7

Le lendemain matin de bonne heure, Bunny frappa à sa porte.

– Je vais à la base spatiale. Tu viens ?

Entre la visite aux sources chaudes et l’enregistrement de sa chanson, Yana avait peu dormi. Cela l’avait excitée bien plus qu’elle ne s’y attendait, et elle n’était pas arrivée à s’endormir, se reprochant de ne pas avoir demandé immédiatement des explications à Sean Shongili. Maintenant, à part une nervosité persistante, la scène lui semblait à peine croyable. Elle était à la fois contente et désolée qu’il habitât si loin : contente, parce qu’elle n’aurait pas à l’affronter ; désolée, parce que cela excluait les rencontres inopinées et qu’ils ne se reverraient que s’ils se recherchaient.

Oh, et puis, au diable tout ça ! Elle avait autre chose à faire ! Elle sortit de son lit et enfila une blouse d’uniforme portant toujours les insignes de son grade. Elle n’avait pas encore enlevé ses galons de sa vareuse de combat, et elle la revêtit sous sa parka.

– Tu te sens mieux ce matin ? lui demanda sereinement Bunny, engageant le snocle sur le lit de la rivière.

– Par rapport à quoi ? dit sèchement Yana.

Bunny n’eut pas l’air de s’offenser et se contenta de sourire.

– Ben, tu étais tellement retournée que Giancarlo t’ait fait brûler ton poisson, et après...

– Quand tu m’as quittée, tout allait bien, non ? Ça aurait dû changer ?

Détournant les yeux, Bunny la regarda brièvement, puis ramena son regard sur la rivière, l’air déçu.

Yana soupira et se renversa sur son siège. Elle aurait préféré dormir jusqu’à la base spatiale.

– Je voudrais bien savoir qui tient le journal de mes activités et de mes visiteurs, pour pouvoir mettre les choses au point au besoin. Je ne veux pas que tout le village se fasse de fausses idées sur moi. Et on devrait aussi contrôler le sirop de Clodagh.

– Tu lui plais vraiment, Yana, dit Bunny.

– Buneka, je ne vais pas discuter de ça avec toi, dit fermement Yana, se renfonçant sur son siège et fermant les yeux.

Au bout de quelques instants, comme elle ne s’endormait pas, elle reprit :

– Il n’a pas toujours vécu tout seul, non ?

– Sean ? Oh non. Il avait beaucoup de copines quand il voyageait partout. Une fois, il a failli épouser Ruby, la soeur de Charlie Demintieff, mais elle a changé d’avis à la dernière minute et elle a épousé un gars de la pointe de Baffin à la place. Et toi, tu as eu beaucoup de copains ?

– Bunny !

– Ben, oui ou non ? Ici, on se raconte tout.

– J’ai eu quelques copains, oui, on peut dire.

– Et rien de sérieux ?

– Si, mon mari, dit sèchement Yana, répugnant à remuer ses souvenirs si tôt après son récit de Bremport.

Ils ne la laisseraient donc jamais tranquille, sapristi ?

Et pourquoi avait-elle l’impression d’être obligée de répondre ?

– Il est mort, dit-elle, laconique.

– À Bremport ? demanda Bunny, presque révérencieuse.

– Non. Pas à Bremport. Dix ans plus tôt. À cause d’une avarie de navette. Bunny, je n’ai vraiment pas envie d’en parler. Rappelle-moi plutôt le nom de l’ami de Diego.

Comme Yana le soupçonnait, les formalités d’entrée dans la Base pour quelqu’un du dehors n’avaient rien à voir avec les formalités d’arrivée. Dans les endroits comme celui-là, contenant peu de chose de valeur (du moins selon les critères d’Intergal), le personnel s’ennuyait et la sécurité était laxiste.

– Comme c’est laid, dit Yana quand elles franchirent les grilles.

Bunny embrassa l’espace d’un geste ample de sa moufle.

– Avant, il y avait des tas de petits commerces tout autour, des bars, des lieux de loisir, des boutiques pour les soldats. Parfois, ils apportaient des trucs dont ils n’avaient pas vraiment besoin et ils les troquaient contre des choses à envoyer à leurs familles sur d’autres bases ou d’autres colonies. Mais il y a un an à peu près, tout a été fermé et la Compagnie a tout rasé au bulldozer... et depuis, il faut être soldat ou avoir un laissez-passer pour entrer. On a appris plus tard que c’était à cause de Bremport.

Elle haussa les épaules.

– Les anciens ont été bien contents, ils disaient que les soldats nous corrompaient, mais zut, la moitié étaient d’ici et y avaient des parents, alors comme les familles avaient le droit de venir, elles pouvaient acheter des trucs qu’on n’aurait jamais trouvés dans nos magasins à nous.

Yana avait mis sa parka d’uniforme et elle l’ouvrit pour bien montrer ses galons quand elles passèrent devant le garde, qui hocha la tête devant la carte d’identification de Bunny et salua Yana. Sa guérite était de ces petites bâtisses « instantanées » en plastique composite couleur pastel. Aux violentes lumières de la Base – si violentes que Yana se demanda comment elle ne les avait pas vues de Kilcoole –, Yana constata que tous les bâtiments étaient de couleur pastel – rose anémique, vert bilieux, jaune caca d’oie. Toutes s’associaient à une espèce de gris omniprésent, de sorte que les bâtisses trapues faisaient des reliefs disgracieux sur la neige, mais sans atteindre à quelque chose d’aussi frivole que la gaieté ou la beauté. Elles étaient disposées en rangées rectilignes, entre lesquelles hurlait le vent arctique. Au-delà des bâtiments, se dressaient des plates-formes de lancement abandonnées, disgracieuses, oscillant dans le vent comme des pattes d’insectes mourants.

Bunny s’arrêta devant un bâtiment semblable aux autres mais se distinguant par une lettre et un numéro : C-1000.

– Voilà mon client, dit-elle entre ses dents.

Elle sauta à bas de son snocle, contourna le véhicule pour ouvrir la portière à Yana, et dit avec un grand sourire obséquieux :

– Je vous remercie de votre confiance, dama. N’oubliez pas de demander Rourke quand vous voudrez retourner à votre village.

– N’en fais pas trop, grommela Yana entre ses dents, ajoutant à voix haute : Rourke, pourriez-vous me guider jusqu’à l’infirmerie et au magasin des communications ?

Le client de Yana, vêtu comme tout le monde de la parka anonyme de la Compagnie, écharpe remontée jusqu’aux yeux, contourna l’avant du snocle et dévisagea Yana.

– Commandant Maddock ? Yanaba Maddock ? dit-il.

Stupéfaite d’être reconnue si tôt après être arrivée à la Base, elle compta jusqu’à trois et se tourna lentement face à l’homme, haussant un sourcil glacial.

– Oui ?

L’homme pressa sa doudoune contre la sienne et la serra dans ses bras avec emportement.

– Avec tout le respect que je te dois, commandant, je ne pensais pas te revoir jamais. Quand j’ai entendu ce qui s’était passé à Bremport...

Il bataillait avec son écharpe pour se dégager le visage.

– Les rumeurs de ma fin prématurée ont été grandement exagérées, comme on dit.

Pendant ce temps, il avait enlevé son écharpe et rabattu sa capuche en arrière, révélant des cheveux châtain ondulés un peu plus longs que ne le permettait le règlement, et des yeux noisette et souriants qu’elle reconnut car l’homme avait fait partie autrefois des mêmes équipes de reconnaissance.

– Torkel ! s’écria-t-elle.

– Le monde est petit, hein ? dit-il, plaisanterie très usée mais souvent vraie des hommes de l’espace.

– Qu’est-ce que tu fais sur Effem ? demanda-t-elle.

– Je me le demandais moi-même jusqu’à ce que je te rencontre. Je peux t’offrir une tasse de quelque chose de chaud ?

– Capitaine... commença Bunny.

– Je vous indemniserai pour le temps que... euh... vous passerez à battre la semelle, Rourke. Ça devrait être utile, ici.

– Oui, capitaine Fiske, dit Bunny.

Puis, avec une audace qui surprit Yana, elle ajouta :

– Capitaine, est-ce que je pourrais aller voir Diego ? Je veux dire, j’ai pensé...

– Bonne idée, dit Torkel. Une jolie fille de son âge devrait lui changer les idées. Bâtiment 1006. Si quelqu’un vous questionne, dites que j’ai autorisé la visite.

Yana ne s’étonna pas que Torkel assume une autorité qui dépassait celle de son grade. Le fait est, ainsi qu’elle et quelques autres le savaient, que son rang n’avait aucune commune mesure avec son véritable pouvoir. Sa famille avait inventé le procédé de terraformation utilisé par la Compagnie pour créer des colonies comme celle d’Effem, et son père siégeait au conseil d’administration d’Intergal. Torkel était un officier très compétent, mais il était capitaine depuis plus d’années qu’il n’en faut à certains pour devenir généraux. Cependant, les généraux voyaient tout de loin, tandis que les capitaines étaient toujours au coeur de l’action. Personne n’avait dit cela à Yana, mais elle l’avait déduit de conversations entendues à bord de son astronef et de quelques remarques de Torkel, faites en plaisantant.

Quel plaisir de se retrouver assise avec lui, devant des tasses fumantes et des barres énergétiques, dans cette minable petite cantine ! Ils avaient ôté leurs bonnets, écharpes et moufles, mais conservé leurs parkas car la salle n’était pas bien chauffée. Torkel scruta son visage comme pour l’imprimer dans sa mémoire.

– C’est bien toi. Je ne peux pas te dire ce que j’ai ressenti quand j’ai appris l’histoire de Bremport et que tu t’y trouvais justement ce jour-là. Si j’avais tenu les terroristes, je les aurais exécutés de mes propres mains.

– Je sais ce que c’est, dit-elle.

– Tu as une mine superbe. Bien meilleure que la dernière fois que je t’ai vue.

– Vraiment ? Étonnant ce qu’un peu de gaz toxique peut faire pour le teint. J’ai perdu beaucoup de poids et je n’en ai pas regagné beaucoup, même en essayant... commença-t-elle, voulant dire « essayant de ne pas faire brûler tout ce que je mange », mais il l’interrompait déjà, se penchant vers elle et plongeant ses yeux dans les siens.

– Non, ce n’est pas ça. Tu es plus détendue, moins renfermée en toi-même. Sans doute parce qu’on s’est rencontrés très peu après la mort de ton mari...

– Ou très peu après ton divorce, lui rappela-t-elle.

Avant qu’elle parte pour une nouvelle unité, il effeuillait toutes les femmes de l’équipage à un rythme étonnant. Mais il ne l’avait jamais courtisée, la traitant toujours en officier supérieur, avec respect et le peu de familiarité qu’elle autorisait. Quand même, s’il la trouvait moins renfermée maintenant, c’est qu’elle avait dû apprendre à bien mieux dissimuler ses sentiments, ou qu’elle était encore plus ravagée qu’elle ne le pensait, à l’époque.

– Qu’est-ce qui t’amène ici, Torkel ? demanda-t-elle pour ramener la conversation sur un terrain moins dangereux.

– Je suis un genre d’enquêteur, si tu veux, dit-il. Personne ne sait exactement ce qui se passe ici. Les minerais qu’on détecte de l’espace sont impossibles à localiser sur le terrain, les équipes disparaissent, des formes de vie non autorisées apparaissent. La Compagnie m’a demandé d’évaluer la situation. Tu es peut-être chargée de la même mission, et si oui, on retravaillerait ensemble ?

– Oui, en un sens, mais de façon plus secrète. Je vis au village.

– Parmi les indigènes ? Dur, dur. Tu as été grièvement blessée à Bremport ?

– J’ai été démobilisée pour invalidité, mais je me remets rapidement, dit-elle, réalisant que c’était vrai.

Elle n’avait plus de douleurs dans la poitrine et toussait beaucoup moins, grâce au sirop de Clodagh.

– De toute façon, je suis bien contente que tu sois là, Torkel. Giancarlo est un peu déraisonnable.

– J’ai remarqué qu’il avait plutôt la main lourde avec la femme indigène.

– Au fait, comment va-t-elle ?

– On va sûrement les envoyer hors-planète, elle et les autres, pour interrogatoires complémentaires. Ils ne disent tous que des choses incohérentes, Yana. On a envoyé cinquante équipes là-bas en dix ans, et c’est seulement la deuxième fois qu’il y a des survivants.

– Et comment va Diego ? demanda vivement Yana.

– Il a peur. Seul sur un monde hostile...

– Torkel, je crois que Giancarlo t’a raconté beaucoup de salades sur les indigènes. Ils sont très gentils et ils savent quelques petites choses que la Compagnie ferait bien d’apprendre pour sa gouverne.

– Je n’en doute pas. C’est pour ça que je suis là, dit-il, légèrement ironique. Et je ne suis pas surpris que tu aies bonne opinion d’eux. Je suis sûr que tu fais ressortir ce qu’ils ont de meilleur. Même les Gims savent reconnaître une bonne chose quand ils la voient.

Il prit sa main dans les deux siennes et la porta à ses lèvres, ce qui lui fit plaisir et l’alarma à la fois. Si Intergal possédait l’équivalent d’un prince charmant, c’était bien Torkel Fiske, mais elle n’aurait jamais pensé qu’il lui ferait la cour, même en passant.

Elle lui tapota les mains de sa main libre, poussant son avantage.

– Non, ils sont très attentifs aux autres. Ils ne se font pas seulement du souci pour les Effémiens retenus à la Base, mais aussi pour le jeune garçon et son père. Quelqu’un a contacté le partenaire de son père ?

– Le partenaire ?

– Oui, c’est dans l’ordinateur. Un certain Steven Margolies, l’assistant de Metaxos.

– Yana, tu es brillante comme toujours. Je n’en savais rien. Je vais le faire venir immédiatement. Metaxos ne nous sert à rien dans son état actuel. Pour le garçon, il pourrait nous aider, si nous le gardons ici, et avec Margolies, qui connaît bien les travaux de Metaxos. C’est une bonne raison pour réunir toute la famille sur Effem.

– Mais Metaxos n’aura-t-il pas besoin de soins plus sophistiqués que ceux de l’infirmerie de la Base ?

– Oh, les soins vont s’améliorer avant peu. Nous faisons venir des troupes et des équipes de soutien pour résoudre cette énigme. Entre nous, on commence même à parler d’évacuer la planète pour extraire tranquillement les minerais jusqu’à ce que ça soit payant.

– Je croyais que c’était une bonne planète pour le recrutement ?

– C’est vrai. Très bonne. Mais depuis peu, il y a moins de recrues, malgré les conditions de vie rigoureuses. On dirait que les indigènes n’ont pas envie de partir.

De nouveau, il lui sourit, les yeux clairs et d’un beau brun lumineux, même dans cette lumière – du même brun que la tisane de Clodagh.

– Et si tu restes ici, moi non plus je n’aurai pas envie de partir.

– Parfait, dit Yana, adoucissant la sécheresse du ton par un sourire chaleureux. Tu ne pouvais pas tomber plus à propos. Giancarlo, comme je l’ai dit, est un peu difficile. Alors, répète après moi, Torkel : « Y a-t-il quelque chose dont tu as besoin, Yana ? »

Il se pencha vers elle et elle sentit son haleine sur son visage comme il répétait, lui caressant doucement la paume de son pouce :

– Y-a-t-il-quelque-chose-dont-tu-as-besoin-Yana ?

– J’ai une liste, dit-elle.

 

– Qu’est-ce que tu lui as fait, au capitaine ? s’enquit Bunny tout en aidant Yana à charger le snocle.

Elle était arrivée juste au moment où Yana se demandait comment elle allait transporter à Kilcoole tous les objets de sa « liste ».

– Ça s’appelle « le réseau des vieux copains », dit Yana, essayant de ne pas trop s’enorgueillir de ses nouvelles richesses. Au fait, on a expédié un message à Steve Margolies. Diego aura bientôt de la compagnie.

Bunny s’immobilisa, un gros paquet de vêtements dans les bras.

– C’est super, Yana. Comment tu as fait ? ajouta-t-elle, le regard soupçonneux.

– J’ai insinué que le papa se remettrait peut-être plus vite s’il avait le soutien de son unité familiale.

Elle hésita, se demandant si elle devait informer Bunny des projets de la Compagnie pour Effem.

– Tu pourrais bientôt avoir du travail par-dessus la tête, s’entendit-elle ajouter.

– Ah oui ?

– Ils ont demandé des troupes de renfort et des équipes de soutien.

Bunny émit un grognement dédaigneux.

– À quoi ça leur servira puisqu’ils ne croient pas ce qu’on leur dit ?

– Intergal veut trouver à toute force les minerais qu’ils ont localisés de l’espace.

– Ouais, pas moyen de les en faire démordre ! dit Bunny, l’air amusé. Bon, ça y est, on a tout casé. Rentrons à la maison. J’ai les chiens à nourrir.

Une fois sortie de la base spatiale, Bunny reprit ses questions.

– Mais d’abord, qui c’est, ce capitaine ? À son arrivée, le colonel a rectifié la position, petit doigt sur la couture du pantalon et tout, mais il n’avait pas l’air de l’attendre et pas trop content de le voir.

Yana gloussa.

– Il s’appelle Fiske. Torkel Fiske. Descendant de la famille qui a inventé le procédé de terraformation utilisé ici.

– C’est eux qui ont fait Effem ? dit Bunny, tournant sur Yana des yeux dilatés par la surprise. Et comment ça se fait que tu le connais ?

– J’ai servi deux fois sur le même astronef, c’est tout.

– Vraiment TOUT ?

– C’est tout, Bunny, dit Yana, d’un ton à décourager sa curiosité.

Pourtant, cela la fit réfléchir. Pourquoi un homme comme Torkel Fiske, qui pouvait avoir pratiquement toutes les femelles sur lesquelles il jetait son dévolu, s’était-il montré si attentionné envers elle, Yanaba Maddock ? Savait-il depuis le début qu’elle était en mission secrète au village ? Il avait eu l’air sincèrement étonné. Mais peut-être seulement étonné de la rencontrer à la base spatiale ? Parlait-il sérieusement en mentionnant la possibilité d’une évacuation totale d’Effem afin d’éventrer tranquillement la planète pour extraire les minerais qu’ils cherchaient depuis si longtemps ?

– Ça te plairait de quitter Effem, Bunny ? D’aller visiter d’autres mondes où la vie est plus facile ?

Bunny lui lança un bref regard.

– Pourquoi j’aurais envie de quitter Effem ? Je suis chez moi ici. Et pas seulement parce que j’y suis née. Je suis chez moi ! J’appartiens à cette planète !

Puis elle serra les lèvres et se concentra sur la conduite.

Elle avait retrouvé son entrain habituel quand elle ralentit et arrêta le snocle exactement parallèle à la maisonnette de Yana.

– Je vais décharger, Yana. Toi, va ranimer ton feu. Tu as des trucs qui ne vont pas supporter la congélation.

– Seulement si tu acceptes de manger avec moi.

– Tu as envie que je fasse encore la cuisine, tu veux dire ?

Yana la menaça plaisamment d’un paquet de légumes déshydratés.

– J’ai aussi des trucs que personne ne peut rater, pas même moi.

Elle avait trouvé à la base spatiale la plus curieuse sélection de provisions de bouche, à côté de produits de base, comme la farine, et la levure en poudre, dans une boîte assez grande pour approvisionner tout le village pendant dix ans. Elle avait plusieurs grands pots de poivre et autres épices. Ça lui servirait pour le troc. Comparé au magasin du village, celui de la Base était une vraie corne d’abondance, où se mêlaient l’indispensable et le superflu. Elle avait acquis une rame de papier, une boîte de stylets encrés et un coffret de cassettes ; chaque personne du village pourrait en enregistrer une pour Charlie.

Dans une poche intérieure, elle avait les plus mignonnes jumelles à infrarouge qu’on puisse rêver, exactement ce qu’il lui fallait pour voir loin la nuit dans un paysage de neige. Elle avait une trousse de secours d’urgence, dont la plupart des remèdes étaient périmés, mais elle s’intéressait plus aux instruments compacts de campagne qu’aux médicaments. Elle avait un gros sac de couchage isotherme, une autre couette, des vêtements, des skis, des raquettes, une cognée de bûcheron, une hachette, deux scies, une égoïne et une sauteuse, et assez de clous et de vis pour monter une quincaillerie. Et à sa grande joie, elle avait découvert, sur une étagère poussiéreuse, sous des articles d’uniformes, plusieurs coupons de cotonnades multicolores, sans doute vestiges de l’époque où les familles des soldats pouvaient entrer et commercer à la Base.

Dispersés parmi des biens plus strictement utilitaires, elle avait trouvé d’autres articles, apparemment destinés à la vente ou au troc avec les civils – perles de verre, ceintures, colles pour matériaux divers, une forme de cordonnier à son pied, des assiettes, des bols, et des tasses – trois de chaque –, un grand poêlon, deux casseroles et un couteau à lames multiples muni d’une longue dragonne, qu’elle avait déjà attaché à sa ceinture.

Elle avait un seau de multivitamines, qui ne seraient périmées que dans deux ans, et trois caisses de rations de survie spécialement conçues pour Effem. Il en était arrivé des tonnes, lui avait dit l’officier d’intendance. Plus une grande boîte de café instantané, une de vrai thé, et divers comestibles, dont, ainsi qu’elle l’avait dit à Bunny, même elle ne pouvait pas rater la cuisson.

Elle se mit en devoir d’ouvrir les boîtes qu’elle voulait servir, en versa le contenu dans diverses casseroles qu’elle mit à réchauffer sur le feu ranimé par elle en rentrant, et bien décidée cette fois à ne pas se laisser distraire de sa tâche.

Le chat de Clodagh l’avait regardée ranger ses trésors avec intérêt.

– Tu fais l’inventaire, minou ? Tu sais compter ?

Le chat cligna des yeux avec insolence.

Elle prépara seule le dîner, très fière de pouvoir offrir plus d’un plat, et Bunny ne ménagea pas ses louanges. Après le repas, Yana lui donna un coupon de tissu, le bleu dont la couleur lui semblait la plus seyante pour Bunny. Mais elle ne s’attendait pas à la joie et aux remerciements enthousiastes de la jeune fille, qui en avait les larmes aux yeux d’émotion.

– Je n’ai jamais eu quelque chose d’aussi joli, Yana, murmura-t-elle, se caressant le visage de la douce étoffe.

Puis elle regarda Yana avec un grand sourire.

– Avec ça, je serai la plus belle au latchkay.

Puis son visage se décomposa et elle fronça les sourcils.

– Enfin, si Aisling peut m’en faire quelque chose à temps. Parce qu’elle a un travail fou en ce moment.

– Aisling est aussi couturière ?

Yana avait déjà pensé à utiliser ses services, et elle passa en revue ses nouveaux trésors, cherchant quelque chose à troquer.

– Oui, quand il y a quelque chose à faire et des matériaux pour le faire, dit Bunny, caressant le tissu sur ses genoux. Qu’est-ce que tu as trouvé pour toi ?

Yana déplia le coupon vert.

– Oh, c’est super, Yana, tu vas être extra là-dedans !

– Tu crois ? dit Yana, drapant le tissu devant elle.

Voilà longtemps qu’elle n’avait plus porté de vêtements féminins – depuis la mort de Bry qui aimait la voir en chemise de nuit. Il la lui enlevait tout de suite, habitude qui ne manquait pas d’exciter sa gaieté.

– Oui, j’en suis sûre. Et Sinead a des perles qui feront ressortir la couleur. Je vois déjà tout dans ma tête. Attends une seconde.

Bunny sortit en courant tout en enfilant sa parka.

Yana replia soigneusement son coupon, ravie de la douceur de l’étoffe, puis elle se mit à ranger les restes du dîner. Elle réserva une cuillerée de protéines pour le chat, qui le renifla et la taquina de la patte, comme pour l’enterrer.

Bunny revint, très excitée, traînant derrière elle Sinead et Aisling. Sans ôter sa parka, elle se rua vers la chaise où elle avait posé son coupon qu’elle drapa devant elle.

– Alors, vous avez déjà vu quelque chose d’aussi beau ?

Yana se dit qu’elle n’avait jamais vu aucune femme si heureuse d’un simple bout de tissu.

Le reste de la soirée se passa à discuter des modèles et de la décoration des deux tuniques de latchkay. Aisling avait pris les choses en main, drapant les étoffes devant Yana et Bunny, rectifiant les plis et le tombé, et, remarqua Yana, lissant les tissus comme si, elle non plus, n’en avait jamais touché de cette qualité. Elle renvoya Sinead à leur cabane pour y chercher des galons et des perles, afin de s’assurer que les couleurs seraient assorties et les dessins seyants.

– Il paraît que tu es allée chez mon frère ? murmura Sinead voyant Aisling et Bunny absorbées dans une grande conversation sur la coupe et le style, scrutant le visage de Yana. Il t’a montré beaucoup de choses ?

– Je crois. J’ai vu les poils bouclés, et aussi ses grands chats.

Sinead eut un large sourire, mais elle conserva l’air à la fois si réservé et inquisiteur que Yana se demanda pourquoi elle mettait la conversation sur Sean. Se pouvait-il qu’elle ait eu vent de leur escapade aux sources chaudes ? Pourtant, ça, c’était leur affaire.

– Pas de phoques ?

Yana parvint à réprimer son étonnement à cette question faite d’une voix douce. Tournant la tête, elle regarda Sinead avec naturel.

– Un seul. Mais il semblait aimer l’eau douce, ce qui m’a paru un peu étrange.

Sinead soutint son regard un long moment, puis se détourna avec un sourire mystérieux.

– Nous avons des tas de bêtes étranges sur Effem.

– Vraiment ? Quelles sont celles que je ne connais pas encore ? demanda Yana en riant, bien que son pouls se soit accéléré.

C’était exactement ce que Giancarlo voulait découvrir. Sinead le réalisait-elle ?

– Je crois qu’il faudra les découvrir par toi-même. Comme les phoques. Pourquoi tu ne viendrais pas relever mes pièges un de ces jours ? Tu seras étonnée de ce que tu verras quand tu sauras quoi chercher. Après le latchkay, peut-être ?

– Avec plaisir. Je te le rappellerai, dit Yana, dissimulant soigneusement son excitation.

Sinead se remit à proposer à Bunny différents modèles de perles et passementerie.

Brusquement, avant que Yana ait eu le temps de questionner Bunny sur ce qu’elle pourrait leur donner en échange du travail des tuniques, Aisling et Sinead plièrent les coupons, raflèrent perles et galons et sortirent dans la nuit avant qu’elle ait abordé le sujet.

– Je n’ai pas discuté du prix, dit Yana.

– Non, ça vient après, si tu aimes ce qu’elles ont fait. Mais elles s’y connaissent, Yana. Aisling coud comme une déesse, et pour les perles et la décoration, Sinead est une vraie magicienne. Ne t’inquiète pas, elles ne gâcheront pas des tissus pareils ! Youpi, je n’aurai jamais été si belle à un latchkay ! s’écria-t-elle, les yeux brillants. Je ne sais pas comment te remercier...

– Tais-toi ! C’est à moi de te remercier de ton aide, Buneka. Mais le latchkay, c’est bientôt, non ? Est-ce qu’elles auront fini à temps ?

– Bien sûr, dit Bunny avec un grand sourire. Elles sont parties très vite pour commencer tout de suite. Tu verras. On sera les plus élégantes !

 

Diego s’étonna de revoir la jeune conductrice de snocle, mais tout au fond de lui, il savait qu’il l’attendait. Ou, sinon elle, du moins quelque chose qui viendrait soulager la tristesse qui l’accablait depuis son retour à la base spatiale. Il était sorti, l’air pur et froid le changeant agréablement de l’air renfermé de l’infirmerie. C’était aussi une activité comme une autre et le plus sûr moyen de s’empêcher d’étrangler cet abruti de colonel qui n'arrêtait pas de poser à son père des questions dont Diego était certain qu’il ne les entendait même pas. Ils ne pouvaient pas le laisser tranquille, non ?

– Salut, Diego. C’est moi, Bunny, dit l’adolescente à voix basse en regardant autour d’elle, comme pour s’assurer qu’ils étaient seuls.

– Salut. Tu m’as apporté un gâteau avec une lime dedans ?

– Hein ? demanda-t-elle.

– C’est une blague que j’ai lue quelque part dans un livre. Excuse-moi. Je suis content de te revoir mais...

– Écoute, je suis juste venue voir si on t’avait prévenu.

– Prévenu de quoi ? demanda Diego.

Le ton était acerbe, sans qu’il l’ait voulu. Toutes ces questions et insinuations commençaient à l’énerver sérieusement.

Bunny le regarda, exaspérée, puis lui parla d’un ton patient, comme si elle l’avait fait à un tout petit enfant, et il réalisa que c’était bien ainsi qu’il se comportait.

– Mon amie, le commandant Maddock, a demandé à son ami le capitaine de faire venir Steve.

– Elle a fait ça ?

Diego se redressa et la regarda fixement.

– Comment tu le sais ?

– Elle me l’a dit. Personne ne t’a prévenu ?

– Personne. C’est formidable !

Maintenant, tout irait bien. Son père allait guérir si Steve était là. Steve remettrait tout en ordre. Steve le croirait, même si le colonel et les autres ne le croyaient pas. Steve saurait comment manoeuvrer ces abrutis et leur dirait de les laisser tranquilles, papa et lui. Il était tellement soulagé que ça lui fit peur. Et si ce n’était qu’une ruse pour le faire espérer et le laisser tomber ensuite ?

– Tu es sûre ?

– Évidemment que je suis sûre, dit-elle avec un geste impatienté. Je ne suis pas du genre à faire circuler des rumeurs. Tu veux venir au latchkay ?

– Au latchkay ? Qu’est-ce que c’est ?

– Une boum. Tout le monde y vient. On chante, on danse, on mange, dit-elle, et Diego vit qu’elle était très excitée.

– Je sais pas, dit-il. Je n’ai pas tellement envie d’aller à une boum avec papa dans son état. En plus, je ne sais pas si Giancarlo me laissera.

Bunny eut un sourire supérieur.

– Ce n’est pas à lui qu’il faut demander. Demande au capitaine Fiske. Dis-lui juste que le commandant Maddock m’a dit de t’inviter, et il te laissera venir, c’est sûr. C’est une copine à lui.

– Ah oui ? Ben, si l’état de papa ne change pas ou autre chose, je pense que je viendrai. Il ne se passe rien ici.

Le sourire de Bunny s’élargit.

– Tu ne le regretteras pas, dit-elle. Tu rencontreras des gens sympas et tu entendras des chansons super.

– Ça me changera. Ici, je ne vois pas qui on pourrait trouver « sympa ». Quel genre de chansons ?

– Des chansons de mon peuple. Des chansons sur nous et sur notre histoire. Des chansons super, dit-elle.

En temps normal, s’il avait été sur l’astronef, s’ils n’étaient jamais venus ici, son père et lui, et s’ils n’avaient pas découvert la caverne, il aurait sûrement fait le malin, il se serait moqué d’elle. Mais maintenant, cela lui semblait enfantin. Elle était sérieuse, et il lui devait bien d’être aussi sérieux qu’elle.

– À quoi elles ressemblent ?

– Eh bien, il y en a qu’on chante, et d’autres qu’on psalmodie. Il y en a qui riment, et d’autres pas. Mais elles racontent toutes des choses qui arrivent aux gens, des trucs qui arrivent sur la planète.

– Comme des poèmes ?

– Je suppose. Mais nous, on appelle ça des chansons. Qu’est-ce que c’est, les poèmes ?

– Attends une minute, dit-il avec un grand sourire.

Il rentra et tira de son sac un de ses précieux livres.

Il avait le nez à moitié gelé mais il ne s’en apercevait même pas. Il ressortit et feuilleta le livre jusqu’à la page qu’il cherchait.

– En voilà un qui te plaira, je parie.

 

Une bande de garçons s’éclataient

Au saloon Malamute...

 

Il lui lut tout le poème, qui sembla lui plaire, puis elle lui récita une chanson. Il dut convenir que c’était vraiment bien mais se sentit soudain trop timide pour lui dire qu’il avait lui-même écrit quelques vers. De plus, il était presque mort de froid, debout comme ça dehors, devant l’affreuse bâtisse, à discuter poésie avec une fille habillée comme un gorille.

– Je crois qu’il faudrait que je retourne près de papa, dit-il d’un ton d’excuse.

– Il va mieux aujourd’hui ?

– Il ira bien mieux quand Steve sera là. Tu es sûre que ce n’est pas une blague, ce que tu m’as dit ?

Bunny secoua lentement la tête.

– Je ne fais pas ce genre de blague. Et personne chez nous non plus.

Elle le quitta. Diego la regarda s’éloigner dans son snocle, se demandant comment une fille avait la chance de conduire l’un des rares véhicules passables de cet iceberg. Peut-être que quand Steve serait là... mais il ne voulait pas compter là-dessus. Pourtant, il ne pensait pas que Bunny lui mentait. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Pourquoi ? Mais peut-être que ce ne serait pas aussi facile qu’elle le croyait. Peut-être que Giancarlo ne permettrait pas à Fiske de faire venir Steve. Il aimait bien Bunny, mais elle ne fréquentait pas le personnel de la Compagnie depuis aussi longtemps que lui, elle ne savait pas combien ces gens pouvaient être hypocrites et déraisonnables. En tout cas, c’était une drôle de fille. Et elle semblait vraiment aimer sa planète.