CHAPITRE VIII
Wher de garde, wher de garde dans ton œuf
Accorde-moi l’aide dont je te prie.
M’tal déclina l’offre de déjeuner avec eux, car il devait retourner au Weyr.
— Je ne veux pas que mon estomac se trompe sur l’heure qu’il est, expliqua-t-il, avec un clin d’œil à Kindan.
Zist et Kindan déjeunèrent rapidement de la soupe et du pain qu’on avait obligeamment préparés pour eux dans la cuisine. Kindan regretta de ne pas avoir posé davantage de questions à Aleesa, ce qu’il aurait pu très bien faire quand il lui avait expliqué qu’il n’avait pas vu naître Dask. Quand il communiqua ses regrets à Zist, le Harpiste fronça légèrement les sourcils.
— Je vais voir ce que j’ai ici sur la question, dit-il, montrant sa petite collection de livres reliés sur l’étagère de la salle de séjour.
— Je ne me rappelle pas avoir lu grand-chose sur les whers de garde.
Il fit la grimace.
— Ils ne figuraient pas en bonne place sur nos listes quand j’ai fait mon stage chez le Maître Archiviste. Enfin, on trouvera peut-être quelque chose.
— Je sais que mon père… – Kindan ne put continuer, ressentant encore douloureusement la perte du seul parent qu’il ait jamais connu – … avait dressé Dask avec les deux autres whers de garde du Fort de Crom. Ils semblent s’éduquer mutuellement.
— Mais tu lui parlais.
— Je parlais à la reine, pas au bébé. Il faut enseigner aux petits à parler, tu comprends.
— Oui, c’est vrai, reconnut Zist. Alors tu devras lui apprendre à répondre à certains sons. Est-ce que tous les whers de garde utilisent les mêmes ?
— Je ne sais pas, avoua Kindan.
Les yeux dans le vague, Zist remua distraitement le restant de la soupe.
— Enfin, le plus important c’est que tu as obtenu l’œuf. On se débrouillera pour apprendre le reste d’une façon ou d’une autre. M’tal est notre allié, et ils ont des whers de garde au Fort de Benden. Nous pourrons nous renseigner subrepticement par quelques questions adroites. Mais il faudra que tu les prépares à l’avance.
Kindan était plus impressionné que jamais par son professeur et les événements incroyables de la matinée. Il sauça la fin de sa soupe avec un morceau de pain frais, puis il emporta sa vaisselle dans l’évier.
— Je laverai tout ça quand j’aurai vérifié les briques, dit-il à Zist en sortant.
Il semblait ne rien faire d’autre du matin au soir. La nuit, il couchait dans la remise, enroulé dans une vieille fourrure, se réveillant souvent en sursaut pour s’assurer que l’œuf était assez chaud. Il avait fait provision de flocons d’avoine et concocté un infâme porridge dans une grande bassine placée à l’arrière du fourneau. Un seau de sang se trouvait déjà dans la glacière. Dès son retour, Natalon avait ordonné qu’on lui donne tout ce qu’il lui fallait pour le wher de garde.
Le premier soir, après l’équipe de jour, Zenor passa pour voir l’œuf. Son air impressionné réchauffa le cœur de Kindan. D’accord, ce n’était que Zenor, mais son approbation sans réserve soulagea les pires de ses craintes. Kindan ne cessait de fouiller dans ses souvenirs, s’efforçant de se rappeler ce que faisait son père avec son wher de garde. Il s’était souvenu des sons et des gestes qu’il fallait. Il avait rapporté l’œuf au camp. Il était chaud et il allait bientôt éclore.
— Quand ? demanda Zenor, regardant l’œuf sous sa couverture de paille, les yeux brillants.
— Dans quelques jours a estimé Maîtresse Aleesa, répondit Kindan avec une nonchalance affectée. Tu pourrais m’apporter un peu de charbon pour que les briques restent bien chaudes ?
— Bien sûr que oui, dit Zenor, sortant en courant de la remise.
Kindan tâta la coquille de l’œuf, puis enfouit la main sous la paille pour trouver les briques qu’il fallait réchauffer.
Kindan sortait des briques du feu avec des pincettes et les remplaçait par des briques froides quand Zenor revint, chancelant sous le poids d’une brouette pleine de charbon. Exagérant son soupir de soulagement, Kindan la vida près de la cheminée.
— Merci, Zenor. J’apprécie ton aide.
— Tu me laisseras assister à l’éclosion ? demanda Zenor avec espoir.
— Ça n’a rien à voir avec l’éclosion des dragons, répondit Kindan, qui préférait être seul pour vivre ce moment.
— A laquelle je n’ai jamais assisté de toute façon. Alors, s’il te plaît, Kindan ?
— Bon, j’essaierai, mais je ne peux rien te promettre, surtout que tu seras peut-être à la mine.
— Si c’est possible, je t’en prie, Kindan ? Je t’apporterai tout le charbon que tu voudras.
— D’accord, céda Kindan.
Après tout, Zenor était son meilleur ami.
— Peux-tu rester dans la remise pendant que je ferai une nouvelle bassine de porridge ? Je veux qu’il soit aussi frais que possible.
— Bien sûr, bien sûr, dit Zenor, se baissant pour rentrer.
Il dut récurer la marmite pour enlever les plaques brunes de porridge attachées au fond, avant d’en démarrer une autre. Il trouvait qu’il gaspillait beaucoup de flocons d’avoine, mais il voulait être sûr d’avoir du porridge tout prêt quand l’œuf éclorait. C’était très important pour le nouveau-né, il le savait, d’être alimenté dès que possible après avoir émergé de sa coquille.
Trois jours plus tard, un bruit insistant le réveilla en sursaut d’un sommeil agité. Il s’assit précipitamment, se demandant où il était, puis ouvrit le panier de brandons et ôta avec précaution la paille qui recouvrait l’œuf. Une large fissure le partageait presque en deux moitiés. Il posa la main dessus, et sentit quelque chose battre contre sa paume. Il caressa doucement la coquille.
Donne-moi le temps d’aller chercher le porridge, dit-il, gesticulant pour se débarrasser de ses fourrures, et courant pieds nus au cottage du Harpiste. Il sortit de la glacière le seau de sang frais qu’il avait acquis dans l’après-midi, tira la marmite sur le devant du fourneau et y versa doucement le sang, mélangeant le tout avec une grande cuillère. Il ne voulait pas déranger le Harpiste, qui dormait dans l’alcôve – parce qu’il craignait de le réveiller en allant dans sa propre chambre – mais Zist entendit la cuillère tinter sur le côté de la marmite, et, drapé dans ses fourrures, il entra dans la cuisine.
— C’est l’éclosion ? s’enquit-il, frottant ses yeux ensommeillés et se lissant les cheveux de la main.
— Il y a une grande fêlure au milieu, dit Kindan.
Il retourna à la remise avec la marmite, suivi par le Harpiste. Kindan n’oubliait pas la promesse qu’il avait faite à Zenor, mais il n’osa pas quitter la remise. Et il n’aurait pas l’impudence de demander à Maître Zist d’aller réveiller son ami.
La fêlure s’était élargie, et un bout de coquille gisait dans la paille.
— Je crois que le wher de garde craint la lumière dès sa naissance, remarqua Zist, fermant à moitié le panier de brandons et le tournant vers le fond de la remise pour ne pas aveugler l’animal dès l’éclosion.
L’œuf se mit à se balancer, et Kindan se demanda s’il devait l’éloigner des briques. Ne seraient-elles pas trop chaudes pour le nouveau-né ? Il trouva un compromis en étendant dessus sa couverture.
Après quelques nouveaux soubresauts, la coquille se sépara en deux parties. Le nouveau-né se redressa, fit une embardée, et tomba sur le museau dans la fourrure.
Kindan pépia d’un ton encourageant et tendit la main pour le toucher. Le petit parvint à dresser la tête, bouche grande ouverte.
— Fais-le manger, dit Zist d’un ton pressant.
Kindan plongea la main dans le porridge tiède et en offrit une poignée au wher de garde. Ou plutôt, pour être exact, il la lâcha dans la gueule du petit, qui n’en fit qu’une bouchée et rouvrit aussitôt les mâchoires.
Cette fois, Kindan se servit de la cuillère. À voir comme il engouffrait le porridge, Kindan comprit pourquoi il aurait pu s’étrangler s’il lui avait donné des morceaux de viande. Il continua à l’alimenter jusqu’à ce que le récipient soit vide. Le wher de garde pencha la tête, l’air surpris de voir son repas interrompu.
— Je vais préparer une autre marmite, dit Zist, sortant de la remise pendant que Kindan caressait le nouveau-né en roucoulant doucement.
Malgré la pénombre, Kindan devina que l’animal était vert.
Une femelle, donc. Pour en avoir confirmation il l’examina avec soin, afin de s’assurer qu’il ne lui manquait rien. Tout était bien là, et c’était bien une femelle.
Il actionna les ailes embryonnaires pour être sûr qu’elles fonctionnaient, il lui caressa les yeux et la gratta derrière les oreilles. La wher de garde lui donna de petits coups de tête, braillant d’impatience, et s’efforçant de saisir ses doigts dans sa bouche édentée. Kindan se remémora que les whers de garde font leurs dents, comme les bébés humains, et tout aussi douloureusement. Il se promit de trouver du baume calmant ou de ces lotions qu’utilisent les mères humaines en les mêmes circonstances. Non qu’aucune mère de sa connaissance ait des chances de s’extasier devant son wher de garde. Elle avait une tête de dragon, mais vraiment laide et déformée. Comme ses embryons d’ailes, qui tenaient pourtant quelque chose de celles des dragons. Telle était sa wher de garde, avec des yeux qui clignaient furieusement, jusqu’au moment où Kindan réduisit l’éclairage à un mince rayon de lumière, qui lui valut un ronronnement de plaisir.
Maître Zist entra, chancelant sous le poids de la marmite qu’il portait devant lui. La wher de garde émit un léger grondement, flairant la proximité de la nourriture, et tituba dans la bonne direction. Heureusement, Kindan s’empara à temps de la bassine et fourra une grosse cuillerée de porridge dans sa bouche béante. Cette fois, dès que Kindan entendit la cuillère racler le fond de la marmite, il demanda à Maître Zist d’en préparer une autre. Zist s’exécuta, et Kindan se demanda si c’était bien convenable de sa part de donner des ordres à un Maître Harpiste.
Quand cette créature aurait-elle assez mangé ? Elle avait déjà le ventre bien rond, mais elle continuait à ouvrir la gueule, ou donnait de petits coups de tête à Kindan quand elle le trouvait trop lent. Finalement, elle émit un rot monumental, parfumé d’une aigre odeur de sang, se roula dans la paille, dans un coin qui lui sembla approprié, posa la tête sur ses pattes et se mit à ronfler. Zist se leva avec lassitude et lissa ses cheveux embroussaillés.
— Je vais aller m’habiller décemment et annoncer la naissance de…
Il baissa les yeux sur Kindan qui s’était allongé dans la paille.
— Elle t’a dit son nom ?
Je ne le lui ai pas demandé.
— Les whers de garde ressemblent-ils assez aux dragons pour savoir leur nom ?
Kindan secoua la tête.
— Je ne sais pas. Je voudrais bien en savoir plus sur les whers de garde.
— C’est un mâle ou une femelle ? Quoique cela ait peu d’importance, je suppose.
— La robe est verte. Ils sont comme les dragons à cet égard, et c’est donc une femelle.
— Je vais l’annoncer à Natalon.
Zist tendit le bras et ébouriffa affectueusement Kindan.
— Tu t’es très bien débrouillé. Vraiment très bien.
Maître Zist sortit. Kindan ramassa avec lassitude la marmite puante et l’emporta au cottage pour la laver dans l’évier. Puis il prépara une nouvelle bassine de porridge, qu’il mit à mijoter à l’arrière du fourneau, ignorant jusqu’à quand ce premier repas calmerait les crampes d’estomac de son nouveau bébé. Pendant que le porridge cuisait, il retourna à la remise et s’assit en l’attente de nouveaux événements.
La voix de Zist et les remarques satisfaites de Natalon le tirèrent de sa somnolence.
— Tu n’as aucune idée de son nom ? demanda Natalon à Kindan.
— Elle ne l’a pas dit… elle était trop occupée à ouvrir la bouche et à avaler. La première fois qu’elle se réveillera, il faudra établir le lien de sang, dit Kindan, avec un frisson convulsif.
— Est-ce essentiel ? demanda Zist, grimaçant légèrement.
— C’est comme ça que les whers de garde savent à qui ils doivent obéir. Et cette tradition m’a déjà bien servi.
Zist lui tendit la main.
— Tu as un couteau de ceinture ? Je vais l’aiguiser. Ainsi, tu sentiras moins la coupure.
— Je m’en remets à vous, dit Natalon, sortant en leur faisant au revoir de la main.
Kindan tendit son couteau en murmurant un « merci ». Il répugnait d’avoir à demander au Harpiste de faire lui-même la coupure, car il n’avait pas le courage d’inciser sa propre main. Il frissonna une fois de plus quand Zist sortit de la remise. Sans rien à faire, Kindan s’allongea sur le coin de paille le plus chaud qu’il put trouver, puis il se rappela soudain qu’il n’avait pas annoncé la naissance à Zenor. À cette heure, son ami devait être rentré de la mine et peut-être qu’il ne dormait pas encore.
Zenor ne dormait pas, mais bâillait à se décrocher la mâchoire quand Kindan l’appela à sa fenêtre.
— Tu étais à la mine quand la coquille s’est fendue, dit Kindan d’un ton d’excuse.
Zenor marmonna quelque chose entre ses dents, mais se rhabilla et rejoignit Kindan.
— En fait, tu n’as pas raté grand-chose. Un seul craquement m’a réveillé, puis la coquille s’est séparée en deux. L’animal est vert, c’est donc une femelle.
— C’est ce que tu voulais ?
— Je voulais un wher de garde vivant, sain et vigoureux… et une femelle vaut autant qu’un mâle, je suppose. Par la Coquille, ce qu’elle mange !
Zenor sourit jusqu’aux oreilles.
— Ma mère dit que mes sœurs mangent plus que moi.
— Dépêche-toi, Zenor, le pria Kindan, pressant le pas. Je ne sais pas de combien je dois espacer ses repas, et je dois encore établir le lien de sang.
Ils entrèrent dans la remise, Zenor adoptant l’attitude respectueuse qui convenait. Il regarda autour de lui.
— Où est-elle ?
Instantanément, une tête sortit de la paille où elle était enfouie, clignant ses grands yeux.
— Elle n’est pas aussi grande que je croyais, murmura Zenor.
— Assez grande pour avoir autant d’appétit que neuf dragons, dit Kindan, presque avec fierté.
Clopinant dans la paille, le nouveau-né avança vers Kindan et émit un son qu’il interpréta aussitôt comme une demande de nourriture.
— Je reviens tout de suite, dit-il, adressant à la wher de garde un pépiement rassurant.
Quand il arriva au cottage, Maître Zist venait de poser sa pierre à affûter et le nouveau tranchant luisait au soleil. Kindan déglutit à l’idée que cette lame allait lui couper la main, puis remua le porridge.
— Elle a encore faim ? demanda Zist.
— Est-ce que tu pourrais venir avec moi maintenant pour que j’établisse le lien de sang, et préparer ensuite une nouvelle marmite de porridge ?
Il reste assez de sang dans le seau ?
— Je crois. J’irai en chercher d’autre dès qu’elle se sera rendormie.
Le Harpiste le suivit dans la remise, et salua Zenor, qui n’avait pas bougé de l’endroit où Kindan l’avait laissé. Le nouveau-né avait tenté de grimper sur ses jambes, piaillant de faim avec insistance.
Kindan posa la marmite et se tourna vers Zist, lui tendant sa main droite. Il lui montra la première cicatrice, à peine visible dans la pénombre.
— Là, s’il te plaît.
Il se détourna, pour ne pas regarder le Harpiste qui prenait sa main dans la sienne.
Ni l’un ni l’autre n’avait réalisé à quelle vitesse le nouveau-né réagirait. Juste comme une vive douleur fulgurait dans le bras de Kindan, un langue humide léchait le sang coulant de sa main – avant même que Zist ne l’ait lâchée. La wher de garde suça la blessure avec un ronronnement de contentement.
— N’est-ce pas suffisant ? demanda Zist, à l’instant même où Kindan trouvait que c’était plus qu’assez.
La mince coupure lui faisait mal. Il repoussa doucement la wher de garde, et la tint à l’écart le temps de lui flanquer une énorme cuillerée de porridge dans la bouche. Le stratagème réussit – elle détourna son attention du sang humain pour la reporter sur le porridge au sang animal.
— Tiens, Zenor, bande la main de Kindan avant que cette créature ne le dévore, dit Zist, lui tendant un rouleau de pansement.
Kindan put facilement nourrir le nouveau-né de la main gauche, pendant que Zenor pansait la droite.
— Il faudra mettre du baume calmant là-dessus, et une pommade cicatrisante, conseilla Zist. Je n’avais pas idée qu’elle serait si vorace.
Kindan non plus.
— Je voudrais en savoir plus sur les whers de garde. Zenor le regarda, étonné.
— Tu veux dire que tu ne… Kindan le fit taire.
— Pas un mot là-dessus à Natalon, fit-il d’un ton suppliant.
Il échangea un regard avec Maître Zist, et poursuivit, avec plus d’assurance qu’il n’en ressentait :
— Je suis sûr de tout tirer au clair en temps voulu.
— Et je ferai tout ce que je pourrai pour t’aider, promit Zenor avec conviction.
— Moi aussi, ajouta Maître Zist. Mais d’abord il faut que j’aille chercher tes affaires.
Kindan plissa le front, perplexe.
— Mes affaires ? Maître Zist hocha la tête.
— Oui, puisque tu vas dormir ici à partir de maintenant. Tu auras besoin d’avoir tes affaires ici.
— Ici ?
Kindan embrassa la remise du regard. Son père l’avait construite, sans considération pour la chaleur ; Dask avait une toison notoirement épaisse, qui le gardait bien au chaud.
— Tu dois rester près du wher de garde jour et nuit, déclara Maître Zist.
Baissant la voix, il ajouta :
— Et certains voudraient peut-être lui faire du mal.
Zenor et Kindan regardèrent aussitôt vers la maison de Tarik, à moins d’une longueur de dragon de la remise. Kindan hocha la tête en soupirant.
— Mais…
— Je demanderai que quelqu’un vienne régulièrement, pour voir si le wher de garde a besoin de nourriture, dit Maître Zist.
— Mais…
— Je sais que ce sera dur pour toi, poursuivit le Harpiste. Mais tu as fait ton choix quand tu as accepté d’élever le wher de garde.
Kindan ravala ses objections et hocha la tête, très abattu.
Bon, comme on fait son lit on se couche, je suppose. Maître Zist s’esclaffa bruyamment, couvrant le rire plus discret de Zenor.
— Ah, elle est bien bonne, petit ! Bien bonne !
— Je pourrai venir et rester un peu avec toi après mon travail, proposa Zenor.
— Merci, dit Kindan en secouant la tête. Tu ne pourras pas rester longtemps. Tu as ton travail et…
— Ce ne sera pas un problème, déclara Zenor. Surtout si tu dis à Natalon que c’est toi qui me l’as demandé.
Sa nouvelle vie épuisa Kindan dès la fin de la première septaine. Il devait sans arrêt repousser les visites des enfants du camp, des mineurs du camp, et de Tarik, avec ses constantes Prophéties malveillantes.
« Il mange plus qu’il ne vaut », telle fut la première remarque acide de Tarik. Plus tard, ce fut : « Et quand est-ce qu’il sera prêt à descendre dans la mine ? »
« Et quand est-ce que cette affreuse créature atteindra sa taille définitive ? Elle ne sert pas à grand-chose pour le moment », remarqua-t-il sournoisement un autre jour.
Ou encore : « Je voudrais bien savoir combien de charbon Natalon a donné en échange de ce sac d’os. »
À chaque visite de Tarik, assaisonnée d’un commentaire insultant, la haine de Kindan pour l’oncle du chef mineur augmentait. Il en vint à avoir peur de quitter la remise, non seulement de crainte de ce que Tarik pourrait faire à la wher de garde, mais aussi par crainte de ce que celle-ci, dans sa frayeur, pourrait faire à Tarik. La pauvre bête avait déjà failli mordre Zenor, un jour qu’il était arrivé de bon matin et avait ouvert le lourd rideau suspendu devant la porte pour protéger ses yeux délicats.
Tous les jours, Kindan était totalement lessivé, se demandant comment il parviendrait à survivre aux fréquentes fringales de l’animal.
De jour en jour, ses yeux s’injectaient de sang, il devenait incapable de supporter la moindre remarque humoristique, et était à peine poli dans ses rapports avec le Harpiste. Il se découvrit un profond respect pour Zenor, et se demanda comment il avait pu être assez bête pour le taquiner quand il se plaignait d’avoir peu dormi pour s’occuper de ses sœurs.
Un matin, vers la fin de la deuxième septaine, Kindan se réveilla groggy. Il sentit quelque chose de changé. Il regarda autour de lui.
Il y avait quelqu’un dans la remise.
— Ah, tu es réveillé, dit une voix. C’est pas trop tôt. Je crois qu’elle commence à avoir faim. Va donc chercher son déjeuner pendant que je resterai près d’elle.
— Nuella ? fit Kindan, étonné ?
— Qui d’autre ? répliqua-t-elle. Allez, va lui chercher à manger. Elle remue. Oh, comme elle est belle !
Kindan se rua dehors et courut au cottage du Harpiste. Il faisait encore nuit, mais l’aube se levait à l’horizon. Il entra sans bruit, ranima le feu et mit le porridge à réchauffer.
— Qui est là ? cria le Harpiste irrité, de sa chambre.
— C’est moi. Kindan. Je fais juste le déjeuner de la wher de garde.
—Oh !
Kindan l’entendit grommeler en cherchant sa robe de chambre et ses pantoufles.
— Attends une minute. Qui est avec la wher de garde ?
— Nuella, dit Kindan.
— Ah ! répondit distraitement le Harpiste, à quoi Kindan comprit qu’il n’était pas encore bien réveillé. Parfait.
Kindan sourit et chercha de l’écorce de klah dans le buffet.
— Je vais faire du klah, cria-t-il.
— Bonne idée, tonna Maître Zist en réponse, entrant dans la cuisine.
Puis il cligna des yeux.
— Tu as dit que Nuella était avec la wher de garde ?
Kindan acquiesça de la tête.
— Hum, ça ne va pas. Et s’il arrive quelque chose ?
— Elle peut se cacher dans l’ombre, suggéra Kindan.
— Mais si elle doit donner l’alarme ? rétorqua Maître Zist.
Kindan pensa à différentes réponses avant d’y renoncer et de secouer la tête.
— Je comprends ton point de vue.
— Tu m’en vois ravi, répondit le Harpiste, irrité. Dépêche-toi d’aller demander du sang à Ima, le porridge est presque chaud.
Le temps qu’Ima lui donne un pichet de sang, Kindan frisait l’hystérie. Il repartit pour le cottage à toute vitesse, manquant renverser le pichet dans sa hâte. Haletant, il procéda au mélange et courut à la remise.
— Où étais-tu passé ? demanda Nuella avec irritation. Tu as mis une éternité.
— Désolé, haleta Kindan.
— À t’entendre, on dirait que tu as couru partout.
— C’est ce que j’ai fait, répondit Kindan, versant la mixture nauséabonde dans un saladier pour la wher de garde qui s’éveillait.
Nuella plissa le nez à l’odeur.
— Tu sais, c’est vraiment étonnant qu’une bête aussi jolie qu’elle mange quelque chose d’aussi répugnant.
— Jolie ? s’exclama Kindan.
— Oui, jolie, répéta Nuella avec emphase. On voit la beauté avec le cœur, pas avec les yeux, tu comprends.
Elle fit une pause, pour donner à Kindan le temps d’argumenter, et comme il n’en fit rien, elle revint à sa première idée.
— Ce ne serait pas plus pratique de lui donner des rognures ? demanda-t-elle.
— Mais Maîtresse Aleesa a dit…
— C’est elle qui t’a procuré l’œuf ?
— Oui, répondit Kindan.
— Qu’est-ce que ton père donnait à manger à son wher de garde ?
— Eh bien, dit Kindan, surtout des rognures. Mais Dask était bien plus vieux, et elle est encore très jeune.
Nuella pencha la tête vers la wher de garde, qui avait déjà commencé à manger, et lui caressa doucement le cou.
— Hum, murmura-t-elle, pensive.
Elle fit claquer sa langue, détournant l’attention de la bête le temps de tremper son doigt dans le saladier. Nuella renifla le porridge au sang sur son doigt, puis, à la stupéfaction de Kindan, lécha la mixture. Le goût lui fit faire la grimace, et elle déclara :
— Si j’étais toi, j’essaierais les rognures. Ce serait beaucoup plus pratique.
— Je suppose que ça ne peut pas faire de mal d’essayer, reconnut Kindan.
— Et comment vas-tu l’appeler ? demanda Nuella avec impatience.
— Eh bien, j’espérais que son nom viendrait de lui-même, dit Kindan.
Avec prudence, Nuella passa les mains sur tout le corps de la wher de garde. Kindan en fut un peu surpris, et réalisa avec stupéfaction qu’il ne l’avait jamais fait lui-même.
— Elle est magnifique, déclara Nuella.
Kindan eut un grand sourire.
— Hein, tu trouves ?
La wher de garde était un vilain tas de muscles à peine habillés de peau, ses yeux énormes paraissant encore plus grands dans sa jeune tête – mais elle était à lui, et il ne l’aurait pas échangée pour tout l’or du monde.
— Alors, quel est son nom ?
— Je te le dirai ce soir, promit Kindan. Ou la prochaine fois que tu viendras.
Nuella hocha la tête.
— Ce ne sera peut-être pas ce soir, mais je verrai ce que je peux faire.
Elle se leva, et tâtonna vers le rideau et la porte.
— Le soleil est levé, lança-t-il pour l’avertir.
— C’est pour ça que j’ai emprunté les vêtements de Dalor, idiot, répondit Nuella. Aide-moi à mettre la capuche comme il faut. Il fait froid ce matin, et personne ne trouvera bizarre que je la porte.
Kindan se redressa et l’aida à rabattre la capuche sur son visage. Elle cacha dessous ses longs cheveux, et se frictionna le visage pour le salir.
— Comment tu me trouves ? demanda-t-elle.
— Sale.
Elle fronça les sourcils.
— Tu ne ressembles pas à Dalor quand tu prends cet air hargneux, remarqua-t-il. Et tu ne pourras plus jouer les garçons bien longtemps.
— Je sais, dit-elle doucement, baissant la tête. J’ai entendu Papa et Maman parler le soir, quand ils me croient endormie. Ils se demandent ce que je vais devenir.
Elle releva la tête et regarda Kindan d’un air résolu. Elle allait dire quelque chose quand ils entendirent des voix venant vers la remise.
— Tu ferais mieux de partir, fît Kindan. Tu connais le chemin ?
Nuella eut un grognement de dérision.
— Kindan, je suis aveugle, pas stupide.
Et avant que Kindan n’ait pu s’excuser, elle se glissa derrière le rideau et sortit dans la lumière du matin. Aiguillonné par les cris plaintifs de la wher de garde, Kindan remit vivement le rideau en place. Quand ses yeux se furent réadaptés à la pénombre, il reprit sa surveillance. Rassasiée par son repas matinal, la petite verte s’était de nouveau roulée en boule, mais elle sembla heureuse de poser sa tête sur les genoux de Kindan avant de se rendormir.
Distraitement, Kindan se servit de la longueur de sa main pour la mesurer. Elle faisait environ dix largeurs de main du museau à la queue – un peu plus d’un mètre – pour autant qu’il en pouvait juger, et trois mains au garrot. Il la regarda en souriant, plein de fierté et un peu impressionné par la confiance qu’elle lui témoignait.
— Comment allons-nous t’appeler ? demanda-t-il, caressant la vilaine tête.
La petite wher de garde releva la tête et le regarda dans les yeux. Kindan soutint son regard, avec l’impression qu’il l’entendait presque lui parler. Au bout d’un long moment, elle émit un petit cri puis posa de nouveau la tête sur ses genoux.
— Kisk, dit Kindan.
La wher de garde ouvrit un œil, secoua la tête, et le referma.
— Ton nom est Kisk.
La wher de garde remua, une fois de plus oublieuse de tout ce qui l’entourait, mais Kindan sentit qu’elle acceptait son nom.
Kisk fut bien contente d’avoir des rognures de viande à son repas suivant. Maître Zist craignait que ce ne fût un peu prématuré, mais Kindan s’assura que les morceaux étaient tout petits, sans os ni cartilage, et il sentit que Kisk était très satisfaite de ce nouveau régime. Elle frotta sa tête contre sa jambe en roucoulant doucement, ce qui confirma son impression.
Et Ima se réjouit d’avoir à préparer une provision de bouts de viande, plutôt que d’avoir du sang frais à disposition « à toutes les heures de la journée ». Nourrir la wher de garde avec des rognures de viande s’avéra beaucoup plus facile pour tous que le porridge au sang si long à préparer.
Quand la wher de garde atteignit l’âge d’un mois, Kindan se surprit à se demander si Maîtresse Aleesa s’y connaissait vraiment – ou si l’idée de porridge au sang était une plaisanterie de la part de la grincheuse « Maître-Wher ». Maître Zist venait à la remise chaque fois qu’il avait un moment de libre. Il insista pour que Kindan apprenne toutes les ballades mentionnant les dragons, partant du principe que, puisque les dragons et les whers de garde étaient apparentés, les chants sur les dragons pouvaient le renseigner sur la façon d’élever une wher de garde.
— Mais il n’y a pas beaucoup de ballades sur l’élevage des dragons, non ? nota Kindan au bout de quelques jours.
Maître Zist fronça les sourcils en secouant la tête.
— Tu as raison. La plupart traitent de la lutte contre les Fils et de la façon de mâcher la pierre de feu.
Il se gratta la tête, pensif.
— Mais il y a quelque chose sur leur croissance…
— Et sur l’âge qu’ils ont quand leur maître commence à les monter, ajouta Zenor, arrivé depuis peu.
— Ce devrait être à peu près la même chose pour les whers de garde, non ? dit Nuella.
Nuella, Zenor et le Harpiste avaient pris l’habitude de se retrouver à la remise après la fin de l’équipe à la mine. Zenor passait chez le Harpiste, et Kindan escortait Nuella, bien encapuchonnée et à l’abri des regards indiscrets.
— Ça semble probable, acquiesça Kindan.
— Ce qui ferait environ une Révolution et demie, dit Maître Zist.
Kindan gémit.
— Si long que ça ! s’exclama Zenor.
— Mais quand est-ce que tu pourras commencer à la dresser ? demanda Nuella.
— Je ne sais pas, avoua Kindan.
— En tout cas, souligna Maître Zist, elle est trop jeune pour que tu commences le dressage. Il faudra attendre des mois avant qu’elle soit prête, j’en suis sûr.
— C’est ma présence, ou est-elle plus active la nuit ? demanda Zenor.
— C’est normal, elle est nocturne, dit sèchement Nuella avant que Kindan n’ait eu le temps de répondre.
— Je me demande si je devrais la sortir le soir, s’enquit Kindan.
Maître Zist secoua la tête.
— Pas encore. Je crois que, quand elle sera prête à quitter sa tanière, elle te le fera savoir.
Nuella pencha pensivement la tête.
— Tu pourrais lui mettre un collier avec des clochettes. À ta place, je n’aimerais pas dormir à poings fermés la première fois qu’elle décidera de partir en promenade.
— Ce n’est pas ce qui s’est passé pour toi ? demanda Zenor. La première fois qu’on s’est rencontrés, je veux dire.
Nuella le gratifia d’un sourire malicieux.
— Je ne portais pas un collier mais je m’étais arrangée pour aller me promener.
— Tu as eu de la veine que Cristov ne te voie pas, remarqua Kindan.
Nuella secoua la tête.
— Je le sens à une longueur de dragon – car il porte les affreux parfums qu’aime sa mère.
Elle fronça les sourcils, réfléchissant.
— Je me demande si Kisk a l’odorat très fin.
Je suppose qu’on le découvrira en son temps, répondit finalement Maître Zist. Mais pas ce soir.
Il se leva et s’étira.
— Nuella, c’est l’heure de tes leçons.
— Tu pourrais me les donner ici, suggéra-t-elle avec espoir.
— Non. Zenor doit dormir, répondit le Harpiste. Je ne peux pas lui demander de rester ici pendant les heures qu’il faudra pour finir tes leçons avant de te raccompagner chez toi.
Zenor grimaça.
— Maître Zist a raison. Maman a besoin de moi, même si Renna est maintenant assez grande pour s’occuper davantage des petites.
— Elle a repris la plupart des tâches dont s’acquittait Kindan, non ? remarqua Nuella.
Maître Zist s’éclaircit la gorge pour l’avertir.
Elle fronça les sourcils et se tourna vers Kindan.
— Ce n’est pas comme si tu pouvais faire tout ce que tu faisais avant et t’occuper de la wher de garde en plus.
— Je suppose, acquiesça Kindan, morose. Mais j’ai l’impression de ne rien faire d’autre que de m’occuper de Kisk.
Zenor le regarda avec commisération.
— Elle va grandir tellement vite que tu n’auras même pas le temps de t’en apercevoir, Kindan. Et après, tu pourras nous aider à la mine.
Sur ces paroles encourageantes, ils partirent. Kindan s’allongea dans un coin chaud, et Kisk vint se blottir contre lui, pépiant et roucoulant. Mais elle ne dormit pas. D’abord elle se tortilla dans un sens, puis dans l’autre. Kindan s’éloigna d’elle, mais Kisk revint se coller contre lui.
Kindan commençait enfin à glisser dans le sommeil quand une langue tiède lui lécha la joue. Il ouvrit un œil las, et vit Kisk allongée près de lui, tête levée pour le regarder en face. Il émit un bruit apaisant et referma l’œil.
Elle lui lécha l’autre joue. Il ouvrit les deux yeux. Kisk pencha la tête, et, avec un joyeux pépiement, sortit la langue et lui lécha le menton.
— Hé, arrête, grogna-t-il.
Le ton hargneux fit reculer Kisk, qui fit claquer sa langue avec tristesse.
— Je suis fatigué, c’est l’heure de dormir – oh, non ! Ne viens pas me dire que tu n’es pas fatiguée !
Je t’en supplie, ne viens pas me dire que tu n’es pas fatiguée, pensa-t-il à part lui.
En moins de cinq minutes, Kisk lui fit clairement comprendre qu’elle n’était absolument pas fatiguée. En fait, elle voulait jouer. Attrapant une de ses chaussures, elle la lança en l’air, la rattrapa dans ses griffes, puis la relança et la rattrapa dans sa gueule.
— Dis donc, c’est ma chaussure, gémit Kindan, s’efforçant de la récupérer.
La petite wher de garde la lança hors de sa portée, et il réalisa qu’il avait commis l’imprudence de lui apprendre à jouer à « qui prend, garde ». Il lui fallut dix minutes et une poignée de rognures pour remettre la main sur son soulier.
Et Kisk ne manifestait toujours aucun signe de fatigue. Au contraire, elle se mit à fureter dans la remise. Elle saisit le rideau dans une griffe, et s’amusa à le balancer de droite et de gauche, s’interrompant brusquement quand la lumière extérieure l’éblouit. Sifflant de contrariété, elle détourna vivement la tête, mais au bout d’un moment, elle se retourna vers la pénombre et fourra la tête sous le rideau.
Kindan se leva d’un bond et la saisit par la queue pour l’empêcher de sortir. Bref, il eut toutes les peines du monde à la faire tenir tranquille le temps de lui fabriquer une laisse de fortune avec un bout de corde, avant qu’elle ne le traîne dehors – exploit remarquable pour une créature qui lui arrivait à peine aux genoux.
— D’accord, d’accord, dit Kindan comme la wher de garde l’entraînait vers le lac. Tu veux aller au lac, Kisk ? Nous y allons.
Il se rappela la façon dont Zenor parlait toujours à la plus jeune de ses sœurs, lui racontant tout ce qu’elle voyait et tout ce qui se passait autour d’eux. Alors il se mit à lui décrire par le menu tout ce qui se trouvait sur leur chemin jusqu’à la rive du lac, où Kisk renifla l’eau, et, après l’avoir goûtée expérimentalement, se mit à laper avec entrain.
— Alors comme ça, tu avais soif ? demanda Kindan. Tu voulais boire un coup ?
Kisk le regarda, cligna ses grands yeux et émit un pépiement que Kindan ne comprit pas.
— Apparemment non, marmonna-t-il à part lui, quand la wher de garde tourna brusquement la tête, manquant le faire tomber. Là-bas, ce sont les fortins, Kisk. Il ne faut pas aller de ce côté. Les gens dorment, et d’ailleurs ils ne sont pas marrants.
Mais ce n’était pas ça qui intéressait Kisk ; ce qui avait attiré son attention, c’était la forêt qui commençait juste derrière les faisons. Elle renifla les petites plantes, goûta et recracha les feuilles de plusieurs arbustes – heureusement, Kindan n’en connaissait pas de vénéneuses dans les parages, sinon il se serait inquiété – et continua à avancer sur le chemin les ramenant vers l’ancienne maison de Kindan, où vivait maintenant Tarik.
— Tu es prête à aller dormir maintenant ? dit-il à voix basse, d’un ton ensommeillé dans l’espoir de lui donner des idées.
Kisk leva les yeux vers lui, avec un pépiement bien réveillé qui n’avait rien de rassurant. Elle se mit à renifler la maison de Tarik, et Kindan fut alarmé à l’idée d’attirer l’attention de Tarik, et, sans aucun doute, sa colère.
D’une façon ou d’une autre, Kisk dut deviner ce qu’il ressentait, car elle émit un bruit interrogateur, et tourna son attention ailleurs. Elle bondit vers un buisson et émit un sifflement de colère.
C’est alors que Kindan réalisa qu’ils n’étaient pas seuls.
— Elle ne mord pas au moins ? demanda nerveusement celui qui se cachait.
C’était Cristov.
— Elle m’a déjà mordu, mentit Kindan avec irritation, dans l’intention de l’impressionner.
Kisk le regarda et renifla avec dédain.
— Mais c’était au moment d’établir le lien de sang avec elle.
Cristov sortit de derrière le buisson.
— Elle est vraiment petite, remarqua-t-il. Elle a les dents pointues ?
Kindan tendit sa main bandée.
— Juge par toi-même.
— Tu ferais bien de garder ton pansement jusqu’à ce que ça cicatrise, recommanda Cristov, repoussant sa main.
— Comme tu voudras, dit Kindan avec brusquerie.
Lui et Cristov avaient à peine échangé deux mots au cours de la dernière Révolution, et avant ça, soit ils s’ignoraient dédaigneusement, soit ils se bagarraient jusqu’à ce qu’on les sépare.
— Qu’est-ce que tu fais dehors ? ajouta Kindan. Tu espionnes ?
Cristov serra les poings et regarda Kindan avec colère.
Kindan fronça les sourcils.
— Désolé. Ce n’était pas une chose à dire. Mais franchement, qu’est-ce que tu fais dehors ?
— Je… euh…
Déconcerté, Cristov ne trouvait plus ses mots. Puis il débita tout à trac :
— Ma mère dit que les whers de garde sont gentils, alors je voulais voir par moi-même.
Kindan n’en revenait pas. De son côté, Kisk émit un bruit de surprise, et redressa le cou pour regarder Cristov, déployant la queue horizontalement pour garder son équilibre. Kindan fut stupéfait de constater à quelle hauteur elle pouvait dresser la tête au bout de son long cou sinueux – presque jusqu’à son menton.
— Je sais que mon père ne les aime pas, poursuivit précipitamment Cristov, tendant la paume à la wher de garde, mais ma mère pense que nous devons les respecter. Elle dit : « Un adulte doit savoir prendre ses décisions. »
Kisk sortit la langue et lécha la paume de Cristov avant qu’il n’ait eu le temps de la retirer. Elle émit un petit son triste, l’air de dire : « Est-ce que tu ne m’aimes pas ? »
— Les mouvements brusques l’effraient, l’avertit Kindan, que la franchise l’obligea à ajouter : Je crois que tu lui plais. Je ne l’ai jamais vue lécher grand monde.
Kindan s’abstint de mentionner la remarque caustique de Nuella sur ses parfums.
Encouragé, il tendit de nouveau la main. À ce mouvement soudain, Kisk se cacha la tête derrière le dos de Kindan, puis la ressortit prudemment pour le regarder. Enfin, successivement, elle lui lécha la paume, éternua, et lui lécha la figure.
Kindan sourit à Cristov.
— Elle t’aime bien.
— Cristov ! cria une voix dans la maison.
C’était Tarik.
— Je suis là, cria Cristov en réponse.
Avant que Kindan n’ait pu s’en aller, Tarik apparut.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Tarik, pinçant les lèvres.
— Je voulais juste voir la wher de garde, répondit Cristov, mais Kindan comprit à sa voix qu’il avait peur.
Tarik sortit de la maison et les rejoignit. Il regarda Kisk, étrécissant les yeux d’un air méfiant.
— Alors, c’est ça la wher de garde qui va tous nous sauver ? ricana-t-il avec dérision. C’est plus petit qu’un wherry. Et Ima garde toutes les meilleures rognures pour elle ?
— Elle est gentille, dit doucement Cristov.
— Elle est une perte de temps, grogna Tarik. Comme tous les whers de garde.
Il gratifia Kindan d’un regard méprisant.
— Et comme tous ceux qui les soignent, ajouta-t-il.
Kindan se redressa de toute sa taille et foudroya Tarik du regard.
— Le Mineur Natalon la trouve assez précieuse pour la payer de tout un hiver de charbon.
Tarik aboya un éclat de rire.
— Mon neveu est un imbécile. Tout un hiver de charbon ! Quel gaspillage !
— Tarik ! cria Dara de la maison.
Elle regarda par la porte.
— Tu as trouvé Cristov. Parfait. Maintenant, rentrez dîner tous les deux.
Elle vit Kindan et lui sourit.
— Ah, Kindan ! Contente de te voir. C’est la nouvelle wher de garde ?
Elle regarda son mari d’un œil noir, ce qui n’échappa pas à Kindan.
— Une verte ? Est-ce qu’elle t’a déjà dit son nom ?
— Kisk, m’dame, répondit poliment Kindan.
Dara hocha la tête.
— Joli nom, déclara-t-elle. Excuse mes hommes, mais leur dîner est prêt, ajouta-t-elle.
— C’est normal, dit Kindan, faisant appel à ses meilleures manières de Harpiste.
Fronçant les sourcils, il ajouta :
— De toute façon, je crois qu’elle commence à s’ennuyer.
Il avait raison. La wher de garde essayait de tirer sur sa laisse. Pourtant, à la consternation de Kindan, Kisk n’était pas encore prête à retourner à sa tanière. À la fin, Kindan se dit qu’elle devait avoir entendu le chœur matinal des oiseaux avant qu’elle ne bâille à se décrocher la mâchoire, manquant se laisser tomber de sommeil où elle se trouvait. Kindan dut user de toute sa persuasion pour la ramener à la remise, où ils s’affalèrent tous deux dans la paille et s’endormirent avant le premier chant du coq.