CHAPITRE 12
— Bébé s’est faufilé dans la Bulle comme une anguille, dit Marrucci avec un large sourire, imitant des mains un mouvement de reptation. Mais, notez bien, Zainal avançait à une vitesse proche de zéro, et c’est peut-être ça la solution. Si on charge la Bulle pleins gaz, on rebondit dessus comme la première fois qu’on s’en est approchés.
— Je crois qu’on allait un peu plus vite à la rentrée, dit Beverly à la réflexion.
— On aurait pu détruire le satellite des Eosis. Le faire sauter en guise d’avertissement, dit Balenquah, maussade comme toujours. Et on aurait dû ! Pour leur prouver qu’on peut se débarrasser de leur surveillance ! Mais on ne leur a même pas arraché un capteur !… Ha ! soupira-t-il avec satisfaction, voyant des sandwichs disposés sur une table.
Il en prit quelques-uns et sortit.
— Heureusement que tu étais là, Beverly, dit Marrucci. Ce mec m’horripile.
— Il est bon pilote, dit Beverly, mais sans grand enthousiasme.
Scott se pencha à travers son bureau, faisant signe aux deux autres d’en faire autant.
— C’est exact, ce que dit Balenquah ? Que vous n’êtes pas restés hors de la Bulle assez longtemps pour être vus par le satellite ?
Beverly sourit jusqu’aux oreilles.
— Bien sûr que si. Zainal nous a même fait passer devant le satellite géosynchrone. C’était même son objectif principal, de faire remarquer qu’on pouvait sortir de la Bulle et y rentrer.
— Mais est-ce que ça ne va pas faire enrager les Eosis plus que jamais ?
— Franchement, j’espère bien. Avec les Fermiers qui nous protègent…
— Pas si vite ! dit Scott, se redressant brusquement. Qu’est-ce qui fait croire à Zainal qu’ils continueront à nous protéger si on s’amuse à des enfantillages pareils ?
— Si tu es le dessus du panier, tu n’as pas besoin de « nuire à une espèce » pour maintenir ta position dominante – pas avec la technologie dont disposent les Fermiers. Mais les Eosis n’en disposent pas. D’après Zainal, ça devrait les mettre en fureur, et je crois qu’il a raison. Et s’ils s’obstinent à vouloir forcer la Bulle, les Fermiers finiront par réagir.
— Sacré Zainal ! Il veut faire démarrer sa Phase Trois d’une façon ou d’une autre, dit Scott, une nuance d’admiration dans la voix. Mais zut ! il pourrait nous prévenir quand il prend des décisions pareilles. Nous devons prendre en compte le bien de toute la communauté. Et d’abord, où est Zainal ?
— Oh, il nous a déposés ici et il est allé jeter un coup d’œil dans la vallée des Cattenis, pour voir si les Fermiers les ont visités aussi. Je croyais que tu le savais.
— Moi ? Je n’ai même pas évoqué l’idée, dit Scott, se rembrunissant. Maudit enquiquineur !
— Franchement, Ray, moi aussi j’aimerais bien savoir si les Fermiers leur sont apparus. Je me trouve bien sur Botany, mais des tas de choses sont restées en souffrance sur la Terre, et j’espérais bien jouer un rôle majeur dans leur réalisation, dit Beverly, soulignant ses propos d’un hochement de tête.
— Le premier devoir d’un soldat est de rejoindre son unité dans la mesure du possible ? dit Scott, avec un sourire légèrement condescendant.
— Tu as tout compris. En ce qui me concerne, dit Beverly en croisant les mains, je ne me reposerai pas tant que la Terre ne sera pas débarrassée des Eosis. Et nous sommes beaucoup à le penser. À mon avis, ils sont plus nombreux que tu ne le crois, ceux qui soutiendraient Zainal dans une tentative pour nous gagner le soutien actif des Fermiers.
Scott réfléchit.
— Si nous pouvions…, soupira-t-il.
Puis, d’un ton tout différent, et avec un sourire de regret, il ajouta :
— Non que je n’aie pas reçu des leçons très précieuses sur Botany.
— Comme nous tous, acquiesça Beverly, ironique, contemplant les cals de ses mains.
Quand Zainal revint, il alla immédiatement informer Scott que les Fermiers étaient apparus aux Cattenis, et les avaient tellement terrifiés que deux étaient encore en état de choc. Les autres refusaient de croire qu’ils n’avaient pas été visités par les Eosis et l’avaient supplié de les emmener dans un endroit plus sûr.
— Je leur ai dit que ce n’étaient pas des Eosis mais les vrais propriétaires de la planète, et que s’ils essayaient de quitter la vallée, il leur arriverait pire.
— Qu’est-ce qui pourrait être pire que les Eosis ? demanda Scott avec un grognement dédaigneux.
— Ce qu’on ignore est toujours pire, dit Zainal, haussant les épaules avec philosophie. Ils ne quitteront jamais la vallée.
— Est-ce qu’ils ont essayé ?
Nouveau haussement d’épaules.
— Non. Les drassis n’avaient d’autorité sur eux qu’à bord. Ils ne feront rien.
— Tu es resté assez longtemps hors de la Bulle pour que les deux satellites te voient bien ?
— Comme John te l’a dit.
— Dis-moi, Zainal, reprit Scott, se renversant dans son fauteuil comme parfaitement à son aise, est-il sage de pousser les Eosis à bout ? Comment être sûrs que les Fermiers nous protégeront si nous provoquons l’ennemi ? Nous savons très peu de choses de leur philosophie et de leur société ; et même de leur technologie, sinon qu’elle est très supérieure à tout ce que nous connaissons.
Zainal eut un large sourire, accompagné d’un regard menaçant.
— En ce moment, les Eosis sont très inquiets. Il existe une espèce plus avancée qu’eux. Ils ne l’accepteront pas. Ils feront deux choses : partir à la recherche des Fermiers, et tenter le plus grand bond technologique possible.
— Oui, mais en sont-ils capables ? Je veux dire, le transfert de matière tel que le pratiquent les Fermiers est un bond immense, à mon avis, dit Scott.
— Généralement, les guerres favorisent les progrès technologiques, dit Beverly. Nous devrions le savoir mieux que personne, Ray.
— Ils nous ont fait une belle jambe à l’arrivée des Cattenis, nos progrès technologiques, dit Scott avec un rire amer.
— Est-ce qu’ils ont jamais détecté les sous-marins, Ray ? dit Beverly.
Scott le foudroya, inclinant la tête vers Zainal.
— De quel côté est-il, Ray ? demanda Beverly.
— Du mien, dit Zainal en souriant. Bon, je rentre à la maison.
Kris dormait, et elle se réveilla brièvement en le sentant se glisser près d’elle sous les couvertures.
— Tu prépares la Phase Trois, non ? murmura-t-elle.
Mais avant qu’il ait eu le temps d’en convenir, elle s’était rendormie.
Zane les réveilla à la nuit tombante, prêt à manger et à jouer un moment.
— Alors, c’est oui, hein ? dit-elle, allaitant le bébé près du feu tandis que Zainal, assis dans son grand fauteuil, contemplait la scène en caressant ses accoudoirs.
— Oui, quoi ?
— Tu prépares la Phase Trois.
Il lui sourit.
— C’est logique de terminer ce que Mitford a commencé, en nous faisant remarquer des Fermiers pour qu’ils viennent voir ce qu’on a fait à leur planète. Et c’est très bien que les Eosis soient venus aussi. On a bouleversé leurs plans, ce qui ne leur était pas arrivé depuis des générations.
— Ne viens pas me dire que d’autres Cattenis ont déjà voulu en finir avec les Eosis, dit-elle, étonnée.
— On en parlait… en privé, reconnut-il, tambourinant maintenant sur ses accoudoirs au lieu de les caresser. J’étais sur Barevi… pour discuter d’un plan avec un groupe.
— C’est vrai ? Et j’ai tout fait gâcher ? dit Kris, rougissant de consternation. Tu en as parlé à Chuck ? Ou à un autre ?
Zainal haussa les épaules.
— Il n’y avait pas de raison jusqu’à maintenant.
— C’est pour ça que tu voulais avoir le moyen de quitter la planète ?
— Je trouve que ce serait une bonne idée d’avoir une base pour ceux qui résistent aux Eosis.
— Tu penses à amener d’autres Cattenis ici ?
Kris pensait à plusieurs centaines de colons qui feraient des objections. Ou peut-être pas, maintenant qu’il était bien établi dans les esprits que les Eosis étaient responsables des activités des Cattenis. Le problème, c’est que beaucoup trop de Cattenis prenaient plaisir à ce qu’ils faisaient aux races vaincues.
— Cela causerait des difficultés si ça se savait, dit Zainal, suivant sa pensée. Mais il y a ce continent désert. Personne n’y va.
— C’est vrai. Et si les gens ignoraient la présence des Cattenis… mais tu ne peux pas cacher ça aux galonnards, Zainal. Ils ont confiance en toi maintenant. Ils ne…
— Ne t’inquiète pas. J’apprécie leur confiance. Je leur en parlerai si je crois pouvoir réaliser ce à quoi je pense. J’aurai besoin de beaucoup d’aide de la part de Beverly, Scott, Easley, Yowell, Bert, Raisha. Et il nous faudra aussi recruter sur la Terre.
— Le vaisseau de transport ?
Elle fit sursauter Zane et dut le calmer.
Zainal acquiesça de la tête.
— Avec le KDL. Mais il nous faudra un bon équipement. Cartes galactiques, codes…
— Est-ce que les Eosis ne changeront pas les codes ? Juste au cas où tu serais lâché dans la nature ?
Zainal secoua la tête, ses yeux pétillant de malice.
— Les drassis apprennent trop lentement pour qu’ils les changent de sitôt.
— Alors tu dois passer à l’action plus vite qu’eux, et bientôt. Exact ?
Il hocha la tête. Effrayée pour lui, son cœur battit à grands coups.
— Tu as l’intention d’infiltrer la Terre ?
Il secoua la tête.
— Barevi est plus sûr pour moi. Il y a beaucoup de Cattenis qui circulent. On pourra apprendre beaucoup des nouveaux prisonniers. Et « transporter » ceux qu’il nous faudra.
— Toi, Emassi Zainal, tu pourras t’amener tranquillement et demander qu’on te remette les pires des prisonniers, et on te les donnera ?
L’angoisse la rendait sarcastique.
— Toi, et un équipage de…
— De Deskis, de Rugariens et d’amis cachés aux yeux des Emassis et des Drassis.
— Je ne savais pas qu’il y avait des Deskis et des Rugariens dans les équipages cattenis.
— Ils ne composeront pas tout l’équipage, seulement la partie visible, dit Zainal.
Puis il se leva, d’un mouvement fluide et gracieux pour un tel gaillard, et se mit à faire les cent pas.
— Nous ne serons pas un transport de passagers. Nous serons un vaisseau minier de K’dasht Nik Sot Fil, dit-il tout en marchant. Nous aurons besoin de certains mineurs, vigoureux, avec peut-être quelque expérience en mécanique. Nous obtiendrons ce qu’il nous faut – et certaines choses dont Botany a besoin…
— Et personne ne s’en apercevra ?
— Le truc qui fait la peau grise… : il tient combien de temps sur une peau humaine ?
— Je ne sais pas, dit-elle, commençant quand même à comprendre comment il voulait procéder. Mais tu pourras en emporter autant que tu voudras.
Elle revit mentalement ceux qui avaient joué les faux Cattenis lors de la prise du KDL.
— Mais est-ce que les Eosis ne surveillent pas tout ? Et s’ils ont vu Bébé sortir de la Bulle et y rentrer ?
Zainal gloussa, s’arrêtant près de sa chaise pour lui caresser la joue. Et contempler l’enfant affamé.
— J’espère qu’ils l’ont vu.
— Oui, mais tu ne peux pas te glisser par la porte de derrière, non ?
— Bert Put ira jeter un coup d’œil là-haut pour voir si… la côte est libre ?
Il haussa un sourcil interrogateur.
— Si la voie est libre.
— Bon, et j’emmènerai des gens qui parlent le Catteni.
Il se remit à arpenter la pièce en se frottant les mains, tout en continuant à réfléchir à voix haute.
— Tu as oublié tout ton barevi ? demanda-t-il dans cette langue.
Sursautant, elle répondit en barevi par l’affirmative. Pourrait-elle aller avec lui ? Désirait-elle aller avec lui ? Elle n’avait pas envie de rester en arrière. Mais Zane ?
— Chuck serait utile, ajouta-t-elle. Et Jay Greene…
Il s’était arrêté près d’elle et contemplait Zane qui s’était endormi, repu.
— J’ai aussi besoin de toi.
Elle faillit éclater en sanglots, le cœur débordant d’amour pour eux deux, et tiraillée entre des responsabilités contraires.
— Sandy a plus de lait qu’une vache, dit-elle, sans oser regarder Zainal. Et c’est pour des cas pareils que nous avons institué les crèches, non ? ajouta-t-elle avec plus d’entrain.
Elle entendit Zainal taper un numéro sur son portable.
— Chuck ? Tu es libre pour venir débattre d’une idée ce soir ?
Chuck Mitford dit immédiatement qu’il fallait en parler avec les galonnards.
— Seulement à quelques-uns, ajouta-t-il en se frottant les mains, parce que Zainal venait de le nommer chef de l’équipage.
Chuck n’avait pas pris ça comme un affront, parce qu’il avait la taille et la carrure de beaucoup de Cattenis. Mais il était plus beau que la plupart, ne put s’empêcher de remarquer Kris.
Scott devait être consulté – d’autant plus que Chuck voulait lui faire jouer le rôle d’un Catteni ainsi que John Beverly, Gino Marrucci, Nonante Doyle, Dowdall ; Matt Su pour ses connaissances en électronique ; Yuri Palit et plusieurs autres qui avaient fait partie du premier commando parce qu’ils parlaient un peu le catteni.
— Je ne vois pas pourquoi on ne peut pas aller directement sur la Terre, commença par objecter Scott.
— Nous n’avons pas les codes pour la Terre… et le KDL est basé à Barevi. J’ai l’intention de communiquer avec les derniers transports pour la Terre…
— Et si on volait un autre transport avec les bons codes ? s’enquit Marrucci, fléchissant les doigts comme s’il était déjà dans le cockpit, prêt à décoller. J’aimerais vraiment bien aller faire un petit tour sur notre bonne vieille Terre.
Zainal sourit.
— C’est aussi une possibilité. Si on en trouve un tout prêt à partir.
— Tu ne pourras pas lâcher l’équipage dans la nature…, commença Scott.
— Il y a d’autres vallées ici, dit Zainal. Le KDL peut aller sur Barevi et en repartir sans problème. C’est ça l’important. Et je sais que je peux trouver les fournitures qu’il nous faut sans problème non plus.
— On peut faire une liste de nos souhaits ? demanda Rastancil d’un ton animé.
— Non, une liste de nos besoins.
— Fournitures médicales ? demanda Chuck, tirant de sa poche son bloc et un bout de crayon.
— Si on peut en trouver, répondit Zainal, rappelant à Mitford que la médecine cattenie était au mieux rudimentaire. On pourra se procurer du bon acier, ajouta-t-il, sachant que les fabricants avaient besoin de meilleurs matériaux pour façonner des outils chirurgicaux.
Chuck écrivit « acier » et souligna.
— Cette fois, les uniformes cattenis seront propres ? demanda Yuri Palit en fronçant le nez.
Zainal secoua la tête.
— Vous devrez avoir l’odeur des Cattenis.
Yuri fit la grimace, puis soupira.
— Tu porteras ce que tu veux pour le voyage, et tu te changeras sur Barevi, ajouta Zainal avec un grand sourire. Maintenant, poursuivit-il, prenant les croquis de l’astroport de Barevi et des environs qu’il avait préparés pour Chuck, vous devez savoir où aller, et vous devez apprendre quoi répondre aux questions. Si vous marchez d’un pas résolu, donnant l’impression de savoir où vous allez, comme si vous portiez un message, personne ne vous posera de question. Alors, vous devez savoir !
Ils furent tous d’accord avec ça, mais avec les leçons de langue vinrent des questions, émanant surtout de ceux qui n’avaient pas été asservis sur Barevi et n’étaient pas familiarisés avec la planète. C’est là que Kris intervint, car elle avait survolé toute la ville avec son maître.
— On ne pourrait pas simplement voler ces coucous au lieu de marcher ? demanda Dowdall.
— On louera des coucous, rectifia Zainal. Il faut agir normalement si on ne veut pas se faire remarquer. Si on se fond dans le paysage, on pourra revenir.
— Dis donc, ça me plaît, ça, dit Nonante Doyle avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il y a une paire de tudos…
Zainal pointa son crayon sur Nonante.
— Tu seras un bon tudo et tu suivras les ordres de ton drassi.
— Ouais, d’accord, patron. Compris, patron drassi, dit Nonante avec bonne humeur, hochant la tête en portant la main à un képi imaginaire.
— Chuck, te rappelles-tu exactement où on enfermait les esclaves ?
— Je me rappelle. J’y ai créché.
Et Chuck sortit une feuille sur laquelle il avait déjà fait le plan des lieux.
— On ferait bien d’apprendre quelques symboles cattenis, aussi… pour comprendre les panneaux indicateurs.
Les préparatifs durèrent dix jours, avec de longues séances d’apprentissage pour les participants. La sélection s’était limitée à ceux ayant à peu près l’apparence physique d’un Catteni, qui connaissaient un peu la langue et qui avaient quelque expérience de barevi. Ce n’était pas le cas de Scott, Marrucci et Yuri, mais ils pourraient faire équipe avec ceux qui répondaient aux conditions, comme Chuck, Nonante Doyle, Dowdall et Matt Su. Coo, Slav et Pess étaient un peu nerveux, mais ils étaient indispensables pour contacter leurs groupes ethniques et en obtenir des informations. La présence de Kris était essentielle, parce qu’elle connaissait bien la ville et les coucous. Il fallut allonger pour elle les jambes d’un uniforme catteni, mais les cheveux lissés par la boue grise qui cacherait le coloris terrien, et la peau poudrée de gris, elle donnerait bien le change. Mais surtout, elle savait assez de catteni et de lingua barevi pour louer des coucous et marchander de façon convaincante. Tout acheteur ne marchandant pas avec les commerçants bareviens serait immédiatement suspect. Sur Bébé et le KDL, ils trouvèrent pas mal de billets et de petite monnaie. Puis Zainal leur dit que les vaisseaux avaient l’habitude de passer tous les achats au code de leur unité, les factures étant ensuite envoyées à une banque centrale qui réglait les paiements.
— Et on sera loin avant qu’ils s’en aperçoivent, gloussa Doyle, se frottant les mains à cette idée.
— Qu’est-ce qui se passera, Zainal, si quelqu’un te reconnaît, toi ? demanda un jour Marrucci pendant une séance de préparation.
Tous ceux assis autour de la table, plus Sandy Areson, venue leur expliquer comment se maquiller en gris, se tournèrent vers lui.
— Je suis mort, dit Zainal, écartant cette possibilité d’un haussement d’épaules. Personne ne s’attend à me voir, surtout en uniforme de drassi, ajouta-t-il.
Sandy pencha la tête, puis se leva, et, tendant le bras à travers la table, le prit par le menton et lui tourna le visage d’un côté et de l’autre.
— Pas de problème, dit-elle. Nous ajouterons des tampons dans les joues pour lui donner l’air bouffi, un autre sur le front, quelques rides pour le vieillir, et sa propre mère ne le reconnaîtrait pas.
— Qu’est-ce que c’est, des tampons ? demanda Zainal, déconcerté.
— J’étais chargée du maquillage dans ma troupe théâtrale amateur. Ne t’inquiète pas. Tu ne te reconnaîtras pas toi-même. J’apporterai ce qu’il faut chez toi pour te montrer, ajouta Sandy devant quelques autres visages sceptiques. Vous ne le reconnaîtrez pas non plus. Faites-moi confiance.
Plus tard dans la soirée, quand elle leur fit une démonstration, Kris et Zainal constatèrent le changement remarquable obtenu avec ces quelques modifications.
— Je me voûterais, si j’étais toi, remarqua Sandy. Les drassis sont petits et n’ont pas la démarche fière des emassis.
Zainal la remercia en souriant, d’un sourire très différent à cause des tampons.
— Enlève-les, dit Kris, quand Sandy fut partie. Je ne vais pas partager cette maison avec un étranger total. Et pas séduisant du tout, en plus.
Elle frissonna, tandis qu’il ôtait les tampons et redevenait lui-même.
L’arrivée du Mentat Ix et de ses deux cadets au principal aéroport catteni de la Terre, situé au Texas non loin de ce qui avait été Houston, causa des problèmes de sécurité majeurs. La raison de sa visite suscita la consternation, le gouverneur militaire étant certain qu’il devrait mettre fin à ses jours pour sauver l’honneur, s’étant montré incapable de mâter la rébellion de la population indigène, en dépit des méthodes musclées qu’il employait. Il avait scrupuleusement suivi les ordres envoyés de Catten par les Mentats, mais il ne semblait pas plus près de dompter la révolte et de livrer les richesses de la planète qu’aux premiers mois de l’occupation.
Quand le Grand Emassi Bulent apprit le genre d’équipement apporté par les Mentats, il se décomposa, jusqu’au moment où on lui dit que les sondes mentales étaient destinées aux humains et non aux emassis inefficaces.
Il écouta donc les souhaits du Mentat Ix avec la plus grande attention, organisa les recherches, et rassembla le plus grand nombre possible des sujets demandés. La mort de certains pouvait être prouvée ; d’autres pouvaient déjà avoir été déportés, car ils vivaient dans les cinquante villes originellement dépeuplées par la première vague de répression.
Bulent plaignait presque les hommes et les femmes victimes de ces rafles et parqués à ciel ouvert dans les cages des esclaves, car la chaleur était intense, bien que, personnellement, il trouvât cette température délicieuse. Le surpeuplement et la chaleur causèrent des morts. Il eut la tâche peu enviable d’expliquer au Mentat Ix que les peaux humaines ne supportaient pas les rayons solaires aussi bien que le cuir des Cattenis, surtout les humains assez âgés, majoritaires dans ce groupe. Ils furent donc transférés dans un immense hangar, préalablement vidé de tout ce qu’il contenait.
Les subordonnés de Bulent durent ensuite assigner des numéros aux différents types de spécialistes qu’Ix désirait interroger selon le rang qu’ils occupaient au sein de leur domaine scientifique.
Ix, Se et Co se livrèrent à des interrogatoires d’essai sur des individus moins connus, avec des résultats variables. Après quatre morts par éclatement du cerveau – peu d’informations avaient pu être obtenues –, les instruments durent être recalibrés. À l’origine, ils avaient servi à augmenter l’intelligence des Cattenis en dilatant les aires cérébrales et corticales, et en stimulant certains centres des deux lobes. Le résultat avait donné la classe supérieure intelligente des emassis, à l’origine primitifs et guère plus évolués que des animaux à deux pattes. Mais ce qui pouvait être augmenté pouvait aussi être anéanti, et c’est ce but qui était visé dans le cas des humains.
L’examen pouvait durer jusqu’à une demi-journée, si les informations extraites des parties les plus accessibles du cerveau se révélaient intéressantes. Enfin, seulement si le sujet valait la peine qu’on le traite avec des égards. Dans le cas contraire, une heure suffisait, mais le sujet recouvrait rarement une grande partie de sa mémoire et de sa personnalité. L’énurésie était un problème fréquent, et certains ne gardaient pas assez d’intelligence pour se nourrir eux-mêmes. Ils étaient discrètement éliminés.
Par un usage plus judicieux des sondes mentales, Ix et ses cadets apprirent les codes de dossiers secrets de certains laboratoires de recherche, mais ils ne concernaient que des préoccupations humaines. Les Mentats découvrirent des codes de sécurité top secrets, mais ils ne s’intéressaient pas à la politique, la considérant comme très banale et prévisible – même si Ix y trouva l’idée d’une ou deux ruses dont il pourrait se servir au besoin.
Parmi ses victimes se trouvaient les derniers chefs d’État qui n’avaient pas encore été exécutés ou déportés, et qui révélèrent les noms de hauts fonctionnaires dont l’esprit était plein de détails amusants bien qu’insignifiants. Certains interrogatoires furent plus fructueux, permettant aux Mentats de découvrir quelles recherches scientifiques étaient en cours, et où. C’était ce que cherchait Ix, et il donna une liste au Grand Emassi.
Le Grand Emassi Bulent envoya ses acolytes à la recherche de ces personnes. Bien souvent, ils rentrèrent bredouilles, annonçant que les personnes en question étaient mortes ou avaient peut-être été déportées, mais qu’en tout cas elles restaient introuvables. Plusieurs d’entre elles, décida Ix, devaient être localisées à tout prix, à moins que la preuve de leur mort ne pût être établie sans le moindre doute. Bulent dépêcha donc ses meilleurs hommes, y compris plusieurs humains renégats, avec instructions de passer au peigne fin tous les refuges et cachettes connues, et avec promesse de récompenses galvanisantes en cas de succès.
Ix épuisa tous les moyens de découvrir le peu que les humains avaient appris sur la galaxie, l’univers, leurs méthodes incroyablement primitives de voyage spatial, aussi bien que les théories que, au cours des millénaires de son existence, il avait déjà étudiées, appliquées ou rejetées.
Les cosses humaines vides qui restèrent vivantes après ces séances furent chargées sur des transports et expédiées sur Barevi, afin d’être vendues comme esclaves à ceux qui pourraient trouver à employer ces individus décervelés.
Puis Ix se renferma dans son vaisseau et passa soigneusement au crible tout ce qu’il avait appris, dans l’espoir qu’il trouverait peut-être une théorie qui aiguillerait son grand esprit sur une voie de recherche valable.
Au cas où ils pourraient s’emparer d’un autre vaisseau, Bert Put et Balenquah accompagneraient la mission en qualité de pilotes auxiliaires. Il incomba donc à Raisha de piloter Bébé jusqu’à la Bulle pour voir si la voie était libre. Beverly et Marrucci avaient calculé les cinq fenêtres suivantes permettant d’éviter le satellite orbital, et il ne restait donc qu’à vérifier l’absence de tout vaisseau catteni dans les parages.
Kris trouva à la fois dur et facile de laisser Zane à la garde de Sandy. Elle l’avait partiellement sevré, et il mangeait déjà des purées. Sandy promit de ne pas le laisser dépérir, et Kris lui faisait confiance. Pete Easley fit une brève apparition pendant qu’elle était à la crèche, se sentant traîtresse et dénaturée parce qu’une partie de son être mourait d’envie de participer à cette mission, tandis qu’une autre regrettait terriblement son fils chéri.
— Il est grand pour son âge, non ? dit Pete Easley à la cantonade quand Kris le tendit à Sandy.
Il était réveillé et d’humeur joyeuse, du genre difficile à ignorer.
— Donne-le-moi un peu, dit-il, ne laissant à Kris aucune chance de refuser.
Étant de caractère accommodant, Zane se laissa passer de main en main sans protester, et fit autant de risettes à Easley qu’il en aurait fait à Zainal.
Kris, observant le transfert, réalisa soudain que Pete lui faisait comprendre son intention de veiller sur son fils naturel pendant son absence. Ce mouvement possessif était à la fois bienvenu et perturbant. Mais, malgré tout, Kris savait que Pete Easley assumerait la responsabilité de Zane, et elle était bien obligée de reconnaître, il en avait le droit.
Kris lui fit joyeusement au revoir, embrassa Sandy, puis quitta la crèche, ses émotions conflictuelles se dissipant peu à peu à mesure qu’elle se concentrait sur la mission.
Raisha décolla dans Bébé pour inspecter l’espace au-delà de la Bulle, et au même moment, Zainal dirigeait le KDL vers « la porte de derrière ». Raisha pointa la proue hors de l’obstacle juste le temps de vérifier qu’il n’y avait rien d’immédiatement visible alentour. Zainal glissa le KDL à travers la Bulle juste au-dessus du pôle Sud. Il ne fut pas le seul à pousser un soupir de soulagement en constatant que la manœuvre réussissait et que le KDL était autorisé à sortir. Puis il mit le cap sur la plus proche des cinq lunes, et s’en servit pour dissimuler sa direction. Une fois là, il calcula la trajectoire pour sortir du système et gagner Barevi.
Même à la vitesse que le KDL pouvait atteindre, le voyage prendrait trois semaines. Ils eurent tout le temps de se perfectionner dans leurs rôles de Cattenis, et d’apprendre à répondre machinalement aux ordres et aux questions. La maigre bibliothèque du KDL contenait des plans des astroports de toutes les planètes sous domination cattenie. Ils furent agrandis aux fins d’études, surtout par Bert et Balenquah, pour le cas où une seconde prise serait possible. Scott restait réticent à l’égard de cet objectif.
— Il veut un vaisseau de guerre, confia Mitford à Zainal et Kris. De la puissance de feu.
Zainal réfléchit.
— On pourra peut-être voler des armes, mais même les Cattenis montent la garde autour des vaisseaux de guerre. Nous ne sommes pas assez nombreux. Peut-être la prochaine fois.
Chuck et Kris le regardèrent, bouche bée de surprise, et il eut un grand sourire.
— Qui a dit « Pensez grand » ?
— Dick Aarens ? proposa Kris.
Il y avait aussi des plans de la ville de Barevi, qui rafraîchirent la mémoire de ceux qui y avaient séjourné. Combien coûterait la location d’un coucou pour telle ou telle destination ? Comment discuter avec des commerçants indélicats ? Comment réagir s’ils étaient provoqués à la bagarre ?
— Les Cattenis se battent tout le temps, dit Zainal. C’est comme ça qu’ils évacuent le stress. À éviter à tout prix.
— Hé, c’est pas difficile de renverser un Catteni, dit Yuri, qui se mit en devoir de faire une démonstration de jiu-jitsu sur un Zainal sans défiance.
Un instant il était sur ses pieds, et l’instant suivant, à plat dos sur le pont, l’air à la fois surpris et contrarié. Il ignora la main que lui tendait Yuri pour se relever, mais quand il se fut remis sur ses pieds, il sourit.
— Apprends-nous !
Et le jiu-jitsu, le karaté et autres arts martiaux furent inclus dans l’entraînement quotidien.
— Il vaut mieux ne pas… – Zainal sourit – « nuire à l’espèce ».
— Comme si les Fermiers pouvaient l’apprendre ou s’en soucier ! railla Balenquah.
— Nous, nous saurons, et nous, nous nous en soucierons, dit Zainal, ne laissant au pilote hargneux aucun doute sur sa position.
— Tu es bien placé pour parler, répondit Balenquah d’un ton querelleur.
— Plus que tu crois, rétorqua Zainal.
À ce point, Mitford, assis près du pilote, lui expédia un coup de coude dans les côtes qui lui coupa le souffle.
— Il y a une cellule sur ce vaisseau, dit Beverly. Tu veux y passer le reste du voyage ?
— À votre aise, dit Balenquah.
Sur quoi, il se leva et sortit dignement.
Beverly voulut le rappeler, mais Scott secoua la tête.
— On ferait bien de le surveiller, murmura Marrucci à Beverly.
Les deux généraux et Scott acquiescèrent de la tête.
— Je ne comprends pas ce qu’il a. Il a même la possibilité de recommencer à voler dans l’espace.
Ils firent la cuisine à tour de rôle, ne touchant pas aux vivres des Cattenis, car ils étaient encore pires que les rations données aux déportés. À l’origine, le KDL avait trois congélateurs : deux moyens et un grand. Ce dernier était maintenant au réfectoire, l’un des moyens à l’hôpital. Mais celui qui restait suffisait pour le voyage, et Zainal avait l’intention de refaire le plein de denrées périssables sur les marchés de Barevi. Assez curieusement, la cuisine était équipée d’une sorte de four à micro-ondes, de sorte que le pain, les soupes et les repas que le réfectoire avait fournis à la mission pouvaient être réchauffés.
Le temps d’effectuer le premier contact avec les autorités planétaires de Barevi, ils avaient tous eu l’occasion de perfectionner leur catteni au mieux de leurs capacités. Même Balenquah était capable de cracher les réponses adéquates. Malgré les défauts éclatants de sa personnalité, c’était un linguiste-né, et Zainal avait prévu qu’il accompagnerait Kris dans ses tournées d’achats.
— Il a l’air furax, exactement comme mon ancien patron, dit Kris. Typiquement tudo. Non, pas tudo, foto, rectifia-t-elle.
Elle connaissait le mot « foto » avant même d’avoir pris conscience de la différence entre emassi et drassi.
Apostrophé par les gardes du périmètre barevien, Zainal, posant au drassi Kubitai, aboya les réponses, et Kris comprit absolument tout ce qu’il disait et tout ce que disait le garde de service. Le KDL était officiellement devenu le KDI, puisque le KDL devait être porté perdu corps et biens. Il n’y eut pas de problème avec le code.
— Pas fameuse, la sécurité, grommela Zainal entre ses dents, tout en s’en félicitant sans doute.
Pour gagner le dock qui lui était assigné, il choisit de survoler la ville pour en donner à chacun un aperçu aérien et les aider à s’orienter, tout en décrivant chaque quartier à mesure.
Matt Su faisait fonction de navigateur, et Yuri de mécanicien. Ils furent immédiatement accaparés par les autorités portuaires, Matt s’occupant de la paperasse, et présentant le journal de bord que Zainal avait créé de toutes pièces, tandis que Yuri s’occupait de refaire le plein d’eau et de carburant et autres procédures usuelles après l’atterrissage. Zainal arpenta les lieux pour s’assurer que la voie était libre, puis les différentes équipes débarquèrent, en route pour leurs missions respectives.
Coo et Slav partirent les premiers, feignant une impatience pathétique à s’éloigner des drassis, tandis que Pess restait à bord avec Matt, Bert et Beverly, ces deux derniers ne devant pas être vus. Pess et Matt ne savaient que le barevi basic et un peu de catteni, de sorte qu’ils étaient tout désignés pour rester à bord afin de prévenir toute entrée non autorisée. Nonante et Dowdall iraient voir s’il y avait des humains sur les marchés aux esclaves. Zainal, Mitford et Scott se rendraient dans le centre de la ville où ils iraient manger et boire au restaurant, dans l’espoir d’apprendre les dernières rumeurs. Puis, quand Matt et Yuri en auraient terminé avec les formalités d’atterrissage, Yuri et Marrucci se joindraient à Kris et Balenquah pour aller acheter des fournitures au marché. Certaines pourraient être portées au crédit du vaisseau, de sorte qu’ils utiliseraient le peu de monnaie cattenie qu’ils avaient pour d’autres achats, comme le « plurshaw », additif alimentaire indispensable aux Deskis. Leur provision commençait à s’épuiser, et beaucoup de bébés deskis en auraient bientôt besoin. Zainal leur avait fait une liste à exhiber si nécessaire, car la plupart des tudos ne savaient ni lire ni écrire, à part leur nom, et l’avait signée « drassi Kubitai ». De plus, il avait exercé Kris à tracer le glyphe signifiant « Kubitai », au cas où elle aurait à signer une facture.
Kris était glacée de peur jusqu’au bout de ses lourdes bottes cattenies. Elles étaient un peu grandes pour elle, mais cela lui donnait une démarche pesante qui faisait plus authentique. Elle aurait sans doute des ampoules malgré ses capitons de houppes cotonneuses, mais c’est d’un pas aussi dégagé que les autres qu’elle sortit de leur nacelle et s’engagea sur le dock principal. Quelques Cattenis traînaient nonchalamment, regardant des Deskis et des Rugariens charger et décharger des caisses. À trois nacelles du KDI, il y avait un autre astronef de la même classe, tellement neuf qu’il n’avait presque pas de trous et de bosses de météorites, et que sa peinture était encore toute fraîche.
Marrucci donna à Kris un coup de coude dans les côtes, le désignant comme la victime possible d’un coup de main. Elle sourit, articulant sans parler : « Pas question. » Il continua à sourire.
Ils ne virent aucun Terrien quand ils furent sortis du périmètre et cherchèrent des yeux un coucou. Zainal avait dit qu’il y en avait toujours qui attendaient le client. Ils s’approchèrent du premier, ayant pour pilote un vieux Catteni grisonnant au visage couturé de cicatrices. Balenquah lui donna ses ordres, aussi hargneux que jamais, puis poussa tout le monde à bord, sa main s’attardant un peu trop sur la hanche de Kris, tout en grommelant qu’il voulait en finir le plus vite possible. Il se tassa à côté de Kris sur la dure banquette, sa cuisse pressée contre la sienne d’une façon qui lui donna envie de le boxer. Mais elle ne pouvait rien faire, sinon rester assise et tolérer ses attentions. Est-ce qu’il était idiot ? Ne savait-il pas qu’elle ne tolérerait jamais ce genre de chose ? Il ne perdait rien pour attendre. Dès qu’ils seraient retournés au KDL… – non, au KDI, elle devait se mettre bien ça dans la tête. Avec les cahots du coucou pour se faufiler dans la circulation, Balenquah devait apprécier le voyage, se frottant tout le temps contre sa jambe. Une fois, Marrucci rencontra son regard, et lui fit comprendre que la manœuvre de Balenquah ne lui avait pas échappé.
Puis ils arrivèrent au-dessus du marché, le pilote évitant habilement d’arrogants coucous montant de la façon qui avait souvent failli causer à Kris une attaque à l’époque où elle était esclave. Ils atterrirent sans dommages, le pilote attrapa le prix de sa course que Balenquah lui tendait, et redécolla aussitôt pour dégager la voie aux suivants.
— Ne me bouscule pas comme ça, Balenquah, dit Kris à voix basse comme ils s’éloignaient.
— Qui ? Moi ?
Marrucci lui tapa dans le dos, lui disant, en catteni, de parler comme il fallait, puis demandant à Kris, toujours dans cette langue, la direction à suivre.
— Voilà le marché pour les additifs deskis. On achète, ils livrent.
— On va acheter beaucoup, dit Marrucci. Où ?
Kris regarda autour d’elle et repéra une foule de Deskis.
— Là-bas !
— Des Deskis ? Peuh !
Kris ne savait pas exactement si Balenquah jouait son rôle ou si c’était une réaction de sa charmante nature.
En chemin, ils passèrent devant une échoppe vendant une boisson alcoolique que seuls les Cattenis supportaient, mais Balenquah insista pour en boire, arguant qu’il avait soif.
— Pas bon, dit Kris, fronçant les sourcils, parce qu’elle savait que c’était la meilleure façon de pousser Balenquah à en goûter. C’était un épouvantable tord-boyaux, mais qu’il l’apprenne à ses dépens !
La bousculant en riant, il montra du doigt une bouteille de liquide ambré et un grand verre. Même le vendeur eut l’air étonné. Balenquah s’esclaffa, avec une grande bourrade dans le dos de Kris qui faillit tomber, mais sachant ce qui allait venir, elle patienta et attendit.
Balenquah fut même assez bête pour vouloir boire cul sec. Il aurait dû observer un autre Catteni qui sirotait lentement. Quand le liquide décapant commença à lui brûler la gorge, les yeux lui sortirent de la tête et sa peau grise vira à un rouge étonnant, mais il parvint quand même à avaler.
— Je t’avais dit pas bon, dit Kris, baissant sa voix dans le grave. C’est meilleur là !
Elle montra le coin où son maître prenait un verre les jours de marché. Elle laissa Balenquah se remettre de sa rasade de pilth – ah, elle se rappelait le nom de ce poison ! – et marcha vers les Deskis. Elle ouvrait l’œil, au cas où une bande de Cattenis serait apparue sur le marché, cherchant la bagarre. Marrucci attendit avec Balenquah tandis que Yuri lui emboîtait le pas.
— T’as bien fait, murmura-t-il en anglais. D’accord, ajouta-t-il en catteni après avoir reçu un coup de coude.
Ils entendaient Balenquah tousser et cracher derrière eux, haletant dans ses efforts pour se remettre de l’équivalent catteni de l’antigel. En tout cas, ça avait la même odeur. Le pilth lui avait également affecté les cordes vocales, de sorte qu’il gargouillait de façon inintelligible quand, avec Marrucci, il les rejoignit à l’étal du marchand de plurshaw, car il ne vendait que ça. Elle marchanda le prix de la cargaison, puis y ajouta quelque chose pour une livraison immédiate au KDI. C’était la denrée dont ils avaient le plus urgent besoin. La suivante était le sel, suffisamment pour conserver les viandes. Le sucre était inconnu des Cattenis, elle devait donc acheter assez de vinaigre pour des conserves. Ces achats étaient faciles, car elle était chargée autrefois d’approvisionner la cuisine, et elle savait où les trouver. À la même échoppe, elle découvrit avec étonnement un sac d’écorce de cannelle, et une caisse de noix muscades, qu’elle reconnut à leur odeur familière. Elle porta un morceau d’écorce à son nez pour s’assurer que c’était bien de la cannelle – se demandant ce que ça faisait sur Barevi.
Puis, prenant la voix grave qu’elle affectait pour parler le catteni, elle demanda : « Qu’est-ce que c’est ? » lâchant négligemment le morceau d’écorce et s’essuyant la main sur son uniforme comme tout Catteni l’aurait fait.
Elle ne comprit que la moitié de ce qu’on lui répondit, saisissant seulement que ça venait de la Terre et que ça servait dans la cuisine. Qu’elle devrait essayer. Elle feignit d’hésiter, jusqu’au moment où Marrucci lui tapa sur l’épaule et vint à son secours.
— Drassi Kubitai aime les nouveautés. Achète.
Ils eurent de la chance, car les deux produits étaient si insolites et suspects que le marchand n’en avait pas vendu une once et regrettait sa mauvaise affaire. Le marchandage sérieux commença, et elle acquit les épices, le sac et la caisse, plus un plein sac de poivre en grains qui lui aussi était resté pour compte. Kris n’eut aucun problème pour faire livrer le tout au KDI, et eut du mal à dissimuler sa satisfaction. Le réfectoire la bénirait à jamais.
Elle acheta aussi des bonbonnes de vinaigre de bonne qualité.
Dans le rectangle suivant, Kris trouva des étoffes de tous les textiles, couleurs et dessins, dont certaines fabriquées sur la Terre, ce qui l’enchanta et la consterna à la fois. Les Cattenis devaient piller la Terre à fond. Réprimant sa rancœur, elle se mit à marchander des pièces entières, de couleurs et épaisseurs différentes pour des vêtements d’enfants. Les tissages locaux suffisaient pour les femmes désirant porter autre chose que des combinaisons cattenies, mais les petits avaient des besoins différents. Kris en acheta tellement que le vendeur lui demanda si elle était négociant.
— Le drassi l’est, dit-elle d’un ton désapprobateur, désignant les pièces qu’elle achetait d’un air indifférent.
La dernière échoppe vendait des aiguilles, et elle jeta une poignée de paquets sur le comptoir, demandant une facture.
— Drassi exige, n’eut-elle qu’à dire. Livre avant la nuit et tu auras bonus, ajouta-t-elle avec un clin d’œil, comme elle l’avait vu faire parfois à l’intendant de son maître.
Puis elle chercha ses compagnons du regard, et les vit près d’un étal de fruits, où Balenquah cherchait à soigner la muqueuse de sa gorge.
— Je t’avais dit pas bon, dit-elle, prenant une gorupoire sur l’étal.
Elle tourna un peu la tête pour que le marchand ne voie pas qu’elle n’avait pas de grandes dents de Catteni, puis elle mordit dedans et recracha la peau comme l’aurait fait tout bon soldat. Une chose est sûre, elle n’aurait jamais pensé qu’elle remangerait de ces fruits délicieux. Bon sang, elle avait fait du chemin depuis cette forêt ! Elle en montra un filet en demandant le prix.
— Quatre, dit-elle.
Puis elle se mit à marchander une remise, comme autrefois. Elle obtint un bon prix pour le tout – qui leur suffirait pour le voyage de retour attacha les filets ensemble et les jeta sur son épaule. Yuri et Marrucci l’observaient.
— Je vous dirai plus tard, dit-elle en catteni. Par ici.
Puis ils se rendirent sous une arcade sur laquelle ouvraient des boutiques permanentes, où elle pensait trouver de la quincaillerie. Le réfectoire avait demandé quelques grandes marmites et des plaques à pâtisserie. Elle devrait trouver ça ici, et effectivement, elle acquit cinq chaudrons et plusieurs immenses plaques. Elle vit aussi d’autres articles incontestablement d’origine terrienne, comme les tissus. Le pillage de la Terre semblait si général qu’ils auraient peut-être la chance de trouver des instruments chirurgicaux. Léon Dane avait fait des dessins des plus urgents. S’ils en trouvaient, elle aurait acheté tout ce qu’elle avait sur sa liste. Elle ne voulait pas s’attarder au marché. Quand les gardes changeraient, ils resteraient à traîner en bandes, à boire et chercher la bagarre, sous n’importe quel prétexte. Elle voulait partir avant.
Effectivement, il y avait dans une des boutiques des couteaux des différentes tailles et formes que voulait Léon Dane, mais à un prix plus élevé que ne les avait estimés Zainal. Elle acheta tout ce qu’elle put avec les fonds dont elle disposait – des paquets de scalpels, lancettes, écarteurs, petits marteaux et scies chirurgicales. D’après les stocks, il semblait que tous les hôpitaux de la Terre avaient été dévalisés. Elle marchanda quand même, si durement que le marchand lui demanda pourquoi elle voulait ces articles terriens.
— Terriens ? Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle, feignant de chercher le nom de l’objet sur un scalpel.
— D’où tu viens ?
— Ici et là, dit-elle, haussant les épaules avec indifférence.
— Presse-toi, dit Marrucci d’un ton irrité, montrant de la tête une bande de Cattenis qui entraient sur la place, six de front, et bousculant tout et tout le monde sur leur passage.
— Emballe tout. On n’a pas que ça à faire, dit-elle, parvenant à trouver assez de salive pour cracher dans le ruisseau.
Tournant la tête, elle réalisa à quelle vitesse avançaient les Cattenis.
— Mets Balenquah dans un coucou, dit-elle à Marrucci. Yuri, reste.
Elle se méfiait des réactions de Balenquah si les soldats l’écartaient de force.
— Active, foto, dit-elle sèchement au marchand, qui emballait soigneusement les instruments, car les lames étaient très tranchantes.
Marrucci mit Balenquah à l’abri : grâce au pilth, il n’était pas en état de discuter beaucoup. Elle venait de prendre son paquet quand Yuri tomba sur elle, la projetant contre la vitrine ouverte dont la moitié du contenu se répandit par terre, plusieurs outils tranchants s’enfonçant dans les cuisses du vendeur qui hurla en les arrachant.
Yuri esquiva le premier swing d’un Catteni trapu, puis lança deux coups de pied dans les rotules de son assaillant, qui hurla de douleur en s’effondrant. Le marchand cria au secours, lançant la main vers Kris et manquant lui arracher son paquet. Mais elle baissa et releva le bras, et se libéra. Quand il contourna la vitrine, saignant de toutes ses coupures, elle lui décocha un coup de karaté au ventre, le projetant à la renverse dans une autre vitrine. Elle l’entendit hurler quand un éclat de verre se planta dans son postérieur.
— Hors d’ici ! cria-t-elle en bon catteni, la peur étranglant sa voix et attrapant Yuri par la manche au moment où il faisait une planchette japonaise à un autre Catteni.
Plusieurs soldats, réagissant à ses jurons et grognements, se lancèrent à leur poursuite, mais les Cattenis courent mal, et Yuri et Kris avaient de bonnes raisons de prendre leurs jambes à leur cou.
Ils faillirent renverser Marrucci revenu les chercher, et ils filèrent vers le coucou où Balenquah s’affala, victime du pilth.
Son état – ou plutôt l’odeur émanant de lui, jointe à celle des gorupoires écrasées dans les filets que Kris portait à l’épaule – firent presser le pilote qui les ramena au dock en un temps record. Quand ils arrivèrent, les achats étaient déjà livrés, et Pess, une pièce de tissu sur chaque bras, dirigeait le chargement.
— Le plurshaw est là ? demanda Kris, montant la rampe en courant.
Pess hocha la tête en souriant et dit en barevi :
— En premier. M’a vu, a posé questions. J’ai dit, ordre du drassi. Sais pas quels ordres.
Marrucci et Yuri descendaient du coucou un Balenquah inconscient. Elle revint payer le pilote.
— On est les premiers ? demanda-t-elle à Pess tout en l’aidant à charger les étoffes et en s’assurant que les aiguilles étaient bien là.
Pess acquiesça de la tête.
— Qu’est-ce qu’il a, le pilote ?
— Il a bu du pilth, répondit-elle. Je lui avais pourtant dit que ce n’était pas bon, ajouta-t-elle avec un grand sourire.
Pess sourit jusqu’aux oreilles, et elle parvint à détourner la tête de ses gencives verdâtres sans le vexer.
Beverly et Bert Put sortirent de leur cachette et, bien qu’ayant l’air un peu affolés, écoutèrent le récit de leurs aventures, gloussant à la mésaventure de Balenquah. Ils approuvèrent les achats, surtout les épices, le sel, le vinaigre et le poivre.
— On a été obligés de partir parce qu’il y avait une bande de Cattenis qui cherchaient la bagarre, dit Yuri. On retournera demain pour l’électronique, ajouta-t-il, regardant Kris pour confirmation.
Kris partagea les gorupoires, et ils trouvèrent tous ce fruit très savoureux.
— On peut garder les noyaux pour en cultiver sur Barevi, dit-elle, cherchant du regard une boîte où les mettre, tout en demandant s’ils avaient des nouvelles des autres équipes.
— Zainal nous a contactés quand il est arrivé au restaurant avec Mitford. Coo et Slav aussi, leur dit Beverly. Mais avec des nouvelles inquiétantes.
— Très inquiétantes ?
Beverly et Bert échangèrent un regard angoissé.
— Atermoyer ne changera rien, leur rappela Kris, sentant son estomac se nouer.
— Il y a beaucoup de Terriens ici, en attente de déportation.
Une pause.
— Ce n’est pas nouveau.
— Coo dit qu’ils sont endommagés, dit Beverly, se frappant le crâne. Ils restent assis ou debout, et ils ne parlent pas.
— Quoi ?
Yuri, Gino et elle réagirent simultanément, fixant Beverly, à la fois horrifiés et consternés.
— Coo a entendu dire qu’on leur avait enlevé leur esprit.
— Les Eosis ont des annihilateurs de cerveaux ? murmura-t-elle, atterrée.
— Zainal le sait-il ? demanda Marrucci, tout aussi choqué.
— Coo dit que tout le monde en parle – à voix basse. Même les Cattenis. Zainal en entendra parler aussi.
Marrucci lâcha une bordée de jurons inventifs, et sans se répéter. Yuri avait pâli sous son maquillage gris, qui se craquelait le long des plis naturels de son visage, et Kris se promit machinalement de lui rappeler qu’il devrait se poudrer avant de ressortir.
— Zainal ne fera rien de définitif avant de te consulter, non ? dit-elle à Beverly. Qu’est-ce que les Eosis peuvent bien vouloir tirer de ces esprits ? Ils ne connaissent pas notre existence.
— Coo dit que ce sont surtout des hommes âgés, avec quelques femmes…
— Des scientifiques, je parie, dit Kris, et Beverly hocha la tête avec tristesse. Mon Dieu, qu’est-ce que nous avons mis en branle ?
Beverly posa une main rassurante sur la sienne.
— Nous avons mis en branle une rébellion, Kris, comme nous voulions le faire sur la Terre sans y parvenir. Mais Zainal savait comment faire et il a réussi.
— Mais à quel prix !
Elle joignit les mains, comme pour contenir ses remords.
— Il n’y a jamais eu de guerre sans victimes, dit Yuri d’une voix blanche, étalant l’eau renversée sur la table en une tache de Rorschach.
— Et Nonante et Dowdall ?
— Ils disent que les cages sont pleines d’humains. Ils ont également entendu parler des zombies, dit Beverly. Eux aussi, ils sont sur le chemin du retour, avant la relève de la garde.
— Ah, Dowdall n’a pas oublié ça, hein ? dit Kris, hochant la tête avec satisfaction.
Zainal, Mitford et Scott revinrent dans un silence qui en disait plus que des mots sur la tragédie. Zainal commença par ôter de ses joues et de son menton les tampons qui le métamorphosaient.
— On s’est arrangés pour entrer dans un camp de prisonniers, dit Scott, se laissant tomber sur un siège et prenant le verre de whisky que Kris leur versa à tous les trois. J’ai reconnu quelques visages que j’avais vus dans des journaux et des magazines. Vous en reconnaîtriez sans doute davantage, John et Gino. Ceux que j’ai pu identifier étaient des sommités de la physique quantique, de la transplantation d’organes et des applications des lasers.
— Les lasers peuvent être utilisés comme armes, murmura Kris.
— Les Eosis en ont déjà, dit Zainal, à voix basse lui aussi.
— Est-ce qu’ils… guériront ? demanda Kris.
Zainal secoua la tête, tout en ajoutant :
— Tout dépend du temps qu’ils ont été soumis à la sonde mentale. Les Eosis sont sans pitié.
— En revanche, l’autre nouvelle est bonne, dit Scott, secouant la tête comme pour se débarrasser de cette vision désespérante. La Terre continue à se rebeller, et les Cattenis pillent à grande échelle.
— Eh bien, ça ne m’étonne pas, dit Kris. J’ai acheté de la cannelle, de la muscade, du poivre, du sel, des tissus, des aiguilles et des instruments chirurgicaux qui proviennent sans aucun doute de ces pillages. Je n’ai pas eu assez d’argent pour acheter tout ce que voulait Léon. Est-ce qu’on en a d'autres à dépenser ? demanda-t-elle à Zainal, qui acquiesça de la tête.
— Pas d’électronique ? demanda Scott, contrarié. Nous en avons plus besoin que d’instruments chirurgicaux.
— Si les Cattenis ont pillé aussi à fond qu’il le semble, nous trouverons toute l’électronique terrienne que nous voudrons. Mais on a rencontré une escouade hors service, dit Kris, et Zainal grogna. Alors, on est partis.
— Nous aussi, dit Dowdall. L’astroport est bondé. On a eu de la chance de trouver une nacelle.
— Il y a eu des dégâts ? demanda Zainal.
— Pas de notre côté.
Kris sourit jusqu’aux oreilles. Dowdall aussi.
— Où est Balenquah ? demanda Scott, regardant autour de lui.
— Il cuve un grand verre de pilth, répondit Kris, avec un sourire malicieux.
Zainal hurla de rire.
— Je lui ai pourtant dit que ce n’était pas bon, ajouta-t-elle, tandis que Marrucci et Yuri gloussaient.
— C’est bien fait pour lui, dit Marrucci, mais Kris le regarda et il ne s’étendit pas.
— Tu as trouvé du plurshaw pour les Deskis ? demanda Zainal.
Elle hocha la tête.
— Et à un bon prix, en plus. J’ai fait livrer tout ce que je pouvais. Pess a déjà tout chargé. « Drassi dit… » et elle sourit de l’efficacité de cette explication laconique.
Coo et Slav rentrèrent alors, Slav avec une coupure au-dessus de l’œil, et Coo avec des meurtrissures sur tout un côté de son corps frêle.
— Des problèmes ? dit Zainal, se levant d’un bond.
Coo leva une main rassurante.
— Une bande de Cattenis. Ils détestent les extrahumains.
— Ils détestent tout le monde, dit Dowdall avec force. Attends, je vais soigner ton œil, Slav.
Et il l’emmena près du petit placard où ils rangeaient leurs quelques fournitures médicales. Slav supporta stoïquement ses soins, bien que l’antiseptique catteni brûlât comme du feu – même les Cattenis.
— Mauvaises nouvelles, dit Coo, rejoignant les autres à la table.
Il refusa poliment de boire le whisky déjà sur la table, alors Mitford fit une tisane.
— Ils s’en prennent aussi à ton peuple ? demanda Scott.
Coo secoua la tête.
— Nous ne fabriquons pas de machines.
— Les nôtres doivent travailler dans des endroits bruyants, dit Slav, frictionnant ses poils pectoraux avec agitation. Nous sommes forts.
— Vous Terriens, pas bons pour travailler, dit Coo en souriant. Trop de problèmes.
— On peut faire des problèmes aussi si on nous en donne l’ordre, dit Slav, regardant Mitford.
— Toutes les minorités oppressées se révoltant en même temps donneraient du fil à retordre aux Eosis, dit Scott, à qui l’idée plut immédiatement.
Mais Zainal secoua la tête en grognant.
— D’autres dommages aux espèces.
Scott abattit son poing sur la table, avec tant de force que la bouteille de whisky tressauta.
— Bon sang, Zainal, c’est déjà fait, les dommages aux espèces. À notre peuple. Tu as vu dans quel état ils sont. Combien subiront encore la même torture ? Puis seront vendus comme esclaves et mourront Dieu sait où ?
Kris n’avait jamais vu Scott si ému, mais elle imaginait l’horreur qu’il avait dû éprouver en voyant tant de brillants individus réduits à l’état de zombies.
— Les Eosis cherchent des idées chez votre peuple, dit Zainal, et, à l’expression de son visage généralement indéchiffrable, tous voyaient bien qu’il plaignait les victimes et était d’accord avec Scott. Quand ils n’en trouveront pas qu’ils puissent utiliser, ils arrêteront.
— Et ce sera… quand ? demanda Scott.
— Je n’ai rien entendu aujourd’hui. Demain, on pourra aller ailleurs et écouter. Et peut-être poser des questions.
— Et tous ces… malheureux décervelés ? demanda Scott, si bouleversé que Kris vit des larmes dans ses yeux.
— On peut faire quelque chose contre ça, dit Zainal avec fermeté.
Puis il se tourna vers Kris et Marrucci.
— Demain de bonne heure, allez acheter du fil électrique, du plastique, du matériel électronique. Soyez prêts à partir si j’organise…
— Qu’est-ce que tu vas organiser ? demanda Mitford, bien qu’à son air Kris pensa qu’il s’en doutait.
— Ce qui peut être fait pour aider. Les Fermiers n’aiment pas les dommages aux espèces. On leur montrera ce qui peut arriver.
— On les ramènera avec nous ? commença Scott plein d’espoir, puis, le bon sens reprenant le dessus, il se rembrunit. Comment pourrons-nous nous occuper de tant de malades mentaux ?
— On se débrouillera, dit Kris, d’un ton si farouche que Scott eut un mouvement de recul. Combien sont-ils ?
— Des centaines, dit Scott, agitant la main avec désespoir.
— Ils ne sont pas tous privés d’esprit, dit Zainal. Mais ils mourront dans les mines et les champs s’ils ne sont pas soignés.
— On ne peut pas les laisser si on a la possibilité de les emmener, dit Dowdall avec fermeté, embrassant la table du regard pour voir s’ils étaient tous d’accord.
Même les deux Deskis et Slav acquiescèrent.
— Zainal, tu as remarqué l’autre vaisseau de même classe à quelques nacelles de nous ? dit Marrucci, les yeux brillants.
Bert Put, qui avait gardé le silence pendant toute la discussion, se redressa, regardant Zainal avec espoir.
Il hocha la tête, les lèvres retroussées en un petit sourire.
— J’irai peut-être voir le garde ce soir, boire un peu de pilth avec lui.
— Non, dit Mitford, avec un sourire pervers. Il en aura l’habitude. Prends plutôt notre tord-boyaux.
Le lendemain matin au petit déjeuner, Zainal avait une bonne nouvelle à leur communiquer après sa petite soirée avec le garde. La plus grande partie de l’équipage du KDM était en permission, après un vaste circuit passant par la Terre. Ils avaient même transporté deux ponts pleins de Terriens décervelés sur les marchés aux esclaves, et un butin qui serait bientôt vendu sur tous les étals de Barevi. Seuls deux hommes restaient à bord, montant la garde à tour de rôle, chose qui ne les réjouissait pas, mais ils espéraient être relevés dans deux jours. Comme c’était la procédure standard sur tous les vaisseaux cattenis, le KDM avait refait le plein de carburant et de vivres. Il devait repartir pour la Terre afin de recharger, car les envahisseurs cattenis vidaient systématiquement magasins et entrepôts, que les articles et denrées fussent utiles ou non.
— Quoi que les Eosis aient cherché sur la Terre, ils ne l’ont pas trouvé, dit Zainal. Même pas des informations. Ils pourraient même abandonner la planète.
— Quoi ?
— Quitter la Terre ?
— Hourra ! On les a rossés et ils n’apprécient pas.
— Ne te réjouis pas trop vite, dit Zainal levant la main pour conseiller la prudence. Votre Terre ne sera peut-être plus jamais comme avant.
— Alors on la reconstruira à notre retour, dit Beverly, l’air farouche.
Zainal se tut ostensiblement.
— J’ai aussi appris que le directeur de l’astroport est sur les dents, avec tant de vaisseaux qui arrivent et qui partent.
— Ce qui signifie qu’il ne les vérifie pas un par un ? demanda Beverly.
Zainal hocha la tête.
— Exact ; on est arrivés au bon moment.
— Alors, partons aussi au bon moment, dit Mitford, bourru. Si on trouve tous les trucs qu’il nous faut, est-ce qu’on peut repartir ce soir ? Quelque chose me dit qu’on tente un peu trop la chance. En revenant, j’ai vu des tas de Cattenis en bandes, ivres morts qui cherchaient la bagarre. Bien content qu’on ne soit pas à pied.
Tout le monde regarda Zainal. Il hésita, puis hocha la tête.
— Plus tôt serait mieux que plus tard, mais d’abord – il leva l’index –, on ne rentre pas à vide.
— Dis donc, s’il n’y a que deux hommes sur le KDM, on ne pourrait pas le faucher ? demanda Gino d’un ton vibrant.
Mitford émit un grognement écœuré, écartant cette proposition, mais Scott se pencha vers Zainal, l’air avide.
— On pourrait ?
— Je crois que ce serait très facile. Gino pourrait être commandant. Balenquah…
Zainal le chercha du regard.
— Il a été malade toute la nuit, dit Mitford, acide. Il n’est absolument bon à rien. Moi, je n’ai jamais bu plus qu’une gorgée de cette saloperie, mais ça m’a suffi.
— Je lui ai dit que ce n’était pas bon, répéta Kris, affichant un air innocent.
— Ce qui lui a donné encore plus envie d’essayer, hein ? dit Mitford, la regardant de travers.
— Il le méritait… commença Marrucci, mais Kris lui donna un coup de pied sous la table. Avec son sale caractère, le salaud, termina-t-il à la place de ce qu’il allait dire.
— Bon, dit Scott, revenant à leur planning. Nous, nous tâchons de découvrir ce que nous pouvons sur les… handicapés. Exact ?
Il regarda Zainal qui hocha la tête.
— Tu as la liste d’hier, Kris ? Alors aujourd’hui, va avec Matt Su, Nonante et Marrucci acheter toute l’électronique que tu pourras trouver.
— On en trouvera, dit Kris, fronçant les sourcils. Je n’ai jeté qu’un coup d’œil, mais partout où je posais les yeux, je voyais des trucs qui venaient de chez nous.
— Parfait, dit Matt, ça veut dire qu’on a de bonnes chances de rapporter ce qu’il nous faut. On a fait tout ce qu’on pouvait avec le matériel des Fermiers, mais on pourrait faire drôlement plus avec des composants familiers, pas vrai, Dowdall ?
— N’oubliez pas des portables, dit Zainal, tapotant son unité cattenie. On a besoin de tout ce qu’on pourra trouver ou fabriquer.
Kris lui tendit un crayon et une feuille du plastique fin dont se servaient les Cattenis pour prendre des notes.
— Fais-nous une autre liste d’achats, Drassi Kubitai !
Zainal grimaça.
— Je ne connais pas les formes cattenies, dit-il.
— Pas de mots pour « pièces de rechange » en catteni ? demanda Matt en souriant.
— Ah, si, dit Zainal, dessinant rapidement un glyphe, et y ajoutant des queues et des volutes. Comme ça, ça signifie tout ce qui peut servir à réparer l’électronique. Je crois.
— Avons-nous complètement perverti un Catteni bon teint ? demanda Matt, dans un de ses accès de fantaisie.
— Absolument, répondit Zainal du fond du cœur. Maintenant, faisons un plan d’inter… d’inter quelque chose…
— D’intervention d’urgence ? demanda Kris.
— C’est ça. Au cas où il y aurait deux chargements d’humains pour les mines, les colonies ou ailleurs, dit Zainal. J’appellerai Chuck pour lui dire où amener le KDM. Ensuite, Sergent, tu iras boire du tord-boyaux avec le garde. L’autre dormira. Tu sauras quoi faire. Après, Gino, Beverly, Coo, Pess et Slav monteront à bord pour remplacer l’équipage. Bert et Gino, soyez prêts à amener les vaisseaux où je vous dirai.
Il feuilleta la pile de cartes et de plans et trouva ce qu’il cherchait.
— Les cages aux esclaves sont là, mais vous devrez contourner la cité, pas la survoler.
— Il ne faudra pas obtenir l’autorisation de décollage auprès des autorités portuaires ? demanda Gino.
Zainal se frappa le front et aspira l’air entre ses dents.
— Quand on aura investi le KDM, je reviendrai m’en occuper, dit Mitford. Donne-moi les mots pour « cages aux esclaves » en catteni. Je ne sais que le barevi.
— Sers-toi du barevi si c’est nécessaire, dit Zainal, balançant la main pour indiquer que les autorités portuaires connaissaient les deux langues. Bonne chance, ajouta-t-il, se levant d’un air résolu et levant le pouce, souriant quand son regard tomba sur Kris.
— Même chose pour toi, dit-elle, se levant avec les autres.
— Et attention à votre maquillage si vous vous mettez à transpirer, les gars. Et pour l’amour du ciel, n’oubliez pas de rabattre votre casquette sur le front, pour cacher vos yeux. Je n’ai jamais vu des Cattenis aux yeux bleus, et encore moins marron.
— Slav, Pess et Coo, vous gardez le vaisseau, fut le dernier ordre de Zainal en se dirigeant vers le sas.
Kris, Dowdall, Matt et Nonante prirent le dernier coucou toujours devant l’astroport. Le pilote grommela que le marché n’était pas encore ouvert.
— Boutique où je vais est, répondit Kris en barevi. Drassi dit.
Ce qui mit fin à toutes les objections possibles du Catteni. Sa main gauche était remplacée par un crochet, mais un coucou se pilotait facilement d’une seule main. Est-ce que seuls les handicapés obtenaient les licences de taxi sur Barevi ?
Comme l’appareil se dirigeait vers le marché, ils remarquèrent de la fumée s’élevant de différents endroits.
— Beaucoup de bagarres ? demanda Nonante en barevi, souriant mais évitant de découvrir ses dents.
— Beaucoup, répondit le Catteni dans sa langue d’un ton acide. Des bandes de neuf équipages. Plus grandes bagarres depuis des semaines.
Ce qui signifiait que les survivants cuveraient leur pilth et lécheraient leurs blessures. Ou se cacheraient pendant les vingt-quatre heures réglementaires. La chance était encore avec eux, espéra-t-elle, sans oser le dire tout haut.
La plus grande partie du premier marché qu’ils survolèrent – celui où ils avaient fait leurs achats la veille – n’était plus qu’un fouillis d’échoppes et d’étals dévastés, au milieu desquels les marchands triaient ce qui pouvait être encore vendable. Comme ils survolaient la rangée d’immeubles le séparant du suivant, Kris vit des serpentins d’étoffes, venant sans doute des boutiques où elle avait fait ses achats, enguirlander les bâtiments.
— Les gars ont bien rigolé, murmura Nonante, à qui Kris décocha un bon coup de coude pour avoir parlé en anglais.
Il roula les yeux en guise d’excuse, mais le pilote n’avait pas entendu.
Il n’y avait pas autant de dégâts dans le troisième rectangle, celui où le coucou devait les déposer. Sans doute parce qu’il y avait moins d’échoppes pour manger et boire dans cette partie. Mais une section entière semblait avoir été rasée. Kris espéra que ce n’était pas celle dont ils avaient le plus besoin.
— Un ticco de plus si tu nous attends, dit-elle au pilote, de sa voix grave de Catteni.
Maintenant, elle prenait cette voix quand elle voulait, mais elle était aussi un peu enrouée de tous les marchandages de la veille.
— Juste un ticco ? geignit-il.
— Attends et on verra, dit-elle, lui laissant le choix.
Elle lui tendit une plus petite pièce en lui montrant une échoppe vendant des boissons chaudes et le pain catteni presque impossible à digérer.
Cela l’amadoua suffisamment, et elle s’éloigna avec les autres à la recherche de pièces de rechange.
Quatre boutiques exposant des caisses de puces électroniques dans leur vitrine n’étaient pas encore ouvertes. Ils arrivèrent à une cinquième sur le long côté du marché rectangulaire, où le marchand balayait des composants et/ou des puces avec une indifférence totale aux dégâts. Matt et Dowdall grimacèrent, et Kris émit un sifflement, les rappelant à l’ordre pour ce comportement non catteni.
— Tu vends ? dit-elle, jouant le rôle du tudo stupide.
— J’en ai l’air ? répondit le marchand avec colère, montrant les dégâts, à l’intérieur et à l’extérieur de sa boutique.
Il continua à tempêter, passant du barevi au catteni dans sa fureur.
— Tu en as ? dit Kris, montrant les glyphes de Zainal.
Le boutiquier interrompit la description de ce qu’il ferait à la bande qui avait réduit son stock à l’état de détritus, la lorgna d’un air soupçonneux, puis se tourna vers Matt et Dowdall qui ramassaient amoureusement tel et tel article ayant échappé à la destruction.
— J’ai tout ce qu’il faut pour réparer… si tout n’a pas été cassé.
Il posa son balai et les fit entrer, poussa une porte au fond de la boutique et leur montra des caisses en carton encore fermées, avec code-barre et liste des contenus en anglais, allemand, français, et soit chinois, soit japonais… Kris ne voyait pas la différence.
— Ah, pas endommagé, s’écria-t-elle. Drassi veut tout.
— Tout ? fit le marchand, à la fois ravi et soupçonneux.
— Drassi Kubitai fait commerce, dit Dowdall avec un clin d’œil, prenant des caisses sur les rayonnages et les empilant au milieu de la pièce.
Ses yeux pétillaient tellement que Kris rabattit rageusement sa casquette sur son front en guise d’avertissement.
— Kubitai content de nous, dit-il en barevi, détournant la tête.
— Pas tout, mais échantillons pour montrer. Combien ? dit Kris, tapotant les cartons que Dowdall avait choisis, auxquels Matt ajoutait les siens, haletant d’excitation, mais n’oubliant pas de baisser les yeux. Tu livres ?
— Ha ! Et qui c’est qui finira de nettoyer et qui fermera avant qu’ils reviennent ?
— Kubitai veut unités-comm, Drassi ? dit Matt, revenant du fond de la pièce avec une caisse.
Kris fit semblant de consulter sa liste. Le boutiquier mit le doigt sur le bon glyphe.
— Ici, andouille, dit-il, l’œil roublard à l’idée de la rouler sur les prix.
— Je compte bien, dit-elle, renforçant sa casquette sur son front mais le regardant d’un air farouche. Moi bientôt devenir drassi. Tu verras.
— Ha ! railla-t-il, mais il se mit à transporter les cartons vers la sortie. T’as de quoi transporter tout ça ?
— Un coucou, dit-elle. Je l’appelle.
Elle dut aller chercher le pilote qui s’était payé un repas avec sa piécette. Quand il vit la montagne de caisses empilées devant la boutique, il secoua la tête.
— Appelles-en un autre dit-elle, montrant son tableau de bord. Drassi Kubitai content de nous. On aura longue permission.
Elle rentra fièrement dans la boutique où Dowdall attendait, l’air anxieux.
— Il ne va pas trouver louche qu’on achète tant ? Et vérifier auprès du KDI ? dit-il, en un murmure presque inaudible.
— C’est sans doute déjà fait, et si les autorités ont eu le temps de lui répondre, on saura à quelle nacelle est le KDI, murmura-t-elle en réponse, puis voyant le marchand du coin de l’œil, elle lui donna un coup de poing dans le bras en ajoutant : Travaille. Pas travail, pas permission !
Pourtant, l’appât du gain – et sans doute un coup de fil aux autorités pour s’assurer qu’il y avait bien à l’astroport un KDI avec un drassi Kubitai à bord – encouragea le marchand à honorer cette énorme commande.
Kris marchanda sérieusement, pour bien jouer son rôle de tudo pas si bête que ça. Elle n’avait aucune idée de ce que ce matériel aurait coûté sur la Terre, mais Matt était aux anges. Il y avait même des ordinateurs portables encore dans leur emballage. Qu’est-ce que les Cattenis pouvaient bien en faire ? Ils ne pouvaient même pas lire les manuels, et encore moins comprendre le sens des icônes. Elle avait eu assez de problèmes avec son 286 IBM à l’université. Elle en nota douze avec toutes les caisses de pièces de rechange, et plusieurs cartons de disquettes. Elle souhaita ardemment ne pas avoir à expliquer pourquoi elle les achetait. Son catteni et son barevi étaient quand même rudimentaires.
Elle chicana à fond sur les prix, puis finit par apposer sa marque sur la série de glyphes qui sortit de la machine électronique. Elle ajouta aussi le glyphe pour « Kubitai » que Zainal lui avait appris, se félicitant de sa prévoyance.
Puis ils chargèrent les cartons dans les coucous. Leur pilote avait bien jugé du volume à transporter, et il en avait appelé deux au lieu d’un.
Pendant tout le survol de la cité, Kris s’efforça de se rassurer, terrifiée à l’idée qu’il puisse leur arriver quelque chose – être pris dans une rafle, arrêtés par une patrouille portuaire ou tout autre pépin inattendu. Mais ils arrivèrent sans encombres à la nacelle et se mirent à décharger. Mitford, Gino, Slav, Coo et Pess mirent la main à la pâte pour accélérer le mouvement, Gino sifflant entre ses dents devant l’importance de leurs achats.
— Les Cattenis ne peuvent pas siffler, lui dit Kris, revenue dans la sécurité du vaisseau.
— Aie !
— Des nouvelles de Zainal ?
Gino secoua la tête, descendant la rampe au petit trot, émettant des bruits inintelligibles qui pouvaient être des jurons cattenis et ajoutant « Drassi dit », d’un ton hargneux.
Ils avaient presque fini de décharger quand Balenquah tituba dans le sas ouvert, son maquillage gris rayé de rigoles de sueur, la poudre grise de ses cheveux étant restée sur son oreiller, bref, l’air pas du tout catteni.
Mitford se ressaisit le premier.
— Malade ! Rentre ! Dow, Nonante, rentrez-le !
Ils tirèrent le pilote en arrière, et il n’eut que le temps d’une protestation étouffée avant qu’ils ne l’assomment. Mitford roula les yeux à l’adresse de Kris, qui faisait face aux pilotes des coucous éberlués.
— Très malade. Terrien malade, dit-elle branlant du chef et obligeant ses jambes chancelantes à descendre la rampe.
Il n’y avait plus que quelques cartons à décharger.
— Le chef du dock sait ? demanda le pilote manchot, le regard soupçonneux.
— Le chef du port dit de le garder à bord et ramener sur Terra, dit Mitford, détournant le visage du Catteni. Et de le laisser là-bas.
— Drassi dit on part aujourd’hui, ajouta Kris pour faire bonne mesure. Je prendrai permission là-bas ! J’avais dit Bal pas bon ici.
Elle paya les pilotes, ajoutant un pourboire suffisant pour qu’ils ne soient pas mécontents, mais trop faible pour qu’ils pensent qu’elle achetait leur silence. Elle bénit mentalement toutes ses affreuses séances d’achat avec son maître catteni qui lui permettaient maintenant de savoir la différence.
Dès qu’ils furent partis, elle marcha droit sur la bouteille de whisky et s’en versa une bonne rasade. Dowdall et Nonante la rejoignirent, lui prenant la bouteille des mains sans un mot.
— On l’a attaché, dit Dowdall. Ce salopard prétentieux a failli nous faire repérer.
— Et on n’est pas encore sortis de l’auberge, dit Mitford, tendant la main vers la bouteille. Je ne suis pas sûr que le manchot ait avalé nos explications.
— Ouais, mais pourquoi soupçonnerait-il des soldats en uniformes cattenis d’être autre chose que des Cattenis ? demanda Kris, cherchant à se rassurer.
— Oui, c’est vrai, convint Mitford.
— Il n’y a plus de danger ? chuchotèrent Beverly et Bert Put de leur cabine.
— Pour le moment, dit Kris en s’asseyant, parce que ses genoux ne pouvaient plus la porter.
Elle enfouit son visage dans ses mains.
— Je ne veux plus jamais revivre un moment pareil.
Un bourdonnement impératif venant du tableau de bord de la passerelle les fit sursauter. Beverly et Mitford se ruèrent vers la porte en même temps, le sergent se tournant sur la tranche pour laisser Beverly passer le premier.
— Schkelk ? dit Beverly, en parfait tudo en prenant la communication. Oh, Dieu soit loué !
S’étirant le cou en direction de la passerelle, Kris le vit se détendre à vue d’œil. Juste un instant – puis il se redressa, faisant signe aux autres de le rejoindre.
— Oui, oui, compris. Bon sang, à quoi ressemble « quarante-sept » en catteni ?… Oh !
Il saisit un bloc que Mitford tint devant lui, car il tenait le combiné de l’autre.
— Épais trait vertical, deux transversaux, trois traits vers le bas, un petit carré à droite au bout des deux traits de droite vers le bas. Noté. C’est pour le KDI ?
Beverly se mit à sourire et poussa un soupir de soulagement qui sembla pénétrer tout son corps.
— Dieu merci, murmura-t-il. D’accord ; il y a juste un petit changement à la fin du glyphe, un petit cercle à la place du carré entre les deux traits de droite ?… Compris. On arrive dès qu’on sera autorisés à quitter le dock. Surveille notre arrivée.
Il coupa la communication.
— Le plan d’intervention d’urgence entre en application. Mitford, attrape une bouteille de tord-boyaux et va en visite. Gino, Coo, Slav, Pess, Nonante, traînez dehors comme désœuvrés. On va aller sauver ces malheureux. Et Dieu veuille qu’il leur reste une étincelle d’esprit. On va vider les prisons.
— Je sais comment manœuvrer les ponts, dit Kris, prenant Nonante par la main. Je vais te montrer. Espérons que c’est la même chose que dans l’épave.
Les contrôles étaient à la même place près du sas, mais en bien meilleur état de fonctionnement.
— Ils vont être drogués et tout ça ? demanda anxieusement Nonante.
— J’espère. Ils survivront mieux s’ils le sont, dit Kris, s’interdisant de penser à ce processus et aux corps qui rempliraient bientôt les quatre niveaux du pont. Jette un coup d’œil dehors, Nonante, au cas où on aurait des visiteurs inattendus, dit-elle, lui mettant son portable dans la main.