CHAPITRE X
L’air chaud monte, l’air froid tombe
Telles sont les lois thermodynamiques.
Deux jours plus tard, Zenor entra en fureur quand il apprit leur expédition.
— Vous êtes descendus tout seuls ! Vous auriez pu être tués ! Et s’il vous était arrivé quelque chose ?
— Dalor était au courant, répondit Nuella avec autant d’emportement.
— Je ne te parlais pas, lui dit Zenor.
— Eh bien moi, je te parlais, répliqua sèchement Nuella.
Kisk émit un pépiement inquiet, et poussa Kindan de la tête.
— Arrêtez, tous les deux, dit Kindan d’une voix – heureusement – grave et d’un ton ferme.
Il avait pris un ton de commandement, réalisa-t-il quand Zenor et Nuella le regardèrent avec stupéfaction. Il réprima un sourire, et continua sur son élan.
— Zenor, nous étions autant en sécurité qu’on pouvait l’être, et même plus puisque nous avions Kisk avec nous.
— Avec une wher de garde non dressée ? s’écria Zenor, incrédule.
— Et comment veux-tu qu’on la dresse ? s’enquit Nuella d’une voix tendue.
Elle serrait les poings.
Kindan voulut dire quelque chose, essayer de nouveau sa « voix de commandement », mais Kisk le poussa de la tête, se dressa sur ses pattes de derrière et battit ses petites ailes en émettant un pépiement guttural.
— Vous allez avoir de la compagnie tous les deux, dit Kindan.
— Quoi ? s’enquit Zenor. Comment le sais-tu ? Kindan montra la wher de garde.
— C’est Kisk qui me l’indique. Un chevalier-dragon.
La wher de garde secoua la tête, fermement, indéniablement.
— Deux chevaliers-dragons ? Kisk hocha la tête, vigoureusement.
— Vous vous êtes exercés ! s’écria Nuella, ravie. À quoi ça ressemble ?
— Eh bien, dit Kindan, réfléchissant, c’est un peu comme si elle m’envoyait des images – mais pas tout à fait. Je pense que ça ressemble plus à la communication avec un lézard de feu qu’avec un dragon. Ou peut-être quelque chose entre les deux. En tout cas, elle répète jusqu’à ce que j’aie compris.
— Zenor, tu veux bien courir prévenir Maître Zist ? Zenor regarda Nuella.
— Et elle ? Je ne devrais pas la ramener chez elle ?
— Pas question ! s’écria Nuella. Je reste ici.
Elle s’approcha de Kisk et lui noua les bras autour du cou. Zenor s’empourpra de colère, mais Kindan le calma du geste.
— Je t’en prie, Zenor. Je suis sûr que le Harpiste voudra tout savoir.
— Alors au moins, cache-toi, dit Zenor avec colère. Ne les laisse pas te voir.
Pour toute réponse, Nuella enfouit son visage dans le cou de Kisk avec un « peuh » sonore. Zenor fit la grimace, mais sortit.
— Ce n’est pas mon secret de toute façon, murmura-t-elle dans le cuir coriace de Kisk.
— Quoi ? s’exclama Kindan.
Il n’avait pas fait attention, se demandant ce que voulaient les deux chevaliers-dragons.
— J’ai dit que ce n’était pas mon secret, répéta Nuella. C’est celui de mon père. C’est lui qui ne veut pas qu’on connaisse mon existence.
« Sa mère était aveugle, tu comprends. Il a peur que ça se transmette, et que toutes les filles qu’auront ses enfants soient aveugles aussi. Et il a peur que ça le fasse paraître faible – comme si les gens se souciaient de ça. Ce n’est pas comme si c’était lui qui était aveugle.
Kindan sentit que Nuella lui faisait ces confidences parce qu’elle avait besoin de les faire à quelqu’un. Il devina aussi qu’elle sentait ne pas pouvoir le confier à Zenor – ou qu’elle en avait peur.
Il essaya de trouver quelque chose de réconfortant.
— Mais Larissa…
— Il est encore trop tôt pour savoir, intervint-elle. Je voyais très bien jusqu’à ma troisième Révolution, mais après, tout s’est mis à se brouiller.
— Est-ce que Tarik…
— Je crois que c’est pour ça que Papa le garde, expliqua Nuella. Il a peur qu’Oncle Tarik répande des rumeurs. Il a peur de ce qui m’arrivera si je me marie jamais…
— Zenor…
— Lui ! s’écria Nuella avec dédain.
Kisk inclina son long cou sinueux et lui donna un petit coup de tête sur l’épaule, avec un « mrrrgll » apaisant.
Kindan, dont l’ouïe s’était beaucoup améliorée sous sa tutelle, demanda :
— Nuella, tu pleures ?
— Non, dit Nuella, mais Kindan entendit les larmes dans sa voix. Pourquoi voudrais-tu que je pleure ? Tout va bien. Tout ira bien. Je n’ai pas besoin de me marier. Je suis assez grande pour m’occuper de moi-même. J’ai des projets, tu comprends.
— Des projets ? répéta Kindan. Quel genre de projets ?
— Des projets secrets, répondit Nuella. Tout ira bien, ne t’en fais pas pour moi.
Kindan était à peu près sûr que les projets de Nuella demeuraient secrets, même pour elle. Il s’efforça de la consoler une fois de plus.
— Nuella, je serai toujours ton ami. Kisk et moi, on sera toujours là pour toi.
— Comment ? demanda-t-elle, se détournant de Kisk en s’essuyant les yeux. Comment peux-tu dire ça ? Qu’est-ce qui se passera s’il y a un effondrement ou autre chose ? Et si vous êtes tués tous les deux ? Alors ? Qu’est-ce que vous ferez ?
— Nous ne serons pas tués, dit Kindan avec fermeté. S’il y a un effondrement, Kisk et moi nous nous creuserons une sortie. Et alors nous pourrons sauver tous les autres. Zenor, Dalor et tous les autres.
— Arrête de parler de Zenor, bougonna-t-elle.
Kindan tendit le bras et caressa tendrement sa joue. Elle lui saisit la main, et essuya ses larmes de l’autre.
— Merci, fit-elle tout bas. Ça va maintenant. C’est juste qu’il y a des moments… où j’aimerais bien voir comme tout le monde. Je voudrais voir le visage de Zenor quand je le mets en colère. Oh, je sens la chaleur de son visage quand il s’empourpre – qui ne la sentirait pas ? – mais je ne sais pas si c’est la même chose…
Sa voix mourut et son visage prit l’air absent.
— Je viens d’avoir une idée, dit-elle lentement. Si je peux sentir la chaleur du visage de Zenor, je me demande si Kisk le pourrait aussi ?
— Eh bien, je…
Nuella secoua vigoureusement la tête.
— Non, je ne veux pas dire comme ça. Ce que je veux dire, c’est que peut-être ses yeux voient la chaleur.
— Voient la chaleur ? répéta Kindan, médusé.
— Ses yeux sont énormes, non ?
— Pour voir dans le noir, objecta Kindan.
Nuella secoua la tête pour marquer son désaccord.
— Ou peut-être que ce n’est pas la lumière qu’elle voit, mais la chaleur. Et tout est tellement plus chaud pendant la journée que ce serait pour elle comme de regarder le soleil en face.
— Théorie intéressante, dit une voix d’homme derrière elle.
Renna était de guet ce soir-là. Elle avait été très fière quand Kindan avait dû céder sa place de chef des guetteurs pour élever la wher de garde.
— Ce n’est pas parce que tu es la sœur de Zenor, tu sais, lui avait-il dit en lui annonçant la nouvelle. C’est parce que tu es la plus responsable. Je suis sûr que tu feras du bon travail.
Renna était certaine d’avoir accompli du bon travail. C’était dur d’avoir à instituer les tours de guet, et elle avait bien d’autres choses à faire pour s’assurer que chacun s’acquittait de sa mission. Elle se levait au milieu de la nuit pour surveiller les plus jeunes guetteurs. Parfois, elle en trouvait un endormi – surtout les garçons. Cela l’amusait beaucoup de s’approcher du fautif en catimini et de lui hurler dans l’oreille.
Ce soir, elle attendait Jori, qui mettait bien trop longtemps à dîner. Pourtant, ça ne lui faisait rien ; elle aimait bien le soir sur la falaise du guet. Elle avait l’ouïe fine, et elle entendait presque tout ce qu’on disait en bas dans la vallée, et qui se répercutait en écho sur la falaise. Et aussi, elle avait une vue magnifique du lac sous les étoiles.
Quand deux dragons surgirent du lac, elle sursauta avec ravissement. Ils étaient immenses, plus grands que tout ce qu’elle avait vu jusque-là – et certainement plus grands que Kisk, la wher de garde de Kindan qui n’avait pas encore terminé sa croissance. Et ils étaient bien plus beaux. En proie à une crainte révérencieuse, elle les regarda planer au-dessus des maisons et atterrir sur la colline menant à l’entrée de la mine. Une voix d’homme flotta vers elle :
— J’lantir, tu es sûr ?
Elle regarda les deux chevaliers-dragons démonter. Les deux dragons redécollèrent, volèrent vers le lac, et plongèrent dans l’eau avec un abandon terrifiant. Renna craignit qu’ils ne se noient, mais ils refirent surface, flottant sur le lac comme de grands radeaux. Elle frissonna. La nuit était froide – les dragons devaient avoir un cuir coriace pour apprécier ce bain. Ou peut-être qu’ils venaient simplement d’une région chaude ?
— Lolanth a senti une forte présence, répondit J’lantir. J’trel pourrait te le dire mieux que moi, M’tal, mais mon idée, c’est qu’il pourrait y avoir ici une jeune fille capable de chevaucher l’or… sauf que…
— Sauf que quoi ?
— Eh bien, Lolanth me dit que cette fille vit constamment dans l’obscurité, énonça J’lantir d’un ton perplexe.
— Piégée ? Est-elle en danger ? demanda M’tal d’un ton pressant.
— Je ne sais pas. Lolanth a l’air de penser qu’elle vit ainsi depuis assez longtemps, répondit J’lantir.
— Crois-tu qu’elle soit aveugle ? se demanda M’tal à voix basse.
— Peut-être, acquiesça J’lantir. Quel dommage d’avoir un tel don et d’être incapable de conférer l’Empreinte.
Leurs voix s’affaiblirent à mesure qu’ils avançaient vers la remise de la wher de garde.
— Ce camp dépend de Telgar – et D’gan ne conduit pas de Quêtes, conclut M’tal au bout d’un moment. Je crois qu’il vaut mieux ne parler de ça à personne.
— Tu as raison, approuva J’lantir.
— Ah, on nous attend ! dit M’tal en riant. Gaminth m’annonça que Lolanth éveille la curiosité de Kisk, et qu’elle veut sortir.
— Au moins, nous savons maintenant qu’elle peut parler aux dragons, gloussa J’lantir en réponse. J’ai conseillé à Lolanth de lui répondre « plus tard ».
Les deux chevaliers-dragons se baissèrent pour entrer dans la remise, et Renna ne les entendit plus. Elle fit abstraction des bruits que faisaient les dragons en s’ébattant dans le lac, pour se remémorer la conversation. Pendant un instant exaltant, elle avait espéré qu’ils parlaient d’elle, qu’elle était peut-être celle capable de chevaucher l’or. Parlaient-ils d’un dragon doré – d’une reine dragon ? Ce serait merveilleux, pensa-t-elle. Puis J’lantir avait ajouté que la fille était peut-être aveugle. Elle passa mentalement en revue la liste de toutes les filles du camp. Elle ne connaissait aucune aveugle. Peut-être pensaient-ils à un bébé ou à quelque chose comme ça ? Mais dans ce cas, est-ce que leurs dragons ne pourraient pas le leur dire ? Peut-être que cette fille se cachait quelque part ? Mais où quelqu’un pouvait-il se cacher, ici au camp ? Dans la mine ? Elle secoua la tête. Ce serait trop dangereux. Mais elle ne trouva rien d’autre, et pourtant, elle était allée partout. Partout…, sauf au premier étage du fort de Natalon.
Renna passa le reste de son guet dans un silence pensif. Elle ne rouspéta même pas quand Jori arriva avec une demi-heure de retard.
— Nuella, je te présente le Seigneur M’tal, Chef du Weyr de Benden, dit Kindan quand les deux chevaliers-dragons entrèrent dans la remise.
Il regarda l’autre.
— Seigneur…
— J’lantir, maître de Lolanth, et Chef d’Escadrille au Weyr d’Ista, répondit vivement le second.
« Et toi, tu dois être Kindan, poursuivit-il avec jovialité, en lui tendant la main.
Kindan la serra vivement, puis J’lantir se tourna vers Nuella et lui tendit aussi la main. Kindan commença à se faufiler discrètement vers elle pour la prévenir, mais il vit M’tal et J’lantir échanger un regard pensif.
Avant que le silence ne s’éternise, Nuella leva la main. J’lantir la prit vivement dans la sienne.
— Je suis Nuella.
Elle haussa un sourcil interrogateur, puis elle sembla déçue.
— Tu as bougé, n’est-ce pas ? dit-elle.
— C’est vrai, admit J’lantir. Comment le sais-tu ?
— Je l’ai senti à l’angle que faisait ta main, répondit-elle.
Elle s’approcha de lui, lui lâchant la main et levant la sienne.
— Est-ce que ça t’ennuierait que je touche ton visage ? demanda-t-elle nerveusement. C’est comme ça que j’arrive à connaître les gens.
— Pas du tout, répondit galamment J’lantir.
Nuella leva une main hésitante. Elle lui toucha le menton, puis suivit des doigts les contours de sa mâchoire, ses lèvres, son nez, ses sourcils et son front.
— Tu as des coups de soleil, dit-elle, surprise. Il fait chaud à Ista, Seigneur ?
— Parfois, les brûlures sont pires par temps couvert, reconnut J’lantir. Mais dans mon cas, c’est parce que je vole souvent au-dessus des nuages, où le soleil brille toujours. À Ista, la couverture nuageuse est souvent très basse.
— Tu voles au-dessus des nuages ? s’enquit Nuella, impressionnée.
— Effectivement, affirma J’lantir.
M’tal vint se placer près de lui.
— Moi, c’est M’tal, dit-il à Nuella en lui tendant la main.
Elle la serra, puis, avec sa permission, lui tâta doucement le visage.
— Vous avez un bon Harpiste au Weyr de Benden, Seigneur ? demanda-t-elle quand elle eut fini.
— Un bon Harpiste ? répéta M’tal, étonné. Oui, un très bon Harpiste. Pourquoi cette question ?
— J’ai l’impression que ton visage rit beaucoup, répondit Nuella, et je me suis dit que c’était peut-être parce que votre Harpiste était drôle.
— Il l’est, confirma M’tal en riant. Je lui rapporterai tes paroles, et je crois qu’il sera très content.
Nuella inclina la tête en remerciement, et aussi pour dissimuler sa rougeur.
— Nuella, dit J’lantir après quelques instants, tu as une théorie intéressante sur la façon dont voient les whers de garde.
— Je crois qu’ils voient la chaleur, Seigneur.
M’tal dit à Kindan :
— Crion, le Chef de son Weyr, a demandé a J’lantir d’apprendre tout ce qu’il pourrait sur les whers de garde. J’ai pensé que ce serait une bonne idée de mettre vos connaissances en commun.
Kindan approuva de la tête, regardant l’autre chevalier-dragon avec un intérêt accru.
— Comment pouvons-nous tester cette théorie ? demanda J’lantir.
— J’y ai réfléchi, Seigneur, répondit Nuella. Peut-être qu’avec une pierre chaude et un brandon…
— Quelle idée merveilleuse ! s’exclama J’lantir. Mais il vaudrait peut-être mieux faire l’expérience avec deux brandons, un faible et un brillant, et la même chose pour les pierres, une tiède et une brûlante.
Bientôt, J’lantir et Nuella se plongèrent à corps perdu dans la meilleure façon de tester la vue de Kisk.
— On pourrait juste l’interroger, fit Kindan à part lui. M’tal lui sourit.
— Mais alors, le jeu ne les amuserait plus, remarqua-t-il.
— Non, ça ne nous amuserait plus, déclara Nuella, avec son manque habituel de déférence.
Puis elle porta la main à sa bouche.
— Je m’excuse, Seigneur.
— Elle est comme ça avec tout le monde, murmura Kindan.
Et elle a l’ouïe très fine aussi, acquiesça M’tal, les yeux rieurs. Il se tourna vers elle.
— Nuella, je crois que nous allons tous beaucoup travailler ensemble, alors nous pouvons peut-être nous dispenser des titres honorifiques – qu’en dis-tu ?
Nuella resta sans voix à cette proposition, et se contenta de hocher la tête. Kindan ne fut pas moins surpris.
— Tu veux dire que nous pouvons t’appeler par ton nom, Seigneur ?
— Cela ne me semble que juste, énonça J’lantir. De plus je n’ai pas l’habitude de tant de cérémonies.
— En général, J’lantir passe son temps à voler la tête en bas, ou à lire quelque part, dit M’tal en lui serrant l’épaule avec amitié.
Il se pencha vers Nuella et lui chuchota en confidence :
— Il paraît qu’un jour, il a perdu toute son escadrille pendant une semaine sans s’en apercevoir.
— Trois jours seulement, rectifia J’lantir, pince-sans-rire.
Quelle tranquillité !
Kindan ne pouvait imaginer un instant un chevalier bronze perdant son escadrille, puis il sourit, réalisant qu’ils le faisaient marcher.
— C’est impossible, dit Nuella, comme se parlant à elle-même. Les dragons sont télépathes.
J’lantir sourit et la menaça de l’index ; puis, réalisant qu’elle ne le voyait pas, il lui donna une amicale pichenette sur le nez.
— Observation très perspicace, jeune fille.
Les rideaux de la remise bruissèrent et Maître Zist entra. Zenor suivait, portant un pot et des tasses.
— Ah, Maître Zist, j’ai beaucoup entendu parler de toi, s’exclama J’lantir, pivotant pour faire face au Harpiste. J’lantir, maître de Lolanth, Chef d’Escadrille au Weyr d’Ista.
Maître Zist le salua de la tête et dit :
— Enchanté, Seigneur.
J’lantir écarta le titre d’un geste désinvolte.
— Je disais justement à Nuella que je préfère être simplement appelé J’lantir par mes amis, dit le chevalier bronze.
Il regarda le Harpiste avec gravité et ajouta :
— Et j’espère que nous serons amis.
— J’en suis certain, répondit le Harpiste avec un grand sourire.
Il regarda Nuella.
— Ton père va bientôt venir pour saluer les chevaliers-dragons.
— Il ne veut pas qu’on connaisse mon existence, expliquat-elle aux visiteurs. Permettez-moi de me cacher jusqu’à ce qu’il s’en aille.
M’tal et J’lantir réagirent par des regards graves et inquiets.
— C’est un secret qu’il veut garder, ajouta Kindan. Maître Zist estime que certaines personnes ont besoin d’avoir des secrets.
M’tal avait l’air grave.
— Un secret n’est jamais une bonne chose, dit-il.
— S’il te plaît, supplia Nuella. Cela le blesserait, et il serait très en colère après moi.
J’lantir regarda M’tal, qui hocha la tête à contrecœur.
Il fit un clin d’œil au Harpiste.
— Nous reparlerons de ça plus tard, Maître Zist.
Maître Zist hocha la tête.
— Je ne suis pas d’accord non plus avec ce secret, mais je pense qu’il n’est pas trop nuisible pour le moment.
J’lantir lui fit signe de disparaître, puis s’interrompit, l’air penaud.
— Allez, va te cacher, lui dit-il. Nous te préviendrons quand il s’en ira.
— Ce ne sera pas nécessaire, répliqua-t-elle en se tournant pour s’enfoncer au cœur d’un gros tas de paille dans un coin de la remise. Je l’entendrai partir.
Natalon arriva peu après et resta juste le temps de saluer tout le monde. Puis, sentant que les chevaliers-dragons voulaient travailler seuls avec Kindan et Kisk, il se retira dès que la politesse le lui permit.
— Si vous voulez, Seigneurs, je peux vous faire parvenir quelque chose de la cuisine, proposa-t-il avant de sortir.
M’tal interrogea du regard Kindan, qui hocha vigoureusement la tête.
— Ce serait parfait, Mineur Natalon, dit M’tal. N’importe quoi – nous ne voulons pas vous dévaliser.
— Tu pourrais aussi nous faire apporter quelques briques chaudes ? demanda J’lantir.
Natalon fronça les sourcils.
— Si vous avez froid, Seigneurs, je crois qu’il y a une grille quelque part. On pourrait faire du feu.
— Non, je ne pense pas que ce soit nécessaire, dit le chevalier-dragon. Juste quelques briques, si tu veux bien.
— Je pourrais les porter, proposa Zenor.
— Tu es censé dormir, déclara Natalon, le menaçant de l’index. Tu as du travail demain, et je ne veux pas que tu arrives crevé à la mine.
Zenor parut si déçu que Natalon eut un grand sourire.
— De plus, je crois que tu abuses de l’hospitalité de Kindan.
Zenor lança à Kindan un regard suppliant.
— Je serais très content si Zenor pouvait rester, Seigneur, dit aussitôt Kindan.
Natalon regarda les hommes.
— S’il ne vous dérange pas, il serait peut-être bon qu’un autre que Kindan se familiarise avec la wher de garde, suggéra-t-il.
— Bien sûr, fit M’tal, avec un geste qui réglait la question. En outre, un corps de plus ne pourra que réchauffer la pièce.
J’lantir approuva vigoureusement de la tête.
— Très bien, acquiesça Natalon. Mais pas plus d’une heure, Zenor – à moins que ces Seigneurs n’en décident autrement.
— D’accord, dit Zenor, l’air un peu contrarié.
— Alors, suis-moi, commanda Natalon. Tu t’es porté volontaire pour rapporter ces briques.
Zenor se retourna pour suivre le chef mineur jusqu’à son fort.
— Vous savez, vous pourriez peut-être juste lui demander, suggéra Kindan quand ils furent sortis.
— Lui demander quoi ? s’enquit Maître Zist.
Kindan commença à lui exposer la théorie de Nuella, mais elle l’interrompit pour faire une correction, qui provoqua une discussion générale.
— Vous savez, dit le Harpiste, se frictionnant pensivement le menton, le corps humain émet beaucoup de chaleur.
— Est-ce que tu proposes de faire une simple expérience avec des corps humains et des brandons ? s’étonna J’lantir.
Kindan sortit un brandon de son support et le leva dans sa main.
— Kisk, qu’est-ce qui est le plus brillant pour toi, mon corps ou ce brandon ?
La wher de garde hésita, puis donna un petit coup de tête dans le ventre de Kindan.
— Eh bien, je crois que nous avons notre réponse, souligna M’tal.
— Hum, murmura J’lantir, avec une moue pensive. Nous savons maintenant une chose – un wher de garde est bien plus intelligent qu’un lézard de feu.
— Et plus patient aussi, ajouta Maître Zist d’un ton cocasse. J’espère que Zenor lui rapportera quelques friandises.
— Elle vient juste de finir son repas, lui dit Kindan.
Il regarda le chevalier-dragon d’Ista.
— J’lantir, est-ce que tu saurais quelles quantités ils doivent manger ?
— En fait, je n’ai commencé mes investigations que depuis une quinzaine, avoua le chevalier-dragon. J’ai vu Maîtresse Aleesa – au ton, ils comprirent comment s’était passée l’entrevue avec l’irritable Maître-Wher – et j’ai décidé de chercher dans d’autres directions.
Maître Zist réprima un éclat de rire, et J’lantir l’en remercia de la tête.
— Naturellement, j’ai parlé avec le maître-wher du Fort d’Ista reprit-il. Et j’ai constaté avec stupéfaction – il haussa un sourcil à l’adresse de Maître Zist – que l’Atelier des Harpistes avait très peu d’informations sur les whers de garde.
— Aucune, d’après mes propres recherches, acquiesça Maître Zist.
Étant donné la proximité du prochain Passage, Crion a décidé que ce serait une bonne chose de rassembler toutes les connaissances possibles sur les soins à donner aux dragons en périodes de Chute des Fils, déclara J’lantir. Et j’ai été désigné pour me renseigner sur les whers de garde.
— Quand j’ai dit à J’lantir que Gaminth était capable de communiquer avec Kisk, expliqua M’tal, montrant de la main la wher de garde, très attentive, il m’a demandé s’il pouvait travailler avec nous.
— Je ne sais pas si j’aurai jamais une autre occasion de travailler avec un wher de garde nouveau-né, dit J’lantir.
— Oh, il ne s’agit plus d’un nouveau-né à ce stade, affirma Maître Zist.
— Elle a plus de quatre mois maintenant, intervint Kindan.
— Elle en aura cinq dans deux septaines et trois jours, corrigea Nuella avec précision.
— Le wher de garde le plus jeune que j’aie jamais vu avait plus de trois Révolutions, dit J’lantir. Crois-tu qu’ils mûrissent plus vite que les dragons ? ajouta-t-il à l’adresse de M’tal.
M’tal hocha la tête.
— C’est mon impression.
— C’est aussi la mienne, conclut J’lantir.
Il s’approcha de la wher de garde et lui tendit la main, paume ouverte, pour qu’elle la sente.
— Tu peux y aller, Kisk, lui dit Kindan.
Kisk le regarda en penchant la tête, puis renifla la main de J’lantir et la lécha timidement.
— Est-ce que tu me permets de te toucher ? demanda J’lantir, s’inclinant poliment devant la wher de garde.
Kisk lui souffla dessus. J’lantir regarda Kindan.
— C’était un « oui » ?
Kindan hocha la tête.
— Mais ton dragon pourrait peut-être lui parler, avança Kindan, suggérant une expérience.
— Elle serait ravie, renchérit Nuella.
J’lantir s’éclaira.
— C’est une bonne idée.
Son visage prit l’air absent d’un chevalier-dragon parlant à son dragon. Kisk le regarda avec approbation, puis sursauta avec un léger pépiement, avant d’en émettre un second, jubilatoire. Elle s’approcha de J’lantir, positionnant ses épaules sous sa main, renversant le cou en arrière pour voir si elle était correctement placée.
Tout le groupe gloussa.
J’lantir lui passa les mains sur l’ensemble du corps, tâtant tous les muscles, et explorant la forme de son dos, de son ventre, de sa tête et de sa queue.
— Semblable et pourtant dissemblable, conclut-il, se parlant à lui-même.
Il regarda M’tal.
— Tous les whers de garde semblent plus musculeux que les dragons.
— Je l’ai remarqué aussi, affirma M’tal.
J’lantir toucha l’aile de Kisk, lui adressa un regard interrogateur, puis dit :
— Lolanth, demande à Kisk de déployer ses ailes, s’il te plaît.
Kindan réalisa qu’il avait parlé tout haut pour les prévenir que Kisk allait bouger.
La wher de garde pépia joyeusement et ouvrit les ailes.
— Elles sont affreusement petites, remarqua J’lantir.
Il regarda Kindan.
— Et ton père a vraiment volé sur son wher de garde ?
— Tard le soir, confirma Kindan.
— Étonnant ! s’écria J’lantir. Personne, pas même Maîtresse Aleesa, n’a jamais prétendu que les whers de garde pouvaient voler.
— On dirait que les Harpistes ne sont pas les seuls à avoir tout oublié sur les whers de garde, dit M’tal, avec un regard taquin à Maître Zist, qui se contenta de hausser les épaules.
Le chevalier bronze se tourna vers J’lantir :
— Ce que je me demande, c’est si nous pourrions enseigner aux whers de garde à parler à nos dragons.
— Mais Kisk ne vient-elle pas de parler à ton Gaminth ?
— C’est vrai, mais elle ne faisait que lui répondre. Pourrait-elle s’adresser à un dragon par son nom ? Disons, en cas d’urgence ? demanda M’tal.
J’lantir eut une moue pensive. Au bout d’un moment, il regarda le Chef du Weyr de Benden, l’air excité.
— De sorte que les whers de garde pourraient nous alerter en cas de Chute des Fils ? Quelle idée merveilleuse ! C’est peut-être pour ça qu’ils ont été créés…
— C’est impossible, l’interrompit Nuella.
— Pardon ? dit J’lantir, sidéré.
— Les whers de garde sont nocturnes, rappela Nuella. Ils auraient du mal à lancer un avertissement pendant la journée.
— Peut-être qu’en cas d’urgence…, suggéra J’lantir. M’tal secoua la tête.
— Non, je crois que non.
— Mais ils pourraient quand même appeler au secours lors des urgences de nuit, dit Kindan.
M’tal approuva de la tête.
— Ce serait bien utile. Et ils pourraient aussi nous renseigner sur le temps.
— Excellente idée, acquiesça J’lantir.
— Le simple fait de pouvoir prévenir un dragon qu’ils ont besoin de secours serait une aide précieuse pour les petits forts isolés, souligna Maître Zist.
— Certains de ces forts possédaient des whers de garde, dit M’tal.
Son regard s’assombrit.
— Si on leur avait appris à contacter nos dragons, nous aurions pu sauver des vies.
— Eh bien, fit J’lantir avec entrain, on dirait que l’entreprise en vaut la peine. Quand commençons-nous ?
— J’aimerais le faire dès que possible, dit M’tal, inclinant la tête à l’adresse de Kindan. Si tu es d’accord, Kindan. Je sais que tu as besoin de dormir…
Kindan éclata de rire.
— Je ne dors plus la nuit, plus maintenant. M’tal hocha la tête, l’air sombre.
— Mais moi, si. Et la nuit tombe sur mon Weyr des heures avant la vôtre.
— La mienne aussi, ajouta J’lantir avec regret. Mais je pourrai sans doute trouver un moment pour travailler avec Kindan et Kisk sans trop perturber la vie au Weyr d’Ista.
— Mais toi, tu ne le peux pas, dit Maître Zist à M’tal.
— Mais ce sera bientôt le printemps, rappela M’tal. Si nous pouvons dresser les whers de garde de Benden avant ça, bien des vies pourront être sauvées.
— Alors, c’est décidé, lança J’lantir. Il regarda les autres et ajouta :
— Il semble que nous devions non seulement apprendre à Kisk à parler à nos dragons, mais encore l’enseigner aussi à tous les autres whers de garde et à leurs maîtres-whers.
Elle se débrouille déjà assez bien, affirma Nuella. Je veux dire, elle a prévenu Kindan de votre arrivée, et savait que vous étiez deux…
— Et comment Kindan a-t-il compris ce qu’elle disait ? demanda J’lantir avec curiosité.
— Eh bien, ça semblait normal, c’est tout, dit Kindan.
— Les lézards de feu sont comme ça, décréta Maître Zist. Du moins avec certains de leurs propriétaires.
— Oui, acquiesça J’lantir. Et les whers de garde semblent plus intelligents, plus vifs. Ce à quoi je pense, c’est d’entraîner Kisk et Kindan pour qu’ils sachent exactement ce qu’ils se disent et ce qu’ils disent aux dragons.
— Ce serait excellent ! approuva M’tal avec ferveur.
— Et ensuite, nous pourrions dresser de même tous les autres whers de garde et leurs maîtres, ajouta J’lantir.
— J’imagine qu’un Harpiste serait nécessaire, dit Maître Zist avec ironie.
— J’aiderai aussi, déclara Nuella avec empressement.
Kindan et Zenor hochèrent la tête, pas surpris le moins du monde.
Au cours des quelques jours suivants, Nuella et J’lantir eurent d’innombrables discussions sur la meilleure façon de dresser un wher de garde, et sur le vocabulaire indispensable pour des communications utiles entre un wher de garde et son maître. Ils tombèrent d’accord sur le fait que Kisk devait savoir dire à un dragon qui elle était, où elle était, qu’il lui fallait communiquer avec un dragon particulier, et prononcer des choses telles que « urgence », « feu », « guérisseur », et « inondation ». Ils se disputèrent pour décider s’il était plus important pour elle de connaître les nombres ou de dire « avalanche ».
Kindan se sentait presque inutile tandis qu’ils argumentaient, tombaient d’accord, reprenaient et recommençaient à se disputer. Ils s’arrêtaient de temps en temps pour dire à Kindan de faire faire quelque chose à Kisk, ou, pire encore, pour lui demander son avis sur leur désaccord – Kindan apprit vite à être diplomate – puis les discussions recommençaient de plus belle.
La plupart du temps, quand Nuella dormait dans la paille, blottie contre Kisk, J’lantir repartait discrètement avant le premier chant du coq, et Kindan s’endormait trop épuisé pour mettre de l’ordre dans ses pensées.
À la fin du troisième jour, J’lantir annonça qu’il devait retourner à Ista pour faire son rapport à son Chef de Weyr, s’occuper de son escadrille et prendre un peu de repos. Nuella sembla si anéantie que J’lantir la serra dans ses bras.
— Ne t’inquiète pas, je reviendrai, la rassura-t-il.
Kindan se dit qu’elle était très triste parce que ça avait été si amusant et excitant de travailler avec J’lantir et Kisk. Il pensa qu’elle allait s’ennuyer – et sans doute être d’humeur grincheuse – jusqu’au retour du chevalier-dragon.
— J’lantir, lui demanda Kindan juste avant son départ, tu crois que nous pourrions enseigner à Kisk à plonger dans l’Interstice comme un dragon ?
Il ruminait cette idée depuis un moment.
— Eh bien, murmura pensivement J’lantir, les lézards de feu peuvent le faire, alors je ne vois pas pourquoi les whers de garde ne le pourraient pas.
— Ce n’est pas possible, dit Nuella d’une voix ensommeillée.
Kindan sursauta. Il la croyait endormie.
Il faut qu’ils voient où ils vont, et ils voient la chaleur, expliqua-t-elle.
— Et alors ? dit Kindan.
— Je vois ce qu’elle veut formuler, dit J’lantir. Un chevalier-dragon doit donner une référence visuelle à son dragon. De sorte que seul un maître-wher qui verrait la chaleur pourrait donner à son wher de garde un avertissement correct.
— Et personne ne voit la chaleur, acquiesça sombrement Kindan.
— Moi, je peux l’imaginer, affirma Nuella, perchée sur Kisk.
— Pourquoi cette question ? demanda J’lantir à Kindan.
— Si les whers de garde pouvaient plonger dans l’Interstice ils pourraient sauver des gens, les sortir des effondrements et des choses comme ça, expliqua Kindan.
— Excellente idée, Kindan, approuva J’lantir. Vraiment excellente. Dommage qu’elle soit inapplicable.
— Bonne… idée, acquiesça Nuella d’une voix ensommeillée.
Elle bâilla, roula sur le flanc, leur tournant le dos.
— Bon, merci quand même, dit Kindan, se retournant pour rejoindre Kisk et Nuella dans la paille.
J’lantir tendit la main et lui ébouriffa affectueusement les cheveux.
C’était bien d’essayer, Kindan.
Kindan ne s’était pas trompé en pensant que Nuella serait grincheuse jusqu’au retour du chevalier-dragon. Il passa plusieurs jours à lui remonter le moral, et endura d’innombrables piques, avant qu’elle accepte de retourner dans la mine pour l’entraînement.
— Mais seulement si tu acceptes qu’on explore tout, exigea-t-elle.
Kindan consentit, et elle ajouta :
— On pourra y aller quand les équipes ne travaillent pas.
Les mineurs extrayaient le charbon trois jours par septaine.
Deux autres jours étaient consacrés au triage et à l’ensachage du charbon, et à l’abattage des arbres pour les étais. Les deux derniers jours étaient libres, à condition que chacun aide aux travaux d’utilité générale, comme l’extraction des pierres, la réparation de la route, ou la fabrication des meubles et de la vaisselle. C’est seulement aux pompes qu’il y avait du personnel sans interruption. Natalon ne voulait pas d’accumulation de mauvais air. Non seulement cela rendrait-il impossible le travail des mineurs, mais encore cela permettrait aux gaz suintant du charbon, de s’accumuler dans des poches assez grandes pour provoquer une explosion, comme celle qui avait tué le père et les frères de Kindan.
— Commençons par la rue où travaille Tarik, décréta Nuella quand ils furent dans la mine, et un Dalor en rogne à l’entrée du passage secret dans le fort.
Kindan accepta volontiers, et ils se dirigèrent au nord, vers la Deuxième Rue. Kindan avait appris à compter ses pas tout en réfléchissant, ou même en parlant – essentiellement par de douloureuses bourrades de Nuella quand il oubliait.
— Au fond, tu es encore plus aveugle que moi, Kindan ! s’était écriée Nuella la dernière fois qu’il avait été forcé d’avouer qu’il avait perdu le compte de ses pas. Ça suffit ! À partir de maintenant, tu devras te bander les yeux, déclara-t-elle. Il faudra t’en remettre à Kisk et au compte de tes pas pour ne pas te cogner dans les murs.
Elle lui avait tendu une écharpe crasseuse qu’elle avait apportée pour s’en faire un masque anti-poussière.
— Tiens, tu peux te servir de ça.
Kindan avait protesté, mais elle avait répondu :
— Et s’il y avait un effondrement ou autre chose et que tous les brandons soient éteints ? Qu’est-ce que tu ferais ? Si tu as compté tes pas et que tu es à l’aise dans le noir, tu ne paniques pas. Et si tu ne paniques pas, tu es capable d’aider les autres.
Kindan avait été convaincu. À partir de là, il s’était toujours noué un bandeau sur les yeux dès qu’ils descendaient du monte-charge au fond du puits. Et, exception faite de quelques ecchymoses spectaculaires sur ses mollets, Kindan avait circulé sans problème. Mais à part lui, il reconnaissait que sa carte mentale de la mine était loin d’être aussi précise et détaillée que celle de Nuella.
Maintenant, Kindan tâtait délicatement les étais – car il avait dû extraire plusieurs échardes de ses doigts après sa première tentative – et il avançait avec quelque chose approchant la grâce fluide de Nuella.
Quand ils arrivèrent à la Deuxième Rue, le tunnel où l’équipe de Tarik travaillait à extraire le charbon, Kindan tâta les étais de chaque côté du carrefour. Nuella attendit patiemment après s’être livrée elle-même à une rapide inspection.
— Je suis prêt, dit Kindan, suivant la paroi de sa main droite.
Il trouva le tournant de la Deuxième Rue et se mit à compter ses pas entre les étais. Après quatorze pas – dix mètres, l’intervalle habituel pour la première série d’étais – il demeura perplexe. Après vingt et un pas, il s’alarma.
— Est-ce que tu sens des étais ? demanda-t-il à Nuella, qui marchait à sa hauteur du côté gauche de la rue.
— Non, dit-elle, inquiète. Tu crois qu’on devrait revenir sur nos pas pour vérifier ?
Kindan eut une envie folle d’ôter son bandeau, mais il n’en fit rien, pensant à l’ouïe fine de Nuella. Elle le saurait tout de suite s’il enlevait l’écharpe. Le bruissement du tissu le trahirait.
— Oui, fit-il, abaissant les mains.
Nuella pouffa.
— Tu avais envie d’enlever ton bandeau, non ?
Kindan laissa son soupir lui répondre. Il compta ses pas jusqu’au carrefour, fit demi-tour, et repartit dans l’autre sens en comptant toujours, cherchant les étais à tâtons. Il s’arrêta au bout de neuf pas.
— Je sens quelque chose, mais ce n’est pas un étai normal, dit-il.
Le bois était mince, et levant les mains pour toucher le plafond au-dessus de sa tête, il ne sentit qu’une poutre très grêle.
— Ce n’est pas assez épais, acquiesça Nuella. Ni assez large.
— C’est la moitié ou même le quart des dimensions habituelles, remarqua Kindan.
Ils découvrirent que ça continuait tout le long du tunnel. L’inquiétude de Kindan s’accrut à mesure qu’ils avançaient. De nombreuses avenues latérales partaient de la rue, beaucoup plus qu’il ne s’y attendait.
— On dirait que Tarik a commencé à extraire, dit-il.
D’après les discussions qu’il avait entendues dans le camp, il savait que la mine devait être explorée à fond avant que l’extraction ne commence – et que l’extraction « par pièces » débuterait à l’extrémité de la mine la plus éloignée des puits d’accès, afin de ne pas gêner le passage des sauveteurs en cas d’effondrement.
— C’est ennuyeux, lâcha-t-il.
— Oui, acquiesça Nuella. Papa ne le sait sans doute pas – il ne le tolérerait pas.
Ils terminèrent leur exploration de la Deuxième Rue et de toutes les avenues adjacentes, les nerfs à vif. Kindan proposa qu’ils explorent la Première Rue lors de leur prochaine expédition.
Sauver les mineurs, c’était le rôle essentiel de whers de garde, et Kindan ne l’oubliait pas. Chaque fois qu’il en avait l’occasion, il organisait une expérience pour tester les capacités de Kisk, ou lui enseigner quelque chose de nouveau.
Mais quand il confia qu’il voulait voir si elle saurait exhumer un corps enterré sous des décombres, Nuella refusa carrément.
— Tout ce que je veux faire, c’est me couvrir de charbon pour qu’elle me dégage ! protesta-t-il devant son veto.
— Et si tu te blesses ? dit-elle. Qu’est-ce qu’on fera ?
Et malgré tous les arguments de Kindan, elle refusa absolument de suivre son idée. Ce qui l’étonna, c’est que Kisk la soutint – il aurait cru que la wher de garde lui obéirait sans contestation.
— D’accord, d’accord, vous gagnez, mesdames, maugréa-t-il finalement.
— On ne gagne pas parce qu’on est des « dames », mais parce qu’on a du bon sens, grogna Nuella.
Elle soupira et ajouta :
— Si tu veux à toute force tenter cette expérience, faisons-la d’abord dans la remise, avant de l’essayer sous terre.
Kindan accepta à contrecœur.
Kindan et Kisk rentrèrent à la remise, après avoir raccompagné Nuella au fort, dans sa chambre du premier étage. Kisk avait encore envie de jouer. Fatigué, mais résigné à la nécessité d’épuiser la wher de garde, Kindan imagina une forme modifiée du jeu de cache-cache. Il s’allongerait sous la paille, sans bouger, et elle le chercherait.
Kisk le trouva sans problème. Kindan s’assura qu’elle lui tournait le dos pendant qu’il se cachait et lui dit : « N’écoute pas », sans se faire trop d’illusions. Au bout d’un moment, il eut l’idée de ramasser de petits cailloux et de les lancer dans toutes les directions pour tromper son ouïe.
Le vice de ce plan, c’est que, même quand il était bien caché, il devait toujours lui signaler le départ de ses recherches, et que le son de sa voix trahissait sa position. Après plusieurs tentatives, il découvrit la solution. Il lancerait un dernier caillou sur le rideau voilant la porte. Quand Kisk l’entendrait, elle pourrait commencer à le chercher.
Le jeu devint alors plus intéressant, et Kisk mit plus longtemps à le trouver.
À la seconde tentative, ayant jeté son dernier caillou contre le rideau, Kindan ferma très fort les yeux, retint son souffle, et tenta de ne penser à rien qu’à l’obscurité, imitant de son mieux le sol sous le foin.
Couché sous la paille, crevé et à moitié endormi, il se mit à somnoler.
Et c’est alors, à la limite du sommeil, qu’il crut voir quelque chose – une forme luminescente, quelqu’un de pelotonné en chien de fusil, exactement comme lui. Non, rectifia-t-il, stupéfait, c’est moi.
Il entendit les pas étouffés de Kisk avançant vers lui. Mentalement, il devina sa forme approcher, vit la tête mieux définie – pas un visage, mais une sorte d’arc-en-ciel flou en forme d’ovale –, puis la tête disparut derrière des jets lumineux couleur de flammes jaune-orange. Il sentit l’haleine tiède de Kisk souffler sur lui, exactement semblable aux flammes qu’il imaginait.
Kisk pépia joyeusement.
Il ouvrit les yeux en riant, surgit brusquement de la paille et lui jeta ses bras autour du cou.
— Tu m’as trouvé ! s’écria-t-il.
Il la serra très fort.
— Tu es formidable !
— Recommence, lui dit Nuella le lendemain soir. Répète-moi exactement ce que tu as vu.
— Je ne peux pas vraiment, dit Kindan. C’était comme si tout était couleur de flammes…
— Qu’est-ce que ça signifie ?
Kindan eut une moue pensive, s’efforçant de réfléchir.
— Tu as déjà regardé quelque chose de vraiment brillant – euh… quand tu étais petite ?
— Comme quoi ? demanda Nuella en faisant la grimace à cette question.
— Comme le soleil, dit Kindan, frappé d’inspiration subite. Ou une flamme.
Elle haussa les épaules.
— Peut-être.
— Eh bien, c’était comme ça, reprit-il. Et après, j’ai fermé les yeux, mais je voyais toujours l’image. Tout a commencé par un blanc éclatant, qui s’est lentement adouci en jaune, orange, rouge, vert, bleu – puis s’est éteint.
— Continue !
— Bon, le blanc était au centre et très réduit, et entouré de cercles colorés allant du jaune au bleu.
Nuella prit l’air mélancolique.
— Tu crois… Tu crois que je pourrais voir les images de Kisk ?
— On peut toujours essayer, dit Kindan. Qu’est-ce que tu en penses, Kisk ? Peux-tu montrer ton image à Nuella quand tu me trouves ?
Kisk les regarda tour à tour et acquiesça d’un joyeux pépiement.
— Tu pourrais vraiment ? demanda Nuella d’un ton émerveillé.
Elle ferma très fort les yeux.
— Je vais me cacher, annonça Kindan.
Kisk se détourna docilement. Peu après avoir lancé son caillou contre le rideau, il entendit Nuella ravaler son air.
— Kindan, mets un bras sur ton visage, dit-elle.
Kindan s’exécuta, rejetant sa couverture de paille.
— L’autre maintenant.
Kindan obéit, puis, malicieux, leva les deux bras au-dessus de sa tête, doigts entrelacés.
— Tu as levé les bras ! s’exclama-t-elle. Tu croises les doigts ! Par le Premier Œuf de Faranth ! Je te vois !
Kindan s’assit et la regarda fixement. Des larmes coulaient sur ses joues.
Le lendemain, lui et Nuella commencèrent à enseigner à Kisk comment rechercher des gens enterrés sous des décombres. À la suggestion de Nuella, ils débutèrent en demandant à Kisk de détecter des personnes isolées. Kisk adora ce jeu et trouva Nuella, Kindan, Zenor, Dalor et Maître Zist – bien que Dalor et Maître Zist fussent dans leur logement respectif, et que Dalor fût épuisé après sa journée à la mine.
— Dalor ne descend pas au fond plus que moi, maugréa Zenor en allant se coucher. On est tous les deux aux pompes.
— Je parie que Tarik te prendrait volontiers dans son équipe, dit Nuella.
Kindan la regarda, stupéfait.
— Tu pourrais peut-être demander à changer de poste ? poursuivit-elle.
— Tarik ? répéta Zenor. Je ne sais pas…
— À ton aise, dit-elle. Alors arrête de te plaindre ou demande l’équipe de Tarik.
— Qu’est-ce que tu as en tête ? lui demanda Kindan après le départ de Zenor.
— Tu te rappelles tes inquiétudes au sujet des étais de la rue de Tarik ?
Kindan hocha la tête et elle poursuivit :
— Eh bien, nous ne pouvons pas en parler à mon père parce que nous devrions avouer que nous sommes descendus dans la mine. Mais si Zenor travaille avec Tarik, il verra ce que Tarik a fait et pourra alerter Papa.
Kindan et Nuella furent ravis quand Zenor leur annonça qu’il avait changé d’équipe.
— Le plus beau, dit-il en se frottant les mains avec jubilation, c’est que je n’aurai plus à nourrir les petites le matin. Et Regellan trouve même qu’il a gagné au change, vous imaginez ?
Eh bien, voilà un problème réglé, estima Nuella avec suffisance quand elle vint le soir à la remise.
Kindan regarda derrière le rideau qui s’était refermé après son passage.
— Maître Zist ne t’a pas accompagnée ?
Elle écarta cette question d’un geste insouciant.
— Non, je suis venue toute seule.
Kindan haussa les sourcils.
— Est-ce que ce n’était pas dangereux ? Et si quelqu’un t’avait vue ?
— Eh bien, ce quelqu’un soit m’aurait dit quelque chose, soit m’aurait ignorée, déclara-t-elle avec impatience. Et comme personne ne m’a rien dit, je suppose qu’ils m’ont ignorée.
Elle tapota sa cape et rejeta sa capuche en arrière.
— D’ailleurs, tout le monde est habillé comme ça par ce temps.
Nuella avait raison. Jusque-là, l’hiver avait été particulièrement froid.
— Le printemps sera bientôt là, dit Kindan en guise de consolation.
— Bientôt, oui. Et qu’est-ce que nous avons fait de bon ?
Kindan fut complètement abasourdi par sa véhémence.
— Nous attendons depuis plus d’un mois, et nous n’avons toujours pas de nouvelles, poursuivit-elle. Et le printemps arrive. Et tous ces malheureux ? Ceux dont s’inquiétait le Seigneur J’lantir ? Ceux qui pouvaient être inondés à la fonte des neiges ?
Elle fit un effort pour maîtriser sa colère.
— Je pensais que je pourrais peut-être aider, tu comprends.
Puis elle fronça les sourcils.
— Mais il ne s’est rien passé. Et je n’ai aidé personne.
— Tu m’as aidé, moi, dit doucement Kindan.
Kisk lui adressa un pépiement rassurant et lui poussa l’épaule de la tête.
— Et Kisk. Sans toi, nous ne saurions pas la moitié de ce que nous savons. Nous serons bientôt prêts à descendre dans la mine et…
Nuella l’interrompit d’un ricanement de dérision.
— D’accord, vous descendrez dans la mine, et après ? Qu’est-ce que je ferai, moi ? Merci, Nuella, tu nous as beaucoup aidés, et maintenant tu peux retourner dans ta chambre. Et attention à ne pas te faire prendre !
Sa voix s’étrangla sur ces derniers mots et elle cacha sa tête entre ses genoux.
Kindan ne sut quoi répondre, et le silence s’éternisa. Finalement, il ouvrit la bouche pour parler, mais vit que Nuella levait la main et penchait la tête vers le rideau de la porte.
— Bon, tu peux entrer maintenant, dit-elle tout haut. Tu en as trop entendu, et d’ailleurs, au point où j’en suis, je m’en moque.
Un instant plus tard, le rideau remua et une petite silhouette se dessina dans la pénombre.
— Tu es le portrait de Dalor ! s’écria la silhouette. C’était Renna.
Nuella renifla, percevant l’odeur de la nouvelle venue et hocha la tête en la reconnaissant.
— Tu dois être la sœur de Zenor, fit-elle. Tu as un peu la même odeur.
— C’est Renna, confirma Kindan. Il les regarda à tour de rôle.
— Tu n’es pas censée être de guet ?
— Oui, dit Renna. Mais Jori me doit un service. Elle regarda Nuella et ajouta :
— J’ai vu quelqu’un venir du fort et…
— Tu m’as suivie parce que tu as cru que c’était Dalor, non ? Kindan se rappela que Nuella avait exercé un chantage sur Dalor, afin qu’il les aide à aller dans la mine, parce que, avait-elle dit, « il se trouve que je sais de qui il a le béguin ». À en juger par la rougeur de Renna, le sentiment devait être mutuel, pensa Kindan.
Soudain, Kisk releva la tête, pépia, et donna un petit coup de tête à Kindan. Il ferma les yeux pour se concentrer, maintenant habitué à échanger des images avec Kisk.
— C’est J’lantir et Lolanth, dit-il un instant plus tard.
Kisk pépia une fois de plus, et il referma obligeamment les yeux, se concentrant sur les images que la wher de garde s’efforçait de lui communiquer. Les images fulgurèrent en succession rapide : un arc-en-ciel de chaleur dessinant une silhouette, tirée en arrière par un bras, la même silhouette arc-en-ciel courant si vite que ses jambes étaient floues. Il déclara aux autres en souriant :
— Il dit qu’il est désolé d’être en retard. Il arrivera dès que possible.
Ils entendirent le bruit caractéristique d’un dragon sortant de l’interstice, puis le joyeux claironnement de Lolanth.
— Un chevalier-dragon ? glapit Renna.
Kindan hocha la tête.
— Ici ?
Nouveau hochement de tête.
— Tout de suite ?
— Immédiatement, en fait, acquiesça J’lantir, entrant dans la remise.
Son air joyeux fit place à l’étonnement quand il réalisa que ce n’était pas Nuella qui parlait. Puis il s’éclaira.
— Ton secret est dévoilé. Parfait. J’avais peur…
— Son secret n’est pas dévoilé, objecta Kindan, secouant la tête. Juste compromis.
J’lantir se rembrunit.
— Cela va compliquer des choses. Voyez-vous, la raison pour laquelle je suis resté absent si longtemps – ou plutôt, la raison pour laquelle je reviens, c’est que tout ne va pas au mieux.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Nuella.
— Une minute, l’interrompit Kindan.
Il se tourna vers Renna, qui ouvrait des yeux grands comme des soucoupes.
— S’il te plaît, Renna, va informer Maître Zist que J’lantir vient d’arriver. Il te demandera sans doute d’apporter des rafraîchissements, mais dis-lui surtout que je t’ai demandé de revenir ici. Ne lui dis rien de plus, car nous lui expliquerons plus tard.
— Je serai tout oreilles, plaisanta Nuella, rayonnant de son humour habituel.