CHAPITRE III
Wher de garde, wher de garde dans la nuit
Garde notre Fort de tout mal
Et quand le soleil se lèvera
Ta mission se terminera.
Les jours devinrent des mois, et il sembla à Kindan que bien peu de choses avaient changé. Il avait toujours des corvées. Il prenait toujours des cours avec le Harpiste. Kaylek le tarabustait toujours. Ses tours de guetteur ou de messager pour le camp étaient toujours les mêmes.
Mais à la vérité, bien des choses avaient changé. Maintenant il était le premier levé le matin, et préparait le klah et le petit déjeuner pour toute la famille. Son père lui avait demandé de s’occuper de Dask le matin, et cela, c’était nouveau aussi.
En classe avec le Harpiste, il remarqua qu’il voyait moins Zenor et plus souvent Dalor. Autrefois, il semblait toujours que Dalor était un enfant maladif, ou que son père le surmenait. Que ce fût l’un ou l’autre, il manquait régulièrement deux classes par septaine, parfois plus.
Maintenant, Dalor était toujours là, sauf une fois par septaine.
Cela s’expliquait peut-être par un autre changement : Maître Zist. Si Kindan l’avait trouvé exigeant dans son rôle de professeur de chant, ce n’était rien comparé à son rôle d’enseignant. Personne ne faisait jamais rien assez bien pour satisfaire le Maître.
— Regarde-moi ça ! Tu appelles ça des lettres ? gronda-t-il un jour à l’adresse de la petite Sula. Comment pourras-tu jamais noter une nouvelle recette et la partager avec d’autres ?
Sula se décomposa sous son regard. Tout le monde savait qu’elle espérait rejoindre sa mère, Milla, à la cuisine. Un autre jour, il réduisit Kaylek à l’état de loque bégayante et cramoisie, simplement par une série de questions pénétrantes sur la multiplication.
— Comment, jeune Kaylek, pourras-tu calculer le poids que doit soutenir un étai dans la mine, si tu ne sais même pas calculer la surface du plafond ?
Dalor ne s’en sortait pas mieux, parce qu’il était le fils du mineur en chef. Mais Kindan remarqua que chaque fois que le Maître s’était montré un peu dur envers Dalor, avant la pause déjeuner, il prenait grand soin de calmer sa nervosité l’après-midi.
Kindan était l’exception la plus criante à la rudesse de Maître Zist. Quand Cristov et Kaylek s’en aperçurent, Kindan se mit à souhaiter être traité aussi durement que les autres enfants du camp.
— Qu’est-ce qu’il te trouve ? ricana un jour Cristov pendant la pause. C’est juste parce que tu chantes si bien ?
— Je vois pas ce que ça pourrait être d’autre, grinça Kaylek.
Mais Kindan savait exactement pourquoi Maître Zist ne le traitait jamais trop durement. Peu après le mariage de Silstra, ils avaient eu une nouvelle empoignade similaire à celle de leur première rencontre. Comme la première fois, ni l’un ni l’autre n’avait vraiment eu le dessus, mais Kindan avait reconnu qu’il y avait quelque chose dans l’insistance obstinée de Maître Zist pour que ses élèves donnent le meilleur d’eux-mêmes et n’aient pas peur de demander de l’aide – et Kindan avait décidé de relever le défi.
Cela avait été difficile au début, mais Kindan avait bientôt réalisé qu’il adorait le temps passé avec le Maître revêche. Il découvrit qu’en s’élevant à un niveau de diplomatie qu’il n’avait jamais atteint auparavant, il pouvait survivre à la dureté du Harpiste et lui rendre coup pour coup sans être jamais qualifié d’« irrespectueux ».
À l’approche de sa onzième année, Kindan découvrit même qu’il pouvait travailler avec Kaylek. Son frère, noyé de remontrances sur son travail par le Maître, s’était finalement tourné vers Kindan pour qu’il l’aide.
Kaylek avait assez de bon sens pour réaliser que le travail dans la mine était dangereux et qu’il valait mieux être réfléchi qu’irascible. Alors il avait ravalé son orgueil – du mieux qu’il avait pu – et avait appris de son petit frère.
La première fois que Kaylek dut descendre dans la mine, avec son père et ses frères, Kindan s’étonna d’être réveillé par un tasse de klah chaud qu’on lui mit dans la main.
— Je me suis dit que tu voudrais nous voir partir, dit timidement Kaylek.
Reconnaissant dans ce geste une offre de paix, Kindan se leva vivement.
— Bien sûr.
Il faisait nuit noire. Kaylek et les autres faisaient partie de l’équipe de nuit, justement baptisée « équipe wher de garde ».
Prenant bien soin de ne pas réveiller Tofir et Jakris, Kindan s’habilla à la hâte et suivit Kaylek à la cuisine.
— Papa n’a rien dit à ton sujet, indiqua Dakin.
— Je viens juste pour vous regarder partir, répondit Kindan. Dakin haussa les épaules.
— Si tu veux, fit-il. Sis le faisait toujours.
— Où est Papa ? demanda Kaylek, regardant autour de lui.
— Dans la remise avec Dask, naturellement, répondit Jaran, le second fils, avec désinvolture.
— Allons voir s’il a besoin d’aide, proposa Kaylek à Kindan.
— Seulement si vous avez envie que Dask vous morde, dit Kenil.
Kaylek regarda Dakin et Jaran pour confirmation, et les deux grands opinèrent de la tête.
— Il est un peu nerveux depuis quelque temps, expliqua-t-il. Il fronça les sourcils.
— Je n’aime pas ça, et Papa non plus.
— Mais ça lui est déjà arrivé, affirma Jaran, continuant apparemment une conversation dont Kindan n’avait pas entendu le début.
— Venez, les garçons. Le temps passe, cria Danil à l’extérieur.
Ils mirent tous leur tasse dans l’évier, et se dirigèrent vers la porte, Kindan sur les talons.
Il les suivit jusqu’à l’entrée de la mine, où un groupe de mineurs attendait. Kindan reconnut l’un des plus petits.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
— Je descends pour aider – mon père dit que je peux, répondit Zenor avec fierté.
Talmaric, son père, approuva de la tête.
— C’est seulement pour aujourd’hui, ajouta Zenor, remarquant l’air inquiet de Kindan.
Kindan s’éclaira aussitôt.
— Souhaite-moi bonne chance, dit Kaylek à Kindan, s’engageant dans le puits.
— Bonne chance.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chance ? s’enquit Kenil. Les mineurs n’ont pas besoin de chance ! Ils ont besoin de prudence.
— Désolé, marmonna Kaylek.
Ils disparurent dans le puits, et Kindan retourna à son cottage et à son lit.
Cela commença par un silence. Les enfants le remarquèrent et se massèrent devant les fenêtres. Maître Zist remarqua seulement que les enfants ne l’écoutaient pas. – Reprenez vos places immédiatement, cria-t-il. Il venait juste de les faire asseoir pour la première leçon du matin. Un enfant tourna la tête vers lui, mais la ramena vivement vers la fenêtre.
Zist maugréa et alla à la fenêtre, prêt à les remettre à leurs places manu militari, mais la tension qu’il sentit chez les petits lui fit changer son plan. Il suivit leur regard – ils fixaient tous le puits de mine nord.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Sais pas, répondit une fillette. Il se passe quelque chose.
— Comment le sais-tu ? demanda Zist. Un garçon secoua la tête et fit « chut ».
Tu n’entends pas le silence ? C’est trop tranquille. Dehors, le ciel s’assombrit. Maître Zist leva les yeux et vit une mince traînée de poussière noire venant de la mine et dérivant vers le lac. Pas de la fumée – de la poussière de charbon.
— Mon père est en bas, gémit un enfant.
— Et mon frère.
— Chut, fit un autre, penchant la tête et prêtant l’oreille sans quitter des yeux la poussière montant du puits.
— Il y a eu un accident ? demanda Zist, remarquant le visage horrifié de Kindan et ses yeux dilatés par le choc.
À cet instant, quelqu’un sonna l’alarme de la mine, et les gens sortirent, comme propulsés hors de chez eux, et se dirigèrent vers l’entrée de la mine. Kindan s’effondra lourdement sur le coin de son bureau.
— Ton père et tes frères étaient dans cette équipe, Kindan ? demanda Maître Zist.
Kindan secoua la tête, pas pour dire non, mais pour sortir de la paralysie temporaire qui s’était emparée de lui.
— Oui, ils sont au fond, Maître. Papa est le chef d’équipe, et il a emmené Dask avec lui aujourd’hui, parvint à articuler Kindan. Il faut tous aller là-bas pour aider, ajouta-t-il au bout d’un moment. On peut faire beaucoup de choses, même si ce n’est que porter des paniers pour dégager l’effondrement.
Il se leva et se joignit aux autres enfants qui sortaient à la queue leu leu, en direction de la mine. Comme Maître Zist réfléchissait à ce qu’il pouvait faire, il vit Natalon enfiler sa veste en marchant, sortir de chez lui pour prendre en charge la situation. Les hommes et les femmes apportaient des outils de toutes sortes – pics, pelles, paniers, civières – à l’entrée de la mine. La mince traînée noire qui avait d’abord souillé le ciel s’était transformée en de gros nuages de poussière.
D’abord, Kindan avança lentement vers la mine, puis il se mit à courir. Maître Zist embrassa sa classe du regard, d’où tous les grands, ceux qui pouvaient aider, étaient partis. Jofri ne lui avait pas dit quoi faire en un cas semblable, mais occuper les petits lui sembla une bonne idée, alors il rétablit l’ordre. Par la fenêtre, il vit un groupe de mineurs avec des torches et des paniers de brandons, entrer dans le puits.
— Mon papa est dans cette équipe, Maître Zist. Est-ce que je peux y aller aussi ?
La fillette, toute menue, avait à peine huit ans, et Zist ne vit pas à quoi elle pourrait être utile en cette situation.
— Tu as une tâche précise à faire ? demanda-t-il avec bonté.
— Elle n’est pas encore assez grande, dit un garçon avec autorité. Ni moi non plus. Il faut avoir huit ans pour être autorisé à aider. Et être plus grand que Sula.
— Si, je pourrais aider. Ma maman m’a appris plein de choses, répondit Sula avec une grande dignité. Sis lui apprenait, et je regardais.
Zist savait que la mère de Sula était l’une des guérisseuses du camp. Il s’approcha de l’enfant et la poussa doucement sur sa chaise.
— Je suis sûr que tu les aideras beaucoup quand on saura ce qui s’est passé. Jusque-là, tu dois rester ici.
Il serra ses frêles épaules de façon rassurante, avant de retourner devant la classe, et décida d’apprendre à ces petits l’une des nouvelles ballades qu’il avait apportées. En un moment pareil, la musique pouvait être d’un grand réconfort. Le voyant prendre sa guitare, les enfants se turent et se redressèrent, attentifs, même si certains continuèrent à regarder vers la mine par-dessus leur épaule.
Maître Zist vit Natalon et Tarik se disputer, alors même que Natalon faisait des signes pressants aux hommes pour entrer dans la mine. Les mineurs portaient des outils ou poussaient les chariots utilisés pour sortir le charbon des galeries.
Il se demanda si cela annonçait un gros effondrement. Mais Kindan n’avait-il pas dit que Dask était avec son père ? Les whers de garde avaient censément un excellent odorat qui leur permettait de détecter le mauvais air avant tout le monde.
Quand les mineurs parlaient de « mauvais air », ils faisaient allusion soit aux gaz explosifs, soit aux gaz qui pouvaient asphyxier – les uns et les autres étaient mortels.
Jouant doucement les premiers accords de la nouvelle ballade, il se mit à chanter, s’efforçant, par l’apparence et la voix, d’être aussi gai que possible pour distraire les enfants.
Il venait à peine de capter leur attention quand l’alarme de la mine émit trois longs sifflements, et tous se ruèrent de nouveau vers les fenêtres.
Approchant de l’entrée de la mine, la première chose que vit Kindan, ce fut Dask. Le cœur lui faillit. Dask n’aurait jamais quitté Danil, à moins d’en avoir reçu l’ordre – ou d’être séparé de lui par un effondrement.
— Où est Danil, Dask ? Où est-il ? demanda Kindan en approchant.
Les flancs du wher de garde étaient creusés de profonds sillons d’où suintait un liquide verdâtre, le sang du wher de garde. Il cligna douloureusement les yeux dans la lumière du matin, et retourna vers l’entrée de la mine. Kindan le suivit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Kindan, suivant le wher de garde.
Dask tourna la tête pour le regarder, et émit le son signifiant « mauvais air ».
— Pourquoi ne les as-tu pas avertis ? demanda Kindan.
Dask émit un aboiement contrarié, puis le son signifiant « vite ».
— C’est arrivé trop vite ? répéta Kindan.
Le wher de garde hocha la tête.
À l’intérieur de la mine, Kindan sentit du gaz, cuisant et amer dans sa gorge. Cela le fit tousser. L’effondrement devait avoir été provoqué par l’explosion d’une poche de gaz, supposa-t-il. Cela avait dû survenir brusquement, sinon Dask aurait averti les mineurs à temps. Le wher de garde trotta devant dans le tunnel conduisant l’équipe de secours jusqu’à la masse informe de l’effondrement. Avant que les sauveteurs ne l’aient rejoint, il avait déjà commencé à déblayer la terre de ses griffes, donnant des coups de tête dans la masse branlante pour faire tomber les fragments. Les hommes s’écartèrent des jets de gravats qu’il projetait derrière lui. L’un d’eux disposa une brouette de façon à recueillir la terre et les pierres pour dégager la voie, tandis que d’autres se mettaient à creuser à côté du wher de garde.
Maintenant que les mineurs savaient où creuser, Kindan essaya d’entraîner le wher de garde blessé pour économiser son énergie. Mais Dask l’ignora, continuant à excaver malgré le sang qui continuait à suinter de ses blessures.
Des heures passèrent, Dask fouissant toujours pendant que les mineurs emportaient les gravats. À grand-peine, ils se frayèrent un chemin jusqu’à l’effondrement.
— Natalon ? dit Kindan, le saisissant par le bras. Laisse-moi ramener Dask à la maison. Il perd tout son sang.
Natalon regarda le wher de garde.
— On a besoin de lui ici, et d’autant plus qu’il a l’air de savoir où sont nos hommes.
— Mais… il pourrait saigner à mort, s’écria Kindan, le tirant par la manche.
— Fais ce que tu peux pour lui, mais laisse-le travailler, petit, dit Natalon. Ton père est de l’autre côté.
Kindan ressortit en courant jusqu’à l’infirmerie de fortune installée à la hâte. Il fut surpris de voir au soleil qu’il était midi passé.
— S’il te plaît, donne-moi des pansements, Margit, dit-il à la femme qui s’occupait des fournitures.
— Tu as trouvé quelqu’un de vivant ? demanda-t-elle, et il dut la décevoir en secouant la tête.
Il savait que son mari faisait partie de l’équipe de son père.
— Alors, pourquoi as-tu besoin de pansements, Kindan ? s’enquit-elle.
— Dask a été blessé en sortant ceux qu’il a sauvés, expliqua-t-il, montrant les trois hommes que soignaient les guérisseuses du camp.
— Tu veux mes bons pansements pour une bête ? demanda-t-elle, indignée.
— S’il saigne à mort avant d’avoir retrouvé ton mari, ce sera de ta faute.
— Impertinent morveux, s’écria Margit, lui donnant un coup de la serviette qu’elle tenait à la main.
Il esquiva prestement, et, ce faisant, s’empara de deux rouleaux de bandages sur la table. Il repartit en courant à l’entrée de la mine, évitant deux hommes qui roulaient des tonneaux pleins de gravats pour aller les vider.
Kindan haletait d’épuisement quand il rejoignit le lieu de l’effondrement. Des gouttes du sang verdâtre de Dask étaient visibles à la lumière des brandons, mais Dask continuait à creuser. Kindan s’introduisit de force à côté de Dask, percevant la respiration oppressée de l’animal. Quand un mouvement soudain fit pleuvoir terre et cailloux sur l’animal, Kindan le poussa un peu et s’efforça de panser la blessure au cou dont le sang s’écoulait bien trop vite.
Murmurant des paroles rassurantes, il tenta de faire ralentir le wher de garde. Dask tourna légèrement la tête, les yeux brillants d’irritation, et émit un son sifflant à l’adresse de Kindan. Puis il reprit sa tâche avec une vigueur nouvelle. Son sang coula plus vite.
— Il faut qu’il arrête, Natalon, ou il va saigner à mort !
Juste à cet instant, ils entendirent des cris derrière la barrière de l’effondrement, les encourageant à faire vite. Frénétiquement, Dask creusa de plus belle, contrôlant moins ses mouvements, faisant pleuvoir terre et cailloux sur le malheureux Kindan. Il s’enfonça un peu plus dans le tunnel qu’il creusait et redoubla ses efforts.
Un cri retentit quand ses griffes rompirent le dernier obstacle ; les encouragements des mineurs libérés étaient clairement audibles.
— Cours à l’entrée, Kindan, et dis-leur d’apporter des brancards, lança Natalon.
Kindan n’avait pas envie de quitter Dask, mais Natalon le releva de force et le poussa vers l’entrée. Tout en courant, il se mit à crier la bonne nouvelle, et à transmettre la demande de brancards à ceux qui attendaient en haut du puits. Ils descendirent aussitôt et le bousculèrent dans leur hâte à savoir qui était vivant, et Kindan les suivit plus lentement, pour retrouver son souffle.
De retour dans la galerie, il retrouva Dask pelotonné sur lui-même, ses grands yeux brillant de fièvre. Il ne releva même pas la tête quand Kindan s’agenouilla près de lui. On sortait le premier rescapé quand Kindan se mit en devoir d’arrêter le sang suintant toujours de la blessure au cou.
— Oh, Dask, qu’as-tu fait ? gémit-il, tâtant le pouls erratique.
Dask replia son cou et posa la tête sur les genoux de Kindan, avec un profond soupir. Kindan le gratta derrière les oreilles, s’efforçant de l’apaiser du mieux qu’il pouvait. Et c’est ainsi, après avoir guidé les sauveteurs jusqu’aux hommes piégés par l’effondrement, que Dask rendit son dernier soupir.
Kindan n’avait cessé de chercher le visage de son père ou d’un de ses frères parmi ceux qu’on remontait à la surface. C’est quand Natalon annonça qu’ils avaient tous été sortis que Kindan abandonna tout espoir.
— Maintenant, nous allons sortir les morts, dit Natalon.
Il fit une pause près de Kindan, et lui tapota doucement la tête.
— Ton père a eu la nuque brisée, petit. Et tes frères sont à moitié enterrés sous les gravats. Nous sortirons leurs corps avant la nuit.
Assis par terre, Kindan resta longtemps immobile, la tête de Dask sur les genoux, lui grattant distraitement les oreilles qui commençaient à se raidir, son pantalon taché de sang verdâtre, jusqu’au moment où Natalon revint inspecter les lieux une dernière fois.
— Toujours là, petit ? Allons, viens, il fait presque nuit.
— Mais Dask est mort, Natalon.
Natalon s’accroupit près de lui et vit son visage inondé de larmes. Il essuya de la main le jeune visage couvert de poussier, et lui tapota tendrement la tête.
— Il y a un grand trou tout près, où nous allons l’enterrer décemment. Mais tu dois remonter maintenant. Il n’y a plus rien à faire ici.
Natalon dut aider l’enfant éploré à se relever, ignorant sa requête répétée de demeurer près du wher de garde.
— Il a été très utile jusqu’au bout, petit. C’était une brave bête.
Kindan se retrouva à errer parmi les blessés, cherchant l’un de ses frères, la gorge serrée et le visage inondé de larmes. Il allait de brancard en brancard, jouant des coudes dans la foule, ignorant les protestations des femmes qui assumaient le rôle d’infirmières.
Il entendit une voix croasser son nom, et il se retourna vivement.
— Zenor !
Honteux à l’idée d’avoir oublié que son ami descendait dans la mine ce jour-là, il s’approcha vivement de lui. Zenor était plein d’écorchures et d’ecchymoses, et en état de choc. Kindan saisit sa main et la serra très fort.
— Est-ce que… est-ce qu’ils sont sortis ? demanda Zenor. Un regard sur le visage de Kindan lui apprit la réponse.
— Mon père ? Kindan secoua la tête.
— Ton père ?
Les larmes de Kindan répondirent également à cette question.
— Mais Dask s’en est sorti, non ? Je l’ai entendu creuser pour arriver jusqu’à nous.
Zenor regarda Kindan dans les yeux.
— Kindan, il m’a sauvé. Je n’aurais jamais cru…
— Dask était un bon wher de garde, dit Kindan, la gorge serrée.
Zenor secoua la tête.
— Je ne parlais pas de Dask, mais de Kaylek. Lui et mon père m’ont poussé en arrière comme le plafond s’effondrait. Il savait ce qu’il faisait, Kindan. Ils le savaient tous les deux. Mais ils m’ont poussé en arrière. Ils m’ont poussé en arrière…
Sa voix mourut quand il s’endormit, le jus de fellis qu’on lui avait donné plus tôt faisant son effet.
Kindan lui tint la main jusqu’au moment où Margit remarqua sa présence, des heures plus tard, endormi par terre près de son ami. Essuyant ses larmes, elle alla chercher une couverture et l’étendit sur lui.