine se détourna d’eux ; jamais auparavant Laurel ne s’était sentie aussi carrément congédiée.

Le portail du Jardin se transforma en un ouragan d’uniformes vivement colorés pendant que des ordres étaient distribués et des messages envoyés. Jamison resta immobile jusqu’à ce que la reine s’approche du portail menant au Japon et laisse un messager y pénétrer. Puis, enfin, il fronça les sourcils, et Laurel put presque le voir rassembler son courage.

— Venez, dit-il à voix basse en tournant le dos au flot de sentinelles. Réunissez vos amis. Nous devons aller au palais d’hiver.

Sa robe bleu pâle flamboya quand il pivota brusquement pour faire face au mur du Jardin.

— Jamison ! lança Laurel en bondissant derrière lui avec Tamani près d’elle, David et Chelsea sur les talons, la confusion peinte sur leurs visages. Franchement, vous ne pouvez pas agir comme elle l’a dit !

— Chut, murmura Jamison en les attirant quelques pas plus loin. Je te supplie de me faire confiance. Je t’en prie.

La peur courait dans les veines de Laurel, mais elle savait que si une seule personne dans le monde était digne de sa confiance, c’était bien Jamison. Tamani hésita un instant de plus, fixant derrière lui les sentinelles de la Californie entrant à présent par le portail, conférant avec leurs collègues. Cependant, quand Laurel le tira par le

– 93 –

bout de ses doigts, il se tourna pour suivre la plus vieille fée d’hiver.

— Par ici, dit Jamison en désignant un arbre au tronc en forme de baril avec une large couche de feuilles faisant de l’ombre. Dépêchez-vous ! Avant que mon Am Fear-faire ne réalise que je m’en vais.

Derrière l’arbre, ils étaient hors de vue de la plupart des occupants du Jardin. S’arrêtant pour prendre une profonde et lente respiration, Jamison joignit les mains, puis il les fit passer devant le mur de pierre. Les branches minces de l’arbre se levèrent à côté de Laurel – l’une d’elles lui frôla la joue en passant – et des lierres s’élevèrent en serpentant du sol pour s’enfoncer dans les pierres comme des doigts grêles, les écartant juste assez pour créer une petite sortie.

Une fois que Laurel et ses amis furent passés dans le mur, Jamison fit le même geste, et les lierres et les branches se replacèrent, rendant au mur son aspect immaculé initial. Jamison resta immobile pendant un instant, peut-être pour entendre un signe qu’ils avaient été vus, mais apparemment, ils avaient réussi à sortir incognito. Il pointa un doigt vers le palais d’hiver et entama la montée.

— Pourquoi sortons-nous en douce ? chuchota Chelsea à Laurel alors qu’ils escaladaient la colline raide derrière lui.

Sans le concours du sentier sinueux en pente douce qui menait au véritable portail du Jardin, ils devaient presque monter en ligne droite. Il s’agissait d’un raccourci, mais il n’était pas facile.

— Je ne sais pas, répondit Laurel en se demandant la même chose. Mais j’ai confiance en Jamison.

– 94 –

— Une fois que nous aurons découvert ce qui se passe, je retournerai au Jardin, dit Tamani dans un murmure. Je n’abandonnerai pas mes sentinelles.

— Je le sais, chuchota à son tour Laurel en souhaitant qu’il y ait une manière de le convaincre de rester dans un endroit sûr.

Pendant la longue escalade jusqu’au palais d’hiver, les yeux de Chelsea sortirent presque de leurs orbites alors qu’elle tentait de tout voir. Laurel essaya d’imaginer la scène à travers le regard de son amie, se rappelant sa première visite à Avalon : les bulles cristallines qui abritaient les fées d’été tout en bas, la façon dont le palais tenait ensemble avec des branches et des lierres, les sentiers pavés de terre riche et sombre.

Plus tôt que ne l’aurait cru Laurel, ils atteignirent l’entrée voûtée blanche en haut de la pente. Même Tamani se serrait les côtes et respirait profondément en haletant.

— Nous devons continuer, pantela Jamison après leur avoir accordé un bref moment d’arrêt. Nous avons accompli le plus difficile.

Pendant qu’ils traversaient les terres du palais, Chelsea regarda les statues cassées et le mur qui s’écroulait.

— Ne réparent-ils rien ici ? murmura-t-elle à Laurel.

— Parfois, conserver le pouvoir naturel d’un objet est plus important que maintenir son apparence, répondit Jamison par-dessus son épaule.

Les yeux de Chelsea s’arrondirent – elle avait parlé si bas que même Laurel avait eu de la peine à l’entendre –, mais elle n’ajouta rien pendant qu’ils montèrent les marches et ouvrirent d’une poussée les grandes portes d’entrée.

– 95 –

Le palais était calme à l’exception du bruit des pas de leur petit groupe ; le personnel en uniforme blanc n’était nulle part en vue. Avait-il déjà reçu la nouvelle de l’attaque ? Laurel espérait que les fées seraient en sécurité, où qu’elles soient allées, mais elle se demanda si la

« sécurité » était un choix encore offert à aucun d’eux.

Jamison grimpait déjà les immenses marches qui menaient aux pièces supérieures.

— Suivez-moi, je vous prie, dit-il sans regarder en arrière.

Il agita légèrement les mains, et les portes du haut s’ouvrirent lentement. Même si elle savait qu’elle viendrait, la vague de puissance qui traversa Laurel quand elle passa les portes dorées lui coupa le souffle. Chelsea tendit la main et serra le bras de Laurel, et celle-ci sut que son amie l’avait sentie elle aussi.

— Nous ne fuyons pas, dit brusquement Jamison. Je soupçonne que vous vous posez tous la question.

Laurel se sentit un peu coupable, mais c’était vrai.

— Dès que nous en aurons fini ici, nous y retournerons et nous ferons face ensemble. Mais ceci doit être accompli d’abord et je suis le seul qui puisse le faire. Venez.

Au bout du long tapis de soie, ils suivirent Jamison à gauche et ils se tinrent devant un mur. Ce mur, cependant, Laurel le savait, pouvait bouger – et il dissimulait une entrée en voûte de marbre menant à une salle contenant quelque chose que Jamison appelait un vieux problème.

Jamison leva les yeux sur David, qui mesurait au moins quinze centimètres de plus que la sage fée d’hiver.

— Dis-moi, David, que sais-tu du roi Arthur ?

David regarda Tamani, qui hocha la tête une fois.

– 96 –

— C’était le roi de Camelot. Il s’est allié avec vous.

— C’est exact, reprit Jamison, à l’évidence heureux que David connaisse la version des fées de ce récit. Quoi d’autre ?

— Il était marié à Guenièvre – une fée de printemps –

et quand les trolls ont envahi Avalon, il s’est battu aux côtés de Merlin et d’Oberon.

— En effet. Toutefois, il représentait pour nous beaucoup plus qu’un puissant guerrier avec une armée de braves chevaliers. Il a offert à la cour Seelie une chose qu’elle-même ne s’était jamais donnée : l’humanité.

Jamison se tourna, et avec un geste des bras, il sépara l’énorme mur de pierre en deux au milieu. Des lierres se glissèrent dans la fissure, s’enroulant sur la face des pierres et écartant le mur dans un sourd grondement.

— Vois-tu, malgré son magicien et ses affaires avec les fées, le roi Arthur était très humain. Et c’était une chose dont nous avions désespérément besoin.

À mesure que les pans du mur se dissociaient, une lumière s’infiltrait dans l’arche de marbre et pénétrait dans la salle en pierre, illuminant un bloc trapu de granité.

Une épée était enchâssée dans le granité, qui semblait avoir été forgé dans le diamant, ses bords prismatiques jetant des arcs-en-ciel dans la salle en marbre blanc.

Le roi Arthur, la lame de son épée enchâssée dans la pierre.

Excalibur ! murmura Laurel en comprenant.

— En effet, dit Jamison d’une voix basse et caverneuse.

Bien qu’elle portait un autre nom à l’époque. Mais la voici ; intouchée depuis que le roi Arthur lui-même l’a plongée dans ce roc après sa victoire contre les trolls.

– 97 –

— Intouchée ? Mais je vous ai vu faire quelque chose avec la dernière fois que suis entrée ici, déclara Laurel.

— J’essayais, comme je l’ai fait toute ma vie. Il semble que je sois incapable de la laisser tranquille, répliqua Jamison. Excalibur est une combinaison unique de magie humaine et féerique, forgée par Oberon et Merlin pour sceller l’alliance avec Camelot et assurer la défaite des trolls. La personne qui la manie est intouchable au combat, et sa lame tranchera sans effort presque n’importe quelle cible. Mais Oberon a aussi cherché à protéger son peuple au cas où un jour viendrait où l’épée tomberait entre de mauvaises mains ; elle ne peut pas être utilisée pour blesser des fées. On pourrait agiter l’épée de toutes ses forces et elle s’arrêterait tout simplement, à un cheveu de la fée.

— Comment ? demanda David. Je veux dire, l’impulsion doit mener quelque part, non ?

Faites confiance à David pour introduire la science dans le propos.

J’aimerais pouvoir répondre à cette question, dit Jamison. Je ne peux pas dire si Oberon avait précisément l’intention de faire ce qu’il a fait, mais je peux t’assurer que l’interdiction est absolue. Aucune partie de l’épée ne peut toucher une fée – et aucune fée ne peut toucher à une seule partie de l’épée. Je ne peux même pas la manipuler avec la magie.

C’est la raison pour laquelle vous avez laissé entrer David et Chelsea, réalisa Laurel. Le bref regard en arrière de Jamison en direction d’Avalon, ses mots sur le destin…

il avait confié l’été dernier que l’Arbre de vie lui avait dit qu’il y avait une tâche que lui seul pouvait accomplir. Seul Jamison serait prêt à remettre la destinée de leur terre

– 98 –

entre des mains humaines, comme elle l’était du temps d’Arthur.

— David Lawson, commença Jamison, Avalon a besoin de ton aide. Non seulement tu es humain – avec la capacité de manier cette épée –, mais je sens ta bravoure, ta force et particulièrement ta loyauté. Je sais ce que tu as fait pour Laurel dans ton monde ; rester à ses côtés quand cela signifiait risquer ta vie. Même entrer à Avalon aujourd’hui a pris beaucoup de courage. Je soupçonne que tu as beaucoup en commun avec ce jeune Arthur et je crois que c’est ton destin de nous sauver tous.

Chelsea absorbait la scène avec des yeux enthousiastes.

Tamani semblait horrifié.

Laurel savait ce que Jamison allait demander et elle voulait l’arrêter, dire à David qu’il pouvait refuser – qu’il n’était pas obligé de faire cela ; que faire partie de son entourage l’avait déjà assez blessé. Il n’avait pas besoin en plus de devenir un soldat pour Avalon.

— David, avec un nom de roi, dit Jamison d’un ton officiel, il est temps de découvrir si tu le héros que Laurel a toujours vu en toi. Te joindras-tu à nous pour défendre Avalon ?

Laurel regarda Chelsea, mais elle sut immédiatement qu’elle ne recevrait aucune aide d’elle. Son regard était fixé sur l’épée et son expression ressemblait assez à de la jalousie, comme si elle désirait avoir un rôle similaire à jouer elle-même.

Puis, David se tourna pour regarder Tamani, et Laurel se surprit à souhaiter que ce dernier dise quelque chose, n’importe quoi, pour dissuader David d’accepter l’offre de Jamison. Cependant, une sorte d’étrange conversation silencieuse se déroula entre eux et puis Tamani, lui aussi, afficha un air d’envie mélancolique.

– 99 –

Quand David se tourna enfin vers Laurel, elle ferma les yeux, en conflit. David réalisait-il ce que Jamison lui demandait ? La quantité de sang qu’il devrait répandre ?

Mais il s’agissait d’Avalon. Sa terre natale, qu’elle s’en souvienne ou pas. Tant de vies étaient en jeu.

Elle ne pouvait pas prendre cette décision à sa place.

Elle demeura immobile comme une statue, puis elle ouvrit les yeux, rencontrant le regard de David. Elle ne bougea pas, ne cligna même pas des paupières.

Cependant, elle vit la décision inscrite sur son visage.

— Oui, dit-il en la regardant directement.

Le bras allongé de Jamison fut la seule invitation nécessaire à David. Il traversa l’arche de marbre et baissa les yeux sur l’épée. Il toucha le pommeau, avec hésitation au début, comme s’il s’attendait à recevoir une décharge électrique. Lorsque rien ne se produisit, il s’avança d’un pas, posant fermement les pieds de chaque côté de l’arme étincelante.

Ensuite, enroulant les doigts autour de la poignée, David tira l’épée hors de la pierre.

– 100 –

DIX

L’AIR ENVIRONNANT SEMBLA S’ÉLECTRIFIER QUAND LA LAME

cristalline émergea du bloc, et Laurel recula involontairement d’un pas devant les torrents d’énergie qui balayèrent la pièce. Elle sentit le torse de Tamani contre ses épaules et ses mains sur ses coudes qui la stabilisaient, et elle éprouva de la reconnaissance pour son soutien. David restait debout, immobile, fixant l’épée dans son poing avec une expression interrogatrice.

Jamison haleta et ils se tournèrent tous pour voir le sourire s’élargir sur son visage.

— Je n’ai pas honte d’admettre que je n’étais pas complètement convaincu que cela allait marcher. Après toutes ces années, c’est un peu comme un rêve devenant réalité pour moi.

Puis, il s’éclaircit la gorge et reprit son sérieux.

— Nous devons agir vite. La reine arrivera d’un instant à l’autre. Tamani, tu voudras prendre quelque chose aussi.

Jamison fit un geste d’invite vers une petite sélection d’armes scintillantes suspendues sur le mur est de la salle où le bloc de granité maintenant nu se tenait.

— Elles sont belles, dit Tamani dans un souffle, si bas que Laurel douta que quelqu’un d’autre l’eût entendu.

Il marcha vers une longue lance à tête double et la souleva ; les lames de chaque côté paraissaient coupantes comme des lames de rasoir. Laurel ne ressentait pas tout à fait la même impression de nausée que lorsqu’elle se trouvait en présence de fusils, mais c’était proche. Tamani

– 101 –

se retourna et tint le bâton en équilibre dans sa main droite, la levant et l’abaissant quelques fois avant de hocher la tête.

— C’est un bon poids pour moi, dit-il d’une voix sérieuse.

Il s’agissait de sa voix de sentinelle ; un signe qu’il était officiellement en mode combat. Et cela effraya Laurel autant que la lance elle-même.

— Monsieur ?

Tout le monde se tourna pour regarder David. Malgré la puissance inhumaine qui exsudait de lui, il paraissait plutôt perdu.

— Oui, David ? répondit Jamison.

— Je ne… je ne comprends pas. Que dois-je faire ?

Jamison s’avança pour poser une main sur l’épaule de David, mais elle glissa. Le garçon jeta un regard intrigué à la main et Jamison la retira, souriant comme s’il venait tout juste de découvrir quelque chose de merveilleux.

— Crois-moi quand je dis que c’est aussi simple que de brandir l’épée. Elle te guidera et elle compensera tes faiblesses, s’il y a lieu. Mais comme Arthur avant toi, tu dois avoir le courage d’avancer et la force de rester debout.

Il marqua une pause.

— Je te demande vraiment d’accomplir un acte difficile, mais c’est tout à fait dans tes cordes. Je te le promets. Maintenant, venez, dit-il en s’adressant de nouveau à tout le monde. Nous devons nous mettre en route.

Personne ne parla pendant qu’ils traversèrent les salles supérieures, descendirent dans le hall d’entrée et s’engagèrent sur les terres du palais. Ce fut Jamison qui

– 102 –

rompit enfin le silence quand ils atteignirent la voûte en marbre blanc au début du sentier.

— Si nous y retournons par où nous sommes venus, dit-il en tournant la tête en arrière vers le groupe, le vent portant sa voix, il se peut que nous évitions la reine.

— Et pourquoi souhaiterais-tu cela, Jamison ?

La voix de la reine Marion était douce, mais bouillante de rage alors qu’elle passait l’entrée en arche blanche. Par-dessus son épaule, Laurel aperçut une longue file de sentinelles habillées en vert, armes à l’épaule, mêlées à son Am Fear-faire.

Jamison s’arrêta net, son attitude assurée le fuyant un très bref instant avant qu’il ne reprenne ses esprits.

— Parce que tu seras très en colère contre moi, dit-il simplement. Et nous n’avons pas le temps pour cela.

Laurel pouvait voir la question sur les lèvres de la souveraine, mais elle ne la posa pas, scrutant plutôt chaque membre du groupe. Quand son regard tomba sur Excalibur, son expression trahit le choc.

— Jamison, qu’as-tu fait ?

— Ce que les Silencieux savaient que tu ne ferais pas, répondit Jamison d’un ton calme.

— Tu dois réaliser les conséquences de ce geste.

— Je suis conscient de ce qu’elles ont été dans le passé, mais je sais aussi que le passé ne doit pas dicter le présent.

— Tu entraîneras la mort d’Avalon un jour, Jamison.

— Seulement si je t’empêche de la tuer en premier, rétorqua Jamison d’une voix résonnante de fureur contenue.

– 103 –

Les yeux de la reine brillèrent de colère, puis d’un sentiment qui selon Laurel ressemblait à de la pitié.

— Tu es tellement inflexible, lança-t-elle. Cora ellemême disait à quel point tu étais inébranlable quand tu te fixais un but. Bien, fais comme tu le souhaites. Mais rappelle-toi que la branche qui ne plie pas est la première à tomber pendant la tempête. Je refuse de porter la moindre responsabilité pour ta mort. Viens, Yasmine.

La jeune fée d’hiver s’écarta, prenant les mains de Jamison dans les siennes.

— Je veux rester avec toi, dit-elle avec de la détermination dans les yeux.

Toutefois, Jamison secouait déjà la tête.

— Tu ne peux pas.

Après un bref regard vers Marion, il se pencha près de l’oreille de Yasmine.

— Si nous étions là tous les deux pour te protéger, peut-être. Mais je n’ai pas confiance d’y arriver seul.

— Ce n’est pas nécessaire, répondit farouchement Yasmine. Je peux aider.

— Je ne peux pas risquer ta sécurité, reprit Jamison en secouant la tête.

— Tu ne mourras pas, n’est-ce pas ? demanda Yasmine en lançant un regard de reproches à la reine.

— Je n’en ai certainement pas l’intention.

Yasmine regarda brièvement Laurel et Tamani avant de baisser la voix.

— Je peux accomplir de grandes choses, affirma-t-elle si bas que Laurel l’entendit à peine. Tu me le dis depuis des années – que je peux et que je ferai de grandes choses.

– 104 –

C’est précisément pourquoi tu dois rester ici, déclara Jamison en levant une main pour caresser son visage. Ce que nous devons faire maintenant n’est pas remarquable –

c’est seulement nécessaire. Il importe plus aujourd’hui que n’importe quand auparavant que tu restes en vie afin que tu puisses réaliser ces grandes choses. Avalon ne peut pas te perdre, sinon tous nos efforts auront été vains au moment même où ils sont sur le point de porter leurs fruits.

Qu’elle comprît ou non le discours énigmatique de Jamison, Yasmine hocha la tête pour marquer son accord, puis elle se retourna pour rattraper Marion, qui ne l’avait pas attendue. Les yeux de Jamison suivirent les deux fées d’hiver jusqu’à ce qu’elles atteignent le palais et fussent en sécurité à l’intérieur avec leur Am Fear-faire. Seulement à ce moment-là se tourna-t-il vers le groupe.

— Venez, dit-il d’une voix tendue en les guidant vers le bas.

— Elles sont… tellement nombreuses, dit Laurel à Tamani pendant qu’ils suivaient Jamison, dépassant des rangs de sentinelles marchant encore vers le haut sur le sentier menant au palais d’hiver.

— Plus ou moins deux cents, gronda Tamani.

— Deux cents ? s’exclama Laurel, le souffle coincé dans sa gorge. En a-t-elle vraiment besoin d’autant ?

— Bien sûr que non, répondit Tamani.

Laurel hésita.

— Avalon peut-elle se passer d’autant de sentinelles ?

— Bien sûr que non, répéta-t-il les yeux vides. Allons-y.

Il lui prit la main, et ils suivirent Jamison, David et Chelsea. Les pieds de Laurel semblaient avancer de leur propre chef alors que la gravité la tirait en bas de la colline

– 105 –

sur le sentier qui menait au portail du Jardin. La file de sentinelles se termina enfin, et sous peu, même le bruit de leur marche cadencée s’évanouit, ne laissant que le son de leurs propres respirations et de leurs pas traînants.

Laurel releva brusquement la tête lorsque le silence fut déchiré par un coup de feu assourdissant.

— Nous arrivons trop tard, grogna Tamani.

— Ils sont ici ? demanda Laurel. C’était trop tôt !

Et ils ont des fusils, dit David, le visage pâle.

— Ce n’est pas grave, intervint Jamison. Nous avons quelque chose de mieux. Vous, les jeunes, devriez peut-

être courir devant. J’ai bien peur que mes vieilles tiges vous ralentissent.

Les autres se tournèrent pour regarder l’épée scintillante, et le visage de David blêmit. Toutefois, la prise de Tamani se resserra sur sa lance.

— Allons tuer quelques trolls.

Ils coururent tous les quatre le reste du trajet jusqu’au portail du Jardin où régnait le tumulte. Le dessus des murs était occupé par des rangées de sentinelles maniant des arcs et des frondes ; d’autres passaient des couteaux et des lances. La plupart des sentinelles semblaient sur le point de paniquer et toute l’opération affichait un air de désorganisation.

Laurel entendit l’une des sentinelles armées crier à une fée de printemps vêtue ordinairement et trimballant une brouette pleine de potions :

— Le caesafum ne fonctionne pas ! Aucun des trucs de Mélangeuses ne fonctionne ! Retourne en territoire du printemps et dis-leur que nous avons besoin de plus d’armes !

– 106 –

— Je…

Cependant, la réponse de la fée anonyme fut couverte par le rugissement de la pierre qui tombait à quelque vingt mètres de l’entrée du Jardin. Immédiatement, un cri s’éleva :

— Brèche dans le mur !

— Nous devons refermer la brèche, déclara Tamani. Le Jardin forme un goulot d’étranglement secondaire, après les portails. Nous devons contenir la menace jusqu’à ce que Jamison nous rattrape. David, je veux que tu te places à la pointe.

David cligna des yeux.

— Cela signifie que je veux que tu prennes la tête. Rien ne peut te blesser.

— En es-tu sûr ? demanda David, la voix tremblante sur le premier mot avant d’en reprendre le contrôle.

Tamani fixa un regard déterminé sur David.

— J’en suis sûr. Ne lâche pas l’épée, c’est tout, dit-il sérieusement. D’après les dires de Jamison, je ne pense pas que quiconque puisse te l’enlever ni te l’arracher des mains. Mais tout de même, quoi que tu fasses, ne la lâche pas. Tant que tes mains restent sur cette poignée, tu iras bien.

David hocha la tête et Laurel reconnut son expression de marbre. C’était l’air qu’il avait affiché lorsqu’il l’avait tirée de la rivière Chetco ; quand il l’avait portée dans la mer jusqu’au phare pour sauver Chelsea ; quand il avait insisté pour revenir garder Yuki la nuit précédente.

C’était le David qui pouvait vaincre n’importe quoi.

Il plongea le bout de son épée dans la terre et il s’essuya les mains sur son jean. Chelsea sautilla d’un pied sur

– 107 –

l’autre à côté de Laurel jusqu’à ce que cette dernière ait envie de lui attraper le bras pour la river sur place. Après une profonde respiration, David fit craquer ses jointures –

combien de fois Laurel l’avait-elle regardé faire ce geste ?

– et il tendit la main vers Excalibur.

— Tant pis, marmonna Chelsea dans sa barbe en s’immobilisant enfin. Je ne vais pas mourir aujourd’hui sans le faire. Attends ! cria-t-elle avant qu’il ne puisse toucher l’épée.

David eut à peine le temps de se retourner avant que Chelsea lui enserre le visage et l’attire vers le bas, pressant fermement ses lèvres sur les siennes. Laurel vit l’instant davantage comme une photo instantanée que comme un événement réel. Chelsea. Embrassant David. Pas un acte romantique ni de séduction – plutôt un geste de désespoir et de bravade. Néanmoins, Chelsea embrassait le petit ami de Laurel.

Il n’est pas mon petit ami, se dit Laurel. Elle baissa les paupières et repoussa son étrange jalousie. Quand elle releva les yeux, le sentiment avait disparu.

Le visage brûlant, Chelsea se détourna brusquement de David, évitant le regard des autres – particulièrement celui de Laurel.

David resta bouche bée un moment avant de reprendre ses esprits et de s’emparer d’Excalibur ; il la posa sur son épaule et il se tourna pour suivre Tamani.

Lui aussi se déroba au regard de Laurel.

La poussière retombait déjà quand ils arrivèrent à la brèche, et les trolls qu’ils purent apercevoir étaient lourdement armés. Laurel avait anticipé que les soldats de Klea porteraient des fusils, mais ce terme était beaucoup trop simple pour ces armes. Il s’agissait de semi-automatiques, de fusils d’assaut, de mitraillettes, le genre

– 108 –

de fusils que Laurel avait vus seulement dans les films.

Des sentinelles avaient immobilisé certains des trolls dans le trou pendant qu’ils essayaient de s’enfuir – des corps criblés de flèches gisaient de l’autre côté du mur, témoignage de la vigilance des archers –, mais le reste des trolls attendaient que les fées abandonnent leur couverture, qu’elles s’éloignent de la sécurité des murs de pierres et qu’elles transportent la bataille plus près d’eux.

David sembla à peine hésiter avant de faire exactement ce que les trolls désiraient à l’évidence ; il souleva Excalibur et traversa le trou dans le mur d’une grande enjambée. Le premier troll porteur de fusils le repéra et il ouvrit le feu pendant que Tamani faisait accroupir Chelsea et Laurel derrière un tremble à l’écorce lisse, mais pas avant que Laurel n’eut le temps de voir David baisser la tête et lever un bras par réflexe comme pour se protéger de l’attaque. Le fusil d’un second troll se joignit au premier, des coups tirés en staccato comme une série de feux d’artifice attaquant les oreilles de Laurel encore plus fortement que le cri s’échappant de ses lèvres.

Elle s’obligea à jeter un coup d’œil au détour de l’arbre sur David, qui, constata-t-elle avec soulagement, était encore debout. Il examina ses membres et toucha son visage avant de pointer Excalibur devant lui et de la détailler de la pointe à la poignée. Puis, il tendit la main vers le sol et ramassa quelque chose.

Laurel mit un moment à comprendre que la perle en métal vaguement oblongue dans la main de David était une balle. Il resta là, sourd au combat, fixant le bout de métal déformé, l’émerveillement apparaissant lentement sur son visage.

— Oui, l’épée fonctionne ! cria Tamani par-dessus les coups de feu, reculant en tressaillant quand une balle

– 109 –

entailla l’arbre près de son visage. Maintenant, peux-tu s’il te plaît tuer quelques trolls ?

Secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées, David se tourna et chargea ses assaillants. Plusieurs d’entre eux sourirent d’un air menaçant ; David ressemblait à un enfant avec un bâton se préparant à battre un train de marchandises.

Cependant, quand il brandit maladroitement sa lame enchantée, elle pourfendit le troll le plus près.

Laurel ne savait pas trop à quoi elle s’était attendue, mais certainement pas à ce que le troll tombe au sol en deux morceaux nettement tranchés.

Cela ne semblait pas non plus tout à fait ce que David avait prévu. Il s’arrêta et fixa le cadavre ensanglanté à ses pieds. Les autres trolls hurlèrent et attaquèrent, leurs poings, leurs couteaux et leurs gourdins ne réussissant même pas à bousculer David. Avec un geste saccadé qui semblait plus mû par le réflexe que par la volonté, David abaissa encore une fois l’épée et un second troll s’écroula en fragments couverts de sang.

— C’est l’heure de la collation, murmura Chelsea, impressionnée.

Devant les cadavres de deux trolls à ses pieds, David resta une nouvelle fois inactif, stoppé par la stupéfaction.

Laurel pouvait voir son torse se soulever et s’abaisser pendant qu’il fixait le carnage.

— David !

La voix de Tamani était tranchante, mais Laurel pensa y déceler de l’inquiétude aussi. Les autres trolls s’étaient remis de leur choc et relevaient leurs armes.

Reprenant ses sens, David fronça les sourcils. Il plongea en avant, tranchant en deux l’énorme fusil d’un

– 110 –

troll, puis en séparant un autre de son arme en lui coupant les mains. Ses coups d’épée devinrent plus féroces, fendant sans distinction le métal et la chair avec le seul effort nécessaire pour découper de la gélatine avec un couteau à steak.

Alors que David faisait une percée parmi les attaquants, Tamani quitta le couvert des arbres.

— Faites passer des sentinelles dans cette brèche !

hurla-t-il. Ceux qui n’ont pas d’armes, je veux que vous empiliez des pierres !

Les sentinelles réussirent à tuer plusieurs des trolls qui se déversaient par le portail, mais plusieurs n’étaient pas suffisants ; les sentinelles perdaient du terrain. Des batailles avaient éclaté dans une douzaine d’endroits disséminés dans le Jardin et les archers sur les murs marchaient de long en large dans un effort pour contenir les trolls sans blesser les sentinelles au sol.

— Il y en a trop, cria David en secouant la tête. Je ne pourrai pas les faire tomber tous avant qu’ils démolissent une plus grande partie du mur.

— Alors, endiguons au moins le flot, répondit Tamani.

Si nous pouvons empêcher d’autres trolls de traverser le portail, peut-être…

Ses paroles furent cependant interrompues alors qu’un groupe de six ou sept trolls émergea des arbres, filant vers la brèche. Avant que quiconque sur le mur puisse réagir, toutefois, de grosses racines surgirent du sol, faisant gicler de la terre noire dans les airs. Elles ondulèrent d’une manière menaçante et pendant un moment, Laurel eut peur que Yuki fût arrivée pour en finir avec eux, mais les racines reculèrent, lançant les trolls contre les arbres où leurs hurlements de colère se transformèrent en cris de douleur.

– 111 –

— Je suis d’accord, dit Jamison en venant de l’entrée du Jardin.

À un moment donné, il avait rejoint son Am Fear-faire qui à l’évidence était prêt à se battre à ses côtés.

— Si David peut défendre le portail lui-même, je crois que les sentinelles peuvent nettoyer le Jardin.

Laurel ne comprenait pas comment Jamison pouvait conserver un calme si optimiste au milieu d’un tel chaos, mais les sentinelles assez près pour entendre la déclaration de Jamison furent visiblement encouragées par ses mots, et Laurel réalisa que c’était voulu.

— La plupart de ces sentinelles n’ont jamais vu un troll, elles en ont encore moins tué un, murmura Jamison à Tamani et à David, confirmant la conclusion de Laurel.

Tamani, ton expérience n’a pas de prix ici. Si tu me permets de surveiller ta protégée, je te promets de te la rendre saine et sauve. Je souhaite que tu rejoignes David au portail.

Tamani hocha la tête, bien que sa mâchoire fût serrée ; Laurel savait qu’il n’aimait pas la quitter, mais il n’allait pas discuter avec Jamison. David ne dit rien non plus –

bien qu’il réservât un bref regard à Laurel et Chelsea avant de suivre Tamani dans les arbres.

— Restez près, leur dit Jamison sans les regarder, son attention totalement centrée sur le combat.

Avec un hochement de tête, deux des Am Fear-faire se déplacèrent pour inclure Laurel et Chelsea dans leur cercle de protection.

Jamison partit vers le périmètre intérieur du portail du Jardin comme s’il se promenait nonchalamment le soir.

Quand ils tombèrent sur deux trolls habillés en noir démolissant de gros morceaux du mur de pierres, Jamison

– 112 –

se pencha en étirant ses bras vers l’avant. Imitant sa posture, deux énormes chênes s’inclinèrent aussi ; leurs puissantes branches craquèrent et gémirent en s’enroulant autour des trolls, puis elles se redressèrent, lançant les bêtes à une telle hauteur que Laurel sut qu’elles ne survivraient pas à la chute.

Avant que Laurel ait le temps de s’appesantir trop longtemps sur ce quelle ressentirait si elle était lancée vers une mort certaine par un chêne, ils rencontrèrent une petite troupe de sentinelles se battant désespérément contre plusieurs trolls, qui s’étaient armés de grosses branches d’arbre et qu’ils maniaient comme des gourdins.

Laurel supposa qu’ils étaient sur le point de voir leurs armes de bois se retourner contre eux ; mais à la place, quand l’un des trolls chargea Jamison, il s’enfonça dans le sol, griffant la terre comme un fou quand elle se referma au-dessus de sa tête.

Un par un, les trolls disparurent comme s’ils avaient marché sur du sable mouvant. Lorsque le dernier se retourna pour fuir, Laurel vit les racines que Jamison appelait du sol afin qu’elles traînent le troll sous la terre, l’enterrant vivant dans le sol fertile d’Avalon.

Laurel tenta de garder un œil sur les gars pendant que Jamison faisait le tour du Jardin, assistant les sentinelles.

Il était presque impossible de rater les arcs de sang dessinés pratiquement par chaque coup de l’arme magique de David. Il ressemblait moins à un épéiste qu’à un fermier en pleine récolte printanière, cueillant sans fin des monstres hurlants. Il était réellement intouchable. Peu importe qu’il change de direction ou qu’il vise un troll, chaque mouvement de son épée faisait tomber des corps.

À l’occasion, Tamani sortait de la bataille pour crier un ordre à quelqu’un, mais même s’il portait le t-shirt de son père, Laurel avait de la difficulté à le suivre alors qu’il se

– 113 –

mêlait aux autres sentinelles, balançant toutes leurs armes, se protégeant l’une l’autre et se battant pour éloigner les trolls.

Tout d’abord, quand ils avaient pénétré dans le Jardin, Laurel avait pensé qu’il était impossible que cette force de combat simple puisse vaincre les hordes folles de bataille se déversant du portail. Mais maintenant – avec l’aide de Jamison et d’Excalibur –, les fées repoussaient lentement, lentement les trolls par le portail.

Elles gagnaient.

Puis, aussi brusquement qu’elle avait commencé, la guerre pour le portail cessa. Les cris des sentinelles furent assourdissants quand elles refermèrent les rangs sur une poignée de trolls restants. Le dernier troll vaincu, tous les regards se portèrent sur le portail.

Mais il n’en vint plus rien.

– 114 –

ONZE

APRÈS LA FUREUR DU COMBAT, LE SILENCE ÉTAIT

assourdissant. Les oreilles de Laurel s’ajustèrent graduellement et sous peu elle put percevoir des gémissements et des murmures de douleur venant des fées blessées, et le bourdonnement de celles sur les murs qui répandaient les nouvelles à celles qui n’en avaient pas été témoins.

Tamani protégeait l’une de ses épaules, et son regard restait prudent alors que lui et David s’approchaient du cercle d’Am Fear-faire de Jamison.

— Ce n’est pas terminé, déclara-t-il doucement. Si c’était le cas, mes sentinelles seraient entrées immédiatement pour nous le confirmer.

Il serra les dents.

— Klea et Yuki se trouvent toujours de l’autre côté.

— Néanmoins, dit Jamison avec un geste englobant Tamani et David. Si nous ne transportons pas la bataille jusqu’à elles, elles viendront certainement à nous avec le temps.

— Nous avons une force correcte assemblée ici. Je vais les mener par l’ouverture, dit Tamani.

— Laisse-moi le faire, intervint doucement David en levant son épée.

Tamani hésita. Laurel voyait le combat entre la fierté et le bon sens faire rage dans ses yeux. Cependant, la prudence l’emporta ; Tamani hocha la tête et commença à crier des ordres aux sentinelles rassemblées, qui

– 115 –

épaulèrent de nouveau leurs armes et se mirent en formation.

Toutefois, le regard de Laurel restait sur le portail. Elle pouvait voir les séquoias californiens à travers, ceux qui encerclaient la clairière – qui semblait vide. Où étaient les sentinelles ? Et le reste des trolls ? Elle pensa voir briller l’éclat du cuir noir, mais elle se convainquit qu’elle sursautait devant des ombres.

Puis, quelque chose de petit et jaune roula à travers le portail.

Elle fut immédiatement avalée par la terre – l’œuvre de Jamison, Laurel n’en douta pas – alors même que plusieurs autres boîtes semblables apparaissaient dans un sifflement par le portail, vomissant des nuages de gaz vert nauséeux qui s’élevèrent et se propagèrent à une vitesse incroyable.

Laurel réussit à retenir son souffle juste avant que la fumée ne l’enveloppe. D’autres boîtes entrèrent à flots, et Laurel cligna des paupières et plissa le nez dans l’obscurité. Elle regarda avec horreur Jamison chanceler, puis s’écrouler sur la pelouse émeraude à côté de son Am Fear-faire. Les sentinelles encore debout virent la fée d’hiver tomber, puis elles se tournèrent en panique pour fuir le brouillard qui gagnait du terrain. Cependant, il s’étendait plus vite qu’elles ne pouvaient courir. Une recette spéciale de Klea, sans aucun doute.

Combattant le flot de sentinelles battant en retraite, Laurel pivota en essayant de trouver ses amis. Elle repéra David, qui se tenait debout, immobile comme une pierre au milieu de la rivière tumultueuse de sentinelles ; Excalibur était dans sa main et il la fixait comme pour demander : Que suis-je censé faire maintenant ? À la vitesse à laquelle le gaz gagnait du terrain, il avait peu

– 116 –

d’autres choix que de courir avec elles. Même avec Excalibur, il lui était certainement nécessaire de respirer.

Laurel ne mit qu’un instant à réaliser qu’elle pouvait le sauver.

De la même manière qu’il lui avait porté secours une fois auparavant.

Laurel se précipita sur David, l’agrippant par le devant de son chandail trempé de sang. Sa main glissa, comme si elle avait attrapé un fantôme ; trop tard, elle se souvint que tant qu’il tenait Excalibur, elle ne pouvait pas le toucher. Elle se sentit repoussée par la foule paniquée et elle résista à l’envie de hurler.

Puis, la main de David se posa sur son poignet et il l’attira vers lui. Son regard était dur et sa prise sur son bras était solide quand il plaça une main sur le côté de son cou, comme il avait l’habitude de le faire avant. Elle pouvait sentir le cœur de David battre à toute vitesse dans sa poitrine alors qu’elle rapprochait son visage, puis qu’elle appuyait fortement sa bouche contre la sienne.

Laurel entendit un son étrange et elle ouvrit les yeux pour découvrir Chelsea à quelques mètres seulement, la main pressée sur sa bouche, les observant. Derrière Chelsea, Tamani avait interrompu sa tâche de traîner un Jamison inconscient pour les fixer d’un air perplexe.

Laurel inspira et elle les regarda par-dessus l’épaule de David, attirant leurs regards.

— Respirez ! ordonna-t-elle, s’assurant de ne pas laisser entrer d’air humide dans sa bouche.

La compréhension illumina le regard de Chelsea et elle pivota brusquement vers Tamani avec un petit sourire narquois. Elle s’agrippa fermement à ses oreilles et elle pressa ses lèvres contre les siennes.

– 117 –

Et ils se tinrent ainsi, quatre silhouettes abandonnées par les vivants, entourées par les morts, s’accrochant les unes aux autres. D’après leur expérience au fond de la Chetco, Laurel et David savaient qu’ils pouvaient partager leurs respirations pendant longtemps. S’ils procédaient avec prudence, ils pourraient fuir la fumée, peu importe jusqu’où elle avancerait. Et David pouvait toujours porter l’épée entre deux respirations.

Mais que ferons-nous sans Jamison ?

Laurel s’écarta de David et s’agenouilla à côté de la fée d’hiver. Elle posa les deux mains sur son torse et – à sa grande surprise – elles se soulevèrent quand la fée respira.

Laurel s’était presque convaincue que c’était du pur désir de sa part lorsqu’il recommença.

Jamison était en vie !

Laurel se retourna et attrapa Tamani par le bras. Elle lui prit la main et la posa sur le torse de Jamison, qui bougeait lentement de haut en bas avec chaque respiration superficielle, fixant un regard entendu sur lui. Les épaules de Tamani retombèrent, probablement de soulagement, quand il comprit.

Cela signifiait que le gaz n’était pas instantanément mortel et que la plupart des fées autour deux étaient encore vivantes – mais pour combien de temps ?

Un bruit de pas bruissant dans l’herbe épaisse indiquait que leur temps était limité. Laurel marqua une pause, scrutant la brume. Elle distinguait seulement des ombres, mais les formes imposantes n’appartenaient manifestement pas à des fées, et ce fut la seule confirmation dont Laurel eut besoin. L’assaut était sur le point de reprendre. Peu importe ce qu’était ce gaz soporifique, il ne visait qu’à leur redonner le dessus.

– 118 –

Après avoir rapidement mimé une demande d’aide à Chelsea, Tamani tira Jamison sur le dos et ils commencèrent à le traîner vers les portails en bois devant le Jardin. Alors qu’ils approchaient du mur, la fumée sembla se dissiper, et quand ils émergèrent de la lourde entrée en bois, l’air était sain et respirable.

— Visez !

L’appel fut lancé à voix basse – les fées avaient découvert les trolls et elles espéraient les prendre par surprise. Sur son tout premier souffle, Tamani cria :

— Pas de flèches !

La sentinelle qui donnait des ordres aux archers en haut du mur du jardin regarda en bas depuis les remparts.

— Nous ne pouvons pas les combattre là-dedans ! Nous ne les voyons même pas. Ils perceront certainement le mur cette fois. Tout ce que nous pouvons faire est de faire pleuvoir des flèches d’ici aussi vite que nous sommes capables.

— C’est un gaz soporifique, répliqua Tamani. Tout le monde qui en a respiré est sans défense, mais en vie ; si vous tirez maintenant – particulièrement à l’aveugle –, vous tuerez autant de fées que de trolls. Nous devons battre en retraite. Prendre une position plus défendable.

La sentinelle-commandante ferma les yeux un instant, sa bouche formant une mince ligne.

— Nous n’abandonnerons pas notre poste, dit-elle. Je vais trouver quelque chose.

Elle se hâta de rejoindre l’archer le plus près d’elle, à l’évidence activant un plan de rechange quelconque.

Laurel souhaitait qu’il soit bon.

— David ?

– 119 –

La voix de Chelsea était teintée d’inquiétude, et Laurel se retourna pour voir David fixer sa main libre – tachée de rouge –, la tournant d’un côté et de l’autre. Ses vêtements étaient aussi ensanglantés et il tâta délicatement son visage, qui était strié de sang rouge-brun en train de sécher.

— David ? répéta Chelsea quand les yeux de son ami semblèrent devenir flous lorsqu’il posa une main sur son front.

Il ne donna aucun signe de l’avoir entendue.

— David ! dit Laurel aussi sèchement quelle osa.

Cette fois, il leva les yeux, et l’estomac de Laurel se retourna devant l’horreur sans fond dans son regard.

— Laurel, je… je ne…

Laurel prit son visage entre ses mains, l’obligeant à la regarder.

— Ça va. Tu iras bien, déclara-t-elle.

Il venait sûrement juste de comprendre ce qu’il avait fait. Cela prit encore quelques secondes, mais ses yeux se calmèrent enfin. Laurel savait qu’il repoussait son désarroi

– il devrait l’affronter plus tard –, mais pour l’instant cela devrait aller. Respirant profondément une fois, il reprit l’épée et se repositionna devant l’entrée du Jardin.

Laurel reporta son attention sur Tamani, qui avait allongé Jamison sur le sol et écoutait aux lèvres de la vieille fée d’hiver.

— Il est vraiment sonné. Nous devons trouver une façon de le réveiller.

— Nous devons aller à l’Académie, dit Laurel.

– 120 –

Quelqu’un là-bas pouvait certainement réveiller Jamison. J’aurais dû amener ma trousse, songea-t-elle avec regret. Puis, elle comprit quelque chose.

— Ils ne sont pas au courant de l’immunisation ! Ils seront impuissants si les trolls réussissent à passer.

Penser aux dommages que même un seul des trolls immunisés peut causer à l’Académie était assez effrayant.

En ce qui concerne tout un groupe…

— Ils ne sont pas les seuls, déclara Tamani d’un air sombre.

— Nous devons y aller maintenant, reprit Laurel en serrant la manche de Tamani. Nous devons nous rendre à l’Académie et les prévenir ! Elles pourront réveiller Jamison, j’en suis certaine.

— Nous n’avons pas le temps ! gronda Tamani. Et aucune couverture. Si nous portions Jamison en montant la colline, nous serions comme un fruit mûr prêt à être cueilli pour les trolls qui entreront. Même si nous atteignons l’Académie, tu as raison – elles sont impuissantes. Nous ne pouvons pas risquer de perdre Jamison. Il sera davantage en sécurité si nous l’amenons en territoire du printemps. Il y a des sentinelles là-bas et des ingrédients en abondance pour que tu tentes de…

— Je suis sensible à ta confiance, dit calmement Laurel en se demandant si Tamani essayait trop de la protéger.

Mais si quelqu’un peut réveiller Jamison, c’est Yeardley.

Et même s’il ne le peut pas, quelqu’un doit le prévenir !

— Tous mes hommes se trouvent là-bas ! s’exclama sèchement Tamani en pointant la brume verte qui emplissait le Jardin emmuré. Et les sentinelles ici refusent de battre en retraite. Nous n’avons personne à dépêcher. A moins…

– 121 –

Sa voix s’estompa et il observa Chelsea.

— Tu es rapide, dit-il.

— Non, dit Laurel tout bas.

— Chelsea, reprit Tamani en se tournant pour la regarder complètement en face. J’ai besoin que tu coures.

Chelsea hocha la tête.

— Je suis bonne à ce jeu.

— En haut de ce sentier, il y a une immense structure grise à ta droite – couverte de lierres en fleur, tu ne peux pas la rater ; entre par les grilles d’entrée et va jusqu’aux portes principales. Si tu es rapide – plus rapide que jamais auparavant dans ta vie –, tu peux les sauver.

— Non, répéta Laurel, plus fort cette fois.

— Informe-les à propos de l’immunisation, fais-leur ériger une barricade devant toutes les entrées. Aussi haute et solide que possible. Et les fenêtres ; barricadez-les d’une manière ou d’une autre. Elles sont intelligentes – comme toi –, elles trouveront quelque chose.

— Je suis partie, affirma Chelsea en se relevant de sa position à genoux.

— Non ! s’exclama Laurel, et elle sentit que David s’approchait derrière elle.

— Elle ne peut pas y aller seule, dit-il en brandissant son épée.

— Il le faut, rétorqua Tamani. J’ai besoin que tu m’aides à protéger Jamison et j’ai besoin que Laurel tente de le réveiller. La reine n’aidera pas avant qu’il soit trop tard, alors il constitue encore notre meilleure chance de vaincre. Nous ne pouvons pas le laisser mourir.

– 122 –

— Je le fais, intervint Chelsea en serrant la mâchoire tout en affrontant Laurel et David. Si vous voulez proposer quelque chose d’utile, allez-y maintenant. Je pars dans dix secondes.

— Trouve Yeardley, dit Laurel en croyant à peine les mots qui sortaient de sa bouche. Et Katya. Dis-leur que je t’envoie ; ils écouteront.

Elle hésita.

— Ne leur dis pas que tu es humaine, ajouta-t-elle doucement, détestant le fait de savoir que cela aiderait.

Avec de la chance, ils ne le constateraient pas d’eux-mêmes dans la cohue.

Chelsea opina, puis elle tourna les yeux vers le sommet de la colline.

— Coureurs, en position, murmura-t-elle. Go.

Le menton de Laurel trembla en regardant sa meilleure amie, l’air extrêmement seule à flanc de coteau.

— Je ne sais pas si je pourrai te le pardonner si elle meurt, dit Laurel.

Tamani garda le silence un long moment.

— Je le sais.

– 123 –

DOUZE

— JE VAIS PRENDRE JAMISON, DIT TAMANI.

Chelsea était réellement rapide et cela lui donnait de l’espoir – mais il ne pouvait pas perdre un autre instant à s’inquiéter pour elle.

— Nous contournerons le territoire du printemps par les arbres. Cela nous dissimulera assez longtemps pour rejoindre ma mère. Avec de la chance, entre son expérience en jardinage et celle de Laurel en mélanges, nous pourrons faire quelque chose pour lui.

Avec un peu d’aide de Laurel, il manœuvra de manière à installer Jamison sur ses épaules.

— Laurel, suis-moi. David, surveille nos arrières.

En se mettant en route pour le territoire du printemps, Tamani se demanda – non pour la première fois – s’ils devaient rester sur la route principale. Toutefois, ils avaient vu à quelle vitesse les trolls pouvaient envahir le portail du Jardin ; cette fois, il n’y aurait personne pour les repousser. Les sentinelles restantes pourraient les contenir un temps, mais Tamani n’était pas optimiste, et une fois que le Jardin tomberait, sécuriser la route principale serait sûrement la priorité suivante de Klea.

Tant qu’il portait Jamison, il ne pouvait pas vraiment courir, ce qui signifiait se frayer un chemin en bas sur les sentiers à peine visibles où il avait joué quand il était un jeune plant.

Il tenta de ne pas penser aux sentinelles qu’il abandonnait à leur mort.

– 124 –

Elles se sacrifient pour le bien commun, se répéta-t-il, encore et encore, pendant qu’ils avançaient péniblement dans les bois, progressant lentement, mais régulièrement vers le pied de la colline. Pendant des années, Shar avait enfoncé ce concept dans sa tête – le bien commun –, mais il ne l’avait pas vraiment compris avant cet instant.

Shar.

Il ne pouvait pas songer à lui maintenant.

Ils mirent moins d’une heure à atteindre la clairière à l’arrière de la demeure de sa mère, bien que chaque pas leur parut durer une éternité ; Jamison n’était pas une grosse fée, mais il semblait devenir de plus en plus lourd à mesure que leur voyage progressait, et Tamani combattait l’épuisement. Il fonctionnait avec trop peu de réserve de sommeil.

— Restez accroupis, murmura Tamani en survolant du regard l’étendue herbeuse entre eux et la maison.

Les rues étaient désertes et les trolls ne paraissaient pas avoir rejoint cette partie des quartiers du territoire du printemps, mais Tamani était plus avisé que de laisser tomber sa garde pour autant. À son signal, ils s’élancèrent tous les trois dans la clairière à découvert et volèrent pratiquement jusqu’à l’arbre arrondi où demeurait la mère de Tamani. Quand ils atteignirent le mur arrière, il tourna le loquet artistiquement dissimulé et poussa, mais rien ne bougea. Il poussa encore, en vain. Avec un grondement, il leva un pied et donna un coup aussi fort que possible, et la porte cachée se balança violemment sur ses gonds lorsqu’elle céda.

Il s’avança et il eut à peine le temps de s’arrêter avant que le couteau sur sa gorge ne lui perce la peau.

— Par le berceau de la Déesse, Tam !

– 125 –

Sa mère retira le couteau et s’écarta pour leur libérer le passage. Dès qu’ils furent entrés, elle jeta un bref coup d’œil sur le champ et elle referma la porte.

— Je croyais que vous étiez des trolls. La jeune Sora vient juste de passer ici pour dire que des trolls progressent vers le territoire du printemps. Je pensais aller me joindre aux sentinelles protégeant les barricades.

— J’ai un travail plus important pour toi pour l’instant, dit Tamani en marchant à grandes enjambées vers la chambre à coucher de sa mère pour allonger Jamison sur son lit.

— Par le ciel et la terre, est-ce… Jamison ? s’exclama-telle en retirant déjà ses protège-bras, tombant à genoux à côté de sa couche. Que lui est-il arrivé ?

Tamani le lui expliqua aussi vite que possible.

— Nous devons le réveiller. J’ai pensé que tu pourrais assister Laurel pour cela.

— Bien sûr, acquiesça-t-elle en ôtant le reste de son armure. C’est dommage que le vieux Tanzer se soit joint aux Silencieux, il saurait exactement quoi faire.

— Je n’avais pas entendu cette nouvelle, dit Tamani, ses épaules s’affaissant sous la déception.

Il avait osé espérer… Mais Laurel s’en sortirait. Il le fallait !

Voyant la perplexité sur son visage, il expliqua :

— Tanzer était un ami de ma mère. Il… vivait près d’ici.

— Le meilleur Mélangeur que j’aie jamais connu, déclara celle-ci en pressant ses mains sur les joues couleur de cendre de Jamison. À une époque, je les connaissais tous. Peu de Mélangeuses viennent vivre sur le territoire du printemps, par contre.

– 126 –

— Tu as parlé de barricades ? demanda Tamani.

Sa mère hocha la tête.

— La route principale ; près des huttes pour la lessive.

Quand les trolls réussiront à y percer une brèche, nous combattrons dans les rues.

Pas si, mais quand. Le désespoir menaçait de le consumer ; la reine leur avait tourné le dos, Jamison était invalide, le portail du Jardin était tombé.

Au moins, ils avaient encore David.

Et David avait toujours l’épée.

— Fais ce que tu peux pour Jamison, dit Tamani en croisant le regard de Laurel. Tous les trucs de Mélangeuse auxquels tu peux penser – vas-y. Nous devons nous rendre aux barricades – faire ce que nous pouvons.

La mère de Tamani le regarda en fronçant les sourcils, puis elle se leva et l’attira à l’écart, là où Laurel et David ne pouvaient pas l’entendre.

— Je sais qui il est, dit-elle de son ton de mère en inclinant la tête vers David. Ne l’amène pas là-bas pour qu’il s’y fasse tuer afin de servir ta propre cause, Tam. Une victoire sans honneur n’est pas une victoire du tout.

Cependant, Tamani secouait déjà la tête.

— Ce n’est pas comme tu crois. Il a l’épée, maman.

Celle dont Shar parlait en murmurant. Elle est réelle et je l’ai vu l’utiliser.

Il jeta un coup d’œil à David.

— Avec Jamison hors de combat, il constitue notre seul espoir.

Sa mère garda le silence un moment.

— Est-elle vraiment aussi terrible ?

– 127 –

Tamani lui pressa la main.

— Alors, vas-y, dit-elle. Que la Déesse vous protège tous les deux.

Elle s’apprêta à s’éloigner, puis elle tendit la main vers son bras et elle l’attira près d’elle et lui pressa une main sur la joue.

— Je t’aime, mon fils. Peu importe ce qui se passera aujourd’hui, souviens-t’en.

Tamani ravala difficilement sa salive et il hocha la tête.

Il se tourna vers Laurel, et elle lui donna l’impression de vouloir dire quelque chose, mais Tamani ne savait pas trop s’il pourrait le supporter. Il s’éloigna doucement d’elle pour regarder David en face.

— Es-tu prêt ?

Ils étaient presque arrivés à la porte avant que Laurel ne s’écrie :

— Tam, David !

Tamani ferma les paupières et s’arma de courage pour résister à ses protestations, mais pendant un moment elle ne dit rien. Puis, à son étonnement, elle murmura seulement :

— Soyez prudents.

Reconnaissant pour sa compréhension, Tamani agita la main et il guida David vers le devant de la maison pour revenir sur la route principale. Les bruits de la bataille leur parvinrent rapidement aux oreilles.

— Ces espèces de trolls sont tellement rapides, marmonna Tamani dans sa barbe.

Ses doigts se resserrèrent sur sa lance ; il était à nouveau temps de combattre. Il s’était rarement battu –

ou entraîné – avec une arme aussi bonne. Elle faisait

– 128 –

tomber les trolls tellement plus facilement que les petits couteaux qu’il transportait habituellement. De bonnes armes signifiaient des trolls morts, et avec chaque troll abattu, il sentait que Laurel était d’autant plus en sécurité.

Et qu’est-ce qui pouvait être plus important ?

— Je veux que tu centres ton attention sur les trolls équipés de fusils, cria Tamani à David par-dessus son épaule. Si on se fie à la bataille au portail, il n’y en aura pas beaucoup, mais les fées ici ne sauront même pas ce qu’est un fusil et encore moins qu’il faut les craindre.

— D’accord, répondit David d’une voix tendue.

Tamani devait l’admettre, pour un civil sans entraînement, David réagissait bien à tout ce qui lui arrivait.

Tamani agita brièvement la main en signe de reconnaissance quand ils passèrent sous un toit rempli d’archers tirant des flèches au-dessus d’une barricade solidement construite. Des pieux aiguisés – pour la plupart des poteaux de clôture transformés – s’étiraient sur la route principale là où elle plongeait entre deux collines, en haut desquelles d’autres archers s’étaient rassemblés et faisaient pleuvoir des flèches et des pierres lancées à la fronde sur tous les trolls qui tentaient de venir par la route la plus longue. La majeure partie du combat se déroulait dans la petite vallée à l’embouchure de la route, mais quelques trolls s’étaient faufilés et s’activaient à démolir la barrière autant qu’ils le pouvaient.

Tamani leva sa lance, mais une flèche siffla dans les airs et frappa le troll qu’il voulait viser carrément dans la poitrine. Tamani poussa la bête déformée d’un côté et partit en courant, se faufilant à travers la barricade, David sur les talons.

– 129 –

Tous les côtés étaient maintenant entourés de Voûtes –

et certains d’entre eux savaient même ce qu’ils faisaient, alors que des sentinelles à la retraite se battaient aux côtés de Soigneurs maniant des faux et de forgerons brandissant des marteaux. Néanmoins, il sembla à Tamani – alors qu’il poignardait un troll avant qu’il ne puisse assassiner une jeune fée du printemps qui donnait des coups à des trolls avec une pelle à long manche – qu’il y avait beaucoup trop de jeunes plants dans le groupe. Il ouvrit presque la bouche pour dire à l’enfant de rentrer chez eux, mais qu’y ferait-il ? Attendre que les trolls viennent à eux et les tuent ? Non, décida Tamani – il ne découragerait pas la bravoure. Même la bravoure stupide.

— David, par ici ! cria Tamani en le dirigeant au milieu des trolls.

Ainsi cantonné avec les fées, il aurait de la difficulté à manier Excalibur ; il valait mieux qu’il soit complètement entouré par l’ennemi.

— Nous y sommes presque, se murmura-t-il pour lui-même, poignardant un troll dans le cou alors qu’il tentait d’enrouler ses mains épaisses autour de lui.

Il avait perdu le compte du nombre de blessures superficielles et sans gravité qu’il avait reçues aujourd’hui ; aucune ne le mettait en danger de mort, loin de là, mais elles commençaient sérieusement à jouer sur ses réflexes. À mesure que les trolls devenaient plus nombreux autour de lui, il lui fut de plus en plus difficile de les tuer aussi vite qu’ils arrivaient. David comblait un peu de ce manque, mais les trolls se déversaient par douzaines sur le coteau.

Ils se trouvaient bien au-delà des barricades quand Tamani entendit un sourd grondement et leva les yeux pour voir plusieurs fées debout sur les toits à l’entrée du

– 130 –

quartier avec les mains étirées vers le ciel, avant qu’elles les ramènent gracieusement vers elles comme si elles tiraient sur des cordes invisibles.

Tamani mit quelques instants à comprendre ce qui s’en venait.

— David ! le prévint-il. En haut de la colline !

La colline était trop à pic pour qu’ils l’escaladent très haut dans le peu de temps dont ils disposaient, alors David et Tamani se pressèrent à plat dans la poussière pendant que le grondement devenait un rugissement presque assourdissant. Plus loin sur la route, un énorme troupeau de bétail se ruait dans la vallée, écrasant les trolls pendant qu’il se déchaînait sur la route vers les barricades où leurs gardiens s’étaient rassemblés sur les toits. Au moment le plus fort de la ruée, Tamani avait dû s’aplatir davantage sur la colline herbeuse pour éviter les vaches paniquées et leurs longues cornes mortelles. Une fois le danger passé, Tamani avait presque ri de David quand il s’était à moitié levé, à demi assis sur le coteau escarpé, son épée tenue mollement dans ses mains, observant le spectacle.

— Que diable se passe-t-il avec les vaches ? s’enquit David, estomaqué.

Tamani pointa les Voûtes sur les toits, qui faisaient à présent tourner leurs bêtes en un grand cercle.

David suivit son geste et – bien que Tamani aurait douté que cela fût possible –, ses yeux s’arrondirent encore plus.

— Un envoûtement sur les vaches ? demanda-t-il avec incrédulité.

Tamani hocha la tête, mais il ne souriait plus.

— Viens, dit-il à David, nous devons frapper pendant qu’ils sont en pleine confusion.

– 131 –

Les trolls étaient tout de même plus gros que la majorité des bovins et ils comprirent rapidement le plan, tournant leurs lames vers le troupeau. La distraction ne durerait pas longtemps.

— Pourquoi avez-vous des vaches à Avalon ? hurla David en tranchant un troll inférieur qui était couvert de plaies purulentes là où il n’était pas recouvert de grosse fourrure noire.

Tamani délogea sa lance du torse d’un troll avec un coup de pied sauvage. L’étiquette sur sa salopette indiquait le nom GREG et Tamani se demanda momentanément si le troll à l’allure humaine était Greg ou s’il avait seulement mangé Greg.

— On ne peut pas dépendre des Mélangeuses pour tous nos fertilisants, répondit-il platement.

Les trolls se raréfiaient de nouveau et David semblait avoir trouvé un rythme qui lui convenait, alors Tamani, sa lance toujours serrée dans une main, prit quelques minutes pour tirer avec précaution quelques fées blessées vers les barricades. Elles respiraient encore et si elles pouvaient seulement éviter d’être poignardées là où elles étaient allongées, on pourrait les soigner.

— Tamani !

C’était David. Il se tourna pour pousser son épée vers un troll qui essayait de sauter par-dessus son épaule.

— Ils ne descendent plus la colline, dit David, à bout de souffle.

Tamani se raidit. La dernière fois que les trolls avaient cessé d’avancer, c’était parce qu’ils se préparaient à lâcher quelque chose de pire. Il n’était certainement pas prêt à mettre sa confiance dans cet arrêt des hostilités. À tout le moins, même s’ils ne se déversaient plus dans le territoire

– 132 –

du printemps, seule la Déesse savait combien d’entre eux ravageaient le territoire d’été ou l’Académie. Toutefois, Tamani ne voulait pas tuer l’espoir de David.

Il hésita.

— Continuons à nous battre ici jusqu’à ce que les Voûtes aient une meilleure prise sur la situation ; ensuite, nous devons retourner chez ma mère.

Bien que, franchement, Tamani ignorait combien de temps cela prendrait. Les guerriers du territoire du printemps réussissaient à peine à tenir le coup en ce moment.

David hocha la tête, puis il sursauta quand quelque chose en verre éclata à ses pieds.

— Enfin, murmura Tamani, sentant sa poitrine se serrer un peu.

D’autres minuscules fioles tombèrent du ciel comme la pluie, éclatant sur le sol, éclaboussant le champ de bataille de leur contenu à l’odeur sucrée.

— Enfin quoi ? s’enquit David.

— Les gardiens des ruches ont rassemblé leurs essaims, répondit Tamani, un côté de sa bouche tressaillant pour former un sourire alors que le bruit caractéristique atteignait ses oreilles.

Il pointa le haut de la barricade, où des archers avaient cédé leurs places à un groupe de fées de printemps, chacune avec un souffleur dans une main et une fronde dans l’autre.

Un nuage sombre bourdonnant descendit dans le col, et les trolls commencèrent à hurler de douleur. Les insectes jaune et noir envahirent le champ de bataille, recouvrant les trolls et les piquants avec ferveur. Les corps minuscules tombaient au sol presque aussi vite qu’ils

– 133 –

arrivaient, et Tamani ressentit une pointe de tristesse en songeant aux années qu’il faudrait pour rebâtir leurs ruches – mais, fidèles à leur nature, les abeilles défendaient leur maison, exactement comme les fées de printemps. Les trolls qui refusaient d’être vaincus par le venin étaient aveuglés, à la fois par la douleur et par les nuées d’insectes autour d’eux, et ils devenaient des cibles faciles pour les fées.

Un cri d’alarme de David incita Tamani à se retourner, arme levée.

Les abeilles grouillaient aussi autour de David. Grâce à Excalibur, il restait intouchable – et indiscernable –, mais les insectes l’avaient nettement énervé et il battait l’air avec son épée, la maniant comme un tue-mouche, essayant de les chasser.

— David, David ! cria Tamani, mais si David l’entendit, il n’en montra rien. David ! hurla enfin Tamani pour attirer son attention. Ça va ; je ne crois pas qu’elles peuvent te piquer.

— Non, répondit David en se calmant enfin. Mais je peux les sentir. Et c’est…

David marqua une pause, puis il cracha, et Tamani comprit finalement l’étendue du malaise de David.

— Cela me rend fou.

Cela fit presque sourire Tamani.

— Je pense que les Voûtes peuvent se débrouiller à partir de maintenant, reprit Tamani en souhaitant en être plus convaincu. Nous devrions partir.

David marmonna quelque chose qui ressemblait à une approbation et il suivit Tamani à travers les barricades.

— Cours, ordonna ce dernier en se lançant dans un jogging. Dans quelque temps, elles devraient être attirées

– 134 –

de nouveau par les potions sur la route et elles devraient te laisser tranquille.

Ils coururent ensemble dans les rues secondaires désertées que Tamani n’avait pas empruntées depuis qu’il était une jeune pousse. Tout d’abord, les abeilles se retirèrent lentement, mais après quelques minutes, David ne fut plus accompagné que par quelques traînardes têtues.

— Je pensais que la magie ne fonctionnait pas sur les trolls, haleta David.

— Les abeilles ne sont pas magiques, répondit Tamani en s’arrêtant brièvement pour s’orienter.

— Mais ce truc qu’elles ont lancé sur la place – le truc en verre –, il s’agissait de potions, non ?

Tamani souriait largement à présent.

— Oui. Mais des potions pour les abeilles et pas pour les trolls. Elles les incitent à attaquer les animaux.

Malheureusement, cela t’inclut.

David hocha la tête, se penchant en posant les mains sur les genoux.

— Brillant, dit-il en prenant une dernière respiration avant de suivre Tamani, qui le devançait déjà de quelques longues enjambées.

— Par l’œil d’Hécate, sursauta Tamani en se lançant contre un mur quand ils rejoignirent le coin en face de la maison de sa mère pour se retrouver nez à nez avec une douzaine de trolls se tenant debout au-dessus des corps d’une poignée de sentinelles. Ils ont dû arriver par un autre chemin, déclara-t-il en jetant rapidement un petit coup d’œil.

Ils venaient vers lui – peut-être l’avaient-ils entendu ?

Ou…

– 135 –

— Ils nous sentent, dit Tamani en secouant la tête et en baissant les yeux sur ses vêtements tachés de sang, pestant contre sa négligence. Ils ont probablement suivi l’odeur du sang jusqu’ici.

Quand le premier troll arriva en vue – un énorme troll inférieur qui ressemblait à un grizzly sans fourrure avec un nez au lieu d’un museau –, il renifla l’air.

— C’est parti, déclara Tamani en tournant le coin pour aller au-devant de l’attaque.

Le plus gros courut vers eux en bondissant, se rapprochant si vite que Tamani eut à peine le temps de lever sa lance.

Dans un mouvement impeccable, David s’interposa et trancha nettement le bras du monstre. Devant le spectacle du sang rouge vif se déversant de l’épaule de leur camarade, les autres semblèrent pris d’un genre de frénésie, précipitant la lutte en avance accélérée mortelle.

David, les bras s’affaiblissant à l’évidence sous le poids d’Excalibur, put à peine manier son épée assez vite pour repousser les attaques. Tamani fit ce qu’il put, frappant chaque arme et chaque membre qui s’approchaient de lui, tentant surtout de rester en vie jusqu’à ce que David réduise le nombre de trolls à un ratio raisonnable.

Et pourquoi pas trois contre un ? pensa Tamani d’un air piteux.

Quand il sentit quelque chose lui attraper la cheville, tirant sur ses jambes pour le faire tomber, Tamani eut peur que sa chance ne l’eut quitté. Il réussit à garder son équilibre, mais pas à temps pour éviter complètement le coup d’une méchante masse en fer. Il hurla à travers ses dents serrées lorsque les piques lui déchirèrent l’épaule droite et il sentit sa poigne se relâcher sur sa lance. Le troll dans son dos lui assena un coup de pied derrière les

– 136 –

genoux, et bien qu’il tentât de se retenir, son bras blessé lâcha sous lui, incapable de soutenir son poids. Il roula à temps pour voir le premier troll relever sa masse, visant cette fois sa tête. Tamani était impuissant à l’arrêter.

Puis, les genoux du troll cédèrent sous lui et il plongea en avant, s’effondrant sur Tamani, remplissant sa bouche de chair de troll et lui brûlant les narines avec son odeur écœurante. Tamani poussa avec effort sur le poids écrasant avec son bras valide, mais ce ne fut que lorsqu’il sentit que David joignait sa force à la sienne que l’immense troll roula à côté de lui.

Tamani se remit sur ses pieds et David récupéra son épée là où il l’avait plongée dans les pavés ronds. Il arborait une expression étrange.

— Je te dois la vie, dit Tamani en ramassant sa lance.

Encore, ajouta-t-il.

— Je n’ai rien fait. Je veux dire, c’est lui le responsable, dit David en pointant les deux moitiés du troll qui avait donné un coup de pied dans les jambes de Tamani pour le faire tomber. Mais je me suis tourné pour attaquer celui-ci et quand j’ai levé mon épée il s’est… simplement effondré.

— Il a dû recevoir un dard empoisonné, dit Tamani en examinant le cadavre du troll, puis en regardant dans la rue pour dénicher leur bienfaiteur caché.

N’en découvrant pas, il se contenta d’agiter la main en guise de remerciement vers les rues désertes.

Il ajusta son bras, essayant de trouver une posture moins douloureuse pour son épaule, abandonnant après un moment pour s’en accommoder.

— Nous ferions mieux de rejoindre la maison avant que d’autres trolls nous repèrent.

– 137 –

Quand ils jaillirent par la porte d’entrée, Laurel les accueillit en brandissant le même couteau avec lequel la mère de Tamani l’avait presque tué plus tôt. Quelque chose dans l’âme de Tamani s’effondra en voyant Laurel tenir un couteau. Elle avait dû être terrifiée pour manier une arme, même si elle ne savait pas comment infliger beaucoup de dommages avec elle.

— C’est toi ! dit-elle, la voix lourde de soulagement alors qu’elle lançait le couteau loin d’elle de la façon dont Tamani aurait pu jeter un fruit pourri. Ils sont dehors depuis quelques minutes et tout ce que nous avons pu faire a été de rester aussi silencieuses que possible.

Elle lança ses bras autour des deux garçons, et Tamani ne put s’empêcher de souhaiter que l’étreinte eût été pour lui seul.

— Comment se porte Jamison ? demanda Tamani, mais Laurel secoua la tête.

— Comment allez-vous les gars ? Êtes-vous blessés ?

— Ça n’a pas d’importance, répondit Tamani.

Il la dépassa et descendit le couloir. Il ne pouvait pas centrer son attention sur lui-même un seul instant, sinon il ne pourrait plus tenir la douleur à distance.

— Il remue, dit Laurel en le suivant. Mais c’est tout ce que nous avons pu réussir.

— Je craignais cela, dit doucement Tamani, debout dans l’embrasure de la porte de la chambre en regardant sa mère, qui était assise à côté de Jamison.

L’air de la pièce était lourd de tant d’odeurs que Tamani pouvait à peine respirer sans tousser.

— Désolée, dit sa mère. Laurel dit que les humains ont un élixir appelé les sels, et nous avons pensé à essayer

– 138 –

quelque chose de semblable. Cela semble fonctionner, mais lentement.

Tamani hocha la tête.

— Continuez, alors. Nous avons gardé la route. Certains trolls ont réussi à entrer, mais il semble que la situation sera bientôt maîtrisée.

Il regarda Jamison d’un air triste et délaissé, ayant aimé qu’il soit plus réveillé. Cependant, le temps n’était pas aux regrets.

— J’imagine que nous devons nous rendre à l’Académie en fin de compte, dit-il en repoussant ses émotions. Je vais amener David. J’espère seulement…

Non. Exprimer l’espoir que l’Académie n’était pas tombée n’allait pas aider Laurel, particulièrement parce qu’il y avait dépêché Chelsea. Avait-il pris la mauvaise décision ? Auraient-ils dû tenter d’atteindre l’Académie malgré le danger ? Shar l’avait souvent mis en garde contre le doute envers lui-même, surtout au milieu d’une bataille, mais il ne pouvait pas s’empêcher de se demander si ses peurs pour la sécurité du territoire du printemps avaient influencé son sentiment que Jamison y serait davantage en sécurité.

— J’espère que nous y arriverons, termina-t-il enfin.

Puis, il se tourna et tomba directement sur Laurel.

— Je vous accompagne.

— Pas question.

— Tu ne peux pas m’arrêter.

Une vague d’impuissance le submergea. Il pouvait l’arrêter, mais elle savait qu’il n’en ferait rien.

— Tu es plus en sécurité ici. Et tu peux expliquer la situation si Jamison se réveille.

– 139 –

— J’ai déjà tout raconté à ta mère. Il est plus important que je vienne avec vous et que je rapporte ce qui se passe dans son système aux autres Mélangeuses. C’est sa meilleure chance, dit Laurel, le regard calme.

Tamani détesta le fait qu’elle avait raison.

– 140 –

TREIZE

AU DÉBUT, ILS RESTÈRENT PARMI LES ARBRES. LE FEUILLAGE

les dissimulait et il donnait presque l’impression à Laurel d’être en sécurité, même si ce n’était qu’illusion. Tamani fit signe à ses compagnons d’avancer, pointant les ouvertures dentelées entre les feuilles.

— Nous pouvons filer directement en haut de la colline et probablement l’atteindre plus rapidement – bien que l’escalade sera ardue, affirma-t-il. Ou bien nous pouvons suivre la route à travers le territoire d’été, où les trolls sont certainement en train d’attaquer en force.

Il plissa le front comme s’il voulait ajouter autre chose, mais il garda le silence.

— Nous devrions passer par le territoire d’été, proposa David d’une voix ferme. Nous pouvons aider. Éliminer quelques trolls en passant.

Tamani hocha la tête et son visage se détendit complètement.

— Merci, dit-il.

Laurel réalisa qu’il s’était obligé à ne pas formuler la demande, remettant plutôt la question entre les mains de David.

— Les Diams ne sont pas des guerriers et ne bénéficient même pas de la solidité des murs de l’Académie pour les assister ; leurs demeures sont surtout fabriquées en verre.

— Qu’en est-il des armes ? demanda la jeune femme.

Elles en possèdent un peu, n’est-ce pas ?

– 141 –

— Des armes de scène, répondit sèchement Tamani. Le genre qui n’est pas destiné à blesser.

— Est-ce que… Rowen y est ? s’enquit Laurel.

Tamani hocha la tête en regardant le sol.

— Et Dahlia et Jade, ajouta-t-il.

Laurel se souvint vaguement des noms de la sœur de Tamani et de son compagnon, même si elle ne les avait jamais rencontrés.

Ils mirent peu de temps à atteindre les limites du territoire d’été, mais ils entendirent du bruit avant de voir quoi que ce soit. Il y avait des explosions, l’éclat du verre se brisant et beaucoup de cris. Laurel s’arma de courage pour se préparer à l’horrible spectacle pendant qu’ils s’approchaient du haut de la pente.

Ils arrivèrent au sommet de la colline, et elle ralentit sous le choc ; Tamani marqua aussi une pause. Ils étaient debout devant un immense château de pierres avec un fossé rempli de lave en fusion. Quand David réalisa qu’ils n’étaient plus avec lui, il était déjà sept mètres plus loin.

— Vous venez ? demanda-t-il avec méfiance.

— Ce n’est pas à cela que devrait ressembler le territoire d’été, déclara Laurel.

— Loin de là, ajouta Tamani avec un respect mêlé d’admiration.

— Il s’agit d’une illusion ! comprit Laurel. Pour intimider les trolls.

Pendant qu’ils regardaient l’immense structure, l’un des murs clignota et s’évanouit. Pendant un moment, Laurel put voir une enveloppe en soie rouge vif, le genre utilisé pour recouvrir les maisons de verre le soir. Puis, le

– 142 –

mur revint dans un clignotement, bien qu’il n’ait pas l’air tout à fait pareil.

Quelqu’un venait-il de perdre sa concentration… ou de mourir ?

— D’accord, dit Tamani. Les illusions n’ont aucune substance ; nous devons donc passer au travers de tout ce que nous savons ne pas être le territoire d’été.

— Voilà qui est utile, marmonna David.

— Et si je te dis, commença Tamani, que si c’est fait de pierre, ce n’est probablement pas réel. Presque tout dans ce territoire est fabriqué avec du verre en sucre.

— Nous allons quand même tomber sur des choses, intervint Laurel, parce qu’il y a de vraies structures là-

dedans. Alors, sois prudent.

Ils rejoignirent le fossé et David hésita.

— Y a-t-il une véritable inclinaison quelconque ici ?

Tamani secoua la tête.

— Cela me paraît réel à moi, dit David en s’approchant lentement plus près pour regarder par-dessus le bord.

S’armant de courage, Laurel avança et tendit un orteil dans ce qui semblait le vide, mais son pied sentit la terre douce du sentier principal, exactement là où elle se le rappelait. Elle tenta quelques pas supplémentaires jusqu’à ce qu’il lui semble qu’elle ne marchait sur rien d’autre que de la roche en fusion fumante.

— Ça va, dit-elle en faisant signe à David de la suivre.

Tu peux marcher de manière ordinaire…

Sa voix s’éteignit lorsqu’elle fut frappée par quelque chose, lui coupant le souffle et la lançant à travers le mur imaginaire du château.

– 143 –

Elle ne pouvait pas respirer assez pour hurler, et quand elle entra en collision avec une surface fraîche et lisse, celle-ci éclata sous son poids.

— Laurel !

Elle ne savait pas trop qui avait crié, mais dès qu’elle put bouger, elle se hâta de se remettre sur ses pieds, sentant le verre en sucre tranchant contre ses paumes alors qu’elle se redressait – seulement pour trébucher sur quelque chose qui, elle le devina, devait être un tabouret bas, rendu invisible par le sol de pavés ronds irréel.

— Je vais bien ! cria-t-elle à l’aveugle pour Tamani et David, espérant qu’ils pouvaient l’entendre par-dessus le rugissement de la bataille.

Elle prenait tout à coup douloureusement conscience de sa grande vulnérabilité – elle ne transportait pas d’arme, et même si elle avait amené sa trousse, ses potions auraient été sans effet contre ces trolls. Elle se fraya un chemin avec précaution jusqu’à une partie du mur qui s’écroulait quelle pouvait voir sans le toucher, puis elle s’accroupit derrière.

Scrutant l’espace au-dessus du faux mur, Laurel comprit que l’intérieur du « château » du territoire d’été était encore plus effrayant que l’extérieur. Des créatures sorties tout droit de légendes couraient partout, mais Laurel savait que la plupart ne pouvaient pas être réelles –

à tout le moins, qu’elles n’étaient pas les créatures qu’elles paraissaient. Il y avait des dragons cracheurs de feu, des licornes vêtues d’armures et même d’énormes cyclopes. Il y avait également des trolls et des fées, certains d’exactes répliques d’autres que Laurel pouvait voir et un nombre plutôt impressionnant de gros rochers que Laurel savait n’avoir jamais vus auparavant. Il était impossible de

– 144 –

distinguer celles qui étaient des fées ensorcelées et celles qui avaient été créées à partir du néant.

Elles tentent d’amener les trolls à se tuer entre eux, réalisa Laurel.

Et cela semblait fonctionner en majeure partie. Laurel tressaillit d’horreur lorsqu’un troll habillé en noir fusilla une fée aux cheveux orange – seulement pour soupirer de soulagement quand la « fée » miroita et changea de forme, adoptant celle d’un troll inférieur à la bouche munie de défenses d’éléphant. À l’opposé de la cour imaginaire, des trolls trébuchaient sur des clôtures cachées et fonçaient dans des maisons et des fées invisibles, tout en étant aveuglés par de soudains éclairs de lumière. Le chaos régnait, mais Laurel devait l’admettre, c’était efficace.

Néanmoins, cela ne pouvait pas durer toujours.

Certaines des fées qui tombaient ne se transformaient pas en troll, et les illusions s’évanouissaient dans un clignotement là où les trolls frappaient à l’aveugle et avaient de la chance. Et avec la chute de chaque fée, ce que l’infortuné territoire d’été cachait se retrouvait soudainement exposé et vulnérable pendant aussi longtemps qu’il fallait à quelqu’un pour reprendre l’illusion.

Quand il apparut que Tamani et David n’avaient pas réussi à la rejoindre, Laurel essaya de revenir en arrière par où elle croyait être arrivée, son sens de l’orientation faussé par le chaos autour d’elle. En prenant soin d’éviter d’être repérée, elle tâtonna pour trouver une route avec prudence de faux rocher en faux rocher.

Elle comprit qu’elle devait aller dans le mauvais sens au moment où elle toucha la courbe d’une autre maison en bulle, déguisée sous l’apparence d’une écurie à moitié démolie. Ravalant sa peur et se demandant si elle pouvait

– 145 –

se risquer à appeler les garçons à voix haute encore une fois, Laurel essaya de rebrousser chemin, mais le paysage avait changé : l’illusion changeante rendant la navigation à vue impossible.

Soudainement, la maison en bulle sous ses doigts clignota et devint visible, sa coquille translucide drapée aux trois quarts avec de la soie mauve éclatante, une cible flagrante dans une mer de pierres grises artificielles. Un troll que Laurel n’avait pas vu tapi derrière le mirage se tourna et lança dans le verre sa hache, qui passa au travers

– puis, il se précipita sur les fées regroupées à l’intérieur.

Impuissante à stopper le troll, Laurel ne put que s’abaisser vivement derrière un faux mur et se recroqueviller sur le sol, les mains fermement pressées sur les oreilles pendant que les cris – si proches – lui emplissaient la tête. Où était Tamani ? Où était David ?

Des larmes coulaient sur son visage, et sa poitrine se soulevait convulsivement sous les sanglots alors que les hurlements s’éteignaient un à un.

Laurel mit longtemps à cesser de trembler assez pour se remuer. S’obligeant à retrouver un semblant de maîtrise de soi, elle jeta un coup d’œil discret au coin. Le troll s’était effondré à l’intérieur, ses yeux dépareillés vitreux, ses lèvres recourbées en un dernier sourire sarcastique –

mais quiconque l’avait tué restait dissimulé aux regards.

La maison était encore visible. Il n’y avait plus personne pour la masquer.

— Aidez-moi !

C’était un petit cri, la voix d’une enfant – une enfant qui attirait bien vite d’autres trolls en criant ainsi. N’étant plus entravée par des obstacles invisibles, Laurel chercha des trolls autour d’elle, puis elle s’approcha d’une bulle de

– 146 –

verre en sucre à moitié démolie, se préparant à affronter elle ne savait quoi à l’intérieur.

— Il y a quelqu’un ? appela-t-elle aussi bas que possible.

Le crissement du verre en sucre sous ses pieds fut sa seule réponse.

L’ai-je imaginée ? Elle ne croyait pas que les fées d’été pouvaient créer des sons avec leurs illusions, mais elle devait admettre qu’elle n’en était pas certaine.

— Au secours ! lui parvint de nouveau la voix.

Laurel vola vers la source du bruit, où une main s’agitait sous un corps inerte et étêté suintant de sève épaisse et translucide. Laurel frissonna et tenta de ne pas trop y penser alors qu’elle arquait ses jambes et faisait rouler le cadavre d’une femme pour voir apparaître une minuscule fillette, serrée dans une étreinte protectrice dans les bras sans vie de la fée décédée.

Elle reconnut l’enfant en un instant.

— Rowen !

Laurel attira la nièce de Tamani contre sa poitrine, faisant attention à insérer la tête de la fillette derrière un de ses bras pour la protéger de l’horrible spectacle qui les entourait.

— Laurel ? murmura Rowen.

Laurel ne pouvait pas imaginer la confusion qui devait habiter la petite.

— C’est moi, répondit-elle en retenant un sanglot de soulagement. Je suis ici. Tamani aussi ; quelque part.

— Où ? s’enquit Rowen pendant que Laurel continuait de cacher le visage de la fillette en se frayant un chemin à travers le verre brisé, puis se baissant très bas pour se

– 147 –

dissimuler derrière un petit rocher qui était bien réel, mais trop petit pour offrir une couverture pendant longtemps.

— Je vais l’amener bientôt, dit Laurel en obligeant son visage à se détendre et sa bouche à sourire. Ta… ta mère était-elle avec toi ? demanda-t-elle doucement.

Rowen opina et fourra deux doigts dans sa bouche.

L’ombre assombrissant ses yeux révéla à Laurel qu’elle savait qu’il s’était passé quelque chose, même si elle ne comprenait pas tout à fait ce que c’était.

— Et ton père ?

Elle secoua la tête.

— Il a dit qu’il partait combattre des méchants.

— Et c’est exactement ce qu’il fait, dit Laurel en parcourant du regard le désordre autour d’elles, cherchant une cachette.

Le château devenait un assemblage de pièces et de morceaux clignotants, avec des maisons démolies de fées d’été dispersées parmi de faux murs et des illusions à colombages, mais il y avait encore quelques endroits où se cacher.

— Nous devons partir, ma chérie, murmura-t-elle.

Allons retrouver Tamani, d’accord ?

— Laurel !

Laurel n’avait jamais été plus soulagée d’entendre la voix de Tamani. Elle regarda par-dessus le mur et le découvrit qui se servait de sa lance comme un aveugle de sa canne, reconnaissant le terrain par le toucher tout en guidant David. Relevé de la tâche de trouver dans quelle direction marcher, David balançait son épée librement puisqu’elle ne pouvait pas blesser les fées.

— Tamani ! J’ai Rowen.

– 148 –

Instantanément, Tamani courait vers elles. Ses pieds rencontrèrent quelque chose qu’il ne pouvait pas voir et il trébucha, s’étalant au sol sur le ventre, David le suivant de près.

— Fais attention à cette… chose… dit Tamani d’un air contrit en se remettant debout tant bien que mal.

Il parcourut la distance restante rapidement et lança ses bras autour de Rowen et de Laurel, enfouissant son visage dans les soyeuses boucles brunes de sa nièce.

— Merci ma Déesse, murmura-t-il.

David jetait un œil méfiant sur leur environnement.

— Que faisons-nous maintenant ?

Tamani survola du regard le désordre et la destruction, et il secoua la tête.

— Nous ne sommes même pas encore à moitié chemin, déclara-t-il. J’ai sous-estimé les Diams. Largement. Si nous tentons de continuer, nous n’arriverons jamais à temps à l’Académie et je ne suis pas convaincu que nous ferons beaucoup de bien ici.

Il hésita.

— Je propose que nous rebroussions chemin. Vers les bois. Nous les suivrons pour nous rapprocher autant que possible de l’Académie.

— Mais tout change continuellement, dit Laurel.

Comment sais-tu de quel côté sortir ?

— Par là, intervint Rowen en pointant un doigt minuscule.

Tamani sourit.

– 149 –

— Je me fiais uniquement au soleil, mais à présent nous avons une Diam. La mémoire visuelle parfaite est excellente pour autre chose que les illusions, vous savez.

Laurel et David hochèrent la tête, et Tamani ramassa sa lance, la tenant encore une fois devant lui comme une canne, juste au cas.

— Est-ce que ça ira avec Rowen ?

Laurel acquiesça d’un hochement de tête. La petite fille pesait à peine plus qu’un bébé, ce qui suscitait encore davantage l’admiration qu’elle puisse sembler avoir mémorisé la disposition du hameau. Laurel se demanda si cela faisait partie de la formation des fées d’été ou si c’était inné chez elles. Avec l’aide de Rowen, ils mirent seulement quelques minutes à parcourir la courte distance sur laquelle ils avaient voyagé dans le territoire d’été, mais Laurel fut plus soulagée d’apercevoir le fossé rempli de lave qu’elle ne l’aurait cru possible. Sans hésitation, elle courut droit par-dessus et, s’accrochant à Rowen, sprinta vers les arbres. Elle n’aurait jamais imaginé que les belles illusions qu’elle avait vues au festival Samhain ou les mignons animaux de compagnie que Rowen avait créés l’été dernier pouvaient transformer son hameau préféré en ce cauchemar inspirant la terreur.

Alors qu’ils cherchaient tous leur souffle, Tamani prit la petite fée dans ses bras, la serrant comme si elle était sa corde de sécurité.

— Maintenant, écoute-moi, Rowen, dit-il en s’écartant et en tenant fermement son visage entre ses mains. Je sais que tu as travaillé à modifier ton apparence.

Rowen hocha sobrement la tête.

— As-tu réussi à bien voir un des méchants qui sont venus ici aujourd’hui ?

– 150 –

Elle opina de nouveau.

— Peux-tu me montrer ?

Le petit menton de Rowen trembla un moment. Puis, elle inclina la tête et sembla s’élargir devant eux, devenant vingt fois plus grosse que la minuscule fillette qu’elle était, se transformant en un homme déformé habillé d’un jean noir et d’une chemise blanche en loques. Un homme avec une immense hache.

— Nom d’un chien, dit David en reculant d’un bond, renversant presque Laurel.

Cette dernière cligna des paupières pour chasser des larmes – Rowen avait vu le troll qui avait tué sa mère. Elle l’avait suffisamment bien vu pour l’imiter à la perfection.

— Bonne fille, dit Tamani en serrant toujours sa petite main, à présent dissimulée sous les doigts énormes d’un troll. Je veux que tu descendes le long de ce sentier jusqu’à ce que tu atteignes la maison de Rhoslyn. Reste parmi les arbres. Essaie de ne pas te faire repérer – même par une autre fée. Personne. Transforme-toi en buisson ou en rocher s’il le faut. Quand tu arriveras là-bas, cogne à la porte arrière masquée que je t’ai montrée l’été dernier, compris ?

— Porte arrière, répéta Rowen, le mince filet de voix tellement étrange venant de ce corps imposant.

— Dès que la porte s’ouvre, montre à Rhoslyn qui tu es véritablement avant qu’elle ne puisse te blesser.

Rowen hocha la tête.

Tamani l’étreignit de nouveau, son corps s’enfonçant dans l’illusion, créant un hybride grotesque entre Tamani et un troll.

— Maintenant, cours, dit Tamani en tournant la petite fée dans la bonne direction. Cours vite.

– 151 –

Le troll-Rowen hocha la tête et il commença à se frayer un chemin sur le sentier tortueux avec la rapidité d’une très jeune fée.

— Que s’est-il passé ? demanda Tamani à Laurel d’une voix neutre, les yeux fixés sur la forme disparaissant vitement.

— Quelqu’un devrait l’accompagner, répondit Laurel en évitant la question.

— Elle s’en tirera bien, dit Tamani, même s’il n’en paraissait pas sûr du tout.

Il semblait surtout peiné.

— Elle connaît le chemin et nous avons déjà perdu trop de temps. C’est le mieux que nous puissions faire pour elle.

Laurel hocha la tête.

— Je l’ai trouvée dans… les bras de… quelqu’un. Les trolls…

Elle ne put cependant supporter de terminer sa phrase.

Tellement de morts.

Dahlia a sauvé Rowen, dit Tamani d’une voix sans timbre. Elle aurait été fière de mourir de cette façon.

Il se tourna et lança un dernier regard au faux château à travers la toile de branches.

— Allons-y.

– 152 –

QUATORZE

PENDANT QU’ELLE SUIVAIT DAVID ET TAMANI DANS LA FORÊT

près de l’Académie, la respiration de Laurel prit un rythme irrégulier et saccadé. Ils atteignirent un boqueteau d’arbres à portée de vue de l’Académie, et Tamani pila net, Laurel réussissant tout juste à s’arrêter avant de lui rentrer dedans. À travers les ouvertures dans le haut mur entourant l’école, ils pouvaient apercevoir au moins une centaine de trolls, causant des ravages sur le terrain autrefois impeccable, démolissant tout, d’après ce que Laurel pouvait constater, pour le simple plaisir.

— J’ai vu quelques sentinelles se battre là, dit Tamani en plissant les yeux pour regarder par les petits interstices dans le mur extérieur. Mais il y a surtout beaucoup de corps. Une fois les sentinelles vaincues, les barricades ne tiendront pas longtemps. Pas contre ce groupe.

— Quoi ? Alors, pourquoi as-tu envoyé Chelsea ?

demanda David. Je pensais…

— J’avais espéré leur gagner du temps pendant que nous transportions Jamison dans un lieu sûr. J’aurais dû écouter, dit Tamani en secouant la tête. Tu avais raison, Laurel. Nous aurions dû venir d’abord ici.

— Nous ne pouvons pas en être certains, dit-elle.

Ce qui est fait est fait. Et ils avaient sauvé Rowen – cela comptait certainement pour quelque chose.

— Comment pouvons-nous entrer ?

— Nous pouvons faire le tour, suggéra David. Il y en a peut-être moins à l’arrière ?

– 153 –

— Possible. Mais, ces entrées seront également barricadées et je crains davantage qu’ils réussissent à se frayer un chemin à l’intérieur en démolissant tout ici, répondit Tamani.

En effet, Laurel vit que quelques trolls commençaient à attaquer l’Académie elle-même, délogeant des planches qui avaient été clouées sur les fenêtres, arrachant le lierre qui grimpait sur la structure, écrasant leurs poings sur les épais murs de pierres. Il y avait une poignée de sentinelles vêtues d’armures bleues qui se battaient pour conserver les portes d’entrée ; bien qu’en mauvais état et craquées, elles restaient fermées. Cependant, elles étaient largement dépassées par le nombre et ce n’était qu’une question de temps avant que l’Académie soit complètement envahie.

— Nous allons devoir nous lancer à l’attaque. David mène le groupe – si nous restons près de lui, je pourrai protéger Laurel par l’arrière.

Se déplaçant comme un seul homme, ils s’avancèrent sur le sentier. Quand ils passèrent les portails de l’Académie, Laurel put sentir la forte odeur piquante du sang sur sa langue ; c’était différent lorsqu’ils avaient combattu dans le Jardin – malgré les morts –, car à ce moment-là, ils gagnaient. La pelouse de l’Académie était parsemée de cadavres de trolls comme de fées, leur sang formant des flaques communes.

Les trolls furent près deux en un instant, arrivant de tous les côtés en direction de leur toute nouvelle proie.

— Continuez à courir ! cria Tamani pendant qu’il poussait sa lance sur des bras qui tentaient de les intercepter.

David balançait sauvagement son épée, dégageant la voie. Chaque coup faisait tomber davantage de trolls, et sous peu, ils se frayaient un chemin par-dessus des corps

– 154 –

sans vie à mesure que David s’approchait des portes d’entrée. Les trolls affluaient toujours vers eux. Quand Laurel marcha sur des corps encore chauds et perdant du sang, elle dut détourner les yeux et retenir sa respiration pour s’empêcher de vomir. Il était utile de se concentrer sur les portes d’entrée et de chercher une occasion raisonnable de tenter un sprint pour les atteindre. Alors qu’elle, Tamani et David s’approchaient, deux sentinelles réussirent à repousser un groupe de trolls et à lui faire redescendre les marches en pierres.

— J’ai la voie libre ! cria Laurel à Tamani.

Il se tourna pour jeter un très bref coup d’œil à l’entrée.

— Je vais te couvrir. Vas-y maintenant !

Laurel se projeta hors de la sphère protectrice formée par David et Tamani et courut vers l’entrée, s’attendant à moitié à sentir les griffes d’un troll lui percer le dos à tout moment. Quand elle atteignit les lourdes portes, elle se lança contre elles en les frappant de ses poings et en criant :

— C’est Laurel ! Laissez-moi entrer ! S’il vous plaît !

C’est Laurel ! Nous avons besoin de votre aide !

Elle se retourna pour voir Tamani et David tout près derrière elle. D’autres trolls se resserraient autour d’eux sur les trois côtés, gagnant du terrain chaque seconde, comme des vagues.

— S’il vous plaît ! cria encore Laurel. Laissez-nous entrer !

Elle n’osait pas regarder de nouveau en arrière, se contentant de continuer à frapper le bois éclaté, essayant d’ignorer la douleur des ecchymoses se formant sur ses mains.

– 155 –

Une minuscule fente apparut entre les portes, si petite qu’elle aurait pu l’imaginer. Puis, l’ouverture s’élargit, des doigts s’y infiltrant, tirant sur le bois épais jusqu’à ce qu’il y ait suffisamment d’espace pour qu’ils passent au travers.

Puis, les portes se refermèrent, les coupant de la bataille sur un claquement sinistre.

Laurel resta allongée sur le sol, haletante, vaguement consciente de mains et de corps autour d’elle repoussant des meubles et des bibliothèques contre les portes –

réparant leur barricade. Laurel leva sa joue du sol de pierres froid, tâtant délicatement l’égratignure dessus.

Ensuite, les mains de Tamani la soulevèrent doucement et l’examinèrent pour découvrir des blessures ; il soupira de soulagement quand il n’en trouva pas.

— Est-ce que tu vas bien ?

Laurel hocha la tête, même si le mot bien n’était pas vraiment celui qu’elle aurait utilisé pour se décrire en ce moment. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle.

— David. Où est David ?

— Calme-toi, répondit Tamani, une main sur chacun de ses bras.

— Je ne me calmerai pas, dit Laurel en s’écartant. Où est-il ?

— Dehors, en train de se battre, dit-il en tendant encore la main vers son bras.

— Non, dit Laurel en essayant de l’éviter en se tortillant. Nous ne pouvons pas le laisser seul ! Pas pour affronter tout cela.

Elle se lança de nouveau sur la barricade.

— Tu l’as abandonné à sa mort !

Tamani l’attrapa par la taille, la tirant en arrière.

– 156 –

— Il ne va pas mourir ! affirma-t-il d’une voix si sèche que Laurel cessa un instant de paniquer. Il a Excalibur et il ne la lâche pas. Je sais que c’est effrayant – j’ai peur aussi.

Mais…

— Tu t’en fous ! hurla Laurel, la panique reprenant le dessus. Tu ne peux pas tout lui mettre sur les épaules. Il a besoin de nous, Tarn !

— Je ne laisserai jamais rien lui arriver ! cria-t-il à son tour, son nez touchant presque celui de la jeune femme.

Il marqua une pause, ses mains se resserrant légèrement sur les bras de Laurel.

— Mais s’il n’était pas dehors à combattre des trolls, nous n’aurions jamais pu refermer ces portes. Les trolls sont trop forts. Il nous a fait entrer et à présent il nous gagne le temps dont nous avons besoin. Si tu ne peux pas me faire confiance en ce moment, fais confiance à Jamison. David ira bien.

Quelque chose dans ses mots ramena Laurel à la réalité. Elle regarda son compagnon et s’obligea à prendre quelques longues et lentes respirations.

— Je n’ai pas besoin de faire confiance à Jamison, dit-elle enfin. J’ai confiance en toi.

— D’accord, dit-il.

Il lui caressa les cheveux sans jamais la quitter des yeux.

— La meilleure chose que nous pouvons faire est de centrer nos efforts sur notre travail ici – dès que nous le pourrons, nous irons le chercher ; je te le promets.

Laurel s’efforça de se rappeler la puissance d’Excalibur

– à quel point David était invincible avec elle – et à quel point Tamani s’engageait lorsqu’il faisait une promesse.

– 157 –

— Continuez à empiler ! hurla une voix alors qu’une main douce se glissait sur l’épaule de Laurel.

— Chelsea !

Laurel lança ses bras autour de son amie.

— Je n’étais pas certaine de te revoir un jour.

— Mince, j’ai couru tellement vite ! s’exclama-t-elle. Je pense que j’aurais pu gagner la compétition au niveau de l’Etat aujourd’hui. Apparemment, on lance un troll à mes trousses, et je me transforme en héroïne.

Laurel lui pressa la main et se tourna pour examiner la situation. Elle devait l’admettre, les choses paraissaient mieux qu’elle ne l’avait craint. Les portes étaient barrées avec une grosse poutre et fortifiées par une immense pile de meubles. Un groupe de fées était aligné pour réparer la partie qu’elles avaient défaite pour la laisser entrer, et la barricade était tellement imposante que Laurel fut étonnée qu’elles aient pu la faire passer.

Les fenêtres étaient plus compliquées, mais elles avaient accompli un très bon boulot, se servant de tables au dessus en pierre, les attachant solidement aux châssis à guillotine des fenêtres en chêne avec des planches épaisses. Les trolls anormalement forts ne seraient que légèrement ralentis par cette installation, mais des fées de chaque côté de la grande barricade s’étaient rassemblées autour de deux énormes fusils dirigés vers les fenêtres bordant l’entrée.

Des fusils ?

Une grande fée plus âgée qui semblait mener les opérations cria un ordre aux fées réunies, puis il tourna sa tête aux cheveux blond roux vers elle. De la sève s’était coagulée sur une coupure inégale d’un côté de son visage.

– 158 –

— Yeardley ! dit Laurel en courant vers son professeur et en lançant ses bras autour de lui sans se soucier de bienséance.

— Laurel, merci ma Déesse, tu es saine et sauve. Et tu nous as amené une autre sentinelle, dit-il, la voix lourde de soulagement non dissimulé.

— Yeardley, Tamani. Tu l’as rencontré la dernière fois que j’étais ici.

— Je vois que Chelsea a fait le message, dit Tamani en observant la barricade – et les fusils – d’un regard approbateur.

— Nous avons fait de notre mieux. Merci de nous avoir dépêché ton amie, Laurel. Elle nous a raconté les événements du Jardin. Avant que les trolls n’arrivent ici, nous avons pu faire entrer tous les étudiants qui travaillaient dehors et rassembler les jeunes pousses dans une chambre intérieure.

Il hésita.

— Quelques trolls sont quand même entrés, mais nous pensons les avoir tous tués. Les laboratoires sont sens dessus dessous et… et nous avons eu plusieurs morts et encore plus de blessures. Cependant, tu es ici maintenant.

As-tu réussi à réveiller Jamison ?

Avant que Laurel puisse répondre, un puissant coup sur le recouvrement d’une des fenêtres résonna à travers l’atrium.

— Préparez-vous ! hurla Yeardley.

Un autre coup de poing envoya la table en pierre valser de travers, et une immense main passa, suivie par un visage couvert de barbe.

— Maintenant ! hurla Yeardley.

– 159 –

Le son d’un coup de fusil et l’odeur âcre de la poudre emplirent l’atrium alors que le troll trébuchait en arrière en faisant gicler du sang. Plusieurs fées se précipitèrent en avant pour repositionner solidement la table.

La fée maniant la détente éclata en sanglots, et une autre lui prit l’arme et se faufila à sa place.

— L’idée de ton amie, dit Yeardley en répondant à la question non formulée de Laurel. Les trolls que nous avons tués avaient ces… armes. Chelsea a suggéré que nous les retournions contre eux. Brillant, vraiment.

Il marqua une pause.

— Difficile pour nos pauvres étudiants. Ce ne sont pas des tueurs.

— Et je ne voudrais pas qu’ils le soient, intervint Tamani. Je leur conseille de porter des gants lorsqu’ils manipulent du métal froid comme celui-là, par contre.

Yeardley hocha la tête et Laurel réalisa qu’elle avait rarement vu Klea sans gants. Ce devait être ainsi qu’elle se débrouillait.

Un fort bruit d’éclat retentit à la porte avant et Tamani jura.

— On dirait qu’ils se servent d’un bélier, gronda-t-il. Ce ne sera plus long maintenant. Yeardley, nous avons besoin de ton aide pour ranimer Jamison. Il est en sécurité, mais dans le quartier du printemps.

— Je suis heureux de collaborer, répondit Yeardley, mais me rendre au quartier du printemps en partant d’ici ne sera pas une tâche facile.

— Nous pouvons y arriver – nous avons David. Enfin, nous l’aurons bientôt. Y a-t-il une fenêtre haute faisant face à l’entrée et en surplomb ou quelque chose de semblable ?

– 160 –

Une ombre de sourire passa sur le visage de Yeardley.

— Oui. Nous avons un balcon d’où nous attaquons les trolls ; je t’y amène tout de suite.

— J’ai besoin d’un peu de corde, même des draps, pour tirer David en haut.

Yeardley transmit la demande à l’une des fées attendant des ordres.

— Il va nous rencontrer là-bas, dit Yeardley en se tournant déjà. Viens.

— Avez-vous des arcs et des flèches ? demanda Tamani alors que Laurel et Chelsea les suivaient en haut d’un escalier tournant.

— Pourquoi en aurions-nous ? s’enquit Yeardley, une trace de désespoir dans la voix. Nous sommes une école et non une armée.

— Comment combattez-vous les trolls, alors ? Ils sont immunisés contre la magie d’automne.

— Comme votre charmante amie nous l’a dit, répondit Yeardley, la mâchoire serrée. Néanmoins, il y a beaucoup de choses que nous pouvons leur lancer qui ne requièrent aucune magie. De l’acide. De l’huile bouillante.

Il marqua une pause.

— Des bibliothèques.

La porte en haut des marches était déjà ouverte et donnait sur un grand balcon deux étages plus haut, un peu en retrait des portes principales. Quand ils sortirent, Laurel vit plusieurs fées traînant une armoire sur le plancher de l’autre côté du palier. Elle les regarda avec horreur et fascination s’efforcer d’atteindre la balustrade avec le beau meuble sculpté, s’arrêter et ensuite, quand quelqu’un cria « Maintenant ! », le pousser en bas.

– 161 –

Une petite fée blonde épousseta la poussière sur ses mains avec satisfaction en se détournant de la balustrade.

— Katya ! s’exclama Laurel en courant vers elle.

— Par les pétales d’Hécate, tu es ici ! dit Katya.

Elle s’écarta, agrippée aux épaules de Laurel, puis elle l’attira de nouveau à elle.

— Tu ne le devrais pas ! C’est tellement dangereux. Oh, mais je suis tellement contente que tu le sois !

Laurel s’attarda dans les bras de son amie un moment de plus. L’été précédent, quand Avalon lui avait paru si isolé sans Tamani, Katya avait été le pilier personnel de Laurel. Elle n’avait pas exigé de connaître les détails, mais elle avait senti intuitivement que Laurel avait besoin de quelqu’un et elle avait mis beaucoup d’effort à la tenir occupée et amusée.

Katya pressa les épaules de Laurel une dernière fois, puis elle leva les yeux vers Tamani. Ses prunelles s’illuminèrent en le reconnaissant.

— C’est ton ami la sentinelle. Tim… non, Tam ?

— Oui, répondit Laurel.

Sans hésitation, Katya lança ses bras autour de lui et lui embrassa la joue.

— Merci, dit-elle. Merci de tout cœur de nous l’avoir ramenée saine et sauve.

— Nous sommes loin d’en avoir fini, grogna Tamani, mais Laurel voyait qu’il était content.

Elle se tourna et étreignit encore une fois Katya, heureuse qu’elle soit en vie. C’était une réunion douce-amère, mais Laurel comprenait seulement maintenant à quel point elle l’avait attendue. Elle s’accorda même un instant pour rire de leurs blouses roses assorties de style

– 162 –

paysan qui semblaient avoir été cousues par la même fée de printemps.

Les yeux de Katya tombèrent sur Chelsea, debout juste derrière l’épaule de Laurel. Celle-ci les regarda toutes les deux et sourit largement. Elle avait tellement parlé de l’une à l’autre et inversement, cela lui paraissait capital qu’elles soient enfin réunies. Faisant un signe à chacune, Laurel les nomma tout simplement, contente de voir leurs visages s’illuminer quand elle le fit.

— Chelsea, Katya.

— Laurel, cria Tamani, interrompant leur bref moment de répit.

Il se tenait à l’extrémité opposée de la balustrade, pointant en bas.

Se détournant de ses amies, Laurel courut vers lui, et son regard suivit son doigt. Les trolls avaient fait tomber un arbre quelque part, l’avaient ébranché, et ils s’en servaient à présent comme bélier rudimentaire. David avait dû comprendre que le bélier constituait la plus grande menace et il se tenait d’un côté, frappant n’importe quel troll qui tentait de le soulever. Il semblait que les trolls n’avaient pas encore réalisé à quel point David était dangereux, par contre ; ils se déversaient sur lui comme l’eau qui tombe sur des feuilles d’automne.

— David ! cria Laurel, n’osant presque pas rompre sa concentration, mue toutefois par le besoin de savoir s’il se portait bien.

— David ? murmura Katya à côté d’elle. Ton humain ?

Laurel hocha la tête, sans croiser le regard de Chelsea et sans se donner la peine de mettre Katya au courant des derniers détails.

— Il est sensationnel, dit Katya avec admiration.

– 163 –

— Ça, il l’est, murmura Chelsea.

Laurel dut admettre que c’était vrai. Les trolls tombaient si vite qu’il y en avait une pile autour de lui et il était obligé de pousser les cadavres en bas des marches avec ses pieds pour éviter d’être enseveli. Partout où il allait, il changeait le cours de la bataille et pourtant, le voir faire ne faisait que raviver la tristesse de Laurel.

— David ! cria-t-elle encore, et enfin, il l’entendit.

Il leva les yeux vers elle, puis il plissa le front sous la concentration et il balança l’épée dans un arc particulièrement grand, se frayant un chemin à travers les corps empilés tout en gardant son épée devant lui. Il arriva lentement en dessous d’eux, et Katya ordonna aux fées propulsant des objets en bas du balcon de s’arrêter pour ne pas frapper David.

— Ça va, dit Chelsea, une pointe de fierté dans la voix.

Il est invincible. Continuez à lancer vos trucs.

— Hé, haleta David quand il se fut approché. Je ne vais plus y arriver encore très longtemps. Mes bras…

Il inspira et s’arrêta pour lancer son épée sur un autre troll.

— Mes bras sont sur le point de lâcher.

— Où est cette corde ? demanda Tamani, une trace de panique dans la voix.

Laurel fouilla le balcon du regard et repéra deux fées courant vers eux, nouant des draps ensemble tout en avançant. Elle se pencha par-dessus la balustrade.

— Nous…

Elle marqua une pause, sentant que sa voix était sur le point de se casser.

– 164 –

— Nous sommes ici, David. Nous sommes presque prêts.

Tamani attrapa le premier drap dans les mains de la fée et sortit son couteau, coupant le bout en deux morceaux qu’il attacha comme un étrier. Il croisa les regards de Laurel et Chelsea avec sérieux.

— Nous abaissons ceci, et David doit l’atteindre le premier sinon les trolls le tireront en bas et nous le perdrons. Il met un pied dans la boucle et nous le tirons vers nous. Compris ?

Laurel hocha la tête alors que Tamani lui tendait l’étrier. Elle se pencha sur la balustrade et répéta les instructions de Tamani, et David – sans la regarder –

hocha la tête en signe de compréhension. Elle s’inquiéta de lui dire quoi faire quand les trolls pouvaient l’entendre, mais il les tuait si rapidement qu’elle se doutât qu’aucun à portée de voix ne serait encore en vie lorsque la boucle descendrait.

— Tenez-la ! cria Tamani en faisant signe à une poignée de fées qui l’entouraient.

Tout le monde tint un bout des draps attachés et Chelsea s’avança aussi, serrant le drap juste derrière Tamani.

— Vise bien, dit-il à Laurel, puis il enroula fortement les doigts autour du tissu et planta ses pieds dans le sol.

— David ! hurla Laurel, et il leva les yeux vers elle.

— Je suis prêt, répondit-il faiblement.

Laurel ferma les paupières, prit une respiration, puis elle les ouvrit et tenta d’appliquer chaque concept qu’elle avait déjà appris à la balle molle lorsqu’elle lança le tissu noué vers David.

– 165 –

Retirant une main de l’épée, il la leva et attrapa le drap dans les airs, le tirant en bas contre son torse. Après s’être accordé un instant pour rétablir son équilibre, il se pencha en avant et poussa son pied dans la boucle.

Les trolls, constatant un moment de faiblesse, s’élancèrent en avant. S’ils réussissaient à s’empiler sur lui…

— Tirez ! cria Laurel à l’instant où David fut prêt.

Quand la corde de tissu fut tendue, David s’accrocha follement à elle, ne se défendant pas lui-même, mais bien sa fragile corde de sauvetage.

— Nous l’avons ! cria Laurel.

Plusieurs trolls hurlant tentèrent d’attraper les jambes de David ; chaque fois, leurs mains glissaient, incapables de le toucher. L’un d’eux eut finalement une idée intelligente, juste avant que David ne soit hors de sa portée, et il sauta et agrippa le drap et commença à lancer sa masse contre le garçon.

L’arme ne posait pas de danger direct, mais elle fit perdre l’équilibre à David et menaça son emprise sur le tissu. Il tenta de donner un coup au troll avec Excalibur, mais il était épuisé et son angle était mauvais. Laurel pouvait voir ses jointures blanches, la tension sur son visage pendant qu’il s’efforçait de tenir le drap et Excalibur. La possibilité que David puisse lâcher l’épée semblait faible, mais c’était maintenant la chose que Laurel craignait le plus. Sans Excalibur, David était bon pour la mort.

Brusquement, le troll relâcha sa prise sur le drap et il tomba au sol en tas, où il resta allongé.

– 166 –

Laurel n’avait pas le temps de se questionner là-

dessus ; avec plus de la moitié du poids soudainement disparu, David vola presque par-dessus la balustrade.

Tamani lâcha la corde d’une main et se pencha en avant pour tendre l’autre à David. Cependant, leurs mains se rencontrèrent, puis glissèrent loin l’une de l’autre et David retomba.

David prit deux respirations, puis il leva les yeux et lança l’épée, la libérant dans les airs. Laurel l’entendit tomber avec fracas sur le plancher du balcon derrière elle, et quand elle tendit la main pour saisir son bras, ses mains réussirent cette fois à le toucher. Tamani tenait fermement son autre bras et ensemble, ils tirèrent David par-dessus la balustrade avant qu’ils ne s’étendent tous les trois de tout leur long sur la pierre froide.

– 167 –

QUINZE

ILS RESTERENT UN MOMENT ALLONGES, HALETANTS, SUR LE

plancher du balcon avant que David ne tende instinctivement la main vers l’épée tombée et l’attire à lui, la serrant contre son torse. Quand il tourna le visage vers Laurel, elle eut peine à le reconnaître. De la sueur mêlée de sang striait ses tempes jusqu’à son menton, et ses bras étaient tachés de rouge rouillé. Le reste de son corps était recouvert d’un gâchis de sang sans véritable motif.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-elle en repoussant son ventre du sol au moment où Chelsea tombait à genoux à côté de David.

— Je suis fatigué, dit-il d’une voix râpeuse. J’ai besoin d’un peu d’eau. Et de repos, ajouta-t-il. Je dois me reposer.

— Y a-t-il un endroit où nous pouvons l’amener ?

s’enquit Tamani en se tournant vers Katya pendant que les autres fées reprenaient leur tâche d’arrêter les trolls depuis le haut du bâtiment.

— La salle à manger, dit Katya. On y a apporté quelques fournitures médicales pour… pour les fées que les trolls ont touchées plus tôt, termina-t-elle, les cils baissés.

— Je vais l’y conduire, dit Laurel en se levant et en aidant Chelsea à faire de même.

Elles baissèrent les yeux sur David, qui s’était mis à genoux. Il semblait trop fatigué pour se tenir debout par lui-même, mais il s’accrochait à l’épée, et ni Chelsea ni Laurel ne pouvaient l’assister tant qu’il la tiendrait.

Chelsea se pencha près de lui, à un poil de son oreille.

– 168 –

— David, dit-elle doucement. Laisse-moi la porter pour toi.

David la regarda en clignant des yeux comme si elle parlait une langue étrangère. Puis, il comprit.

— Merci, murmura-t-il en déposant l’épée sur le sol entre eux.