Enroulant ses deux mains autour de la poignée, Chelsea prit Excalibur avec respect et la tint près d’elle pendant que Laurel et Tamani aidaient David à se lever.

Laurel garda une main sur le bras de David et le guida vers les marches au moment où une fée d’automne en émergeait avec un plateau de gobelets remplis de chartreuse fumante – une solution que Laurel reconnut comme un acide dérivé de limes fermentées.

— Allons te nettoyer, dit-elle en faisant pivoter David afin qu’il tourne le dos au combat.

— Avons-nous le temps pour cela ? s’enquit-il d’une voix faible en la suivant par la porte du balcon. Ils n’arrêtent pas d’arriver ; nous devons amener Yeardley à Jamison.

— Nous penserons à cela plus tard, répondit Laurel, jetant un regard inquiet vers Chelsea.

C’était facile de se sentir en sécurité, barricadée à l’intérieur de l’immense Académie en pierres, mais pour combien de temps encore ?

Ils descendirent lentement l’escalier tous les trois, et Laurel s’arrêta en bas quand elle réalisa que Tamani ne les accompagnait pas. Il était debout sur la marche supérieure, un bras posé sur la main courante. Ses épaules étaient affaissées, et il serrait son épaule blessée qu’il avait refusé qu’elle examine chez sa mère. Il semblait s’accorder un répit pour ressentir la fatigue et la douleur qu’il avait

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repoussées toute la journée. Ses paupières étaient fermées, et Laurel se détourna avant qu’il ne découvre qu’il avait été vu dans un moment aussi vulnérable. Elle fut contente d’entendre ses pas les rattraper quelques instants plus tard.

— David, demanda Chelsea de façon hésitante, es-tu…

— Mince, ce truc est lourd, dit David en interrompant sa question en étirant ses bras las, faisant tourner ses poignets un à la fois.

Laurel se mordit la langue, et lorsque Chelsea se retourna pour la regarder, elle secoua la tête. Le temps n’était pas aux questions.

Quand ils pénétrèrent dans la salle à manger, ils tombèrent sur une fée transportant des tas de chiffons blancs.

— Attention, dit une voix froide, et les yeux de Laurel s’arrondirent.

Malgré la profonde plaie sur son visage et l’état désordonné de sa chevelure et de ses vêtements, c’était, sans aucun doute, Mara. Tamani la reconnut aussi à en juger par son regard noir. Mara leva le menton, comme si elle voulait lever le nez sur Tamani en se grandissant un peu. Cependant, il croisa son regard sans broncher et –

remarqua Laurel – sans la révérence de rigueur. Après un moment, Mara baissa les yeux et quitta la pièce d’un pas traînant.

— Contente de te rencontrer aussi, lança sèchement Chelsea.

— Partez devant, ordonna Tamani avec raideur quand Laurel se retourna pour le regarder. J’ai quelques petites choses à vérifier.

Laurel s’écarta de David et de Chelsea.

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— Reviens dès que tu as terminé, dit-elle d’un ton destiné à mettre fin à toute discussion. Je dois examiner tes blessures.

Tamani s’apprêta à protester, mais Laurel l’interrompit.

— Cinq minutes.

La mâchoire de Tamani était serrée, mais il opina.

La salle à manger bourdonnait d’activités, et Laurel aperçut Yeardley à l’extrémité de la pièce, livrant des sérums et des bandages à plusieurs postes où des fées en santé soignaient les blessées. Laurel se demanda comment elles se sentaient à utiliser des potions qu’elles avaient fabriquées sans s’attendre à s’en servir un jour pour elles-mêmes.

— Du travail de répétition, disaient-elles quand elles mettaient leurs études de côté pour préparer des solutions guérissantes et d’autres potions pour les fées d’automne, pour des sentinelles à l’extérieur des portails qui se colletaient à l’occasion avec des trolls ou pour des Soigneuses qui maniaient maladroitement leurs faux. La pire blessure que subissaient la plupart des fées d’automne était une coupure causée par du papier et la plus grave maladie, des brûlures d’estomac.

— Assieds-toi, ordonna Laurel dès qu’elle trouva une chaise inoccupée pour David.

Chelsea appuya l’épée sur le siège du garçon, et il la prit immédiatement et l’allongea sur ses cuisses.

L’abandonnant un moment avec son amie, Laurel alla chercher un grand verre d’eau – « de l’eau ordinaire », dit-elle avec insistance à la fée qui tentait d’y ajouter des pincées de nitrogène et de phosphore – et elle revint pour

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découvrir son amie en train de s’inquiéter de voir David couvert d’autant de sang.

— Je vais bien, insista-t-il. J’ai seulement besoin… Oh mince merci, dit-il en prenant le verre d’eau des mains de Laurel et en le buvant d’une seule traite, à l’exception de quelques gouttes qui coulèrent sur son menton.

Distraitement, il les essuya sur sa manche, laissant une traînée de sang sous ses lèvres.

— En veux-tu plus ? demanda Laurel en essayant de ne pas regarder la nouvelle trace pendant que David se détendait sur sa chaise, appuyant sa tête contre le mur et fermant les yeux quelques secondes.

— Est-ce qu’il va vraiment bien ? chuchota Chelsea, fixant le visage parsemé de sang de David.

— Il semble, répondit Laurel. Mais je devrais nettoyer le sang sur lui pour en être certaine. Peux-tu prendre quelque chose pour frotter et me rejoindre à la fontaine ?

Elle pointa une table pleine de chiffons pliés où les gens se procuraient des bandages et des serviettes. Chelsea hocha la tête et se hâta d’y aller.

— Viens, dit Laurel en faisant signe à David. Allons te laver.

Au début, David la suivit d’un air hébété, traînant Excalibur sur le sol, certainement inconscient de la ligne parfaite que la pointe gravait dans le sol de carreaux de marbre poli. Cependant, quand il comprit ce que Laurel avait en tête, tout à coup il ne pouvait pas arriver assez vite. Il tomba à genoux au bord du cercle en marbre, déposa Excalibur avec respect à côté, et il poussa ses bras sous l’eau, les frottant avec vigueur. Un nuage rouge sombre s’éloigna de lui, donnant à l’eau une teinte rosâtre.

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Du coin de l’œil, Laurel surprit Caelin – le seul Mélangeur de son âge – à les observer. Parfait.

Hé, dit-elle. Peux-tu me rendre un service ? J’ai besoin d’une chemise propre. Pour lui, ajouta-t-elle –

pointant David – au cas où Caelin reviendrait avec une blouse légère.

Caelin examina l’étrange nouveau mâle – il avait toujours été comiquement territorial – et il hocha la tête en se dirigeant vers le dortoir. Chelsea apparut un moment plus tard avec une petite pile de mouchoirs propres.

— Merci, dit Laurel en prenant celui du dessus.

Elle regarda l’eau souillée dans laquelle David frottait encore ses bras et elle plissa le nez. De l’eau cristalline froide coulait du haut de la fontaine, alors Laurel leva la main et humidifia le tissu à cet endroit avant de nettoyer le sang décorant le visage de David.

— Je vais aider, dit doucement Chelsea en mouillant un mouchoir et en se mettant au travail de l’autre côté pour s’attaquer à une traînée de sang particulièrement épaisse qui avait coulé sur son cou.

— Déshabille-toi, ordonna Laurel quand le visage de David fut à peu près lavé de tout le sang. Nous ne réussirons jamais à faire partir le sang sur ce chandail.

Enlève-le et jette-le.

Ses bras enfin propres, David tendit la main vers le bas de son t-shirt et, en faisant attention à éloigner le sang de son visage, il le passa par-dessus sa tête, le laissant tomber sans cérémonie sur le sol.

Au début, Laurel crut qu’elle imaginait le silence qui semblait s’être installé autour d’elle, mais après une

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minute supplémentaire de frottage, elle réalisa que presque tout le monde dans la pièce s’était immobilisé.

Le silence s’était mué en un bourdonnement de murmures qui devenait de plus en plus fort chaque seconde.

Chelsea l’avait aussi remarqué et elle survolait la salle du regard avec nervosité.

Cependant, tous les yeux étaient rivés sur David. Plus particulièrement sur son torse, où une petite touffe de poils foncés était clairement visible sur sa peau.

Ils n’avaient pas réalisé qu’il était un humain.

Ils n’avaient probablement pas non plus réalisé que Chelsea était humaine, entre la bataille qui faisait rage et le fait que Chelsea n’affichait pas de signes révélateurs évidents comme du poil visible sur le corps. Certaines des fées observaient maintenant l’épée que David avait placée au bord de la fontaine et elles chuchotaient derrière leurs mains.

David les remarqua aussi et il interrompit son nettoyage. Il lançait un regard noir aux fées qui étaient assez hardies pour le regarder en face.

Tamani traversa la salle à manger comme un ouragan avec des pas bruyants, une expression de colère sur le visage et tenant du tissu blanc en tas dans la main.

Derrière lui, Caelin paraissait plus qu’heureux que quelqu’un d’autre se charge d’accomplir la tâche qu’on lui avait confiée.

— Tiens, dit Tamani en tendant à David la pièce de vêtement blanc et sec. Te donner un chandail propre est la moindre des choses que nous pouvons faire puisque tu as sauvé l’Académie.

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Tamani lança un regard furieux autour de la salle avant de lui abandonner le chandail. Après un long moment de silence, David passa le tissu par-dessus sa tête, ressemblant à n’importe quel garçon fée quand le chandail au style d’Avalon lui couvrit le torse.

Dès qu’il fut habillé, la salle à manger bourdonna à nouveau d’activités, bien que plusieurs des fées examinaient encore David avec un mélange de curiosité, de réprobation ou de peur.

— Comment te sens-tu, mec ? demanda Tamani en s’accroupissant à côté de David.

— Mieux. J’aimerais bien un autre verre d’eau, par contre.

Chelsea se hâta d’aller le lui chercher.

— Y a-t-il une chance que tu sois prêt à retourner dehors ?

Le ton de Tamani était nonchalant, mais Laurel savait qu’il était impatient d’amener Yeardley à Jamison.

David pinça les lèvres. Son regard avait quelque chose de hagard, mais il baissa les yeux sur l’épée et, après un moment, il hocha la tête.

— Je crois bien.

— Merci.

David ferma les paupières pendant quelques respirations, puis il les ouvrit et tendit la main vers l’épée.

— Pas encore, s’exclama Laurel en bondissant sur ses pieds.

— Laurel, commença Tamani, le désespoir dans la voix.

— Laisse-moi d’abord te bander l’épaule.

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Son t-shirt gris était en loques et la sève avait séché dessus, mais sans l’aide de bandages, la plaie se rouvrirait très certainement.

— Je vais bien, dit Tamani en se tournant sans trop de subtilité afin qu’elle ne puisse plus voir son épaule.

— C’est faux. Tu as mal et tu seras plus… efficace, décida-t-elle enfin, si tu me permets de faire quelque chose à son propos.

Il hésita, puis il leva les yeux vers Chelsea, qui revenait avec de l’eau pour David.

— Si tu te dépêches, céda-t-il.

Puis, plus bas :

— Nous n’avons pas beaucoup de temps.

— Je vais faire vite, promit-elle.

Elle se rendit au poste le plus proche et fouilla dans les médicaments qui restaient.

— Puis-je t’emprunter ces choses pendant très peu de temps ? demanda-t-elle en s’emparant de deux bouteilles d’une solution transparente et d’une poignée de bandages.

La fée répondit d’un hochement de tête, levant à peine les yeux pendant qu’il tirait sur une longue aiguille de cactus au-dessus d’une profonde coupure dans l’épaule d’un enfant, la refermant avec des points de suture.

Laurel revint en courant vers Tamani.

— Enlève-le, dit-elle en touchant le chandail.

Tamani jeta un coup d’œil à David, puis il gémit en levant les bras et retira son t-shirt, écartant avec précaution les parties tachées de sève de ses plaies. Il suintait la sève par une demi-douzaine de coupures

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superficielles, et la profonde plaie sur ses côtes que Laurel avait bandées le matin était humide malgré ses soins.

La plaie sur son épaule n’était pas causée par une seule coupure comme elle l’avait cru – il y avait environ cinq trous profonds éparpillés sur le haut de son bras. Il inspira brusquement entre les dents quand elle les tamponna avec un chiffon humide.

— Je suis désolée, dit-elle en essayant de ne pas perdre son calme devant la profondeur des coupures qui ressemblaient davantage à des coups de poignard. Je vais te soulager dans une petite seconde.

— Non, dit Tamani en arrêtant sa main quand elle la tendit vers une bouteille.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ne les insensibilisent pas, dit-il avec une respiration encore difficile. Je ne peux pas bouger aussi bien si je ne les sens pas. Applique seulement le tonic guérisseur et bande-les. C’est tout ce que je peux te laisser faire pour l’instant.

Laurel fronça les sourcils, mais elle hocha la tête. Il était impossible de savoir pendant combien de temps aujourd’hui Tamani devrait encore se battre.

— Serre… serre-moi la main si cela te fait mal, dit-elle en employant la même tactique que son père avec elle lorsqu’elle était enfant.

Mais plutôt que d’agripper sa main, Tamani enroula son bras valide autour de ses hanches, enfouissant son visage dans son ventre avec un gémissement étouffé.

Laurel vola un moment pour faire courir ses doigts dans ses cheveux noirs avant de prendre la bouteille de tonie guérisseur, déterminée à en finir aussi vite que possible pour son bien.

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Elle tenta de ne pas prêter attention à ses doigts pressant sa jambe, à sa respiration douce sur la peau de sa taille, à son front planté juste sous ses côtes. Elle travailla rapidement, ayant aimé pouvoir savourer l’instant, mais sachant que ce luxe ne ferait que coûter des vies.

— J’ai terminé,

murmura-t-elle après une

abominablement brève période de temps.

Il s’écarta et regarda son épaule, couverte de bandages qui s’enchâsseraient dans sa peau après une semaine environ.

— Merci, dit-il à voix basse.

Laurel fixa résolument le sol en rassemblant ses fournitures et elle courut les rapporter au poste où elle les avait empruntées. Quand elle revint, Tamani avait ramassé sa lance et il était debout devant David.

— Prêt ?

David hésita à peine avant de hocher la tête.

— Nous allons devoir dégager une voie ; je ne veux pas prendre le risque qu’il arrive quoi que ce soit à Yeardley –, mais je ne pense pas que nous devrions essayer de passer encore par les portes. Sortons de la même manière que tu es entré, dit Tamani, la voix de nouveau neutre et centrée sur son but.

— Par-dessus la balustrade ? s’enquit David, un sourcil arqué.

— As-tu une meilleure idée ? demanda Tamani, non sans une trace de sarcasme.

David réfléchit une seconde, puis il secoua la tête.

— Allons-y.

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— Nous allons aider à vous descendre, proposa Laurel, alors même que sa tête lui criait de ne pas les laisser partir.

Ils quittèrent tous les quatre la salle à manger et longèrent le couloir sombre, les bruits du combat augmentant avec chacun de leurs pas. L’Académie tenait les trolls à distance, mais combien de temps encore les murs tiendraient-ils contre un si grand nombre ? Et à combien de batailles Tamani pouvait-il survivre ? Avec le temps, il subirait de trop nombreuses blessures pour rester en vie. Malgré les avantages d’Avalon, les trolls gagnaient en raison de leur nombre seulement.

Quand ils émergèrent sur le balcon, Katya se tourna vers eux, la panique dans les yeux.

— Merci Déesse, vous êtes de retour ! Il se passe quelque chose.

— Quoi ? demanda Tamani, courant se pencher à côté d’elle par-dessus la balustrade.

— Ils tombent, répondit Katya en examinant les trolls grouillant sous eux. Je l’ai vu quelques fois au cours de la dernière heure, mais je me suis dit que c’était à cause de blessures que je ne pouvais pas voir. Maintenant, ils commencent à s’effondrer en groupe. Cinq, six, parfois jusqu’à dix. Regardez, ajouta-t-elle en pointant quand Laurel, David et Chelsea s’avancèrent pour voir.

Les trolls continuaient à frapper les portes d’entrée avec l’arbre coupé, et Laurel pouvait voir le bois craquer sous l’assaut. Toutefois, quand ils reculèrent pour prendre un nouvel élan, le tronc d’arbre se déplaça et roula sur le côté lorsque plusieurs des trolls tombèrent à genoux.

— Ils viennent juste de faire la même chose là aussi, dit Katya en pointant un groupe sous le balcon.

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— C’est ce qui est arrivé à ce troll sur le territoire du printemps, intervint David. Et sur la corde, quand vous me faisiez monter.

— Je ne comprends pas, déclara Tamani.

Cependant, alors même qu’il exprimait sa perplexité, Laurel vit tomber plusieurs autres trolls. Même les trolls désorganisés en prenaient conscience à présent et ils s’étaient détournés de leur tâche de forcer l’entrée de l’Académie pour se questionner les uns les autres et pointer. La panique se répandit à la vitesse d’un incendie de forêt, et le groupe sur le balcon oublia son plan et observa, cloué sur place, pendant que de plus en plus de trolls s’effondraient au sol.

— Ils s’enfuient, déclara David avec de la stupéfaction et plus qu’un peu de soulagement dans la voix.

Les trolls restants avaient tourné les talons, se dirigeant à présent vers les portails, mais même leur retraite était vaine. Sous peu, tout devint calme et tous les trolls gisaient immobiles parmi les restes piétinés de ce qui avait été les terres de l’Académie.

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SEIZE

— SONT-ILS… MORTS ? DEMANDA CHELSEA APRÈS UNE LONGUE

période de silence.

— Celui du territoire du printemps était très, très mort, répondit David.

— Alors, quoi ? s’enquit Laurel en fixant le carnage.

C’est fini ?

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Yeardley en jaillissant sur le balcon au milieu du silence tendu.

Il tenait un sac de toile dans une main – sa trousse, réalisa Laurel.

— C’est difficile à dire, répondit Tamani en fouillant le sol du regard. Ils semblent morts, mais seule la Déesse sait pourquoi. Je me méfie.

— Qu’est-ce que c’est ?

Un mouvement flou sur le flanc de coteau vert attira l’œil de tout le monde – plusieurs silhouettes se frayaient un chemin sur le sentier venant du portail du Jardin.

— D’autres trolls ? demanda quelqu’un dans la foule.

Laurel observa les silhouettes approchant pendant un moment et éprouva soudain de la difficulté à respirer.

— C’est Klea, dit-elle à voix basse. Elle est accompagnée de Yuki.

— Je ne comprends pas, déclara Yeardley.

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— La Sauvagesse, intervint Tamani. Celle que nous essayions de percer à jour la dernière fois que nous sommes venus ici ; elle est une fée d’hiver.

Katya haleta.

— Se dirigent-elles par ici ?

— Je l’ignore, dit Tamani. Sinon, elles se rendent au palais. Je ne sais pas trop ce qui est pire. D’une manière ou d’une autre, nous sommes trop tard. C’est la raison pour laquelle nous avions besoin de Jamison – pour la combattre.

— Elle est hostile ? demanda Yeardley, une peur subtile dans la voix.

— C’est difficile d’en être sûr, répondit Tamani.

Laurel ne croyait pas du tout que ce fut difficile ; Yuki était la seule raison pour laquelle les trolls se trouvaient à Avalon, cela la rendait donc responsable de la mort et de la destruction autour d’eux.

— Mais elle est la marionnette d’une fée d’automne exilée – Callista, reprit Tamani.

Cette fois, l’horreur dans l’expression de Yeardley n’avait rien de subtil.

— Callista ? C’est…

Il se tourna vers les fées d’automne rassemblées derrière lui sur le balcon.

— Nous devons partir d’ici. Maintenant !

— Nous ne pouvons pas tout simplement nous en aller, intervint Laurel en suivant Yeardley alors qu’il s’écartait vivement de la balustrade. Nous sommes barricadés à l’intérieur. C’est probablement l’endroit le plus sûr d’Avalon en ce moment.

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Yeardley pila net.

— Et combien de temps exactement, commença-t-il d’une voix douce qui la glaça tout entière, penses-tu qu’une fée d’hiver mettra à retirer la barricade fabriquée entièrement avec du bois ?

— Il a raison, dit Tamani par-dessus l’épaule de Laurel.

Nous devrions fuir. Il y a une forêt très dense à l’ouest – il y a une sortie dans cette direction, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Yeardley.

— Rassemblez tous ceux que vous pouvez et allez-y.

Sans Jamison, je… je ne sais pas ce que nous pouvons faire de plus.

Laurel détesta entendre le son de la défaite dans la voix de Tamani. Il avait combattu des trolls toute la journée et il avait gagné, et à présent, deux fées suffisaient à lui faire perdre le moral.

— D’accord. Toi, là, cours à la barricade ouest, ordonna Yeardley à une fée aux yeux foncés que Laurel crut reconnaître comme un collègue d’une classe plus avancée que la sienne. Ils doivent la démolir immédiatement !

Puis, se retournant vers Tamani, il dit :

— Certains des employés sont avec les jeunes pousses en haut, et tu as vu combien d’étudiants sont réunis dans la salle à manger. Tous les autres sont occupés à mettre leurs expériences en sécurité et…

— Leurs quoi ? demanda Tamani.

— Leurs expériences, répéta Yeardley sans donner aucun signe qu’il considérait que cela était autre chose que logique.

— Bien, rassemble-les maintenant, ordonna Tamani.

Au diable leurs expériences.

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— Tam, cria Katya depuis la balustrade, elles ont dépassé l’embranchement pour le palais d’hiver. Elles viennent assurément ici.

Tamani resta immobile un long moment, puis il passa brusquement à l’action, comme si quelqu’un avait allumé un interrupteur.

— D’accord, tout le monde sans une arme, sortez –

maintenant, dit-il en distinguant David des autres avec un hochement de tête. C’est l’heure de l’évacuation.

Il commença à rassembler les fées sur le balcon, à les faire rentrer dans l’Académie et descendre l’escalier.

— Je ne pars pas, déclara Laurel en calant ses pieds quand Tamani essaya de la chasser aussi.

— Laurel, je t’en prie. Tu ne peux rien contre elle.

— Vous ne pouvez rien contre elle non plus !

Laurel grimaça alors même qu’elle prononçait ces mots.

— Je… je ne voulais pas dire…

Tamani garda le silence pendant ce qui sembla une éternité.

— Peut-être pas, murmura-t-il enfin. Mais il se peut que nous puissions gagner le temps dont vous avez besoin pour fuir. Après que nous vous aurons fait sortir, nous sortirons par en avant et irons la rencontrer pendant que tous les autres se dirigent vers les arbres.

Laurel regarda David, mais il se contenta de hocher la tête pour marquer son approbation.

— D’accord, dit-elle doucement.

Elle détestait se sentir inutile.

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— Je vais aller retrouver Rhoslyn avec Yeardley. Nous ramènerons Jamison ici dès que possible.

— Parfait, dit Tamani avec une très légère trace de soulagement sur le visage.

— Amène Chelsea aussi, dit David, et il tendit une main pour la pousser vers la sortie avant de replacer ses deux mains sur l’épée.

— Bien sûr.

Laurel hocha la tête et prit la main de Chelsea.

— Viens. Allons voir si nous pouvons aider les autres à partir.

— Merci, dit Tamani à voix basse en lui pressant la main.

Laurel pressa la sienne en retour, mais elle ne leva pas les yeux pour croiser son regard – elle ne voulait pas qu’il constate à quel point elle était désespérée. Elle savait ce que Yuki avait fait dans l’édifice à logements, ce que Jamison avait fait subir aux trolls… combien de temps David et Tamani pouvaient-ils espérer tenir contre une fée d’hiver ? Certainement pas assez longtemps pour que Laurel et Yeardley raniment Jamison et le ramènent ici.

— Nous devons d’abord faire sortir toutes les jeunes pousses, ordonnait Yeardley pendant qu’elles le suivaient dans l’atrium. Amenez tout le monde à la sortie ouest !

Les fées partirent en courant répandre la nouvelle, la plupart dans un état évident de panique maîtrisée.

— Laurel !

Tamani descendit les marches à toute vitesse, David le talonnant, alors qu’une série de coups résonnaient à l’extérieur des portes d’entrée.

– 185 –

— Par l’œil d’Hécate ! jura Yeardley. Qu’est-ce que c’était ?

— Des soldats à l’entrée, répondit Tamani en haletant.

Ils sont arrivés par l’arrière. Ils sont trop petits pour être des trolls, mais ils portent des fusils. Ils doivent être avec Klea.

— Klea ? demanda Laurel, perplexe. Mais elle n’est même pas encore ici.

— Elle a dû les envoyer devant, affirma Tamani, d’une voix plate dénuée d’émotion. C’est ce que j’aurais fait, rester en arrière jusqu’à ce qu’ils soient en position.

J’aurais dû comprendre. Nous sommes exactement là où elle nous veut et nous ne pouvons rien y faire.

Comme sur un signal de Tamani, les fenêtres colorées décoratives situées à quatre mètres au-dessus de leurs têtes éclatèrent, faisant pleuvoir des éclats de vitrail et une demi-douzaine de pots craqués en plastique sur l’atrium rempli de meubles éparpillés. Du liquide translucide s’échappa en flaque des contenants ouverts, saturant l’air de l’odeur distinctive de l’essence.

— Que faisons-nous maintenant ? demanda Yeardley.

On se rassemble ? On se disperse ? Je…

Sa voix fut interrompue par le rugissement assourdissant d’une explosion. Des flammes léchèrent le sol sous la porte d’entrée malmenée, carbonisant son vernis et mettant le feu à l’essence qui s’infiltrait dans la barricade, générant une vague brûlante de chaleur qui roula dans la pièce. Les fées les plus proches du feu s’enflammèrent immédiatement,

leurs cris

miséricordieusement coupés court par l’intensité du brasier.

— Par les enfants d’Ouranos ! hurla Yeardley. Courez !

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Ils fuirent l’atrium, devant des volutes de fumée noire pendant que les flammes glissaient sur les flaques d’essence et commençaient à dévorer les tapis et les tapisseries qui décoraient la pièce.

Alors qu’ils couraient vers la salle à manger, Yeardley fut quasiment renversé par la fée aux yeux sombres qu’il avait envoyée devant pour faire libérer la barricade ouest.

Ses yeux étaient ronds de peur quand elle parla, ses paroles presque inintelligibles dans leur précipitation.

— Au feu ! La barricade ouest brûle !

En effet, Laurel pouvait apercevoir des tourbillons de fumée noire serpentant lentement le long du plafond, venant du couloir menant à la sortie ouest.

— Étudiants ! Je vous en prie, calmez-vous ! cria Yeardley, mais Laurel savait que ce serait inutile.

La fumée se rassemblait déjà au-dessus d’eux, d’épais nuages étouffants se répandant à partir l’atrium et, elle supposa, des autres sorties aussi.

La débandade des fées d’automne était tellement paniquée que Laurel perçut à peine l’étrange sifflement qui vint juste avant une explosion retentissante quelque part loin au-dessus d’eux.

— Qu’est-ce que c’était ? cria Chelsea, hurlant pour être entendue par-dessus le vacarme.

Laurel secoua la tête et Tamani pointa le plafond.

— Qu’y a-t-il là-haut ?

— Des salles de classe et des dortoirs, énuméra automatiquement Laurel.

— Non, clarifia Tamani, juste là, particulièrement.

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— La tour, répondit Laurel après un instant de réflexion. Cinq ou six étages de hauteur – tu l’as vue de l’extérieur.

Tamani jura.

— Probablement encore de l’essence. Elle nous a piégés de tous les côtés.

Lorsqu’ils rattrapèrent Yeardley, il avait ouvert un vaste placard et il lançait des seaux à plusieurs vieilles fées

– des professeurs et du personnel du printemps, en majorité.

— Servez-vous de la fontaine de la salle à manger.

Aurora, si nous ne pouvons pas amener les jeunes pousses dans la salle à manger, nous pouvons sûrement les amener aux fenêtres. Jayden, va sur le pont du séchoir à linges avec deux fées – ouvrez les lucarnes.

— L’air nourrira le feu, argumenta Tamani.

— Mais cela permettra aussi à la fumée de s’échapper, dit Yeardley en lançant deux autres seaux. La fumée nous tuera avant le feu. Une fois qu’il sera maîtrisé, nous devrions être en mesure de nous organiser et d’évacuer.

Nous avons amplement de fenêtres et de cordes, sans parler des murs pare-feu, dans toute l’Académie. Nous ne serions pas un lieu de recherche digne de ce nom si nous n’étions pas prêts pour un incendie.

Tamani fronça les sourcils.

— Les soldats de Klea attendent dehors avec des fusils.

Qu’est-ce qui les empêchera de tuer ceux qui sortiront par les fenêtres ?

— J’ai bien peur que ce ne soit pas mon champ d’expertise, répondit Yeardley avec un regard entendu sur la lance de Tamani.

– 188 –

Laurel respira et sa gorge brûla instantanément, tout comme ses yeux ; la fumée baissait.

— La salle à manger, croassa Yeardley, se baissant vivement et leur indiquant d’un signe de le suivre.

Quand ils approchèrent des portes doubles, Laurel aperçut la brigade des seaux, faisant déjà passer de l’eau de la fontaine le long des couloirs pour tenir le feu à distance. D’autres dépouillaient les murs et les planchers des matériaux inflammables pour stopper la progression du feu. Cependant, leur travail était entravé par la fumée âcre, et pour chaque fée effectuant une tâche utile, trois couraient aveuglément à travers les couloirs, serrant des livres et des expériences sur leurs torses. D’autres s’étaient rassemblées dans les cages d’escaliers, discutant pour savoir si elles devaient monter ou descendre. Laurel tenta de leur crier de la suivre, mais elle avala de l’air enfumé à pleins poumons et elle commença à tousser de manière incontrôlable.

— Les fées ! Par ici !

La voix de David résonna à travers l’obscurité comme un phare dans le brouillard. Il se tenait très droit, semblant insouciant des nuages sombres qui tourbillonnaient follement autour de lui, et Laurel réprima un halètement ; la fumée était repoussée par la magie d’Excalibur. La couche d’air pur qui l’entourait ne pouvait pas être plus épaisse qu’un cil, mais l’air qu’il respirait était sain et il cria encore.

— À la salle à manger ! Ils ouvrent les lucarnes !

Au début, les fées regroupées sur les marches parurent paralysées par l’indécision, et Laurel réalisa qu’elles restaient là, retenant leur souffle, se demandant si elles devaient suivre les ordres de David.

Parce qu’il est humain.

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Puis, un Mélangeur que Laurel ne reconnut pas commença à les bousculer pour se frayer un chemin à travers la foule en direction de David. Les yeux de Laurel s’arrondirent un moment pendant qu’elle se demandait s’il était sur le point de chercher la bagarre. Mais il se tint simplement devant David un instant, puis il hocha la tête et il s’abaissa vivement pour pénétrer dans le couloir enfumé qui menait à la salle à manger. Les autres fées parurent enfin comprendre le message et, lentement, si péniblement lentement, se glissèrent dans le couloir, se dirigeant vers la salle à manger, accroupies très bas afin de pouvoir respirer.

Tout le monde ne suivait pas, cependant. Une séduisante jeune fée mâle luttait dans la foule pour aller de l’autre côté. Il avait posé un pied sur la marche du bas quand quelqu’un cria sous la fumée :

— Galen, arrête !

Galen marqua une pause.

Quelque chose de sombre se déversait poussivement en bas de la cage d’escalier. Pendant un moment, Laurel crut qu’il s’agissait d’huile, mais ensuite, elle comprit que c’était teinté de rouge et qu’il y avait quelque chose de léger dans sa nature – un peu semblable à la fumée se refermant sur eux. Toutefois, ce n’était pas comme le gaz soporifique aux portails, qui s’était étendu et élevé dans les airs ; cette bruine était lourde et se déplaçait indolemment à la hauteur du sol, comme de la vapeur de glace sèche avançant lentement, couvrant chaque marche comme de la vase avant qu’un flot se libère et se déverse sur la marche suivante.

La bouche de Galen se serra.

— Il y a encore des fées en haut, cria-t-il. Je dois les prévenir.

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Et sans plus attendre, il continua à monter l’escalier.

Dès l’instant où la fumée rampante rouge toucha son pied, Galen chancela et tomba, son visage perdant toute expression, ses membres se contractant. Quand il atterrit sur les marches, la bruine rouge foncé tourbillonna autour de lui. Même à travers l’air brumeux et à trois mètres de distance, Laurel savait qu’il était mort.

D’autres le virent également ; il y eut plusieurs cris perçants alors que les fées fuyaient la bruine insidieuse –

plusieurs courant droit sur les sorties en feu.

— Arrêtez ! Arrêtez !

La voix de Yeardley était assourdie par la fumée étouffante.

— Nous devons cesser de paniquer, supplia-t-il. Les lucarnes sont ouvertes dans la salle à manger ; que tout le monde s’y rende !

— Galen avait raison ; certains des employés sont encore en haut ! Ne pouvons-nous pas faire quelque chose ? demanda l’une des fées qui s’étaient attardées.

Yeardley observa le gaz rouge menaçant se déversant en bas des deux escaliers menant aux étages supérieurs.

— Que la Déesse leur vienne en aide, répondit-il faiblement.

Enfin, la plupart des fées rejoignirent la salle à manger, mais quelques-unes s’entêtèrent à rester et à regarder en haut des marches. Sous les yeux de Laurel, la bruine rougeâtre déborda du palier au-dessus d’eux, coupée en longues vrilles par les rampes ornées, s’écoulant vers le bas comme une chute huileuse.

— Attention ! cria Laurel, tirant Tamani et Chelsea vers l’arrière avec elle, évitant de justesse les minces jets de bruine qui tombaient en motif de barreaux de prison.

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Tout le monde ne fut pas assez rapide, et des vagues sombres se déversèrent sur eux comme des mers de sable ; sans un bruit, ils s’effondrèrent sur place.

— Partons ! lança Tamani en tirant la main de Laurel.

Elle voulait lui résister – relever les fées tombées, les transporter en lieu sûr. Toutefois, la main de Tamani était ferme dans la sienne, et elle le laissa la tirer en arrière.

Dans la salle à manger, Yeardley dirigeait les étudiants afin qu’ils bordent le bas des portes avec des linges mouillés. Les membres de la brigade des seaux qui avaient échappé au poison rouge mortel vidaient des seaux d’eau directement sur les portes, trempant le bois. Grâce aux grandes lucarnes, à présent ouvertes sur le ciel nocturne peu éclairé, la fumée était plus haute ici, et Laurel pouvait se tenir debout et respirer sans peine. Elle regarda du côté de Chelsea, dont le visage et les vêtements étaient noircis ; Laurel supposa que c’était pareil pour elle. Jetant un coup d’œil autour d’elle, elle fut abasourdie de constater qu’il y avait si peu de fées et encore plus consternée par le nombre restreint qui était conscient. Elles s’étaient affairées ici à soigner les blessées de toute façon, mais à présent, ces dernières étaient rejointes par des douzaines qui s’étaient évanouies à cause de la fumée.

— Et maintenant quoi ? demanda Laurel.

— David et moi sortirons en premier, répondit Tamani, agitant sa lance vers les fées qui installaient une échelle en bois sous l’une des hautes fenêtres de la salle à manger. Ce n’est pas un terrain idéal pour une évacuation, mais grâce aux lucarnes, aux murs pare-feu et à la fontaine, nous devrions avoir le temps d’évacuer tout le monde – si nous pouvons entrer et sortir par ces fenêtres sans nous faire tirer dessus.

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Laurel voyait bien que quelque chose d’autre le dérangeait, à la manière dont il regardait le ciel.

— Quoi ? s’enquit-elle en posant une main sur son bras.

Après quelques secondes, il se tourna vers elle.

— C’est impossible que Klea reste ici – elle sait à présent qu’elle a gagné. Elle va ensuite se diriger vers le palais d’hiver – quelqu’un doit l’arrêter. Je dois l’arrêter.

Bien qu’elle détestât l’idée de Tamani partant affronter Klea encore une fois, Laurel savait qu’il avait raison.

— Amène-moi avec toi, insista-t-elle.

— Laurel, je t’en prie, supplia-t-il, mais elle secouait déjà la tête.

— Pas avec toi pour aller retrouver Klea, mais simplement pour me faire sortir d’ici. Moi et Yeardley.

Nous irons rejoindre Jamison.

Elle s’approcha plus près afin que personne, même pas Chelsea et David, ne puisse l’entendre.

— Tu sais qu’il constitue notre seule chance.

— Yeardley acceptera-t-il de t’accompagner ? demanda Tamani, et Laurel jeta un coup d’œil du côté de son professeur, là où il organisait les fées paniquées.

Il était le phare de l’Académie aujourd’hui, et elle voulait lui faire quitter les lieux.

— Il le devra, non ? répondit-elle en s’étouffant sur les mots.

Un vacarme attira son attention alors que la lumière autour d’elle prenait une étrange teinte écœurante.

Laurel mit une seconde à comprendre que cela venait des lucarnes. La bruine rouge avait dû déborder des fenêtres des étages supérieurs et elle se frayait à présent

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un chemin par le vaste toit de la salle à manger, recouvrant le verre des lucarnes et, au moment où les yeux de Laurel se tournaient vers le ciel, s’échappait par-dessus.

La large chute de poison mortel cascada dans l’air sur au moins sept mètres avant d’atteindre le plancher, frappant une fée mâle inconsciente tachée de suie allongée sur une table couverte d’un drap. Il se contracta en silence avant de s’immobiliser pour la dernière fois pendant que le gaz huileux rouge se répandait sur le sol.

Un murmure collectif de désarroi se propagea comme une vague parmi les fées rassemblées un moment avant que la panique ne s’installe. Elles se tournèrent presque à l’unisson, et Laurel réussit tout juste à rester debout pendant que les fées jouaient du coude pour passer, semblant à peine la remarquer – ne paraissant rien voir d’autre au-delà de leur désespoir.

Les yeux de Laurel demeurèrent fixés sur la bruine rubis, sa main serrant les doigts de Tamani alors que la vérité la frappait de plein fouet.

Ils n’avaient pas échappé au poison de Klea ; ils avaient agi exactement comme elle l’espérait.

Et à présent, il n’y avait plus moyen de fuir.

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DIX-SEPT

LA MORT ROUGE AVANÇAIT LENTEMENT, SI LENTEMENT, rampant sur le plancher avec des vrilles enfumées ressemblant davantage à un organisme vivant qu’à un simple gaz. Elle s’enroulait autour de ses victimes, prenant les proies faciles en premier – les fées qui étaient allongées inconscientes sur le sol.

Je dois les sauver ! Le désespoir bannit toute pensée rationnelle dans la tête de Laurel, et elle se lança vers les corps tombés, seulement pour se retrouver contre le torse de Tamani quand il se mit en travers de son chemin.

— Laurel, tu ne peux pas.

Elle se débattit, tentant d’atteindre les fées léthargiques sans défense. Les bras de Tamani étaient serrés autour de sa taille, et elle sentit vaguement les doigts caressants de David sur son visage essayant de la calmer.

— Laurel, murmura David. Arrête.

Le mot doux était si bas qu’elle se figea comme s’il avait crié après elle.

— Nous devons réfléchir, dit-il.

Laurel s’obligea lentement à s’immobiliser.

Tout le monde qui pouvait se tenir debout était monté sur des tables, surtout sur le bord des murs, les yeux arrondis par l’horreur. Le feu bloquait les sorties évidentes ; le poison s’infiltrait partout où le feu échouait…

Laurel pouvait presque sentir le mépris que Klea avait mis dans chaque détail de cette attaque élaborée. Ces gens avaient été ses professeurs, ses amis – sa famille en fait.

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Cependant, il était clair par ses actions aujourd’hui que Klea voulait qu’ils meurent tous, et en plus, elle désirait qu’ils trépassent en ressentant la peur.

Laurel réalisa quelle tremblait de colère. Oubliez les trolls ; le pire monstre à Avalon était Klea.

Laurel repoussa les bras de David et elle marcha à grands pas vers une fée allongée inerte à seulement quelques mètres de la fumée rampante. Laurel passa ses bras autour du torse de la jeune fée et commença à la tirer en arrière, loin du danger.

Tamani lui attrapa la main, mais Laurel la lui arracha brusquement. Il la tendit de nouveau pour l’agripper et il la retint fermement cette fois.

— Laurel, que fais-tu ? Où vas-tu l’amener ?

— Je ne sais pas ! cria-t-elle, des larmes de fureur lui brûlant les yeux. Juste… loin de cela !

Elle reprit sa tâche, tirant une autre fée de l’atteinte immédiate de la bruine rouge. Tout le monde allait mourir de toute façon, mais sans trop savoir pourquoi, Laurel ne pouvait pas les laisser mourir tout de suite ; pas alors qu’elle pouvait au moins prolonger leurs vies. Elle agrippa les épaules d’une autre fée et commença à la tirer pour quelle rejoigne la première.

Avec un hochement de tête, Tamani s’avança et l’imita, soulevant une autre fée mâle et l’écartant de la fumée qui s’approchait, centimètre par centimètre, s’infiltrant par l’entrée de la salle à manger et progressant poussivement dans la pièce. Elle se déversait maintenant pour de bon par les lucarnes ouvertes, et le plancher serait bientôt transformé en une mare cramoisie mortelle.

Chelsea et David tirèrent une autre fée sur une table, et les autres commencèrent à se joindre à eux, imitant l’acte

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de bonté futile de Laurel, traînant les blessés et les fées tombées en arrière jusqu’à ce qu’il y ait une ligne de pierres nues entre la fumée et ses prochaines victimes.

Quand David se dirigea vers une autre fée, Tamani l’arrêta d’une main sur la poitrine.

— Tu dois déplacer l’épée.

La fumée n’était qu’à quelques centimètres de l’endroit où David l’avait laissée, sa lame enfoncée de plusieurs centimètres dans les carreaux de marbre.

— Nous ne pouvons pas la perdre.

David hocha la tête et se tourna pour la récupérer. Ses yeux s’arrondirent.

— Attends, dit-il en tendant une main pour agripper le bras de Tamani. L’épée. Laurel ! Où va ce mur ? cria David en pointant la paroi au fond de la salle à manger.

— Dehors, haleta Laurel sans s’arrêter de traîner une autre fée en arrière. Les jardins et tout.

— Est-ce tout ? insista-t-il. Pas de, euh, trucs en surplomb ni rien ?

— Les serres sont par là, intervint Caelin, et Laurel fut surprise de le voir s’adresser directement à David.

— Parfait, murmura ce dernier presque pour lui-même.

Elles nous dissimuleront à quiconque pourrait se trouver de ce côté-là.

— Mais nous ne pouvons pas les atteindre à partir d’ici, discuta Caelin. Il n’y a pas de porte. Les lieux partagent seulement un mur.

— Merci, répondit David en enroulant son poing autour de la poignée d’Excalibur, la sortant de sa gaine temporaire, mais je perce mes propres portes.

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Laurel l’observa pendant qu’il courait vers le mur, baissait la tête un instant, comme s’il priait, puis levait son épée et la lançait fortement dans le mur de pierres. Des larmes d’espoir lui vinrent instantanément aux yeux alors qu’elle le regardait couper une longue ligne verticale dans la pierre. Deux autres coupures sur le côté, puis Laurel put voir la clarté s’échappant à travers la paroi.

— Aidez-moi à pousser ! cria David, et très vite des fées se rassemblèrent autour de lui, se frayant un chemin avec précautions entre les fées inconscientes quelles avaient réunies sur les bords de la salle.

Elles poussèrent de toutes leurs forces pendant que David coupait le bas, et avec un bruyant grattement, le panneau céda et tomba sur le plancher, la lumière du soleil couchant se déversant à l’intérieur.

Les quinze minutes suivantes ressemblèrent à un cauchemar en avance rapide. Les bras de Laurel lui faisaient mal pendant quelle traînait une fée après l’autre dans le passage étroit qu’avait ouvert David dans l’une des serres. Ses jambes, déjà épuisées par la longue journée à fuir les trolls, menaçaient de la lâcher. Cependant, chaque fée qu’ils sortaient de la salle à manger était une Mélangeuse de plus qui resterait en vie.

Un moment de peur glaciale fit piler net toutes les fées pendant quelques moments lorsque le poison rouge commença à se déverser par-dessus le bord du toit de la salle à manger et sur le toit en verre transparent de la serre. Les fées semblèrent retenir collectivement leur souffle alors que le rouge tapissait le toit en pente, mais les joints tinrent bon ; elles étaient en sécurité.

La sueur coulait sur les visages de ceux qui travaillaient à côté d’elle – presque certainement une nouvelle expérience pour les fées d’automne –, mais le temps allait

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manquer. Dans la salle à manger, le gaz formant une flaque avait presque complètement recouvert le plancher et il continuait à se déverser par les lucarnes ouvertes, non plus en un simple flot, mais par vagues aussi larges que les lucarnes elles-mêmes.

— Nous devons nous arrêter, dit enfin Yeardley.

La salle à manger était devenue une course à obstacles mortelle de chutes couleur de rouille.

— Une de plus, dit Laurel à bout de souffle. Je peux aller en chercher une de plus.

Yeardley réfléchit une demi-seconde, puis il hocha la tête.

— Tout le monde, une de plus, puis nous devons trouver un moyen de sceller ce trou, ou bien tout notre travail aura été vain.

Laurel courut vers le groupe de fées tombées le plus proche. Elle devait parcourir un bon six mètres pour traîner cette dernière. Avec des bras endoloris, elle entoura le torse de la première fée qu’elle rejoignit, détestant savoir qu’il y en avait tant d’autres assez proche pour qu’elle les touche – tant d’autres qu’elle ne pourrait espérer sauver.

Au moment où elle se tournait, une nouvelle ligne de bruine tomba d’une lucarne, coupant sa vue de la sortie.

Alors qu’il frappait le sol de pierres, le poison sombre sembla tout éclabousser autour de lui, de minuscules vrilles tourbillonnant si près que Laurel dut s’écarter d’un bond pour éviter d’être arrosée.

Serrant les dents, Laurel souleva le corps plus haut.

Elle devait sortir d’ici.

Elle traîna la fée autour de la cascade, ses jambes brûlantes de protestation. Elle regarda de nouveau en

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avant et vit que son chemin était libre. Encore cinq mètres.

Trois. Elle pouvait y arriver.

Puis, ses jambes s’emmêlèrent dans quelque chose sur le sol et elle tomba, sentant la peau de son coude se fendre quand elle toucha la pierre. Elle baissa les yeux et vit sur quoi elle avait trébuché.

Mara.

Elle travaillait ici juste avant, mais elle avait dû s’évanouir à cause de la chaleur et de la fumée avant l’ouverture des lucarnes. Laurel regarda en arrière. Le gaz insidieux se trouvait à quelques centimètres du pied de Mara.

Je ne vais pas te laisser mourir.

Avec un dernier regard vers la sortie, Laurel se tourna et poussa un bras autour de Mara et, bien que la culpabilité la tourmentait, elle lâcha l’autre fée. Ses bras se rebellèrent, tremblant de fatigue alors qu’elle traînait encore maladroitement Mara sur un mètre. Encore un peu. Elle se retourna pour renforcer sa prise tout en chancelant vers l’arrière ; d’autres fées, des fées qui avaient passé la journée à courir ici et là, la dépassèrent avec leurs fardeaux. La poitrine de Laurel et sa gorge brûlaient en raison de la fumée toujours présente dans l’air – elle était ici depuis trop longtemps –, et la bruine semblait la suivre maintenant, avançant centimètre par centimètre aussi rapidement que Laurel réussissait à fuir.

C’est elles ou toi. La pensée lui vint de son propre chef, et bien quelle soupçonnât que cela put être vrai, elle secoua la tête, traînant brusquement Mara sur trente centimètres supplémentaires.

Je ne peux pas mourir. Oui, je le peux ! Elle jeta un autre regard en arrière sur la sortie. Elle semblait si proche et pourtant tellement loin. Tirant de toutes ses

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forces, quelque chose lui fit lever les yeux, juste au moment où une nouvelle cascade de fumée se déversait par une lucarne et éclaboussait le sol en envoyant une vague de poison déferler vers elle.

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DIX-HUIT

TAMANI LANÇA À MOITIÉ LA FÉE INCONSCIENTE PAR LE TROU

devant lui et il chancela par-dessus le rebord de pierre, cherchant son souffle. La plaie sur son flanc suintait de nouveau, et il mit toute sa volonté à ne pas se recroqueviller en boule et à la serrer. Il n’avait jamais soumis son corps à autant de torture et il ne savait pas trop comment il réussissait à tenir encore debout.

Ce qui ne vous tue pas…

Abasourdi, Tamani se redressa et regarda autour de lui.

La serre était immense, au moins cinq fois plus grosse que toute la maison de Laurel en Californie. Et à travers les parois de verre, il en vit davantage, toute une rangée, exactement comme l’avait affirmé la fée mâle. Tamani se souvenait vaguement des serres où il avait vagabondé dans son enfance avec Laurel et sa mère, mais il avait supposé qu’elles semblaient gigantesques seulement en comparaison de sa propre taille de jeune pousse. C’était l’endroit parfait pour abriter des survivants.

Le défilé de fées émergeant de la fumée s’était interrompu, et Yeardley et certaines des autres fées plus âgées étaient accroupies près du trou, appelant les rares fées qui devaient encore se démener à l’intérieur. Où était Laurel ?

Ses yeux trouvèrent David, travaillant avec plusieurs fées à soulever le morceau du mur de pierre pour le redresser, prêt à le remettre en place. Chelsea était agenouillée auprès de quelqu’un qui toussait sur le sol –

probablement une fée qui avait respiré trop de fumée.

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Mais pas de Laurel. Tamani fouilla la foule du regard, encore, puis une troisième fois, mais il ne la repéra pas.

La peur le tenailla quand il comprit qu’elle devait toujours se trouver de l’autre côté. Toutes pensées de fatigue le quittèrent et il courut vers le trou percé par David, jouant du coude dans la foule.

— C’est fini, déclara une fée mâle âgée, posant une main ferme sur son torse.

— Je dois juste regarder, dit Tamani en le repoussant.

Je dois…

Mais personne n’écoutait. Il s’arrêta de parler et concentra ses efforts à s’approcher discrètement quand il réussit à lancer un regard rapide par-dessus le crâne d’une fée plus petite.

Elle était là ! À seulement trois mètres de la sortie, s’efforçant de sauver une dernière fée, leur tournant le dos pendant qu’elle la tirait vers l’ouverture.

— Laisse-le ! hurlait Yeardley, mais la tête blonde se secouait vigoureusement.

Tamani maudit l’entêtement de Laurel et essaya d’avancer.

— Je vais la chercher, dit-il.

Toutefois, personne ne sembla l’entendre, les mains le repoussant plus fortement alors que la panique commençait à prendre le dessus.

Pourquoi ne le laisse-t-elle pas ?

Je dois… je dois.

Tamani continua à se battre contre les fées, ses mots n’ayant plus aucune cohérence, son esprit occupé par une seule pensée. Je dois aller la chercher.

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Le souffle se coinça dans la gorge de Tamani quand Laurel trébucha en arrière, le poids de la fée qu’elle traînait tombant sur ses jambes, la clouant sur place. Elle donnait des coups de pied sur le corps, mais sans comprendre pourquoi, Tamani savait que ces quelques précieuses secondes avaient fait pencher la balance contre elle.

— Non ! cria-t-il, se propulsant en avant, progressant peu dans la serre bondée.

Elle l’entendit – il le sentit ; elle se remit précipitamment sur ses mains et ses genoux, tournant le visage vers sa voix. Mais ensuite, elle se contracta silencieusement quand les vrilles empoisonnées la submergèrent, sa blouse rose paraissant luire dans l’obscurité alors que la fumée rouge légère l’enveloppait.

Tout en Tamani éclata en bords tranchants qui coupèrent chaque centimètre de son corps depuis l’intérieur.

— Ça y est, dit Yeardley mélancoliquement, faisant signe à David et aux fées devant tenant le carré de pierre.

Nous ne pouvons plus sauver personne. Fermez-le.

Les pieds de Tamani semblaient avoir pris racine dans le sol.

— Non ! cria-t-il encore. Bonne Déesse, non !

David poussa sur la pierre de toutes ses forces.

Il ne doit pas réaliser ; il ne les laisserait jamais abandonner Laurel ainsi. Tamani ouvrit la bouche pour avertir David, mais sa gorge se referma sur ses paroles désespérées, obstruant le dernier rayon d’espoir.

Il ne pouvait pas prononcer les mots.

Ne pouvait rien dire.

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Ne pouvait pas respirer.

Ne pouvait pas voir.

L’obscurité s’abattit sur lui. Il devait la rejoindre – il ne pouvait pas vivre sans elle, ne savait pas comment. Il ne savait pas comment inspirer et expirer dans un monde dont elle ne faisait pas partie.

Des mains fortes le poussèrent violemment contre le mur, la douleur de sa tête frappant la pierre ramenant un semblant de raison. Assez pour qu’il puisse cligner des yeux et centrer son regard ; voir le visage à quelques centimètres de son nez. Il ne connaissait pas la fée mâle –

ce n’était qu’un autre Mélangeur –, mais la douleur dans ses yeux reflétait celle de Tamani.

— Tu dois la laisser partir, dit-il.

Et Tamani sut que cette fée avait aussi été obligée de dire adieu à quelqu’un qu’il aimait.

— La guerre n’est pas terminée, reprit la fée qui les clouait sur place. La fée rebelle est encore dehors et nous allons avoir besoin de toi.

Klea.

Elle lui avait tout pris – tout.

Elle se rendrait ensuite au palais d’hiver, Tamani le savait. C’était la seule étape logique.

Il n’avait pas le temps d’attendre les autres. Il devait partir maintenant.

Elle le tuerait cette fois ; il le savait. Il n’y aurait pas de Shar pour le sauver.

Il serait peut-être en mesure de la ralentir. Ensuite, elle pourrait le tuer.

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Et si la Déesse le voulait bien, il retrouverait ensuite Laurel.

Il s’obligea à hocher la tête, à respirer régulièrement. À

cesser de combattre cette fée qui le retenait. Il ne souhaitait pas attendre que Chelsea découvre que Laurel était partie – voir David réaliser ce qu’il avait fait. Il ne pensait pas pouvoir supporter de partager sa douleur avec eux.

La fée devant lui dit quelque chose – Tamani aurait aussi bien pu être sourd – et il hocha la tête, posant son front contre le verre comme s’il était vaincu. Cependant, ses yeux errèrent sur le terrain dehors, encore tout juste visible dans la lumière déclinante. Le toit fortement pentu de la serre poussait le gaz rouge à se perdre sur les côtés.

Restait la porte d’entrée, située juste sous la pointe du toit, en sûreté. Elle n’était pas surveillée – qui songerait à le faire ?

Seul un fou voudrait partir maintenant.

Tamani s’approcha lentement de la porte, essayant de ne pas attirer l’attention sur lui, mettant de plus en plus de rangées de plantes entre lui et la foule des Mélangeuses. Il y était presque quand celui qui lui avait parlé plus tôt jeta un coup d’œil en arrière. Il croisa le regard de Tamani, mais il était trop loin. Tamani se glissa par la porte, le cadre de verre se refermant et coupant court à ses protestations.

Puis, il se mit à courir. Il se sentait libre, léger, presque comme s’il pouvait voler alors que le bruit de ses pas résonnait sur la boue et la pelouse, et il sprinta vers le mur vivant de l’Académie, sans se soucier des hommes de main de Klea qui pouvaient encore surveiller l’endroit.

Il allait tuer Klea.

Ou bien Klea allait le tuer.

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À ce moment-là, peu lui importait que ce soit l’un ou l’autre.

Le corps de Laurel la faisait souffrir et elle enroula ses bras autour de sa poitrine. Elle avait tout juste réussi à sortir Mara avant de s’effondrer sur le sol, victime d’une crise de toux. Puis, Chelsea fut là, se penchant sur elle, l’inquiétude peinte sur le visage.

— Ça va, dit doucement Chelsea. Tu vas bien.

Plusieurs autres fées se rassemblèrent autour d’elle pendant que Laurel prenait une profonde respiration pour emplir ses poumons.

— Je vais bien maintenant, dit-elle après quelques autres toussotements. Je vais bien.

Mais elle ne se leva pas. Elle avait besoin de rester là quelques secondes de plus à se concentrer sur sa respiration. Juste une seconde.

Elle entendit des cris et des appels venant du mur de l’Académie, mais elle serra les paupières et les bloqua. Elle ne voulait pas les voir repositionner la partie sectionnée du mur en place ni savoir combien de fées ils avaient abandonnées à leur mort. C’était même trop pour elle de réfléchir, alors elle se contenta de demeurer allongée les yeux fermés, essayant de refouler les larmes jusqu’à ce que le vacarme cesse. Prenant une dernière respiration, elle s’arma de courage et elle ouvrit les paupières, laissant la réalité la frapper de plein fouet.

— Où sont David et Tamani ? demanda Laurel en soulevant son corps endolori et en repoussant ses cheveux de son visage.

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— David est près du mur, dit Chelsea en pointant. Et je ne vois pas Tamani en ce moment, mais il est sorti quelques secondes avant toi, je te le promets, ajouta Chelsea.

Elle avait dû voir la panique commencer à briller dans les yeux de Laurel.

— D’accord, répondit prudemment Laurel.

Il est ici – je vais le trouver.

Au mur entre la salle à manger et la serre, ils inséraient dans les fissures autour du carré coupé de la boue épaisse prise dans les jardinières pour sceller la bruine empoisonnée. Deux fées avaient retiré leurs chemises et elles s’en servaient comme pour éventer le mur ; séchant la boue et dissipant les vrilles de la fumée toxique qui aurait pu s’infiltrer.

Laurel regarda les fées survivantes dans le jardin intérieur, plus de la moitié d’entre elles blessées ou inconscientes, et toutes recouvertes de suie. Elle aurait dû éprouver de la fierté à constater qu’il y avait probablement une centaine de rescapées, mais elle ne songeait qu’aux centaines coincées dans l’Académie. Les centaines de morts. Des jeunes pousses, des professeurs, des camarades de classe. Tous partis.

Des amis.

Chelsea, où est Katya ?

Laurel se leva, convaincue que si elle pouvait mieux voir, elle trouverait son amie.

— Je… je ne l’ai pas vue, répondit Chelsea.

— Katya ! cria Laurel en pivotant d’un côté et de l’autre.

Katya !

— Laurel.

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Des mains étaient posées sur ses bras et la voix de Yeardley entrait dans son oreille.

— Elle ne s’en est pas sortie. Je suis désolé.

Katya. Morte. Laurel entendit vaguement David arriver à côté d’elle et elle sentit sa main douce sur son bras.

— Non.

Elle murmura le mot. Le dire d’une voix trop forte ne ferait que rendre le fait réel.

— Je suis désolé, répéta Yeardley. J’ai essayé… j’ai essayé de l’inciter à se sauver elle-même. Mais tu connais Katya ; elle n’a pas voulu.

Laurel avait réussi à se contenir jusqu’à maintenant, mais avec le visage de Katya encore si frais à sa mémoire –

son sourire, sa détermination sur le balcon –, c’était trop.

Elle s’effondra contre Yeardley et elle permit aux larmes de couler, de pleuvoir sur l’épaule de son professeur pendant qu’il la serrait dans ses bras.

— Elle nous manquera cruellement, chuchota Yeardley dans son oreille.

Laurel leva son visage de la chemise de Yeardley.

— Je vais la tuer, dit-elle, la voix pleine d’amertume qui sortit de sa bouche ne ressemblant même pas à la sienne.

Une étincelle de rage s’alluma en elle, et Laurel la laissa brûler, devenir plus violente. Tout d’abord Shar, maintenant Katya… pour la première fois de son existence, Laurel réalisa qu’elle souhaitait sincèrement la mort de quelqu’un ; elle la désirait si violemment qu’elle étranglerait Klea de ses propres mains, si nécessaire.

— Laurel.

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La voix douce et pénétrante de Yeardley incita Laurel à reprendre ses esprits. Elle regarda le professeur des principes de base.

— Laurel, tu n’es pas une guerrière.

C’était vrai. Mais était-ce important ? Les terres de l’Académie étaient jonchées de fusils à présent – tout ce qu’elle avait à faire était d’en prendre un et de tirer Klea dans le dos. Ce serait aussi facile que de la rattraper.

— J’ai vu ton travail. Tu n’es pas une destructrice. Tu es plus forte que cela.

Qu’est-ce qui est plus fort que la destruction ? Laurel avait vu la force. Tamani en était pratiquement entièrement fait. Yuki était tellement puissante qu’elle les avait presque tous tués. Klea était encore plus redoutable

– elle avait battu Shar, que Laurel imaginait invincible.

Même Chelsea et David avaient réussi à repousser une invasion de milliers de trolls en un après-midi. Jusqu’à présent aujourd’hui, Laurel n’avait fait que fuir.

— Tu es une guérisseuse, Laurel, tu l’as toujours été. Et même si tu es furieuse en ce moment, ce n’est pas dans ta nature.

— Je pourrais, insista Laurel. Je pourrais le faire !

— Non, tu ne le pourrais pas, reprit calmement Yeardley. Pas comme cela. Et ce n’est pas une faiblesse, Laurel. C’est un pouvoir en soi – le même pouvoir qui fait de toi une Mélangeuse aussi excellente, le genre de Mélangeuse que Callista n’a jamais tout à fait réussi à devenir. N’importe qui peut cueillir une fleur, Laurel. La véritable force est de savoir comment lui donner la vie.

Il pressa quelque chose dans sa main. Laurel baissa les yeux sur la fleur rouge vif – une castilleja. Sa mère l’appelait le « pinceau indien » ; commune ici comme dans

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le monde des humains. Cependant, quand elle était séchée correctement, c’était l’une des fleurs guérissantes les plus puissantes à Avalon.

La colère de Laurel s’évanouit, laissant derrière elle un profond chagrin sans fond. La tristesse lui était toutefois familière, la tristesse était gérable. Elle ne la transformait pas comme la colère enragée. Elle pouvait rester ellemême et toujours ressentir la peine douloureuse.

Avec Chelsea et David l’encadrant, leurs bras autour de ses épaules, Laurel rassembla le courage de regarder l’Académie – sa maison à Avalon. Depuis l’arrière, elle ne voyait aucune flamme, mais le poison rouge de Klea coulait sur le toit de la salle à manger et recouvrait toute la serre. Une épaisse fumée noire tournoyait encore autour de la pierre, se joignant à l’obscurité environnante alors que de lourds nuages de pluie tournaient au-dessus de sa tête. Elle ne savait pas si elle pourrait un jour regarder l’Académie sans se rappeler cette dévastation.

— Ton ami Tam était plutôt anéanti lui aussi, dit Yeardley en rompant le silence. Il a tenté de nous empêcher de refermer le mur, mais nous ne pouvions plus rien faire. Tout le monde était décédé.

Laurel hocha la tête, des larmes coulant sur ses joues encore une fois alors qu’elle détournait les yeux du bâtiment.

— Il déteste abandonner, dit-elle. Où est-il ?

Comme pour répondre à sa question, une poignée de fées rejoignirent Yeardley en courant.

— La fée de printemps ; elle est partie ! haleta l’une des fées.

— Partie ? répéta Yeardley en ayant l’air véritablement paniqué pour la première fois.

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— Quand vous refermiez le mur, il est devenu fou, reprit une fée. Je n’ai jamais vu quelqu’un comme cela. Je croyais l’avoir calmé, mais à la seconde où je l’ai quitté des yeux, il est parti en courant. Il s’est glissé par la porte et il a traversé la clôture presque d’un bond.

Il marqua une pause.

— Je pense qu’il a perdu quelqu’un là-dedans.

— Mais pourquoi ferait-il…

Laurel baissa les yeux sur sa blouse rose trempée et la compréhension la frappa de plein fouet.

— Il s’imagine que Katya était moi, murmura-t-elle.

— Oh non, dit Chelsea, ses mains agrippant les bras de Laurel. Il est parti rattraper Klea.

— Il va la tuer, affirma Laurel.

— Ou bien elle va le tuer, ajouta Chelsea, le visage blême.

— Y a-t-il un portail ? s’enquit Laurel en tournant de-ci de-là pour regarder autour de la pièce fermée.

— Au fond, dans ce coin, répondit Yeardley en pointant. Mais Laurel, je te conseille de ne pas y aller. Que penses-tu pouvoir accomplir ?

— Je l’ignore, répondit Laurel. Quelque chose.

Elle se tourna vers David.

— Viens-tu avec moi ?

Elle n’avait aucun droit de le lui demander, mais elle avait besoin de lui.

— La porte d’entrée est toujours sécuritaire… après cela, je… je ne sais pas.

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— Bien sûr, accepta David, reprenant immédiatement l’épée là où il l’avait plongée dans le sol.

— Chelsea…

— Ne commence même pas, dit-elle en levant une main. Je viens.

Elle n’avait pas le temps de discuter, particulièrement pour la décourager de faire quelque chose que Laurel savait qu’elle-même ferait – avait souvent fait – à la place de son amie.

— Alors, allons-y, dit Laurel en hochant la tête. Le temps manque.

Ralentissant juste assez pour filer à travers les arbres à pas silencieux, Tamani progressa dans la forêt, rattrapant Klea rapidement. Elle et son entourage avaient bifurqué sur le sentier qui menait au palais d’hiver, mais ils ne l’atteindraient pas avant qu’il les rejoigne. Dix secondes de plus et il lancerait son attaque.

Neuf.

Cinq.

Deux.

Une.

Tamani émergea brusquement des arbres, sa lance en mouvement, un cri bestial qu’il ne reconnut pas s’arrachant de sa gorge. Deux fées habillées en noir tombèrent sous les lames brillantes en diamant de la lance ; une autre s’effondra en trébuchant. Ses gardes du corps les plus proches à présent hors service, Tamani attaqua violemment Klea avec sa lance. Avec un cri de surprise, elle leva un bras pour se défendre ; le cuir épais

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de sa tenue noire essuya le plus fort du coup, mais il crut entendre une tige craquer dans son avant-bras.

Dommage que ce ne fut pas son bras droit.

Klea sortit vivement un pistolet et le dirigea sur lui, mais Tamani était prêt et un violent coup de pied envoya valser le fusil. Pas de tricherie ; ce serait habileté contre habileté cette fois.

— Tamani !

Dans sa vision périphérique, Tamani aperçut Yuki, l’air presque d’une humaine en jean et débardeur qui laissait sa petite fleur à découvert dans son dos. Son cri déconcentra Tamani assez longtemps pour que Klea lui assène un coup de pied dans la mâchoire avec sa botte à embout d’acier. Il bondit en arrière, puis il fit perdre pied à Klea et l’envoya à terre. Levant sa lance pour frapper, Tamani essuya un autre coup, cette fois sur le côté de son genou. Il était insensible aux coups, mais le forcer à reculer avait donné le temps à Klea de se relever vitement.

Plusieurs fées gardes suivaient le combat avec la bouche de leurs fusils ; Tamani doutait qu’ils risquassent un tir sur lui pendant qu’il restait près de Klea. Quelques-uns essayèrent de se joindre à la bataille avec des couteaux, mais Tamani attaqua violemment avec sa lance, frappant une fée qui ne bondit pas assez rapidement en arrière.

Bien que Klea protégeait son bras blessé, elle était bien assez rapide avec l’autre. Elle réussit à sortir un couteau qui entailla légèrement sa lance alors qu’il visait sa gorge, mais elle pouvait seulement faire dévier le coup, et la lame s’enfonça profondément dans son épaule. De la sève coula de la plaie, mais Klea n’y prêta pas attention.

— Yuki, cria-t-elle, la voix dure et sèche. Rends-toi utile !

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Tamani vit Yuki lever les mains. Un tas de racines d’arbres s’élevèrent du sol, de la même manière que lorsque Jamison leur avait ordonné de le faire au portail du Jardin. Les torsades épaisses mouchetées de terre s’élancèrent vers Tamani, et il se prépara à recevoir leur coup de fouet cuisant – l’accueillant presque avec joie.

Mais il ne vint pas. Les racines s’arrêtèrent à quelques centimètres. Lorsque Tamani se permit un coup d’œil à Yuki, son visage était plissé comme si elle tentait d’empêcher les racines de l’attaquer elle, comme si ce n’était pas elle qui en avait la maîtrise.

— Je… je ne peux pas ! cria-t-elle, les mots pleins d’excuses.

Klea jura et plongea sur Tamani avec son couteau, mais elle dut bondir en arrière quand il ramena sa lance dans un long arc fouettant l’air. Il avait l’impression d’observer le duel à l’extérieur de son corps, comme un témoin pendant qu’une force plus grande prenait le contrôle de ses membres et le poussait vers son ennemie, lame devant.

Il avait soif de justice ; il la ferait payer pour ce qu’elle avait pris. Alimenté par la rage, il était aussi puissant que n’importe quelle Tordeuse.

Sous l’attaque de Tamani, Klea céda du terrain ; son couteau n’était pas de taille contre sa lance. Il lui accorda un accès à son noyau, une occasion qu’elle ne put refuser ; cela coûta à Tamani une coupure superficielle le long de son épaule blessée, mais positionna aussi le cou de Klea entre Tamani et le manche de sa lance. L’agrippant de ses deux mains, il tira Klea à bras-le-corps contre lui, pressant sa lance comme un étau contre sa gorge. Instinctivement, elle lâcha son couteau, relevant les mains pour diminuer la pression sur sa trachée.

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— Toi, haleta-t-il, les mains tremblantes, mais l’esprit rempli d’une clarté sinistre – de l’envie de tuer. Tu m’as tout pris et tu vas mourir pour cela.

Klea n’émit qu’un son étranglé, et son esprit enregistra tout juste l’étincelle de peur qui – pour la première fois –

brilla dans les yeux de Klea.

— Non !

Le cri de Yuki déchira l’air et l’univers s’arrêta brutalement de tourner lorsqu’un deuxième cri suivit.

— Tamani !

Il tenta de respirer, mais son corps était engourdi, paralysé. Son esprit refusait de croire.

— Ne le fais pas !

Plus près maintenant. Il devait bouger. Il devait voir.

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DIX-NEUF

— TAMANI, ATTENDS ! HURLA LAUREL SANS SAVOIR

exactement pourquoi.

Après tout ce que Klea avait fait, elle méritait sûrement la mort… non ?

Des réponses, se dit-elle. Nous avons besoin de réponses.

Laurel sentit plus qu’elle ne vit David avancer derrière elle et, les yeux ronds, elle regarda les gardes lever leurs fusils et les pointer sur elle.

— Non !

Le cri de Tamani résonna dans ses oreilles, mais quand les tirs retentirent David plongea devant elle. Laurel battit en retraite, trébuchant presque sur Chelsea, qui s’était abritée derrière un gros chêne. Laurel la rejoignit pendant que les gardes continuaient de faire pleuvoir les balles sur David, déchirant l’air calme avec le bruit des coups de feu.

David ne tressaillit même pas – il se contenta de baisser les yeux sur les balles qui tombaient dans la poussière.

Laurel risqua un coup d’œil et vit Klea s’éloigner de Tamani et ramasser quelque chose sur le sol. Elle se releva avec son caractéristique semi-automatique au niveau du torse de David, et Tamani saisit l’occasion pour courir vers Laurel en glissant sur le sol à côté d’elle ; il la pressa contre lui, ses doigts tremblants dans le dos de la jeune fille.

— Je suppose que l’intervention de ta petite amie m’ayant sauvé la vie, cela devra compenser le fait que tu as

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diablement nui au reste de ma journée, dit sèchement Klea en viciant un chargeur à bout portant.

Laurel et Chelsea pressèrent leurs mains sur leurs oreilles pendant que Tamani essayait de les protéger, mais David commençait à avoir l’air amusé. Il plaça sa main libre sur sa hanche et fixa d’un air entendu la pile de balles sorties de leur gaine s’accumulant à ses pieds.

Klea comprit l’idée et cessa le feu, remettant d’un geste fluide son fusil dans l’étui sur son flanc.

— David Lawson, dit lentement Klea. J’ai vu ta voiture à Orick et je me suis dit que Laurel l’avait utilisée, mais je dois l’admettre, je suis étonnée de te rencontrer ici. Il n’y a pas eu d’humains à Avalon depuis…

— Depuis mille ans. Tu sais, tout le monde n’arrête pas de me le dire.

— Oui, bien, il s’agit probablement d’un autre de leurs mensonges, reprit Klea. Presque tout ce que les fées disent est un mensonge.

— Cette épée n’est pas un mensonge, dit David en avançant de nouveau. Tu as vu les balles tomber.

— Et je te vois venir vers moi et je peux prédire tes intentions. Mais écoute-moi, humain. Je suis la seule raison pour laquelle Barnes ne vous a pas tués Laurel et toi l’automne dernier, et tu m’es redevable.

— Redevable ? Te souviens-tu de ce que tu as fait à Shar, quand il a prononcé ces mots ce matin ?

Laurel sentit le corps de Tamani se raidir à côté d’elle.

— Une perte tragique, déclara Klea sans se démonter. Il était probablement le guerrier le plus doué que j’ai jamais rencontré. Mais il se tenait du mauvais côté de l’histoire, David. Toute cette île est du mauvais côté. Regarde autour de toi ! C’est un minuscule paradis, rempli de belles

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personnes qui n’y sont pour rien et qui ne veulent rien, s’activant à gaspiller leur vaste potentiel pour de mesquines questions de différence.

— On dirait le lycée, répliqua David.

Yuki rit, l’aboiement semblant l’étonner alors qu’elle faisait voler une main sur sa bouche – mais Klea poursuivit.

— Songe à ce que cet endroit pourrait offrir au monde, David. Et demande-toi pourquoi elles ne le font pas. Elles se cachent – parce qu’elles se considèrent comme meilleures, plus pures, supérieures. Et après que ce conflit sera terminé et que tu leur redonneras l’épée, que seras-tu ? Un héros ? Tu voudras peut-être le croire. Mais, dans ton cœur, tu dois connaître la vérité. Tu redeviendras un humble humain, indigne de leur intérêt. Après tout ce que tu as fait pour elles – tous les trolls que tu as tués ?

David tenta de conserver un visage impassible, mais même Laurel voyait la douleur dans ses yeux.

— As-tu une idée du nombre d’années de cauchemar que tu t’es gagné aujourd’hui ? demanda Klea, nettement consciente qu’elle enfonçait le couteau dans la plaie. Et pourquoi ? Une race qui te rejettera dès l’instant où elle en aura fini avec toi.

Devant l’absence de réaction de David, Klea continua.

— Si tu veux vraiment devenir un héros, tu devrais m’aider à réparer cet endroit. Avalon est brisée. Elle a besoin d’une vision fraîche, d’un nouveau gouvernement.

— Il ne va pas croire à ces idioties, non ? murmura Tamani – mais Chelsea se contenta d’arquer un sourcil.

— Quoi, toi ? Je t’en prie, lança David.

Chelsea décocha un sourire triomphant à Tamani.

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Klea soupira, mais elle semblait plus agacée que déçue.

— Bien, je ne peux pas dire que je n’ai pas essayé.

Profite de ton moment de gloire, David ; il sera terminé avant que tu ne t’en rendes comptes. Maintenant, nous devons vraiment partir. Comme le disent les humains, j’ai d’autres chats à fouetter.

— Je ne te laisse pas passer, déclara David en s’avançant devant le groupe pendant que Tamani se relevait.

Klea poussa ses lunettes de soleil sur le dessus de sa tête et fit courir ses doigts dans ses cheveux comme si elle n’avait rien de mieux à faire au monde. Il était étrange de la voir sans ses verres fumés habituellement toujours en place – d’apercevoir les yeux vert pâle bordés d’épais cils sombres qui donnaient à son visage une beauté et une douceur qui contrastait avec tout le reste de son être.

— David, tu dois jouer plus souvent au poker ; tu bluffes comme un enfant. Bon, j’ai entendu des légendes sur Excalibur – que je te soupçonne de tenir en ce moment

– et je devine à la manière dont tu as gagné du temps que quelque chose dans le sortilège t’empêche de me faire du mal avec elle. Donc, je vais maintenant te dépasser.

Arrête-moi si tu le peux, dit-elle avec ironie, se retournant vers le palais d’hiver en ressortant son fusil.

Excalibur brilla quand David la poussa vers Klea. Elle ne broncha même pas.

Mais il ne la visait pas.

L’épée trancha son fusil avec un bruit métallique, puis David se tourna et expédia rapidement les fusils des mains de tous ses soldats. Plusieurs bondirent en arrière sous la surprise, mais ils étaient trop occupés à protéger leur peau pour comprendre que c’était à leurs armes qu’il s’attaquait. Certains essayèrent de nouveau de lui tirer

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dessus, seulement pour voir leur fusil coupé en deux.

Canons, chargeurs et ressorts jonchèrent bientôt le sol, ainsi que du cuivre usagé et des balles déviées.

Tamani profita de la confusion pour émerger de l’orée du bois et tordre les bras de Klea dans son dos, sa lance revenant se positionner sur sa gorge, mais Klea donna un coup de pied en arrière et Tamani poussa un cri quand son talon toucha son genou. Laurel serra les poings de frustration, détestant le fait qu’elle ne pouvait rien entreprendre sans se mettre en travers du chemin.

— Arrête ! hurla Yuki en lançant violemment un bras vers David, paume vers le ciel, doigts allongés.

Elle forma un poing, et plusieurs racines d’arbres, aussi grosses que le torse de David, sortirent brusquement de la terre dans une explosion de terreau et de pierres. Elles volèrent vers lui, et Laurel entendit un cri étranglé venant de Chelsea, mais dès qu’une vrille touchait David, elle devenait molle, retombant au sol.

Yuki haleta et poussa ses mains vers l’herbe au pied du garçon, et les racines retournèrent dans la terre, répandant de la poussière comme des gouttes de pluie dans la clairière. Elle regarda Klea, mais Tamani l’avait forcée à se mettre à genoux à présent, penchée en avant avec sa lance pressée contre son dos.

— Attends ici, Chelsea, chuchota Laurel sans quitter Yuki des yeux. L’élément de surprise. C’est tout ce qu’il nous reste.

À part David, Chelsea était la seule qui pouvait surprendre la fée d’hiver, la seule que Yuki ne pouvait pas sentir à distance. Ils s’étaient servis de cet avantage pour la capturer après la danse – hier soir, réalisa Laurel, bien qu’il lui semblait qu’il s’était écoulé une éternité depuis ;

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elles pouvaient peut-être réussir quelque chose de semblable à présent.

Chelsea hocha la tête au moment où Laurel se remettait debout.

— Yuki, appela-t-elle en s’avançant avec hésitation, les mains levées devant elle.

— Reste où tu es, Laurel, cria Tamani, la voix tendue.

Mais celle-ci secoua la tête. Yuki était trop puissante pour que Tamani la combatte sans l’aide de Jamison.

Laurel pouvait peut-être l’arrêter en discutant.

— Je t’en prie, tu ne peux pas vraiment désirer cela. Tu as été avec nous – avec nous tous – au cours des quatre derniers mois. Nous n’avons jamais voulu blesser quelqu’un, encore moins tuer qui que ce soit. Oui, Avalon a ses problèmes, mais est-ce que cela vaut tout ceci ?

— Tue-la, Yuki, cria Klea.

Le menton de Yuki trembla.

— C’est une société bâtie sur le mensonge, Laurel. Tu ignores ce qu’elles font en secret. C’est pour le bien commun au bout du compte.

— Selon qui ? s’informa sèchement Laurel. Elle ?

demanda-t-elle en pointant Klea, qui s’efforçait encore de se libérer de Tamani. J’ai vu sa manière de te traiter. Elle n’est pas noble et forte ; c’est une brute effrayée.

Elle a tué toutes ces fées à l’Académie. Elles sont mortes, Yuki.

Cependant, Yuki plissait les paupières.

— Ce n’était qu’un feu, Laurel.

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— Et le gaz rouge ? Presque mille fées d’automne sont mortes à cause d’elle – sans parler des fées tuées par les trolls.

— Elles ne sont pas mortes – seulement endormies.

La mâchoire de Laurel se décrocha, et elle pivota brusquement vers Klea.

— Tu ne le lui as pas dit ?

J’ignore de quoi tu parles, répondit calmement Klea.

— La fumée rouge ? Je sais ce qu’elle fait, reprit Laurel.

Elles étaient mortes. Elle le savait ; Klea le savait.

Et elle avait menti à Yuki.

— Yuki, tu dois m’écouter – ce n’est pas nous qui te mentons. C’est Klea. Après le feu, elle a lancé un truc rouge et il a tué tout le monde qu’il a touché. Elles ne dorment pas – elles sont mortes. Elle n’est pas celle que tu crois. Elle est une meurtrière.

Yuki cligna des paupières, mais dans ses yeux, Laurel pouvait voir que sa décision était prise.

— Elle a prévu que tu dirais cela, dit doucement et calmement Yuki.

Elle se tourna et regarda Tamani. Puis, si faiblement que Laurel l’entendit à peine, Yuki murmura :

— Je suis désolée.

Des racines surgirent de nouveau de la terre, érigeant une cage sombre et moussue autour de Laurel. Puis, le sol se retira autour de David, tiré en arrière par un million de minuscules filaments de matière végétale, formant un trou en forme de beignet à ses pieds ; trop large pour qu’il saute par-dessus sans prendre un élan, trop profond pour qu’il l’escalade facilement.

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— Oublie-le ! hurla Klea. Il ne peut rien contre nous.

Yuki se retourna et regarda son mentor et Tamani, et après un moment d’hésitation, elle serra un poing.

— Tamani ! cria Laurel, mais d’épaisses racines s’élevèrent sous lui, envoyant valser sa lance au loin et poussant Tamani à genoux, lui attachant les poignets au sol.

— Ne leur fais pas de mal, dit Yuki, alors même que Klea sortait un couteau d’une gaine cachée. Partons.

Mais venant de la route, une voix familière déclara :

— Je pense que vous êtes allées assez loin.

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VINGT

TOUS LES REGARDS SE TOURNÈRENT VERS LA SILHOUETTE

avançant en clopinant vers eux sur le sentier, s’appuyant lourdement sur une belle canne en ébène.

— Jamison ! s’écria Laurel.

Son visage était hagard et il donnait l’impression de traîner son corps autant qu’il marchait. Yuki et Klea furent momentanément stoppées par l’ahurissement. La fosse entourant David se remplit d’elle-même et la cage de Laurel rentra dans le sol avec les liens de Tamani. Tamani saisit Klea à bras-le-corps – les fées gardes qui lui restaient avaient l’esprit embrouillé et l’un d’eux semblait essayer de réparer son fusil brisé malgré le fait que c’était à l’évidence peine perdue. Laurel courut vers Jamison et lui prit le bras avant que quiconque puisse songer à l’arrêter.

— Vous êtes éveillé, dit-elle dans un souffle.

— Aussi réveillé que je le peux pour l’instant, répondit-il avec un sourire fatigué.

Il lui tapota l’épaule.

— Mais puis-je te conseiller de reculer ?

Incertaine, Laurel esquissa un pas en arrière au moment où Jamison levait sa main, presque avec nonchalance ; une épaisse racine de chêne s’arrêta avec un bruit sec droit dans sa paume. Laurel se tourna pour voir Yuki, les bras allongés, son corps tremblant tout entier.

Laurel ne pouvait pas dire si son expression affichait sa peur, sa colère ou l’effort. Peut-être un peu des trois.

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Des feuilles crépitèrent à l’endroit où Chelsea se cachait, et Laurel sut qu’elle était sur le point de se montrer.

— Ça suffit ! cria Laurel d’une voix aussi forte qu’elle put, et bien que personne ne se retirât, tout le monde s’immobilisa.

Pendant un moment.

— Tout le monde doit rester exactement là où il est, dit-elle en se permettant un bref coup d’œil vers les arbres où Chelsea était encore heureusement dissimulée.

Même avec le retour de Jamison, Laurel n’était pas prête à céder son avantage secret, même si elle savait comme cela devait être difficile pour Chelsea d’observer la scène, impuissante.

Elle ne bénéficia que du temps qu’elle mit à prononcer ces paroles. Klea hurla de rire quand elle réussit à se libérer de Tamani, et Yuki se dirigea vers Jamison.

— Mon destin a toujours été de t’affronter, dit Yuki à voix basse alors que David se rapprochait de Laurel, s’interposant entre elle et les gardes qui s’avançaient, son épée levée.

— Subtile, murmura-t-il du coin de la bouche.

— Cela a fonctionné, répliqua Laurel en se retournant pour centrer son attention sur Yuki, qui tendait de plus en plus vers Jamison.

— De m’affronter ? Quel genre de destin est-ce que celui-là ? demanda calmement Jamison.

— J’ai été créée pour venger Klea, répondit-elle. Cela a toujours été mon but.

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— Tu ne crois pas cela, dit Jamison, et Laurel s’émerveilla de voir que la sage fée pouvait être si ferme et pourtant si gentille à chaque mot.

— Pourquoi ne le devrais-je pas ? s’informa Yuki, les sourcils froncés.

Elle poussa ses mains en avant, et la terre se fendit largement sous Jamison, avalant presque Tamani et Klea pendant qu’ils se battaient pour soumettre l’autre.

Un treillis de brins d’herbe siffla pour rattraper Jamison avant même qu’il ne soit tombé d’un centimètre, tissant un pont homogène et incroyablement solide par-dessus la fosse que Yuki avait ouverte sous lui. La voix de Jamison ne vacilla même pas.

— Aucune vie ne devrait être définie par un unique but, particulièrement un que l’on n’a pas choisi. Qui es-tu, Yuki ?

Les yeux de Yuki filèrent vers Klea, mais elle avait ressorti un couteau et elle était occupée à plonger sur Tamani.

— Yuki, tu…

Le couteau de Klea toucha la gorge de Tamani, interrompant ce qu’il était sur le point de dire.

— Tu aurais dû être mort à l’instant où tu as croisé le regard de ma Tordeuse, cracha Klea vers Tamani pendant qu’il s’efforçait d’empêcher la lame de lui couper la peau.

Yuki aurait pu carrément te tuer.

— J’ai décidé de lui laisser une chance, répondit Tamani, faisant voler la lame loin de lui et reprenant sa lance.

— Il s’agissait d’un mauvais pari. Tu as été chanceux.

– 227 –

Le couteau de Klea rencontra la lance de Tamani encore et encore, et Laurel réalisa que l’ancienne chasseuse de trolls ne tentait plus d’assassiner Tamani ; elle essayait de le contourner, pour frapper Jamison.

Brusquement, comme dans un rêve éveillé, ses gardes tournèrent la tête comme un seul homme et s’éloignèrent de David et Laurel pour aller aider leur maîtresse.

— Arrête-les, David ! cria Laurel.

— Je ne peux pas leur nuire, répondit-il.

— Je… je ne pense pas qu’ils le réalisent, murmura Laurel.

Il y avait quelque chose qui clochait vraiment avec ces gardes. David s’avança devant eux, tenant son épée en position menaçante. Ils hésitèrent, et Laurel surprit un autre petit bout de la conversation entre Jamison et Yuki.

— N’agis pas comme si tu te souciais de moi, Tordeur, se moqua Yuki, agitant une main circulaire au-dessus de sa tête. Tu as fait semblant d’aimer Klea, et je sais comment cela s’est terminé.

Elle abaissa son bras, le pointant sur lui ; quelque chose se brouilla dans l’air en direction de Jamison.

— Vraiment ? demanda Jamison en faisant passer sa main distraitement devant son visage, comme s’il chassait une mouche.

Mais après son geste, une centaine d’éclats de bois violemment pointus tombèrent de façon inoffensive à ses pieds.

— Parce que je suis très intéressé de savoir ce que Callista t’a raconté.

— Tais-toi, vieil homme ! hurla Klea, et Tamani grogna quand elle lui frappa la joue avec la paume de sa main, rouvrant la coupure quelle lui avait infligée le matin.

– 228 –

Il fit craquer sa lance contre le poignet brisé de son adversaire, lui arrachant un cri de douleur.

— Elle ne s’appelle plus Callista, répondit Yuki d’un ton neutre, leur accordant à peine un regard, son attention rivée sur Jamison.

Pendant que David et Laurel maintenaient les gardes à distance, Laurel regarda le dos de Yuki un moment, et elle se demanda si elle pouvait l’attaquer par-derrière. Elle jeta un coup d’œil à Jamison, mais il secoua la tête de manière presque imperceptible.

— Elle sera toujours Callista pour moi. Sais-tu pourquoi ? s’informa Jamison, les yeux de nouveau sur Yuki.

Celle-ci hésita, mais Jamison n’attendit pas sa réponse.

— Parce que Callista avait de bonnes intentions, et elle était remplie d’espoir et de rêves, et par-dessous tout, elle avait une intelligence supérieure, reprit Jamison. Et je veux me souvenir de cela – et pas de la créature qu’elle est devenue.

— Tu as créé cette créature. Et cette créature m’a créée.

L’un des arbres bordant la route – heureusement, pas celui où s’était dissimulée Chelsea – se plia en deux, se brisant avec un bruit de tonnerre et tombant, anormalement vite, vers Jamison.

— Merci, ma chère, dit Jamison avec un soupir pendant que le tronc d’arbre volait par-dessus sa tête. J’ai bien besoin de m’asseoir.

L’imposant tronc s’écrasa sur ce qui restait de la route vers le palais avant de s’arrêter juste derrière les genoux de Jamison. Il s’assit dessus avec un faible gémissement.

– 229 –

— Je l’avoue, Laurel et Rhoslyn ont seulement été capables d’éliminer une très légère partie des effets de la potion. Je suis conscient, mais tout juste.

Le visage de Yuki se tordit de fureur et elle écarta largement les bras, les ramenant vers l’avant dans un sifflement. Laurel dut s’agripper à l’un des arbres à côté d’elle pour ne pas être emportée par la tornade de végétation qui tournoya violemment autour des deux fées d’hiver, les séquestrant par la même occasion.

Laurel plissa les paupières pour se protéger de la brume de branches et de feuilles, mais elle ne voyait rien à travers la tempête artificielle. Le vent du cyclone obligea Tamani et Klea à se jeter au sol ; Tamani semblait avoir de nouveau perdu sa lance et ils luttaient à présent sans armes. En fait, Laurel ne pouvait pas dire s’ils se battaient encore ou s’ils se servaient seulement l’un de l’autre comme ancre contre le vent violent. David resta debout, arc-bouté contre le vent ; les débris qui rebondissaient sur lui sans le blesser éparpillaient les fées gardes faibles d’esprit de Klea sur la pelouse. David dut reculer et balancer son épée vers plusieurs d’entre eux pour les rassembler de nouveau dans un exercice donnant presque l’impression qu’il réunissait des chats.

La tornade cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé, et ni Jamison ni Yuki ne paraissaient en avoir été le moindrement touchés. Avec un cri étouffé, Yuki agita les bras devant elle et un nouvel enchevêtrement de racines surgit subitement du sol, s’élançant violemment pour assiéger Jamison.

Toutefois, Jamison fixa simplement le sol d’un regard et les racines se fanèrent.

— Je voulais que Callista reste – mouler sa passion et son intellect en une puissante force pour le bien d’Avalon.

– 230 –

— Le bien d’Avalon ? Tu l’as transformée en marionnette !

— À la place, elle en a fait une de toi.

Yuki haleta, sa bouche s’ouvrant et se refermant pendant quelques secondes avant qu’elle parle.

— Je ne suis pas une marionnette, dit-elle, mais sa voix laissait filtrer un tout petit tremblement.

— Non ? s’enquit-il. Alors, arrête cela. Retire-toi de cette bataille vaine. Rejoins Tamani et va lui dire que tu l’aimes. Après tout, n’est-ce pas ce que tu as vraiment envie de faire ?

Surpris, Tamani releva brusquement la tête, et Klea saisit cette occasion pour tordre son bras blessé dans son dos. Il cria de douleur, mais il donna un coup en arrière sur une branche tombée avec ses deux jambes, les envoyant tous les deux s’étaler par terre.

La mâchoire de Yuki trembla en raison des paroles de Jamison, et des larmes brillèrent dans ses yeux.

— Une véritable héroïne accorde d’abord la priorité aux autres, dit-elle d’une voix étranglée.

— Une véritable héroïne sait que l’amour est plus puissant que la haine.

Elle secoua la tête.

— J’aime Klea, elle est ma mère.

— Tu n’aimes pas Klea ; tu la crains, rétorqua Jamison.

Et elle n’est pas ta mère.

— Elle m’a créée.

— Qu’elle t’ait créée ne fait pas d’elle ta mère. La mère de Laurel ne l’a pas créée – mais elle l’aime.

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Laurel ressentit un élan de fierté pour ses parents humains.

— Klea éprouve-t-elle de l’amour pour toi ? s’enquit Jamison, si doucement que Laurel l’entendit à peine.

— Yuki ! cria désespérément Klea, mais Tamani enroula un bras sur sa bouche.

À en juger par son expression de douleur, elle le lui fit payer en le mordant.

— Bien sûr, répondit Yuki, un tremblement dans la voix.

— Si tu t’éloignais de moi, du plan de Klea, de tout, en ce moment – Klea t’aimerait-elle toujours ?

En guise de réponse, Yuki leva ses deux mains et les lança en avant comme si elle poussait sur une barrière invisible, et une vague de pelouse et de terre avança pour écraser Jamison là où il était assis.

Le visage de Jamison semblait hagard et las alors qu’il décochait un regard furieux à la vague de terre, l’arrêtant en esquissant à peine un geste.

Yuki hurla, un cri amer et frustré qui transperça l’air du soir. La vague ondula de nouveau, lentement – si lentement.

Puis, plus vite.

Ensuite, elle roulait comme une vague d’eau de mer, et Laurel haleta de peur quand elle atteignit le tronc servant de chaise à Jamison.

La vague de terre et de pelouse se fendit en deux, roulant plus loin que Jamison, avalant les deux bouts de l’arbre tombé. Jamison était encore assis sur ce qui restait du chêne, respirant bruyamment, mais indemne.

– 232 –

— J’ai fait du tort à Callista, mais pas de la manière qu’elle croit.

— Comment peut-il exister une autre manière ?

demanda Yuki. Tu lui as menti, tu l’as amenée à te faire confiance et tu as promis de la défendre. Mais tu ne l’as pas fait. Tu l’as trahie et tu as voté pour qu’elle soit exilée.

Klea releva brusquement la tête et elle s’immobilisa en entendant ces mots, cessant de se débattre entre les bras de Tamani, où il l’avait cravatée.

Laurel retint sa respiration, attendant la réponse de Jamison.

— Je n’ai pas fait cela, dit Jamison, les mots prononcés à voix forte qui résonnèrent presque dans les arbres.

— Tu mens ! hurla Yuki.

Des vagues de terre arrivaient rapidement à présent, émergeant de Yuki en cercles qui repoussèrent des tas de terre et lancèrent Laurel au sol, où elle s’accrocha à la pelouse pour ne pas être emportée. Même Tamani dut abandonner sa prise sur Klea pour ne pas être renversé.

— Yuki, arrête ! ordonna sévèrement Jamison, puis la terre s’immobilisa.

Il était debout maintenant, s’appuyant lourdement contre sa canne en ébène, forçant Yuki à baisser le regard avec la fureur dans ses yeux.

— Je n’ai pas voté pour l’exil de Callista.

— Elles m’ont dit que le vote avait été unanime, cria Klea, se levant à genoux avant que Tamani puisse l’attraper, le visage tordu de colère. Tu savais que je n’étais pas une Unseelie – tu le savais ! Et tu as quand même voté pour qu’elles me stérilisent et m’envoient de l’autre côté du portail.

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Laurel serra les dents. Elle ne pouvait pas imaginer pourquoi Klea mentirait à ce propos, mais Laurel détestait entendre que Jamison avait voté pour appuyer un geste pareil – Jamison, qui les avait toujours soutenus, elle et Tamani, qui avait accueilli ses amis humains à Avalon et qui avait toujours traité Tamani – une fée de printemps –

avec dignité et respect.

Chaque vote du Conseil était unanime, dit doucement Jamison en se tournant vers Klea. C’est l’un des secrets de notre puissance ; notre front uni. Derrière les portes closes, la majorité règne. Mais une fois qu’elle est prononcée, notre vote est déclaré unanime. Je me suis opposé à Cora et à une très jeune Marion pendant des heures.

Klea secouait toutefois la tête, s’avançant très lentement vers lui.

— Je ne te crois pas.

— Que tu n’y croies pas ne change rien à la vérité.

— Ce n’est pas important de toute façon, reprit Klea, faisant apparaître un autre couteau de sa provision apparemment sans fin et le pointant d’un air accusateur sur Jamison. Vote ou pas, tu n’es pas intervenu et tu as permis que cela se produise.

Et je le regrette tous les jours de ma vie, murmura-t-il. Je suis tellement désolé.

Les yeux de Yuki s’arrondirent et le temps sembla se figer pendant que Jamison et Klea se regardaient fixement, à présent presque assez près pour se toucher.

Laurel retint son souffle, les observant, attendant… elle ne savait pas quoi. À côté d’elle, David abaissa Excalibur.

Même les étranges hommes de main de Klea paraissaient cloués sur place par la scène, comme tous les autres.

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— Il est trop tard pour cela, dit enfin Klea en levant une main pour frapper.

Alors que Tamani s’avançait pour l’attaquer, Laurel sentit les mains fortes de l’un des gardes la soulever de terre et elle cria de surprise, le son détournant pendant un très bref instant l’attention de Jamison sur Yuki.

Non ! Laurel réprima le cri, mais trop tard. Le tronc sur lequel était assis Jamison regimba sous lui et pivota, l’envoyant s’étaler au sol. Laurel tressaillit quand sa tête frappa une branche qui le propulsa sur le côté de la route.

Il ne se releva pas.

Tamani se détourna brusquement de Klea et frappa carrément au visage le garde qui retenait Laurel ; la fée habillée en noir la libéra sans résistance. Cependant, le dommage était fait – Jamison gisait sans défense sur la pelouse, son corps retenu par un réseau de racines.

Laurel glissa au sol et tenta d’arracher ses liens avec ses ongles, mais ils semblèrent seulement se resserrer.

— Maintenant, achève-le ! cria Klea à Yuki, un bras tenu délicatement contre sa poitrine, l’autre brandissant un couteau.

Yuki leva les mains, mais Laurel voyait qu’elles tremblaient. La poitrine de la jeune fée se soulevait avec efforts et sa respiration était bruyante et difficile alors qu’elle essayait de s’obliger à agir. Laurel se lança sur la forme tombée de Jamison pour le protéger, même si elle savait que cela n’aurait pas beaucoup d’effet contre Yuki.

Tamani se propulsa devant Klea au moment où Yuki semblait rassembler son courage.

— Yuki, ne le fais pas, je t’en prie ! haleta Tamani.

Klea bondit sur Tamani, remplie d’une rage folle. Il attrapa le bras tenant le couteau et tenta de la renverser

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sur le sol, mais elle utilisa son élan pour inverser le mouvement et le faire tomber à sa place. La pointe de son couteau plongea droit dans le torse de Tamani.

— Non ! hurla Yuki, et la terre entre Klea et Tamani se déchira et s’éleva entre eux, les séparant, lançant Tamani au sol et faisant pleuvoir de la terre sur Laurel et David. Tu as promis ! Tu as dit qu’il ne serait pas blessé. Tu as juré !

— Tais-toi, fille ! siffla Klea. Il y a des choses plus importantes en jeu que tes petits béguins insignifiants !

Tuez-les tous ! cria-t-elle.

Sur l’ordre lancé d’une voix forte, les soldats de Klea bondirent de nouveau dans l’action, leurs visages impassibles prenant vie presque à l’unisson.

— Non ! hurla encore Yuki.

Cette fois, elle tendit les bras dans l’air entre les hommes qui agrippaient Tamani. En un éclair de vert et de brun, des lierres feuillus surgirent violemment du sol, s’enroulant autour des soldats de Klea, de leurs chevilles à leurs cous.

— J’ai fait tout ce que tu m’as dit, et c’est la seule chose que je t’ai demandée en retour et je l’obtiendrai !

Laurel observa, abasourdie, ne sachant pas comment interpréter la volte-face soudaine de Yuki pendant que la jeune fée d’hiver courait vers Tamani, qui avait réussi à se mettre à genoux. Elle posa les mains sur ses épaules.

— Tam, il avait raison, je…

— Sale gosse ingrate !

David bondit pour désarmer Klea, mais son épée glissa sur elle et elle plongea la longue lame mince au centre de la fleur blanche épanouie dans le dos de Yuki.

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— Yuki ! hurla Laurel, horrifiée ; elle tenta de se lever, mais David s’avança devant elle.

— Reste en dehors de cela, murmura-t-il.

Tamani se lança sur Klea pendant que Yuki s’effondrait au sol avec un cri de douleur. Klea enfonça son couteau dans le torse de Tamani ; il fit un pas de côté et attrapa le bras cassé de Klea, et il détourna l’arme de son ennemie contre son propre cou.

— Abandonne.

Son mot transperça l’air nocturne.

La route était silencieuse à l’exception des cris étouffés de Yuki. Laurel pouvait à peine respirer.

Klea s’affala contre Tamani, vaincue.

— Lâche le couteau.

La main de Klea tressaillit, et pendant un moment, Laurel crut qu’elle s’exécuterait. Mais avec un cri muet, Klea plongea le couteau dans le côté de son cou, tranchant sa propre peau et enfonçant trois centimètres de sa lame dans le t-shirt de Tamani et son épaule blessée. Étonné, il la relâcha et recula pendant que Klea s’éloignait en titubant, lâchant le couteau et pressant une main contre sa plaie suintante.

Une unique racine fine s’éleva du sol en serpentant et s’enroula autour des chevilles de Klea, la faisant tomber.

Laurel se tourna pour voir la main de Yuki s’agiter faiblement. Elle était encore en vie !

Klea émit un rire perçant presque mélancolique de sa place sur la pelouse.

— Bien, nous pouvons maintenant tous mourir ensemble.

— Toi, peut-être, dit froidement Tamani.

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— Regarde ta coupure, dit calmement Klea.

Tamani hésita, mais quand le regard de Klea devint furieux, il pressa les lèvres et tira sur le col de son chandail pour exposer son épaule.

— Par l’œil d’Hécate, murmura-t-il.

Les bords de la plaie avaient noirci, des vrilles sombres rayonnant de l’entaille.

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VINGT ET UN

— LAISSE-MOI VOIR, DIT LAUREL EN SE PRÉCIPITANT POUR

tendre la main vers Tamani.

— Ne le touche pas, intervint Yuki d’une voix douce, mais ferme. Cela va s’étendre à toi aussi.

Elle était à quatre pattes, et des stries noires s’étiraient depuis le centre de sa fleur et de la sève coulait sur ses pétales.

Klea jeta un regard furieux à Yuki.

— Des années de conditionnement anéanties par un stupide Voûte.

Laurel fixa avec horreur les vrilles noires traçant un chemin autour de la plaie de Tamani. Elle ignorait ce que c’était, mais cela semblait incroyablement toxique – assez semblable à la fumée rouge que Klea avait déchaînée contre l’Académie. Une autre raison de se réjouir que Chelsea soit encore cachée en sûreté et hors d’atteinte.

Jamison également, même si sa sécurité restait incertaine.

— Une préparation dont je suis particulièrement fière, déclara Klea en voyant l’expression ahurie de Laurel. Un genre de dernier recourt, mais l’occasion me semblait spéciale. Tu devrais te sentir honorée.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tamani en baissant un regard noir sur Klea.

— Est-ce comme le truc rouge à l’Académie ? s’enquit Laurel d’une voix tremblante.

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— Je t’en prie, répondit Klea d’un ton moqueur, cette potion est un jeu d’enfant en comparaison de celle-ci. Je ne m’agiterais pas trop à ta place, ajouta-t-elle en arquant un sourcil tout en examinant Tamani avec l’ombre d’un sourire. Assieds-toi et détends-toi, sinon elle ne fera que se répandre plus vite.

— Tu l’as aussi.

Laurel pouvait voir la noirceur s’étendre depuis la coupure superficielle dans le cou de Klea.

Un sourire narquois s’étira sur le visage de cette dernière.

— Mais contrairement à toi, je détiens l’antidote.

L’espoir explosa dans la poitrine de Laurel quand Klea tendit la main, deux fioles en verre de sucre remplies de sérum dans sa paume. Laurel plongea en avant, ses doigts serrant l’air.

— Pas si vite, dit Klea retirant violemment les fioles de la portée de Laurel et refermant le poing dessus. Je veux que tu m’écoutes jusqu’au bout. Et ne pense pas pouvoir t’en tirer en fabriquant ton propre remède, ajouta-t-elle.

Rien de moins que la potion viridefaeco ne peut les sauver de cette toxine. Et c’est bien trop avancé pour toi, rigola Klea. Bien trop pour qui que ce soit à l’Académie.

Viridefaeco. C’était un mot que Laurel connaissait depuis son tout premier jour dans une salle de classe à l’Académie, deux étés auparavant. Depuis, elle avait appris qu’il s’agissait d’une potion curative que personne ne savait plus comment fabriquer – pas même Yeardley.

— Que veux-tu ? demanda Laurel.

— Je veux que tu te joignes à moi, répondit Klea, sa voix presque nonchalante pendant qu’elle faisait tourner

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les fioles artistiquement entre ses doigts agiles. Que tu sois mon ambassadrice.

— Pourquoi accepterais-je ? cracha Laurel.

Klea avait perdu ! Elle se mourait ! Comment pouvait-elle encore agir comme si tout se déroulait selon son plan ?

— Tu veux dire, à part sauver ton ami ? Parce que, quand on en revient à l’essentiel, nous voulons toutes les deux la même chose.

Laurel plissa les yeux et croisa les bras sur sa poitrine.

— Je ne vois pas comment cela peut être vrai.

— C’est parce que tu es une enfant superficielle et crédule, répondit Klea d’un air méprisant. Tu ne vois que ce qui est en surface ; c’est pourquoi il a été tellement facile de te manipuler au fil des ans. Pour moi et pour eux.

Klea hocha la tête en direction de Jamison, toujours immobile sur la pelouse en bordure de la route.

Laurel serra les lèvres devant l’insulte.

— Moi, d’un autre côté, je suis la Mélangeuse la plus talentueuse qu’Avalon ait jamais vue. Même toi, tu ne peux pas le nier. J’ai fabriqué des choses dépassant l’imagination la plus folle de ces barbants petits chiens de l’Académie. Parfois, des trucs qu’on ne pouvait pas voir.

Des poisons, comme celui-ci, déclara-t-elle en pointant son propre cou.

» Ce qu’elles n’ont jamais compris est que l’on peut seulement créer les meilleurs antidotes en se familiarisant avec les poisons. C’est vrai, dit Klea quand Laurel arqua les sourcils. Tu peux dire ce que tu veux à propos du poison qu’elles m’ont fait préparer pour ta mère, mais cette voie de recherche m’a menée à des formules qui peuvent faire pour les humains ce que nous faisons déjà pour les fées – guérir n’importe quelle maladie, n’importe

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quelle plaie et même inverser le processus de vieillissement ! Avalon a oublié tout ce que les humains ont à offrir et préférerait oublier jusqu’à leur existence –

assurément, personne ne veut fabriquer des potions pour les aider.

» Le Conseil était furieux. On m’a dit que j’outrepassais mes limites. On m’a traitée d’Unseelie et on m’a exilée.

Elle se pencha en avant.

— Elles font cela tout le temps. Les mensonges, avoir deux poids, deux mesures. Avalon est construite sur la tromperie ; la tromperie et les préjugés.

Toutefois, Laurel refusait d’être manipulée par des paroles intelligentes et des demi-vérités ; même si Klea avait véritablement subi une injustice, rien ne pouvait excuser la destruction quelle avait apportée.

— Tu as donc décidé de tuer tout le monde ? Comment est-ce mieux ? Tous ces soldats au portail, les fées à l’Académie.

Tamani, Yuki, ajouta-t-elle dans sa tête ; elle dut repousser cette pensée avant que le désespoir ne la submerge. Laurel devait continuer à faire parler Klea. Elle devait mettre la main sur l’antidote.

— Tu es trop sensible.

Laurel pensa aux mots de Yeardley et à la minuscule fleur rouge dans sa poche.

— Je ne suis pas plus sensible que je le devrais – que toute fée le devrait.

— Irrationnelle, alors. Tu crois que je suis un monstre, n’est-ce pas ? Que je me contente de tuer les gens en pensant Hourra, la mort !

Elle secoua la tête en souriant.

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— Je ne sacrifie jamais rien pour rien. Les fées d’automne auraient été les plus réticentes au changement.

Elles ne se sentent pas opprimées et elles travaillent pour leurs postes élevées. Elles se croient ennoblies à juste titre.

Mais avec elles presque toutes disparues, Avalon aura besoin de moi pour mes talents, et les fées de printemps et d’été accepteront probablement davantage le changement qui s’en vient.

— Tu as détruit l’Académie, les laboratoires, les jardins remplis de spécimens ; tes talents de Mélangeuse ne valent pas grand-chose sans cela.

— Tu me crois vraiment stupide, n’est-ce pas ?

Laurel s’obligea à ne rien dire.

— L’une de mes spécialités est l’effet à retardement.

J’ai été capable de cacher mes recherches pendant des années en préparant des potions anodines en apparence –

donc, lorsque l’action se déclenchait plus tard, le blâme de l’échec était reporté sur une autre Mélangeuse. La brume que j’ai créée dans la tour est de courte durée – elle se neutralise en ce moment même. Les murs pare-feu préserveront la majeure partie de la structure – sans parler de ses composants. Les dommages causés par la fumée seront importants, je l’admets, mais les laboratoires redeviendront entièrement utilisables dans un quart d’heure. J’aurai tout ce qu’il faut pour rebâtir Avalon.

— Et les milliers de fées que tu as tuées ? lui demanda Laurel.

— Même avec ces morts, j’ai fait une énorme faveur à Avalon en fin de compte. Grâce à mon sérum et mes efforts de recrutement, les trolls sont officiellement disparus dans tous les pays du Pacifique.

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— C’était ton vaccin, compris Laurel en se souvenant de la manière dont les trolls étaient tombés si soudainement, morts sur pied. Il les a tués.

— Comme je l’ai dit, roucoula Klea avec un sourire. Les effets à retardement.

— Pourquoi les éliminer si vite ? Pourquoi ne pas les garder afin qu’ils t’aident avec ta prise de pouvoir ?

— Faire confiance à des trolls ?

Klea rit.

— Ces sales animaux voulaient seulement saccager Avalon. Ils pensaient qu’ils se servaient de moi pour y arriver et ils voulaient tout autant que je trouve la mort que moi je désirais le même sort pour eux. À la seconde où les trolls ont passé le portail, je n’aurais pas pu les convaincre de me protéger contre une enfant fée, encore moins contre une Tordeuse. Le moment opportun était délicat à planifier et il a presque été saboté à cause de votre stupide danse de lycée, mais à la fin ils devaient mourir – cela a toujours été le plan.

— C’est terrible, dit Laurel.

Klea haussa les épaules.

— Bien, on ne peut pas cuisiner d’omelette sans casser quelques œufs.

— Les sentinelles étaient-elles comptées parmi tes œufs ? demanda Tamani. As-tu la moindre idée du nombre de fées qui ont perdu la vie aujourd’hui ?

— Des milliers, dit Klea d’un ton mortellement sérieux.

Et leur martyre est la base sur laquelle je vais établir un ordre nouveau.

Elle hésita.

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— Je dois admettre que les événements auraient pu mieux se passer. Je ne m’étais pas du tout attendue à Excalibur – particulièrement avec Marion comme chef.

J’ai donc dû changer les choses et envoyer un peu de brume soporifique au portail.

Était-ce du regret dans sa voix ? À cause d’un changement de plan ? La femme était véritablement folle à lier.

— Mais ce qui est fait est fait. Et je manque de temps pour évoquer des souvenirs. La fumée provenant de l’Académie détournera l’attention des Diams et des Voûtes de notre petit groupe ici, mais elle fera certainement aussi sortir les Tordeuses avant que je ne sois prête. Écoute, Laurel, reprit Klea en ouvrant la main pour montrer encore une fois les deux fioles – l’une contenant une solution vert foncé et l’autre violette. L’une d’elles contient seulement une fiole du sérum que j’ai injecté aux trolls ; dans l’autre, le viridefaeco. Fais ce que je dis et je vais te donner la potion. Refuse et…

Elle serra les poings, pas tout à fait assez fortement pour briser les fioles.

— … les sérums se mélangeront, leurs composants se neutraliseront les uns les autres et l’antidote sera inefficace.

Laurel hésita. Cependant, à ce stade, cela ne pouvait pas nuire de connaître ses conditions.

— Que veux-tu que je fasse ? demanda-t-elle.

— Ce n’est pas important, Laurel. Ne l’aide pas ! cria Tamani d’une voix remplie de désespoir.

— Tu penses que ta vie est la seule en jeu ici, Voûte ?

lança sèchement Klea à Tamani. Alors même que nous sommes là à bavarder, l’air si innocent et pathétique sur la

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pelouse, cette toxine sort de ta peau et se répand – sur la pelouse sur laquelle tu es installée, aux racines que Yuki a si gentiment enroulées autour de moi. Aux arbres dans la forêt, à Jamison gisant là-bas aux portes de la mort de toute façon. Elle ne s’arrêtera pas, elle transformera Avalon en un rocher stérile. Et sans moi, vous ne réussirez jamais à fabriquer l’antidote à temps.

Klea se tourna de nouveau vers Laurel.

— Va voir Marion et Yasmine, dit-elle d’une voix égale.

— Comment es-tu au courant pour Yasmine ? demanda Laurel. Elle a germé après que ton départ en exil.

— Combien de fois as-tu parlé d’elle quand tu te croyais seule ?

La mâchoire de Laurel se referma brusquement.

— Tu pourras passer devant les sentinelles, poursuivit Klea comme si Laurel n’avait rien dit. Parle-leur de mon poison, révèle-leur que tout Avalon va mourir. Elles peuvent sauver leur précieuse île en venant ici et en échangeant leurs vies contre mon aide pour guérir tout et tout le monde.

— Et si elles acceptent ? s’enquit Laurel.

— Elles seront exécutées sur la place du printemps ; un exemple public déclarant la fin de la pathétique dynastie des Tordeuses. Avalon vivra et je prendrai les rênes.

— Yasmine n’est qu’une enfant, dit Laurel, son estomac se révulsant devant la brutalité de Klea.

— Les sacrifices, Laurel. Nous devons tous en consentir.

— Et Jamison ?

— Il faut que toutes les Tordeuses disparaissent.

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Laurel inspira brusquement, mais Klea continua d’un ton doucereux.

— Tu sais que Marion n’est pas une bonne reine. Je doute sérieusement qu’une enfant qu’elle a formée se révèle meilleure. Les Tordeuses doivent partir. Avalon a besoin d’un changement. Avec ton aide, je peux encore faire en sorte que cela se produise. Amène-les ici et je vais te donner l’antidote pour Tamani.

Laurel ne croyait pas avoir assez de place en elle pour la haine qu’elle ressentait vis-à-vis de cette fée suffisante.

— Non seulement cela, mais je vais aller plus loin –

comme preuve de ma bonne foi, je vais te montrer comment le fabriquer. Parce que tu en auras besoin. Cette fiole, dit-elle en levant la main, guérira, au plus, deux personnes.

— Et si je décide de m’en servir pour eux ? s’enquit Laurel en pointant Tamani et Yuki. Qu’arrivera-t-il dans ce cas ? Tu mourras.

— Qui donc alors t’enseignera à préparer l’antidote pour sauver tous les autres ?

Laurel avait envie de crier. Peu importe ce qu’elle choisissait quelqu’un allait périr.

— Tu tuerais tout ce qui forme Avalon, simplement pour que tout se passe à ta manière ?

— Ce n’est pas mon choix, Laurel. C’est le tien. Est-ce que tu tueras tout à Avalon, uniquement pour que les choses se passent à ta manière ?

Laurel s’obligea à respirer. Maintenant, il n’y avait vraiment plus d’issue. Pas grâce à Yeardley ni grâce à Jamison. Si elle n’obéissait pas à Klea, Tamani allait mourir.

Et, à petit feu, tous les autres aussi.

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Si elle livrait Marion et Yasmine à Klea, Tamani vivrait.

Tout le monde vivrait.

Trois vies pour l’ensemble d’Avalon.

Et pour Tamani.

— D’accord, commença lentement Laurel en regardant Klea droit dans les yeux. Je vais t’amener les fées d’hiver.

— Laurel, non ! s’exclama Tamani en levant un genou comme pour se relever.

— Ne bouge pas, dit Laurel à Tamani, percevant le désespoir dans sa propre voix en esquissant un pas vers lui. J’ai besoin que tu sois en vie à mon retour !

— Ne fais pas cela, la supplia-t-il. J’aimerais mieux mourir que de vivre sous son règne.

— Mais il ne s’agit pas uniquement de toi, murmura Laurel. C’est tout le monde.

— Mais Klea ? s’enquit Tamani en levant une main par réflexe, comme pour s’emparer d’elle, avant de serrer le poing et de le laisser retomber sur son flanc.

Laurel secoua la tête.

— Je ne peux pas supporter de rester à ne rien faire et laisser tout le monde mourir quand je peux l’empêcher.

Elle réalisa qu’elle parlait d’une voix forte – qu’elle criait presque – et elle prit une profonde respiration, essayant de garder son calme. Puis, une voix qui ne ressemblait pas tout à fait à la sienne ajouta :

— Je ne peux pas et je ne le ferai pas.

— Laurel.

La voix de David fit s’interrompre Laurel.

— Je t’accompagne.

– 248 –

— Pas si vite, intervint Klea. Elle s’y rend seule ou j’écrase ces fioles et tout le monde meurt.

— Reste, dit Laurel, tendant une main qui glissa sur le bras de David. Juste au cas où les choses tourneraient mal.

Aide Jamison. Fais ce que tu peux pour lui.

Elle leva la voix juste un peu.

— Je vais prendre cette route – le large chemin qui mène au palais.

Elle regarda intensément David, espérant qu’il lui ferait encore confiance une dernière fois et, après un moment, il hocha la tête.

— Tu ferais mieux de te hâter, déclara Klea. On ne sait pas combien de temps mettront les Voûtes et les Diams à nous trouver et à venir voir ce qui se passe – sans parler de piétiner partout et de s’infecter. Je dirais que tes amis ici ont une heure au maximum. Probablement moins. Et, bien sûr, tu voudras revenir avant que je trépasse, affirma Klea avec un sourire narquois qui donna envie à Laurel de la gifler. Je suis certaine que tu peux convaincre deux Tordeuses effrayées en moins de temps que cela ?

Sans un mot, Laurel marcha vers les hommes de main captifs de Klea. Ils étaient remarquablement dociles ; aucun d’eux ne protesta quand elle vérifia leurs ceintures, trouvant une lame de huit centimètres sur le troisième.

— Qu’est-ce que tu crois faire ? demanda Klea.

Laurel la regarda, les yeux ronds et innocents.

— Je dois convaincre une reine, dit-elle simplement. Je vais avoir besoin d’un couteau.

Avant que quiconque puisse réagir, Laurel pivota et remonta vers le long sentier fortement incliné qui menait au palais d’hiver.

– 249 –

VINGT-DEUX

APRÈS AVOIR OBSERVÉ LAUREL DISPARAÎTRE DANS LES ARBRES, Tamani reporta son attention sur Klea. Il se retint de toutes ses forces pour ne pas ramasser sa lance et en finir avec elle, ici et maintenant. Cependant, elle les avait acculés dans un coin et elle en semblait consciente. Elle était allongée sur le dos, une main repliée sous sa tête ; elle aurait ressemblé aux yeux du monde à une astronome désœuvrée, s’il n’y avait pas eu son poing pressé contre sa poitrine. Elle ne tentait même pas de se tortiller pour se libérer des racines qui, Tamani le constatait avec plaisir, la retenaient encore.

David s’était agenouillé à côté de Jamison, essayant de le déplacer afin qu’il soit étendu de manière plus naturelle.

Il avait levé les pouces en direction de Tamani après avoir vérifié la respiration de la fée, mais même la confirmation que la fée d’hiver était en vie ne suffisait pas à percer l’obscurité de leur situation désespérée.

Tamani garda un œil vigilant sur Klea, craignant plus qu’un peu qu’elle boive la potion viridefaeco dès le moment où ils lui tourneraient le dos. Cependant, elle paraissait satisfaite de patienter.

Si possible, ses fées-soldats semblaient encore plus dociles que leur commandante. Leurs visages étaient flasques et leurs silhouettes pendaient, inertes, contre leurs liens. Les étranges fées le dérangeaient depuis la première fois où il les avait vues.

Tamani regarda Klea.

– 250 –

— Qu’est-ce qui cloche avec elles ? demanda-t-il avec raideur.

Klea leva brièvement les yeux et un petit sourire joua aux coins de sa bouche.

— Rien. Elles sont parfaites.

— Ce ne sont pas des personnes, dit Tamani, mettant enfin le doigt sur le problème. Ce sont des coquilles vides.

— Comme je l’ai dit, elles sont parfaites.

— C’est toi qui leur as fait cela ?

— La génétique, Tamani. Un domaine fascinant.

Puis, elle se détourna, mettant clairement fin à la discussion.

— Peu importe à quel moment Laurel reviendra, dit David à voix basse, de retour près de Tamani à présent qu’il s’était occupé de Jamison.

David pointa le sol où le couteau de Klea était tombé ; le poison qui s’était accroché à l’objet avait noirci l’herbe, et la noirceur se répandait comme un rayon de soleil mortel.

— Si nous ne l’arrêtons pas, je ne suis pas certain que l’antidote de Klea suffira.

— Je ne sais pas quoi faire, répondit Tamani, laissant son regard s’égarer sur le sol.

Il combattit l’envie de se mettre debout et de partir rejoindre Laurel en courant. Même si Klea ne l’avait pas transformé en porteur de peste, que pouvait-il espérer accomplir ? Laurel n’avait sûrement pas l’intention d’aider Klea ; si ?

Non, bien sûr que non. Elle ferait la bonne chose.

En supposant qu’il y avait une bonne chose.

– 251 –

Tamani leva les yeux quand David plongea Excalibur dans le sol, l’enfouissant jusqu’à la poignée à quelques mètres de distance. Il commença à la tirer dans la terre comme une charrue.

— Que fais-tu ? demanda Tamani.

— Je creuse un fossé, répondit David.

— Un fossé, répéta Tamani, l’air perdu.

— Il ne stoppera pas le poison, reprit David en continuant, mais au moins il devra descendre dans les racines de l’herbe avant de pouvoir s’étendre plus loin.

Cela va nous gagner du temps.

Tamani se permit de sourire, très légèrement.

— Brillant.

David lui offrit un large sourire en retour et se remit à la tâche.

— Tam ?

La voix de Yuki était douce et râpeuse. Elle s’était mise debout au prix d’un effort visible, mais après quelques pas hésitants ses jambes s’effondrèrent sous elle. Tamani roula en avant pour la rattraper, la tirant vers lui pour atténuer sa chute. Il fut étonné de l’énergie qu’il lui fallut pour l’abaisser doucement sur le sol, de voir à quel point ce simple geste l’avait essoufflé.

Ce poison, ce n’est pas une plaisanterie. Et il y avait à peine été exposé ; la plaie de Yuki était grave –

potentiellement mortelle en soi.

— Tam, je suis tellement désolée. Pour tout cela.

Une unique larme, brillant dans le crépuscule, glissa sur sa joue de porcelaine. Elle renifla et détourna timidement les yeux, prenant une respiration saccadée.

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— Je ne savais pas.

Elle hésita.

— Je n’ai pas compris à quel point elle…

— Yuki…

— Quand j’ai vu les flammes à l’Académie, j’ai pensé…

J’ai eu si peur…

— Yuki, s’il te plaît.

Il ne supportait pas de revivre cela, la peur qui l’avait étreint là-bas.

— J’ai juste… Je ne veux pas mourir en sachant que tu me détestes.

— Chut, dit Tamani en posant une main sur sa joue, essuyant la larme et y laissant une minuscule ligne de pollen scintillant. Je ne te déteste pas, Yuki. Je…