CHAPITRE 13
Pour un plan d’urgence, échafaudé à la hâte et exécuté rapidement, tout se passa très bien. Mais il y avait maintenant d’autres Cattenis sur le quai, qui transportaient le fret ou surveillaient les Rugariens qui le faisaient à leur place. La taille de Bert Put le ferait remarquer comme le nez au milieu de la figure. Alors, ils l’enveloppèrent dans des couvertures, puis Dowdall et Slav le transportèrent jusqu’au KDM, maugréant au sujet des drassis et de leurs maudits commerces. Puis ils retournèrent au KDI.
— Du gâteau, dit Mitford quand il revint au KDI. Du début à la fin, Bert, Général. On va se tirer de ce trou.
— Et Zainal et Scott ? demanda Nonante.
— On les retrouve aux quais 47 et 49 pour prendre nos passagers. Maintenant, je dois contacter les autorités portuaires pour les autorisations de décollage.
Tandis que Bert s’installait dans le fauteuil du pilote, Beverly prit celui du mécanicien, et Mitford contacta les autorités. Kris vit ses épaules se raidir et il roula des yeux.
Quoi encore ? Le pépin qui allait les trahir et qu’elle avait craint toute la journée ? Elle s’agita, les genoux vacillant de nouveau.
— Malade ? s’exclama Mitford en catteni, ajoutant une bordée de jurons pour faire authentique. Oui, Terrien malade, dit-il d’un ton dégoûté. On le larguera avec les autres. Ils verront rien, ajouta-t-il avec un gloussement mauvais. Kotik. Dix.
Il sifflotait en coupant la communication.
— Le pilote a eu des soupçons. Filons avant qu’ils envoient quelqu’un jeter un coup d’œil sur notre malade terrien. Pas plus haut que mille plegs, Bert. C’est notre altitude assignée.
Mitford adressa un signe porte-bonheur à Kris, et, prenant une autre bouteille de whisky, ce qui n’en laissait que deux pour le voyage de retour, il retourna nonchalamment dans le vaisseau nouvellement investi.
Bert s’acquitta des procédures de départ – actionnant la sirène pour rappeler l’équipage, fermant le sas quand ils furent tous à bord, démarrant les moteurs – comme s’il avait fait ça toute sa vie. Le KDI s’éleva en douceur, Bert rectifia la trajectoire et ils virent l’astroport qui s’éloignait. Avec les seules petites tuyères permises en un espace aérien si congestionné, il leur fallut longtemps pour contourner la cité de Barevi, déployée devant eux et jusqu’aux forêts et champs les plus proches. Ils virent les énormes engins qui abattaient des arbres et remuaient des montagnes de terre et de roc pour faire de la place. Sans aucun doute pour entreposer tous les produits pillés sur la Terre, pensa Kris avec amertume.
Les coucous filaient dans toutes les directions, et tous ceux qui passaient devant eux coupaient le souffle à Kris.
— Ils ne peuvent pas voir à l’intérieur, dit Bert pour la rassurer. Et je te donnerai immédiatement ma place si on nous interpelle. Tu n’aimerais pas piloter ce bijou un moment ?
Son bavardage la détendit un peu, mais elle resta près de lui au cas où ils devraient échanger leur place rapidement.
Ils eurent un peu de mal à distinguer la plate-forme sur laquelle ils devaient atterrir, vu que les glyphes indiqués par Zainal différaient très peu entre eux. Mais, avançant aussi lentement que possible, tous identifièrent les signes au même instant, et ils virent même la plate-forme du KDM un peu plus loin.
Au-dessous d’eux se trouvaient les cages des esclaves, semblables à celles où Kris se trouvait quand on l’avait fait monter à bord du transport qui l’avait amenée sur Botany des mois plus tôt. Il y avait des hectares de cages, se déployant dans toutes les directions à partir d’un bâtiment central. Mais toutes n’étaient pas pleines. Seulement quatre. Elle ne pouvait pas voir qui occupait celles au-delà de la plate-forme 49, et elle espérait ne jamais savoir qui ils avaient dû abandonner ce jour-là.
Bert se posa doucement sur la plate-forme, coupa les moteurs et ouvrit le sas. Kris prit position aux contrôles, et soudain, Zainal monta la rampe à grandes enjambées, crachant ses tampons défigurants, marmonnant entre ses dents et grondant à son adresse, mais lui faisant un clin d’œil en passant. Kris répondit d’un « oui, Drassi » servile, puis vit les premiers de leurs pathétiques passagers.
Elle faillit éclater en sanglots devant les visages inexpressifs, les yeux morts, les mouvements automatiques qu’aucune intelligence ne motivait. Elle eut quand même la force d’ouvrir le pont inférieur et le chargement commença.
Elle avait du mal à se retenir de sangloter éperdument, et elle se soulagea un peu en criant sur le Catteni qui poussait ces malheureux sur la rampe. La plupart avaient leur couverture drapée sur l’épaule, un paquet de rations dans une main, et dans l’autre le quart de bouillon drogué, maintenant vide. Elle dut se dire et se répéter sans arrêt qu’elle les sauvait – qu’ils seraient bientôt en sécurité, qu’on s’occuperait d’eux – tout en se demandant comment diable ils parviendraient à gérer tous ces morts vivants sur Botany, où il y avait tant d’espoir, de vie et d’avenir.
Quand le premier niveau fut plein, elle passa machinalement au deuxième. Montant lourdement la rampe comme des moutons, plusieurs chancelèrent et tombèrent. Elle dut se dominer fermement pour ne pas s’élancer à leur secours, mais cela n’aurait pas été conforme au caractère du tudo catteni dont elle jouait le rôle. Elle ne provoquerait pas un pépin. Elle sauvait ces misérables. Elle faisait de son mieux.
Elle passa au troisième niveau, puis le vaisseau fut plein. De même que l’air était plein de sanglots et de gémissements. Vivement qu’agisse le bouillon drogué, pour mettre fin à leurs tourments. Et à ceux de Kris.
Ce fut Zainal qui détacha ses mains des contrôles quand la rampe se rétracta et que le sas se ferma dans un claquement métallique. Il l’aida à rentrer dans la cabine et lui versa une autre rasade de whisky.
— On n’en a presque plus, protesta-t-elle.
— C’est maintenant que tu en as besoin, Kris, dit-il. Je n’avais pas réalisé quelle épreuve ce serait pour toi, sinon, je l’aurais fait moi-même…
— Non, non, dit-elle, secouant la tête, pas un capitaine drassi.
Puis elle posa sa tête sur la table et se mit à pleurer.
— Ils dorment tous maintenant, dit Zainal, la serrant dans ses bras et lui caressant les cheveux.
— Zainal ! s’écria-t-elle soudain, levant vers lui son visage inondé de larmes. Est-ce qu’on les a tous chargés ?
— Tous ceux pour qui on avait de la place. Plus quelques Deskis et Rugariens, une demi-douzaine d’Ilginishs et quelques Turs pour faire bonne mesure.
— C’est vrai qu’on a grand besoin des Turs et des Ilginishs, plaisanta-t-elle, s’efforçant de contrôler ses pleurs.
Nonante et Beverly étaient debout sur le seuil. De la tête, Zainal leur fit signe d’entrer, et ils se servirent une solide rasade de whisky.
— On n’en a plus beaucoup, dit bêtement Kris.
— C’est médicinal, ma chère, dit Beverly, et elle lui trouva une mine terrible sous sa peau couleur café.
— Dowdall dit que le KDM est sur une trajectoire parallèle. Beaucoup de vaisseaux sont en approche, mais nous sommes autorisés à sortir du système, et on s’exécute à la vitesse grand V.
Il poussa un long soupir et vida son verre d’un trait.
— Tu es relevée, Bjornsen. Je ne veux pas te voir sur le pont avant deux quarts.
— À vos ordres, Général, dit-elle, saluant mollement avec un sourire pâlot.
Zainal l’aida à se lever et la guida vers sa cabine. Il dut la soulever pour la poser sur la couchette supérieure, mais ses mains étaient très douces quand il étendit sur elle la rugueuse couverture cattenie.
Au cours des deux semaines suivantes, ils durent répondre à plusieurs interpellations, puis ils arrivèrent dans le secteur moins fréquenté menant au système de Botany. C’étaient les échanges standard entre vaisseaux, et Zainal y répondit sur le faux KDI et Mitford sur le KDM.
Ils discutèrent aussi de la façon d’intégrer à la colonie ceux qu’ils venaient de sauver.
Kris se surprit à considérer l’amiral Ray Scott avec stupéfaction : sous ses dehors militaires autoritaires et cassants, il y avait un homme d’une compassion inattendue. Et d’une haute intégrité morale. Elle ne fut pas la seule à s’efforcer de le convaincre qu’il aurait été impossible de laisser déporter ces malheureux sur un vaisseau d’esclaves.
— Dis donc, Ray, ce n’est pas comme s’ils étaient plus nombreux que nous ! dit Beverly le second soir. Il faudra chasser plus souvent et ensemencer quelques champs de plus, et alors ? S’il le faut, on pourra fonder une sorte de crèche pour ceux qui sont totalement dépendants. On ne sait même pas la gravité de leur état. Il leur reste peut-être une étincelle d’intelligence que nos psy pourront raviver. Et peut-être que le simple fait de se retrouver parmi des humains… je te demande pardon, Zainal… choyés et bien nourris, en guérira certains.
— Maintenant, presque tout le monde a une maison. On pourra les loger, les nourrir et… les aimer, dit Dowdall, s’éclaircissant la gorge.
Il était de ceux qui ne faisaient pas étalage de leurs émotions.
— Et nous informerons les Fermiers, dit Zainal.
— Tu crois qu’ils pourront faire une sorte de prodige psychique et remplacer ce qu’ils ont perdu ? demanda Dowdall.
Zainal haussa les épaules.
— C’est possible, puisque leur science est tellement plus avancée que la nôtre. Pourquoi pas leur médecine ?
— Je crois que c’est demander un miracle, dit Ray Scott, mais la lueur d’espoir qui brilla dans ses yeux à cette suggestion n’échappa à personne.
— Nous les informerons, répéta Zainal.
— Je ne parle que pour moi, dit Kris, mais ils ne peuvent pas poser plus de problèmes qu’un bébé, et on pourrait en prendre un à la maison, n’est-ce pas, Zainal ?
Il hocha la tête.
— Si il ou elle n’est pas terrorisé de vivre avec un Catteni.
— Eh bien, je trouve qu’il est important, reprit Kris avec fermeté, que tout le monde sache qu’il existe au moins un bon Catteni dans cet univers !
Ils approchaient de l’héliopause quand Zainal mentionna, comme par hasard, pensa Kris, qu’ils auraient peut-être un petit problème pour faire franchir la Bulle au KDM.
— Pourquoi ? demanda fois. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.
— Ils sont deux, et il n’en est sorti qu’un.
— Le KDI était en gestation au départ et a accouché du KDM, dit Kris, elle-même surprise de cette boutade.
Les assistants rirent poliment.
— C’est effectivement un problème, dit Beverly.
— Pourquoi ? s’enquit Scott. Si on procède lentement, comme à la sortie, en nous glissant doucement dans la Bulle.
Zainal n’était pas convaincu.
— Dommage qu’on ne puisse pas appeler le sol et demander à Raisha de faire un trou dans la Bulle avec Bébé, dit Bert. On pourrait peut-être mettre les deux vaisseaux l’un sur l’autre, suggéra-t-il, écartant aussitôt cette idée du geste. Trop risqué.
Zainal acquiesça d’une torsion sceptique de l’épaule.
— On est frais de ramener ces malheureux jusqu’à la porte sans pouvoir les faire entrer ! dit Dowdall.
— Il doit y avoir un moyen, dit Scott, regardant Zainal pour trouver l’inspiration.
— S’il y en a un, on le trouvera, dit l’ancien emassi.
Mais à l’évidence, tous à bord du KDL furent préoccupés pendant la traversée du système jusqu’à sa troisième planète.
— Les moteurs, dit soudain Kris, observant leur approche de la passerelle.
— Quoi ? demanda Scott.
Il leva les yeux du calcul de la trajectoire finale qui leur permettrait d’éviter les deux satellites.
— Est-ce qu’il y aurait un rayon-tracteur sur ce vaisseau ? demanda-t-elle à Zainal.
— Un quoi ?
Il fronça les sourcils, ne trouvant pas ces mots dans son vocabulaire pourtant maintenant très étendu.
— Quelque chose pour tirer un autre vaisseau, un vaisseau sans moteurs.
— Elle a raison ! dit Scott. Est-ce que ça existe sur le KDL ?
Il fallut quelques instants à Zainal pour comprendre ce qu’ils voulaient dire exactement, mais quand il comprit, il sourit jusqu’aux oreilles.
— Il n’y a pas de rayon-tracteur, mais on peut se connecter. La coque de l’un est négative et l’autre positive. Très facile. Je vais prévenir Bert.
Ils ne s’étaient pas permis beaucoup de communications inter-vaisseaux, au cas, peu probable, où on aurait pu les entendre. Mais si près de Botany, ils pouvaient prendre ce risque. Le satellite orbital enregistrerait peut-être une partie de la transmission, mais pas assez pour donner l’alerte. Pas à moins qu’il n’y ait des Eosis cachés derrière les lunes.
— Oh, tu veux magnétiser la coque, dit Bert, comprenant immédiatement. Donne-moi la procédure.
Tous sentirent la légère secousse quand le KDM se colla magnétiquement à l’arrière du KDL. Il y avait aussi un peu d’électricité dans l’air. Le KDL serait d’abord poussé à travers la Bulle, propulsé par le KDM. Tous regardaient nerveusement approcher la surface lisse de la barrière, avec, derrière, une demi-lune lumineuse qui était Botany. Bert avait réduit la vitesse au minimum, tandis que Zainal, dans le vaisseau avant, le guidait. Le nez du KDL poussa doucement la « membrane », qui s’ouvrit pour le laisser passer. Il fut bientôt tout entier à l’intérieur de la Bulle et ils ne sentirent aucune résistance au KDM, ni une rupture de la connexion.
— On a réussi ! exulta Bert sur la ligne ouverte. On a réussi ! Comment je nous sépare ? Non, je plaisante.
Puis Rastancil ouvrit un canal, s’enquérant si tout allait bien. Et que faisait cet autre astronef sur son écran ?
— Eh bien, on en a eu besoin pour effectuer notre… sauvetage, dit Scott, calmant son exaltation due au passage réussi du dernier obstacle. Nous ne pouvions tout simplement pas… – sa voix mourut, puis il reprit fermement – les laisser sur Barevi.
— Sauvetage ? De qui ? De quoi ?
— Tu verras, dit Scott, presque avec colère. Certains sont très atteints. Rassemble tous les médecins et tous ceux ayant la moindre expérience médicale. Surtout les psychiatres. Nous avons d’autres prisonniers cattenis pour la vallée. Alors, que Raisha se prépare à les y emmener. Et il nous faudra une autre vallée pour quelques Turs qu’on a été obligés d’embarquer. On lui donnera des gardes au cas où certains se réveilleraient prématurément.
— Des médecins ? Des psychiatres ? Mais qu’est-ce qu’ils ont ? demanda Rastancil, alarmé.
— Tu le sauras bien assez tôt, répondit Scott, laconique. Et préparez une bonne soupe bien nourrissante, ou quelque chose de facile à avaler.
Il coupa la communication, l’air méditatif.
— Tout ira bien, Ray, dit Kris, lui posant la main sur le bras. Tu verras.
— Botany peut relever n’importe quel défi, dit Dowdall avec la fierté d’un survivant du Premier Largage.
Quand les deux vaisseaux atterrirent dans le grand champ précédant le hangar, Rastancil avait mobilisé transports, médecins, et tout le personnel nécessaire au déchargement des dormeurs. Jim Rastancil, Geoffrey Ainger, Bob Reidenbacker, Bull Fetterman – en fait, tous ceux qui constituaient le Conseil – attendaient patiemment que Scott et Zainal débarquent du KDM, qui atterrit un peu avant son vaisseau frère.
— La décision aurait due être prise unanimement par tous les Botaniens, dit nerveusement Scott, rabattant ses cheveux en arrière et se frictionnant la nuque.
— En tout cas, elle a été prise unanimement par tous les Botaniens présents, dit Beverly avec fermeté.
— Bon sang, je te crois, ajoutèrent en chœur Dowdall, Mitford et Kris.
— Qui ? Quoi ? demanda Rastancil, étonné de voir Scott hésitant.
— Ceux que les Eosis ont soumis au sondage mental, dit carrément Scott. Ils devaient être expédiés comme esclaves Dieu sait où.
— Mon Dieu ! Bien sûr que vous deviez les ramener ici, dit Rastancil. Léon, Mayock, en avant. Sortons-les.
Et il monta la rampe en courant, avec le personnel médical.
Kris prit son poste à la manœuvre des ponts.
— Bon, procédons par ordre, entendit-elle rugir Bull Fetterman. Amenez le grand traîneau, brancardiers devant. Préparez des couvertures en guise de…
Les portes des soutes s’ouvrirent ; certains eurent des haut-le-cœur aux odeurs qui s’en échappèrent, mais ils entrèrent… et s’immobilisèrent.
— Dieu du ciel ! dit Rastancil en un souffle, fixant les déchets humains effondrés en petits tas, bien que certains soient parvenus à s’allonger avant que la drogue ne les terrasse.
— Et je pensais qu’on avait été maltraités ! murmura Léon, s’agenouillant près d’un corps inconscient, lui tâtant le pouls et parcourant le pont du regard.
Kris avait allumé toutes les – rares – lampes.
— Civière ici, dit-il, montrant l’homme, puis passant au suivant. Mayock, il va falloir les trier.
Et le sauvetage entra dans sa phase finale.
Mille six cents humains, heureusement pas tous décervelés, mais beaucoup blessés et contusionnés, furent débarqués des deux astronefs. Plus deux cents Deskis, cent quatorze Rugariens, quatre-vingt-dix Ilginishs et douze Turs.
Ils laissèrent les Turs sur le pont inférieur, où ils seraient enfermés s’ils se réveillaient avant que Raisha revienne de la vallée des Cattenis. Les deux Cattenis du KDM avaient passé tout le voyage dans la prison lugubre du vaisseau, ne voyant que Coo et Mitford, dans son rôle de Catteni. On leur dit que leur astronef avait été réquisitionné. L’un d’eux se plaignit de ce traitement chaque fois qu’on leur apportait à manger ; il se plaignit même des bons repas parce qu’ils étaient différents de ce qu’il mangeait d’habitude. L’autre Catteni dormit presque tout le temps, ne se levant que pour manger et satisfaire des besoins naturels. On leur banda les yeux avant qu’ils ne quittent leur prison, pour qu’ils n’aient pas grand-chose à ajouter aux informations que les autres captifs pouvaient avoir.
Avec tant de bras pour l’aider, Léon composa des équipes qui séparèrent les plus gravement atteints de ceux qui avaient seulement besoin de repos, de nourriture et de réconfort. Entre-temps, beaucoup avaient repris connaissance, et on leur donna de l’eau et de la soupe, apportée à la hâte du réfectoire. Sans qu’aucun ordre n’ait été donné, chaque victime se vit bientôt assistée d’un Botanien, en une réaction spontanée qui réchauffa le cœur de Kris. Scott aurait dû avoir davantage confiance en la générosité de la communauté. Ce n’était pas comme s’il ne l’avait jamais vue en action à chaque largage des Cattenis.
Au réveil, certains étaient totalement passifs, le visage vide. On dut les aider à boire et à manger, mais ils furent capables de déglutir une fois qu’on eut porté eau ou nourriture à leur bouche. D’autres se mettaient à hurler ou à sangloter éperdument, et c’était déchirant, même si cela laissait présager qu’ils avaient gardé certains vestiges de leur personnalité antérieure.
— Parlez-leur sans arrêt, mes amis, cria Léon. Qu’ils entendent l’anglais, qu’ils voient des visages humains autour d’eux. Donnez-leur à manger, mais pas trop.
— Qui sait depuis quand ils n’ont pas fait un repas décent ? marmonna Anna Bollinger, s’efforçant d’empêcher la malheureuse dont elle s’occupait d’avaler tout son bol de soupe. Juste un peu à la fois. Tu en auras d'autres.
— Bon sang, on dirait un lendemain de tremblement de terre, dit Joe Latore, aidant son protégé à se lever, car il s’efforçait désespérément de se remettre debout.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Zainal ? C’est le moment de prendre des photos ?
— C’est pour montrer aux Fermiers ce que les Eosis font aux gens. Et ce que les humains font pour aider, dit-il, approchant son caméscope des yeux morts du protégé de Joe.
Puis Zainal tourna sa caméra vers la femme que soignait Léon, afin de montrer les lacérations qui lui couvraient tout le torse. De là, il passa à un groupe de trois hommes aux visages inexpressifs, aux yeux vitreux.
Les blessés qui pouvaient marcher furent confiés à des volontaires, qui les emmenèrent chez eux après avoir reçu des instructions sur les soins élémentaires.
— Comme un bain ! remarqua quelqu’un tout haut. Je me demande ce que je vais trouver sous toute cette crasse et… beurk !
Tous se proposèrent pour aider, au point d’être déçus quand toutes les victimes eurent été prises en charge.
Léon et les autres médecins donnèrent des conseils généraux pour les soins d’urgence.
— Maintenez-les au chaud, donnez-leur beaucoup d’eau, mais limitez les nourritures solides jusqu’à ce que leur corps se soit réadapté. Laissez-les dormir tant qu’ils voudront. Mais ne les laissez pas sortir seuls. Nous allons organiser des conférences d’évaluation, pour voir si certains pourront réagir à la réhabilitation.
— Tu t’en sors, Léon ? demanda Scott avec sérieux.
— Évidemment, Ray, répondit-il sèchement. En fait, c’est fini, dit-il, montrant d’un geste large le champ presque désert. Qui sait ? Une bonne nourriture, de l’air pur, beaucoup de visages amicaux… ajouta-t-il avec un sourire ironique, plus de bons spécialistes des traumatismes, et nous réussirons peut-être à en guérir complètement une bonne partie.
— Tu le penses vraiment ?
Scott semblait prêt à accepter tout ce qui pouvait le rassurer, après la responsabilité dont il avait chargé toute la colonie.
— Et comment ! dit Léon, d’un ton si convaincu que Scott finit enfin par se détendre. Vous ne pouviez pas les abandonner. Quoi qu’il arrive, ils seront mieux avec nous.
— C’est vrai, tu sais, dit Kris. Tu as l’air crevé, Ray.
— Je pourrais en prendre un chez moi. Ma maison est terminée.
— On les prendra à tour de rôle, dit Léon. Je veillerai à ce qu’on ne t’oublie pas, dit Léon avec ironie. Maintenant, Ray, je te prescris du repos. À toi aussi, Kris. Tu as laissé un bébé à la crèche, non ? Mais tu as peut-être l’impression que ça remonte à des années ?
— C’est pourtant vrai, tu sais, dit-elle.
Elle avait été trop occupée pour beaucoup penser à Zane. Mais il était heureux où il était : l’une des puéricultrices lui avait dit qu’il se portait à merveille.
— Je te crois sans peine. Bon, va le voir maintenant, dit-il, la poussant doucement dans la bonne direction.
Puis, voyant Kris chercher Zainal des yeux, il ajouta :
— La dernière fois que je l’ai vu, il suivait l’ultime chargement sur le traîneau.
Étonnée et ravie, elle le retrouva juste devant la crèche avec Zane dans les bras. Il glapit de joie à la vue de sa mère et lui tendit les mains, manquant tomber des bras de Zainal, qui le donna à sa mère, serrant étroitement son caméscope contre lui.
— Je t’ai vu filmer, dit Scott, modifiant sa direction pour les rejoindre.
Il parvint même à sourire en voyant Zane étreindre sa mère avec enthousiasme.
Zainal tapota sa caméra en hochant la tête.
— Il faut ces preuves pour montrer aux Fermiers comment les Eosis traitent les humains. Tu m’aideras à écrire un rapport, Ray ?
Et quand Scott hocha la tête avec lassitude, Zainal ajouta :
— Ce que les mots ne peuvent pas dire, les images le diront.
— Tu enverras le tout par une des capsules d’alarme que les Fermiers ont au Poste de Commandement ?
— Les Fermiers n’approuvent aucuns sévices. Quand ils auront vu ce que font les Eosis, ils reviendront nous voir.
— Et si les Fermiers ne bougent pas ? demanda Scott avec amertume.
— C’est ce qu’il faut découvrir, non ? dit Zainal.
Mais au ton, Kris comprit qu’il n’aurait pas de repos tant que la Phase Trois ne serait pas terminée, quoi qu’il arrive.
Quand Zainal, Kris et l’ancien caméraman eurent fini de monter le rapport cinématographique, ils se demandèrent si les Fermiers pourraient le projeter. Mais Baxter avait aussi fait des photos, qui furent soigneusement insérées dans le tube messager.
La capsule d’alarme n’eut aucun mal à traverser la Bulle, en route vers sa destination. De nouveau, son départ fut enregistré par les deux satellites, de même que sa brusque disparition juste après I’héliopause. L’incident fut immédiatement rapporté au quartier général des Eosis pour distribution.
Le Mentat Ix, qui rentrait tout juste de sa futile inspection de la planète rebelle, entra dans une telle rage que ses cadets craignirent qu’il ne perdît la connexion avec son hôte. Il venait juste de recevoir un rapport de Barevi, l’informant de la disparition d’un des tout nouveaux transports et de plus de deux mille esclaves, destinés à la colonie minière de Ble Sot Fac Set, qui attendait du personnel pour remplacer les victimes d’un effondrement inévitable dans une galerie majeure. Quand le rapport en arriva à la composition de ce chargement, le Mentat Ix frôla l’extinction de plus près qu’aucun de ses pairs au cours de leur longue histoire.
Il se remit lentement de cette attaque : son hôte avait souffert de blessures corporelles et dut être réparé, complication jamais vue dans une symbiose Eosi-Catteni.
Pour calmer leur aîné, les Mentats Co et Se ordonnèrent la construction d’une installation sur la lune la plus proche de la planète en cause : un second satellite orbital, programmé pour une rotation plus lente, assurerait une surveillance constante et empêcherait la population récalcitrante d’effectuer une nouvelle sortie clandestine, puisqu’il était maintenant évident qu’ils possédaient deux astronefs, et peut-être davantage.
Quand le Mentat Ix fut complètement guéri, il se mit à organiser la plus grande expédition jamais montée par les forces cattenies, qui tirerait de cette planète rebelle la vengeance la plus horrible jamais imaginée par le Mentat Ix. Après, il ne resterait plus dans la galaxie aucun opposant pouvant infliger une telle humiliation aux Eosis. Mais d’abord, il fallait trouver l’arme, ou la méthode, permettant de briser la barrière entourant la planète coloniale. Planète, dit le Mentat Ix à ses collègues avec conviction, qui était sans aucun doute la cause de tous les problèmes récemment rencontrés par les Eosis aussi bien que par les Cattenis. Une fois détruite, les Eosis pourraient reprendre leurs activités normales et jouir de leurs conquêtes sans résistance.