LIVRE QUATRE
Un poète à la mer
Le Ciel est le joueur, et nous, rien que des pions.
C’est la réalité, non un effet de style.
Sur l’échiquier du monde Il nous place et déplace
Puis nous lâche soudain dans le puits du néant.
Omar KHAYYAM.
Dans le crépuscule ocre d’un jardin muré, une foule gémissante. Comment reconnaître Baskerville ? toutes les faces sont si brunes ! Je m’adosse à un arbre pour attendre. Et observer. Au seuil d’une cabane éclairée, un théâtre improvisé. Le rozé-khwan, conteur et pleureur, appelle les larmes des fidèles, et leurs hurlements, et leur sang.
Un homme sort de l’ombre, volontaire de la douleur. Pieds nus, torse nu, autour de ses mains s’enroulent deux chaînes ; il les lance en l’air, les laisse retomber par-delà ses épaules sur son dos ; les fers sont lisses, la peau se meurtrit, se pétrit, mais résiste, il faut trente, cinquante coups, pour qu’apparaisse le premier sang, éclaboussure noire qui se répand par jets fascinants. Théâtre de la souffrance, jeu millénaire de la passion.
La flagellation se fait plus vigoureuse, s’accompagne d’un souffle bruyant auquel la foule fait écho, les coups se répètent, le conteur hausse la voix pour couvrir leur martèlement. Surgit alors un acteur, de son sabre il menace l’assistance, par ses grimaces il s’attire les imprécations. Puis quelques bordées de pierres. Il ne reste pas longtemps sur scène, bientôt apparaît sa victime. La foule pousse un hurlement. Moi-même je ne puis réprimer un cri. Car l’homme se traîne, à terre, décapité.
Je me tourne, horrifié, vers le révérend ; il me rassure d’un froid sourire, il chuchote :
— C’est une vieille astuce, on amène un enfant, ou un homme de très petite taille, on fixe sur sa tête la tête tranchée d’un mouton, renversée de façon que le cou sanguinolent soit orienté vers le haut, et on recouvre le tout d’un drap blanc troué au bon endroit. Comme vous le voyez, l’effet est saisissant.
Il tire sur sa pipe. Le décapité sautille et tournoie sur scène, de longues minutes. Avant de céder la place à un étrange personnage en pleurs.
Baskerville ! À nouveau, je sollicite le révérend d’un regard ; il se contente d’un énigmatique haussement de sourcils.
Le plus extraordinaire, c’est que Howard est habillé à l’américaine, il arbore même un haut-de-forme qui, en dépit de la tragédie ambiante, est d’un irrésistible comique.
La foule hurle pourtant, se lamente et, autant que je puisse voir, il n’y a sur aucun visage le moindre soupçon d’amusement. Sauf sur celui du pasteur, qui daigne enfin m’éclairer :
— Il y a toujours, dans ces cérémonies funèbres, un personnage européen et, curieusement, il fait partie des « bons ». La tradition veut qu’un ambassadeur franc à la cour omeyyade se soit ému de la mort de Hussein, martyr suprême des chiites, et qu’il ait manifesté si bruyamment sa réprobation du crime qu’il ait été lui-même mis à mort. Bien entendu, ils n’ont pas toujours sous la main un Européen pour le faire monter sur scène, alors ils prennent un Turc, ou quelque Persan au teint clair. Mais, depuis que Baskerville est à Tabri, c’est à lui qu’on fait constamment appel pour ce rôle. Il le joue à merveille. Et il pleure pour de vrai !
À cet instant, l’homme au sabre revient, voltige tapageusement autour de Baskerville. Ce dernier s’immobilise, d’une chiquenaude il fait tomber son chapeau, découvrant ses cheveux blonds soigneusement traversés à gauche par une raie, puis, avec une lenteur d’automate, il tombe à genoux, s’étend sur le sol, un rayon éclaire son visage d’enfant glabre et ses pommettes rehaussées de larmes, une main proche jette sur son costume noir une pincée de pétales.
Je n’entends plus la foule, j’ai les yeux rivés sur mon ami, j’attends avec angoisse qu’il se relève. La cérémonie me semble interminable. J’ai hâte de le récupérer.
Une heure plus tard, nous nous retrouvâmes à la mission, autour d’une soupe aux grenades. Le pasteur nous laissa seuls. Un silence gêné nous tenait compagnie. Les yeux de Baskerville étaient rouges.
— Je restaure lentement mon âme d’Occidental, s’excusa-t-il avec un sourire cassé.
— Prends ton temps, le siècle ne fait que commencer.
Il toussota, porta le bol chaud à ses lèvres, se perdit à nouveau dans une silencieuse contemplation.
Puis, péniblement :
— Quand je suis arrivé dans ce pays, je ne parvenais pas à comprendre que de grands messieurs barbus sanglotent et s’affligent pour un meurtre commis il y a mille deux cents ans. Maintenant, j’ai compris. Si les Persans vivent dans le passé, c’est parce que le passé est leur patrie, parce que le présent leur est une contrée étrangère où rien ne leur appartient. Tout ce qui pour nous est symbole de vie moderne, d’expansion libératrice de l’homme, est pour eux symbole de domination étrangère : les routes, c’est la Russie ; le rail, le télégraphe, la banque, c’est l’Angleterre ; la poste, c’est l’Autriche-Hongrie…
— … Et l’enseignement des sciences, c’est M. Baskerville, de la Mission presbytérienne américaine.
— Précisément. Quel choix ont les gens de Tabriz ? Laisser leurs fils à l’école traditionnelle où ils ânonneront pendant dix ans les mêmes phrases informes que leurs ancêtres ânonnaient déjà au XIIème siècle ; ou bien les envoyer dans ma classe, où ils obtiendront un enseignement équivalent à celui des petits Américains, mais à l’ombre d’une croix et d’une bannière étoilée. Mes élèves seront les meilleurs, les plus habiles, les plus utiles à leur pays, mais comment empêcher les autres de les regarder comme des renégats ? Dès la première semaine de mon séjour, je me suis posé cette question, et c’est au cours d’une cérémonie comme celle à laquelle tu viens d’assister que j’ai rencontré la solution.
Je m’étais mêlé à la foule, autour de moi montaient les gémissements. En observant ces visages éplorés, ravagés, en fixant ces yeux effarés, hagards et suppliants, toute la misère de la Perse m’est apparue, âmes en haillons assiégées par des deuils infinis. Et sans que je m’en rende compte, mes larmes ont commencé à couler. On s’en est aperçu dans l’assistance, on m’a regardé, on s’est ému, on m’a poussé vers la scène où on m’a fait mimer le rôle de l’ambassadeur franc. Le lendemain, les parents de mes élèves sont venus chez moi ; ils étaient heureux de pouvoir désormais répondre à ceux qui leur reprochaient d’envoyer leurs enfants à la Mission presbytérienne : « Moi, j’ai confié mon fils à l’instituteur qui a pleuré sur l’imam Hussein. » Certains chefs religieux étaient agacés, leur hostilité à mon égard s’explique par mon succès, ils préfèrent que les étrangers ressemblent à des étrangers.
Je comprenais mieux son comportement, mais mon scepticisme demeurait :
— Ainsi, pour toi, la solution aux problèmes de la Perse c’est de se joindre à la cohorte des pleureurs !
— Je n’ai pas dit cela. Pleurer n’est pas une recette. Ni une habileté. Rien qu’un geste nu, naïf, pitoyable. Nul ne doit se forcer à verser des larmes. La seule chose importante, c’est de ne pas mépriser la tragédie des autres. Quand on m’a vu pleurer, quand on m’a vu quitter ma souveraine indifférence d’étranger, on est venu me dire sur un ton de confidence qu’il ne sert à rien de pleurer, que la Perse n’a pas besoin de pleureurs supplémentaires et que le mieux que je puisse faire, c’est de prodiguer aux fils de Tabriz l’enseignement adéquat.
— Sages paroles. J’allais te dire la même chose.
— Seulement, si je n’avais pas pleuré, on ne serait même pas venu me parler. Si on ne m’avait pas vu pleurer, on ne m’aurait pas laissé dire aux élèves que ce shah était pourri et que les chefs religieux de Tabriz ne valaient guère mieux !
— Tu as donc dit cela en classe !
— Oui, j’ai dit cela, moi, le jeune Américain sans barbe, moi, le petit instituteur à l’école de la Mission presbytérienne, j’ai fustigé couronne et turbans, et mes élèves m’ont donné raison, et leurs parents aussi. Seul le révérend était outré !
Me voyant perplexe, il renchérit :
— J’ai aussi parlé aux garçons de Khayyam, je leur ai dit que des millions d’Américains et d’Européens avaient fait de ses Robaiyat leur livre de chevet, je leur ai fait apprendre par cœur les vers de Fitzgerald. Le lendemain, un grand-père est venu me voir, tout ému encore de ce que son petit-fils lui avait rapporté ; il m’a dit : « Nous aussi, nous respectons beaucoup les poètes américains ! » Bien entendu, il aurait été fort incapable d’en nommer un seul, mais qu’importe, c’était pour lui une façon d’exprimer fierté et reconnaissance. Malheureusement, tous les parents n’ont pas réagi ainsi, l’un d’eux est venu se plaindre. En présence du pasteur, il m’a lancé : « Khayyam était un ivrogne et un impie ! » J’ai répondu : "En disant cela, vous n’insultez pas Khayyam, vous faites l’éloge de l’ivrognerie et de l’impiété ! Le révérend a failli s’étrangler. »
Howard rit comme un enfant. Incorrigible et désarmant.
— Ainsi tu revendiques gaiement tout ce dont on t’accuse ! Serais-tu également un « fils d’Adam » ?
— Le révérend t’a dit cela aussi ? J’ai l’impression que vous avez abondamment parlé de moi.
— Nous n’avions pas d’autre connaissance commune.
— Je ne vais rien te cacher, j’ai la conscience aussi pure que le souffle d’un nouveau-né. Il y a deux mois environ, un homme est venu me voir. Géant moustachu mais timide, il m’a demandé si je pouvais donner une conférence au siège de l’anjuman, le club dont il est membre. Sur quel sujet ? Tu ne devineras jamais. Sur la théorie de Darwin ! Dans l’atmosphère de bouillonnement politique qui règne dans le pays, j’ai trouvé la chose amusante et émouvante. J’ai accepté. J’ai rassemblé tout ce dont je pouvais disposer sur le savant, j’ai exposé les thèses de ses détracteurs, je crois bien que ma prestation était ennuyeuse, mais la salle était comble et l’on m’écouta religieusement. Je suis allé depuis à d’autres réunions, sur les sujets les plus divers. Il y a chez ces gens une immense soif de savoir. Ce sont également les partisans les plus déterminés de la Constitution. Il m’arrive de passer à leur permanence pour avoir les dernières nouvelles de Téhéran.
Tu devrais les connaître, ils rêvent du même monde que toi et moi.
Le soir, dans le bazar de Tabriz, peu d’échoppes demeurent ouvertes, mais les rues sont animées, les hommes font salon aux carrefours, cercles de chaises cannées, cercles de kalyan dont la fumée chasse peu à peu les mille odeurs de la journée. J’emboîtai le pas à Howard. Il virait d’une ruelle à l’autre sans un regard d’hésitation ; de temps en temps, il s’arrêtait pour saluer un parent d’élève, partout les gamins interrompaient leurs jeux, s’écartaient à son passage.
Nous arrivâmes enfin devant un portail dévoré par la rouille. Mon compagnon le poussa, nous traversâmes un petit jardin broussailleux, jusqu’à une maison en terre, dont la porte, après sept coups secs, s’ouvrit, grinçante, sur une vaste pièce éclairée par une rangée de lampes tempête accrochées au plafond et qu’un courant d’air balançait sans cesse. Les personnes présentes devaient y être accoutumées ; j’eus, quant à moi, très vite l’impression d’être monté à bord d’un rafiot incertain. Je ne parvenais plus à fixer aucun point sur aucun visage, je sentais le besoin de m’étendre au plus vite et de fermer quelques instants les yeux. Mais la réception s’éternisait. Au rendez-vous des « fils d’Adam », Baskerville n’était pas un inconnu, une effervescence l’accueillait, et de l’avoir accompagné j’eus droit à de fraternelles accolades, dûment renouvelées quand Howard révéla que j’étais à l’origine de sa venue en Perse.
Lorsque je crus le temps arrivé de m’asseoir et de m’adosser enfin au mur, un homme se leva, grand, au fond de la pièce. Sur ses épaules, une longue cape blanche le désignait, à ne pas s’y tromper, comme le personnage éminent de l’assemblée. Il fit un pas dans ma direction :
— Benjamin !
Je me relevai, fis deux pas, me frottai les yeux. Fazel ! Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre avec un juron de surprise.
Pour expliquer cette effusion, peu conforme à son tempérament, il lança à l’adresse de ses camarades :
— M. Lesage était l’ami de Seyyed Djamaleddine !
À l’instant, je cessai d’être un visiteur de marque pour devenir monument historique, ou sainte relique ; on ne m’approchait plus qu’avec une vénération embarrassante.
Je présentai Howard à Fazel — ils ne se connaissaient que de renom ; ce dernier n’était pas venu depuis plus d’un an à Tabriz, pourtant sa ville d’origine. D’ailleurs, sa présence, ce soir, entre ces murs lépreux, sous ces lumières dansantes, avait quelque chose d’insolite et d’inquiétant. N’était-il pas l’un des chefs de file des parlementaires démocrates, un pilier de la Révolution constitutionnelle ? Était-ce le moment pour lui de s’éloigner de la capitale ? Questions que je lui posai. Il parut gêné. J’avais pourtant parlé en français et à voix basse. Il regarda furtivement ses voisins. Puis, pour toute réponse, me dit :
— Où loges-tu ?
— Au caravansérail du quartier arménien.
— Je viendrai te voir dans la nuit.
Vers minuit, nous nous retrouvâmes à six, dans ma chambre. Baskerville, moi-même, Fazel et trois de ses compagnons qu’il me présenta seulement, secret oblige, par de hâtifs prénoms.
— Tu m’as demandé au siège de l’anjuman pourquoi j’étais ici, et non à Téhéran. Eh bien, parce que la capitale est déjà perdue pour la Constitution. Je ne pouvais pas l’annoncer en ces termes à trente personnes, j’aurais soufflé la panique. Mais c’est la vérité.
Nous étions tous trop consternés pour réagir. Il expliqua :
— Il y a deux semaines, un journaliste de Saint-Pétersbourg est venu me voir, le correspondant du Ryech. Il s’appelle Panoff, mais il signe du pseudonyme « Tané ».
J’avais entendu parler de lui, ses articles étaient parfois cités dans la presse de Londres.
— C’est un social-démocrate, poursuivit Fazel, un ennemi du tsarisme, mais en arrivant à Téhéran, il y a quelques mois, il a réussi à cacher ses convictions, s’est ménagé des entrées à la légation russe et, je ne sais par quel hasard, par quel stratagème, il a pu mettre la main sur des documents compromettants : un projet de coup d’État qu’exécuteraient les Cosaques pour réimposer une monarchie absolue. Tout était écrit noir sur blanc. La pègre devait être lâchée dans le bazar pour saper la confiance des marchands dans le nouveau régime, quelques chefs religieux devaient adresser au shah des suppliques pour lui demander d’abolir la Constitution, soi-disant contraire à l’islam. Bien entendu, Panoff prenait des risques en m’apportant ces documents. Je l’en ai remercié et sur-le-champ j’ai demandé une réunion extraordinaire du Parlement. Ayant exposé les faits dans le détail, j’ai exigé la destitution du monarque, son remplacement par l’un de ses jeunes fils, la dissolution de la brigade des Cosaques, l’arrestation des religieux incriminés. Plusieurs orateurs se sont succédé à la tribune pour exprimer leur indignation et soutenir mes propositions.
« Soudain, un huissier est venu nous informer que les ministres plénipotentiaires de Russie et d’Angleterre se trouvaient dans le bâtiment et qu’ils avaient une note urgente à nous transmettre. La séance a été suspendue, le président du Majilis et le Premier ministre sont sortis ; à leur retour, ils avaient des faces de cadavres. Les diplomates venaient de les avertir que, si le shah était déposé, les deux puissances se verraient dans la regrettable obligation d’intervenir militairement. Non seulement on s’apprêtait à nous étrangler, mais on nous interdisait même de nous défendre !
— Pourquoi cet acharnement ? interrogea Baskerville, atterré.
— Le tsar ne veut pas d’une démocratie à ses frontières, le mot Parlement le fait trembler de rage.
— Ce n’est quand même pas le cas des Britanniques !
— Non. Seulement, si les Persans arrivaient à se gouverner comme des adultes, cela pourrait donner des idées aux Indiens ! Et l’Angleterre n’aurait plus qu’à faire ses bagages. Et puis il y a le pétrole. En.1901, un sujet britannique, Mr. Knox d’Arcy, a obtenu, pour la somme de vingt mille livres sterling, le droit d’exploiter le pétrole dans tout l’Empire persan. Jusqu’ici, la production a été insignifiante, mais, depuis quelques semaines, d’immenses gisements ont été découverts dans la région des tribus bakhtiaris, vous en avez sans doute entendu parler. Cela peut représenter une importante source de revenus pour le pays. J’ai donc demandé au Parlement de réviser l’accord avec Londres afin que nous obtenions des conditions plus équitables ; la plupart des députés m’ont approuvé. Depuis, le ministre d’Angleterre ne m’a plus invité chez lui.
— C’est pourtant dans les jardins de sa légation qu’avait eu lieu le bast, demandai-je, pensif.
— Les Anglais estimaient à l’époque que l’influence russe était trop grande, qu’elle ne leur laissait du gâteau persan que la portion congrue ; ils nous avaient donc encouragés à protester, ils nous avaient ouvert leurs jardins ; on dit même que ce sont eux qui ont fait imprimer la photographie qui compromettait M. Naus. Quand notre mouvement a triomphé, Londres a pu obtenir du tsar un accord de partage : le nord de la Perse serait zone d’influence russe, le sud serait chasse gardée de l’Angleterre. Dès que les Britanniques ont eu ce qu’ils désiraient, notre démocratie a subitement cessé de les intéresser ; comme le tsar, ils n’y voient maintenant que des inconvénients et préféreraient la voir disparaître.
— De quel droit ! explosa Baskerville.
Fazel lui adressa un sourire paternel, avant de reprendre son récit :
— Après la visite des deux diplomates, les députés se sont découragés. Incapables de faire face à tant d’ennemis à la fois, ils n’ont rien trouvé de mieux que de s’en prendre à ce malheureux Panoff. Plusieurs orateurs l’ont accusé d’être un faussaire et un anarchiste, dont le seul objectif aurait été de provoquer une guerre entre la Perse et la Russie. Le journaliste était venu avec moi au Parlement, je l’avais laissé dans un bureau près de la porte de la grande salle pour qu’il puisse apporter son témoignage si cela s’avérait nécessaire.
Maintenant, les députés demandaient qu’il soit arrêté et livré à la légation du tsar. Une motion a été présentée en ce sens.
« Cet homme qui nous avait assistés contre son propre gouvernement allait être livré aux bourreaux ! Moi, si calme d’habitude, je n’ai pas pu me contrôler. J’ai grimpé sur une chaise, j’ai crié comme un dément : « Je jure, par le sol qui recouvre mon père, que si cet homme est arrêté je battrai le rappel des « fils d’Adam » et noierai ce Parlement dans le sang. Aucun de ceux qui voteront cette motion ne sortira d’ici vivant ! » Ils auraient pu lever mon immunité et m’arrêter à mon tour. Ils n’ont pas osé. Ils ont suspendu la séance jusqu’au lendemain. La nuit même, j’ai quitté la capitale pour ma ville natale où je suis arrivé aujourd’hui. Panoff m’a accompagné, il se cache quelque part à Tabriz, en attendant de partir pour l’étranger.
Notre conversation se prolongea. Bientôt l’aube nous surprit, les premiers appels à la prière retentirent, la lumière se fit plus vive. Nous discutions, nous échafaudions mille avenirs sombres, puis nous discutions encore, trop épuisés pour nous arrêter. Baskerville s’étira, s’interrompit en plein vol, consulta sa montre et se leva comme un somnambule, se grattant laborieusement la nuque.
— Six heures déjà, mon Dieu, une nuit blanche ! Avec quel visage je vais affronter mes élèves ? Et que va dire le révérend en me voyant rentrer à cette heure ?
— Tu pourras toujours prétendre que tu étais avec une femme !
Mais Howard n’était plus d’humeur à sourire.
Je ne veux pas parler de coïncidence, puisque le hasard n’a pas grand rôle en l’affaire, mais je me dois de signaler qu’au moment même où Fazel achevait de nous décrire, sur la foi des documents subtilisés par Panoff, ce qui se tramait contre, la jeune démocratie persane, l’exécution du coup d’Etat avait commencé.
En effet, comme je l’ai appris par la suite, c’est vers quatre heures du matin, ce mercredi-là, 23 juin 1908, qu’un contingent de mille Cosaques, commandé par le colonel Liakhov, fit mouvement vers le Baharistan, le siège du Parlement, au cœur de Téhéran. Le bâtiment fut encerclé, ses issues contrôlées. Des membres d’un anjuman local, remarquant les mouvements de troupes, coururent à un collège voisin où le téléphone avait été récemment installé, pour appeler quelques députés et certains religieux démocrates, tels l’ayatollah Behbahani et l’ayatollah Tabatabaï. Avant l’aube, ceux-ci se rendirent sur les lieux afin de témoigner par leur présence de leur attachement à la Constitution. Curieusement, les Cosaques les laissèrent passer. Leurs ordres étaient d’interdire la sortie, pas l’entrée.
La foule des protestataires ne cessait de se gonfler. Au lever du jour ils étaient plusieurs centaines, parmi eux de nombreux « fils d’Adam ». Avec des carabines, mais peu de munitions, une soixantaine de cartouches chacun, rien qui permette de soutenir un siège. Et ces armes, et ces munitions, ils hésitaient à s’en servir. Ils prirent effectivement position sur les toits et derrière les fenêtres, mais ils ne savaient s’ils devaient tirer les premiers et donner ainsi le signal d’une inévitable tuerie, ou s’ils devaient attendre passivement que les préparatifs du coup d’État soient achevés.
Car c’est bien cela qui retardait encore l’assaut des Cosaques. Liakhov, entouré d’officiers russes et persans, était occupé à disposer ses troupes, ainsi que ses canons, dont on dénombra six ce jour-là, le plus meurtrier étant installé sur la place Topkhané. À plusieurs reprises, le colonel passa, à cheval, dans la ligne de mire des défenseurs, mais les personnalités présentes empêchèrent les « fils d’Adam » de faire feu, de peur que le tsar ne prenne prétexte d’un tel incident pour envahir la Perse.
C’est vers le milieu de la matinée que l’ordre d’attaque fut donné. Quoiqu’inégal, le combat fit rage pendant six ou sept heures. Par une série d’audacieux coups de main, les résistants parvinrent à mettre hors d’usage trois canons.
Ce n’était que l’héroïsme du désespoir. Au coucher du soleil, le drapeau blanc de la défaite fut hissé sur le premier Parlement de l’histoire persane. Mais, plusieurs minutes après le dernier coup de feu, Liakhov ordonna à ses artilleurs de reprendre leur tir. Les directives du tsar étaient claires : il ne suffisait pas d’abolir le Parlement, il fallait aussi détruire le bâtiment qui l’avait abrité afin que les habitants de Téhéran le voient en ruine et que, pour tous, cela demeure à jamais une leçon.
Les combats n’avaient pas encore cessé dans la capitale lorsqu’éclata à Tabriz la première fusillade. J’étais passé prendre Howard à sa sortie de classe, nous avions rendez-vous à la permanence de l’anjuman pour aller déjeuner avec Fazel chez l’un de ses proches. Nous ne nous étions pas encore engagés dans le labyrinthe du bazar lorsque des coups de feu se firent entendre, apparemment proches.
Avec une curiosité teintée d’inconscience, nous nous dirigeâmes vers l’endroit d’où les bruits étaient partis. Pour voir, à une centaine de mètres, une foule vociférante qui avançait : poussière, fumée, une forêt de gourdins, de fusils et de torches incandescentes, des cris que je ne comprenais pas, puisqu’ils étaient en azeri, le parler turc des gens de Tabriz. Baskerville s’efforçait de traduire : « À mort la Constitution ! À mort le Parlement ! À mort les athées ! Vive le shah ! » Des dizaines de citadins couraient dans tous les sens. Un vieillard tirait au bout d’une corde une chèvre ahurie. Une femme trébucha ; son fils, six ans à peine, l’aida à se relever et la soutint pendant qu’elle reprenait sa fuite en claudiquant.
Nous-mêmes pressions le pas vers notre lieu de rendez-vous. Sur la route, un groupe de jeunes gens élevait une barricade, deux troncs d’arbres sur lesquels s’amoncelaient, dans le plus rigoureux désordre, des tables, des briques, des chaises, des coffres, des tonneaux. On nous reconnut, on nous laissa passer, en nous conseillant d’aller vite, car « ils viennent par ici », « ils veulent incendier le quartier », « ils ont juré de massacrer tous les fils d’Adam ».
Au siège de l’anjuman, quarante ou cinquante hommes entouraient Fazel, le seul à ne pas porter de fusil. Rien qu’un pistolet, un Mannlicher autrichien qui semblait n’avoir d’autre utilisation que d’indiquer à chacun le poste qu’il devait rejoindre. Il était calme, moins angoissé que la veille, calme comme peut l’être l’homme d’action quand s’achève l’insupportable attente.
— Voilà, nous lança-t-il avec un accent imperceptiblement triomphant. Tout ce qu’annonçait Fanoff était vrai. Le colonel Liakhov a fait son coup d’Etat, il s’est proclamé gouverneur militaire de Téhéran et y a imposé le couvre-feu. Depuis ce matin, la chasse aux partisans de la Constitution est ouverte, dans la capitale et dans toutes les autres villes. À commencer par Tabriz.
— Tout s’est propagé si vite ! s’étonna Howard.
— C’est le consul de Russie, averti par télégramme du déclenchement du coup d’État, qui en a informé dés le matin les chefs religieux de Tabriz. Ceux-ci ont appelé leurs partisans à se rassembler à midi dans le Devechi, le quartier des chameliers. De là, ils se sont répandus dans la ville. Se dirigeant en premier au domicile d’un journaliste de mes amis, Ali Mechedi, ils l’ont tiré de chez lui au milieu des cris de sa femme et de sa mère, lui ont coupé la gorge et la main droite, puis l’ont abandonné dans une mare de sang. Mais n’ayez crainte, avant ce soir, Ali sera vengé.
Sa voix le trahit, il se ménagea une seconde de répit, de respiration profonde, avant de reprendre :
— Si je suis venu à Tabriz, c’est parce que je sais que cette ville résistera. Le sol sur lequel nous nous tenons en cet instant est encore régi par la Constitution. C’est ici désormais le siège du Parlement, le siège du gouvernement légitime. Ce sera une belle bataille, et nous finirons par gagner. Suivez-moi !
Nous le suivîmes, ainsi qu’une demi-douzaine de ses partisans. Il nous conduisit vers le jardin, fit le tour de la maison jusqu’à un escalier de bois dont l’extrémité se perdait dans d’épais feuillages. Nous arrivâmes sur le toit, traversâmes une passerelle, de nouveau quelques marches, pour nous retrouver dans une chambre aux murs épais et aux fenêtres exiguës, presque des meurtrières. Fazel nous invita à jeter un coup d’œil : nous surplombions l’entrée la plus vulnérable du quartier qu’interdisait à présent une barricade. Derrière, une vingtaine d’hommes, genou à terre, carabines pointées.
— Il y en a d’autres, expliqua Fazel. Tout aussi déterminés. Ils bouchent toutes les issues du quartier. Si la meute arrive, elle sera accueillie comme elle le mérite.
La « meute », comme il disait, n’était pas loin. Elle avait dû s’arrêter en route pour incendier deux ou trois maisons appartenant à des fils d’Adam, mais elle ne désarmait pas, clameur et coups de feu se rapprochaient.
Soudain, nous fûmes saisis d’une sorte de frémissement. On a beau s’y attendre, on a beau être à l’abri d’un mur, le spectacle d’une foule déchaînée qui hurle à mort et arrive droit sur vous est probablement l’expérience la plus effrayante qui soit.
D’instinct, je chuchotai
— Combien sont-ils ?
— Mille, mille cinq cents tout au plus, répondit Fazel à voix haute, claire et rassurante.
Avant d’ajouter, comme un ordre :
— C’est maintenant à nous de les effrayer.
Il demanda à ses aides de nous confier des fusils, Entre Howard et moi passa un échange de regards presque amusés ; nous soupesions ces objets froids avec fascination et dégoût.
— Postez-vous aux fenêtres, lança Fazel, et tirez sur quiconque s’approchera. Moi, je dois vous quitter, je réserve une surprise à ces barbares !
À peine était-il sorti que la bataille commença. Parler de bataille est sans doute excessif. Les émeutiers arrivèrent, une horde vociférante et écervelée, et leur avant-garde se lança vers la barricade comme s’il s’agissait d’une course d’obstacle. Les fils d’Adam tirèrent. Une salve. Puis une autre. Une dizaine d’assaillants tombèrent, le reste recula, un seul réussit à escalader la barricade, mais ce fut pour être embroché sur une baïonnette. Un horrible hurlement d’agonie s’ensuivit ; je détournai les yeux.
Le gros des manifestants demeurait prudemment en arrière, se contentant de répéter à voix égosillée les mêmes slogans : « À mort ! » Puis une escouade fut lancée de nouveau à l’assaut de la barricade, cette fois avec un peu plus de méthode, c’est-à-dire en tirant sut les défenseurs et les fenêtres d’où étaient partis les coups de feu. Un fils d’Adam touché au front fut la seule perte de son camp. Déjà les salves de ses compagnons recommençaient à faucher les premières lignes des assaillants.
L’offensive s’essoufflait, on recula, on se concerta bruyamment. On se regroupait pour une nouvelle tentative lorsqu’un grondement secoua le quartier. Un obus venait d’atterrir au milieu des émeutiers, provoquant un carnage suivi d’une débandade. Les défenseurs levèrent alors leurs fusils en criant : « Machroutil Machroutél » — Constitution ! — De l’autre côté de la barricade, on apercevait des dizaines de corps étendus. Howard chuchota :
— Mon arme est toujours aussi froide, je n’ai pas tiré une seule cartouche. Et toi ?
— Moi non plus.
— Avoir dans ma ligne de mire la tête d’un inconnu et presser sur la détente pour le tuer…
Fazel arriva quelques instants plus tard. Jovial.
— Qu’avez-vous pensé de ma surprise ? C’est un vieux canon français, un de Bange, qu’un officier de l’armée impériale nous a vendu, Il est sur le toit, venez l’admirer ! Un jour prochain, on l’installera au milieu de la plus vaste place de Tabriz et l’on écrira dessous : « Ce canon a sauvé la Constitution ! »
Je trouvai son propos par trop optimiste, bien que je ne pusse contester qu’il avait remporté, en quelques minutes, une victoire significative. Son objectif était clair : maintenir un petit îlot où les derniers fidèles de la Constitution pourraient se rassembler, se protéger, mais surtout réfléchir ensemble sur leurs actes à venir.
Si l’on nous avait dit, en cette trouble journée de juin, qu’à partir de quelques ruelles enchevêtrées du bazar de Tabriz, avec nos deux brassées de fusils Lebel et notre unique canon de Bange, nous allions rendre à la Perse entière sa liberté volée, qui l’eût cru ?
C’est pourtant ce qui arriva, non sans que le plus pur d’entre nous le paie de sa vie.
Sombres journées dans l’histoire du pays de Khayyam. Était-ce là l’aube promise à l’Orient ? D’Ispahan à Kazvin, de Chiraz à Hamadan, les mêmes cris s’exhalaient de cent et mille poitrines aveugles : « À mort ! À mort ! » Désormais, il fallait se cacher pour dire liberté, démocratie, justice. L’avenir n’était plus qu’un rêve interdit, les partisans de la Constitution étaient pourchassés de par les rues, les permanences des « fils d’Adam » étaient dévastées, leurs livres empilés et incendiés. Nulle part, sur toute l’étendue de la Perse, l’odieux déferlement n’avait pu être endigué.
Nulle part ailleurs qu’à Tabriz. Et encore, dans l’héroïque cité, quand s’écoula enfin l’interminable journée du coup d’État, sur les trente principaux quartiers un seul résistait-il toujours, celui que l’on appelle Amir-Khiz, à l’extrême nord-ouest du bazar. Cette nuit-là, quelques dizaines de jeunes partisans se relayèrent pour en garder les accès, tandis qu’au siège de l’anjuman, érigé en quartier général, il traçait sur une carte fripée des flèches ambitieuses.
Nous étions bien une douzaine à suivre avec ferveur les moindres écarts de son crayon, qu’amplifiait le tremblement des lampes tempête. Le député se redressa.
— L’ennemi est encore sous le choc des pertes que nous lui avons infligées. Il nous croit plus forts que nous ne sommes. Il n’a pas de canons, ni ne sait combien nous en avons. Nous devons en profiter pour étendre sans délai notre territoire. Le shah ne tardera pas à envoyer des troupes, elles seront à Tabriz dans quelques semaines. Il nous faut d’ici là avoir libéré l’ensemble de la ville. Dès cette nuit, nous attaquerons.
Il se pencha, toutes les têtes se penchèrent, têtes nues, têtes couvertes ou ceintes.
— Nous franchissons la rivière par surprise, expliqua-t-il, nous fonçons en direction de la citadelle, nous réattaquons de deux côtés, par le bazar et par le cimetière. Avant le soir, elle est à nous.
La citadelle ne fut pas prise avant dix jours. Pour chaque rue les combats furent meurtriers, mais les résistants avançaient, tous les engagements tournaient à leur avantage. Quelques « fils d’Adam » s’emparèrent le samedi du bureau de l’Indo-European Telegraph, grâce auquel les liaisons pouvaient être maintenues avec Téhéran, avec les autres villes du pays, ainsi qu’avec Londres et Bombay. Le même jour, une caserne de la police se rallia, apportant, en guise de dot, une mitrailleuse Maxim et trente caisses de munitions. Ces succès redonnèrent confiance à la population, jeunes et vieux s’enhardirent, par centaines ils affluaient vers les quartiers libérés, parfois avec leurs armes. En quelques semaines, l’ennemi fut refoulé vers la périphérie. Seule demeurait entre ses mains, au nord-est de la ville, une zone peu habitée s’étendant du quartier des Chameliers du camp de Sahib-Divan.
Vers la mi-juillet, une armée de volontaires fut constituée, ainsi qu’une administration provisoire, dans laquelle Howard se vit confier la responsabilité du ravitaillement. Il passa désormais l’essentiel de son temps à sillonner le bazar pour recenser les provisions ; les marchands s’avéraient admirablement coopératifs. Lui-même naviguait à merveille dans le système persan des poids et mesures.
— Il faut oublier, me disait-il, les litres, les kilos, les onces et les pintes. Ici on parle en djaw, en miskal, en syr et en kharvar, qui est le chargement d’âne.
Il tentait de m’instruire.
— L’unité de base est le djaw, qui est un grain d’orge de moyenne grosseur et conservant sa pellicule, mais dont on aurait coupé aux deux extrémités la petite barbe qui dépasse.
— C’est rigoureux, m’esclaffai-je.
Le professeur adressa à l’élève un regard de reproche. Pour m’amender, je me crus obligé de prouver mon application :
— Le djaw est donc la plus petite unité de mesure.
— Pas du tout, s’indigna Howard.
Il se référait imperturbablement à ses notes
— Le poids d’un grain d’orge équivaut à celui de soixante-dix grains de sénévé, ou, si l’on préfère, six crins de la queue d’un mulet.
En comparaison, ma propre charge était légère ! Vu mon ignorance du parler local, j’avais pour seule mission de garder le contact avec les ressortissants étrangers afin de les rassurer sur les intentions de Fazel et de veiller sur leur sécurité.
Il faut savoir que Tabriz avait été, jusqu’à la construction du chemin de fer transcaucasien, vingt ans plus tôt, la porte de la Perse, le passage obligé des voyageurs, des marchandises et des idées. Plusieurs établissements européens y avaient des succursales, telle la Compagnie allemande de MM. Mossig et Schilnemann, ou la Société anonyme de Commerce oriental, importante firme autrichienne. On y trouvait également des consulats, la Mission presbytérienne américaine et diverses autres institutions, et je suis heureux de dire qu’à aucun moment, tout au long des mois difficiles du siège, les ressortissants étrangers ne furent pris pour cibles.
Mieux, une émouvante fraternisation régnait. Je ne veux pas parler de Baskerville, de moi-même ni de Panoff qui rapidement se joignit au mouvement. Je veux saluer ici d’autres personnes, tel Mr. Moore, correspondant du Manchester Guardian, qui, n’ayant pas hésité à prendre les armes aux côtés de Fazel, fut blessé au combat ; ou le capitaine Anginieur, qui nous aida à résoudre de nombreux problèmes logistiques et qui, par ses articles dans l’Asie française, contribua à susciter à Paris et dans le monde entier cet élan de solidarité qui sauva Tabriz du sort atroce qui la menaçait. La présence active des étrangers fut pour certains religieux de la ville un argument contre les défenseurs de la Constitution, « un ramassis — je cite, d’Européens, d’Arméniens, de babis, de mécréants de toutes sortes ». La population demeurait cependant imperméable à cette propagande, elle nous entourait d’une reconnaissante affection, chaque homme était un frère pour nous, chaque femme était une sœur ou une mère.
Ai-je besoin de le préciser, ce sont les Persans eux-mêmes qui, dès le premier jour, apportèrent à la Résistance le soutien le plus spontané et le plus massif. D’abord les libres habitants de Tabriz, puis les réfugiés qui, en raison de leurs convictions, avaient dû fuir leurs villes ou leurs villages pour trouver protection dans le dernier bastion de la Constitution. Ce fut le cas de centaines de fils d’Adam, accourus de tous les coins de l’Empire, et qui ne demandaient qu’à tenir une arme.
Ce fut également le cas de plusieurs députés, ministres et journalistes de Téhéran, qui avaient réussi à échapper au gigantesque coup de filet ordonné par le colonel Liakhov et qui arrivaient souvent par petits groupes, exténués, hagards, désemparés.
Mais la plus précieuse des recrues fut indiscutablement Chirine, qui avait défié le couvre-feu pour sortir en automobile de la capitale sans que les Cosaques osent s’interposer. Son landaulet fut accueilli avec émerveillement par la population, d’autant que son chauffeur était de Tabriz, l’un des rares Persans à conduire un tel véhicule.
La princesse s’était installée dans un palais abandonné. Il avait été construit par son grand-père, le vieux shah assassiné, qui envisageait d’y passer un mois par an. Mais dès la première nuit, dit la légende, il fut pris d’un malaise, et ses astrologues lui conseillèrent de ne plus mettre les pieds dans un lieu de si mauvais augure. Depuis trente ans, personne n’y avait habité ; on l’appelait, non sans quelque frayeur, le Palais vide.
Chirine n’hésita pas à défier le mauvais sort et sa résidence fut désormais le cœur de la ville. Dans ses vastes jardins, îlot de fraîcheur en ces soirées d’été, les dirigeants de la Résistance aimaient à se réunir. J’étais souvent en leur compagnie.
La princesse paraissait chaque fois heureuse de me voir, notre correspondance avait tissé entre nous une complicité dans laquelle nul n’aurait pu s’insinuer. Bien entendu, nous n’étions jamais seuls, il y avait pour chaque réunion ou pour chaque repas des dizaines de compagnons. On débattait inlassablement, on plaisantait parfois, mais sans excès. La familiarité n’est jamais tolérée en Perse, la politesse y est pointilleuse et grandiloquente, on a souvent tendance à se dire « l’esclave de l’ombre de la grandeur » de l’individu auquel on s’adresse, et dès qu’il s’agit d’altesses, d’altesses femmes surtout, on se met à baiser le sol, sinon dans les actes, du moins par le biais des formules les plus ampoulées.
Survint cette troublante soirée de jeudi. Le 17 septembre, très précisément. Comment l’oublierais-je ? Pour cent raisons diverses, nos compagnons étaient tous partis, moi-même j’avais pris congé avec les derniers. Au moment de franchir la grille extérieure de la propriété, je me rendis compte que j’avais laissé près de mon siège une serviette où j’avais pris l’habitude de mettre quelques papiers importants. Je revins donc sur mes pas, mais nullement avec l’intention de revoir la princesse ; j’étais persuadé qu’après les adieux à ses visiteurs elle s’était retirée.
Non. Elle était encore assise, seule, au milieu de vingt chaises abandonnées. Soucieuse, lointaine. Sans la quitter du regard, je ramassai ma serviette, le plus lentement possible. Chirine était toujours immobile, de profil, sourde à ma présence. Dans un silence recueilli, je m’assis, pris le temps de la contempler. Avec cette impression de me retrouver douze ans en arrière, je me revoyais, je la revoyais, à Constantinople, dans le salon de Djamaleddine. Elle se tenait alors ainsi, de profil, une écharpe bleue couronnant sa chevelure, retombant jusqu’au pied de sa chaise. Quel âge avait-elle ? dix-sept ans ? dix-huit ? Celle qui en avait aujourd’hui trente était une femme sereine, une femme mûre, souveraine. Aussi élancée qu’au premier jour. Elle avait su manifestement résister à la tentation des femmes de son rang : oisive et gourmande, s’affaler jusqu’à la fin de ses jours sur un divan d’opulence. S’était-elle mariée, était-elle divorcée ou veuve ? nous n’en parlâmes jamais.
J’aurais voulu dire d’une voix assurée : « Je t’ai aimée depuis Constantinople. » Mes lèvres tremblèrent, puis elles se serrèrent, sans émettre le moindre son.
Chirine s’était pourtant tournée vers moi, doucement. Elle m’observa sans surprise, comme si je n’étais ni parti ni revenu. Son regard hésita, elle adopta le tutoiement :
— À quoi penses-tu ?
La réponse fusa de mes lèvres :
— À toi. De Constantinople à Tabriz.
Un sourire, peut-être embarrassé, mais qui ne se voulait résolument pas une barrière, parcourut son visage. Et moi je ne trouvai rien de mieux à faire que de citer sa propre formule, devenue entre elle et moi comme un code de reconnaissance :
— Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser !
Quelques secondes de souvenirs muets nous occupèrent. Puis Chirine dit :
— Je n’ai pas quitté Téhéran sans le livre.
— Le Manuscrit de Samarcande ?
— Il est constamment sur la commode, près de mon lit, je ne me lasse jamais de le feuilleter, je connais par cœur les Robalyai et la chronique que le texte porte en marge.
— Je donnerais bien dix ans de ma vie pour une nuit avec ce livre.
— Je donnerais bien une nuit de ma vie. L’instant d’après, j’étais penché sur le visage de Chirine, nos lèvres se frôlèrent, nos yeux s’étaient fermés, plus rien n’existait autour de nous que la monotonie du chant des cigales amplifié dans nos têtes assourdies. Baiser prolongé, baiser brûlant, baiser des années franchies et des barrières abattues.
De peur que d’autres visiteurs n’arrivent, que des serviteurs ne s’approchent, nous nous levâmes et je la suivis par une allée couverte, une petite porte insoupçonnée, un escalier aux marches brisées, jusqu’à l’appartement de l’ancien shah que sa petite-fille s’était approprié. Deux lourds battants se refermèrent, un massif loquet, et nous fûmes seuls, ensemble. Tabriz n’était plus une ville à l’écart du monde, c’était le monde qui languissait à l’écart de Tabriz.
Dans un majestueux lit à colonnades et tentures, j’embrassai mon amante royale. De ma main je défis chaque nœud, chaque bouton, je redessinai avec mes doigts, avec mes paumes, avec mes lèvres, chaque contour de son corps, elle s’offrait à mes caresses, à mes baisers maladroits, de ses yeux clos s’échappaient des larmes tièdes.
À l’aube, je n’avais pas encore ouvert le Manuscrit. Je le voyais sur une commode, de l’autre côté du lit, mais Chirine dormait nue, la tête sur mon cou, les seins abandonnés contre mes côtes, rien au monde ne m’aurait fait bouger. Je respirais son souffle, ses parfums, sa nuit, je contemplais ses cils, désespérément je cherchais à deviner quel rêve de bonheur ou d’angoisse les faisait frémir. Quand elle se réveilla, les premiers bruits de la ville nous parvenaient déjà. Je dus m’éclipser à la hâte, me promettant de consacrer au livre de Khayyam ma prochaine nuit d’amour.
Sorti du Palais vide, je marchai en serrant les épaules — l’aube n’est jamais chaude à Tabriz — et ainsi avançai en direction du caravansérail, sans chercher à prendre de raccourcis. Je n’étais pas pressé d’arriver, j’avais besoin de réfléchir, le bouillonnement de la nuit ne s’était pas apaisé en moi, je revivais des images, des gestes, des mots chuchotés, je ne savais plus si j’étais heureux. Je ressentais bien une sorte de plénitude, mais traversée de l’inévitable culpabilité qui s’attache aux amours clandestines. Des pensées revenaient sans cesse, obsédantes comme savent l’être les pensées des nuits sans sommeil : « Après mon départ, s’est-elle rendormie avec un sourire ? A-t-elle quelque regret ? Quand je la reverrai et que nous ne serons pas seuls, sera-t-elle complice ou lointaine ? Je reviendrai ce soir, je chercherai dans ses yeux une religion. »
Soudain, un coup de canon retentit. Je m’arrêtai, je tendis l’oreille. Était-ce notre brave et solitaire de Bange ? Un silence suivit, puis une fusillade nourrie, enfin une accalmie. Je repris ma promenade, d’un pas moins appuyé ; je gardais l’oreille attentive. Survint un nouveau grondement, suivi à l’instant d’un troisième. Cette fois, je m’inquiétai ; un seul canon ne pouvait tirer à cette cadence, il devait y en avoir deux, ou même plusieurs. Deux obus éclatèrent à quelques rues de moi. Je me mis à courir. En direction de la citadelle.
Fazel me confirma bientôt la nouvelle que je redoutais : les premières forces envoyées par le shah étaient arrivées dans la nuit. Elles avaient pris place dans les quartiers tenus par les chefs religieux. D’autres troupes les suivaient. Elles convergeaient de tous les horizons. Le siège de Tabriz venait de commencer.
La harangue prononcée par le colonel Liakhov, gouverneur militaire de Téhéran, artisan du coup d’État, avant le départ de ses troupes pour Tabriz, se développait ainsi :
Valeureux Cosaques,
Le shah est en danger, les gens de Tabriz ont rejeté son autorité, ils lui ont déclaré la guerre, voulant le contraindre à reconnaître la Constitution. Or la Constitution veut abolir vos privilèges, dissoudre votre brigade. Si elle triomphe, ce sont vos femmes et vos enfants qui auront faim. La Constitution est votre pire ennemie, contre elle vous devez vous battre comme des lions. En détruisant le Parlement, vous avez suscité dans le monde entier la plus vive admiration. Poursuivez votre action salutaire, écrasez la ville en révolte, et je vous promets, de la part des souverains de Russie et de Perse, argent et honneurs. Toutes les richesses que renferme Tabriz sont à vous, vous n’aurez qu’à vous servir ! »
— Hurlé à Téhéran et Saint-Pétersbourg, murmuré à Londres, le mot d’ordre était le même : il faut détruire Tabriz, elle mérite le plus exemplaire des châtiments. Elle vaincue, plus personne n’osera parler de Constitution, de Parlement ou de démocratie ; à nouveau l’Orient pourra s’endormir de sa plus belle mort.
C’est ainsi que le monde entier, pendant les mois qui suivirent, allait assister à une course étrange et poignante. Tandis que l’exemple de Tabriz commençait à ranimer, en divers coins de Perse, la flamme de la résistance, la cité elle-même subissait un siège de plus en plus rigoureux. Les partisans de la Constitution auraient-ils le temps de se relever, de se réorganiser et de reprendre les armes avant que leur bastion ne s’écroule ?
En janvier, ils remportèrent un premier grand succès : à l’appel des chefs bakhtiaris, oncles maternels de Chirine, Ispahan, l’ancienne capitale, se souleva, affirmant son attachement à la Constitution et sa solidarité avec Tabriz. Dans la ville assiégée, quand arriva la nouvelle, ce fut sur-le-champ une explosion de joie. Toute la nuit fut scandé, sans que nul ne s’en lasse : « Tabriz-Esfahan, le pays se réveille ! » Mais, le lendemain même, une attaque massive contraignait les défenseurs à abandonner plusieurs positions au sud et à l’ouest. Il n’y avait plus qu’une route pour relier encore Tabriz au monde extérieur, et c’était celle qui menait au nord, vers la frontière russe.
Trois semaines plus tard, la ville de Rasht se souleva à son tour. Comme Ispahan, elle rejetait la tutelle du shah, acclamait la Constitution et la résistance de Fazel. Nouvelle explosion de joie à Tabriz. Mais, dans l’instant, nouvelle riposte des assiégeants : la dernière route fut coupée, l’encerclement de Tabriz était achevé. Le courrier n’arrivait plus, ni les vivres. Il fallut organiser un rationnement des plus sévères pour continuer à nourrir les quelque deux cent mille habitants de la ville.
En février et mars 1909, de nouveaux ralliements se firent. Le territoire de la Constitution s’étendait maintenant à Chiraz, Hamadan, Meched, Astarabad, Bandar-Abbas, Bushire. À Paris, un comité se forma pour la défense de Tabriz, avec à sa tête un monsieur Dieulafoy, distingué orientaliste ; le même élan se retrouva à Londres, sous la présidence de lord Lamington ; plus important encore, les principaux chefs religieux chiites, basés à Karbala, dans l’Irak ottoman, se prononcèrent solennellement et sans ambiguïté en faveur de la Constitution, désavouant les mollahs rétrogrades.
Tabriz triomphait. Mais Tabriz mourait.
Incapable de faire face à tant de rébellions, à tant de désaveu, le shah s’accrochait à une idée fixe : il faut abattre Tabriz, l’origine du mal. Quand elle tombera, les autres fléchiront. Faute de réussir à la prendre d’assaut, il décida de l’affamer.
Malgré le rationnement, le pain se faisait rare. Fin mars, on comptait déjà plusieurs morts, surtout des vieillards et des enfants en bas âge.
Dans la presse de Londres, de Paris et de Saint-Pétersbourg, on commençait à s’indigner et à critiquer les puissances qui, rappelait-on, avaient encore dans la ville assiégée de nombreux ressortissants dont la vie était désormais menacée. Les échos de ces prises de position nous parvenaient par voie de télégraphe.
Fazel me convoqua un jour pour m’annoncer :
— Les Russes et les Anglais vont bientôt évacuer leurs ressortissants afin que Tabriz puisse être écrasée sans que cela provoque trop d’émoi dans le reste du monde. Ce sera un coup dur pour nous, mais je veux que tu saches que je ne m’opposerai pas à cette évacuation. Je ne retiendrai personne ici contre son gré.
Et il me chargea d’informer les intéressés que tout serait mis en œuvre pour faciliter leur départ.
Se produisit alors l’événement le plus extraordinaire qui soit. D’y avoir assisté comme témoin privilégié me permet de fermer les yeux sur bien des mesquineries humaines.
J’avais commencé ma tournée, réservant ma première visite à la Mission presbytérienne où je redoutais un peu de revoir le révérend directeur et d’essuyer ses remontrances. Lui qui comptait sur moi pour raisonner Howard, n’allait-il pas me reprocher d’avoir suivi une voie identique ? De fait, son accueil fut distant, à peine poli.
Mais, dès que je lui eus exposé la raison de ma démarche, il répondit sans l’ombre d’une hésitation
— Je ne partirai pas. Si l’on peut organiser un convoi pour évacuer les étrangers, on peut tout aussi bien organiser des convois similaires pour ravitailler la ville affamée.
Je le remerciai de son attitude, qui me sembla conforme à l’idéal religieux et humanitaire qui l’animait. Puis je m’en allai visiter trois maisons de commerce installées à proximité où, à ma grande surprise, la réponse fut identique. Pas plus que le pasteur, les marchands ne voulaient partir. Comme me l’expliqua l’un d’eux, un Italien :
— Si je quittais Tabriz en ce moment difficile, j’aurais honte d’y revenir plus tard pour reprendre mon activité. Je resterai donc. Peut-être ma présence contribuera-t-elle à faire agir mon gouvernement.
Partout, comme s’ils s’étaient donné le mot, ce fut la même réponse, immédiate, claire, irrévocable. Jusqu’à Mr. Wratislaw, le consul britannique ! jusqu’au personnel du consulat de Russie, à la notoire exception du consul, M. Pokhitanoff, la réponse fut la même : « Nous ne partirons pas ! » Ils en informèrent leurs gouvernements sidérés.
Dans la ville, l’admirable solidarité des étrangers réconforta les esprits. Mais la situation demeurait précaire. Le 18 avril, Wratislaw télégraphia à Londres : « Le pain est rare aujourd’hui ; demain, il sera plus rare encore. » Le 19, nouveau message : « La situation est désespérée, on parle ici d’une dernière tentative pour briser l’encerclement. »
De fait, une réunion se tenait ce jour-là à la citadelle. Fazel y annonça que les troupes constitutionnalistes avançaient de Rasht vers Téhéran, que le pouvoir en place était sur le point de s’écrouler et qu’il suffisait de peu pour assister à sa chute. Et au triomphe de notre cause. Mais Howard prit la parole après lui pour rappeler que les bazars étaient à présent vides de tout produit comestible.
— Les gens ont déjà abattu animaux domestiques et chats de gouttière, des familles entières errent nuit et jour dans les rues à la recherche d’une grenade rabougrie, d’un reste de pain de Barbari égaré dans un caniveau. On risque bientôt de recourir au cannibalisme.
— Deux semaines, il nous faut seulement tenir deux semaines !
La voix de Fazel était suppliante. Mais Howard n’y pouvait rien :
— Nos réserves nous ont permis de subsister jusqu’ici. Maintenant, nous n’avons plus rien à distribuer. Plus rien. Dans deux semaines, la population aura été décimée et Tabriz sera une ville fantôme. Ces derniers jours, il y a eu huit cents morts. De faim, et d’innombrables maladies liées à la faim.
— Deux semaines ! Rien que deux semaines ! répétait Fazel. Même s’il fallait jeûner !
— Nous jeûnons tous depuis plusieurs jours !
— Que faire alors ? Capituler ? Laisser retomber cette formidable vague de soutien que nous avons patiemment nourrie ? N’y a-t-il aucun moyen de durer ?
Durer. Durer. Douze hommes hagards, étourdis par la faim et l’épuisement, mais aussi par l’ivresse d’une victoire à portée de la main, n’avaient qu’une obsession : durer.
— Il y aurait une solution, dit Howard. Peut-être…
Tous les yeux se tournèrent en direction de Baskerville.
— Tenter une sortie, par surprise. Si nous arrivons à reprendre cette position — il indiquait du doigt un point sur la carte — nos forces iront s’engouffrer dans la brèche, elles rétabliront le contact avec l’extérieur. Le temps que l’ennemi se ressaisisse, le salut sera peut-être en vue.
Tout de suite je me déclarai hostile à la proposition ; les chefs militaires étaient du même avis ; tous, sans exception, la jugeaient suicidaire. L’ennemi était sur un promontoire, à quelque cinq cents mètres de nos lignes. Il s’agissait de traverser cette distance, en terrain plat, d’escalader une imposante muraille de boue séchée, de déloger les défenseurs, puis d’installer dans la position suffisamment de forces pour résister à l’inévitable contre-attaque.
Fazel hésitait. Il ne regardait même pas la carte, c’est sur l’effet politique de l’opération qu’il s’interrogeait. Permettrait-elle de gagner quelques jours ? La discussion se prolongea, s’anima. Baskerville insistait, argumentait, bientôt soutenu par Moore. Le correspondant du Guardian mettait en avant sa propre expérience militaire, affirmant que l’effet de surprise pourrait s’avérer décisif. Fazel finit par trancher.
— Je ne suis toujours pas convaincu, mais, puisque aucune autre action ne peut être envisagée, je ne m’opposerai pas à celle de Howard.
C’est le lendemain, 20 avril, que l’attaque fut lancée, à trois heures du matin. Il était convenu que si, à cinq heures, la position était enlevée, des opérations seraient menées en de multiples points du front afin d’empêcher l’ennemi de dégager des troupes pour la contre-attaque. Mais, dès les premières minutes, la tentative parut compromise : un barrage de feu accueillit la première sortie, menée par Moore, Baskerville et une soixantaine d’autres volontaires. Visiblement, l’ennemi n’était aucunement surpris. Un espion l’aurait-il informé de nos préparatifs ? On ne peut l’affirmer, le secteur était de toute façon protégé, Liakhov l’avait confié à l’un de ses plus habiles officiers.
Raisonnable, Fazel ordonna de mettre fin sans tarder à l’opération, fit donner le signal du repli, une sorte de roucoulement prolongé ; les combattants refluèrent. Plusieurs, dont Moore, étaient blessés.
Un seul ne revint pas. Baskerville. Il avait été foudroyé, dès la première salve.
Pendant trois jours Tabriz allait vivre au rythme des condoléances, condoléances discrètes à la Mission presbytérienne, condoléances bruyantes, ferventes, indignées, dans les quartiers tenus par les fils d’Adam. Les yeux rougis, je serrais des mains, pour la plupart inconnues, je me livrais à d’interminables accolades.
Dans la cohorte des visiteurs se trouvait le consul d’Angleterre. Qui me prit à part.
— Cela vous procurera peut-être quelque réconfort si je vous apprenais que, six heures après la mort de votre ami, un message m’est parvenu de Londres, m’annonçant qu’un accord venait d’être conclu entre les Puissances au sujet de Tabriz. M. Baskerville ne sera pas tombé pour rien. Un corps expéditionnaire se dirige déjà vers la ville pour la dégager et la ravitailler. Et pour évacuer la communauté étrangère.
Un corps expéditionnaire russe ?
Bien entendu admit Wratislaw. Ils sont les seuls à disposer d’une armée dans le voisinage. Mais nous avons obtenu des garanties. Les partisans de la Constitution ne seront pas inquiétés et les troupes du tsar se retireront dès que leur mission sera accomplie. Je compte sur vous pour convaincre Fazel de déposer les armes.
Pourquoi acceptai-je ? par accablement ? par épuisement ? par un sens persan de la fatalité qui s’était insinue en moi ? Toujours est-il que je ne protestai pas, que je me laissai persuader que cette exécrable mission m’était destinée. Cependant, je décidai de ne pas me rendre tout de suite chez Fazel. Je préférais m’évader quelques heures. Auprès de Chirine.
Depuis notre nuit d’amour, je ne l’avais plus rencontrée qu’en public. Le siège avait créé dans Tabriz une atmosphère nouvelle. On parlait constamment d’infiltrations ennemies. On croyait voir partout des espions ou des sapeurs. Des hommes en armes patrouillaient dans les rues, ils gardaient l’accès des principaux bâtiments. Aux portes du Palais vide ils étaient souvent cinq ou six, parfois plus. Bien qu’ils fussent toujours prêts à m’accueillir avec les plus rayonnants sourires, leur présence m’interdisait toute visite discrète.
Ce soir-là, la surveillance s’étant partout relâchée, je pus me faufiler jusqu’à la chambre de la princesse. La porte était entrouverte ; je la poussai sans bruit.
Chirine était au lit, assise, le Manuscrit ouvert sur ses genoux relevés. Je vins me glisser à ses côtés, épaule contre épaule, hanche contre hanche. Nous n’avions ni elle ni moi le cœur aux caresses, mais cette nuit-là nous nous aimâmes autrement, plongés dans le même livre. Elle guidait mes yeux et mes lèvres, elle savait chaque mot, chaque peinture ; pour moi c’était la première fois.
Souvent elle traduisait, en français, à sa façon, des bouts de poèmes d’une sagesse si rigoureuse, d’une beauté si intemporelle, qu’on en oubliait qu’ils avaient été prononcés pour la première fois huit siècles auparavant, dans quelque jardin de Nichapour, d’Ispahan ou de Samarcande.
Les oiseaux blessés se cachent pour mourir.
Paroles de dépit, de consolation, monologue poignant d’un poète vaincu et grandiose.
Paix à l’homme dans le noir silence de l’au-delà.
Mais aussi paroles de joie, de sublime insouciance :
Du vin ! Qu’il soit aussi rose que tes joues
Et que mes remords soient aussi légers que tes boucles.
Après avoir récité les quatrains jusqu’au dernier et admiré longuement chaque miniature, nous revînmes au début du livre pour parcourir les chroniques en marge. Celle de Vartan l’Arménien, d’abord, qui couvre une bonne moitié de l’ouvrage, et grâce à laquelle j’appris cette nuit-là l’histoire de Khayyam, de Djahane et des trois amis. Venaient ensuite, en une trentaine de pages chacune, les chroniques des bibliothécaires d’Alamout, père, fils et petit-fils, qui racontaient l’extraordinaire destin du Manuscrit après son enlèvement à Merv, son influence sur les Assassins, et l’histoire résumée de ces derniers jusqu’au déferlement mongol.
Chirine me lut les dernières lignes, dont je déchiffrais difficilement l’écriture : « J’ai dû fuir Alamout à la veille de sa destruction, en direction de Kirman, mon pays d’origine, emportant le manuscrit de l’incomparable Khayyam de Nichapour, que j’ai décidé de cacher ce jour même, en espérant qu’il ne sera pas retrouvé avant que les mains des hommes ne soient dignes de le tenir. Pour cela, je m’en remets au Très-Haut, Il guide qui Il veut et égare qui Il veut. » Suivait une date correspondant, selon ma computation, au 14 mars 1257.
Je demeurai songeur.
— Le Manuscrit se tait au XIIIème siècle, dis-je, Djamaleddine le reçoit en cadeau au XIXème. Que s’est-il passé entre-temps ?
— Un long sommeil, dit Chirine. Une interminable sieste orientale. Puis un réveil en sursaut dans les bras de ce fou de Mirza Reza. N’est-il pas de Kirman, comme les bibliothécaires d’Alamout ? Es-tu si étonné de lui découvrir un ancêtre Assassin ?
Elle s’était levée, pour aller s’asseoir sur un tabouret devant son miroir ovale, un peigne à la main. Je serais resté des heures à observer les mouvements gracieux de son bras nu, mais elle me ramena à la prosaïque réalité :
— Tu devrais te préparer à partir si tu ne veux pas que l’on te surprenne dans mon lit.
De fait, la lumière du jour inondait déjà la chambre, les rideaux étaient trop clairs.
— C’est vrai, dis-je avec lassitude, j’allais oublier ta réputation.
Elle se retourna vers moi en riant.
— Parfaitement, je tiens à ma réputation, je ne veux pas que l’on se dise dans tous les harems de Perse qu’un bel étranger a pu, passer toute une nuit à mes côtés sans même songer à se déshabiller. Plus personne ne me convoiterait !
Ayant rangé le Manuscrit dans son coffret, j’apposai un baiser sur les lèvres de mon amante, puis, à travers un couloir et deux portes dérobées, je courus me replonger dans les tumultes de la ville assiégée.
De tous ceux qui sont morts en ces mois de souffrances, pourquoi ai-je choisi d’évoquer Baskerville ? Parce qu’il était mon ami et mon compatriote ? Sans doute. Aussi parce qu’il n’avait d’autre ambition que de voir naître à la liberté et à la démocratie cet Orient qui lui était pourtant étranger. S’est-il sacrifié pour rien ? Dans dix, dans vingt, dans cent ans, l’Occident se souviendra-t-il de son exemple, la Perse se souviendra-t-elle de son acte ? J’évite d’y songer, de peur de retomber dans l’inévitable mélancolie de ceux qui vivent entre deux mondes, deux mondes également prometteurs, également décevants.
Si, toutefois, je me limitais aux événements qui ont suivi de près la mort de Baskerville, je pourrais prétendre qu’elle n’a pas été inutile.
Il y eut l’intervention étrangère, la levée du blocus, les convois de ravitaillement. Grâce à Howard ? Peut-être la décision avait-elle déjà été prise, mais la mort de mon ami hâta le sauvetage de la ville, des milliers de citadins faméliques lui doivent leur survie.
On s’en doute, l’entrée des soldats du tsar dans la ville assiégée ne pouvait enchanter Fazel. Je m’efforçai de lui prêcher la résignation :
— La population n’est plus en état de résister, le seul cadeau que tu puisses encore lui faire, c’est de la sauver de la famine, tu lui dois bien cela après toutes les souffrances qu’elle a endurées.
— S’être battu pendant dix mois pour se retrouver sous la coupe du tsar Nicolas, le protecteur du shah !
— Les Russes n’agissent pas seuls, ils sont mandatés par toute la communauté internationale, nos amis dans le monde entier applaudissent cette opération. La refuser, la combattre, c’est perdre le bénéfice de l’immense soutien qui nous a été prodigué jusqu’ici.
— Se soumettre, déposer les armes, alors que la victoire est en vue !
— C’est à moi que tu réponds, ou bien c’est le sort que tu interpelles ?
Fazel sursauta, son regard m’accablait d’infinis reproches.
Tabriz ne mérite pas une telle humiliation !
Je n’y peux rien, tu n’y peux rien, il y a des moments où toute décision est mauvaise, il faut choisir celle que l’on regrettera le moins !
Il sembla se calmer et réfléchir intensément.
— Quel sort est réservé à mes amis ?
— Les Britanniques garantissent leur sécurité.
— Nos armes ?
— Chacun pourra garder son fusil, les maisons ne seront pas fouillées, à l’exception de celles d’où partiraient des coups de feu. Mais les armes lourdes devront être livrées.
Il ne paraissait nullement rassuré.
— Et qui, demain, obligera le tsar à retirer ses troupes ?
— Pour cela, il faut s’en remettre à la Providence !
— Je te trouve subitement bien oriental !
Il fallait connaître Fazel pour savoir qu’oriental, dans sa bouche, était rarement un compliment. Surtout avec la moue soupçonneuse dont il l’avait accompagné.
Je me sentais contraint de changer de tactique ; je me levai donc avec un soupir bien sonore.
— Tu as sans doute raison, j’ai eu tort d’argumenter, je vais dire au consul d’Angleterre que je n’ai pas su te convaincre, puis je reviendrai ici et je resterai à tes côtés jusqu’à la fin.
Fazel me retint par la manche.
— Je ne t’ai accusé de rien, je n’ai même pas refusé ta suggestion.
— Ma suggestion ? Je n’ai fait que transmettre une proposition anglaise, et en te précisant de qui elle émanait.
— Calme-toi et comprends-moi ! Je sais très bien que je n’ai pas les moyens d’empêcher l’entrée des Russes à Tabriz, je sais également que si je leur opposais la moindre résistance le monde entier me condamnerait, à commencer par mes compatriotes, qui n’attendent plus que la délivrance, d’où qu’elle vienne. Je sais même que la fin du siège est une défaite pour le shah.
— N’était-ce pas le but de ton combat ?
— Eh bien, non, vois-tu ! Je peux exécrer ce shah, mais ce n’est pas contre lui que je me bats. Triompher d’un despote ne peut être le but ultime, je me bats pour que les Persans aient conscience d’être des hommes libres, des fils d’Adam, comme nous disons ici, qu’ils aient foi en eux-mêmes, en leur force, qu’ils retrouvent une place dans le monde d’aujourd’hui. C’est ce que j’ai voulu réussir ici. Cette ville a rejeté la tutelle du monarque et des chefs religieux, elle a défié les Puissances, partout elle a suscité la solidarité et l’admiration des hommes de cœur. Les gens de Tabriz étaient sur le point de gagner, mais on ne veut pas les laisser gagner, on a trop peur de leur exemple, on veut les humilier, cette population fière devra se prosterner devant les soldats du tsar pour obtenir son pain. Toi qui es né libre dans un pays libre, tu devrais comprendre.
Je laissai s’égoutter quelques lourdes secondes avant de conclure :
— Et que veux-tu que je réponde au consul d’Angleterre ?
Fazel se fendit du sourire le plus faux :
— Dis-lui que je serai enchanté de chercher asile, une fois de plus, auprès de Sa Gracieuse Majesté.
II me fallut du temps pour comprendre à quel point l’amertume de Fazel était justifiée. Car, dans l’immédiat, les événements semblaient contredire ses craintes, Il ne resta que quelques jours au consulat britannique. Bientôt Mr. Wratislaw le conduisit, dans son automobile, à travers les lignes russes, jusqu’aux environs de Kazvin. Là, il put se joindre aux troupes constitutionnalistes qui, après une longue attente, s’apprêtaient à avancer en direction de Téhéran.
En effet, tant que Tabriz était menacée d’étranglement, le shah gardait un puissant moyen de dissuasion contre ses ennemis, il parvenait encore à les effrayer, à les contenir. Dès la levée du siège, les amis de Fazel se sentirent libres de leurs mouvements, ils entamèrent sans plus de délai leur marche sur la capitale. En deux corps d’armée, l’un venant de Kazvin, au nord, l’autre d’Ispahan, au sud. Ce dernier, composé pour l’essentiel des membres des tribus bakhtiaris, s’empara de Kom le 23 juin, Quelques jours plus tard, un communiqué commun anglo-russe fut diffusé exigeant des partisans de la Constitution qu’ils mettent immédiatement fin à leur offensive pour conclure un arrangement avec le shah. Sinon les deux Puissances se verraient contraintes d’intervenir. Mais Fazel et ses amis firent la sourde oreille et pressèrent le pas : le 9 juillet, leurs troupes opéraient leur jonction sous les murs de Téhéran ; le 13, deux mille hommes faisaient leur entrée dans la capitale par une porte non gardée du nord-ouest, près de la légation française, sous l’œil ébahi du correspondant du Temps.
Seul Liakhov tenta alors de résister. Avec trois cents hommes, quelques vieux canons et deux Creusot à tir rapide, il parvint à garder le contrôle de plusieurs quartiers du centre. Les combats se poursuivirent, acharnés, jusqu’au 16 juillet.
Ce jour-là, à huit heures trente du matin, le shah vint prendre refuge à la légation russe, cérémonieusement accompagné de cinq cents soldats et courtisans. Son acte équivalait à une abdication.
Le commandant des Cosaques n’avait plus d’autre choix que de déposer les armes. Il jura de respecter désormais la Constitution et de se mettre au service des vainqueurs. À condition que sa brigade ne soit pas dissoute. Ce qui lui fut dûment promis.
Un nouveau shah fut désigné, le fils cadet du monarque déchu, âgé de douze ans à peine ; selon Chirine, qui l’avait connu dès le berceau, c’était un adolescent doux et sensible, sans cruauté ni perversité aucune. Lorsqu’il traversa la capitale, au lendemain des combats, pour se rendre au palais en compagnie de son tuteur, M. Smirnoff, il fut accueilli aux cris de « Vive le shah ». Émanant des mêmes poitrines qui, la veille, avaient hurlé : « À mort le shah ! ».
Le jeune shah faisait, en public, bonne et royale figure, souriant sans excès, agitant sa blanche main pour saluer ses sujets. Mais, dès qu’il se retrouvait au palais, il causait bien des soucis à son entourage. Brutalement séparé de ses parents, il pleurait sans arrêt. Il tenta même de s’enfuir, cet été là, pour rejoindre père et mère. Rattrapé, il essaya de se pendre au plafond du palais. Lorsqu’il commença à s’étouffer, il prit peur, appela à l’aide. On put le délivrer à temps. Cette mésaventure eut sur lui un effet bénéfique : désormais guéri de ses angoisses, il allait jouer avec dignité et bonhomie son rôle de souverain constitutionnel.
Le pouvoir réel était cependant aux mains de Fazel et de ses amis. Ils inaugurèrent l’ère nouvelle par une rapide épuration : six partisans de l’ancien régime furent exécutés, dont les deux principaux chefs religieux de Tabriz qui avaient mené la lutte contre les fils d’Adam, ainsi que le cheikh Fazlollah Nouri. Celui-ci était accusé d’avoir donné son aval aux massacres qui avaient suivi le coup d’État de l’année précédente ; il fut donc condamné pour complicité de meurtre et l’arrêt de mort fut ratifié par la hiérarchie chiite. Mais il ne faisait guère de doute que la sentence avait également valeur symbolique : Nouri avait pris la responsabilité de décréter que la Constitution était une hérésie. Il fut pendu en publie le 31 juillet 1909, sur la place Topkhané. Avant de mourir, il aurait murmuré : « Je ne suis pas un réactionnaire ! » pour ajouter aussitôt à l’adresse de ses partisans disséminés dans la foule que la Constitution était contraire à la religion et que celle-ci aurait le dernier mot.
Mais la tâche première des nouveaux dirigeants était de reconstruire le Parlement : le bâtiment se releva de ses ruines et des élections furent organisées. Le 15 novembre, le jeune shah inaugura solennellement le deuxième Majilis de l’histoire persane. Avec ces mots :
« Au nom de Dieu, Lui qui donne la Liberté, et sous la protection occulte de Sa Sainteté l’imam du Temps, l’Assemblée nationale consultative est ouverte dans la joie et sous les meilleurs auspices.
« Le progrès intellectuel et l’évolution des mentalités ont rendu inévitable le changement, il s’est produit à travers une épreuve pénible, mais la Perse a su, au cours des âges, survivre à bien des crises, et aujourd’hui son peuple voit ses désirs comblés. Nous nous réjouissons de constater que ce nouveau gouvernement progressiste bénéficie de l’appui du peuple, qu’il est en train de ramener au pays tranquillité et confiance.
« Pour pouvoir mettre en place les réformes qui s’imposent, le gouvernement et le Parlement doivent considérer comme une priorité la réorganisation de l’État, notamment des finances publiques, selon les normes qui conviennent aux nations civilisées.
« Nous prions Dieu qu’Il guide les pas des représentants de la nation et assure à la Perse honneur, indépendance et bonheur. »
Ce jour-là, Téhéran fut en liesse, on défila sans arrêt dans les rues, on chanta aux carrefours, on déclama des poèmes improvisés où tous les mots, de gré ou de force, rimaient avec « Constitution », « Démocratie », « Liberté », les marchands offraient aux passants boissons et gâteries, des dizaines de journaux, enterrés au moment du coup d’État, annonçaient leur résurrection par des éditions spéciales.
À la tombée de la nuit, un feu d’artifice illumina la ville. Des gradins étaient installés dans les jardins du Baharistan. Sur la tribune d’honneur siégeaient le corps diplomatique, les membres du nouveau gouvernement, les députés, les dignitaires religieux, les corporations du bazar. En tant qu’ami de Baskerville, j’eus droit aux premières loges ; ma chaise était juste derrière celle de Fazel. Explosions et pétarades se succédaient, le ciel s’éclairait par intermittence, les têtes se renversaient, les visages se tendaient puis se redressaient avec des sourires d’enfants comblés. À l’extérieur, les fils d’Adam, infatigables, scandaient depuis des heures les mêmes slogans.
Je ne sais quel bruit, quel cri, ramena Howard à mes pensées. Il aurait tant mérité d’être de la fête ! Au même instant, Fazel s’était tourné vers moi :
— Tu sembles triste.
— Triste, certainement pas ! Depuis toujours j’ai voulu entendre crier « Liberté » en terre d’Orient. Mais quelques souvenirs me harcèlent.
— Écarte-les, souris, réjouis-toi, profite des derniers moments d’allégresse !
Inquiétantes paroles qui m’ôtèrent, ce soir-là, toute envie de célébration. Fazel était-il en train de poursuivre, à sept mois d’intervalle, le pénible débat qui nous avait opposés à Tabriz ? Avait-il de nouvelles causes de préoccupations ? J’étais décidé à me rendre chez lui dès le lendemain pour obtenir un éclaircissement. Finalement, j’y renonçai. Durant une année entière, j’évitai de le rencontrer.
Pour quelles raisons ? Je crois qu’après l’éprouvante aventure que je venais de vivre je nourrissais des doutes insistants sur la sagesse de mon engagement à Tabriz. Moi qui étais venu en Orient sur les traces d’un manuscrit, avais-je le droit de m’impliquer à ce point dans un combat qui n’était pas le mien ? Et, pour commencer, de quel droit avais-je conseillé à Howard de venir en Perse ? Dans le langage de Fazel et de ses amis, Baskerville était un martyr ; à mes yeux, c’était un ami mort, mort en terre étrangère pour une cause étrangère, un ami dont les parents m’écriraient un jour pour me demander, avec la plus poignante des politesses, pourquoi j’avais égaré leur enfant.
Du remords, donc, à cause de Howard ? Je dirais, plus justement, un certain souci de décence. Je ne sais si c’est le mot adéquat, mais je cherche à dire qu’après la victoire de mes amis je n’avais nulle envie de me pavaner à Téhéran en écoutant vanter mes prétendus exploits lors du siège de Tabriz. J’avais joué un rôle fortuit et marginal, j’avais surtout eu un ami, un compatriote héroïque, je n’avais pas l’intention de me draper de son souvenir pour obtenir privilèges et considération.
Pour tout avouer, j’éprouvais fortement le besoin de m’éclipser, de me laisser oublier, de ne plus fréquenter politiciens, clubistes et diplomates. La seule personne que je voyais chaque jour, et avec un plaisir qui ne se démentait jamais, c’était Chirine. Je l’avais convaincue d’aller s’installer dans l’une de ses nombreuses résidences familiales, sur les hauteurs de Zarganda, un lieu de villégiature à l’extérieur de la capitale. J’avais loué moi-même une petite maison dans les environs, mais c’était pour les apparences, mes journées et mes nuits s’écoulaient auprès d’elle, avec la complicité de ses servantes.
Cet hiver-là, il nous arriva de passer des semaines entières sans quitter sa vaste chambre. Réchauffés par un magnifique brasero de cuivre, nous lisions le Manuscrit, quelques autres livres, traversions de longues heures langoureuses à fumer le kalyan, à boire du vin de Chiraz, parfois même du champagne, à faire craquer pistaches de Kirman et nougats d’Ispahan ; ma princesse savait être à la fois grande dame et petite fille. Nous avions l’un pour l’autre une tendresse de chaque instant.
Dès les premières chaleurs, Zarganda s’animait. Les étrangers et les plus riches Persans y avaient de somptueuses résidences, ils s’y établissaient pour de longs mois de paresse, au milieu d’une végétation luxuriante. Il ne fait pas de doute que, pour d’innombrables diplomates, seule la proximité de ce paradis rendait supportable le gris ennui de Téhéran. En hiver, cependant, Zarganda se vidait. N’y restaient que les jardiniers, quelques gardes et les rares survivants de sa population indigène. Chirine et moi avions grand besoin de ce désert.
Dès avril hélas, les estivants recommencèrent leur transhumance. Des badauds erraient devant toutes les grilles, des marcheurs dans tous les sentiers. Après chaque nuit, après chaque sieste, Chirine offrait du thé à des visiteuses aux yeux indiscrets. Je dus sans cesse me cacher, fuir à travers les couloirs. Le mol hivernage était consommé, c’était l’heure de partir.
Quand je le lui annonçai, ma princesse se montra triste mais résignée.
— Je te croyais heureux.
— J’ai vécu un rare moment de bonheur, je veux le suspendre tant qu’il est intact, pour le récupérer intact. Je ne me lasse pas de te contempler, avec étonnement, avec amour. Je ne veux pas que la foule qui nous envahit change mon regard. Je m’éloigne en été pour te retrouver en hiver.
— L’été, l’hiver, tu t’éloignes, tu me retrouves, tu crois disposer impunément des saisons, des années, de ta vie, de la mienne. N’as-tu rien appris de Khayyam ? « Soudain, le Ciel te dérobe même l’instant qu’il faut pour t’humecter les lèvres. »
Ses yeux plongèrent dans les miens comme pour me lire à livre ouvert. Elle avait tout compris, elle soupira.
— Où comptes-tu aller ?
Je ne le savais pas encore. J’étais venu deux fois en Perse, et deux fois j’avais vécu en assiégé. Il me restait tout l’Orient à découvrir, du Bosphore à la mer de Chine, la Turquie, qui venait de se révolter en même temps que la Perse, qui avait déposé son sultan-calife et qui s’honorait désormais de députés, de sénateurs, de clubs et de journaux d’opposition ; le fier Afghanistan, que les Britanniques avaient fini par réduire, mais à quel coût ! Et bien sûr il y avait toute la Perse à parcourir. Je ne connaissais que Tabriz et Téhéran. Mais Ispahan ? Mais Chiraz, Kashan et Kirman ? Mais Nichapour et la tombe de Khayyam, pierre grise veillée depuis des siècles par d’inlassables générations de pétales ?
De toutes ces routes qui s’offraient, laquelle prendre ? C’est le Manuscrit qui choisit pour moi. Je pris le train à Krasnovodsk, je traversai Achkabad et l’antique Merv, je visitai Boukhara.
Surtout, je suis allé à Samarcande.
J’étais curieux de voir ce qui restait de la ville où s’était épanouie la jeunesse de Khayyam.
Qu’était devenu le quartier d’Asfizar, et ce belvédère dans le jardin où Omar avait aimé Djahane ? Y avait-il encore quelque trace du faubourg de Maturid où, selon les vieilles recettes chinoises, ce papetier juif pétrissait encore, au XIème siècle, les branches de mûrier blanc ? Pendant des semaines, je déambulai à pied, puis à dos de mule ; j’interrogeai les marchands, les passants, les imams des mosquées, mais je ne pus en tirer que des moues ignorantes, des sourires amusés et de généreuses invitations à m’accroupir sur leurs divans-lits bleu ciel pour partager leur thé.
Ma chance fut de me trouver, un matin, place du Réghistan. Une caravane passait, une caravane courte ; elle ne comptait que six ou sept chameaux de Bactriane, à la fourrure épaisse, aux sabots épais. Le vieux chamelier s’était arrêté, non loin de moi, devant l’échoppe d’un potier, retenant contre sa poitrine un agneau nouveau-né ; il proposait un échange, l’artisan discutait ; sans éloigner ses mains de la jarre ni du tour, il indiquait du menton une pile de terrines vernissées. J’observais les deux hommes, leurs bonnets de laine noire lisérée, leurs robes striées, leurs barbes rougeoyantes, leurs gestes millénaires. Y avait-il un détail de la scène qui n’aurait pu exister tel quel du temps de Khayyam ?
Une brise légère, le sable se met à tournoyer, les habits se gonflent, toute la place se couvre d’un voile irréel. Je promène les yeux. Autour du Réghistan se dressent trois monuments, trois gigantesques ensembles, des tours, des coupoles, des portails, de hauts murs tout ornés de mosaïques minutieuses, d’arabesques aux reflets d’or, d’améthyste, de turquoise. Et de laborieuses écritures. Tout est majestueux encore, mais les tours sont penchées, mais les coupoles sont éventrées, les façades lépreuses, rongées par le temps, le vent, par des siècles d’indifférence ; aucun regard ne s’élève vers ces monuments, colosses hautains, superbes, ignorés, théâtre grandiose pour une pièce dérisoire.
Je me retirai à reculons ; je heurtai un pied, me retournai pour m’excuser, me retrouvai nez à nez avec un homme habillé comme moi à l’européenne, débarqué de la même planète lointaine. Une conversation s’engagea. C’était un Russe, un archéologue. Lui aussi était venu avec mille questions. Mais il avait déjà quelques réponses.
— À Samarcande, le temps se déroule de cataclysme en cataclysme, de table rase en table rase. Quand les Mongols ont détruit la ville au XIIIème siècle, les quartiers habités sont devenus amas de ruines et de cadavres. Ils ont dû être abandonnés ; les survivants sont allés reconstruire leurs demeures sur un autre site, plus au sud. Au point que toute la vieille ville, la Samarcande des Seldjoukides, peu à peu recouverte par des couches superposées de sable, n’est plus qu’un vaste champ surélevé. Sous terre vivent trésors et secrets ; en surface, des pâturages. Un jour, il faudra tout ouvrir, déterrer les maisons et les rues. Ainsi libérée, Samarcande saura nous conter son histoire.
Il s’interrompit.
— Êtes-vous archéologue ?
— Non. Cette ville m’attire pour d’autres raisons.
— Serait-il indiscret de demander lesquelles ?
Je lui parlai du Manuscrit, des poèmes, de la chronique, des peintures qui évoquaient les amants de Samarcande.
— J’aimerais tant voir ce livre ! Savez-vous que tout ce qui a existé à cette époque-là a été détruit ? Comme par une malédiction. Les murailles, les palais, les vergers, les jardins, les canalisations, les lieux de culte, les livres, les principaux objets d’art. Les monuments que nous admirons aujourd’hui ont été construits plus tard par Tamerlan et ses descendants, ils ont moins de cinq cents ans d’âge. Mais de l’époque de Khayyam il ne reste plus que des tessons de poterie et, vous venez de me l’apprendre, ce Manuscrit, miraculeux survivant. C’est un privilège, pour vous, de pouvoir le tenir entre vos mains, le consulter à loisir. Un privilège, et une lourde responsabilité.
— Croyez bien que j’en ai conscience, Depuis des années, depuis que j’ai appris que ce livre existait, je ne vis que pour lui, il m’a conduit d’aventure en aventure, son monde est devenu le mien, sa gardienne est mon amante.
— Et c’est pour retrouver les lieux qu’il décrit que vous avez fait ce voyage jusqu’à Samarcande. ?
— J’espérais que les gens de la ville m’indiqueraient au moins l’emplacement des anciens quartiers.
— Je regrette d’avoir à vous décevoir, reprit mon interlocuteur, mais sur l’époque qui vous passionne vous ne récolterez que des légendes, des histoires de djinns et de divs. Cette ville les cultive avec délectation.
— Plus que d’autres cités d’Asie ?
— J’en ai bien peur. Je me demande si le voisinage de ces ruines n’enflamme pas naturellement l’imagination de nos misérables contemporains. Et puis il y a cette ville enfouie sous terre. Au cours des siècles, que d’enfants sont tombés dans les crevasses, qui n’ont plus reparu, que de bruits étranges l’on a entendus, ou cru entendre, venus selon toute apparence des entrailles de la terre ! C’est ainsi qu’est née la plus célèbre légende de Samarcande, celle qui est pour beaucoup dans le mystère qui enveloppe le nom de cette ville,
Je le laissai raconter.
— On dit qu’un roi de Samarcande voulut réaliser le rêve de tout humain : échapper à la mort. Convaincu que celle-ci venait du ciel et désireux de faire en sorte qu’elle ne puisse jamais l’atteindre, il se construisit un palais sous terre, un immense palais de fer dont il ferma tous les accès. Fabuleusement riche, il s’était également forgé un soleil artificiel qui se levait le matin et se couchait le soir pour le réchauffer et lui indiquer l’écoulement des jours. Hélas ! le dieu de la Mort réussit à tromper la vigilance du monarque, et il se glissa à l’intérieur du palais pour accomplir sa besogne. Il lui fallait prouver à tous les humains que nulle créature n’échappe à la mort, quelle que soit sa puissance ou sa richesse, son habileté ou son arrogance. Samarcande est ainsi devenue le symbole de la rencontre inéluctable entre l’homme et son destin.
Après Samarcande, où aller ? Pour moi c’était l’extrême bout de l’Orient, le lieu de tous les émerveillements et d’une insondable nostalgie. Au moment de quitter la ville, je décidai donc de revenir chez moi ; mon souhait était de retrouver Annapolis, d’y passer quelques années sédentaires pour me reposer de mes voyages. Et ne repartir qu’ensuite.
Je formai donc le projet le plus fou : revenir en Perse, prendre Chirine et le Manuscrit de Khayyam, avant d’aller nous perdre ensemble, inconnus, dans quelque grande métropole, Paris, Vienne ou New York. Vivre elle et moi en Occident au rythme de l’Orient, ne serait-ce pas le paradis ?
Sur le chemin du retour, je fus constamment seul et absent, préoccupé seulement des arguments que j’allais avancer à Chirine. Partir, partir, dirait-elle avec lassitude, ne peux-tu te contenter d’être heureux ? Mais je ne désespérais pas de balayer ses réticences.
Quand le cabriolet loué au bord de la Caspienne me déposa à Zarganda devant ma porte close, s’y trouvait déjà une automobile, une Jewel-40 arborant au beau milieu de son capot une bannière étoilée. Le chauffeur mit pied à terre, s’enquit de mon identité, J’eus la stupide impression qu’il m’attendait depuis mon départ. Il me rassura, il n’était là que depuis le matin.
— Mon maître m’a dit de rester jusqu’à votre retour.
— J’aurais pu rentrer dans un mois, ou dans un an, peut-être même jamais.
Ma stupeur ne le perturba guère.
— Puisque vous êtes là !
Il me tendit un mot griffonné par Charles W. Russel, ministre plénipotentiaire des Etats-Unis.
Cher M. Lesage,
Je serais très honoré si vous pouviez venir à la légation cet après-midi à quatre heures. Il s’agit d’une affaire importante et urgente. J’ai demandé à mon chauffeur de rester à votre disposition.
Deux hommes m’attendaient à la légation, avec la même impatience contenue. Russel, en complet gris, papillon moiré et moustache tombante, semblable à celle de Theodore Roosevelt mais aux contours plus soigneusement tracés ; et Fazel, dans son éternelle tunique blanche, cape noire, turban bleu. Ce fut bien entendu le diplomate qui inaugura la séance, dans un français hésitant mais correct.
— La réunion qui se tient aujourd’hui est de celles qui modifient le cours de l’histoire. À travers nos personnes, deux nations se rencontrent, défiant distances et différences : les États-Unis, qui sont une nation jeune, mais déjà une vieille démocratie, et la Perse, qui est une vieille nation, plusieurs fois millénaire, mais une toute jeune démocratie.
Un brin de mystère, une bouffée de solennité, un coup d’œil vers Fazel pour s’assurer que le propos ne l’incommodait pas. Avant de poursuivre :
— J’étais, il y a quelques jours, l’invité du Club démocratique de Téhéran, j’ai exprimé à mon auditoire la profonde sympathie que j’éprouve pour la Révolution constitutionnelle. Ce sentiment est partagé par le président Taft et par Mr. Knox, notre secrétaire d’État. Je dois ajouter que celui-ci est au courant de notre réunion de ce jour et qu’il attend de moi que je l’informe, par voie télégraphique, des conclusions auxquelles nous aurons abouti.
Il laissa à Fazel le soin de m’expliquer :
— Te rappelles-tu ce jour où tu as voulu me convaincre de ne pas résister aux troupes du tsar ?
— Cette corvée !
— Je ne t’en ai jamais voulu, tu as fait ce que tu devais faire, et en un sens tu avais raison. Mais ce que je craignais ne s’est malheureusement pas démenti, les Russes n’ont jamais quitté Tabriz, la population y est soumise à des vexations quotidiennes, des Cosaques arrachent les voiles des femmes dans les rues, les fils d’Adam sont emprisonnés au moindre prétexte.
« Pourtant, il y a plus grave encore. Plus grave que l’occupation de Tabriz, plus grave que le sort de mes compagnons. C’est notre démocratie qui risque de sombrer. M. Russel a dit « jeune », il aurait pu ajouter « fragile », « menacée ». Dans les apparences, tout va bien, le peuple est plus heureux, le bazar prospère, les religieux se montrent conciliants. Pourtant, il faudrait un miracle pour empêcher l’édifice de s’écrouler. Pourquoi ? Parce que nos caisses sont vides, comme par le passé. L’ancien régime avait une bien curieuse façon de percevoir les impôts, il affermait chaque province à quelque rapace qui saignait la population et gardait l’argent pour lui-même, se contentant d’en prélever une partie pour s’acheter des protections à la cour. C’est de là que viennent tous nos malheurs. Le Trésor étant à sec, on emprunte aux Russes et aux Anglais qui, pour se faire rembourser, obtiennent des concessions et des privilèges. C’est par ce biais que le tsar s’est introduit dans nos affaires et que nous avons bradé toutes nos richesses. Le nouveau pouvoir est placé devant le même dilemme que les anciens dirigeants : s’il ne parvient pas à percevoir les impôts à la manière des pays modernes, il devra accepter la tutelle des Puissances. La première urgence, pour nous, c’est d’assainir nos finances. La modernisation de la Perse passe par là ; la liberté de la Perse est à ce prix.
— Si le remède est si évident, qu’attend-on pour l’appliquer ?
— Aucun Persan n’est aujourd’hui en mesure de s’atteler à pareille tâche. C’est triste à dire, pour une nation de dix millions d’habitants, mais il ne faut pas sous-estimer le poids de l’ignorance. Ici, nous ne sommes qu’une poignée à avoir reçu un enseignement moderne semblable à celui des grands commis de l’État dans les nations avancées. Le seul domaine dans lequel nous ayons de nombreuses compétences est celui de la diplomatie. Pour le reste, qu’il s’agisse de l’armée, des transports, ou surtout des finances, c’est le néant. Si notre régime pouvait durer vingt ans, trente ans, il formerait sans doute une génération capable de prendre en charge tous ces secteurs. En attendant, la meilleure solution qui s’offre à nous, c’est de faire appel à des étrangers honnêtes et compétents. Il n’est pas facile d’en trouver, je le sais. Nous avons eu par le passé les pires expériences, avec Naus, Liakhov et bien d’autres. Mais je ne désespère pas. Je me suis entretenu de ce sujet avec quelques collègues, au Parlement, au gouvernement, nous pensons que les États-Unis pourraient nous aider.
— J’en suis flatté, dis-je spontanément, mais pourquoi mon pays ?
Charles Russel réagit à ma remarque par un mouvement de surprise et d’inquiétude. Que la réponse de Fazel ne tarda pas à apaiser :
— Nous avons passé en revue une à une toutes les Puissances. Les Russes et les Britanniques sont trop contents de nous précipiter vers la banqueroute pour mieux nous dominer. Les Français sont trop soucieux de leurs relations avec le tsar pour se préoccuper de notre sort. Plus généralement, l’Europe entière est prise dans un jeu d’alliances et de contre-alliances dans lequel la Perse ne serait qu’une vulgaire monnaie d’échange, un pion sur l’échiquier. Seuls les États-Unis pourraient s’intéresser à nous sans chercher à nous envahir. Je me suis donc adressé à M. Russel et lui ai demandé s’il connaissait un Américain capable de s’atteler à une si lourde tâche. Je dois reconnaître que c’est lui qui a mentionné ton nom, j’avais complètement oublié que tu avais fait des études financières.
— Je suis flatté de cette confiance, répondis-je, mais je ne suis certainement pas l’homme qu’il vous faut. En dépit du diplôme que j’ai obtenu, je suis un piètre financier, je n’ai jamais eu l’occasion d’éprouver mes connaissances. C’est mon père qu’il faudrait blâmer, lui qui a construit tant de vaisseaux que je n’ai pas eu à travailler pour vivre. Je ne me suis jamais occupé que de choses essentielles, c’est-à-dire futiles : voyager et lire, aimer et croire, douter, me battre. Ecrire quelquefois.
Rires gênés, échange de regards perplexes, Je poursuivis :
— Quand vous aurez trouvé votre homme, je pourrai me tenir à ses côtés, lui prodiguer des conseils et lui rendre de menus services, mais c’est de lui qu’il faudra exiger compétence et labeur. Je suis plein de bonne volonté, mais je suis un ignorant et un paresseux.
Renonçant à insister, Fazel choisit de me répondre sur le même ton :
— C’est vrai, je peux en témoigner. Et puis tu as d’autres défauts, plus énormes encore. Tu es mon ami, tout le monde le sait, mes adversaires politiques n’auraient qu’un objectif : t’empêcher de réussir.
Russel écoutait en silence, sur le visage un sourire figé, comme oublié. Notre badinage n’était certainement pas de son goût, mais il ne se départit pas de son flegme. Fazel se tourna vers lui.
— Je regrette la défection de Benjamin, mais elle ne change rien à notre accord. Peut-être vaut-il mieux confier ce genre de responsabilité à un homme qui n’a jamais été mêlé de près ou de loin aux affaires persanes.
— Vous pensez à quelqu’un ?
— Je n’ai pas de nom en tête. Je voudrais un être rigoureux, honnête et indépendant d’esprit. Cette race existe chez vous, je le sais, j’imagine fort bien le personnage, je pourrais presque dire que je le vois devant moi ; un homme élégant, net, qui se tient droit et regarde droit, qui parle droit. Un homme qui ressemble à Baskerville.
Le message du gouvernement persan à sa légation de Washington, le 25 décembre 19 10, dimanche et jour de Noël, était câblé en ces termes :
« Sollicitez immédiatement du secrétaire d’État qu’il vous mette en contact avec les autorités financières américaines en vue d’engager, pour le poste de trésorier général, un expert américain désintéressé, sur la base d’un contrat préliminaire de trois ans, sujet à ratification par le Parlement. Il sera chargé de réorganiser les ressources de l’État, la perception des revenus et leur déboursement, assisté par un expert-comptable et un inspecteur qui supervisera la perception dans les provinces.
« Le ministre des Etats-Unis à Téhéran nous informe que le secrétaire d’État est d’accord. Contactez-le directement, évitez de passer par des intermédiaires. Transmettez-lui le texte intégral de ce message et agissez selon les suggestions qu’il vous fera. »
Le 2 février suivant, le majilis approuva la nomination des experts américains, à une écrasante majorité et sous un tonnerre d’applaudissements.
Quelques jours plus tard, le ministre des Finances, qui avait présenté le projet aux députés, était assassiné en pleine rue par deux Géorgiens. Le soir même, le drogman de la légation russe se rendit au ministère persan des Affaires étrangères en exigeant que les meurtriers, sujets du tsar, lui soient remis sans délai. À Téhéran, chacun avait compris que cet acte était la réponse de Saint-Pétersbourg au vote du Parlement, mais les autorités préférèrent céder pour ne pas envenimer leurs rapports avec leur puissant voisin. Les assassins furent donc conduits à la légation, puis à la frontière ; dès qu’ils l’eurent franchie, ils étaient libres.
En guise de protestation, le bazar ferma ses portes, les « fils d’Adam » appelèrent à boycotter les marchandises russes ; des actes de vengeance furent même signalés contre les ressortissants géorgiens, les Gordji, nombreux dans le pays. Cependant, le gouvernement, relayé par la presse, prêchait la patience : les vraies réformes vont commencer, disaient-ils, les experts vont arriver, bientôt les caisses de l’État seront pleines, nous paierons nos dettes, nous écarterons toutes les tutelles, nous aurons des écoles et des hôpitaux, une armée moderne aussi, qui forcera le tsar à quitter Tabriz, qui l’empêchera de nous tenir sous sa menace.
La Perse attendait des miracles. Et, en effet, des miracles allaient se produire.
Le premier miracle, c’est Fazel qui me l’annonça. Chuchotant, mais triomphal :
— Regarde-le ! Je t’avais bien dit qu’il ressemblerait à Baskerville !
Lui, c’était Morgan Shuster, le nouveau trésorier général de la Perse, qui s’approchait pour nous saluer. Nous étions allés à sa rencontre sur la route de Kazvin. Il arrivait, avec les siens, dans des chaises-poste vétustes, aux attelages chétifs. Étrange, cette ressemblance avec Howard : les mêmes yeux, le même nez, le même visage rasé de près, peut-être un peu plus arrondi, les mêmes cheveux clairs, traversés par la même raie, la même poignée de main, polie mais conquérante. Notre façon de le dévisager aurait dû l’agacer, il n’en laissa rien montrer ; il est vrai qu’en débarquant ainsi dans un pays étranger, et dans des circonstances aussi exceptionnelles, il devait s’attendre à être l’objet d’une curiosité soutenue. Tout au long de son séjour, il allait être observé, scruté, poursuivi. Parfois avec malveillance. Chacune de ses actions, chacune de ses omissions serait rapportée et commentée, louée ou maudite.
Une semaine après son arrivée éclata la première crise. Parmi les centaines de personnalités qui, chaque jour, venaient souhaiter la bienvenue aux Américains, certaines demandèrent à Shuster quand il comptait rendre visite aux légations anglaise et russe. La réponse de l’intéressé fut évasive. Mais les questions se firent insistantes et l’affaire s’ébruita, suscitant des débats animés dans le bazar : l’Américain devait-il ou non effectuer des visites de courtoisie aux légations ? Celles-ci laissaient entendre qu’elles avaient été bafouées, le climat se tendait. Étant donné le rôle qu’il avait joué dans la venue de Shuster, Fazel était particulièrement embarrassé par cet accroc diplomatique qui menaçait de remettre en cause l’ensemble de sa mission. Il me demanda d’intervenir.
Je me rendis donc auprès de mon compatriote, au palais Atabak, un bâtiment de pierre blanche, fait de trente vastes pièces meublées partie à l’orientale, partie à l’européenne, ployant sous les tapis et les objets d’art, les fines colonnes de sa façade se reflétant dans une mare. Tout autour, un immense parc était traversé de cours d’eau, parsemé de lacs artificiels, véritable paradis persan où les bruits de la ville étaient filtrés par le chant des cigales. C’était l’une des plus belles résidences de Téhéran. Elle avait appartenu à un ancien Premier ministre avant d’être rachetée par un riche commerçant zoroastrien, fervent partisan de la Constitution, qui l’avait gracieusement placée à la disposition des Américains.
Shuster m’accueillit sur le perron. Remis des fatigues du voyage, il me parut bien jeune. Il n’avait que trente-quatre ans et il ne les faisait pas. Moi qui avais pensé que Washington enverrait un expert chenu à tête de révérend !
— Je viens vous parler de cette affaire des légations.
— Vous aussi !
Il fit mine d’en être amusé.
— Je ne sais, insistai-je, si vous vous rendez compte de l’ampleur qu’a prise cette question de protocole. Ne l’oubliez pas, nous sommes au pays des intrigues !
— Nul plus que moi ne se délecte des intrigues. Il rit encore mais s’interrompit soudain, reprenant pleinement la mine sérieuse qu’exigeait sa fonction.
— Monsieur Lesage, il ne s’agit pas seulement de protocole. Il s’agit de principes. Avant d’accepter ce poste, je me suis abondamment informé sur les dizaines d’experts étrangers venus avant moi dans ce pays. Certains ne manquaient ni de compétence ni de bonne volonté. Mais ils ont tous échoué. Savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils sont tombés dans le piège où l’on m’invite à tomber aujourd’hui. J’ai été nommé trésorier général de la Perse par le Parlement de la Perse, il est donc normal que je signale mon arrivée au shah, au régent, au gouvernement. Je suis américain, je peux donc rendre également visite à ce charmant Mr. Russel. Mais pourquoi exige-t-on de moi que j’effectue des visites de courtoisie aux Russes, aux Anglais, aux Belges ou aux Autrichiens ?
« Je vais vous le dire : parce qu’on veut montrer à tous, au peuple persan qui attend tant des Américains, au Parlement qui nous a engagés malgré toutes les pressions subies, que Morgan Shuster est un étranger comme tous les étrangers, un farangui. Dès que j’aurai effectué mes premières visites, les invitations vont pleuvoir ; les diplomates sont des gens courtois, accueillants et cultivés, ils parlent les langues que je connais, ils jouent aux mêmes jeux. Je vivrai heureux, ici, monsieur Lesage, entre le bridge, le thé, le tennis, le cheval et les bals masqués, et quand je reviendrai chez moi, dans trois ans, ce sera riche, joyeux, bronzé et bien portant. Mais ce n’est pas pour cela que je suis venu, monsieur Lesage !
Il criait presque. Une main invisible, peut-être celle de sa femme, vint discrètement refermer la porte du salon, Il ne sembla pas la remarquer. Il poursuivit :
— Je suis venu avec une mission bien précise : moderniser les finances de la Perse. Ces hommes ont fait appel à nous parce qu’ils ont confiance dans nos institutions et notre gestion des affaires. Je n’ai pas l’intention de les décevoir. Ni celle de les tromper. Je viens d’une nation chrétienne, monsieur Lesage, et, pour moi, cela signifie quelque chose. Quelle image ont les Persans aujourd’hui des nations chrétiennes ? La très chrétienne Angleterre qui s’approprie leur pétrole, la très chrétienne Russie qui leur impose sa volonté selon la cynique loi du plus fort ? Quels sont les chrétiens qu’ils ont fréquentés jusqu’ici ? Des aigrefins, des arrogants, des sans-Dieu, des Cosaques. Quelle idée voulez-vous qu’ils se fassent de nous ? Dans quel monde allons-nous vivre ensemble ? N’avons-nous aucun autre choix à leur proposer que d’être nos esclaves ou nos ennemis ? Ne peuvent-ils être des partenaires, des égaux ? Heureusement, quelques-uns d’entre eux continuent à croire en nous, en nos valeurs, mais combien de temps encore pourront-ils museler les milliers de voix qui assimilent l’Européen au démon ?
« À quoi ressemblera la Perse de demain ? Cela dépendra de notre comportement, de l’exemple que nous offrirons. Le sacrifice de Baskerville a fait oublier la rapacité de bien d’autres. J’ai la plus grande estime pour lui, mais, je vous rassure, je n’ai pas l’intention de mourir, je souhaite être honnête, tout simplement. La Perse, je la servirai comme je servirais une compagnie américaine, je ne la volerai pas mais m’efforcerai de l’assainir et de la faire prospérer, j’en respecterai le conseil d’administration, mais sans baisemain ni courbettes.
Mes larmes s’étaient mises à couler, bêtement. Shuster se tut, il me contempla avec circonspection et quelque désarroi.
— Si je vous ai blessé, involontairement, par mon ton ou par mes paroles, veuillez m’en excuser.
Je me levai et lui présentai ma main à serrer.
— Vous ne m’avez pas blessé, monsieur Shuster, vous m’avez seulement bouleversé. Je vais rapporter vos paroles à mes amis persans, leur réaction ne sera pas différente de la mienne.
En sortant de chez lui, je courus au Baharistan ; je savais que j’y trouverais Fazel. Dès que je l’aperçus de loin, je criai :
— Fazel, encore un miracle !
Le 13 juin, le Parlement persan décidait, par un vote sans précédent, de confier les pleins pouvoirs à Morgan Shuster pour réorganiser les finances du pays. Désormais, il allait être régulièrement invité à assister au Conseil des ministres.
Entre-temps, un autre incident avait défrayé bazar et chancelleries. Une rumeur, d’origine inconnue mais facile à deviner, accusait Morgan Shuster d’appartenir à une secte persane. La chose peut paraître absurde, mais les propagateurs avaient bien distillé leur venin pour donner aux ragots une allure de vraisemblance. Du jour au lendemain, les Américains devinrent suspects aux yeux de la foule. Une fois de plus, je fus chargé d’en parler au trésorier général. Nos rapports s’étaient réchauffés depuis notre première rencontre. Il m’appelait Ben, je l’appelais Morgan. Je lui exposai l’objet du délit :
— On dit que parmi tes serviteurs il y a des babis ou des bahaj notoires, ce que Fazel m’a confirmé. On dit aussi que les bahaj viennent de fonder une branche très active aux États-Unis. On en a déduit que tous les Américains de la délégation étaient en fait, des bahaj qui, sous couvert d’assainir les finances du pays, venaient gagner des adeptes.
Morgan réfléchit un moment :
— Je vais répondre à la seule question importante : non, je ne suis pas venu pour prêcher ou convertir, mais pour réformer les finances persanes qui en ont rudement besoin. J’ajouterai, pour ton information, que, bien entendu, je ne suis pas bahaï, que je n’ai appris l’existence de ces sectes que dans un livre du professeur Browne juste avant de venir, et qu’encore je serais incapable de faire la différence entre babi et bahaï. S’agissant de mes serviteurs, qui sont une bonne quinzaine dans cette immense maison, tout le monde le sait, ils étaient là avant mon arrivée. Leur travail me donne satisfaction, et c’est la seule chose qui importe. Je n’ai pas l’habitude de juger mes collaborateurs d’après leur foi religieuse ou la couleur de leur cravate !
— Je comprends parfaitement ton attitude, elle correspond à mes propres convictions. Mais nous sommes en Perse, les sensibilités sont parfois différentes. Je viens de voir le nouveau ministre des Finances. Il estime que pour faire taire les calomniateurs il faudrait renvoyer les serviteurs concernés. Du moins certains d’entre eux.
— Le ministre des Finances se préoccupe de cette affaire ?
— Plus que tu ne penses. Il craint qu’elle ne mette en péril toute l’action entreprise dans son secteur. Il m’a prié de lui rendre compte de ma démarche dès ce soir.
— Je ne vais donc pas te retarder. Tu lui diras de ma part qu’aucun serviteur ne sera remercié, et que pour moi l’affaire s’arrête là !
Il se leva ; je me devais d’insister :
— Je ne suis pas sûr que cette réponse soit suffisante, Morgan !
— Ah ! bon ? Alors tu ajouteras de ma part : « Monsieur le ministre des Finances, si vous n’avez rien de mieux à faire que de scruter la religion de mon jardinier, je peux vous fournir des dossiers plus importants pour meubler votre temps. »
Je ne rapportai au ministre que la teneur de ces propos, mais je crois savoir que Morgan les lui répéta lui-même textuellement à la première occasion. Sans susciter d’ailleurs le moindre drame. En réalité, tout le monde était heureux que certaines choses sensées soient enfin dites sans détour.
— Depuis que Shuster est ici, me confia un jour Chirine, il y a dans l’atmosphère quelque chose de plus sain, de plus propre. Devant une situation chaotique, inextricable, on s’imagine toujours qu’il faut des siècles pour s’en sortir. Soudain, un homme apparaît, et comme par enchantement l’arbre que l’on croyait condamné reverdit, il recommence à prodiguer feuilles, fruits et ombre. Cet étranger m’a redonné foi dans les hommes de mon pays. Il ne leur parle pas comme à des indigènes, il ne respecte pas susceptibilités et mesquineries, il leur parle comme à des hommes, et les indigènes se redécouvrent hommes. Sais-tu que, dans ma propre famille, les vieilles femmes prient pour lui ?
Je ne m’écarterais nullement de la vérité en affirmant qu’en cette année 1911 toute la Perse vivait à l’heure de « l’Américain », et qu’il était, de tous les responsables, le plus populaire, indiscutablement, et l’un des plus puissants. Les journaux soutenaient son action, avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il prenait la peine de réunir parfois les rédacteurs pour leur exposer ses projets et solliciter même leurs conseils sur certaines questions épineuses.
Surtout, et c’est le plus important, sa difficile mission était bien en voie de réussir. Avant même la refonte du système fiscal, Shuster avait su équilibrer le budget, simplement en limitant le vol et le gaspillage. Avant lui, d’innombrables personnages, princes, ministres ou hauts dignitaires, envoyaient au Trésor leurs exigences, un chiffre griffonné sur une feuille graisseuse, et les fonctionnaires étaient contraints de les satisfaire, sous peine de perdre leur vie. Avec Morgan, tout avait changé du jour au lendemain.
Un exemple, parmi tant d’autres. Le 17 juin, en Conseil des ministres, Shuster se vit demander sur un ton pathétique la somme de quarante deux mille toumans pour payer la solde des troupes à Téhéran.
— Sinon, une rébellion va éclater, et c’est le trésorier général qui en portera l’entière responsabilité ! s’exclama Amir-i-Azam, « l’Émir suprême », ministre de la Guerre.
Réponse de Shuster :
— M. le Ministre a pris, il y a dix jours, une somme équivalente. Qu’en a-t-il fait ?
— Je l’ai dépensée pour payer une partie des soldes en retard, les familles des soldats ont faim, les officiers sont tous endettés, la situation est intenable !
— M. le Ministre est-il certain qu’il ne reste rien de cette somme ?
— Pas la plus petite pièce !
Shuster sortit donc de sa poche un petit carton bristol couvert d’une écriture minutieuse, qu’il consulta ostensiblement, avant d’affirmer :
— La somme que le Trésor a versée il y a dix jours a été déposée tout entière sur le compte personnel du ministre, pas un touman n’a été dépensé, j’ai ici le nom du banquier et les chiffres.
L’Emir suprême se leva, géant adipeux, luisant de colère ; il posa la main à plat sur sa poitrine et promena un regard furieux sur ses collègues :
— Est-ce qu’on chercherait à mettre mon honneur en cause ?
Comme personne ne le rassurait sur ce point, il ajouta :
— Je jure que si une telle somme est effectivement sur mon compte, je suis le dernier à le savoir. Quelques moues incrédules s’étant manifestées autour de lui, on décida de faire venir le banquier et Shuster demanda aux membres du cabinet d’attendre sur place. Dès qu’on signala que l’homme était arrivé, le ministre de la Guerre se précipita à sa rencontre. Après un échange de chuchotements, l’Émir suprême revint vers ses collègues avec un sourire ingénu :
— Ce maudit banquier n’avait pas compris mes directives, il n’a pas encore payé les troupes. C’était un malentendu !
L’incident fut péniblement clos, mais désormais les hauts dignitaires de l’État n’osèrent plus se livrer au gai pillage du Trésor qui se poursuivait depuis des siècles. Il y avait des mécontents, certes, mais ils ne pouvaient que se taire, car la plupart des gens, même parmi les responsables du gouvernement, avaient des raisons d’être satisfaits : pour la première fois dans l’histoire, les fonctionnaires, les soldats et les diplomates persans à l’étranger recevaient leurs appointements à temps.
Dans les milieux financiers internationaux eux-mêmes, on commença à croire au miracle Shuster. À preuve, les frères Seligman, banquiers à Londres, décidèrent d’accorder à la Perse un prêt de quatre millions de livres sterling sans imposer aucune des clauses humiliantes qui s’attachaient d’habitude à ce genre de transaction. Ni prélèvement sur les recettes douanières, ni hypothèque d’aucune sorte, un prêt normal à un client normal, respectable, potentiellement solvable. C’était un pas important. Aux yeux de ceux qui cherchaient à assujettir la Perse, c’était un précédent dangereux. Le gouvernement britannique intervint pour bloquer le prêt.
Pendant ce temps, le tsar avait recours à des méthodes plus brutales. En juillet, on apprit que l’ancien shah était de retour, avec deux de ses frères et à la tête d’une armée de mercenaires, pour reconquérir le pouvoir. N’était-il pas retenu à Odessa, en résidence surveillée, avec la promesse expresse du gouvernement russe de ne jamais lui permettre de revenir en Perse ? Interrogées, les autorités de Saint-Pétersbourg répondirent qu’il avait échappé à leur vigilance et voyagé sous un faux passeport, que son armement avait été transporté dans des caisses portant la mention « eau minérale », si bien qu’elles-mêmes ne portaient aucune responsabilité dans sa rébellion. Ainsi, il aurait quitté sa résidence à Odessa, franchi avec ses hommes les quelques centaines de milles qui séparent l’Ukraine de la Perse, se serait embarqué avec son armement sur un paquebot russe, aurait traversé la Caspienne et débarqué sur la côte persane, tout cela sans que le gouvernement du tsar, ni son armée, ni l’Okhrana, sa police secrète, en aient jamais été avertis ?
Mais à quoi bon argumenter ? Il fallait surtout empêcher la fragile démocratie persane de s’écrouler. Le Parlement demanda à Shuster des crédits. Et, cette fois, l’Américain ne discuta pas. Bien au contraire, il fit en sorte qu’une armée soit mise sur pied en quelques jours, avec le meilleur équipement disponible, des munitions abondantes, suggérant lui-même le nom du commandant, Ephraim Khan, un brillant officier arménien qui allait réussir, en trois mois, à écraser l’ex-shah et à le renvoyer de l’autre côté de la frontière.
Dans les chancelleries du monde entier, on arrivait à peine à y croire : la Perse serait-elle devenue un État moderne ? De telles rébellions traînaient d’habitude pendant des années. Pour la plupart des observateurs, à Téhéran comme à l’étranger, la réponse tenait en un seul mot, magique : Shuster. Son rôle dépassait maintenant largement celui d’un simple trésorier général. Ce fut lui qui suggéra au Parlement de décréter l’ancien shah hors la loi et d’afficher sur les murs de toutes les villes du pays un « Wanted » dans le plus pur style Far West, offrant d’importantes sommes à ceux qui aideraient à la capture du rebelle impérial et de ses frères. Ce qui acheva de déconsidérer le monarque déchu aux yeux de la population.
Le tsar ne décolérait pas. Pour lui, il était désormais clair que ses ambitions en Perse ne pourraient s’assouvir tant que Shuster serait là. On se devait de le faire partir ! Il fallait créer un incident, un gros incident. Un homme fut chargé de cette mission : Pokhitanoff, l’ancien consul à Tabriz, devenu consul général à Téhéran.
Mission est un mot pudique, car il faut bien parler, en l’occurrence, de complot, soigneusement amené, quoique sans grande finesse. Le Parlement avait décidé de confisquer les biens des deux frères de l’ex-shah qui, à ses côtés, dirigeaient la rébellion. Chargé, en tant que trésorier général, d’exécuter la sentence, Shuster voulut faire les choses dans la plus formelle légalité. La principale propriété concernée, située non loin du palais Atabak, appartenait au prince impérial qui répondait au nom de « Rayonnement-du-Sultanat » ; l’Américain y envoya, avec un détachement de gendarmerie, des fonctionnaires civils munis de mandats en règle. Ils se retrouvèrent nez à nez avec des Cosaques accompagnés d’officiers consulaires russes, qui interdirent aux gendarmes l’entrée de la propriété, menaçant d’utiliser la force s’ils ne se retiraient pas au plus vite.
Quand on l’informa de ce qui s’était produit, Shuster dépêcha l’un de ses adjoints à la légation russe. Il fut reçu par Pokhitanoff, qui lui fournit, sur un ton agressif, l’explication suivante : la mère du prince « Rayonnement-du-Sultanat » a écrit au tsar et à la tsarine pour réclamer leur protection, qui lui a été généreusement accordée.
L’Américain n’en croyait pas ses oreilles — que les étrangers, dit-il, disposent en Perse du privilège de l’impunité, que les assassins d’un ministre persan ne puissent être jugés parce qu’ils sont sujets du tsar, c’est inique, mais c’est une règle établie, difficile à modifier ; mais que des Persans placent du jour au lendemain leurs propriétés sous la protection d’un monarque étranger pour détourner les lois de leur pays, voilà un procédé nouveau, inédit, inouï. Shuster ne voulait pas s’y résigner. Il donna l’ordre aux gendarmes d’aller prendre possession des propriétés concernées, sans user de violence, mais avec fermeté. Cette fois, Pokhitanoff laissa faire. Il avait créé l’incident. Sa mission était accomplie.
La réaction ne tarda pas. Un communiqué fut publié à Saint-Pétersbourg, affirmant que ce qui venait de se passer équivalait à une agression contre la Russie, à une insulte au tsar et à la tsarine, on exigeait des excuses officielles du gouvernement de Téhéran. Affolé, le Premier ministre persan demanda conseil aux Britanniques ; le Foreign Office répondit que le tsar ne plaisantait pas, qu’il avait massé des troupes à Bakou, qu’il s’apprêtait à envahir la Perse et qu’il serait prudent d’accepter l’ultimatum.
Le 24 novembre 1911, le ministre persan des Affaires étrangères se présenta donc, la mort dans l’âme, à la légation russe et serra obséquieusement la main du ministre plénipotentiaire en prononçant ces mots :
« Excellence, mon gouvernement m’a chargé de vous présenter des excuses en son nom pour l’affront qu’ont subi les officiers consulaires de votre gouvernement. »
Tout en continuant à serrer la main qui lui était tendue, le représentant du tsar répliqua :
« Vos excuses sont acceptées en tant que réponse à notre premier ultimatum, mais je dois vous informer qu’un second ultimatum est en préparation à Saint-Pétersbourg. Je vous avertirai de son contenu dès qu’il me sera parvenu. »
Promesse tenue. Cinq jours plus tard, le 29 novembre à midi, le diplomate présenta au ministre des Affaires étrangères le texte du nouvel ultimatum, ajoutant oralement qu’il avait déjà reçu l’approbation de Londres et que satisfaction devait lui être donnée dans les quarante-huit heures.
Premier point : renvoyer Morgan Shuster. Deuxième point : ne plus jamais employer d’expert étranger sans obtenir au préalable le consentement des légations russe et britannique.
Au siège du Parlement, les soixante-seize députés attendent, les uns en turban, d’autres en fez ou en bonnet ; certains « fils d’Adam », parmi les plus militants, sont même habillés à l’européenne. À onze heures, le Premier ministre monte à la tribune comme sur un échafaud, il lit d’une voix essoufflée le texte de l’ultimatum puis évoque l’appui de Londres au tsar, avant d’annoncer la décision de son gouvernement : ne pas résister, accepter l’ultimatum, renvoyer l’Américain ; revenir, en un mot, sous la tutelle des Puissances plutôt que d’être écrasés sous leurs bottes. Pour tenter d’éviter le pire, il a besoin d’un mandat clair ; il pose donc la question de confiance, en rappelant aux députés que l’ultimatum expire à midi, que le temps est compté et que les débats ne peuvent s’éterniser. Tout au long de son intervention, il n’a cessé de diriger des regards inquiets vers là galerie des invités où trône M. Pokhitanoff, à qui nul n’a osé interdire l’entrée.
Quand le Premier ministre se rassied, il n’y a ni huées ni applaudissements, Rien qu’un silence écrasant, accablant, irrespirable. Puis se lève un vénérable seyyed, descendant du Prophète et moderniste de la première heure, qui a toujours soutenu avec ferveur la mission Shuster. Son discours est bref :
— C’est peut-être la volonté de Dieu que notre liberté et notre souveraineté nous soient arrachées par la force. Mais nous ne les abandonnerons pas de nous-mêmes.
Nouveau silence. Puis une autre intervention, dans le même sens, et tout aussi brève. M. Pokhitanoff consulte ostensiblement sa montre. Le Premier ministre le voit, tire à son tour sur une chaîne, déchiffre de près un oignon ciselé. Il est midi moins vingt. Il s’affole, tape le sol de sa canne, demandant que l’on passe au vote. Quatre députés se retirent précipitamment, sous divers prétextes ; les soixante-douze qui restent disent tous « non ». Non à l’ultimatum du tsar. Non au départ de Shuster. Non à l’attitude du gouvernement. Le Premier ministre est, de ce fait, considéré comme démissionnaire, il se retire avec son cabinet entier. Pokhitanoff se lève aussi ; le texte qu’il doit câbler à Saint-Pétersbourg est déjà rédigé.
La grande porte est claquée, l’écho se répercute longtemps dans le silence de la salle. Les députés restent seuls. Ils ont gagné, mais ils n’ont nulle envie de célébrer leur victoire. Le pouvoir est entre leurs mains : le sort du pays, de sa jeune Constitution, dépend d’eux. Que peuvent-ils en faire, que veulent-ils en faire ? ils n’en savent rien. Séance irréelle, pathétique, chaotique. Et, à certains égards, enfantine. De temps à autre jaillit une idée, aussitôt balayée :
— Et si on demandait aux États-Unis de nous envoyer des troupes ?
— Pourquoi viendraient-ils, ce sont les amis de la Russie. N’est-ce pas le président Roosevelt qui a réconcilié le tsar avec le mikado ?
— Mais il y a Shuster, ne voudront-ils pas l’aider ?
— Shuster est très populaire en Perse ; chez lui, on connaît à peine son nom. Les dirigeants américains ne doivent pas apprécier qu’il se soit mis à mal avec Saint-Pétersbourg et Londres.
— Nous pourrions leur proposer de construire un chemin de fer. Peut-être seront-ils appâtés, peut-être viendront-ils à notre secours.
— Peut-être. Mais pas avant six mois et le tsar sera ici dans deux semaines.
Et les Turcs ? Et les Allemands ? Et pourquoi pas les Japonais ? n’ont-ils pas écrasé les Russes en Mandchourie ? Quand, soudain, un jeune député de Kirman suggère, en souriant à peine, que l’on offre le trône de Perse au mikado, Fazel éclate :
— Il faut que nous sachions une fois pour toutes que nous ne pourrons même pas faire appel aux gens d’Ispahan ! Si nous livrons bataille, ce sera à Téhéran, avec les gens de Téhéran, avec les armes qui se trouvent à cet instant dans la capitale. Comme à Tabriz il y a trois ans. Et ce ne sont pas mille Cosaques qu’on enverra contre nous, mais cinquante mille. Nous devons savoir que nous nous battrons sans la moindre chance de gagner.
Venant de toute autre personne, cette intervention décourageante aurait suscité un torrent d’accusations. Venant du héros de Tabriz, du plus éminent des « fils d’Adam », les mots sont pris pour ce qu’ils sont, l’expression d’une cruelle réalité. Difficile, à partir de là, de prêcher la résistance. C’est pourtant ce que fait Fazel.
— Si nous sommes prêts à nous battre, c’est uniquement pour préserver l’avenir. La Perse ne vit-elle pas encore dans le souvenir de l’imam Hussein ? Pourtant ce martyr n’a fait que mener une bataille perdue, il a été vaincu, écrasé, massacré, et c’est lui que nous honorons. La Perse a besoin de sang pour croire. Nous sommes soixante-douze, comme les compagnons de Hussein. Si nous mourons, ce Parlement deviendra un lieu de pèlerinage, la démocratie sera ancrée pour des siècles dans le sol de l’Orient.
Ils se disaient tous prêts à mourir, mais ils ne moururent pas. Non qu’ils eussent faibli ou trahi leur cause. Bien au contraire, ils cherchèrent à organiser les défenses de la ville, des volontaires se présentèrent en grand nombre, surtout des « fils d’Adam », comme à Tabriz. Mais c’était sans issue. Après avoir envahi le nord du pays, les troupes du tsar avançaient maintenant en direction de la capitale. Seule la neige ralentissait quelque peu leur progression.
Le 24 décembre, le Premier ministre déchu décida de reprendre le pouvoir par un coup de force. Avec l’aide des Cosaques, des tribus bakhtiaris, d’une partie importante de l’armée et de la gendarmerie, il se rendit maître de la capitale et fit proclamer la dissolution du Parlement. Plusieurs députés furent appréhendés. Les plus actifs furent condamnés à l’exil. En tête de liste, Fazel.
Le premier acte du nouveau régime fut d’accepter officiellement les termes de l’ultimatum du tsar. Une lettre polie informa Morgan Shuster qu’il était mis fin à ses fonctions de trésorier général. Il n’était resté que huit mois en Perse, huit mois haletants, frénétiques, vertigineux, huit mois qui ont failli changer la face de l’Orient.
Le 11 janvier 1912, Shuster fut raccompagné avec les honneurs. Le jeune shah mit à sa disposition sa propre automobile, avec son chauffeur français, M. Varlet, pour le conduire jusqu’au port d’Enzéli.
Nous étions nombreux, étrangers et Persans, à lui faire nos adieux, les uns sur le parvis de sa résidence, d’autres le long de la route. Pas d’acclamations, certes, rien que des gestes discrets de milliers de mains, et des larmes d’hommes et de femmes, d’une foule inconnue qui pleurait comme une amante délaissée. Il n’y eut sur le parcours qu’un seul incident, minime : un Cosaque, au passage du convoi, ramassa une pierre et fit le geste de la lancer en direction de l’Américain ; je ne crois pas qu’il soit même allé au bout de son acte.
Quand l’automobile eut disparu au-delà de la porte de Kazvin, je fis quelques pas en compagnie de Charles Russel. Puis je poursuivis ma route seul, à pied, jusqu’au palais de Chirine.
— Tu sembles tout bouleversé, dit-elle en m’accueillant.
— Je viens de faire mes adieux à Shuster.
— Ah ! il est enfin parti !
Je n’étais pas sûr d’avoir saisi le ton de son exclamation. Elle se fit plus explicite :
— Je me demande aujourd’hui s’il n’aurait pas mieux fait de ne jamais mettre les pieds dans ce pays.
Je la regardai avec horreur.
— C’est toi qui me dis cela !
— Oui, c’est moi, Chirine, qui dis cela. Moi qui ai applaudi à la venue de l’Américain, moi qui ai approuvé chacun de ses actes, moi qui ai vu en lui comme un rédempteur, je regrette maintenant qu’il ne soit pas resté dans sa lointaine Amérique.
— Mais en quoi a-t-il eu tort ?
— En rien, justement, et c’est bien la preuve qu’il n’a pas compris la Perse.
Je ne saisis vraiment pas.
Un ministre qui aurait raison contre son roi, une femme qui aurait raison contre son mari, un soldat qui aurait raison contre son officier, ne seraient-ils pas doublement punis ? Pour les faibles, c’est un tort d’avoir raison. Face aux Russes et aux Anglais, la Perse est faible, elle aurait dû se comporter comme un faible.
— Jusqu’à la fin des temps ? Ne doit-elle pas un jour se relever, construire un Etat moderne, éduquer son peuple, entrer dans le concert des nations prospères et respectées ? C’est ce que Shuster a essayé de faire.
— Pour cela, je lui voue la plus grande admiration. Mais je ne peux m’empêcher de penser que s’il avait moins bien réussi nous ne serions pas aujourd’hui dans cet état lamentable, notre démocratie anéantie, notre territoire envahi.
— Les ambitions du tsar étant ce qu’elles sont, cela devait arriver tôt ou tard.
— Un malheur, il vaut toujours mieux qu’il arrive tard ! Ne connais-tu pas l’histoire de Yâne parlant de Nollah Nasruddine ?
Ce dernier est le héros semi-légendaire de toutes les anecdotes et de toutes les paraboles de Perse, de Transoxiane et d’Asie Mineure. Chirine raconta :
— On dit qu’un roi à moitié fou avait condamné Nasruddine à mort pour avoir volé un âne. Au moment où on va le conduire au supplice, Nasruddine s’écrie . « Cette bête est en réalité mon frère, un magicien lui a donné cette apparence, mais si on me la confiait pendant un an je lui réapprendrais à parler comme vous et moi ! » Intrigué, le monarque fait répéter à l’accusé sa promesse, avant de décréter : « Fort bien ! Mais si dans un an, jour pour jour, l’âne ne patte pas, tu seras exécuté. » À sa sortie, Nasruddine est interpellé par sa femme : « Comment peux-tu promettre une chose pareille ? Tu sais bien que cet âne ne parlera pas. — Bien sûr que je le sais, répond Nasruddine, mais d’ici un an le roi peut mourir, l’âne peut mourir, ou bien moi je peux mourir. »
La princesse enchaîna :
— Si nous avions su gagner du temps, la Russie se serait peut-être embourbée dans les guerres des Balkans ou en Chine. Et puis le tsar n’est pas éternel, il peut mourir, il peut être à nouveau ébranlé par des émeutes et des révoltes, comme il y a six ans. Nous aurions dû patienter et attendre, finasser, tergiverser, plier et mentir, promettre. Telle a toujours été la sagesse de l’Orient ; Shuster a voulu nous faire avancer au rythme de l’Occident, il nous a conduits droit au naufrage.
Elle paraissait souffrir d’avoir à dire cela ; j’évitai donc de la contredire. Elle ajouta :
— La Perse me fait penser à un voilier malchanceux. Les marins se plaignent constamment de n’avoir pas suffisamment de vent pour avancer. Et soudain, comme pour les punir, le Ciel leur envoie une tornade.
Nous restâmes un long moment pensifs, accablés. Puis je l’entourai d’un bras affectueux.
— Chirine !
Était-ce la façon dont je prononçai son nom ? elle sursauta, puis s’écarta de moi en me dévisageant d’un air soupçonneux.
Tu pars.
Oui. Mais autrement.
Comment peut-on partir « autrement » ? Je pars avec toi.
Cherbourg, le 10 avril 1912.
Devant moi, à perte de vue, la Manche, paisible moutonnement argenté. À mes côtés, Chirine. Dans nos bagages, le Manuscrit. Autour de nous, une foule improbable, orientale à souhait.
On a tant parlé des rutilantes célébrités embarquées sur le Titanic qu’on en a quasiment oublié ceux pour lesquels ce colosse des mers avait été construit : les migrateurs, ces millions d’hommes, de femmes, d’enfants, qu’aucune terre n’acceptait plus de nourrir et qui rêvaient d’Amérique. Le paquebot devait procéder à un véritable ramassage, de Southampton les Anglais et les Scandinaves, de Queenstown les Irlandais, et de Cherbourg ceux qui venaient de plus loin, Grecs, Syriens, Arméniens d’Anatolie, Juifs de Salonique ou de Bessarabie, Croates, Serbes, Persans. Ce sont ces Orientaux que je pus observer à la gare maritime, agglutinés autour de leurs dérisoires bagages, impatients de se retrouver ailleurs, et par moments tourmentés, cherchant soudain un formulaire égaré, un enfant trop agile, un indomptable ballot qui avait roulé sous un banc. Chacun portait au fond du regard une aventure, une amertume, un défi, tous ressentaient comme un privilège, sitôt arrivés en Occident, de prendre part à la traversée inaugurale du paquebot le plus puissant, le plus moderne et le plus inébranlable qui ait jamais émergé d’un cerveau d’homme.
Mon propre sentiment n’était guère différent. Marié trois semaines plus tôt à Paris, j’avais repoussé mon départ dans le seul but d’offrir à ma compagne un voyage de noces digne des fastes orientaux dans lesquels elle avait vécu. Ce n’était pas un vain caprice. Chirine s’était longtemps montrée réticente à l’idée de s’installer aux États-Unis et, n’était son découragement après le réveil manqué de la Perse, elle n’aurait jamais accepté de me suivre. J’avais l’ambition de reconstituer autour d’elle un monde plus féerique encore que celui qu’elle avait dû quitter.
Le Titanic servait à merveille mes desseins. Il semblait conçu par des hommes désireux de retrouver dans ce palais flottant les plus somptueux loisirs de la terre ferme, comme certaines joies de l’Orient : un bain turc aussi indolent que ceux de Constantinople ou du Caire ; des vérandas décorées de palmiers ; et au gymnase, entre la barre fixe et le cheval-d’arçons, un chameau électrique, destiné à insuffler au cavalier, sur simple pression d’un miraculeux bouton, les sautillantes sensations d’un voyage dans le désert.
Mais en explorant le Titanic nous ne cherchions pas seulement à y débusquer l’exotisme. Il nous arrivait aussi de sacrifier à des plaisirs bien européens, déguster des huîtres, puis un sauté de poulet à la lyonnaise, spécialité du chef Proctor, arrosé d’un Cos-d’Estournel 1887, en écoutant l’orchestre en smoking bleu nuit interpréter les Contes d’Hoffmann, la Geisha, ou le Grand Mogol de Luder.
Moments d’autant plus précieux pour Chirine et pour moi que tout au long de notre durable liaison en Perse nous devions nous dissimuler. Pour amples et prometteurs qu’aient été les appartements de ma princesse à Tabriz, Zarganda ou Téhéran, je souffrais constamment de sentir notre amour confiné entre leurs murs, avec pour seuls témoins des miroirs ciselés et des servantes aux yeux fuyants. Nous goûtions à présent au banal plaisir d’être vus ensemble, homme et femme bras dessus bras dessous, d’être enveloppés par les mêmes regards étrangers, et jusque tard dans la nuit nous évitions de réintégrer notre cabine, que j’avais pourtant choisie parmi les plus spacieuses du paquebot.
Notre ultime jouissance était la promenade du soir. Dès que nous avions fini de dîner, nous allions trouver un officier, toujours le même, qui nous conduisait à un coffre-fort, d’où nous retirions le Manuscrit, pour l’emmener précieusement en tournée à travers ponts et corridors. Assis dans les fauteuils en rotin du Café parisien, nous lisions au hasard quelques quatrains, puis, empruntant l’ascenseur, nous montions jusqu’au promenoir, où, sans trop nous soucier d’être épiés, nous échangions un chaud baiser au grand air. Tard dans la nuit, nous ramenions le Manuscrit vers notre chambre, où il passait la nuit avant d’être remis, au matin, dans le même coffre, par l’intermédiaire du même officier. Un rituel qui enchantait Chirine. Si bien que je me faisais un devoir d’en retenir chaque détail pour le reproduire le lendemain sans le moindre écart.
C’est ainsi qu’au quatrième soir j’avais ouvert le Manuscrit à la page où Khayyam en son temps avait écrit :
Tu demandes d’où vient notre souffle de vie. S’il fallait résumer une trop longue histoire, Je dirais qu’il surgit du fond de l’océan, Puis soudain l’océan l’engloutit à nouveau.
La référence à l’océan m’amusait : je voulus relire, plus lentement. Chirine m’interrompit :
— Je t’en supplie !
Elle semblait suffoquer ; je la dévisageai avec inquiétude.
— Je connaissais ce robai par cœur, dit-elle d’une voix éteinte, et j’ai subitement l’impression de l’entendre pour la première fois. C’est comme si…
Mais elle renonça à expliquer, reprit son souffle avant de dire, légèrement rassérénée :
— Je voudrais que nous soyons déjà arrivés. Je haussai les épaules.
— S’il y a un navire au monde sur lequel on puisse voyager sans crainte, c’est bien celui-ci. Comme l’a dit le capitaine Smith, Dieu lui-même ne pourrait pas couler ce paquebot !
Si j’avais cru la rassurer par ces paroles et par ce ton allègre, c’est l’effet inverse que je produisis. Elle s’agrippa à mon bras en murmurant :
— Ne dis plus jamais cela ! Plus jamais !
— Pourquoi te mets-tu dans un tel état ? Tu sais bien que ce n’était qu’une boutade !
— Chez nous, même un athée n’oserait pas proférer une telle phrase.
Elle frissonnait. Je ne comprenais pas la violence de sa réaction. Je lui proposai de rentrer, et dus la soutenir pour qu’elle ne tombe pas en chemin.
Le lendemain, elle semblait rétablie. Pour tenter de la distraire, je l’emmenai à la découverte des merveilles du paquebot, enfourchai même le tremblotant chameau électrique, au risque d’essuyer les rires de Henry Sleeper Harper, l’éditeur de l’hebdomadaire du même nom, qui resta un moment en notre compagnie, nous offrit le thé et nous raconta ses voyages en Orient, avant de nous présenter, fort cérémonieusement, son chien pékinois qu’il avait jugé bon d’appeler Sun Yat-sen, en hommage ambigu à l’émancipateur de la Chine. Mais rien ne parvenait à dérider Chirine.
Le soir, à dîner, elle resta silencieuse ; elle semblait affaiblie. Je jugeai donc prudent de renoncer à notre promenade rituelle et laissai le Manuscrit dans le coffre. Nous rentrâmes nous coucher. Tout de suite elle versa dans un sommeil agité. Pour ma part, inquiet pour elle et peu habitué à dormir si tôt, je passai une bonne partie de la nuit à l’observer.
Pourquoi mentir ? Lorsque le paquebot heurta l’iceberg, je ne m’en rendis pas compte. C’est après coup, quand on me précisa à quel moment la collision s’était produite, que je crus me rappeler avoir entendu peu avant minuit comme le bruit d’un drap qui se déchirait dans une cabine proche. Rien d’autre. Je ne me souviens pas d’avoir perçu un choc quelconque. Si bien que je finis par m’assoupir. Pour me réveiller en sursaut lorsque quelqu’un tambourina à la porte, hurlant une phrase que je ne pouvais saisir. Je consultai ma montre, il était une heure mois dix. Je mis ma robe de chambre et ouvris la porte. Le couloir était vide. Mais j’entendais au loin des conversations à voix haute, peu habituelles aussi tard dans la nuit. Sans être réellement inquiet, je décidai d’aller voir ce qui se passait, en évitant, bien entendu, de réveiller Chirine.
Dans l’escalier, je croisai un steward qui parla, sur un ton dénué de gravité, de « quelques petits problèmes » incidemment survenus. Le capitaine, disait-il, voulait que tous les passagers de première classe se regroupent sur le pont du Soleil, tout en haut du paquebot.
— Dois-je réveiller ma femme ? Elle était un peu malade dans la journée.
— Le capitaine a dit tout le monde, rétorqua le steward avec une moue sceptique.
Revenu vers la cabine, je réveillai Chirine avec toute la douceur qui s’imposait, lui caressant le front puis les sourcils, prononçant son nom, mes lèvres collées à son oreille. Dès qu’elle émit un grognement, je chuchotai :
— Il faut que tu te lèves, nous devons monter sur le pont.
— Pas ce soir, j’ai trop froid.
— Il ne s’agit pas de promenade, ce sont les ordres du capitaine.
Ce dernier mot eut comme un effet magique ; elle sauta du lit en criant :
— Khodaya ! Mon Dieu !
Elle s’habilla en vitesse. Et en désordre. Et je dus la calmer, lui dire d’aller moins vite, que nous n’étions pas si pressés. Pourtant, quand nous arrivâmes sur le pont, il y régnait une effervescence certaine et l’on dirigeait les passagers vers les canots de sauvetage.
Le steward rencontré tantôt était là, je suis allé vers lui ; il n’avait rien perdu de sa jovialité.
— Les femmes et les enfants d’abord, dit-il en se gaussant de la formule.
Je pris Chirine par la main, voulant l’entraîner vers les embarcations, mais elle refusa de bouger.
— Le Manuscrit ! suppliait-elle.
— Nous risquerions de le perdre dans la cohue ! Il est mieux protégé dans le coffre-fort !
— Je ne partirai pas sans lui !
— Il ne s’agit pas de partir, intervint le steward, nous éloignons les passagers pendant une heure ou deux. Si vous voulez mon avis, ce n’est même pas nécessaire. Mais le capitaine est maître à bord…
Je ne dirais pas qu’elle s’est laissé convaincre. Non, elle s’est simplement laissé tirer par la main sans résister. Et cela jusqu’à la plage avant, où un officier me héla :
— Monsieur, par ici, nous avons besoin de vous. Je m’approchai.
— Dans ce canot, il manque un homme ; savez-vous ramer ?
— Je l’ai fait pendant des années dans la baie de Chesapeake.
Satisfait, il m’invita à prendre place dans la barque et aida Chirine à enjamber le bord. S’y trouvait une trentaine de personnes, avec autant de places encore vides, mais les ordres étaient de n’embarquer que les dames. Et quelques rameurs expérimentés.
On nous amena à fleur d’océan, d’une manière quelque peu abrupte à mon goût, mais je parvins à stabiliser l’embarcation et commençai à ramer. Pour aller où, vers quel point de cette immensité noire ? Je n’en avais pas la moindre idée, ceux qui s’occupaient du sauvetage ne le savaient pas non plus. Je décidai seulement de m’écarter du navire et d’attendre à un demi-mille de là qu’on me rappelle par quelque signal.
Pendant les premières minutes, notre souci à tous fut de nous protéger du froid. Un petit vent glacial soufflait, nous empêchant d’entendre l’air que jouait encore l’orchestre du paquebot. Pourtant, quand nous nous arrêtâmes, à une distance qui me semblait adéquate, la vérité nous apparut soudain : le Titanic penchait nettement vers l’avant, peu à peu ses lumières faiblissaient. Nous étions tous saisis, muets. Soudain, un appel, celui d’un homme qui nageait ; je manœuvrai le canot de sauvetage, avançai vers lui ; Chirine et une autre passagère m’aidèrent à le hisser à bord. Bientôt d’autres rescapés nous firent signe à leur tour et nous allâmes les repêcher. Pendant que nous étions absorbés par cette tâche, Chirine poussa un cri. Le Titanic était maintenant en position verticale, ses lumières s’étaient estompées. Il resta ainsi cinq interminables minutes, puis, avec solennité, il s’enfonça vers son destin.
Le soleil du 15 avril nous surprit étendus, épuisés, entourés de visages apitoyés. Nous étions à bord du Carpathia qui, à la réception d’un message de détresse, avait accouru pour recueillir les naufragés. Chirine était à mes côtés, silencieuse. Depuis que nous avions vu sombrer le Titanic, elle n’avait plus dit un mot, et ses yeux m’évitaient. J’aurais voulu la secouer, lui rappeler que nous étions des miraculés, que la plupart des passagers avaient péri, qu’il y avait sur ce pont, autour de nous, des femmes qui venaient de perdre un mari, et des enfants qui se retrouvaient orphelins.
Mais je me gardai de la sermonner. Je savais que ce Manuscrit était pour elle, comme pour moi, plus qu’un joyau, plus qu’une précieuse antiquité, qu’il était un peu notre raison d’être ensemble. Sa disparition, venant après tant de malheurs, ne pouvait qu’affecter gravement Chirine. Je sentais qu’il serait sage de laisser agir le temps réparateur.
Quand nous nous approchâmes du port de New York, tard dans la soirée du 18 avril, une bruyante réception nous attendait : des reporters étaient venus à notre rencontre à bord de barques qu’ils avaient louées et, s’aidant de haut-parleurs, ils s’adressaient à nous en hurlant des questions auxquelles certains passagers s’évertuaient à répondre, les mains en porte-voix.
Dès que le Carpathia eut accosté, d’autres journalistes se précipitèrent vers les rescapés, essayant chacun de deviner lequel pouvait leur raconter le récit le plus vrai, ou le plus sensationnel. C’est un tout jeune rédacteur de l’Evening Sun qui me choisit. Il s’intéressait particulièrement au comportement du capitaine Smith et des membres de l’équipage au moment de la catastrophe. Avaient-ils cédé à l’affolement ? Dans leurs échanges avec les passagers, avaient-ils dissimulé la vérité ? Était-il vrai que l’on avait sauvé en priorité les passagers de première classe ? Chacune de ses questions me faisait réfléchir, fouiller ma mémoire ; nous parlâmes longtemps, d’abord en descendant du bateau, puis debout sur le quai. Chirine était restée un moment à mes côtés, toujours aussi muette, puis elle s’était éclipsée. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter, elle ne pouvait s’être réellement éloignée, sûrement elle était toute proche, dissimulée derrière ce photographe qui dirigeait sur moi un éclair aveuglant.
En me quittant, le journaliste me complimenta sur la qualité de mon témoignage et prit mon adresse pour me contacter ultérieurement. Je regardai alors tout autour de moi, j’appelai, à voix de plus en plus forte. Chirine n’était plus là. Je décidai de ne pas bouger de l’endroit où elle m’avait laissé, pour qu’elle soit sûre de me retrouver. Et j’attendis. Une heure. Deux heures. Le quai peu à peu se vida.
Où chercher ? En premier lieu, je me rendis au bureau de la White Star, la compagnie à laquelle appartenait le Titanic. Puis je fis le tour des hôtels où les rescapés avaient été logés pour la nuit. Mais, une fois encore, aucune trace de ma femme. Je revins vers les quais. Ils étaient déserts.
Alors je décidai de partir vers le seul endroit dont elle connaissait l’adresse et où, une fois calmée, elle pourrait songer à me retrouver : ma maison d’Annapolis.
Longtemps j’attendis un signe de Chirine. Mais jamais elle ne vint. Elle ne m’écrivit pas. Plus jamais personne ne mentionna son nom devant moi. Aujourd’hui, je me demande : a-t-elle seulement existé ? Était-elle autre chose que le fruit de mes obsessions orientales ? La nuit, dans la solitude de ma trop vaste chambre, quand monte en moi le doute, quand ma mémoire se brouille, quand je sens ma raison vaciller, je me lève et allume toutes les lumières, je cours reprendre ses lettres de jadis que je fais mine de décacheter comme si je venais, tout juste de les recevoir, je hume leur parfum, j’en relis quelques pages ; la froideur même de leur ton me réconforte, elle me donne l’illusion de vivre à nouveau un amour naissant. Alors seulement, apaisé, je les range et me replonge dans le noir, prêt à m’abandonner sans frayeur aux éblouissements du passé : une phrase lâchée dans un salon de Constantinople, deux blanches nuits à Tabriz, un brasero dans l’hiver de Zarganda. Et de notre dernier voyage cette scène : nous étions montés sur le promenoir, dans un coin sombre et désert, nous avions échangé un long baiser. Pour prendre dans mes mains son visage, j’avais posé le Manuscrit à plat sur une borne d’amarrage. Quand elle l’avait aperçu, Chirine avait éclaté de rire, elle s’était écartée, puis, d’un geste théâtral, elle avait lancé au ciel :
— Les Robaiyat sur le Titanic ! La fleur de l’Orient portée par le fleuron de l’Occident ! Khayyam, si tu voyais le bel instant qu’il nous est donné de vivre !
Fin