9
Une semaine plus tard, Yana remarqua une grande activité autour de la grande salle des fêtes de Kilcoole. Allant aux nouvelles, elle fut mise au travail par une Clodagh rieuse qui réquisitionnait toute personne valide pour la bonne cause. Vers midi, la salle avait été balayée et lavée à fond, les chaises disposées en rond tout autour, et les tables dressées sur tréteaux. On avait érigé une estrade pour les chanteurs et les musiciens, et allumé du feu dans les deux cheminées et le grand poêle pansu. Le panneau des paris sur la débâcle était suspendu à son clou, avec les jours et les heures, attendant que les villageois fassent leurs enjeux sur le jour et à l’heure approximative où la fonte des glaces commencerait et où les rivières se remettraient à couler.
La marmite du latchkay, le plus grand chaudron de Kilcoole, cuisait sur son trépied, et chaque fois que la vapeur secouait le couvercle, une odeur délicieuse s’en échappait. La cafetière géante était prête à mettre au feu, mais on attendait pour cela le début des festivités. Chopes et tasses étaient disposées sur de grands plateaux et quelqu’un avait fait don d’un plein seau d’édulcorant. Bientôt commenceraient à arriver gâteaux, tartes et friandises, suivis de près par les plats des meilleurs cordons bleus du village.
L’installation de la salle terminée, Yana regagna vivement sa cabane pour accomplir le reste de son devoir civique et cuisiner son plat chaud. Bunny avait suggéré des haricots sans doute parce que c’était impossible à rater, pensa Yana. Pourtant, trouvant qu’elle faisait de grands progrès en cuisine, Yana les assaisonna non seulement du poivre recommandé par Bunny, mais s’enhardit à y ajouter de l’ail, dont elle aimait le goût. Elle y jeta aussi une poignée de tomates séchées et de flocons de piments, parce que ces touches de couleur faisaient plus gai.
Elle venait de retirer ses haricots du feu quand Aisling et Sinead arrivèrent avec sa tunique terminée. Elle s’étonna qu’elles aient fini à temps, surtout étant donné la complexité de la décoration. Elle lui allait à merveille. Le décolleté en « V » était décoré avec goût de perles suivant les dessins de l’étoffe, en une sorte d’incrustation. Les manches, assez larges, étaient resserrées aux poignets, également décorés de perles. Et la coupe près du corps mettait sa minceur en valeur tout en effaçant ce qu’elle aurait pu avoir de trop anguleux. Il y avait des poches, elles aussi brodées de perles, où elle pourrait fourrer ses mains quand elle ne saurait pas quoi en faire. Le col était habilement décoré de morceaux de ces fils métalliques que Yana avait vus au magasin. Aisling accepta avec gratitude les sacs d’épices qu’elle lui offrit sur les conseils de Bunny.
Le temps qu’elles retournent chez elles, le moment était venu pour Yana de prendre un bain et de s’habiller pour les festivités. D’habitude, elle faisait une toilette de chat dans l’eau d’une cuvette chauffée près du poêle, mais elle ne voulait pas mettre sa tunique neuve sans s’être lavée à fond. Les sources chaudes, bien qu’à plusieurs kilomètres, étaient accessibles à pied, et elle y était retournée plusieurs fois depuis sa première baignade avec Sean. Généralement, elle n’y était pas seule, et ne s’était donc pas étonnée de ne plus y revoir le phoque « spécial » qu’elle devait traiter avec respect. S’était-elle montrée assez respectueuse, la première fois ? En ce matin du latchkay, tous les villageois s’y trouvaient, pour être beaux à la fête tant attendue. Ils plongeaient et chahutaient avec tant d’entrain que le bain finit par virer à l’événement sportif, et Yana s’en alla, bien emmitouflée pour la marche de retour.
– Salut, Yana, lui cria joyeusement Bunny comme elle atteignait sa porte. Tu veux que je te présente Diego Metaxos ? demanda-t-elle, montrant une silhouette chaudement couverte assise dans le traîneau. Tiens, donne ça au commandant...
Bunny lui fourra la poignée d’un thermos dans les mains en ajoutant :
– Commandant Yanaba Maddock, voilà Diego Metaxos.
De la main, elle lui fit signe de se lever.
Il se déplia lentement, chancelant sous le poids de la bouteille, et Yana le plaignit, sachant combien on pouvait être raide après une course dans le traîneau de Bunny.
– Comment va ton père ? demanda Yana, s’avançant pour lui prendre le thermos.
De près, elle le plaignit encore plus, car il avait le visage hagard.
– Elle dit que vous leur avez demandé de faire venir Steve, dit-il, indiquant Bunny de la main.
– Je n’ai demandé à personne de faire quoi que ce soit, Diego, dit-elle avec un rire modeste. J’ai simplement suggéré – à quelqu’un qui a le pouvoir d’autoriser ces choses – que sa présence pourrait rassurer ton père et améliorer son état. Et le tien.
– Oui. Merci.
Il commença à se retourner, remarqua que Bunny fronçait les sourcils, alors il se retourna dans l’autre sens, un petit sourire sur ses lèvres gercées, et ajouta :
– Du fond du coeur, commandant Maddock.
Maintenant, Yana comprenait pourquoi Bunny s’intéressait à lui. Non seulement il était à peu près du même âge, mais il était grand et bien bâti, avec des cheveux noirs, mi-longs et ondulés, et de grands yeux noirs ourlés de cils que n’importe quelle fille lui aurait enviés. Et son sourire, d’un charme certain, avait effacé son air perdu et hagard de tout à l’heure.
Qu’est-ce qu’il avait vu dans les grottes qui ait pu lui faire cet effet ? Non qu’Effem ne fût pas déroutante pour quiconque largué sans préavis à sa surface !
Ils se retournèrent tous deux pour partir, mais Yana se rappela soudain la tunique.
– Attends ! Tu en auras besoin pour le latchkay. Rentrant chez elle, elle en ressortit avec la tunique de Bunny.
L’adolescente en eut les larmes aux yeux.
– Oh Yana, c’est pour moi ! Comme c’est beau ! La déployant devant sa parka, elle se tourna vers Diego qui feignit l’indifférence, mais malgré sa nonchalance affectée, Yana eut l’impression de voir une lueur d’admiration dans ses yeux.
Bunny la serra dans ses bras.
– Merci ! Je vais m’habiller tout de suite !
Yana regarda Bunny et Diego sauter dans le traîneau et filer dans la rue, les chiens remuant la queue à l’approche de leur maison – et de leur pâtée.
Avec un sourire satisfait, Yana rentra dans sa cabane bien chaude pour sécher ses cheveux et se préparer pour la fête.
À sa grande surprise, quelqu’un frappa à sa porte comme elle se disposait à partir. Depuis une demi-heure, elle entendait des gens passer devant sa cabane, à pied ou en traîneau, bien qu’on ne fût qu’au milieu de l’après-midi. Elle avait passé son temps à se pomponner, essayant d’être digne de sa tunique, admirant les couleurs qui faisaient scintiller ses yeux, mettaient des reflets dans ses cheveux et lui donnaient même une mine superbe. Une visite ? Bunny, sans doute.
Avant qu’elle ait saisi la poignée, la porte s’ouvrit lentement et une silhouette couverte de neige – car il s’était remis à neiger – s’encadra sur le seuil. Elle reconnut les moufles artistiquement décorées quand Sean Shongili leva les mains pour rabattre sa capuche en arrière.
Inopinément, le coeur de Yana fit un saut périlleux dans sa poitrine. Et un autre quand Sean lui sourit.
– Si tu croyais que tu pouvais couper à ta chanson ce soir, c’est raté, dit-il, entrant et refermant la porte. Mais je vois que tu es habillée pour l’occasion. La couleur te va très bien, ajouta-t-il, approbateur.
Se rapprochant, il toucha les perles de son col et en suivit du doigt les dessins. Son sourire s’élargit et ses yeux argentés scintillèrent.
– Travail en collaboration, car je crois bien reconnaître le goût italien raffiné d’Aisling et de ma soeur.
Yana déglutit avec effort, peu habituée qu’on la complimente sur son apparence, et démesurément heureuse que Sean l’ait fait.
– Elles ont été très gentilles de la finir à temps pour le latchkay.
– Sinead n’aime rien tant qu’une bonne course contre la montre, dit-il avec un sourire énigmatique.
L’intensité de son regard lui rappela celui que Sinead lui avait lancé par-dessus leur feu de camp, bien que son visage fût très différent de celui de sa soeur.
– Tu... tu aurais dû voir la joie de Bunny quand je lui ai donné la tunique qu’elles ont faite pour elle, dit-elle, sachant qu’elle parlait pour ne rien dire.
Elle tendit le bras pour décrocher sa parka, que Sean reprit à sa main soudain sans force et lui présenta. Se sentant un peu bête, elle lui tourna le dos et écarta les bras pour trouver les manches. Il la lui enfila prestement, terminant en la lissant des deux mains sur ses épaules. Puis ses doigts lui effleurèrent la nuque, et elle réprima un frisson. Ses souvenirs de leur baignade aux sources chaudes l’envahirent et elle eut peur d’avoir rougi. Elle rabattit donc vivement la capuche sur sa tête et ferma sa parka, toujours lui tournant le dos, puis enfila ses moufles et prit la marmite de haricots. Puis, se retournant résolument, elle lui sourit, comme si elle n’était pas passée par mille émotions du simple fait qu’il l’ait aidée à mettre son vêtement.
– Allons-y. On attend mes débuts.
– Il paraît que le deuxième père du garçon est en route. Bonne idée, dit-il, comme ils s’engageaient dans la rue pleine d’ornières.
Des gens marchaient devant et derrière eux, et toutes les maisons avaient des lumières aux fenêtres pour éclairer le chemin jusqu’à la salle. Yana n’avait pas remarqué que tant de gens vivaient au village et dans les environs.
– Tout Effem est donc là ? demanda-t-elle, tentant d’estimer le nombre des participants au flot ininterrompu de la circulation et aux traîneaux déjà parqués devant la salle.
– Tout ce qui compte à Effem, dit-il en lui souriant.
Elle rumina un instant la réponse.
– Pourquoi devrais-je compter à Effem ?
– Pourquoi pas ?
Elle aurait voulu qu’il explique cette remarque et cesse d’être aussi énigmatique quand quelqu’un le héla d’un traîneau. Saisissant le bras de Yana, il l’abrita d’une gerbe de neige en répondant joyeusement. Ils durent louvoyer entre les traîneaux et les chiens, prenant grand soin de ne pas marcher sur les bêtes à demi enterrées dans la poudreuse recouvrant la neige dure.
En arrivant devant la porte, ils entendirent des voix joyeuses, le frottement des archets, le gémissement de l’accordéon, le son grêle d’un sifflet, la vibration grave du bodhran. La lumière scintilla sur la sciure recouvrant la neige piétinée quand la porte s’ouvrit, lâchant une bouffée d’air chaud aux parfums de cuir, de savon et d’herbes.
Dès qu’on reconnut Sean, tout le monde se pressa autour de lui, le séparant de Yana. Elle haussa les épaules, impressionnée par sa popularité, puis, enlevant sa parka, elle chercha un crochet où la suspendre. Elle finit par renoncer et la jeta sur un tas de vêtements qui grandissait à vue d’oeil à mesure que les gens arrivaient. Elle ôta ensuite ses bottes, les attacha ensemble par les lacets et les posa à côté.
Un bras la prit par la taille et l’étreignit étroitement. Elle allait se dégager quand elle réalisa que c’était Sean. Puis il la guida vers la piste et elle se retrouva, bon gré, mal gré, en train de danser une polka endiablée avec son souriant cavalier.
Les spectateurs semblaient déterminés à encourager Sean à redoubler de vitesse et d’agilité. Accrochée comme une noyée à son épaule et à son bras protecteur, elle voyait la salle tournoyer autour d’elle. À peine un mois plus tôt elle aurait été prise de quintes incontrôlables, mais maintenant, elle ne ressentait même pas le besoin de boire du sirop de Clodagh. Elle était hors d’haleine, bien sûr, mais seulement à cause de cette danse dans les bras de Sean, qui tournoyait dans la foule des danseurs. Il ne fallait pas qu’elle se mette à tousser ici ! Elle pourrait se faire piétiner à mort si elle perdait l’équilibre ! Mais c’était très excitant. Elle n’avait jamais – même quand Bry se montrait extrêmement sociable – dansé ainsi sans aucune inhibition. C’était incroyablement exaltant, elle dansait avec un tourbillon. Elle ne comprenait pas comment Sean parvenait à conserver son équilibre et encore moins comment il pouvait danser si légèrement, et pourtant, elle qui marchait à peine cinq semaines plus tôt sans être pliée en deux par la toux, elle arrivait maintenant – presque – à le suivre. Était-ce dû au romanesque de la situation, ou aux effets bénéfiques du sirop de Clodagh, elle ne le savait pas, mais elle était aux anges.
La danse ne s’arrêta que lorsque les musiciens eurent besoin de reprendre leur souffle et de s'humidifier la gorge. Épuisée et haletante, elle fut obligée de se cramponner à Sean de peur de tomber, et elle frissonna au contact du corps vigoureux et musclé qui la soutenait, des mains qui enserraient sa taille, et lui donnaient la chair de poule. Elle savait qu’elle aurait dû s’écarter, mais elle n’en avait pas envie, pas la moindre.
Elle avait le visage inondé de sueur et envisagea de l’essuyer rapidement si elle ne voulait pas dégoûter son cavalier. Sauf qu’au même instant Sean posa contre la sienne une joue tout aussi humide et lui dit à l’oreille en riant :
– Ah, vous autres de hors-planète, vous savez vous y prendre pour épuiser quelqu’un à danser !
– Moi ? s’exclama-t-elle, feignant l’indignation et s’écartant un peu pour voir s’il plaisantait.
Ses yeux argentés brillaient de malice ; il la serra plus fort dans ses bras, mais la pilota cette fois vers l’immense bol de punch dont la liqueur étourdissante de Clodagh composait sans doute l’essentiel. Une boisson lui ferait du bien pour humecter sa gorge desséchée. Délicatement, elle sortit son unique mouchoir et s’épongea le visage. Sean fit de même en la lâchant pour aller leur chercher deux tasses, saluant ses amis au passage.
– C’est parfait, dit-elle, tournant le liquide dans sa bouche pour lui laisser le temps de s'hydrater.
Sean la reprit par la taille et la serra contre lui.
– Rien de meilleur pour calmer la nervosité d’une chanteuse, lui murmura-t-il à l’oreille.
– Tu n’avais pas besoin de me le rappeler ! dit-elle, feignant l’indignation.
Car elle était parvenue à oublier l’épreuve qui l’attendait.
– Reste avec moi, bébé, dit-il d’une voix faussement canaille, et tu n’auras à t’inquiéter de rien !
– Tu as l’intention de m’enivrer ?
– Personne ne peut s’enivrer avec le punch de Clodagh, répliqua-t-il, ajoutant avec un sourire lascif : mais tu planeras tellement que ça n’aura pas d’importance.
– Alors, je bois à cet état enviable, dit-elle, avalant d’un trait le reste de sa tasse.
Il la lui prit des mains et la tendit à la serveuse qui la remplit une fois de plus.
– Attention, si j’en bois trop, je vais oublier les paroles !
Sean secoua la tête en lui rendant sa tasse.
– Il y a des mots qu’on n’oublie pas, Yanaba.
Lui posant légèrement les doigts sur le coeur, il ajouta :
– Certaines paroles viennent de là et, une fois prononcées, elles ne s’oublient jamais.
Elle le regarda longuement, tourmentée par quelques angoisses que le punch n’avait pas encore estompées. Primo, pourquoi avait-il insisté pour qu’elle chante ? Secundo, pourquoi lui avait-elle obéi ? Et tertio, devait-elle s’exécuter ?
– Tu as déjà placé ton pari ? lui demanda-t-il, montrant le panneau des paris sur la débâcle devant lequel une petite foule s’était attroupée. Tolubi se trompe de deux jours et six heures.
– Comment le sais-tu ? demanda-t-elle en le regardant d’un air soupçonneux.
Il haussa les épaules avec nonchalance.
– Je suis interdit de pari. Je suis tombé juste trop souvent.
– Et moi, je peux parier ?
Sean la regarda dans les yeux.
– Tu pourrais. Mais, sachant que j’ai toujours raison, le ferais-tu ?
Elle soutint son regard.
– Si tu as toujours raison, j’aurais un avantage injuste.
– Tu peux quand même parier, dit-il d’une voix neutre, le regard indifférent.
– Si c’est sûr, ce n’est plus un pari, dit-elle. Et d’ailleurs, je ne suis pas joueuse.
Elle lui fit un sourire cocasse et ajouta :
– Je perds toujours et je ne voudrais pas faire baisser ta moyenne.
Sean éclata de rire, les yeux scintillants, et elle comprit qu’il était ravi de sa réponse.
– Quel aurait été mon prix ?
– Je ne sais pas ce que c’est cette année, répondit-il. En général, un crédit au magasin de la Compagnie ou des chiots, si l’on en attend de bons au printemps.
La musique reprit et Sean l’entraîna sur la piste avant qu’elle ait pu protester, enserrant sa taille d’un bras puissant qui l’empêchait de s’esquiver, les doigts de son autre main étroitement enlacés aux siens.
Pendant cette danse, elle eut le temps de regarder les assistants assis autour de la salle et elle se demanda si toute la population « indigène » d’Effem s’était rassemblée dans cet unique endroit. Les enfants couraient au bord de la piste, trébuchant sur les pieds des danseurs, hurlant en tombant, relevés et consolés par ceux qui les relevaient et les brossaient ; les jeunes femmes échangeaient leurs bébés quand on venait les inviter à danser. Les fillettes dansaient avec leurs grands-pères, les adolescents invitaient leurs tantes et leurs grands-mères, ou enseignaient les pas à des cousins plus petits ; d’autres jeunes gens, un peu plus âgés, attendaient, l’air embarrassé, qu’une fille de leur âge viennent les inviter, et souvent, les petites filles et les femmes dansaient ensemble, de même que des garçonnets avec des hommes adultes. Quiconque n’avait pas de cavalier dansait avec la première personne lui tombant sous la main.
Yana repéra Bunny, ravissante et très féminine, en grande conversation avec Diego près de la table du buffet ; Diego grignotait un friand et Bunny mordait dans un gros bout de gâteau.
Sean était excellent danseur, sans doute le meilleur de tous ceux qu’elle avait connus, et, pour une fois, elle était capable de suivre. Elle n’aurait pas voulu lui marcher sur les pieds, d’autant moins qu’il avait ôté ses grosses bottes, remplacées par de magnifiques mocassins brodés de perles. Elle regrettait de ne pas en avoir, elle aussi, mais qu’importe ? Le punch de Clodagh commençait-il à faire son effet ?
Entre chaque danse, Sean remplissait sa tasse et circulait avec elle dans la salle, bavardant en passant, toujours énigmatique.
– Qui sont ces gens ? lui demanda-t-elle à l’oreille, comme ils abordaient un nouveau couple.
– Les parents d’une victime de Bremport, dit-il.
– Ah non, ce n’est pas juste ! s’écria-t-elle, essayant de se dégager, mais il la retint d’une main ferme.
– Pourquoi ? Ils savent que tu vas chanter. Ils voulaient te connaître. C’est fait. Tu es leur dernier lien avec leur mort.
– Non, ce n’est pas juste envers moi, Sean !
– Si, parce que maintenant, tu sais quels visages regarder quand tu chanteras.
– C’est pour ça que tu t’attaches à moi comme une sangsue ? demanda-t-elle, amère. Pour que je ne puisse pas couper à cette corvée ?
– Ce ne sera pas une corvée, Yanaba, mais une libération, dit-il avec douceur, et avec une telle tendresse qu’elle se sentit fondre.
Au diable Clodagh et son punch ! Voilà qu’elle rougissait maintenant !
Au même moment, elle remarqua que Bunny et Diego ne s’étaient pas séparés une minute.
– Oui, tu n’es pas toute seule ; Diego va chanter aussi, dit Sean, suivant son regard. Ces malheureux apprécieraient-ils un peu de compagnie ? ajouta-t-il en riant, se dirigeant vers eux.
Quelque chose dans le regard que Bunny posait sur Diego la força à s’arrêter.
– Non, Sean, il vaut mieux ne pas les interrompre.
– C’est vrai, dit Sean regardant le jeune couple, pensif. Nous ne les dérangerons pas. Bunny le manoeuvre comme un chef.
– Le manoeuvre ? dit Yana, hérissée.
Sean haussa les épaules, le visage neutre.
– Lui tient compagnie, si tu préfères. Il connaît moins de gens que toi ici.
À cet instant, Sinead et Aisling qui dansaient – Sinead conduisant ainsi que le voulait son rôle dans le couple – se retrouvèrent près d’eux. Toutes deux portaient de magnifiques tuniques de cuir, blanche pour Aisling, bleue pour Sinead, si joliment brodées de perles que des bijoux n’auraient pas fait plus d’effet.
– Vous vous amusez ? demanda Sinead, le visage neutre, mais avec une imperceptible ironie qui semblait un message secret destiné à Sean.
– Maintenant que tu en parles, oui, je m’amuse, dit-il, avec la même ironie, la regardant dans les yeux. Et toi, Yana ?
– Moi ? Oui, bien sûr !
Sinead hocha la tête et s’éloigna en dansant.
– Ne fais pas attention à elle, dit Sean, entraînant Yanaba d’une pirouette.
Yanaba vit sa bouche frémir. D’irritation sans doute, pensa-t-elle. Enfin, les soeurs avaient toujours irrité les frères depuis que le monde était monde.
Juste au moment où elle se demandait si les musiciens avaient cédé leur place à d’autres parfaitement identiques pour soutenir un tel feu roulant de danses endiablées, ils posèrent leurs instruments et évacuèrent la petite scène.
Comme s’il l’avait prévu, Sean l’avait pilotée vers le bol à punch où ils arrivèrent lorsque mourut la dernière note, et il lui mit une tasse pleine dans la main.
– J’aurai les idées trop floues pour chanter, dit-elle, voulant la reposer.
– Non, bois. C’est à toi.
Puis il la guida vers la scène, avec une hâte qu’elle trouva déplacée.
– Non, non, Sean, protesta-t-elle, remarquant tous les yeux fixés sur elle.
Avec la rapidité tranquille caractérisant les changements de comportement des Effémiens, tous s’installaient en silence autour de la salle tandis que Sean, inexorable, la conduisait vers le podium. Même les enfants se taisaient, et les bébés s’étaient tous endormis.
– Si, si, Yana.
– Pourquoi moi ? protesta-t-elle.
Pourtant, ses pieds continuaient à suivre Sean.
– Tu es l’héroïne.
Elle essaya de dégager son bras, mais Sean resserra sa prise, puis elle trébucha contre la caisse formant la marche donnant accès à la scène, et elle se retrouva debout en plein milieu, misérable, tous les regards concentrés sur elle, se raidissant avant l’épreuve. Comment ce qu’elle pourrait dire ou chanter arriverait-il à adoucir leur peine ?
Sean leva les deux bras, les derniers bruits se turent et un silence total se fit.
– Voici le commandant Yanaba Maddock, annonça-t-il, tournant lentement la tête pour embrasser toute la foule du regard. Vous la connaissez tous. Elle va chanter.
Puis, avec une révérence curieusement cérémonieuse, il lui fit signe de s’asseoir sur l’unique chaise.
Elle s’y laissa tomber, sans force. Chanter ? Parce qu’il fallait chanter, maintenant ?
Elle perçut une douce vibration et vit Sean, le bodhran dans une main, battre doucement la mesure de l’autre. Elle battit des paupières, et, soudain, la mélodie lui revint. Elle ne l’avait pas répétée depuis le soir – si loin déjà – où, à force de cajoleries, Sean l’avait persuadée de faire son récit, et où elle avait ensuite enregistré les paroles. Mais elle les avait là, sur le bout de la langue, dans l’ordre voulu et sur le rythme du bodhran, et sa voix les chantait. Elle ne voyait et n’entendait rien, parce que son esprit était retourné à Bremport pendant ces minutes surréalistes et macabres d’horrible impuissance, et elle se demanda comment elle pourrait continuer, la poitrine douloureuse, la gorge serrée, et les paupières baissées pour retenir ses larmes. Elle regrettait de ne pas avoir bu davantage, et pourtant, elle avait bu beaucoup pour se laisser aller ainsi, pour interpréter ainsi, comme machinalement, quelque chose qui ne découlait pas d’un entraînement séculaire.
Comme de très loin, elle entendit sa voix et elle n’avait jamais remarqué qu’elle sonnait ainsi, contralto vibrant qui montait et descendait tour à tour. Elle ne prit conscience de ce qu’elle chantait qu’à la fin :
Je fus envoyée ici pour mourir, ici où
Les neiges vivent,
Où les eaux vivent, où les arbres et les bêtes vivent,
Et vous.
Comme la dernière note mourait lentement, elle baissa la tête, le visage inondé de larmes qui lui tombaient sur les mains. Immobile, elle ne savait pas ce qu’elle devait faire.
Peut-être que Sean viendrait la libérer.
Puis deux mains calleuses pressèrent les siennes, se retirèrent, immédiatement remplacées par deux autres.
À la troisième paire de mains, elle leva les yeux, car leur contact était comme une bénédiction qui guérissait son chagrin et tarissait ses larmes. Elle sourit même à un nouveau couple de parents qui posaient leurs mains sur les siennes, la remerciant sans paroles. Voyant leurs yeux pleins de larmes – des larmes d’un chagrin curieusement sublimé –, les siennes cessèrent de couler, l’étau bloquant sa poitrine, et son coeur se desserra.
La petite cérémonie terminée, Sean la reprit par le bras et la ramena près du bol à punch où Clodagh en personne, hochant la tête avec approbation, remplit une tasse qu’elle passa solennellement à Sean qui la donna à Yana.
Puis Sean, lui entourant les épaules de son bras, la guida vers deux places qui s’étaient magiquement libérées sur un banc et s’assit avec elle, épaule contre épaule, hanche contre hanche, cuisse contre cuisse. Elle se sentait vidée mais exultante, non plus triste mais infiniment soulagée. Elle buvait son punch à petites gorgées, tête baissée, savourant ce qui était, comme Sean l’avait prédit, une guérison.
Des murmures, curieux et impatients, lui firent lever les yeux, et elle vit Bunny qui conduisait Diego vers la scène.
– Voici Diego Metaxos, dit Bunny, levant les deux bras et embrassant l’assistance du regard comme l’avait fait Sean. Il doit chanter.
Yana espéra qu’elle avait affiché autant de calme que lui. Il s’assit avec plus de grâce qu’elle, mains posées sur les genoux, doigts écartés.
Je suis nouveau, arrivé en pleine tempête.
Tempête de coeur, d’esprit et d’âme.
J’ai cherché et trouvé la tempête avec Lavelle.
Elle me sauva quand le traîneau s’est crashé
De la chaleur de son corps, elle me sauva
De l ’intelligence de son esprit, moi et mon père, elle nous sauva
Me sauva pour voir la caverne
Que tous disent que je n’ai pas vue.
Le ton était ironique, et la voix de ténor jeune et étonnamment vibrante, et pourtant, Yana soupçonnait que lui non plus n’avait jamais chanté en public.
Mais j’ai vu les cavernes et l’eau et les formes
Sculptées par l’eau et le vent.
J’ai vu la neige scintillante comme une étoffe brodée
De pierreries.
J’ai entendu la glace qui répondait, la neige qui riait.
J’ai vu les bêtes de l’eau et de la terre,
Et elles riaient aussi.
Tous furent bons avec moi et répondirent à mes questions
Mais je ne sais pas quelles questions j’ai posées
Je ne sais pas quelles réponses ils m’ont faites.
Je sais la caverne, l’eau et les branches parlantes
La glace parlante et la neige rieuse.
Je sais que vous savez aussi.
Alors, écoutez mon chant et croyez-moi.
Car j’ai vu ce que vous avez vu.
Et je suis transformé. Écoutez mon chant. Croyez-moi.
Le chant passionné mourut lentement, et Diego rejeta la tête en arrière, leur tendant les bras d’un air suppliant.
Ce ne fut d’abord qu’un murmure, s’enflant à mesure que chacun s’y joignait, puis les gens se mirent à taper des pieds en cadence, en un crescendo qui assourdit tant Yana qu’elle eut envie de se boucher les oreilles, mais si elle l’avait fait, elle n’aurait pas entendu la réponse.
– Nous te croyons ! NOUS te croyons ! NOUS te croyons !
Elle cria avec les autres. Parce qu’elle ne pouvait pas douter de ce qu’il disait. Au même instant, tout le monde se pressa vers lui. Sur la scène, Bunny le serra dans ses bras, et soudain, il se mit à pleurer, délivré comme elle l’était maintenant.
Ces psalmodies inuits avaient du bon.
L’émotion provoquée par la chanson de Diego l’étreignait toujours quand une voix lui dit à l’oreille :
– Ça, c’était très touchant.
La voix appartenait à Torkel, qui lui évita de se retourner en lui touchant légèrement les épaules. Sean n’était plus près d’elle.
– Très touchant. J’ai bien fait de convaincre Giancarlo de le laisser venir ici ce soir. À l’évidence, il avait besoin de donner libre cours à ses émotions, mais je trouve très curieux, lorsqu’il persiste à affirmer, sur le mode poétique, que les divagations de son père sont réelles, que les villageois l’approuvent.
– Peut-être est-ce parce que les villageois sont plus observateurs que la Compagnie, dit Yana, sarcastique.
– Oh, mais les villageois font partie de la Compagnie, eux aussi. Et peut-être a-t-on accordé trop peu d’attention à ce fait dans le passé.
– Oh, voilà une idée qui me paraît dangereuse, dit-elle d’un ton qu’elle voulait léger, quoique parlant très sérieusement.
– Peut-être légèrement prophétique, reconnut-il, la bouche tout près de ses cheveux. J’espère que ma présence n’offensera personne. Il fallait que je voie par moi-même ce que c’était que cette fête qui vous excitait tellement, Diego et toi. Pourrais-je te persuader de m’accorder une danse ? Si ta santé te le permet ?
– Elle semble me le permettre, dit-elle, cherchant Sean du regard.
Mais les musiciens ne sont pas encore revenus, ajouta-t-elle, se sentant ridicule, pieds nus dans ses chaussettes – seul substitut à ses bottes arctiques –, sa tunique maison et ses pantalons d’uniforme, embarrassée comme un personnage sorti d’un roman de Jane Austen. Écoute, Torkel, ajouta-t-elle, se dégageant et se retournant vers lui, je te suis très reconnaissante, je suis très contente de ta compagnie et de l’intérêt que tu me portes, et, en temps normal, je ne demanderais pas mieux, mais...
– Oho ! dit-il, les yeux rieurs, feignant d’être déçu. Je ne suis pas le seul à t’apprécier, hein ? J’espérais que les indigènes seraient trop arriérés pour le remarquer. Mon estime pour ces gens augmente de minute en minute.
Dieu merci, son ego était assez solide pour qu’elle n’eût pas à craindre de perdre son amitié – ni son aide – en refusant de flirter. Elle l’embrassa sur la joue.
– Idiot, va !
Il prolongea le contact en la serrant dans ses bras, puis ses épaules s’affaissèrent, mimant la déception.
– Et voilà pour la raison principale de ma venue !
À ce moment, Aisling s’approcha, bras tendus, donnant à Yana une bonne excuse pour s’écarter de Torkel.
– Yana, je tiens à te dire que j’ai trouvé ton chant magnifique et qu’il signifie beaucoup pour moi et pour les autres.
– Merci, Aisling. Et encore merci de m’avoir fait cette merveilleuse tunique.
Aisling rougit de plaisir.
– Je t’en prie. Mais c’est vrai qu’elle te va très bien.
Elle décocha à Torkel un regard inquisiteur, nuancé de... non, pas d’hostilité, se dit Yana..., de méfiance.
– Aisling, je te présente un vieux camarade de bord, le capitaine Torkel Fiske. C’est grâce à lui que j’ai eu ces coupons de tissu et que Diego est là ce soir.
– Très gentil à vous, capitaine, dit Aisling lui tendant sa main aux doigts fins et démesurés, pensant qu’il allait la serrer dans la sienne.
Mais, toujours galant, Torkel la porta à ses lèvres.
– Dis donc, Yana, dit Sinead, paraissant derrière sa compagne et tendant aussi la main à Torkel. Dis à ce monsieur qu’Aisling et moi, nous partageons tout.
Là encore, le ton était cordial, mais avec une nuance circonspecte, cette fois plus nettement hostile, mais pas parce que Torkel baisait la main d’Aisling.
Elle est peut-être possessive à mon égard à cause de Sean, se dit Yana.
– Torkel, Sinead Shongili.
Ils se regardèrent, comme des escrimeurs évaluant leurs forces respectives, puis il baisa la main de Sinead, après quoi elle le surprit car elle baisa aussi la sienne, puis se lécha les lèvres.
– Hum, phalange poilue. Papa aussi avait les phalanges poilues.
– Elle me plaît, dit Torkel.
– À moi aussi, dit Aisling, entourant de son bras les épaules de Sinead.
– Écoutez, dit Torkel aux trois femmes d’un ton confidentiel. Peut-être que vous pouvez m’aider dans une tâche aussi pénible. Et vous saurez si je dois l’accomplir maintenant ou attendre la fin de cette fête.
– Bien sûr, Torkel, dit Aisling.
– De quoi s’agit-il, mon vieux ? dit Sinead.
– J’ai besoin de savoir qui est le plus proche parent d’une dénommée Lavelle.
– Lavelle ! s’écria Sinead. Il lui est arrivé quelque chose ? Où est-elle ?
Torkel serra les dents et fit un geste d’apaisement.
– Je pense que je devrais d’abord prévenir la famille, non ? D’autre part, j’aurai sans doute besoin de votre appui quand je les aurai mis au courant.
– Oh non, dit Aisling qui avait compris.
Sinead lui toucha doucement le bras.
– Va donc dire à Clodagh et à Sean qu’on a besoin d’eux pendant que j’irai chercher Liam avec Yana et Torkel.
Elle ajouta à l’adresse de Torkel :
– Le mari de Lavelle est malade depuis longtemps. Il n’est pas là ce soir. Nous allons ramener son fils Liam chez Yana et lui demander de prévenir son père. Leur fille habite à la baie de Tanana et leur autre fils est dans le corps spatial, stationné à Mukeijee 3.
À ce moment, Yana vit Sean, un bras sur les épaules de Bunny, l’autre sur celles de Diego, en grande conversation avec Diego et se dirigeant vers elle. Immédiatement derrière venait Clodagh, et ils s’arrêtèrent devant Sinead venue à leur rencontre.
Clodagh leva la main, agitant les doigts avec impatience pour faire taire Sinead. Puis ils rejoignirent tous Yana et Torkel.
Elle sait, se dit Yana, voyant Clodagh fendre la foule droit vers eux comme un astronef traversant une ceinture d’astéroïdes. Elle sait déjà. Mais comment ?
Torkel interceptait Sean et les jeunes gens.
– Diego, tu as beaucoup de talent, fiston, dit-il.
Torkel était très beau, et si paternel envers Diego, se dit Yana. Il avait sagement choisi de ne pas venir en uniforme, malgré le caractère officiel de sa visite. Il portait un pantalon de drap rouille et un gros pull aux motifs vert mousse, rouille et crème qui mettait ses cheveux et ses yeux en valeur. Il était plus grand que Sean, et plus large, et, naturellement, leurs chevelures étaient différentes, rousse pour l’un, argentée pour l’autre, comme le feu et la glace. Sauf, se rappela-t-elle, rougissant intérieurement, qu’il n’y avait jusque-là rien eu de glacial dans ses rencontres avec Sean Shongili.
– Sean, disait Sinead, cet homme est là parce qu’il est arrivé quelque chose à Lavelle.
Sean ferma les yeux et serra les lèvres, le visage douloureux, mais ce n’était rien, comparé à la réaction de Diego.
– Quoi ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda-t-il à Torkel, les yeux flamboyants, les poings serrés. Qu’est-ce que vous lui avez fait, espèces de débiles ?
Torkel eut l’air sincèrement peiné.
– Rien, fiston. Nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé, et nous ne le saurons pas avant le rapport d’autopsie.
Sean releva brusquement la tête.
– Autopsie ?
– J’en conclus donc qu’elle est morte ? articula Sinead d’un ton méprisant.
Torkel poussa un profond soupir de frustration.
– Je vous en prie. Permettez-moi de prévenir d’abord la famille.
– Sinead, dit doucement Clodagh, et Sinead s’enfonça dans la foule.
Diego, qui jusque-là ne semblait qu’apprécier modérément la présence de Torkel, explosa.
– Vous l’avez tuée, canailles ! s’écria-t-il.
Sean le retint, décision judicieuse car Diego s’élançait vers le capitaine, crachant avec colère :
– Vous n’avez pas arrêté de la harceler, et pourtant vous n’avez jamais voulu croire ce qu’elle disait ni ce qu’on vous disait tous ! Alors vous l’avez torturée à mort ! Allez au diable ! Pourquoi vous ne l’avez pas laissée tranquille ? Vous ne croyez pas la vérité quand on vous la dit. Elle vous a dit ce qui s’était passé. Papa et moi, on vous a dit ce qui s’était passé. Et vous l’avez torturée parce que vous ne l’avez pas crue. Et elle est morte.
– Non, fiston, je...
– Si vous n’y reteniez pas mon père, je ne retournerais jamais à la Base ! Jamais ! Partons ! Vous êtes trop bêtes pour...
Clodagh essayait de le calmer par des paroles apaisantes, mais elle ne le connaissait pas bien.
Yana non plus, mais elle pouvait expliquer cette réaction. En un très court laps de temps, l’adolescent avait subi plusieurs traumatismes, et le dernier était de trop. Chanter son expérience l’avait profondément bouleversé, débridant sa blessure. Mais avant qu’elle ait eu le temps de se cicatriser, la révélation de Torkel était venue l’aggraver.
– Metaxos, écoute-moi, dit-elle, d’une voix calme mais ferme. Nous pouvons découvrir la vérité. Il y aura un rapport. Ils ramèneront le corps. Je retournerai avec toi à la Base et j’enquêterai personnellement sur ce qui s’est passé, même si je dois aller chercher Lavelle moi-même.
Diego releva brusquement la tête, les yeux flamboyants.
– Tu es avec eux. Comment veux-tu que je te fasse confiance ?
– Allons, Diego, dit Bunny.
À cet instant, Sinead les rejoignit en compagnie d’un jeune homme au visage fermé.
– Capitaine Fiske, voilà Liam Malloney, le fils de Lavelle.
– Ma mère est morte, c’est ça ? dit Liam à Torkel.
Contrairement à Diego, Liam était très calme extérieurement. Un peu comme s’il attendait la nouvelle, se dit Yana.
– Enfin, oui. J’aurais voulu l’annoncer à vous et votre père ensemble.
– Sans vous offenser, capitaine, je crois que mon père n’a pas envie de voir des gens de la Compagnie en ce moment. Je le mettrai au courant.
Il se tourna vers Clodagh, qui le prit dans ses bras, le berçant comme un enfant, et il enfouit son visage contre sa vaste poitrine.
– Très bien, capitaine. Maintenant que vous avez fait votre devoir, je crois que nous avons droit à des explications.
– Venez tous chez moi, intervint vivement Yana, incluant Sean, Diego, Sinead et Aisling dans son invitation, et ajoutant pour terminer, avec un regard de sympathie à Torkel : je vais vous faire du vrai café.