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À l’astroport d’Effem, suffoquant dans la salle des arrivées en attendant les formalités de débarquement, Yanaba Maddock lorgna la porte latérale, comme un noyé le ferait d’une planche de salut. Elle s’en approcha discrètement, espérant qu’elle n’était pas fermée à clé. Elle l’était, mais la serrure n’était pas de force à résister aux techniques qu’elle avait apprises au service de la Compagnie, où elle avait été tour à tour soldat, détective, explorateur, officier instructeur et, très récemment, résidente prolongée d’un service médical. Vérifiant machinalement qu’elle n’était pas observée, Yana entrouvrit la porte juste assez pour y glisser sa mince silhouette. Elle s’arrêta pour enfiler ses gants, car elle prenait toujours les briefings très au sérieux, et elle n’avait pas envie que ses doigts restent collés par le froid aux surfaces métalliques.

Un instant elle s’adossa au panneau, pour le refermer au cas où on l’aurait remarquée. Puis le vent la frappa de plein fouet.

De par l’entraînement qu’elle avait suivi pour travailler dans des climats arctiques, elle savait qu’elle ne devait pas inhaler brusquement la bourrasque glaciale qui, tournoyant autour du bâtiment, la gifla au visage.

« La température sur Planète Terraformation B, communément appelée Effem, en certains endroits et en certaines périodes de l’hiver, peut descendre jusqu’à moins cent soixante-dix degrés Celsius », avait prévenu l’ordinateur de la navette qui l’avait amenée du vaisseau à l’astroport. « Ça fait frisquet, mes enfants. Ne touchez jamais un objet métallique sans protéger votre épiderme. Ne courez pas, sinon l’air se condensera en minuscules aiguilles de glace dans vos poumons, qui en seront lacérés. Portez ou transportez toujours avec vous votre équipement d’hiver. Ne comptez pas sur la douce chaleur d’un véhicule accueillant pour vous réchauffer. D’abord, parce qu’il y a pénurie de véhicules chauds et accueillants sur Effem. Et ensuite, parce que même les machines les plus coûteuses tombent en panne et que vous pourriez vous retrouver échoués dans la nature. Aujourd’hui, à la base spatiale de Kilcoole, la température est de moins trente-cinq. Certains indigènes trouvent cela relativement tropical, comparé à ce qu’ils considèrent comme un véritable hiver. N’oubliez pas que pour eux l’été consiste en deux mois de jour à peu près constant, à des températures allant de plus douze à plus quinze, c’est-à-dire de sept à dix degrés de moins que la température de vingt-deux degrés réglementaire à bord des astronefs. Alors, boutonnez-vous jusqu’au cou parce que le vent ne fait pas de cadeau, et faites bien attention à vous, en n’oubliant jamais que votre peau appartient à la Compagnie. Terminé. »

Yana avait bien ri en entendant l’ordinateur s’exprimer avec la voix bourrue et la langue familière d’un sergent-instructeur, mais elle n’était pas plus encline à négliger l’avertissement que s’il avait été délivré par un sergent-chef en chair et en os. Alors comme ça, moins cent soixante-dix ? Heureusement qu’elle arrivait en pleine « vague de chaleur ». Des aiguilles de glace lacérant ses poumons déjà blessés ne vaudraient rien pour sa convalescence.

Refermant sa doudoune, à l’intérieur de laquelle elle mijotait, elle rabattit sa capuche sur sa tête jusqu’aux sourcils pour protéger son front que le froid insensibilisait déjà, remonta son écharpe jusqu’aux yeux avant de nouer sous son menton le cordon de la capuche.

Malgré le froid, l’air avait une vague odeur d’huile et de carburant surchauffé venant de la plate-forme d’atterrissage cernée de neige, mais, le respirant, réchauffé à travers son masque, elle en apprécia l’authenticité ! L’une des petites joies de sa vie, ce fut ce premier instant où elle respira de l’air pur, non vicié, non recyclé – le produit naturel.

Elle inspirait derrière son écharpe, percevant les odeurs passées à travers l’étoffe, mais qu’importe ! Puis elle se mit à respirer plus profondément, d’abord avec prudence, parce que ses poumons ne fonctionnaient pas encore comme ils l’auraient dû – l’une des raisons pour lesquelles elle était la candidate parfaite pour Effem aux yeux de ses employeurs. Mais elle avait envie de chasser l’air mort de l’astronef hors de ses pauvres poumons délabrés. Ils auraient plus de chance de guérir ici, dans une atmosphère non polluée, que dans l’air raréfié d’un service médical de la station Andromède.

Elle prit une profonde inspiration de trop et se mit à tousser, haleter, étouffer, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. Respirant à petits coups, elle parvint à calmer la crise. Les larmes gelèrent sur ses joues et elle les balaya de la main. Elle se dit sombrement que le mieux est l’ennemi du bien – même en ce qui concerne l’air. Et qu’elle ferait bien de rentrer – car, bien qu’étant vêtue pour ce nouveau climat, elle sentait ses doigts et ses orteils s’engourdir. Elle jeta un dernier regard sur l’horizon, sur la grande coupole de ciel bleu, sans même un dôme défensif sur l’astroport, et sur la campagne couverte de glace, et se demanda si elle avait pris la bonne décision.

Elle se glissa à l’intérieur, rabattit sa capuche en arrière, détacha son écharpe et observa ses voisins les plus proches. Un seul sembla avoir remarqué qu’elle était sortie et rentrée. Il cligna des yeux et fronça les sourcils avant de tourner son attention sur l’écran, au bout du long couloir, où clignotait le nom de ceux dont c’était le tour de passer les formalités. Y. Maddock en faisait partie.

Stupéfaite, car elle ne devait en rien attirer l’attention sur elle, elle s’avança, se faufilant devant les gens qui se pressaient devant le préposé.

– Maddock Y., dit-elle à l’officier, lui tendant sa carte en plastique.

– Identification, dit-il, sans même lever les yeux de son terminal.

Elle tendit son poignet gauche, qu’il empoigna rudement et tourna vers lui pour lire, lui tordant douloureusement la main.

– Vous êtes glacée !

Il leva les yeux, la regardant maintenant comme une personne, non plus comme un numéro.

Elle haussa les épaules.

– Je me suis adossée contre cette porte.

– Hum. Vous n’avez pas écouté le briefing, dit-il, fronçant les sourcils. « Ne touchez pas de métal... »

– Même à l’intérieur ? demanda-t-elle avec de grands yeux innocents qui en avaient trompé de plus malins.

Il plissa le front, puis son terminal requit son attention : la carte plastique de Yana venait de sauter brusquement de l’appareil et glissa sur le plan de travail avant qu’il ait le temps de la rattraper. Yana réprima un éclat de rire, car il n’avait pas l’air d’apprécier partir en chasse après quoi que ce soit, et encore moins après du plastique.

Une bande de pellicule sortit de la fente près de sa main.

– Vous avez là-dessus votre numéro de travail, que vous devez savoir par coeur, votre poste de travail, votre adresse, votre statut alimentaire, vos allocations de vêtements et de déplacement, et le nom de votre guide officiel avec ses heures de bureau.

Puis il fit une pause et lui sourit, ce qui la stupéfia.

– Vous pouvez prendre l’un des véhicules en attente à l’extérieur du terminal, commandant Maddock. Bienvenue à Effem.

Étonnée, à la fois de sa courtoisie et de son sourire inattendu, Yana le remercia et libéra vivement sa place, immédiatement occupée par la grosse dame qui n’avait cessé de regarder par-dessus son épaule pendant toute la conversation.

Un toit translucide abritait l’aire précédant le terminal passagers. Il ne protégeait pas du bruit ni de la confusion des nouveaux arrivants, dont la plupart trimbalaient le sac contenant les dix précieux kilos autorisés, cherchant amis ou moyen de transport.

– Billet jaune, hein ? dit quelqu’un à son oreille, abaissant sa main pour mieux voir.

Le quelqu’un était une adolescente, entre treize et seize ans, aux yeux gris brillant d’intelligence et d’intérêt, et tellement emmitouflée dans ses fourrures que seul son visage était visible, et encore, en partie dissimulé par de longues mèches de fourrure, ou peut-être de cheveux.

– J’ai la licence pour le jaune, ajouta la jeune fille, mettant sous les yeux de Yana un carré de plastique qu’elle tenait dans sa moufle.

Yana lui saisit la main, pour bien regarder le plastique à l’air très officiel. La jeune fille ne résista pas, mais ses yeux se dilatèrent légèrement, comme étonnés de la poigne de Yana.

Le plastique recouvrait un document imprimé, certifiant que Buneka Rourke était autorisée à transporter des passagers dans un snocle des abords de l’astroport à son village, mais pas plus loin. En haut, dans le coin droit, il y avait un grand « A » et une date de renouvellement, quelques mois plus tard dans l’année d’Effem.

– C’est combien ?

Buneka Rourke fit un clin d’oeil accompagné d’un sourire bon enfant.

– D’ici chez vous, c’est aux frais de F.M.

– F.M. ? répéta Yana, doutant d’avoir bien compris.

Le sourire de Buneka s’élargit et ses yeux brillèrent de malice.

– Bien sûr. F.M. Les Forces Majeures. Effem, ajouta-t-elle. Tu ne savais pas que le nom de la planète venait de là ?

– Le briefing parlait de Planète, Terraformation B, dit Yana.

La jeune fille agita la main avec désinvolture.

– Ils s’arrangent toujours pour être ennuyeux. Mais c’est vraiment d’eux que vient le nom de la planète. Les Forces Majeures, qui nous envoient de A à B ou à Z, ou n’importe où où il faut boucher des trous, réparer des désastres ou faire la guerre. Allons, viens. Quittons cet endroit pourri, pour te faire connaître le véritable accueil d’Effem.

La jeune fille la tira par la manche, lui montrant un snocle orange-jaune, cabossé mais propre, où luisait en signes fluorescents le numéro MTS-80-84. C’était le même qui figurait sur le carré de plastique. Mais comme Yana descendait du trottoir, une haute silhouette s’interposa.

– Billet jaune ? Je prends le jaune, dit l’homme, foudroyant la jeune fille, l’air menaçant. Tu veux pas partir avec c’te mauviette ? Elle t’renversera dans une congère, et personne te retrouvera. Les billets jaunes méritent un grand snocle bien chaud...

Et il montra de la main un grand véhicule aérodynamique.

– J’ai déjà... commença Yana.

– Terce, légalement, la course m’appartient, dit Buneka.

– Tu n’es pas licenciée, pour le jaune, dit l’homme se penchant sur elle, belliqueux.

Il était de bonne taille, mais le volume de ses fourrures le rendait encore plus imposant.

– Si ! Tiens.

Elle lui mit sous le nez son plastique, qu’il écarta d’une tape.

– J’ai une passagère légalement, Terce. Tu n’étais même pas là.

Yana s’interposa prestement entre eux et regarda l’intrus dans les yeux.

– J’ai déjà accepté les services de Rourke, mais je vous remercie de votre offre de transport.

– Mais, dama...

D’abord, Yana pensa que c’était un juron, puis elle vit qu’il s’inclinait devant elle avec une soumission teintée d’une nuance d’anxiété dans les manières et le ton.

– Tu seras plus en sécurité avec moi, dit la jeune fille, foudroyant d’abord Yana, puis Terce, avec une telle intensité que Yana comprit que l’enjeu dépassait le prix d’une course.

– Écoute, ma fille, voilà un aut’ billet jaune...

Et pendant que Terce détournait son attention sur un homme, billet jaune bien en évidence dans la main, il saisit Yana par le bras et la tourna vers son véhicule.

– Prends-le.

Prestement, et presque machinalement, Yana se dégagea, puis s’avança d’un pas décidé vers le petit snocle cabossé.

– Dama, dama, cria Terce, d’un ton sincèrement inquiet.

Yana l’ignora, allongeant le pas en entendant le cri de triomphe de Buneka et le crissement de ses bottes dans la neige. Yana ouvrit la portière, puis s’arrêta un instant pour reprendre son souffle avant de glisser son bagage sur la tablette arrière. Gloussant encore de son succès, la jeune fille s’installa au volant.

– Tu ferais bien de te boutonner jusqu’au cou. Mon engin prend plus de temps à se réchauffer que le traîneau de luxe de Terce.

– Mais je suis plus en sûreté avec toi ? demanda Yana de son ton le plus neutre, tout en renouant son écharpe et sa capuche, et bouclant sa ceinture avant de renfiler ses moufles de fourrure.

La jeune fille étrécit les yeux.

– Eh bien voilà, tout le monde sait que Terce « fait des courses » pour les gens. D’après moi, il était là exprès pour te prendre. Si tu avais voulu partir avec lui, tu aurais pu, bien sûr. Mais tu ne voulais pas. Tu ne savais donc pas qu’il était là exprès pour toi. Et donc... tu es plus en sécurité avec moi. Il n’est pas très malin.

Ses remarques étaient faites d’un ton bon enfant, mais quand même avec une nuance d’avertissement. Elle regarda rapidement Yana, les yeux vifs, intelligents.

Eh bien, pensa Yana, une heure sur la planète et déjà les intrigues commencent. Pas le temps de s’ennuyer, quels qu’aient été les commérages de la flotte sur Effem. F.M. ! Les Forces Majeures. Elle gloussa à cette idée, et laissa Buneka prendre cela pour une réponse.

Le gloussement se transforma en quinte de toux, et, entre les spasmes, elle fouilla dans son sac à la recherche de son flacon de sirop. Soudain, elle se sentit toute faible, épuisée par l’effort de respirer entre les convulsions qui menaçaient de lui faire exploser la cage thoracique. Les mains maladroites sous ses moufles, elle faillit lâcher la bouteille et finit par en ôter une pour ouvrir le bouchon de plastique. Dès que le sirop commença à glisser le long de son larynx, les quintes cessèrent. Tenant son flacon à deux mains, elle le pressa sur son coeur. La préparation contenait beaucoup d’alcool, mais elle ne voulait pas prendre le risque qu’elle gèle.

Rourke ralentit et se tourna vers elle, les yeux dilatés. La pauvre enfant semblait regretter de ne pas avoir laissé Terce prendre sa passagère.

– Ça va, commandant ?

Yana avala une nouvelle gorgée de sirop, sentant cette fois sa chaleur pénétrer jusque dans les cavités de ses poumons gazés. Chaque fois qu’elle toussait, défilaient dans son cerveau les radios que les médecins lui avaient montrées en lui expliquant pourquoi elle n’était plus bonne pour le service actif. Comme si le fait qu’elle ne pouvait plus rire ou soulever un sac de voyage sans provoquer une quinte n’était pas une preuve suffisante de son infirmité. Quand même, elle était vivante, et on ne pouvait pas en dire autant des autres. Elle reboucha son flacon, le fourra dans la poche de sa parka et remit sa moufle. Sa main commençait déjà à s’engourdir de froid. Elle remarqua quand même avec satisfaction qu’il n’y avait pas de sang sur l’une ou l’autre moufle.

Remarquant l’air anxieux de Buneka, elle dit :

– Ne t’inquiète pas, Rourke, ce n’est pas contagieux. J’ai pris un peu de gaz à la station de Bremport, c’est tout.

– D’après ta toux, tu as dû passer un mauvais moment, remarqua l’adolescente, accélérant un peu, mais moins qu’avant, comme craignant que les cahots ne redéclenchent une nouvelle crise.

– Ça, tu peux le dire, répondit Yana, pensant aux autres.

Le hic, c’est qu’elle avait vu bien pire pendant sa jeunesse et en était toujours sortie sans une égratignure. Cette mission était censément un entraînement de routine – nouvelles recrues, dont deux d’Effem, se rappelait-elle. Car elle se souvenait de tous les détails et les revoyait sans cesse.

Elle fit appel à la technique apprise autrefois d’un vieux sergent, et, détournant les yeux, les fixa sur le panorama de ce néant bleu et blanc, se laissant apaiser par la contemplation de la plaine infinie, vidant son esprit, le froid de l’air répondant à son froid intérieur.

Une végétation rabougrie perçait la neige de tiges glacées semblables à des épines. Puis elle remarqua que la piste du snocle était légèrement en contrebas du reste du terrain.

– Alors comme ça, vous avez creusé une nouvelle route ici ? demanda-t-elle à sa conductrice.

Rourke émit un grognement dédaigneux.

– Sûrement pas. Tu crois qu’ils dépenseraient de l’argent à des commodités pareilles pour des gens comme nous ? Ça, c’est la rivière !

– Pas possible !

Yana regarda dehors et, aux endroits où le vent avait soufflé la neige, elle vit le bleu translucide de la glace.

– Et la glace ne craque jamais ?

– Pas depuis longtemps. Même aussi tardivement dans l’hiver, il fait entre moins soixante et moins vingt la plupart du temps.

– Alors, si tout est gelé, comment faites-vous pour trouver de l’eau ?

– Oh ça ? Je te montrerai.

Buneka sourit et continua.

Un peu plus tard, le terrain se fit plus vallonné. Des arbres rabougris firent leur apparition, enracinés dans la neige et couverts de givre, de plus en plus nombreux jusqu’à former une forêt clairsemée de chaque côté de la piste. L’adolescente engagea le snocle au milieu des arbres, et, au virage suivant, Yana vit une petite tente au sommet percé d’un trou d’où sortait de la fumée. Rourke avait ralenti l’allure ; le snocle s’arrêta dans une légère glissade.

La tente trembla légèrement de l’intérieur, et quelque chose ressemblant à un ours en émergea.

– Salut, Bunny, dit l’ours en agitant la main, dissipant l’illusion du même coup.

L’homme, à qui ses fourrures donnaient vraiment l’apparence d’un ours, s’avança d’un pas lourd, soulevant haut ses bottes de fourrure au-dessus de la neige. Il avait le visage tout hérissé de glaçons, de la bouche et du nez, à peine givrés sur les bords, jusqu’à la barbe, la moustache et les yeux encroûtés d’une épaisse couche de glace.

– Salut, oncle Seamus !

L’adolescente lui rendit le bonjour de la main et coupa son moteur. À travers ses glaçons, l’homme darda sur Yana un regard bref, mais scrutateur.

– Je te présente le commandant Maddock, mon oncle. Elle habitera à Kilcoole.

– Vous y allez ? demanda-t-il, incluant Yana dans son geste, et elle acquiesça de la tête.

– Tu n’as pas un ou deux thermos à me donner pour Tantine, puisque je passe devant chez elle ? demanda Bunny.

– Ça serait gentil, Bunny. J’en ai deux tout prêts, et j’en aurai d’autres tout à l’heure quand Charlie viendra avec ses chiens. Cette dama ne voit pas d’inconvénient à s’arrêter en route ?

– Non ! N’est-ce pas, Yana ? Tu voulais savoir comment on avait de l’eau. Viens jeter un coup d’oeil.

Évoluant plus lentement qu’elle ne l’aurait voulu, Yana descendit du snocle. Ainsi à découvert au bord de la rivière, le froid referma immédiatement son étreinte sur son visage et ses cuisses, qui n’étaient pas protégés de fourrure-synthé comme le reste de sa personne. Elle rabattit son écharpe sur le nez, mais ça ne suffit pas à filtrer l’odeur douceâtre de la fumée. Elle se demanda si elle allait se remettre à tousser. Mais Bunny, relevant la portière de la tête, l’encourageait déjà à entrer. Du doigt, elle lui montra un feu brûlant autour d’un long trou noir percé dans la glace. Attaché à une corde, un conteneur thermos se dressait près du trou, à côté de deux autres déjà pleins que Seamus donna à Bunny.

Yana fit deux pas vers le feu avant que la fumée ne flotte doucement vers elle. Elle sentit sa gorge se serrer et recula, maudissant tout bas sa faiblesse. Comment diable allait-elle survivre sur une planète glacée si elle ne pouvait pas respirer en présence de feu ?

Bunny, ployée sous le poids d’un conteneur qu’elle tenait à deux mains et qui cognait contre ses mollets, lui fit signe de la tête de regagner le snocle. Soulagée d’épargner à ses poumons une plus rude épreuve, Yana se retourna avec plus d’empressement qu’il n’était prudent et glissa sur la glace cachée par une mince couche de poudreuse. Elle ralentit donc l’allure et regagna l’engin.

Seamus posa le second conteneur près d’elle et se passa la main sur le visage, geste machinal qui délogea une partie de ses glaçons.

– Bienvenue sur Effem, commandant. Si vous avez besoin de quelque chose, demandez donc à Bunny.

Yana hocha la tête.

– Merci.

Si son guide officiel était aussi désemparé qu’elle dans ce nouvel environnement, l’assistance officieuse de Bunny lui serait sans doute bien utile.

– Il est trop tard pour aller retirer ce qu’il te faut au magasin, lui dit Bunny Rourke quand elles arrivèrent devant la nouvelle habitation de Yanaba, longtemps après la tombée de la nuit, quoique, d’après les calculs de Yana, ce ne fût que la fin de l’après-midi.

Yana considéra la minuscule cabane, percée d’une porte et d’une seule fenêtre – petite. Quand même, ce serait plus spacieux que certaines cabines d’astronef, et, après son séjour à l’hôpital de la station spatiale, cela semblait princier et merveilleusement privé.

Bunny prit le sac de Yana dans le snocle et poussa la porte. L’intérieur était monacal, blanc comme le paysage extérieur, avec un lit, une petite table sur laquelle reposait son sac de survie, une chaise et un poêle pour le chauffage et la cuisine.

– Désolée qu’on ait mis si longtemps, dit Bunny. Attends ici, je vais te chercher des couvertures. Et je vais te laisser de l’eau. Personne ne t’a donné ta ration, ajouta-t-elle, montrant un thermos débouché derrière le poêle.

– Mais c’est pour ta tante, non ? dit Yana. Et je ne peux pas prendre tes couvertures.

Bunny secoua la tête.

– L’eau ne lui manquera pas, et je peux me passer de la couverture. Tu recevras la tienne demain.

Elle s’éloigna dans le snocle et revint peu après, à pied, avec un ballon volumineux et un petit paquet.

– Languettes de saumon fumé, dit-elle, montrant le paquet.

– Quoi ?

– C’est du poisson. C’est bon, dit Bunny d’un ton patient. Ça te plaira, tu verras.

La journée de Yana avait commencé trente heures plus tôt à l’hôpital de la station spatiale, et elle n’envisageait aucune activité plus fatigante que s’enrouler dans ses couvertures et dormir le plus vite possible.

– Merci, dit-elle.

– Très bien. Tu veux que je vienne te chercher demain matin pour aller voir ton guide ? Et je pourrai apporter ta couverture par la même occasion.

Aha, pensa Yana. Un peu de chantage pour conserver sa pratique. Très entreprenante, cette Bunny.

– D’accord, dit-elle avec lassitude, haussant les sourcils en ce qui pouvait passer pour un sourire.

Avant de partir, Bunny lui montra comment allumer le poêle et lui promit de l’aider le lendemain à se procurer du combustible.

Sans attendre qu’il fasse assez chaud pour ôter sa parka, Yana plaça sa chaise au pied du lit, s’assit et allongea les jambes sur le matelas. Elle avait à peine grignoté deux bouchées de saumon, qui avait un goût curieusement épicé, qu’elle s’endormit, assise, comme elle dormait depuis des semaines.

 

Bunny Rourke rentra chez sa tante, après avoir apporté des couvertures à sa cliente et remisé le snocle dans son abri spécial.

– J’en aurai encore besoin demain matin, avait-elle dit à Adak O’Connor, le gardien et dispatcheur.

– On n’attend aucune navette à la base avant une semaine, dit Adak, enlevant ses écouteurs et se détournant de la radio qui le reliait à la base spatiale et aux quelques endroits d’Effem possédant un équipement aussi moderne.

Il fronça les sourcils, considérant le registre contenant les horaires de l’astroport et les mouvements des véhicules – deux en tout. Bunny avait la licence permettant de conduire l’un, Terce l’autre. Ils étaient les deux seuls conducteurs autorisés pour le trajet de Kilcoole à l’astroport et retour. Les véhicules appartenaient à Intergalactic Enterprises, plus connue sous le nom d’Intergal, la société omniprésente, sinon omnipotente, responsable de l’existence d’Effem et patronne de toute la population. Bunny avait obtenu sa licence de conductrice uniquement parce qu’un de ses oncles était un homme important, qui possédait son propre snocle, en plus de ses chiens. À la disparition des parents de Bunny, il lui avait appris à conduire le snocle pour qu’elle puisse gagner sa vie au village et ne pas être une charge pour lui. Elle lui servait aussi de chauffeur les rares fois où il préférait le snocle à son attelage. Elle allait aussi chez lui pour conserver son véhicule en état de marche et le réparer quand il tombait en panne – généralement par négligence. Son oncle était brillant, mais peu doué pour la mécanique. Bunny tenait de son grand-père Uupik. Elle pouvait réparer n’importe quoi. Et, six mois plus tôt, pour son quatorzième anniversaire, elle avait obtenu sa licence pour transporter des passagers de la base spatiale à Kilcoole et retour.

– Je sais bien qu’on n’attend pas de navette, mais ma cliente a à faire à la Base demain matin.

– Elle ne peut pas y aller à pied ou en traîneau ?

– Non. C’est une dama importante. Elle est officier. Mais elle est chétive. Elle a dit qu’elle était à Bremport, je crois.

– Le massacre où le fils Shanachie a été tué ? Ah, la pauvre dama. Et pourquoi elle est chétive ?

– Elle tousse. Fort. Mais elle a l’air sympa. Et comme le snocle est autorisé pour les activités officielles, je voudrais l’emmener là-bas aussi vite que possible pour qu’elle ait le temps de s’installer.

– Brave petite. Elle t’a tapé dans l’oeil, cette dama, hein ?

– Ce soir, elle dort sous la couette que m’a faite tante Moira.

– Alors, plus d’hésitation, prends le snocle demain matin ! Mais attention, pas de tourisme !

– Merci, Adak, dit-elle. En venant, je t’apporterai un gâteau de tante Moira.

– C’est pas de refus, Bunny. Et maintenant, bonne nuit.

– Bonne nuit, dit-elle, et elle repartit vers le cabanon derrière la maison de sa tante.

Depuis que l’aîné de ses cousins avait manifesté un peu trop de curiosité sur sa croissance, Bunny préférait y dormir, au fond du chenil où Charlie mettait son attelage de chiens bruyants et protecteurs qui l’avertissaient de toute approche. La plupart des gens qui venaient la voir lui apportaient de petits cadeaux – poisson ou côtelettes d’élan, courgettes ou tomates en été –, ou ils venaient simplement pour bavarder. Il y avait très peu de villageois qu’elle ne voulait pas voir chez elle – Terce, entre autres, mais il avait peur des chiens de Charlie. Sinon, elle n’était pas trop inquiète vu qu’elle était apparentée à une grande partie d’entre eux et savait qui fréquenter et qui éviter. Dans l’ensemble, tous s’occupaient d’elle. Cela aurait pu lui donner l’impression de rester en enfance, mais elle s’occupait d’eux, elle aussi. C’était comme ça, à Kilcoole. En fait, elle était très mûre pour son âge puisqu’on la jugeait assez responsable pour vivre seule et gagner sa vie.

 

En approchant de sa maison, elle fut accueillie par les chiens, qui entonnèrent un concert de hurlements quand elle se mit à circuler parmi eux, détachant les laisses de Pearse et de Maud, qui était chef d’attelage.

Elle fut agréablement surprise de voir de la fumée sortir de sa cheminée. La suivant des yeux, elle vit que les lumières étaient allumées ce soir – simple bande vert pâle dansant et tournoyant, et constellée d’étoiles. La fumée avait une bonne odeur, chaude et résineuse. Maud geignit et fourra son museau dans la poche de Bunny. Les chiens connaissaient bien mieux Bunny, qui les nourrissait et les entraînait, que Charlie, leur propriétaire. Bunny caressa distraitement Maud. Même avec son poêle qui commençait à chauffer, elle aurait besoin de chiens cette nuit pour avoir chaud sans sa couette. Elle les laisserait entrer pour se rôtir près du feu pendant son dîner.

Les grands chiens roux à l’épaisse robe soyeuse prenaient presque toute la place dans la petite cabane, meublée d’une couchette récupérée dans un astronef désaffecté de la Base, d’un plateau de table branlant, fixé au mur et disposé de telle sorte qu’elle pouvait manger tout en étant assise sur la couchette, plus le poêle et les étagères qu’elle s’était construites avec de vieilles caisses pour y ranger ses quelques affaires. Elle avait les trois livres hérités de ses parents, une panoplie d’outils – cadeau de son oncle quand elle avait obtenu sa licence – et une petite collection de coquillages, pierres et loupes d’arbres, plus quelques vieux vêtements et d’autres donnés par ses cousins. Sur la table, la chandelle en beurre de jument qui émettait une lumière assez vive mais ne sentait pas très bon.

C’était une cabane en pierre, construction très répandue sur Effem. Elle l’avait calfeutrée avec de la boue voilà deux repos, et renforcée avec du plastique de la base spatiale, fourni par son cousin Simon quand il s’était engagé dans le Corps, avant d’être expédié hors-planète.

À l’origine, le plastique servait à réparer la bulle entourant le jardin de la base spatiale, et il se comportait bien dans le froid, sans jamais se contracter ou se craqueler.

Quelque chose atterrit devant elle sur la table et se mit à miauler. Elle tendit la main pour caresser l’un des chats à rayures rousses et crème de tante Clodagh, sans savoir lequel, car presque tous les chats de Kilcoole se ressemblaient par les couleurs. Le chat alla griffer la porte, et Bunny, souriante, le suivit tout en bavardant avec lui.

– Alors, Clodagh est déjà au courant pour ma passagère, hein, elle t’a laissé là pour me dire d’aller au rapport ? Avec plaisir, minou, si on m’invite à dîner.

Les chiens avaient ignoré le chat, et ceux restés dehors n’aboyèrent pas à son passage quand Bunny traversa les chenils avec lui. Aucun chien n’aboyait jamais sur les chats de Clodagh qui allaient où ça leur plaisait, savaient toujours où se trouvait toute chose et ce que faisait chacun – comme Clodagh elle-même.