CHAPITRE 11
Zane Charles Bjornsen arriva sur Botany à l’aube, exactement deux cent vingt-deux jours après sa conception. C’était un enfant longiligne – en quoi il ressemblait à son père. Il naquit avec une masse de cheveux noirs, et des ongles longs qu’on dut couper pour qu’il ne se griffe pas le visage.
Il n’était pas, comme Anthony Marley, rouge et ridé, petit objet que seule sa mère pouvait aimer.
— Zane est un nom très bien, avait dit Kris à Zainal. Zane Grey était mon auteur de westerns préféré. Et j’admire Chuck Mitford.
— Mais il n’est pas le père.
Zainal avait simplement haussé les sourcils, posant tacitement la question à laquelle elle avait toujours refusé de répondre.
— Non, mais je ne vois pas de raison pour que je… que nous… ne lui fassions pas l’honneur d’être le parrain devant Dieu.
— Dieu ?
Les lèvres de Zainal frémirent.
— Dieu comme dans mon dieu, mon dieu ?
— Non. La déité que révère le père Jacob. Le vrai Dieu.
— Il y en a un ?
Zainal avait du mal à croire en un être tout-puissant, même si les ecclésiastiques s’efforçaient d’instituer des services religieux. Les protestants n’avaient pas de problèmes, contrairement au père Jacob, car il n’avait pas ce qu’il lui fallait pour dire la messe. Il se tracassait à ce sujet et se demandait comment il pourrait s’en passer.
Marrucci, qui s’était révélé catholique pratiquant, fit ce qu’il put pour consoler le bon père, en une de ces inversions des rôles si fréquentes sur Botany.
— Si Dieu est partout, alors Il est ici aussi, padre, et il acceptera les prières sincères qui Lui seront adressées. Les premiers chrétiens n’avaient pas d’autels et pas de reliques, et la communion se faisait sous les deux espèces. Nous les avons. Nous avons la ferveur. Tu diras le texte et je te servirai d’enfant de chœur.
Mitford fut à la fois ravi et inquiet qu’on donne son nom à un enfant.
— Tout le monde va penser que je suis le père, et ce n’est pas vrai, dit le sergent, de son ton le plus bourru. Non que je ne le regrette pas, Kris, ajouta-t-il vivement. Je veux dire, j’aurais été honoré si tu avais voulu, mais… bon, tu sais ce que je veux dire.
— Oui, Chuck.
— Alors, qui est l’heureux père ?
— Tu te rappelles ce tord-boyaux que Léon et Mayock avaient fait à peu près à l’époque où je me suis cassé le bras ?
— Oui, je me rappelle.
Mitford eut l’air surpris, puis il se rembrunit.
— Tu veux dire que tu as été violée et que tu n’as jamais porté plainte ?
Il serra les poings, comme s’il tenait le cou du criminel. Kris lui tapota doucement le bras.
— Je ne sais pas pour ce qui est d’un viol. Mais je sais que j’étais très, très, très soûle.
Chuck fronça les sourcils.
— Pete Easley t’avait ramenée chez toi, non ?
— Peut-être Chuck, mais je ne me rappelle rien, et c’est peut-être aussi bien, tu ne trouves pas ?
— Non, je ne trouve pas.
— On ne peut rien y faire. Mais on saura peut-être quand Zane grandira. En tout cas, Zainal s’en moque.
— Oui, et la façon dont il a pris la chose ne l’a pas desservi.
À ce moment, Zainal changeait les houppes cotonneuses qui constituaient les couches de son beau-fils. Les roseaux qui les produisaient étaient cultivés partout où ils voulaient bien pousser.
La sève collante qui leur avait posé des problèmes lors de leur dernière reconnaissance avait été récoltée, et, versée dans des moules, constituait un matériau raisonnablement imperméable pour les vêtements de bébés. Ils pouvaient être lavés et réutilisés quatre ou cinq fois, mais le revêtement se dissolvait graduellement, souvent au mauvais moment.
Mitford sourit à la vue d’un Emassi Catteni jouant les nounous.
Deux mille cent trois bébés étaient attendus, et tous eurent une heureuse arrivée, sauf cinq : deux nourrissons humains furent mort-nés, un jeune Rugarien vécut trois jours puis mourut, et même le Rugarien qui connaissait les besoins de son espèce ne put donner la raison de sa mort ; un quatrième fut étranglé par le cordon ombilical pendant l’accouchement ; et le cinquième, un Deski, avait des malformations quand il sortit de l’œuf, et ne survécut pas.
Les crèches promises furent ouvertes ; toutes les femmes avaient le droit d’y laisser leur poupon pendant leur journée de travail ou leurs heures de service communautaire. Parfois, c’était le service de crèche. Kris se mit à porter son fils sur son dos, comme le faisaient les Indiens de ses westerns, et cela devint une mode. C’était parfait pour les nourrissons jusqu’à trois mois, et pour des périodes plus courtes après ça.
— Je te disais bien que tu serais une bonne mère, dit Zainal, avec une nuance de fierté quand elle lui montra comment elle pouvait emmener Zane partout.
À sa grande surprise, les soins maternels ne lui parurent pas aussi ennuyeux qu’elle s’y attendait, et cela n’avait rien à voir avec la passion de Zainal pour l’enfant. Elle n’avait jamais rien possédé qui dépendît autant d’elle, rien d’aussi confiant, d’aussi précieux. Une ou deux fois, elle se demanda si elle n’était pas injuste envers Pete Easley en ne lui disant pas la vérité. Mais lui et une Agro suédoise avaient fait des briques ensemble, ce qui, sur Botany, équivalait à des fiançailles. Si Kris le surprenait à observer attentivement son fils, elle ignorait la question qu’elle voyait dans ses yeux, et débitait tant de louanges sur les qualités paternelles de Zainal que même Pete Easley finissait par se lasser.
Le baby-boom suscita bien des recherches et expériences – une poudre fine pour remplacer le talc, une pommade pour les inflammations mineures, une façon de tisser des fibres végétales en une étoffe assez douce pour leur peau tendre, et un rouet pour faire de la laine à partir de poil de vaches-leuh. La fourrure de ces animaux était devenue plus épaisse et plus longue à l’approche du froid. Ils en récoltaient les poils – avant que les charognards ne s’en emparent – puis les lavaient, et ensuite les filaient ou les feutraient.
Des récoltes abondantes poussaient sur les deux continents. Les Cattenis continuaient à ne rien faire dans leur vallée. Les mineurs extrayaient des tonnes de fer, cuivre, étain, zinc, plomb, or et argent, et, de temps en temps, des pierres d’une transparence inhabituelle dont les bijoutiers pensaient que c’était une variété de tourmaline. Mais il faut dire que personne ne cherchait des pierres précieuses, ni n’explorait les endroits où l’on aurait pu trouver des rubis, des émeraudes, des saphirs ou des diamants – dont la dureté aurait pourtant pu leur servir.
L’os était plus utile, et les os robustes des quatre pattes postérieures des vaches-leuh étaient soigneusement lavés et séchés pour usage ultérieur.
Zane avait tout juste cinq mois quand une sentinelle deskie stupéfia tous ceux qui vivaient au sud de la Baie de la Retraite en chevrotant son alarme. Pour une espèce si filiforme, sans grande capacité pulmonaire, ils pouvaient donner de la voix d’une façon étonnante. Le bébé faisait ses dents, et donc Kris ne dormait pas, s’efforçant de l’apaiser. Le portable de Zainal bourdonna, et il s’assit dans le lit, comme mû par un ressort, le portable à l’oreille avant qu’elle n’ait pu faire un pas pour le prendre.
— Quoi ?
Il était déjà debout, son communicateur à l’oreille, sautillant sur un pied en enfilant sa combinaison. Même dans cette posture ridicule, Kris admira son physique. Si seulement Zane avait pu recevoir par osmose un seul gène de son père adoptif…
— C’est disparu, ajouta-t-il, fermant le portable et s’habillant le plus vite possible.
— Qu’est-ce qui a disparu ?
— La Bulle.
Il avait enfilé ses bottes et se dirigeait vers la porte.
— Je viens aussi, dit-elle.
— Pas comme ça ! dit-il, désapprobateur, car elle était drapée dans une couverture.
Elle planta Zane dans les bras de son père, et s’habilla à la hâte, puis elle récupéra la couverture et deux tiges de bambou, qui faisaient une sorte de couffin dans lequel elle transportait toujours le bébé, et dans lequel elle le coucha alors même qu’elle prenait place dans le camion sur coussin d’air. Zainal tourna le volant, et fonça vers le hangar dans la pâle clarté de l’aube. Des lumières s’allumaient partout, et parfois, quand quelqu’un reconnaissait Zainal, criait :
« Qu’est-ce qui se passe ? »
— La Bulle a vraiment disparu ? demanda-t-elle dans le vent de la course.
— Les Deskis ont entendu quelque chose ne ressemblant à rien de ce qu’ils connaissent. Le garde de la passerelle avait déjà vu quelque chose sur l’écran, mais sans pouvoir identifier ce que c’était.
— Les Fermiers ? demanda Kris, l’estomac noué, en déplaçant son fils sur ses genoux.
Le mouvement l’endormait toujours, et, même tourmenté par ses dents, ce court trajet avait eu son effet habituel.
Ceux qui avaient été alertés arrivaient par véhicules sur coussin d’air, ou en courant, parfois plus vite que n’allaient les bicyclettes rudimentaires fabriquées pour les courts déplacements. Les pneus n’étaient pas encore au point, mais les jantes de fer roulaient assez bien sûr les galets et la terre battue, et étaient plus rapides que la marche.
Toutes les lumières du hangar étaient allumées, et le bureau était ouvert, de même que les sas de Bébé et du KDL. Les véhicules étaient parqués partout en désordre.
Zainal fit entrer Kris dans le bureau le plus proche. La passerelle de l’épave leur en apprendrait autant que celles des vaisseaux, et il y aurait plus de place pour elle et le bébé. Même dans ces petits détails, Zainal était toujours plein d’attentions pour elle et Zane.
Scott, Beggs, Fetterman, Yowell et Coo étaient dans le bureau, et l’amiral leur fit vivement signe d’entrer.
— Il a déjà fait une orbite complète, et ce n’est pas gros. Pas assez petit pour être une sphère programmée, mais se déplaçant trop vite pour que nous puissions déterminer avec exactitude sa forme et ses dimensions.
— Cette chose, dit Coo, montrant la traînée laissée par l’objet, ça ne s’entend pas. Quelque chose a atterri.
Il parlait avec plus de force que ne le faisaient généralement les Deskis, énonçant ce qu’il avait sans doute déjà dit et répété à Scott. Puis Coo tapota d’un doigt arachnéen sur le poste de commandement des Fermiers, celui que Zainal et les autres avaient découvert il y avait plus d’un an de Botany, et d’où Dick Aarens avait volontairement lancé la capsule d’alarme.
— Alors qu’est-ce que…
Scott suivit du doigt la trajectoire de l’objet. À cet instant, elle se modifia et s’orienta nord-sud. Sous leurs yeux, l’objet décrivit plusieurs orbites autour du vaste globe de Botany.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Nous le saurons…
Zainal fit une pause, surveillant le déplacement de l’objet sur l’écran, et termina :
— … tout de suite.
Ils sentirent le picotement d’un scanner. Il gloussa.
— Oh, mon Dieu, dit Fetterman, s’effondrant sur un siège comme si ses jambes refusaient de le porter.
Kris avait senti les picotements parcourir tout son corps, et Zane gigota un peu contre elle dans sa couverture. Elle lui tâta la joue, se demandant si le scanner n’avait pas été nuisible pour un si petit corps, puis elle sentit la main rassurante de Zainal dans son dos.
— Je suis volontaire pour aller voir, dit Zainal.
Kris faillit dire « Oh non, tu n’iras pas », avant que Scott ne lève les deux mains en un geste de refus, sans quitter l’écran des yeux. Le portable bourdonna, et il l’alluma.
— On vient de passer au scanner ?
C’était la voix de Beverly.
— Coo dit qu’ils ont atterri au poste de commandement.
— Ici, on ne voit rien, dit Beverly.
Coo hocha la tête avec force, confirmant son rapport.
— Fek est d’accord, reprit Beverly. N’avons-nous pas établi qu’ils connaissent le transfert de matière ?
— Oh, oh, dit Yowell, titubant en arrière et s’effondrant sur le tabouret le plus proche, le visage traversé d’émotions conflictuelles : espoir, peur, anxiété, confusion.
Coo tourna la tête vers la porte du bureau, montrant du doigt quelque chose devant lui.
— Ils sont là ? demanda Scott.
Kris déglutit, resserrant machinalement ses bras sur Zane. Mais dès que Zainal bougea, elle fut derrière lui, devant tous les autres qui avaient hésité une fraction de seconde avant d’agir. Si leur destin venait à eux, elle voulait le voir.
Avant de sortir, elle jeta un regard en arrière, et vit la forme très reconnaissable de Fek dans le sas, puis Balenquah, son corps trapu silhouetté dans la lumière, suivi de la silhouette légèrement voûtée de Worrell. Le grand très droit devait être Rastancil. Il y avait aussi une femme assez frêle qu’elle ne reconnut pas et Slav. De Bébé, sortirent Mitford, Easley, Yuri, et le juge Bempechat.
Ils se rejoignirent formant un demi-cercle tourné vers l’extérieur. Ce qui se passa alors sous leurs yeux ne ressemblait à rien qu’ils aient vu dans un épisode de Star Trek. Pas de lumières, rayons ou colonnes de couleur. Ni aucun des effets spéciaux utilisés dans tous les films et vidéos de science-fiction que Kris avait vus. Et pourtant… quelque chose était là, formant une masse solide qui avançait vers eux, noyau plus sombre entouré d’une sorte de nimbe. Quelque chose qui, même dans la clarté incertaine de l’aube, semblait plus grand que le plus grand des humains en attente.
Puis cela ne fut plus grand mais sembla s’élargir. Elle reconnut la forme distinctive et les jambes en pattes d’araignée d’un Deski. À côté d’elle, Coo gargouilla, puis se raidit. De sa main libre, Kris chercha les longs doigts de Coo et les serra. De l’autre, elle abrita le visage de Zane. Zainal s’était déplacé, pour la protéger partiellement de son corps. Mais la plupart des silhouettes qui se formaient dans la brume, sauf que ce n’était pas une brume, étaient d’apparence humaine, en ce qui concernait le visage et les membres.
— Des métamorphoseurs, murmura-t-elle. Ils se métamorphosent en nous ?
Coo ravala son air. Terreur ? Appréhension ? Réaction défensive ? Kris resserra sa main, sans savoir si elle donnait ou cherchait du réconfort.
— Des métamorphoseurs ? dit Scott d’une voix sifflante, se penchant vers elle sans quitter des yeux ce qui était devant lui.
— Il y a un Deski et un Rugarien, et les autres sont des humains. Et à peu près dans la même proportion.
Quand la transformation fut complète, et qu’il ne fut plus possible de douter que les visiteurs représentaient les trois espèces se trouvant en face d’eux, chaque groupe regarda l’autre.
— Il n’y a pas de Catteni, dit Kris, d’une voix presque inaudible, cette omission provoquant chez elle un petit rire qu’elle réprima vivement.
Si c’étaient là les Fermiers – et tout tendait à le faire croire, car qui d’autre aurait pu enlever la Bulle – alors ils n’étaient pas parfaits et tout-connaissants. Cela lui rendit un peu d’assurance.
Pourtant, personne ne disait rien, et la tension montait. Si les visiteurs ne se montraient pas immédiatement agressifs, alors il fallait peut-être les traiter comme des hôtes, tous les huit. Nous avons le nombre pour nous, pensa-t-elle, quoique le nombre ne veuille pas dire grand-chose étant donné ce qu’ils viennent de faire. C’était tellement bête de se regarder comme ça en chiens de faïence.
— Salut, dit-elle, d’un ton à la fois amical et interrogateur.
Elle contourna Zainal, entraînant machinalement Coo avec elle, juste au moment où le juge Bempechat faisait un pas en avant. Elle eut conscience de son air idiot quand elle regarda le juge pour le consulter sur la suite.
Que ce fût ou non impertinent, elle ne le sut jamais, mais le juge lui adressa un bref sourire – elle en conclut qu’elle n’avait rien fait de vraiment déplacé – et tendit ses deux mains ouvertes, signe galactique, espérait-elle, indiquant qu’il n’était pas armé.
— Nous espérions depuis longtemps vous rencontrer, afin de vous expliquer notre présence sur une planète qu’à l’évidence vous cultivez depuis des millénaires, dit-il, inclinant légèrement le buste en un mouvement à la fois respectueux et accueillant. Je réalise que vous ne comprenez pas ce que je dis, mais j’espère que vous percevrez la sincérité de mes paroles. Nous savons que nous occupons frauduleusement vos terres, mais nous avons été amenés ici contre notre volonté, et nous ne pouvons pas retourner sur nos mondes d’origine.
Pendant que le juge parlait, Kris sentit une légère pression sur son front et sa nuque. Zane gigota bizarrement, et elle lui tapota le dos, geste qui le calmait d’habitude.
— Nous avons déménagé sur ce continent, parce que vous ne le cultivez pas à l’heure actuelle. Nous ne voulions pas gêner vos opérations sur l’autre continent. Nous souhaitons rester sur ce monde. Avec votre permission. Si toutefois c’est possible, car nous n’avons aucun moyen de quitter cette planète. Comment pouvons-nous nous faire comprendre ? D’une façon ou d’une autre ?
De nouveau, il ouvrit les mains, en un geste à la fois digne et implorant.
— Tout a été compris, dit une voix, remarquablement semblable à celle du juge.
Celui qui avait parlé l’avait fait si rapidement que Kris n’avait vu aucune bouche remuer. Puis elle réalisa que personne n’avait émis un son. La voix avait résonné dans sa tête. De nouveau, Zane s’agita dans ses bras.
— Nous sommes venus pour faire votre connaissance. Ne craignez rien. Nous ne blessons pas. Nous ne tuons pas. Nous n’habitons pas ici. Vous êtes tous très jeunes.
— Nous sommes une jeune espèce ? demanda Iri Bempechat, amusé.
— Oui, dit l’un des mâles, prononçant le mot avec sa bouche, quoique Kris l’entendît davantage dans sa tête que par ses oreilles. Très jeune.
Le juge Bempechat sourit.
— Les humains, oui. Mais je crois que les Deskis, dit-il montrant Coo, sont une espèce beaucoup plus ancienne que nous autres humains, ajouta-t-il, montrant Kris et lui-même.
— Nous avons vu les Deskis et nous ne nous sommes pas arrêtés chez eux. Ils évoluent bien. Pourquoi y en a-t-il tant ici ? Pourquoi y a-t-il trois… non, cinq… espèces sur cette planète ?
— Nous avons été largués. Nous restons, dit le juge d’un ton ironique, avec un bref regard à Zainal.
— Parce que les autres, comme celui-ci, dit le porte-parole, désignant Zainal d’une main élégante, vous ont exilés ici pour faire une colonie de ce monde.
— Je vois que nous n’avons pas grand-chose à vous apprendre, dit le juge Bempechat. Vous lisez nos pensées dans nos esprits.
— Si l’on peut dire.
Il y avait de la sympathie, plutôt que de la condescendance dans le ton, qui était maintenant moins un écho de celui du juge qu’un reflet de sa personnalité.
— Nous essayons de nous améliorer, dit le juge, inclinant le buste avec respect.
— Processus long et difficile, et qui est éternel. Mais vous, vous ne l’êtes pas.
— Et vous l’êtes ?
— Par essence.
— Pas comme les Eosis, dit Zainal.
L’entité tourna la tête vers le nouvel interlocuteur.
— Nous ne connaissons pas le nom ni ton image mentale de ces Eosis.
— C’est mieux pour eux, remarqua doucement quelqu’un, et un instant, Kris pensa que c’était Mitford.
La voix ressemblait à la sienne. Ou peut-être était-ce Yowell, car le sergent était dans le groupe central, et Vic beaucoup plus proche.
— Nous vous demandons votre aide pour mettre un terme à la domination que les Eosis exercent sur mon peuple, les Cattenis, et sur ces autres espèces, dit Zainal, montrant ceux qui l’entouraient.
— Cela nous obligerait à nuire à une espèce, chose que nous n’approuvons pas.
— Même si les persécutions continuent contre des espèces innocentes qui n’ont aucune protection contre des forces supérieures ? demanda le juge Bempechat.
— Si la violence est utilisée, il n’y a pas de réforme possible des désirs qui ont conduit à l’utilisation de la force, dit l’entité, doucement réprobatrice.
— Alors, comment évitez-vous l’emploi de la force ? demanda Scott, prenant la parole pour la première fois.
— Il y a des moyens. Découvrez-les.
Les silhouettes commencèrent à se dissoudre.
— Quel est votre nom ? demanda le juge Bempechat, s’avançant vivement pour les empêcher de partir.
— Vous nous avez donné le nom de Fermiers. Il nous va bien, dit le porte-parole avec un sourire bienveillant.
Kris se dit que cette entité aurait pu jouer le rôle de Jésus-Christ.
— Il n’est pas parmi vous ? entendit-elle dans sa tête.
— Ne partez pas, dit Zainal, s’avançant aussi, main levée. Pas si vite. Comment éviter d’employer la force quand elle est utilisée contre nous ? Comment nous libérer, nous et nos amis, de la domination des Eosis ?
— Est-ce que nous sommes autorisés à rester ici ? Sur votre planète ? demanda Kris, bondissant de l’avant, ce qui réveilla Zane, qui poussa un hurlement.
L’un des Fermiers s’avança d’un mouvement glissant. Les jambes bougèrent, mais la femelle – Kris lui trouva quelque chose de subtilement féminin – ne touchait pas le sol comme dans une marche normale.
— Ils observent bien.
De nouveau, une pensée fut insérée dans sa tête quand l’entité arriva devant elle et baissa les yeux sur Zane. Malgré les efforts de Kris pour le calmer, le premier hurlement fut suivi des sanglots effrayés. Non qu’elle blâmât Zane de réagir à l’atmosphère tendue, déçue et apeurée qui régnait. En tout cas, c’est ce qu’elle ressentait.
— Nous avons tellement de choses à vous demander. Tellement de questions à vous poser, dit Easley, d’un ton suppliant.
— C’est ton enfant ! dit la femelle, se retournant vers Kris.
Kris ne pouvait pas plus refuser de montrer son fils qu’elle aurait pu résister aux contractions qui l’avaient expulsé de sa matrice. Elle tourna Zane, le visage rouge de détresse, vers l’entité, qui se pencha sur lui, passa une main gracieuse, presque transparente, au-dessus de son visage, et instantanément, il sourit de contentement, émettant de charmants « areu-areu » à l’adresse de sa nouvelle admiratrice.
— Il y a beaucoup de nouveaux jeunes ici, poursuivit-elle – Chris dénota dans le ton un sentiment d’envie. – Envieux, nous le sommes !
— Alors, nous pouvons rester ? demanda gravement Kris.
— Vous pouvez rester. Nous observerons sans interférer.
— Est-ce que nous pouvons sortir ? demanda Zainal dessinant une sphère de ses mains.
— C’est pour votre protection, dit le premier qui avait parlé.
— Nous vous en sommes reconnaissants, dit le juge Bempechat, avec un regard d’avertissement à Zainal.
— C’est plus qu’on n’en peut dire des autres.
La pensée s’insinua dans l’esprit de Kris, puis la femelle inversa son glissement pour rejoindre son groupe.
À l’instant où ils furent tous réunis, ils disparurent.
Comme ça ! pensa Kris, tandis que son fils gargouillait joyeusement dans ses bras.
Puis ils se mirent à parler tous en même temps, essentiellement pour énoncer des récriminations : ils n’avaient pas appris grand-chose ; qui avait désigné le juge comme porte-parole ? ; et pourquoi on n’avait-on pas posé davantage de questions pendant qu’on avait les Fermiers sous la main. Et pour qui Zainal se prenait-il, d’aller demander une aide militaire à ces pacifistes ?
Scott demanda le silence. Le juge Bempechat dit avec humilité qu’il n’avait jamais eu l’intention de parler au nom de tous, mais qu’il s’était soudain surpris à s’exprimer. Balenquah reprocha vivement à Kris son stupide « salut ».
— Je ne pouvais guère leur demander de m’amener devant leur chef, non ? répondit-elle. Et ne crie pas comme ça devant mon bébé.
— Tu voulais le leur donner ? demanda Balenquah.
— Ne sois pas idiot. Elle voulait le regarder, dit Kris, s’éloignant de l’agaçant pilote.
Elle trouvait Aarens odieux, mais Balenquah inaugurait une toute nouvelle catégorie dans l’intolérable.
— ÉCOUTEZ TOUS ! tonitrua Scott pour dominer le brouhaha. Nous avons l’autorisation de rester. C’est le principal, non ?
Pendant qu’il parlait, ils entendirent des véhicules sur coussin d’air et des voix excitées se rapprocher du hangar.
— Dites donc, ils sont venus. On peut rester, hurla Lenny Doyle, sautant à bas du véhicule et entrant dans le hangar en jurant. Ils sont apparus devant le réfectoire et…
Il se tut, maintenant assez proche pour voir l’expression des assistants.
— On peut les appeler Fermiers, termina-t-il d’un ton perplexe. Ils sont venus ici aussi ?
Worrell, Léon Dane, Mayock et deux infirmières arrivèrent ensuite, dégringolant de la plate-forme du camion qui servait d’ambulance, avec l’air hilare de ceux convaincus d’apporter de bonnes nouvelles. Leurs sourires s’évanouirent quand, à leur tour, ils réalisèrent que leur expérience était loin d’être unique.
— Combien étaient-ils, les métamorphoseurs ? demanda Kris dans le silence.
Puis l’unité principale de communication se mit à bourdonner, tous les portables appelant en même temps.
— Hallucination collective plutôt rare, dit Léon Dane avec ironie. On devrait comparer nos informations. Nous pouvons rester, d’après ce qu’ils ont dit, et on peut les appeler Fermiers…
— Puisque le nom leur va bien, ajouta le juge du même ton.
— Avons-nous tous posé les mêmes questions ? demanda Léon, regardant tour à tour Scott et Zainal.
— Il faudra effectivement comparer nos informations, dit Scott, quand nous aurons répondu à tous ces appels. Kris, Yowell, Zainal, venez m’aider…
Et il montra du geste le tableau clignotant.
— Combien étaient-ils ? demanda Kris, quand elle eut le temps de repasser en revue les étonnantes apparitions simultanées des Fermiers devant tous les groupes de Botany. Même les mineurs en avaient reçu dix en délégation.
Aucun groupe de Fermiers n’avait comporté plus d’entités que le groupe qu’ils visitaient. Ils étaient cinq de quart au poste de commandement, et trois entités leur étaient apparues. Au réfectoire, où la majorité des colons étaient en train de déjeuner, ils en avaient vu trente. Quinze s’étaient manifestés à l’hôpital.
— Tous en même temps ? demanda Léon, stupéfait.
— Cinquante au moins, et ils ne pouvaient pas tous tenir dans leur petite navette ! dit Beverly.
— Tout dépend de l’espace qu’il faut à un métamorphoseur, remarqua Kris.
— Puisqu’ils sont apparus à nous tous, pourquoi certains n’en ont pas découvert sur eux plus que d’autres ? dit Scott, exaspéré. Nous avons tous eu l’occasion de poser des questions fondamentales.
— Oui, nous en avons tous eu l’occasion, dit Rastancil. Mais mes neurones ne fonctionnaient pas assez vite, et je n’ai pas remarqué que tu posais des questions essentielles toi non plus, Ray.
Malgré l’humour de la formulation, Scott parut en prendre ombrage.
— Sottises ! dit Kris. Ils sont plus habitués que nous à ces rencontres du troisième type. Nous sommes jeunes, ne l’oublions pas, pouffa-t-elle. Et vous croyez vraiment que nous avons obtenu des réponses sans fard d’une espèce disposant de leur technologie ? Nous sommes beaucoup trop jeunes pour mériter plus que les quelques minutes qu’ils nous ont consacrées.
— Considérons plutôt les aspects positifs de cette rencontre, dit Pete Easley, levant la main vers Scott en un geste d’apaisement, car l’amiral semblait le plus contrarié par cette occasion perdue. Nous avons maintenant la permission de rester. Et j’ai eu la nette impression que nous pourrons sortir de la Bulle, mais que d’autres, comme les Eosis, ne pourront pas passer à travers, ajouta-t-il, se tournant vers Zainal pour confirmation.
Zainal acquiesça de la tête.
— J’aimerais que tu organises un vol pour vérifier cette possibilité, Zainal. Aujourd’hui même, si possible, dit Scott, se raccrochant à un détail qu’il comprenait et qui lui permettait d’agir. Je ne sais pas si ça t’avancera pour ta Phase Trois, mais…
Il haussa les épaules.
— Qu’est-ce qu’ils voulaient dire par « c’est plus qu’on n’en peut dire des autres » ? demanda Kris.
Scott, Zainal et le juge la regardèrent, étonnés.
— Quand tu as demandé qu’ils enlèvent la Bulle, Zainal, et que le juge a dit que nous étions reconnaissants de sa protection, l’un d’eux a dit : « C’est plus qu’on n’en peut dire des autres. » Vous n’avez pas entendu ? dit-elle, regardant autour d’elle. J’ai été la seule à l’entendre ?
— Qu’est-ce que tu as entendu d’autre, Kris ? demanda le juge Bempechat, lui souriant, de l’air de dire que, lui aussi, avait eu des pensées insérées dans sa tête.
— Ils nous envient d’avoir des enfants, dit-elle, balayant l’assemblée du regard.
Elle saisit le regard de Pete Easley. Puis elle se rappela la remarque de la femme : « C’est ton enfant ! » Et c’était Pete qu’elle regardait alors, non Kris.
La vérité se manifestera tôt ou tard, non ? pensa Kris, et elle hocha la tête en souriant. Elle avait décidé de ne rien lui dire ; elle voulait le priver de cette satisfaction, par dépit. Il lui rendit son sourire, un sourire vraiment heureux, avant de montrer Scott, qui lui répétait une question.
— Désolée, Ray. Qu’est-ce que tu m’as demandé ?
— Qu’as-tu « entendu » d’autre que nous n’avons pas entendu ?
— Je ne sais pas, dit-elle en haussant les épaules. Je n’ai jamais pensé que c’était de la télépathie. Je croyais que nous entendions tous la même chose. À part le juge et moi, est-ce que d’autres ont eu des communications spéciales ?
— J’ai entendu nettement qu’ils vont examiner ce secteur galactique pour voir si des espèces sentientes sont apparues depuis leur dernière visite, dit Zainal.
— Leur dernière visite ? s’exclama Pete Easley, puis il siffla entre ses dents.
— Ils sont allés sur le monde des Deskis, dit Coo, plutôt fier.
— Alors, vous vous en tirez mieux que les humains, dit le juge Bempechat avec un grand sourire.
Kris remarqua que Scott avait ouvert la bouche pour parler, et que le juge avait prévenu l’amiral, avec un commentaire beaucoup plus diplomatique. Scott referma la bouche.
— Je crois, dit le juge, prenant crayon et papier, que nous ferions bien de noter tous les détails de cette étonnante rencontre tant que nos souvenirs sont frais, en additionnant les communications individuelles.
— Bonne idée, dit Léon.
— Le tout sera peut-être plus que ses parties, dit le juge. Nous devons demander aux mineurs de faire la même chose, et aussi à ceux du poste de commandement. À tous ceux qui ont rencontré nos Fermiers changeurs-de-forme.
Zainal partit dans la matinée, avec Marrucci, Beverly et Balenquah, pour voir si la Bulle les laissait sortir.
— Et rentrer, ce qui est encore plus important, dit Kris avec fermeté quand il lui apprit ce qu’ils allaient faire.
Il fallut toute la journée pour transcrire les différentes conversations avec les Fermiers, et quand tout fut mis sur le papier, ils réalisèrent qu’ils avaient effectivement beaucoup plus d’informations.
— Je me demande s’ils font ce genre de récapitulation sur le chemin du retour ? dit Kris, à un certain point de la difficile reconstruction de qui avait dit quoi, quand et où.
— J’en doute, dit Rastancil. Ils ont lu dans nos esprits sans problème, alors ils ont sûrement tous appris ce que les autres ont pensé ailleurs.
— Sans doute en temps réel, dit Worry avec un reniflement dédaigneux.
Contrairement à son habitude, il n’avait pas l’air inquiet le moins du monde.
Presque tous – du moins ceux qu’un problème spécial tourmentait – avaient reçu une réponse « individuelle ». Léon Dane, préoccupé par des maladies pour lesquelles il n’avait aucun traitement et qui attendait l’occasion de leur demander des conseils, avait été informé des plantes à rechercher et « comme une sorte d’explosion dans ma tête », des méthodes de préparation et des doses bénéfiques.
— Nous avons déjà testé la plupart des plantes, qui sont soit vénéneuses, soit presque mortelles. Mais des dosages infimes de substances dangereuses ont souvent une valeur thérapeutique si on les administre à bon escient. Ils m’ont fait un cours expéditif sur les ressources botaniques de la planète. Il semble qu’il existe, sur le continent sec, un arbuste qui peut fournir un anesthésique général. Mais ils préféreraient que nous fassions appel à notre unique acuponcteur, qui devra transmettre ses connaissances à d’autres.
— La fabrication des briques leur a plu, dit Sandy Areson. Et je sais maintenant où trouver cinq variétés différentes d’argile.
— Il m’a dit qu’il y avait d’autres arbustes à houppes cotonneuses qu’on pouvait utiliser pour tisser des étoffes, dit Janet. Il ressemblait beaucoup à Jésus-Christ.
— Qui est avec nous, ajouta Kris.
— Qu’est-ce que tu as dit ? s’écria Janet, indignée.
— « Il est parmi vous », voilà ce que j’ai entendu au sujet de Jésus, dit Kris.
— Et vous remarquerez, poursuivit Janet, se redressant avec dignité, qu’ils nous sont apparus sous forme humaine. Nous avons donc confirmation de l’apparence du Tout-Puissant. Humaine !
— C’est parce qu’il n’y avait ni Deski ni Rugarien dans ton groupe, dit Sandy Areson qui s’abstint de son irrévérence habituelle devant la religiosité de Janet. Nous, nous avons eu des Deskis et des Rugariens, parce qu’il y en avait qui déjeunaient avec nous autres humains.
Au poste de commandement, les sentinelles avaient été averties que leur présence n’était plus nécessaire. Les mineurs avaient été informés que les Fermiers n’avaient pas d’objections à l’utilisation des minerais et autres ressources minérales. Les bûcherons avaient été priés de ne pas abattre les arbres les plus vieux, et avaient reçu l’autorisation d’éclaircir les autres variétés poussant sur le second continent cultivé, car c’étaient des bois plus tendres, et mieux adaptés à « la fabrication d’artefacts utiles ».
Avaient été universelles la permission de rester sur le second continent, l’acceptation du terme de « Fermiers », et l’affirmation qu’ils n’approuvaient pas qu’on « nuise à une autre espèce ».
— Ils étaient tristes de nous voir si loin de chez nous, reconnut Coo.
— Et ? l’encouragea le juge Bempechat, comprenant qu’on lui en avait dit davantage. Ont-ils suggéré que tu rentres chez toi ?
— Pas maintenant, dit Coo. Je suis mieux ici.
Puis il sourit à sa façon.
— Beaucoup mieux.
— Nous aussi, ajouta Slav. Personne n’est en sûreté avec les Cattenis.
Il rapprocha ses sourcils, et rentra les lèvres pour les mordiller, exprimant ainsi une grande contrariété.
— Les Fermiers ne voient pas le danger ? ajouta-t-il, regardant tour à tour le juge, Scott, Worrell, et tous ceux qui étaient encore dans le bureau.
— Pas s’ils doivent faire du mal à une espèce, ce qu’ils semblent refuser, même à l’égard d’une race territorialement agressive comme les Cattenis…, commença le juge qui ajouta, quand Kris s’éclaircit la gorge : Je rectifie, mon amie… Comme les Eosis… qui ordonnent à leurs subordonnés cattenis d’agresser sans états d’âme.
— Dites donc, il arrive et je crois qu’il réussit, cria Bert Put.
Tous se pressèrent autour de l’écran pour voir le point minuscule qu’était Bébé. Le point disparut. La plupart acclamèrent et applaudirent cette vérification de la permission tacite des Fermiers. Mais Kris retint son souffle.
— À ta place, je respirerais, dit Easley debout près d’elle. Parce qu’ils peuvent mettre un bon moment à rentrer.
Par inadvertance, Kris rencontra son regard et expira lentement avec un sourire hésitant. Elle essayait de ne pas avoir de contacts avec lui.
— J’avais tellement bu ce jour-là que franchement, je ne me rappelle pas ce que j’ai fait, ni que je l’ai fait, dit-il à voix basse. C’est un bon bébé ?
— Il ne pourrait pas être meilleur, dit-elle, regardant le bébé endormi avec un sourire béat. Merci.
Puis elle ajouta, pour qu’il reste à sa place :
— Je crois.
Il gloussa avec ironie à cette rectification, puis il lui serra l’épaule avant de s’éloigner. Elle aurait presque préféré qu’il reste, car l’attente fut longue. Zainal devait montrer aux Eosis qu’il était sorti de la Bulle, elle l’aurait parié, sans doute en faisant tourner Bébé sur son axe autour des deux satellites. C’était bien de lui ! Mais elle n’était pas sûre de ce qu’il voulait prouver par là. Toutefois, elle était certaine qu’il avait un nouveau plan pour la Phase Trois. Et faire un pied de nez aux Eosis en faisait partie. Bien sûr, cela détruisait la fausse piste qu’il avait si soigneusement tracée pour leur faire croire qu’il était ailleurs dans la galaxie. Mais ne prenait-il pas un risque immense pour toute la colonie ? Et si maintenant la Bulle allait céder devant les vaisseaux de guerre des Eosis ?
Dans ses bras, Zane soupira et se nicha tout contre elle. Non, pensa-t-elle, il ne mettrait pas son fils en danger.
— Ah, il est rentré ! hurla Bert, ce qui fit gigoter Zane une fois de plus. Il revient à la maison !
Soulagée que Zainal ait réussi, Kris décida qu’elle pouvait maintenant se retirer discrètement. Zane aurait faim quand il se réveillerait ; elle devrait le changer également, et elle n’avait plus de houppes cotonneuses. De plus, elle était fatiguée, elle aussi, après l’excitation causée par la visite des Fermiers, puis la récapitulation de qui avait entendu quoi et où. Quand elle aurait fait manger son fils, elle aurait le temps de se reposer un peu avant le retour de Zainal.
Le satellite enregistra dûment l’émergence d’un petit véhicule du voile protecteur, sa brève orbite autour du satellite fixe, puis sa rentrée dans la Bulle. Rien ne pouvait être enregistré au-delà du voile, mais ce vol très bref était un phénomène assez important pour que le satellite envoie immédiatement un message à sa base.
À sa réception, le message fut immédiatement transmis au Mentat Ix, qui enragea. Il fut très vite établi que le véhicule était similaire au vaisseau de reconnaissance dans lequel Zainal était censé avoir quitté le système.
— Enlever les marques ne trompe personne, dit Ix. Et si un vaisseau de puissance si limitée peut franchir cet obstacle dans les deux sens, nous le pouvons aussi !
Le vaisseau de guerre, l’AAl, plus son vaisseau frère qui venait juste de passer ses tests de vol et d’être homologué, furent pourvus d’équipages et de fournitures pour un retour aussi rapide que possible dans le système en question. Une puissance de feu double de celle de la première visite suffirait sans doute à percer un trou dans ce qui – quoi que ce fût – avait entravé la sortie et interdit la rentrée de l’AAl.
— Cette fois, Zainal reviendra subir un châtiment approprié, dit le Mentat Ix, retournant dans sa tête les tortures qu’il ferait subir à l’élu qui ne s’était pas présenté sur l’ordre de l’Eosi.
Il savoura les scènes d’écartèlement, de flagellation, d’application de substances nocives sur les parties les plus tendres de l’anatomie du coupable.
Cependant, la nécessité d’atteindre de nouveaux sommets technologiques devint évidente pour tous les Eosis sans exception. Ils étaient restés oisifs trop longtemps, se complaisant dans leur domination de sept systèmes solaires, et l’exploitation de leurs richesses, sans penser à tous les mondes encore à découvrir pour le bénéfice et le plaisir des Eosis. Ils étaient au seuil d’une nouvelle ère de la domination eosienne ! Il ne fallait permettre à personne de restreindre le plaisir de cet exploit. La galaxie toute entière finirait par leur appartenir !
Quand elle fut attaquée par les forces spatiales eosiennes, la barrière demeura impénétrable à toutes combinaisons de missiles, rayons et forces disponibles : l’attaque se solda par un échec, et le bombardement de toutes les armes imaginables fut insuffisant à la percer. Seuls les résidents de la planète ignorèrent cette tentative.
À travers tous les systèmes dominés par les Eosis, les commandants et les gouverneurs furent informés de cette insulte inattendue. La nouvelle filtra jusqu’aux mondes asservis des Deskis, Rugariens, Ilginishs, Turs et Terriens, et sur les planètes colonisées de force. L’espoir revint ! Il revint, mais s’évanouit sous la sauvagerie vengeresse des Eosis, maintenant obsédés par la découverte d’un moyen de pénétrer la barrière, par quelque procédé que ce fût. Les Eosis avaient toujours été déplaisants ; maintenant, ils devinrent cruels. Tous leurs efforts tendirent à combattre le premier vrai test de la suprématie eosienne depuis que les Mentats étaient parvenus à sortir de leur forme corporelle pour trouver une sorte d’immortalité en utilisant les corps vigoureux des Cattenis.
Et la barrière restait toujours impénétrable.
Le Mentat Ix envoya donc tous les vaisseaux de reconnaissance dans les secteurs précédemment inexplorés, à la recherche de ceux dont la technologie avancée l’empêchait d’exercer la vengeance qui maintenant l’obsédait.