LIVRE TROIS

 

La fin du millénaire

 

 

 

 

Lève-toi, nous avons l’éternité pour dormir !

Omar KHAYYAM.

 

 

XXV

 

Jusqu’à cette page, j’ai peu parlé de moi-même, je tenais à exposer, le plus fidèlement, ce que le Manuscrit de Samarcande révèle de Khayyam, de ceux qu’il a connus, de quelques événements qu’il a côtoyés. Reste à dire de quelle façon cet ouvrage égaré au temps des Mongols a reparu au cœur de notre époque, au travers de quelles aventures j’ai pu en prendre possession, et, commençons là, par quel facétieux hasard j’ai appris son existence.

J’ai déjà mentionné mon nom, Benjamin 0. Lesage. Malgré la consonance française, héritage d’un aïeul huguenot émigré au siècle de Louis XIV, je suis citoyen américain, natif d’Annapolis, dans le Maryland, sur la baie de Chesapeake, modeste bras de l’Atlantique. Mes rapports avec la France ne se limitent pourtant pas à cette lointaine ascendance, mon père s’est appliqué à les renouveler. Il avait toujours fait preuve d’une douce obsession concernant ses origines. Il avait noté dans son cahier d’écolier : « Mon arbre généalogique aurait-il donc été abattu pour construire un radeau de fugitifs ! » et s’était mis à l’étude du français. Puis, avec émotion et solennité, il avait traversé l’Atlantique dans le sens inverse des aiguilles du temps.

Trop mal ou trop bien choisie fut son année de pèlerinage. Il quitta New York le 9 juillet 1870 à bord du Scotia ; il atteignit Cherbourg le 18, était à Paris le 19 au soir — la guerre avait été déclarée à midi. Retraite, débâcle, invasion, famine, Commune, massacres, jamais mon père ne devait vivre une année plus intense, elle resterait son plus beau souvenir. Pourquoi le nier ? il est une joie perverse à se trouver dans une ville assiégée, les barrières tombent quand s’élèvent les barricades, hommes et femmes retrouvent les joies du clan primitif. Que de fois, à Annapolis, autour de l’inévitable dinde des fêtes, père et mère évoquaient avec émotion la pièce de trompe d’éléphant qu’ils avaient partagée le soir du nouvel an parisien, achetée quarante francs la livre chez Roos, le boucher anglais du boulevard Haussmann !

Ils venaient de se fiancer, ils devaient se marier un an plus tard, la guerre avait parrainé leur bonheur. « Dès mon arrivée à Paris, se souvenait mon père, j’avais pris l’habitude de me rendre le matin au café Riche, boulevard des Italiens. Avec une pile de journaux, le Temps, le Gaulois, le Figaro, la Presse, je m’attablais, lisant chaque ligne, notant discrètement sur un calepin les mots que je n’arrivais pas à comprendre, « guête » ou « moblot », de manière à pouvoir, de retour à mon hôtel, interroger l’érudit concierge.

Le troisième jour, un homme à la moustache grise vint s’asseoir à la table voisine. Il avait sa propre pile de journaux, mais il la délaissa bientôt pour m’observer ; il avait une question au bout des lèvres. N’y tenant plus, il m’interpella, la voix enrouée, une main refermée sur la crosse de sa canne, l’autre pianotant nerveusement sur le marbre mouillé. Il voulait s’assurer que cet homme jeune, apparemment valide, avait de bonnes raisons de ne pas se trouver au front pour défendre la patrie. Le ton était poli, quoique fort soupçonneux, et accompagné de regards obliques en direction du calepin où il m’avait vu griffonner à la sauvette. Je n’eus pas besoin d’argumenter, mon accent était mon éloquente défense. L’homme s’excusa bravement, m’invita à sa table, invoqua La Fayette, Benjamin Franklin, Tocqueville et Pierre L’Enfant, avant de m’expliquer longuement ce que je venais de lire dans la presse, à savoir que cette guerre « ne sera pour nos troupes qu’une promenade jusqu’à Berlin ».

Mon père avait envie de le contredire. S’il ne savait rien de la puissance comparée des Français et des Prussiens, il venait de participer à la guerre de Sécession, avait été blessé au siège d’Atlanta. « Je pouvais témoigner qu’aucune guerre n’est une promenade, racontait-il. Mais les nations sont si oublieuses, la poudre est si enivrante, je me gardai bien de polémiquer. L’heure n’était pas aux débats, l’homme ne demandait pas mon avis. De temps à autre il lâchait un « n’est-ce pas » fort peu interrogatif ; je répondais par un hochement entendu.

« Il était aimable. Du reste, nous nous retrouvâmes désormais chaque matin. Je parlais toujours aussi peu, il se disait heureux qu’un Américain puisse partager si infailliblement ses vues. Au bout du quatrième monologue aussi enthousiaste, ce vénérable gentilhomme m’invita à l’accompagner chez lui pour déjeuner ; il était si sûr d’obtenir une fois de plus mon accord qu’il héla un cocher avant même que j’aie pu formuler une réponse. Je dois avouer que je ne l’ai jamais regretté. Il s’appelait Charles-Hubert de Luçay, habitait un hôtel particulier boulevard Poissonnière. Il était veuf, ses deux fils étaient à l’armée, sa fille allait devenir ta mère. »

Elle avait dix-huit ans, mon père dix ans de plus. Ils s’observèrent longuement en silence sur fond d’envolées patriotiques. À partir du 7 août, quand, après trois défaites successives, il était devenu clair que la guerre était perdue, que le territoire national était menacé, mon grand-père se fit plus laconique. Sa fille et son futur gendre s’employant à tempérer sa mélancolie, une complicité s’établit entre eux. Désormais un regard suffisait pour décider lequel devait intervenir, et par la médecine de quel argument.

« La première fois que nous nous sommes retrouvés seuls, elle et moi, dans l’immense salon, ce fut un silence de mort. Suivi d’un fou rire. Nous venions de découvrir qu’au bout de nombreux repas communs nous ne nous étions jamais adressé directement la parole. C’était un rire frais, complice, abandonné, mais qu’il eût été malséant de prolonger. J’étais censé dire le premier mot. Ta mère serrait un livre contre son corsage, je lui demandai ce qu’elle lisait. »

À cet instant précis, Omar Khayyam est entré dans ma vie. Je devrais presque dire qu’il m’a donné naissance. Ma mère venait d’acquérir les Quatrains de Khéyam, traduits du persan par J.-B. Nicolas, ex-premier drogman de l’Ambassade française en Perse, publié en 1867 par l’Imprimerie impériale. Mon père avait dans ses bagages The Rubdiydt of Omar Khayyam d’Edward Fitzgerald, édition de 1968.

« Le ravissement de ta mère ne fut pas mieux caché que le mien, nous étions sûrs l’un et l’autre que nos lignes de vie venaient de se rejoindre, à aucun moment nous n’avons pensé qu’il pouvait s’agir d’une banale coïncidence de lecture. Omar nous est apparu dans l’instant comme un mot de passe du destin, l’ignorer eût été quasiment sacrilège. Bien entendu, nous n’avons rien dit de ce qui s’agitait en nous, la conversation tourna autour des poèmes. Elle m’apprit que Napoléon III en personne avait ordonné la publication de l’ouvrage. »

En ce temps-là, l’Europe venait tout juste de découvrir Omar. Quelques spécialistes, il est vrai, en avaient parlé tôt dans le siècle, son algèbre avait été publiée à Paris en 1851, des articles avaient paru dans des revues spécialisées. Mais le public occidental l’ignorait encore, et, en Orient même, que restait-il de Khayyam ? Un nom, deux ou trois légendes, des quatrains de facture incertaine, une brumeuse réputation d’astrologue.

Et lorsqu’un obscur poète britannique, Fitzgerald, décida de publier, en 1859, une traduction de soixante quinze quatrains, ce fut l’indifférence. Le livre fut tiré à deux cent cinquante exemplaires, l’auteur en offrit quelques-uns à ses amis, le reste s’éternisa chez le libraire Bernard Quaritch. « Poor old Omar », ce pauvre vieux Omar n’intéresse apparemment personne, écrivit Fitzgerald à son professeur de persan. Au bout de deux ans, l’éditeur décida de solder le stock : d’un prix initial de cinq shillings, the Rubaiyat passa à un penny, soixante fois moins. Même à ce prix, il se vendit peu. Jusqu’au moment où deux critiques littéraires le découvrirent. Ils le lurent. S’en émerveillèrent. Revinrent le lendemain. Rachetèrent six exemplaires pour les offrir autour d’eux. Sentant qu’un intérêt était en train de naître, l’éditeur en augmenta le prix, qui passa à deux pence.

Dire qu’à mon dernier passage en Angleterre je dus payer chez le même Quaritch, désormais richement installé à Piccadilly, quatre cents livres sterling un exemplaire qu’il gardait de cette première édition !

Mais le succès ne fut pas immédiat à Londres. Il fallut passer par Paris, que M. Nicolas publie sa traduction, que Théophile Gautier lance, sur les pages du Moniteur universel, un retentissant « Avez-vous lu les quatrains de Kéyam ? » saluant « cette liberté absolue d’esprit que les plus hardis penseurs modernes égalent à peine », qu’Ernest Renan renchérisse : « Khayyam est peut-être l’homme le plus curieux à étudier pour comprendre ce qu’a pu devenir le libre génie de la Perse dans l’étreinte du dogmatisme musulman », pour que, dans le monde anglo-saxon, Fitzgerald et son « poor old Omar » sortent enfin de l’anonymat. Le réveil fut alors foudroyant. Du jour au lendemain, toutes les images de l’Orient se retrouvèrent rassemblées autour du seul nom de Khayyam, les traductions se succédèrent, les éditions se multiplièrent en Angleterre, puis dans plusieurs villes américaines des sociétés « omariennes » se formèrent.

En 1870, répétons-le, la vogue Khayyam en était à ses débuts, le cercle des admirateurs d’Omar s’élargissait chaque jour, mais sans avoir passé encore les limites de la classe intellectuelle. Cette lecture commune ayant rapproché mon père et ma mère, ils se mirent à réciter les quatrains d’Omar, à discuter de leur signification : le vin et la taverne étaient-ils, sous la plume de Khayyam, de purs symboles mystiques, comme l’affirmait Nicolas ? étaient-ils, au contraire, l’expression d’une vie de plaisirs, voire de débauche, comme le soutenaient Fitzgerald et Renan ? Ces débats prenaient sur leurs lèvres une saveur nouvelle. Quand mon père évoquait Omar caressant les cheveux parfumés de sa belle, ma mère rougissait. Et c’est entre deux quatrains amoureux qu’ils échangèrent leur premier baiser. Le jour où ils parlèrent mariage, ils se promirent d’appeler leur premier fils Omar.

Au cours des années quatre-vingt-dix, des centaines de petits Américains furent ainsi nommés ; lorsque je naquis, le 1er mars 1873, la chose était inusitée. Ne voulant pas trop m’encombrer de ce prénom exotique, mes parents le reléguèrent à la seconde place, afin que je puisse, si je le désirais, le remplacer par un discret O. ; à l’école, mes camarades supposaient que c’était Oliver, Oswald, Osborne ou Orville, je ne démentais personne.

L’hérédité qui m’était ainsi dévolue ne pouvait qu’éveiller ma curiosité concernant ce lointain parrain. À quinze ans, je m’étais mis à lire tout ce qui le concernait. J’avais formé le projet d’étudier langue et littérature persanes, de visiter longuement ce pays. Mais, après une phase d’enthousiasme, je m’attiédis. Si, de l’avis de tous les critiques, les vers de Fitzgerald constituaient un chef-d’œuvre de la poésie anglaise, ils n’avaient cependant qu’un très lointain rapport avec ce qu’avait pu composer Khayyam. S’agissant des quatrains eux-mêmes, certains auteurs en citaient près d’un millier, Nicolas en avait traduit plus de quatre cents, des spécialistes rigoureux n’en reconnaissaient qu’une centaine comme « probablement authentiques ». D’éminents orientalistes allaient même jusqu’à nier qu’il y en eût un seul qui puisse être attribué à Omar avec certitude.

On supposait qu’un livre originel avait pu exister, qui aurait permis de distinguer une fois pour toutes le vrai du faux, mais rien ne laissait croire qu’un tel manuscrit pût être retrouvé.

Finalement je me détournai du personnage comme de l’œuvre, j’appris à ne voir dans mon « 0. » central que l’indélébile résidu d’un enfantillage parental. Jusqu’à ce qu’une rencontre me ramène à mes amours premières et oriente résolument ma vie sur les pas de Khayyam.

 

 

XXVI

 

C’est en 1895, à la fin de l’été, que je m’embarquai pour le vieux continent. Mon grand-père venait de fêter ses soixante-seize ans, il m’avait écrit, ainsi qu’à ma mère, des lettres larmoyantes. Il tenait à me voir, ne serait-ce qu’une fois, avant de mourir. J’accourus, toutes études cessantes, et, sur le bateau, je me préparai au rôle qu’il m’incomberait de jouer, m’agenouiller à son chevet, tenir courageusement sa main refroidie en l’écoutant murmurer ses dernières recommandations.

Tout cela fut parfaitement inutile. Grand-père m’attendait à Cherbourg. Je crois le revoir, quai de Caligny, plus droit que sa canne, la moustache parfumée, la démarche enjouée, le haut-de-forme s’élevant de lui-même au passage des dames. Quand nous fûmes attablés au restaurant de l’Amirauté, il me prit fermement par le bras. « Mon ami, dit-il, délibérément théâtral, un jeune homme vient de renaître en moi, et a besoin d’un compagnon. »

J’eus tort de prendre ses mots à la légère, notre virée fut un tourbillon. À peine avions-nous fini de dîner au Brébant, chez Foyot ou chez le Père Lathuile, il nous fallait courir à la Cigale où se produisait Eugénie Buffet, au Mirliton où régnait Aristide Bruant, à la Scala où Yvette Guilbert chantait les Vierges, le Fœtus et le Fiacre. Nous étions deux frères, moustache blanche moustache brune, même allure, même chapeau, et c’était lui d’abord que les femmes regardaient. À chaque bouchon de champagne qui sautait, je guettais ses gestes, sa démarche, pas une fois je ne le pris en défaut. Il se levait d’un bond, marchait aussi vite que moi, sa canne n’était guère plus qu’un ornement. Il voulait cueillir chaque rose de ce printemps tardif. Je suis heureux de dire qu’il allait vivre jusqu’à quatre-vingt-treize ans. Dix-sept années encore, toute une nouvelle jeunesse.

Un soir, il m’emmena dîner chez Durand, place de la Madeleine. Dans une aile du restaurant, autour de plusieurs tables regroupées, se tenait un groupe d’acteurs et d’actrices, de journalistes et de politiciens, que grand-père me nomma un à un, à voix audible. Au milieu de ces célébrités, une chaise restait vide, mais un homme arriva bientôt, et je compris que c’était pour lui que la place était réservée. Tout de suite il fut entouré, adulé, chacun de ses mots provoquait exclamations ou rires. Mon grand-père se leva, me faisant signe de le suivre.

— Viens, il faut que je te présente à mon cousin Henri !

En disant cela, il m’entraîna jusqu’à lui.

Les deux cousins se donnèrent l’accolade, avant de se retourner vers moi.

— Mon petit-fils américain. Il aimerait tant te rencontrer !

Je cachai mal ma surprise. L’homme m’observa d’un air sceptique. Avant de lâcher :

— Qu’il vienne me voir dimanche matin, après ma promenade en tricycle.

C’est seulement en regagnant ma place que je réalisai à qui j’avais été présenté. Mon grand-père voulait absolument que je le connaisse, il avait parlé de lui souvent et avec une agaçante fierté de clan.

Il est vrai que ledit cousin, peu connu de mon côté de l’Atlantique, était, en France, plus célèbre que Sarah Bernhardt, puisqu’il s’agissait de Victor-Henri de Rochefort-Luçay, en démocratie Henri Rochefort, marquis et communard, ancien député, ancien ministre, ancien bagnard. Déporté en Nouvelle-Calédonie par les Versaillais, il avait réussi en 1874 une rocambolesque échappée, qui avait enflammé l’imagination des contemporains ; Edouard Manet lui-même avait peint l’Évasion de Rochefort. En 1889, il était pourtant reparti en exil, pour avoir comploté contre la République avec le général Boulanger, et c’est de Londres qu’il avait dirigé son influent journal, l’Intransigeant. Rentré en février 1895 à la faveur d’une amnistie, il avait été accueilli par deux cent mille Parisiens en délire. Blanquiste et boulangiste, révolutionnaire de gauche et de droite, idéaliste et démagogue, il s’était fait le porte-voix de cent causes contradictoires. Tout cela, je le savais, mais j’ignorais encore l’essentiel.

Au jour fixé, je me rendis donc à son hôtel particulier, rue Pergolèse, incapable alors d’imaginer que cette visite au cousin préféré de mon grand-père serait le premier pas de mon interminable périple dans l’univers oriental.

— Ainsi, m’aborda-t-il, vous êtes le fils de la douce Geneviève, c’est bien vous qu’elle a prénommé Omar ?

— Oui. Benjamin Omar.

— Sais-tu que je t’ai déjà porté dans mes bras ? En la circonstance, le passage au tutoiement s’imposait. Il demeura à sens unique.

— Ma mère m’a effectivement raconté qu’après votre évasion vous aviez débarqué à San Francisco et pris le train pour la côte est. Nous étions à New York pour vous accueillir à la gare. J’avais deux ans.

— Je m’en souviens parfaitement. Nous avons parlé de toi, de Khayyam, de la Perse, je t’avais même prédit un destin de grand orientaliste.

Je me composai une mine embarrassée pour lui avouer que je m’étais écarté de ses prévisions, que mes intérêts étaient désormais ailleurs, que je m’étais orienté plutôt vers les études financières, envisageant de reprendre un jour l’entreprise de construction maritime créée par mon père. Se montrant sincèrement déçu de mon choix, Rochefort se lança dans un plaidoyer touffu où se mêlaient les Lettres persanes de Montesquieu et son célèbre « Comment peut-on être persan ? », l’aventure de la brelandière Marie Petit qui avait été reçue par le shah de Perse en se faisant passer pour l’ambassadrice de Louis XIV, l’histoire de ce cousin de Jean-Jacques Rousseau qui avait fini sa vie comme horloger à Ispahan. Et moi, je ne l’écoutais qu’à moitié. Je l’observais surtout, sa tête volumineuse, démesurée, son front protubérant surmonté d’une houppe de cheveux drus et ondulés. Il parlait avec ferveur, mais sans emphase, sans les gesticulations qu’on aurait pu attendre de sa personne, connaissant ses écrits enflammés.

— Je me passionne pour la Perse, bien que je n’y aie jamais mis les pieds, précisa Rochefort. Je n’ai pas l’âme d’un voyageur. Si je n’avais été quelquefois banni ou déporté, je n’aurais jamais quitté la France. Mais les temps changent, les événements qui agitent l’autre bout de la planète affectent désormais nos vies. Aurais-je eu vingt ans aujourd’hui, au lieu de soixante, j’aurais été fortement tenté par une aventure en Orient. Surtout si je me prénommais Omar !

Je me sentis contraint de justifier pourquoi je m’étais désintéressé de Khayyam. Et, pour ce faire, j’évoquai les doutes qui entouraient les Robaiyat, l’absence d’ouvrage qui puisse certifier une fois pour toutes leur authenticité. À mesure que je parlais, apparaissait néanmoins dans ses yeux une lueur intense, débordante, et pour moi incompréhensible. Rien dans mes propos n’était censé provoquer une telle excitation. Intrigué et agacé, je finis par abréger, puis par me taire d’une manière quelque peu abrupte. Rochefort m’interrogea avec ferveur : 

— Et si tu étais sûr que ce Manuscrit existait, ton intérêt pour Omar Khayyam renaîtrait-il ?

— Sans doute, avouai-je.

— Et si je te disais que ce Manuscrit de Khayyam, je l’ai vu de mes propres yeux, à Paris même, et que je l’ai feuilleté ?

 

 

XXVII

 

Dire que cette révélation, d’emblée, bouleversa ma vie serait inexact. Je ne crois pas avoir eu la réaction que Rochefort escomptait. Surpris, intrigué, je l’étais, abondamment, mais sceptique tout autant. L’homme ne m’inspirait pas une confiance illimitée. Comment pouvait-il savoir que le manuscrit qu’il avait feuilleté était l’œuvre authentique de Khayyam ? Il ne connaissait pas le persan, il avait pu être abusé. Pour quelle raison incongrue ce livre se serait-il trouvé à Paris sans qu’aucun orientaliste ait songé à le signaler ? Je me contentai donc d’émettre un « Incroyable ! » poli mais sincère, puisqu’il ménageait à la fois l’enthousiasme de mon interlocuteur et mes propres doutes. J’attendais pour croire.

Rochefort enchaîna : 

— J’ai eu la chance de rencontrer un personnage extraordinaire, un de ces êtres qui traversent l’Histoire avec la volonté de laisser leur empreinte sur les générations à venir. Le sultan de Turquie le craint et le courtise, le shah de Perse tremble à la seule mention de son nom. Descendant de Mahomet, il a pourtant été chassé de Constantinople pour avoir dit dans une conférence publique, en présence des plus grands dignitaires religieux, que le métier de philosophe était aussi indispensable à l’humanité que le métier de prophète. Il s’appelle Djamaleddine. Le connais-tu ?

Je ne pus qu’avouer ma totale ignorance.

— Quand l’Égypte s’est soulevée contre les Anglais, poursuivit Rochefort, c’était à l’appel de cet homme. Tous les lettrés de la vallée du Nil se réclament de lui, ils l’appellent « Maître » et vénèrent son nom. Pourtant, il n’est pas égyptien et n’a fait qu’un court séjour dans ce pays. Exilé aux Indes, il a réussi à susciter là encore un formidable mouvement d’opinion. Sous son influence, des journaux se sont créés, des associations se sont formées. Le vice-roi s’est alarmé, il a fait expulser Djamaleddine, qui a alors choisi de s’installer en Europe, et c’est de Londres puis de Paris qu’il a poursuivi son incroyable activité.

« Il collaborait régulièrement à l’intransigeant, nous nous rencontrions souvent. Il m’a présenté ses disciples, musulmans des Indes, juifs d’Égypte, maronites de Syrie. Je crois que j’ai été son plus proche ami français, mais certainement pas le seul. Ernest Renan et Georges Clemenceau l’ont bien connu et, en Angleterre, des gens comme lord Salisbury, Randolph Churchill ou Wilfrid Blunt. Victor Hugo, peu avant de mourir, l’a rencontré lui aussi.

« Ce matin même, j’étais en train de revoir quelques notes sur lui que je compte insérer dans mes Mémoires.

Rochefort prit dans un tiroir quelques feuillets à l’écriture minuscule et lut : « On me présenta un proscrit, célèbre dans tout l’islam, comme réformateur et révolutionnaire, le cheikh Djamaleddine, un homme à la tête d’apôtre. Ses beaux yeux noirs, pleins de douceur et de feu, sa barbe d’un fauve très foncé qui ruisselait jusqu’à sa poitrine lui imprimaient une majesté singulière. Il représentait le type du dominateur des foules. Il comprenait à peu près le français qu’il parlait à peine, mais son intelligence toujours en éveil suppléait assez facilement à son ignorance de notre langue. Sous son apparence reposée et sereine, son activité était dévorante. Nous nous étions tout de suite fort liés, car j’ai l’âme instinctivement révolutionnaire et tout émancipateur m’attire… »

Bientôt il rangea ses feuillets, avant de poursuivre : 

— Djamaleddine avait loué une petite chambre au dernier étage d’un hôtel, rue de Sèze, près de la Madeleine. Ce modeste endroit lui suffisait pour éditer un journal qui partait par ballots entiers vers les Indes ou l’Arabie. Il ne m’est arrivé qu’une fois de pénétrer dans son antre, j’étais curieux de voir à quoi il pouvait, ressembler. J’avais invité Djamaleddine à dîner chez Durand et promis de passer le prendre. Je suis monté directement dans sa chambre. On pouvait difficilement y progresser tant les journaux et les livres s’y empilaient, parfois sur le lit même, et jusqu’au plafond. Il y régnait une suffocante odeur de cigare.

Malgré son admiration pour ce personnage, il avait prononcé cette dernière phrase avec une moue de dégoût, m’incitant à éteindre sur-le-champ mon propre cigare, un élégant havane que je venais tout juste d’allumer. Rochefort m’en remercia d’un sourire et poursuivit : 

— Après s’être excusé pour le désordre dans lequel il me recevait et qui, disait-il, n’était pas digne du rang qui était le mien, Djamaleddine m’a montré ce jour-là quelques livres auxquels il était attaché. Celui de Khayyam en particulier, émaillé de sublimes miniatures. Il m’a expliqué qu’on appelait cet ouvrage le Manuscrit de Samarcande, qu’il contenait les quatrains écrits de la propre main du poète, auxquels avait été jointe en marge une chronique. Surtout il m’a raconté par quelles voies détournées le Manuscrit lui était parvenu.

— Good Lord !

Ma pieuse interjection anglaise soutira au cousin Henri un rire triomphal, elle était la preuve que mon froid scepticisme était balayé et que je serais désormais irrémédiablement accroché a ses lèvres. Il se hâta d’en tirer avantage.

— Bien entendu, je ne me rappelle pas grand-chose de ce qu’a pu me dire Djamaleddine, ajouta-t-il cruellement. Ce soir-là, nous avions surtout parlé du Soudan. Ensuite je n’ai plus revu ce Manuscrit. Je puis donc témoigner qu’il a existé, mais je crains fort qu’aujourd’hui il ne soit perdu. Tout ce que mon ami possédait a été brûlé, détruit ou éparpillé.

— Même le Manuscrit de Khayyam ?

Pour toute réponse, Rochefort me gratifia d’une moue peu encourageante. Avant de se lancer dans une explication passionnée, en se référant de près à ses notes : 

— Quand le shah vint en Europe pour assister à l’Exposition universelle de 1889, il proposa à Djamaleddine de rentrer en Perse « au lieu de passer le reste de sa vie au milieu des infidèles », lui laissant entendre qu’il le nommerait à une haute fonction. L’exilé posa des conditions : qu’une Constitution soit promulguée, que des élections soient organisées, que soit reconnue l’égalité de tous devant la loi « comme dans les pays civilisés » et qu’enfin soient abolies les concessions outrancières accordées aux puissances étrangères. Il faut dire qu’en ce domaine la situation de la Perse avait fait depuis des années la joie de nos caricaturistes : les Russes, qui avaient déjà le monopole de la construction des routes, venaient de prendre en charge la formation militaire. Ils avaient créé une brigade de Cosaques, la mieux équipée de l’armée persane, directement commandée par les officiers du tsar ; en compensation, les Anglais avaient obtenu pour une bouchée de pain le droit d’exploiter toutes les ressources minières et forestières du pays, comme d’en gérer le système bancaire ; les Autrichiens avaient, quant à eux, la haute main sur les postes. En exigeant du monarque qu’il mette fin à l’absolutisme royal et aux concessions étrangères, Djamaleddine était persuadé d’essuyer un refus. Or, à sa grande surprise, le shah accepta toutes ses conditions et promit d’œuvrer à la modernisation du pays.

« Djamaleddine alla donc s’installer en Perse, dans l’entourage du souverain, qui, les premiers temps, lui montra tous les égards, jusqu’à le présenter en grande pompe aux femmes de son harem. Mais les réformes restaient en souffrance. Une Constitution ? Des chefs religieux persuadèrent le shah qu’elle serait contraire à la Loi de Dieu. Des élections ? Des courtisans le prévinrent que s’il acceptait qu’on remette en cause son autorité absolue il finirait comme Louis XVI. Les concessions étrangères ? Loin d’abolir celles qui existaient, le monarque, constamment à court d’argent, devait en contracter de nouvelles : à une société anglaise il confia, pour la modique somme de quinze mille livres sterling, le monopole du tabac persan. Non seulement l’exportation, mais également la consommation interne. Dans un pays où chaque homme, chaque femme et bon nombre d’enfants s’adonnent au plaisir de la cigarette ou de la pipe à eau, ce commerce était des plus fructueux.

« Avant que la nouvelle de ce dernier abandon ne soit annoncée à Téhéran, des pamphlets étaient distribués en secret, conseillant au shah de revenir sur sa décision. Un exemplaire fut même déposé dans la chambre à coucher du monarque, qui soupçonna Djamaleddine d’en être l’auteur. Inquiet, le réformateur décida de se mettre en état de rébellion passive. C’est une coutume pratiquée en Perse : lorsqu’un personnage craint pour sa liberté ou pour sa vie, il se retire dans un vieux sanctuaire des environs de Téhéran, s’y enferme et y reçoit des visiteurs auxquels il expose ses griefs. Nul n’est censé franchir la grille pour s’en prendre à lui. C’est ce que fit Djamaleddine, qui provoqua un gigantesque mouvement de foule. Des milliers d’hommes affluèrent de tous les coins de la Perse pour l’entendre.

« Excédé, le shah ordonna de le déloger. On dit qu’il avait beaucoup hésité avant de commettre cette félonie, mais son vizir, pourtant éduqué en Europe, le convainquit que Djamaleddine n’avait pas droit à l’immunité du sanctuaire puisqu’il n’était qu’un philosophe, notoirement mécréant. Les soldats pénétrèrent donc en armes dans ce lieu de culte, se frayèrent un passage parmi les nombreux visiteurs et se saisirent de la personne de Djamaleddine, qu’ils dépouillèrent de tout ce qu’il possédait avant de le traîner à moitié nu jusqu’à la frontière.

« Ce jour-là, dans le sanctuaire, le Manuscrit de Samarcande se perdit sous les bottes des soldats du shah.

Sans s’interrompre, Rochefort se leva, s’adossa au mur, croisa les bras, une posture qu’il affectionnait.

— Djamaleddine était vivant, mais malade, et surtout scandalisé que tant de visiteurs, qui l’écoutaient pourtant avec enthousiasme, aient assisté sans broncher à son humiliation publique. Il en tira de curieuses conclusions : lui qui avait passé sa vie à fustiger l’obscurantisme de certains religieux, lui qui avait fréquenté les loges maçonniques d’Egypte, de France et de Turquie, il prit le parti d’utiliser la dernière arme qui lui restait pour faire plier le shah. Quelles qu’en soient les conséquences.

« Il écrivit donc une longue lettre au chef suprême des religieux persans, lui demandant d’user de son autorité pour empêcher le monarque de brader aux infidèles les biens des musulmans. La suite, tu as pu la lire dans les journaux.

La presse américaine, je m’en souvenais, avait effectivement rapporté que le grand pontife des chiites avait fait circuler une étonnante proclamation : « Toute personne qui consommerait du tabac se mettrait en état de rébellion contre l’imam du Temps, que Dieu hâte sa venue. » Du jour au lendemain, plus aucun Persan n’avait allumé la moindre cigarette. Les pipes à eau, les fameux kalyans, furent rangées ou brisées, les marchands de tabac fermèrent boutique. Parmi les épouses du shah elles-mêmes, la prohibition fut strictement observée. Le monarque s’affola, il accusa dans une lettre le chef religieux d’irresponsabilité « puisqu’il ne se souciait pas des conséquences graves que la privation de tabac pourrait avoir sur la santé des musulmans ». Mais le boycottage se durcit, il s’accompagna de manifestations tapageuses à Téhéran, à Tabriz, à Ispahan. Et la concession dut être annulée.

— Entre-temps, reprit Rochefort, Djamaleddine s’était embarqué pour l’Angleterre. Je l’y ai rencontré, j’ai longuement discuté avec lui ; il me semblait désemparé, il ne faisait que répéter : « Il faut abattre le shah. » C’était un homme blessé, humilié, il ne songeait plus qu’à se venger. D’autant que le monarque, le poursuivant de sa haine, avait écrit à lord Salisbury une lettre irritée : « Nous avons expulsé cet homme parce qu’il agissait contre les intérêts de l’Angleterre, et où va-t-il se réfugier ? À Londres. » Officiellement on avait répondu au shah que la Grande-Bretagne était un pays libre et qu’aucune loi ne pouvait être invoquée pour empêcher un homme de s’exprimer. En privé, on avait promis de chercher les moyens légaux de restreindre l’activité de Djamaleddine, qui s’était vu prier d’écourter son séjour. Ce qui l’avait décidé à partir pour Constantinople, la mort dans l’âme.

— C’est là qu’il se trouve à présent ?

— Oui. On me dit qu’il y est fort mélancolique. Le sultan lui a alloué une belle demeure où il peut recevoir amis et disciples, mais il lui est interdit de quitter le pays, et il vit constamment sous étroite surveillance.

 

 

XXVIII

 

Somptueuse prison aux portes grandes ouvertes : un palais de bois et de marbre sur la colline de Yildiz, près de la résidence du grand vizir ; les repas venaient chauds des cuisines sultaniennes ; les visiteurs se succédaient, ils traversaient la grille puis longeaient l’allée, avant de quitter leurs galoches sur le seuil. À l’étage, la voix du Maître tonnait, syllabes rocailleuses à voyelles fermées ; on l’entendait fustiger la Perse et le shah, annoncer les malheurs à venir.

Je me faisais tout petit, moi l’étranger d’Amérique, avec mon petit chapeau d’étranger, mes petits pas d’étranger, mes préoccupations d’étranger, qui avait fait le trajet de Paris à Constantinople, soixante-dix heures de train à travers trois empires, pour m’enquérir d’un manuscrit, d’un vieux livre de poésie, dérisoire fétu de papier dans l’Orient des tumultes.

Un serviteur m’aborda. Une courbette ottomane, deux mots d’accueil en français, mais pas la moindre question. Ici tout le monde venait pour la même raison, rencontrer le Maître, écouter le Maître, espionner le Maître. Je fus invité à attendre dans un vaste salon.

Dès mon entrée, j’y remarquai la présence d’une silhouette féminine. Cela m’incita à baisser les yeux ; on m’avait trop parlé des habitudes du pays pour que je m’avance paume tendue, mine épanouie et regard rieur. Juste un balbutiement, mon chapeau qui s’agite. J’avais déjà repéré, à l’opposé de l’endroit où elle était assise, un fauteuil bien anglais où m’enfoncer. Mais voilà que mon regard rase le tapis, se heurte aux escarpins de la visiteuse, s’élève le long de sa robe bleu et or, jusqu’à son genou, son buste, son cou, jusqu’à son voile. Étrangement pourtant ce n’est pas la barrière d’un voile que je heurte, mais un visage découvert, mais des yeux qui croisent les miens. Et un sourire. Mon regard fuit jusqu’au sol, flotte à nouveau sur le tapis, balaie un bout de carrelage, puis remonte vers elle, inexorablement, comme un bouchon de liège vers la surface de l’eau. Elle portait sur les cheveux un morceau de soie fine, prêt à être rabattu sur le visage quand surgirait l’étranger. Mais justement l’étranger était là, et le voile était toujours relevé.

Cette fois, son regard était au loin, elle m’offrait son profil à contempler, sa peau hâlée d’un grain si pur. La douceur aurait-elle un teint, ce serait le sien ; le mystère aurait-il une lueur, ce serait la sienne. J’en avais les joues moites, les mains froides. Le bonheur battait mes tempes. Dieu, qu’elle était belle, ma première image de l’Orient ! une femme comme seuls auraient su la chanter les poètes du désert : sa face le soleil, auraient-ils dit, ses cheveux l’ombre protectrice, ses yeux des fontaines d’eau fraîche, son corps le plus élancé des palmiers, son sourire un mirage.

Lui parler ? Ainsi ? d’un bout à l’autre de la pièce, les mains en porte-voix ? Me lever ? marcher vers elle ? m’asseoir sur un fauteuil plus proche, prendre le risque de voir s’évanouir son sourire et s’abattre son voile comme un couperet ? À nouveau nos regards se croisèrent comme par hasard, puis se fuirent comme par jeu. Que le serviteur vint interrompre. Une première fois, pour m’offrir thé et cigarettes. Un moment plus tard, courbé jusqu’au sol, pour s’adresser à elle en turc. Je la vis alors se lever, se couvrir le visage, lui donner à porter une sacoche en cuir. Il se hâtait vers la sortie. Elle le suivit.

Arrivée à la porte du salon, elle ralentit pourtant, laissant l’homme s’éloigner, se retourna vers moi et prononça, à voix haute et dans un français plus pur que le mien : 

— Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser !

Politesse ou promesse, son mot s’accompagnait d’un sourire espiègle, dans lequel je vis aussi bien un défi qu’un doux reproche. Ensuite, alors que je m’extrayais de mon siège avec une parfaite gaucherie, et tandis que je m’empêtrais et me dépêtrais, cherchant à retrouver l’équilibre mais également une certaine contenance, elle demeura immobile, son regard m’enveloppant d’une bienveillance amusée. Pas un mot ne trouva son chemin jusqu’à mes lèvres. Elle disparut.

J’étais encore debout à la fenêtre, en train de chercher à distinguer entre les arbres le fiacre qui l’emmenait, lorsqu’une voix m’arracha à mes rêves.

— Excusez-moi de vous avoir fait attendre. C’était Djamaleddine. Sa main gauche serrait un cigare éteint ; il me tendit la droite, pour me donner une poignée franche, molletonnée mais vigoureuse.

— Mon nom est Benjamin Lesage, je viens de la part d’Henri Rochefort.

Je lui présentai ma lettre d’introduction, mais il la glissa dans sa poche sans la regarder, ouvrit les bras, me donna l’accolade et un baiser sur le front.

— Les amis de Rochefort sont mes amis, je leur parle à cœur ouvert.

Me prenant par l’épaule, il m’entraîna vers un escalier en bois qui menait à l’étage.

— Mon ami Henri se porte bien, j’espère, j’ai su que son retour d’exil était un vrai triomphe. Tous ces Parisiens qui ont défilé en scandant son nom, quel bonheur il a dû ressentir ! J’en ai lu le compte rendu dans l’Intransigeant. Il me l’envoie régulièrement, mais je le reçois avec retard. Sa lecture ramène à mes oreilles les bruits de Paris.

Djamaleddine parlait laborieusement un français correct, parfois je lui soufflais le mot qu’il semblait chercher. Quand je tombais juste, il m’en remerciait, sinon il continuait à ratisser sa mémoire, avec une légère contorsion des lèvres et du menton. Il poursuivit : 

— J’ai vécu à Paris dans une chambre obscure, mais elle s’ouvrait sur le vaste monde. Elle était cent fois plus petite que cette maison, mais j’y étais moins à l’étroit. Je me trouvais à des milliers de kilomètres de mon peuple, mais j’œuvrais pour l’avancement des miens plus efficacement que je ne peux le faire ici ou en Perse. Ma voix était reçue d’Alger à Kaboul ; aujourd’hui, seuls peuvent m’entendre ceux qui m’honorent de leur visite. Bien sûr, ils sont toujours les bienvenus, surtout s’ils viennent de Paris.

— Je ne vis pas à Paris moi-même. Ma mère est française, mon nom sonne français, mais je suis américain. J’habite le Maryland.

Cela sembla l’amuser.

— Quand j’ai été expulsé des Indes en 1882, je suis passé par les Etats-Unis. Figurez-vous que j’y ai même envisagé de demander la nationalité américaine. Vous souriez ! beaucoup de mes coreligionnaires seraient scandalisés ! Le seyyed Djamaleddine, apôtre de la renaissance islamique, descendant du Prophète, prendre la nationalité d’un pays chrétien ? Mais je n’en ai nulle honte, je l’ai d’ailleurs raconté à mon ami Wilfrid Blunt, l’autorisant à le citer dans ses Mémoires. Ma justification est simple : sur les terres d’islam, il n’est pas un seul coin où je puisse vivre à l’abri de la tyrannie. En Perse, j’ai voulu me réfugier dans un sanctuaire qui bénéficie traditionnellement d’une pleine immunité, les soldats du monarque y sont entrés, ils m’ont arraché aux centaines de visiteurs qui m’écoutaient, et, à une malheureuse exception près, personne n’a bougé ni osé protester. Pas un lieu de culte, pas une université, pas une cabane où l’on puisse se protéger de l’arbitraire !

D’une main fébrile, il caressa un globe terrestre en bois peint posé sur une table basse, avant d’ajouter : 

— En Turquie, c’est pire. Ne suis-je pas l’invité officiel d’Abdel-Hamid, sultan et calife ? Ne m’a-t-il pas envoyé lettre sur lettre, me reprochant, comme l’avait fait le shah, de passer ma vie parmi les infidèles ? J’aurais dû me contenter de lui répondre : si vous n’aviez pas transformé nos beaux pays en prisons, nous n’aurions pas besoin de trouver refuge auprès des Européens ! Mais j’ai faibli, et me suis laissé duper. Je suis venu à Constantinople, et vous en voyez le résultat. Au mépris des règles de l’hospitalité, ce demi-fou me retient prisonnier. Dernièrement, je lui ai fait parvenir un message qui disait : « Suis-je votre invité ? Donnez-moi la permission de partir ! Suis-je votre prisonnier ? Mettez-moi des chaînes aux pieds, jetez-moi dans un cachot ! » Mais il n’a pas daigné me répondre. Si j’avais la nationalité des États-Unis, de la France, de l’Autriche-Hongrie, sans parler de la Russie ou de l’Angleterre, mon consul serait entré sans frapper dans le bureau du grand vizir et il aurait obtenu ma liberté dans la demi-heure. Je vous le dis, nous les musulmans de ce siècle, nous sommes des orphelins.

Il était essoufflé, il fit un effort pour ajouter : 

— Vous pouvez écrire tout ce que je viens de dire, sauf que j’ai traité le sultan Abdel-Hamid de demi-fou. Je ne veux pas perdre toute chance de m’envoler un jour de cette cage. D’ailleurs ce serait un mensonge, car cet individu est un fou à part entière, et un dangereux criminel, maladivement soupçonneux, entièrement abandonné à l’emprise de son astrologue alépin.

— N’ayez aucune crainte, je n’écrirai rien de tout cela.

Je profitai de sa requête pour dissiper un malentendu.

— Je dois vous dire que je ne suis pas journaliste. M. Rochefort, qui est le cousin de mon grand-père, m’a recommandé de venir vous voir, mais le but de ma visite n’est pas d’écrire un article sur la Perse ni sur vous-même.

Je lui révélai mon intérêt pour le Manuscrit de Khayyam, mon désir intense de le feuilleter un jour, d’étudier de près son contenu. Il m’écouta avec une attention soutenue et une joie évidente.

— Je vous suis reconnaissant de m’arracher quelques instants à mes pénibles préoccupations. Le sujet que vous évoquez m’a toujours passionné. Avez-vous lu dans l’introduction de M. Nicolas aux Robaiyat l’histoire des trois amis, Nizam-el-Molk, Hassan Sabbah et Omar Khayyam ? Ce sont des personnages fort différents, mais qui représentent chacun un aspect éternel de l’âme persane. J’ai parfois l’impression d’être les trois à la fois. Comme Nizam-el-Molk, j’aspire à créer un grand État musulman, fût-il dirigé par un insupportable sultan turc. Comme Hassan Sabbah, je sème la subversion sur toutes les terres d’islam, j’ai des disciples qui me suivraient jusqu’à la mort…

Il s’interrompit, soucieux, puis se ravisa, sourit et enchaîna : 

— Comme Khayyam, je guette les rares joies de l’instant présent et compose des vers sur le vin, l’échanson, la taverne, la bien-aimée ; comme lui, je me méfie des faux dévots. Quand, dans certains quatrains, 0mar parle de lui-même, il m’arrive de croire que c’est moi qu’il dépeint : « Sur la Terre bariolée chemine un homme, ni riche ni pauvre, ni croyant ni infidèle, il ne courtise aucune vérité, il ne vénère aucune loi… Sur la Terre bariolée, quel est cet homme brave et triste ? »

Disant cela, il ralluma son cigare, pensif. Une minuscule braise atterrit sur sa barbe, il la chassa d’un geste d’habitué. Et reprit : 

— Depuis l’enfance, j’ai une immense admiration pour Khayyam, le poète, mais surtout le philosophe, le penseur libre. Je suis émerveillé par sa conquête tardive de l’Europe et de l’Amérique. Vous imaginez donc quel fut mon bonheur quand j’ai eu entre les mains le livre originel des Robaiyat, écrit de la propre main de Khayyam.

— À quel moment l’avez-vous eu ?

— Il m’a été offert il y a quatorze ans, aux Indes, par un jeune Persan qui avait fait le trajet dans le seul but de me rencontrer. Il s’était présenté en ces termes : « Mirza Reza, natif de Kirman, ancien marchand au bazar de Téhéran, votre serviteur obéissant. » J’avais souri, je lui avais demandé ce que voulait dire « ancien marchand » et c’est ce qui l’avait amené à me raconter son histoire. Il venait d’ouvrir un commerce d’habits usagés, lorsque l’un des fils du shah vint lui prendre de la marchandise, des châles et des fourrures, pour une somme de onze cents toumans —environ mille dollars. Mais, quand Mirza Reza se présenta le lendemain chez ce prince pour être payé, il fut insulté et battu, menacé même de mort s’il s’avisait de réclamer son dû. C’est alors qu’il avait décidé de venir me voir. J’enseignais à Calcutta. « Je viens de comprendre, me dit-il, qu’on ne peut pas gagner honnêtement sa vie dans un pays livré à l’arbitraire. N’est-ce pas toi qui écris qu’il faut une Constitution et un parlement pour la Perse ? Considère-moi à partir de ce jour comme le plus dévoué de tes disciples. J’ai fermé mon commerce, j’ai quitté ma femme pour te suivre. Ordonne-moi, j’obéirai ! » En évoquant cet homme, Djamaleddine semblait souffrir.

— J’étais ému, mais embarrassé. Je suis un philosophe errant, je n’ai ni maison ni patrie, j’ai évité de me marier pour n’avoir aucun être à ma charge, je ne voulais pas que cet homme me suive comme si j’étais le Messie ou le Rédempteur, l’imam du Temps. Pour le dissuader, je lui dis : « Est-ce vraiment la peine de tout quitter, ton commerce, ta famille, pour une vile question d’argent ? » Alors son visage se ferma, il ne me répondit pas et sortit.

« Il ne revint que six mois plus tard. D’une poche intérieure, il retira un petit coffret en or, serti de pierreries, qu’il me présenta ouvert.

— Regarde ce manuscrit, combien crois-tu qu’il peut valoir ?

— Je le feuilletai, puis en découvris le contenu en tremblant d’émotion.

— Le texte authentique de Khayyam ; ces peintures, cet ornement, c’est inestimable !

— Plus que onze cents toumans ?

— Infiniment plus !

— Je te l’offre, garde-le. Il te rappellera que Mirza Reza n’est pas venu vers toi pour récupérer son argent, mais pour retrouver sa fierté.

« C’est ainsi, poursuivit Djamaleddine, que le Manuscrit est tombé en ma possession et que je ne m’en suis plus séparé. Il m’a accompagné aux Etats-Unis, en Angleterre, en France, en Allemagne, en Russie, puis en Perse. Je l’avais sur moi lors de ma retraite au sanctuaire de Shah-Abdol-Azim. C’est là que je l’ai perdu ».

— Vous ne savez pas où il pourrait se trouver à présent ?

— Je vous l’ai dit, lorsque j’ai été appréhendé, un seul homme a osé s’opposer aux soldats du shah, c’était Mirza Reza. Il s’est levé, il a crié, pleuré, traité de lâches soldats et assistance. On l’a arrêté et torturé, il a passé plus de quatre ans dans les cachots. Quand il a été libéré, il est venu à Constantinople pour me voir. Il était si mal en point que je l’ai fait entrer à l’hôpital français de la ville, où il est resté jusqu’en novembre dernier. J’ai cherché à le retenir plus longtemps, de peur qu’il ne soit appréhendé à son retour. Mais il a refusé. Il voulait, disait-il, récupérer le Manuscrit de Khayyam, plus rien d’autre ne l’intéressait. Il y a ainsi des gens qui voguent d’obsession en obsession.

— Quel est votre sentiment ? Le Manuscrit existe encore ?

— Seul Mirza Reza pourrait vous renseigner. Il prétend pouvoir retrouver le soldat qui l’a subtilisé lors de mon arrestation, il espérait le lui reprendre. En tout cas, il était décidé à aller le voir, il parlait de le lui racheter, Dieu sait avec quel argent.

— S’il s’agit de récupérer le Manuscrit, l’argent ne posera aucun problème !

J’avais parlé avec ferveur. Djamaleddine me dévisagea, fronça les sourcils, se pencha vers moi comme pour m’ausculter.

— J’ai l’impression que vous n’êtes pas moins obsédé par ce Manuscrit que ce malheureux Mirza. Dans ce cas, vous n’avez qu’une voie à suivre, allez à Téhéran ! Je ne vous garantis pas que vous y découvrirez ce livre, mais, si vous savez regarder, peut-être y trouverez-vous d’autres traces de Khayyam.

Ma réponse, spontanée, sembla confirmer son diagnostic : 

— Si j’obtiens un visa, je suis prêt à partir dès demain.

— Ce n’est pas un obstacle. Je vous donnerai un mot pour le consul de Perse à Bakou, il se chargera des formalités nécessaires et assurera même votre transport jusqu’à Enzéli.

Ma mine devait trahir une inquiétude. Djamaleddine s’en amusa.

— Sans doute vous dites-vous : comment pourrais-je me recommander d’un proscrit auprès d’un représentant du gouvernement persan ? Sachez que j’ai des disciples partout, dans toutes les villes, dans tous les milieux, même dans le proche entourage du monarque. Il y a quatre ans, lorsque j’étais à Londres, je publiais avec un ami arménien un journal qui partait par petits colis discrets pour la Perse. Le shah s’en est alarmé, il a convoqué le ministre des Postes et lui a ordonné de mettre fin coûte que coûte à la circulation de ce journal. Le ministre a demandé aux douaniers d’intercepter aux frontières tous les colis subversifs et de les lui envoyer à son domicile.

Il tira sur son cigare, la bouffée fut dispersée par un éclat de rire.

— Ce que le shah ignorait, poursuivit Djamaleddine, c’est que son ministre des Postes était l’un de mes plus fidèles disciples et que je l’avais précisément chargé de la bonne diffusion du journal !

Le rire de Djamaleddine pétaradait encore quand arrivèrent trois visiteurs arborant des fez de feutre rouge sang. Il se leva, les salua, les embrassa, les invita à s’asseoir, échangeant avec eux quelques mots en arabe. Je devinai qu’il leur expliquait qui j’étais, leur demandant quelques moments encore. Il revint vers moi.

— Si vous êtes décidé à partir pour Téhéran, je vais vous donner quelques lettres d’introduction. Venez demain, elles seront prêtes. Et surtout ne craignez rien, personne ne songera à fouiller un Américain.

Le lendemain, trois enveloppes brunes m’attendaient. Il me les donna en main propre, ouvertes. La première était pour le consul de Bakou, la deuxième pour Mirza Reza. En me tendant cette dernière, il fit ce commentaire : 

— Je dois vous prévenir que cet homme est un déséquilibré et un obsédé, ne le fréquentez pas plus qu’il ne faut. J’ai beaucoup d’affection pour lui, il est plus sincère et plus fidèle, plus pur aussi sans doute que tous mes disciples, mais il est capable des pires folies.

Il soupira, plongea la main dans la poche du large pantalon griset qu’il portait sous sa tunique blanche : 

— Voici dix livres-or, donnez-les-lui de ma part ; il ne possède plus rien, peut-être même a-t-il faim, mais il est trop fier pour mendier.

— Où pourrai-je le trouver ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Il n’a plus de maison, plus de famille, il erre d’un lieu à l’autre. C’est pourquoi je vous remets cette troisième lettre à l’adresse d’un autre jeune homme, celui-là bien différent. C’est le fils du plus riche commerçant de Téhéran, et bien qu’il n’ait que vingt ans, et brûle du même feu que nous tous, il est toujours d’humeur égale, prêt à débiter les idées les plus révolutionnaires avec un sourire d’enfant repu. Je lui reproche parfois de n’avoir pas grand-chose d’oriental. Vous le verrez, sous un habit persan, c’est la froideur anglaise, les idées françaises, l’esprit plus anticlérical que M. Clemenceau. Il s’appelle Fazel. C’est lui qui vous mènera jusqu’à Mirza Roza. Je l’ai chargé de garder un œil sur lui, autant que possible. Je ne pense pas qu’il puisse l’empêcher de faire ses folies, mais il saura où le trouver.

Je me levai pour partir. Il me salua chaleureusement et retint ma main dans la sienne : 

— Rochefort me dit dans sa lettre que vous vous prénommez Benjamin Omar. En Perse, utilisez seulement Benjamin, ne prononcez jamais le mot Omar.

— C’est pourtant celui de Khayyam !

— Depuis le XVIe siècle, depuis que la Perse s’est convertie au chiisme, ce prénom est banni, il pourrait vous causer les pires ennuis. On croit s’identifier à l’Orient, on se trouve pris dans ses querelles.

Une moue de regret, de consolation, un geste d’impuissance. Je le remerciai de son conseil, me retournai pour sortir, mais il me rattrapa : 

— Une dernière chose. Vous avez croisé hier une jeune personne alors qu’elle s’apprêtait à partir, lui avez-vous parlé ?

— Non, je n’en ai pas eu l’occasion.

— C’est la petite-fille du shah, la princesse Chirine. Si, pouf une raison quelconque, toutes les portes se fermaient devant vous, faites-lui parvenir un message et rappelez-lui que vous l’avez vue chez moi. Un mot d’elle, et bien des obstacles se trouvent aplanis.

 

 

XXIX

 

En voilier jusqu’à Trébizonde, la mer Noire est calme, trop calme, le vent souffle peu, on contemple pendant des heures le même point de côte, le même rocher, le même bosquet anatolien. J’aurais eu tort de me plaindre, j’avais besoin de temps plat, étant donné la tâche ardue que j’avais à accomplir : mémoriser tout un livre de dialogues persans-français écrit par M. Nicolas, le traducteur de Khayyam. Car je m’étais promis de m’adresser à mes hôtes dans leur propre langue. Je n’ignorais pas qu’en Perse, comme en Turquie, beaucoup de lettrés, de marchands ou de hauts responsables parlent le français. Quelques-uns connaissent même l’anglais. Mais si l’on veut dépasser le cercle restreint des sérails et des légations, si l’on veut voyager hors des grandes villes, ou dans leurs bas-fonds, il faut se mettre au persan.

— Le défi me stimulait et m’amusait, je me délectais des affinités que je découvrais avec ma propre langue, comme avec diverses langues latines. Père, mère, frère, fille, « father », « mother », « brother », « daughter », se disent « pedar », « madar », « baradar », « dokhtar », la parenté indo-européenne peut difficilement mieux s’illustrer. Même pour nommer Dieu, les musulmans de Perse disent « Khoda », terme bien plus proche de l’anglais God ou de l’allemand Gott que d’Allah. En dépit de cet exemple, l’influence prédominante demeure celle de l’arabe, qui s’exerce de façon curieuse : beaucoup de mots persans peuvent être remplacés, arbitrairement, par leur équivalent arabe, c’est même une forme de snobisme culturel, fort appréciée des lettrés, que de truffer leurs propos de termes, ou de phrases entières, en arabe. Djamaleddine, en particulier, affectionnait cette pratique.

Je me promis de me mettre à l’arabe plus tard. Pour le moment, j’avais fort à faire pour retenir les textes de M. Nicolas, qui me procuraient, outre la connaissance du persan, des informations utiles sur le pays. On y trouvait ce genre de dialogues : 

— Quels sont les produits que l’on pourrait exporter de la Perse ?

— Ce sont les châles de Kirman, les perles fines, les turquoises, les tapis, le tabac de Chiraz, les soies du Mazanderan, les sangsues et les tuyaux de pipe en bois de cerisier.

— Quand on est en voyage, est-on obligé d’avoir un cuisinier avec soi ?

— Oui, en Perse on ne peut pas faire un pas sans son cuisinier, son lit, ses tapis et ses domestiques.

— Quelles sont les monnaies étrangères qui ont cours en Perse ?

— Les impériaux russes, les carbovans et les ducats de Hollande. Les monnaies françaises et anglaises sont très rares.

— Comment s’appelle le roi actuel ?

— Nassereddine Shah.

— On dit que c’est un excellent roi.

— Oui, il est excessivement bienveillant pour les étrangers et très généreux. Il est très instruit, il connaît l’histoire, la géographie, le dessin ; il parle le français et possède très bien les langues orientales : l’arabe, le turc et le persan.

Arrivé à Trébizonde, je m’installai à l’Hôtel d’Italie, le seul de la ville, confortable si l’on consentait à oublier les nuées de mouches qui transformaient chaque repas en une gesticulation ininterrompue, exaspérante. Je me résignai donc à imiter les autres visiteurs en engageant, pour quelques menues pièces, un jeune adolescent qui s’occuperait de m’éventer et d’écarter les insectes. Le plus difficile fut de le convaincre de les éloigner de ma table sans chercher à les écraser sous mes yeux entre dolmas et kébabs. Il m’obéissait quelque temps, mais, dès qu’il voyait une mouche à portée de son redoutable instrument, la tentation était trop forte, il frappait.

Le quatrième jour, je trouvai place à bord d’un paquebot des Messageries maritimes qui faisait la ligne Marseille-Constantinople-Trébizonde, jusqu’à Batum, le port russe à l’est de la mer Noire, d’où je pris le chemin de fer transcaucasien. Pour Bakou, sur la Caspienne. L’accueil du consul de Perse y fut si aimable que j’hésitai à lui montrer la lettre de Djamaleddine. Ne valait-il pas mieux demeurer un voyageur anonyme afin de ne pas éveiller les soupçons ? Mais je fus pris de quelques scrupules. Peut-être y avait-il dans la lettre un message autre que celui me concernant, je n’avais pas le droit de le garder pour moi. Brusquement, je me résolus donc à dire, d’un ton énigmatique : 

— Nous avons peut-être un ami commun.

Et je sortis l’enveloppe. Aussitôt, le consul la décacheta avec soin ; il avait pris sur son bureau des lunettes cerclées d’argent et lisait quand soudain je vis ses doigts trembler. Il se leva, alla fermer à clef la porte de la pièce, posa ses lèvres sur le papier et resta ainsi quelques secondes, comme recueilli. Puis il vint vers moi, me serra comme si j’étais un frère rescapé d’un naufrage.

Dès qu’il se fut néanmoins recomposé un visage, il appela ses serviteurs, leur ordonna de porter ma malle chez lui, de m’installer dans la plus belle chambre et de préparer un festin pour le soir. Il me retint ainsi chez lui deux jours, négligeant tout travail pour rester avec moi et m’interroger sans répit sur le Maître, sa santé, son humeur, et surtout sur ce qu’il disait de la situation en Perse. Quand vint le moment de partir, il me loua une cabine sur un paquebot russe des lignes Caucase et Mercure. Puis il me confia son cocher, à qui il donna la mission de m’accompagner jusqu’à Kazvin et de demeurer à mes côtés tant que j’aurais besoin de ses services.

Le cocher s’avéra sur-le-champ fort débrouillard, souvent même irremplaçable. Ce n’est pas moi qui aurais su glisser quelques pièces dans la main de ce douanier à la moustache fière pour qu’il daigne lâcher un instant le tuyau de son kalyan et vienne viser ma volumineuse Welseley. Ce fut lui encore qui négocia à l’administration de la Chaussée l’obtention immédiate d’une voiture à quatre chevaux, alors que le fonctionnaire nous invitait impérieusement à revenir le lendemain et qu’un sordide tavernier, visiblement son complice, nous proposait déjà ses services.

Je me consolai de toutes ces peines de la route en songeant au calvaire des voyageurs qui m’avaient précédé. Treize ans plus tôt, on ne pouvait atteindre la Perse que par l’ancienne route des chameliers qui, à partir de Trébizonde, menait vers Tabriz, par Erzéroum, une quarantaine d’étapes, six semaines épuisantes et coûteuses, parfois même fort dangereuses en raison des incessantes guerres tribales. Le Transcaucasien a bouleversé cet ordre des choses, il a ouvert la Perse sur le monde, on peut désormais atteindre cet empire sans risque ni désagrément majeur, en paquebot de Bakou au port d’Enzéli, puis en une semaine sur route carrossable jusqu’à Téhéran.

En Occident, le canon est un instrument de guerre ou de parade ; en Perse, il est également instrument de supplice. Si j’en parle, c’est parce qu’en atteignant l’enceinte circulaire de Téhéran je fus confronté au spectacle d’un canon qui servait au plus atroce usage : on avait placé dans le large tube un homme ligoté dont seule la tête rasée apparaissait. Il devait rester là, sous le soleil, sans nourriture ni eau, jusqu’à ce que mort s’ensuive ; et même après, m’expliqua-t-on, on avait coutume de laisser le corps longuement exposé, de manière à rendre le châtiment exemplaire, à inspirer silence et frayeur à tous ceux qui franchissaient les portes de la cité.

Fut-ce en raison de cette première image que la capitale de la Perse exerça si peu de magie sur moi ? Dans les villes d’Orient, on cherche les couleurs du présent et les ombres du passé. À Téhéran, je ne côtoyai rien de tel. Qu’y vis-je ? De trop larges artères pour relier les riches des quartiers nord aux pauvres des quartiers sud ; un bazar certes grouillant de chameaux, de mulets et d’étoffes bariolées, mais qui ne soutenait guère la comparaison avec les souks du Caire, de Constantinople, d’Ispahan ou de Tabriz. Et, partout où se posait le regard, d’innombrables bâtisses grises.

— Trop neuve, Téhéran, trop peu d’histoire ! Longtemps elle n’a été qu’une obscure dépendance de Rayy, la prestigieuse cité des savants démolie au temps des Mongols. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIème siècle qu’une tribu turkmène, celle des Kadjars, a pris possession de cette localité. Ayant réussi à soumettre par le glaive l’ensemble de la Perse, la dynastie a élevé son modeste repaire au rang de capitale. Jusque-là, le centre politique du pays se trouvait plus au sud, à Ispahan, Kirman ou Chiraz. C’est dire si les habitants de ces cités pensent pis que pendre des « rustres nordistes » qui les gouvernent et qui ignorent jusqu’à leur langue. Le shah régnant avait eu besoin, lors de son accession au pouvoir, d’un traducteur pour s’adresser à ses sujets. Il semblait toutefois qu’il eût acquis depuis une meilleure connaissance du persan.

Il faut dire que le temps ne lui avait pas manqué. À mon arrivée à Téhéran, en avril 1896, ce monarque s’apprêtait à fêter son jubilé, sa cinquantième année au pouvoir. La ville en cet honneur était pavoisée à l’emblème national, portant le signe du lion et du soleil, les notables étaient venus de toutes les provinces, de nombreuses délégations étrangères s’étaient déplacées et, bien que la plupart des invités officiels fussent logés dans des villas, les deux hôtels pour Européens, l’Albert et le Prévost, étaient inhabituellement pleins. C’est dans le dernier nommé que je trouvai finalement une chambre.

J’avais pensé me rendre directement chez Fazel, lui délivrer la lettre, lui demander comment joindre Mirza Reza, mais je sus réprimer mon impatience. N’ignorant pas les habitudes des Orientaux, je savais que le disciple de Djamaleddine m’inviterait à demeurer chez lui ; je ne voulais ni l’offenser par un refus ni prendre le risque d’être mêlé à son activité politique, encore moins à celle de son Maître.

Je m’installai donc à l’hôtel Prévost, tenu par un Genevois. Le matin, je louai une vieille jument pour me rendre, utile courtoisie, à la légation américaine, boulevard des Ambassadeurs. Puis chez le disciple préféré de Djamaleddine. Moustache fine, longue tunique blanche, port de tête majestueux, un rien de froideur, Fazel correspondait, dans l’ensemble, à l’image que m’en avait faite l’exilé de Constantinople.

Nous allions devenir les meilleurs amis du monde. Mais le premier contact fut distant, son langage direct me dérangea et m’inquiéta. Comme lorsque nous parlâmes de Mirza Reza.

— Je ferai ce que je peux pour vous aider, mais je ne veux rien avoir à faire avec ce fou. C’est un martyr vivant, m’a dit le Maître. J’ai répondu : il aurait mieux valu qu’il meure ! Ne me regardez pas ainsi, je ne suis pas un monstre, mais cet homme a tellement souffert qu’il en a l’esprit tout déformé ; chaque fois qu’il ouvre la bouche, il fait du tort à notre cause.

— Où se trouve-t-il aujourd’hui ?

— Depuis des semaines, il vit au mausolée de Shah-Abdol-Azim, rôdant dans les jardins ou dans les couloirs, entre les bâtiments, parlant aux gens de l’arrestation de Djamaleddine, les exhortant à renverser le monarque, racontant ses propres souffrances, criant et gesticulant. Il ne cesse de répéter que seyyed Djamaleddine est l’imam du Temps, bien que l’intéressé lui ait déjà interdit de proférer des propos aussi insensés. Je ne tiens réellement pas à être vu en sa compagnie.

— C’est la seule personne qui puisse me renseigner sur le Manuscrit.

— Je le sais, je vous conduirai jusqu’à lui, mais je ne resterai pas un instant avec vous.

Ce soir-là, un dîner fut offert en mon honneur par le père de Fazel, l’un des hommes les plus riches de Téhéran. Proche ami de Djamaleddine, bien qu’à l’écart de toute action politique, il tenait à honorer le maître à travers moi ; il avait invité près d’une centaine de personnes. La conversation tourna autour de Khayyam. Quatrains et anecdotes fusaient de toutes les bouches, des discussions s’animaient, dérivant souvent vers la politique ; tous semblaient manier habilement le persan, l’arabe et le français, la plupart avaient quelques notions de turc, de russe et d’anglais. Je me sentais d’autant plus ignare qu’ils me considéraient tous comme un grand orientaliste et un spécialiste des Robaiyat, appréciation fort exagérée, je dirais même outrancière, mais que je dus vite renoncer à démentir, dès lors que mes protestations apparaissaient comme une manifestation d’humilité qui est, chacun le sait, la marque des vrais savants.

La soirée commença au coucher du soleil, mais mon hôte avait insisté pour que je vienne plus tôt ; il souhaitait me montrer les couleurs de son jardin. Possède-t-il un palais, comme c’était le cas du père de Fazel, un Persan cherche rarement à le faire visiter, il le néglige en faveur du jardin, son unique sujet de fierté.

À mesure qu’ils arrivaient, les invités se saisirent de leurs coupes et s’en furent prendre place près des cours d’eau, naturels ou artificiels, qui serpentaient entre les peupliers. Selon qu’ils préféraient s’asseoir parfois sur un tapis ou un coussin, les serviteurs s’empressaient de le jeter à l’endroit choisi, mais certains adoptaient un rocher ou la terre nue ; les jardins de Perse ne connaissent pas le gazon, ce qui, aux yeux d’un Américain, leur donne un aspect quelque peu dénudé.

On but ce soir-là raisonnablement. Les plus pieux se limitaient au thé. À cet effet, un gigantesque samovar circulait, convoyé par trois serviteurs, deux pour le soutenir, un troisième pour servir. Beaucoup préféraient l’arak, la vodka ou le vin, mais je n’observai aucune attitude disgracieuse, les plus éméchés se contentant d’accompagner en sourdine les musiciens engagés par le maître de céans, un joueur de târ, un virtuose du zarb, un flûtiste. Plus tard vinrent les danseurs, de jeunes garçons pour la plupart. Aucune femme ne se montra au cours de la réception.

Le dîner ne fut servi que vers minuit. Tout au long de la soirée, on se contentait de pistaches, d’amandes, de graines salées et de sucreries, et le repas ne fut que le point final du cérémonial. L’hôte avait le devoir de le retarder autant que possible, car dès qu’arrive le plat principal, ce soir-là un djavaher polow, un « riz aux bijoux », chaque invité l’avale en dix minutes, se lave les mains et s’en va. Cochers et porteurs de lanternes s’agglutinaient à la porte quand nous sortîmes, chacun pour cueillir son maître.

Le lendemain à l’aube, Fazel m’accompagna dans un fiacre jusqu’à la porte du sanctuaire de Shah-Abdol-Azim. Il y entra seul, pour revenir avec un homme à l’allure inquiétante : grand, maladivement maigre, il avait la barbe hirsute, ses mains tremblaient sans arrêt. Revêtu d’une longue robe blanche, étroite et rapiécée, il portait un sac sans couleur et sans forme qui contenait tout ce qu’il possédait encore sur cette terre. Dans ses yeux on pouvait lire toute la détresse de l’Orient.

Quand il apprit que j’arrivais de chez Djamaleddine il tomba à genoux, m’agrippa la main, la couvrit de baisers. Fazel, mal à l’aise, balbutia une excuse et s’éloigna.

À Mirza Reza je tendis la lettre du Maître. Il me l’arracha presque des mains et, bien qu’elle comportât plusieurs pages, il la lut en entier, sans se presser, oubliant totalement ma présence.

J’attendis qu’il en ait terminé pour lui parler de ce qui m’intéressait. Mais alors il me dit dans un mélange de persan et de français que j’avais quelque mal à comprendre : 

— Le livre est avec un soldat originaire de Kirman, qui est aussi ma ville. Il a promis de venir me voir ici même après-demain, vendredi. Il faudra lui donner un peu d’argent. Pas pour racheter le livre, mais pour remercier l’homme de l’avoir restitué. Malheureusement, je n’ai plus une seule pièce.

Sans hésiter, je sortis de ma poche l’or que Djamaleddine lui envoyait ; j’y ajoutai une somme équivalente ; il en parut satisfait.

— Reviens samedi. Si Dieu le veut, j’aurai le Manuscrit, je te le confierai, tu le remettras au Maître à Constantinople.

 

 

XXX

 

De la ville assoupie montaient des bruits de paresse, la poussière était chaude, étincelante au soleil, c’était une journée persane tout en langueur, un repas de poulets aux abricots, un vin frais de Chiraz, une sieste aveugle sur le balcon de ma chambre d’hôtel sous un parasol décoloré, le visage couvert d’une serviette mouillée.

Mais, ce 1er mai 1896, une vie allait s’achever au crépuscule, une autre commencer au-delà.

Des coups répétés et furieux sur ma porte. Je finis par entendre, je m’étire, je sursaute, je cours pieds nus, cheveux collés, moustache affaissée, vêtu d’une tunique flottante achetée la veille. Mes doigts flasques ont du mal à tirer le loquet. Fazel pousse la porte, me bouscule pour la refermer, me secoue par les deux épaules.

— Réveille-toi, dans un quart d’heure tu es un homme mort !

Ce que Fazel m’apprit en quelques phrases hachées, le monde entier allait le savoir dès le lendemain, par la magie du télégraphe.

Le monarque s’était rendu, à midi, au sanctuaire de Shah-Abdol-Azim pour la prière du vendredi. Il était vêtu de l’habit d’apparat confectionné pour son jubilé, fils d’or, corniches de turquoise et d’émeraude, toque à plumes. Dans la grande salle du sanctuaire, il choisit son espace de prière, on étale à ses pieds un tapis. Avant de s’agenouiller, il cherche des yeux ses femmes, leur fait signe de se ranger derrière lui, lisse ses longues moustaches effilées, blanches à reflets bleuâtres, tandis que se presse la foule, fidèles et mollahs, que les gardes s’évertuent à contenir. De la cour extérieure parviennent encore des acclamations. Les épouses royales s’avancent. Entre elles un homme s’est faufilé. Vêtu de laine à la manière des derviches, il tient un papier, le tend du bout de la main. Le shah chausse ses binocles pour le lire. Soudain, un coup de feu. Le pistolet était caché par la feuille. Le souverain est atteint en plein cœur. Mais il peut encore murmurer : « Soutenez-moi ! » avant de chanceler.

Dans le tumulte général, c’est le grand vizir qui, le premier, reprend ses esprits, il crie : « Ce n’est rien, la blessure est légère ! » Il fait évacuer la salle, porter le shah à la voiture royale. Et jusqu’à Téhéran il évente le cadavre assis sur le siège arrière comme s’il respirait encore. Entre-temps, il fait mander le prince héritier de Tabriz, dont il est gouverneur.

Au sanctuaire, le meurtrier est assailli par les épouses du shah qui l’insultent et le rouent de coups, la foule lui arrache ses habits, il va être dépecé quand le colonel Kassakovsky, chef de la brigade cosaque, intervient pour le sauver. Ou plutôt pour le soumettre à un premier interrogatoire. Curieusement, l’arme du crime a disparu. On dit qu’une femme l’a ramassée, qu’elle l’a cachée sous son voile, on ne la retrouvera jamais. En revanche, la feuille de papier qui a servi a camoufler le pistolet est récupérée.

Bien entendu, Fazel m’épargna tous ces détails, sa synthèse fut lapidaire : 

— Ce fou de Mirza Reza a tué le shah. On a trouvé sur lui la lettre de Djamaleddine. Ton nom y est mentionné. Garde ton habit persan, prends ton argent et ton passeport. Rien d’autre. Et cours te réfugier à la légation américaine.

Ma première pensée fut pour le Manuscrit. Mirza Reza l’avait-il récupéré ce matin-là ? Il est vrai que je ne mesurais pas encore la gravité de ma situation : complicité dans l’assassinat d’un chef d’état, moi qui étais venu vers l’Orient des poètes ! Néanmoins, les apparences étaient contre moi, trompeuses, mensongères, absurdes, mais accablantes. Quel juge, quel commissaire ne me soupçonnerait pas ?

Fazel épiait du balcon ; soudain il se baissa pour crier d’une voix enrouée : 

— Les Cosaques sont déjà là, ils établissent des barrages tout autour de l’hôtel !

Nous dévalâmes l’escalier. Arrivés dans le vestibule d’entrée, nous reprîmes une démarche plus digne, moins suspecte. Un officier, barbe blonde, toque enfoncée, les yeux balayant les recoins de la pièce, venait de faire son entrée. Fazel eut juste le temps de me chuchoter : « À la légation ! » Puis il se sépara de moi, se dirigea vers l’officier, je l’entendis prononcer « Palkovnik ! — Colonel ! — et les vis se serrer cérémonieusement la main, échanger quelques propos de condoléances. Kassakovsky avait souvent dîné chez le père de mon ami, ce qui me valut quelques secondes de répit. J’en profitai pour presser le pas vers la sortie, enveloppé dans mon aba, et m’engager dans le jardin que les Cosaques s’employaient à transformer en camp retranché. Ils ne m’inquiétèrent pas. Comme je venais de l’intérieur, ils ont pu supposer que leur chef m’avait laissé passer. Je traversai donc la grille, me dirigeant vers la petite ruelle qui, sur ma droite, menait au boulevard des Ambassadeurs et en dix minutes à ma légation.

Trois soldats étaient postés à l’entrée de ma ruelle.

Allais-je passer devant eux ? À gauche, j’aperçus une autre ruelle. Je pensai qu’il valait mieux l’emprunter, quitte à me rabattre plus tard sur la droite. J’avançai donc, évitant de regarder en direction des soldats. Quelques pas encore, je ne les verrais plus, ils ne me verraient plus.

— Halte !

Que faire ? M’arrêter ? À la première question posée, on allait découvrir que je parlais à peine le persan, me demander mes papiers et m’arrêter. M’enfuir ? Ils n’auraient pas de mal à me rattraper, j’aurais agi en coupable, je ne pourrais même plus plaider ma bonne foi. Je n’avais qu’une fraction de seconde pour choisir.

Je décidai de poursuivre mon chemin sans me hâter, comme si je n’avais pas entendu. Mais voici un nouveau hurlement, des carabines qui se chargent, des pas. Je ne réfléchis plus, je cours à travers les ruelles, je ne regarde pas en arrière, je me jette dans les passages les plus étroits, les plus sombres, le soleil est déjà couché, dans une demi-heure il fera noir.

Dans ma tête, je cherchais une prière à réciter, je ne parvenais qu’à répéter : « Dieu ! Dieu ! Dieu ! », imploration insistante, comme si j’étais déjà mort et tambourinais à la porte du paradis.

Et la porte s’ouvrit. La porte du paradis. Une petite porte dérobée dans un mur sali d’une rue, elle s’ouvrit, une main toucha la mienne, m y agrippai, elle m’attira vers elle, referma derrière moi. Je gardai les yeux fermés, de peur, d’essoufflement, d’incrédulité, de bonheur. Dehors, la cavalcade se prolongeait.

Trois paires d’yeux rieurs me contemplaient, femmes, dont les cheveux étaient voilés mais avaient le visage découvert et qui me couvaient regard comme un nouveau-né. La plus âgée, la quarantaine, me fit signe de la suivre. Au fond du jardin où j’avais atterri se trouvait une petite cabane, où elle m’installa sur une chaise en osier, me promettant d’un geste qu’elle viendrait me délivrer. Elle me rassura d’une moue et d’un mot magique : andaroun, « maison intérieure ». Les soldats ne viendraient pas fouiller là où demeurent les femmes !

De fait, les bruits de soldats ne s’étaient rapprochés que pour s’éloigner à nouveau, avant de s’évanouir. Comment auraient-ils su dans laquelle des ruelles j’avais pu me volatiliser ? Le quartier était un fouillis, fait de dizaines de passages, de centaines de maisons et de jardins. Et il faisait presque nuit.

Au bout d’une heure, on m’apporta du thé noir, on me roula des cigarettes, une conversation s’établit. Quelques lentes phrases en persan, quelques mots de français, on m’expliqua à quoi je devais mon salut. Le bruit avait couru dans le quartier qu’un complice de l’assassin du shah se trouvait à l’hôtel des étrangers. Me voyant fuir, elles avaient compris que c’était moi l’héroïque coupable, elles avaient voulu me protéger. Les raisons de leur attitude ? Leur mari et père avait été exécuté quinze ans plus tôt, injustement accusé d’appartenir à une secte dissidente, les babis, qui prônaient l’abolition de la polygamie, l’égalité absolue entre hommes et femmes et l’établissement d’un régime démocratique. Menée par le shah et le clergé, la répression avait été sanglante et, outre les dizaines de milliers de babis, bien des innocents avaient été massacrés sur simple dénonciation d’un voisin. Depuis, restée veuve avec deux filles en bas âge, ma bienfaitrice n’attendait que l’heure de la revanche. Les trois femmes se disaient honorées que l’héroïque vengeur ait été dans leur humble jardin.

Quand on se lit en héros dans les yeux des femmes, a-t-on vraiment envie de les détromper ? Je me persuadai qu’il serait malséant, voire même imprudent, de les décevoir. Dans mon difficile combat pour la survie, j’avais besoin de ces alliées, de leur enthousiasme et de leur courage, de leur admiration injustifiée. Je me réfugiai donc dans un énigmatique silence qui leva pour elles les derniers doutes.

Trois femmes, un jardin, une salutaire méprise, je pourrais conter à l’infini les quarante journées irréelles de ce torride printemps persan. Étranger, on peut difficilement l’être davantage, et qui plus est dans l’univers des femmes d’Orient où je n’avais pas la moindre place. Ma bienfaitrice n’ignorait rien des difficultés dans lesquelles elle s’était jetée. Je suis sûr que durant la première nuit, tandis que je dormais, dans la cabane au fond du jardin, étendu sur trois nattes empilées, elle fut en proie à la plus tenace insomnie, car dès l’aube elle me manda, me fit asseoir en tailleur à sa droite, installa ses deux filles à sa gauche, et nous tint un discours laborieusement préparé.

Elle commença par faire l’éloge de mon courage, redit sa joie de m’avoir accueilli. Puis, ayant observé quelques instants de silence, elle se mit soudain à dégrafer son corsage sous mes yeux ébahis. Je rougis, détournai les yeux, mais elle m’attira vers elle. Ses épaules étaient nues ainsi que ses seins. Par la parole et par le geste, elle m’invitait à téter. Les deux filles pouffaient sous cape, mais la mère avait le sérieux des sacrifices rituels. Posant mes lèvres, le plus pudiquement du monde, sur un bout de sein, puis sur l’autre, je m’exécutai. Elle se couvrit alors, sans hâte, disant sur le ton le plus solennel : 

— Par ce geste, tu es devenu mon fils, comme si tu étais né de ma chair.

Puis, se tournant vers ses filles, qui avaient cessé de rire, elle leur annonça qu’elles devaient agir désormais avec moi comme si j’étais leur propre frère.

Au moment même, la cérémonie me parut émouvante mais grotesque. En y repensant, toutefois, j’y découvris toute la subtilité de l’Orient. Pour cette femme, en effet, ma situation était embarrassante. Elle n’avait pas hésité à me prêter une main secourable, au péril de sa vie, et m’avait offert l’hospitalité la plus inconditionnelle. En même temps, la présence d’un étranger, homme jeune, côtoyant ses filles nuit et jour, ne pouvait que provoquer un jour ou l’autre quelque incident. Comment mieux détourner la difficulté que par le geste rituel de l’adoption symbolique ? Désormais, je pouvais circuler à ma guise dans la maison, me coucher dans la même chambre, apposer un baiser sur le front de mes « sœurs », nous étions tous protégés, et puissamment tenus, par la fiction de l’adoption.

D’autres que moi se seraient sentis piégés par cette mise en scène. J’en étais, tout au contraire, réconforté. Ayant atterri sur une planète de femmes, se retrouver en train de nouer, par oisiveté, par promiscuité, une liaison hâtive avec l’une des trois hôtesses ; s’ingénier, peu à peu, à éviter les deux autres, à tromper leur vigilance, à les exclure ; s’attirer immanquablement leur hostilité ; se retrouver soi-même exclu, penaud, contrit d’avoir embarrassé, attristé ou déçu des femmes qui avaient été rien de moins que providentielles, voilà un déroulement qui aurait fort peu correspondu à mon tempérament. Cela étant dit, je n’aurais jamais su concocter, avec mon esprit d’Occidental, ce que cette femme sut trouver dans l’inépuisable arsenal des prescriptions de sa foi.

Comme par miracle, tout devint simple, limpide et pur. Dire que le désir était mort serait mentir, tout dans nos rapports était éminemment charnel, et pourtant, je le répète, éminemment pur. Ainsi vécus-je dans l’intimité de ces femmes, sans voiles ni pudeurs excessives, au cœur d’une ville où j’étais probablement l’homme le plus recherché, des moments de paix nonchalante. Avec le recul du temps, je vois mon séjour parmi ces femmes comme un moment privilégié, sans lequel mon adhésion à l’Orient serait demeurée tronquée ou superficielle. C’est à elles que je dois les immenses progrès que j’effectuai alors dans la compréhension et l’utilisation du persan usuel. Si mes hôtesses avaient fait, le premier jour, le louable effort de rassembler quelques mots de français, toutes nos conversations se déroulaient désormais dans la langue du pays. Des conversations animées ou nonchalantes, subtiles ou crues, souvent même polissonnes, puisqu’en ma qualité de frère aîné, tant que je demeurais hors des limites de l’inceste, je pouvais tout me permettre. Tout ce qui était badin était licite, y compris les plus théâtrales démonstrations d’affection.

L’expérience aurait-elle gardé son charme si elle s’était prolongée ? Je ne le saurai jamais. Je ne tiens pas à le savoir. Un événement, hélas trop prévisible, vint y mettre fin. Une visite, fort banale, celle des grands-parents.

D’ordinaire, je demeurais loin des portes d’entrée, celle du birouni, qui mène à la demeure des hommes et qui est la porte principale, et celle du jardin, par laquelle j’étais entré. À la première alerte, je m’éclipsais. Cette fois, inconscience, excès de confiance, je n’entendis pas arriver le vieux couple. J’étais assis en tailleur dans la chambre des femmes, je fumais tranquillement depuis deux bonnes heures un kalyan préparé par mes « sœurs » et m’étais assoupi sur place, le tuyau à la bouche, la tête renversée contre le mur, lorsqu’un toussotement d’homme me réveilla en sursaut.

 

 

XXXI

 

Pour ma mère adoptive, qui arriva quelques secondes trop tard, la présence d’un mâle européen au cœur de ses appartements devait être promptement expliquée. Plutôt que de ternir sa réputation, ou celle de ses filles, elle choisit de dire la vérité, sur un ton qu’elle choisit le plus patriotique et le plus triomphant. Qui était cet étranger ? Rien de moins que le farangui que toute la police recherchait, le complice de celui qui avait abattu le tyran et vengé ainsi son martyr de mari !

Un moment de flottement, puis tomba le verdict. On me congratulait, on vantait mon courage ainsi que celui de ma protectrice. Il est vrai que, face à une situation aussi incongrue, son explication était la seule plausible. Bien que ma posture affalée, en plein cœur de Pandaroun, fût quelque peu compromettante, elle pouvait aisément s’expliquer par la nécessité de me soustraire aux regards.

L’honneur était sauf, donc, mais il était désormais clair que je devais partir. Deux voies s’offraient à moi. , la plus évidente était de sortir déguisé en femme et de marcher jusqu’à la légation américaine ; de poursuivre, en somme, le chemin interrompu quelques semaines plus tôt. Mais « ma mère » m’en dissuada, Ayant effectué une tournée d’éclaireur, elle se rendit compte que toutes les ruelles menant à la légation étaient contrôlées. De plus, étant assez grand de taille, un mètre quatre-vingt-trois, mon déguisement en femme persane ne tromperait aucun soldat un tant soit peu observateur.

L’autre solution était d’envoyer, suivant les conseils de Djamaleddine, un message de détresse à la princesse Chirine. J’en parlai à ma « mère », qui m’approuva ; elle avait entendu parler de la petite-fille du shah assassiné, on la disait sensible aux souffrances des pauvres gens, elle proposa de lui porter une lettre. Le problème était de trouver les mots que je pourrais lui adresser, des mots qui, tout en étant suffisamment explicites, ne me trahiraient pas s’ils tombaient dans d’autres mains. Je ne pouvais mentionner mon nom, ni celui du Maître. Je me contentai donc d’inscrire, sur une feuille de papier, la seule phrase qu’elle m’eût jamais dite : « Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser. »

Ma « mère » avait décidé d’approcher la princesse lors des cérémonies du quarantième du vieux shah, dernière phase des cérémonies mortuaires. Dans l’inévitable confusion générale des badauds et des pleureuses barbouillées de suie, elle n’eut aucun mal à faire passer le papier d’une main à l’autre ; la princesse le lut chercha des yeux, avec frayeur, l’homme qui l’avait écrit ; la messagère lui chuchota : « Il est chez moi ! » À l’instant, Chirine quitta la cérémonie, appela son cocher et installa ma « mère » à ses côtés. Pour ne pas attirer les soupçons, le fiacre aux insignes royaux s’arrêta devant l’hôtel Prévost, d’où les deux femmes, lourdement voilées, anonymes, poursuivirent leur chemin à pied.

Nos retrouvailles s’avérèrent à peine plus volubiles que notre première rencontre. La princesse m’évalua du regard, un sourire au coin des lèvres. Soudain elle ordonna : 

— Demain à l’aube, mon cocher viendra vous chercher, soyez prêt, couvrez-vous d’un voile et marchez tête basse !

J’étais persuadé qu’elle allait me conduire à ma légation. C’est au moment où son carrosse franchissait la porte de la ville que je constatai mon erreur. Elle m’expliqua : 

— J’aurais effectivement pu vous conduire chez le ministre américain, vous auriez été à l’abri, mais on n’aurait eu aucun mal à savoir comment vous y étiez arrivé. Même si j’ai quelque influence de par mon appartenance à la famille kadjare, je ne peux tout de même pas en user pour protéger le complice apparent de l’assassin du shah. J’aurais été embarrassée, de moi on serait remonté aux braves femmes qui vous ont accueilli. Et votre légation n’aurait été nullement enchantée d’avoir à protéger un homme accusé d’un tel crime. Croyez-moi, il vaut mieux pour tout le monde que vous quittiez la Perse. Je vais vous conduire chez l’un de mes oncles maternels, un des chefs des Bakhfiaris. Il est venu avec les guerriers de sa tribu pour les cérémonies du quarantième. Je lui ai révélé votre identité et démontré votre innocence, mais ses hommes ne doivent rien savoir. Il s’est engagé à vous escorter jusqu’à la frontière ottomane par des routes qu’ignorent les caravanes. Il nous attend au village de Shah-Abdol-Azim. Avez-vous de l’argent ?

— Oui. J’ai donné deux cents toumans à mes salvatrices, mais j’en ai gardé près de quatre cents.

— Ce n’est pas assez. Il vous faudra distribuer la moitié de votre avoir à vos accompagnateurs et garder une bonne somme pour le reste du voyage. Voici quelques pièces turques, elles ne seront pas de trop. Voici également un texte que je voudrais faire parvenir au Maître. Vous passez bien par Constantinople ? Il était difficile de lui dire non. Elle poursuivit, en glissant les papiers repliés dans la fente de ma tunique : 

— C’est le procès-verbal du premier interrogatoire de Mirza Reza, j’ai passé la nuit à le recopier. Vous pouvez le lire, vous devez même le lire, il vous apprendra bien des choses. En outre, il vous occupera pendant votre longue traversée. Mais que personne d’autre ne le voie.

Nous étions déjà aux abords du village, la police était partout, elle fouillait jusqu’aux chargements des mules, mais qui aurait osé entraver un attelage royal ? Nous poursuivîmes notre route jusqu’à la cour d’une vaste bâtisse couleur de safran. En son centre trônait un immense chêne centenaire autour duquel s’agitaient des guerriers ceints de deux cartouchières croisées. La princesse n’eut qu’un regard de dédain pour ces virils ornements qui faisaient pendant aux épaisses moustaches.

— Je vous laisse en de bonnes mains, comme vous le voyez ; ils vous protégeront mieux que les faibles femmes qui vous ont pris en charge jusqu’ici.

— J’en doute.

Mes yeux suivaient avec inquiétude les canons le fusil qui se braquaient en tous sens.

— J’en doute aussi, rit-elle. Mais ils vous mèneront quand même jusqu’en Turquie.

Au moment de dire adieu, je me ravisai : 

— Je sais que le moment est peu propice pour en parler, mais sauriez-vous par hasard si l’on a trouvé dans les bagages de Mirza Reza un vieux manuscrit ?

Ses yeux me fuirent, son ton devint grinçant.

— Le moment est effectivement mal choisi. Ne prononcez plus le nom de ce fou avant d’avoir atteint Constantinople !

— C’est un manuscrit de Khayyam !

J’avais raison d’insister. Après tout, c’était bien à cause de ce livre que je m’étais laissé entraîner dans mon aventure persane. Mais Chirine eut un soupir d’impatience.

— Je ne sais rien. Je vais m’informer. Laissez-moi votre adresse, je vous écrirai. Mais, de grâce, évitez de me répondre.

En griffonnant « Annapolis, Maryland », j’eus l’impression d’être loin déjà, et déjà me vint le regret que mon incursion en Perse eût été si brève et, dès l’origine, si mal engagée. Je tendis le papier à la princesse. Quand elle chercha à s’en saisir, je lui retins la main. Étreinte courte mais appuyée ; à son tour elle appuya, plantant un ongle dans ma paume, sans me blesser, mais laissant, pour quelques minutes, une marque bien tracée. Deux sourires effleurèrent nos lèvres, la même phrase fut prononcée à l’unisson : 

— Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser !

Pendant deux mois, je ne vis rien qui ressemblât à ce que j’ai coutume d’appeler route. En quittant Shah-Abdol-Azim, nous nous orientâmes vers le sud ouest, en direction du territoire tribal des Bakhtiaris.

Après avoir contourné le lac salé de Kom, nous longeâmes le fleuve du même nom, mais sans pénétrer dans la ville elle-même. Mes accompagnateurs, les fusils constamment brandis comme pour une battue, prenaient soin d’éviter toutes les agglomérations, et bien que l’oncle de Chirine eût souvent pris la peine de m’informer,  « Nous sommes à Amouk, à Vertcha, à Khomein », ce n’était qu’une figure de style, voulant simplement dire que nous étions à la hauteur de ces localités dont nous apercevions au loin les minarets et dont je me contentais de deviner les contours.

Dans les montagnes du Luristan, au-delà des sources du fleuve Kom, mes accompagnateurs relâchèrent leur surveillance, nous étions en territoire bakhtiari. Un festin s’organisa en mon honneur, on me donna à fumer une pipe d’opium et je m’assoupis, séance tenante, dans l’hilarité générale. Il me fallut alors attendre deux jours avant de reprendre la route qui était encore longue : Chouster, Ahvaz, enfin la périlleuse traversée des marécages jusqu’à Bassorah, ville de l’Irak ottoman sur le Chatt-el-Arab.

Enfin hors de Perse, et sauf ! Restait un long mois en mer, pour aller en voilier de Fao à Bahrefn, longer la côte des Pirates jusqu’à Aden, remonter la mer Rouge et le canal de Suez jusqu’à Alexandrie, pour finalement traverser la Méditerranée dans un vieux paquebot turc jusqu’à Constantinople.

Tout au long de cette interminable fuite, fatigante mais sans accroc, je n’eus pas d’autre loisir que la lecture et la relecture des dix pages manuscrites qui constituaient l’interrogatoire de Mirza Reza. Sans doute m’en serais-je lassé si j’avais eu d’autres distractions, mais ce tête-à-tête forcé avec un condamné à mort exerçait sur moi une indéniable fascination, d’autant que je pouvais aisément l’imaginer, avec ses membres effilés, ses yeux de supplicié, son habit d’improbable dévot. Parfois je croyais même entendre sa voix torturée.

— Quelles raisons ont pu te pousser à tuer notre shah bien-aimé ?

— Ceux qui ont des yeux pour observer n’auront aucun mal à remarquer que le shah a été abattu à l’endroit même où Seyyed Djamaleddine a été maltraité. Qu’avait fait cet homme saint, vrai descendant du Prophète, pour qu’on le traîne ainsi hors du sanctuaire ?

— Qui t’a poussé à tuer le shah, quels sont tes complices ?

— Je jure par Dieu, le Très Haut, le Tout Puissant, Lui qui a créé Seyyed Djamaleddine et tous les autres humains, que personne, à part moi-même et le seyyed, n’était au courant de mon projet de tuer le shah. Le seyyed est à Constantinople, essayez donc de l’atteindre !

 — Quelles directives t’a données Djamaleddine ?

 — Lorsque je suis allé à Constantinople, je lui ai raconté les tortures que le fils du shah m’avait fait subir. Le seyyed m’a imposé silence en me disant : « Cesse de te lamenter comme si tu animais une cérémonie funèbre ! Tu ne sais rien faire d’autre que de pleurer ? Si le fils du shah t’a torturé, tue-le ! »

— Pourquoi tuer le shah plutôt que son fils, puisque c’est celui-ci qui t’a fait du tort, puisque c’est du fils que Djamaleddine t’a conseillé de te venger ?

— Je me suis dit si je tue le fils, le shah, avec sa formidable puissance, va tuer des milliers de personnes en représailles. Au lieu de couper une branche, j’ai préféré déraciner l’arbre de la tyrannie, en espérant qu’un autre arbre pourra croître à sa place. D’ailleurs, le sultan de Turquie a dit en privé à Seyyed Djamaleddine qu’il faudrait se débarrasser de ce shah pour matérialiser l’union de tous les musulmans.

— Comment sais-tu ce que le sultan a pu dire en privé à Djamaleddine ?

— C’est Seyyed Djamaleddine lui-même qui me l’a rapporté. Il me fait confiance, il ne me cache rien. Tant que j’étais à Constantinople, il m’a traité comme son propre fils.

— Si tu étais aussi bien traité là-bas, pourquoi es-tu rentré en Perse où tu craignais d’être arrêté et torturé ?

— Je suis de ceux qui croient qu’aucune feuille ne se détache d’un arbre si cela n’a été consigné, depuis toujours, dans le Livre du Destin. Il était écrit que je viendrais en Perse et que je serais l’instrument de l’acte qui vient d’être accompli.

 

 

XXXII

 

Ces hommes qui déambulaient sur la colline de Yildiz, tout autour de la maison de Djamaleddine, s’ils avaient écrit sur leurs fez « espion du sultan », n’auraient rien révélé de plus que ce que le plus naïf des visiteurs constatait dès le premier coup d’œil. Mais peut-être était-ce là la vraie raison de leur présence : encourager les visiteurs. De fait, cette demeure autrefois grouillante de disciples, de correspondants étrangers, de personnalités de passage, était, en cette pesante journée de septembre, totalement déserte. Seul le serviteur était là, toujours aussi discret. Il me conduisit au premier étage, où je trouvai le Maître pensif, lointain, enfoncé dans un fauteuil de cretonne et de velours.

En me voyant arriver, sa face s’illumina. Il vint vers moi à grandes enjambées, me serra contre lui : s’excusant du mal qu’il m’avait causé, se disant heureux que j’eusse pu m’en tirer. Je lui racontai par le menu ma fuite et l’intervention de la princesse, avant de m’attendrir sur mon trop court séjour et ma rencontre avec Mirza Reza. La seule mention de son nom affola Djamaleddine.

On vient de m’apprendre qu’il a été pendu le dernier. Dieu lui pardonne ! Bien entendu, il connaissait son sort, seul peut surprendre le délai qu’on a mis à l’exécuter. Plus de cent jours après la mort du shah ! Sans doute l’ont-ils torturé pour lui extorquer des aveux.

Djamaleddine parlait lentement. Il me parut affaibli, amaigri ; son visage, d’ordinaire si serein, était traversé par des tics qui par moments le défiguraient, sans toutefois lui ôter son magnétisme. On avait l’impression qu’il souffrait, surtout quand il évoquait Mirza Reza.

— Je n’arrive pas encore à croire que ce pauvre garçon que j’ai fait soigner ici même, à Constantinople, dont la main tremblait sans arrêt et semblait incapable de soulever une tasse de thé, ait pu tenir un pistolet, tirer sur le shah et l’abattre d’un seul coup. Ne croyez-vous pas qu’on a pu profiter de sa folie pour lui coller le crime d’un autre ?

Pour toute réponse, je lui présentai le procès-verbal recopié par la princesse. Chaussant de fins binocles, il le lut, le relut, avec ferveur, ou terreur, parfois même, me sembla-t-il, avec une sorte de joie intérieure. Puis il replia les feuilles, les glissa dans sa poche et se mit à arpenter la pièce. Dix minutes de silence passèrent, avant qu’il ne prononce cette curieuse prière : 

— Mirza Reza, enfant perdu de la Perse ! Si tu pouvais n’être que fou, si tu pouvais n’être que sage ! Si tu pouvais te contenter de me trahir ou de m’être fidèle ! Si tu pouvais n’inspirer que tendresse ou répulsion !

— Comment t’aimer, comment te haïr ? Et Dieu lui-même, que fera-t-Il de toi ? T’élèvera-t-Il au paradis des, victimes, te reléguera-t-Il à l’enfer des bourreaux ?

Il revint s’asseoir, épuisé, le visage dans les mains. J’étais toujours aussi silencieux, je m’efforçais même de retenir le bruit de ma respiration. Djamaleddine se redressa. Sa voix me semblait plus sereine et son esprit, plus clair.

— Les mots que j’ai lus sont bien de Mirza Reza. Jusqu’à présent, j’avais encore des doutes. Je n’en ai plus, c’est certainement lui l’assassin. Et il a probablement pensé agir pour me venger. Il a peut-être cru m’obéir. Mais, contrairement à ce qu’il prétend, je ne lui ai jamais donné aucun ordre de meurtre. Lorsqu’il est venu à Constantinople me raconter comment il avait été torturé par le fils du shah et ses acolytes, ses larmes coulaient. Voulant le secouer, je lui ai dit : « Cesse donc de te lamenter ! On dirait que tout ce que tu recherches, c’est qu’on te plaigne ! Tu serais même prêt à te mutiler pour être sûr qu’on te plaindra ! » Je lui ai raconté une vieille légende : lorsque les armées de Darius affrontèrent celles d’Alexandre le Grand, les conseillers du Grec lui auraient fait remarquer que les troupes des Perses étaient beaucoup plus nombreuses que les siennes. Alexandre aurait haussé les épaules avec assurance. « Mes hommes, aurait-il dit, se battent pour vaincre, les hommes de Darius se battent pour mourir ! »

Djamaleddine sembla fouiller dans ses souvenirs.

— C’est alors que j’ai dit à Mirza Reza : « Si le fils du shah te persécute, détruis-le, au lieu de te détruire toi-même ! » Est-ce vraiment un appel au meurtre ? Et croyez-vous réellement, vous qui connaissez Mirza Reza, que j’aurais pu confier une pareille mission à un fou que mille personnes ont pu rencontrer ici même dans ma maison ?

Je voulus me montrer sincère.

— Vous n’êtes pas coupable du crime que l’on vous attribue, mais votre responsabilité morale ne peut être tue.

Ma franchise le toucha.

— Cela, je l’admets. Comme j’admets avoir souhaité chaque jour la mort du shah. Mais à quoi bon me confondre, je suis déjà condamné.

Il alla vers un petit coffre, en retira une feuille soigneusement calligraphiée.

— Ce matin, j’ai écrit mon testament.

Ce texte, il me le plaça entre les mains et je lus avec émotion : 

« Je ne souffre pas d’être retenu prisonnier, je ne redoute pas la mort prochaine. Ma seule cause de désolation est de constater que je n’ai pas vu fleurir les graines que j’ai semées. La tyrannie continue d’écraser les peuples d’Orient, et l’obscurantisme d’étouffer leur cri de liberté. Peut-être aurais-je mieux réussi si j’avais planté mes graines dans la terre fertile du peuple au lieu des terres arides des cours royales. Et toi, peuple de Perse, en qui j’ai placé mes plus grands espoirs, ne crois pas qu’en éliminant un homme tu peux gagner ta liberté. C’est le poids des traditions séculaires que tu dois oser secouer. »

— Gardez-en une copie, traduisez-le pour Henri Rochefort, l’Intransigeant est le seul journal qui clame encore mon innocence, les autres me traitent d’assassin. Tout le monde souhaite ma mort. Qu’ils soient rassurés, j’ai un cancer, un cancer de la mâchoire !

Comme chaque fois qu’il avait la faiblesse de se plaindre, il se racheta sur-le-champ par un rire faussement insouciant et une docte badinerie.

— Cancer, cancer, cancer, répéta-t-il comme une imprécation. Les médecins des temps passés attribuaient toutes les maladies aux conjonctions des astres. Seul le cancer a gardé, dans toutes les langues, son nom astrologique. La frayeur est intacte.

Resté quelques instants pensif et mélancolique, ne tarda pas à se reprendre, d’un ton allègre, fort affecté, mais d’autant plus poignant.

— Je maudis ce cancer. Pourtant rien ne dit que c’est lui qui me tuera. Le shah demande mon extradition : le sultan ne peut me livrer puisque je reste son invité, il ne peut non plus laisser un régicide impuni. Il a beau détester le shah et sa dynastie, comploter chaque jour contre lui, une solidarité continue à lier la confrérie des grands de ce monde face à un gêneur comme Djamaleddine. La solution ? Le sultan me fera tuer ici même, et le nouveau shah en sera réconforté, puisqu’en dépit de ses demandes répétées d’extradition il n’a nulle envie de marquer ses mains de mon sang au commencement de son règne. Qui me tuera ? le cancer ? le shah ? le sultan ? Peut-être n’aurai-je jamais le temps de le savoir. Mais toi, mon jeune ami, tu le sauras. Et il eut la témérité de rire !

En fait, je ne le sus jamais. Les circonstances de la mort du grand réformateur de l’Orient demeurent un mystère. J’appris la nouvelle quelques mois après mon retour à Annapolis. Une notice dans l’Intransigeant du 12 mars 1897 m’informait de sa disparition survenue trois jours plus tôt. C’est seulement vers la fin de l’été, quand la fameuse lettre promise par Chirine me parvint, que je pus connaître, sur la mort de Djamaleddine, la version qui circulait parmi ses disciples. « Il souffrait, écrivait-elle, depuis quelques mois de violentes rages de dents liées sans doute à son cancer. Ce jour-là, parce que la douleur dépassait les limites du supportable, il envoya son serviteur chez le sultan, qui lui dépêcha son propre dentiste. Celui-ci l’ausculta, tira de sa serviette une seringue déjà prête et le piqua à la gencive en lui expliquant que la douleur allait bientôt s’estomper. Quelques secondes ne s’étaient pas encore écoulées que la mâchoire du Maître s’enfla. Le voyant étouffer, son serviteur courut rattraper le dentiste, qui n’était pas sorti de la maison, mais, au lieu de revenir sur ses pas , l’homme se mit à courir de plus belle vers le carrosse qui l’attendait. Seyyed Djamaleddine mourut quelques minutes plus tard. Le soir, des agents du sultan vinrent ramasser son corps, qui fut lavé puis enterré à la sauvette. » Le récit de la princesse s’achevait, sans transition, sur ces mots de Khayyam, traduits par ses soins : « Ceux qui ont amassé tant de connaissances, qui nous ont conduits vers le savoir, ne sont-ils pas noyés eux-mêmes dans le doute ? Ils racontent une histoire, puis ils vont se coucher. »

Sur le sort du Manuscrit, qui était pourtant le but de la lettre, Chirine m’informait de manière plus laconique : « Il se trouvait effectivement dans les affaires du meurtrier. Il est maintenant chez moi. Vous pourrez le consulter à loisir quand vous reviendrez en Perse. »

Revenir en Perse où pesaient sur moi tant de soupçons ?

 

 

XXXIII

 

De mon aventure persane je n’avais gardé que des soifs. Un mois pour atteindre Téhéran, trois mois pour en sortir, et dans ses rues quelques brèves journées engourdies, à peine le temps de humer, de frôler ou d’entrevoir. Trop d’images m’appelaient encore vers la terre interdite : ma fière paresse de fumeur de kalyan, trônant dans les vapeurs de braise et de tombacs, ma main se refermant sur celle de Chirine, le temps d’une promesse ; mes lèvres sur ces seins, en chasteté offerts par ma mère d’un soir ; et plus que tout le Manuscrit qui m’attendait, pages ouvertes, dans les bras de sa gardienne.

À ceux qui n’auraient jamais contracté l’obsession de l’Orient, j’ose à peine raconter qu’un samedi au crépuscule, babouches, aux pieds, vêtu de ma tunique persane et portant sur la tête ma kulah en peau de mouton, je m’en fus déambuler sur la plage d’Annapolis, en un coin que je savais désert. Il l’était, mais à mon retour, absorbé dans mes rêveries, oubliant mon accoutrement, je fis un détour par Compromise Road qui, elle, n’était nullement déserte. « Bonsoir, monsieur Lesage », « Bonne promenade, monsieur Lesage », « Bonsoir, madame Baymaster, mademoiselle Highthurch », les salutations fusaient. « Bonsoir, révérend ! »

Ce furent les sourcils effarés du pasteur qui m’éveillèrent. Je m’arrêtai net pour me contempler avec contrition de la poitrine aux pieds, tâter mon couvre-chef et presser le pas. Je crois même avoir couru, drapé dans mon aba comme pour cacher ma nudité. Arrivé chez moi, je me défis de mon attirail et l’enroulai d’un geste définitif, avant de le projeter rageusement au fond d’un placard à outils.

Je me gardai bien de récidiver, mais cette seule promenade m’avait collé, sans doute pour la vie, une tenace étiquette d’extravagance. En Angleterre, on a toujours observé les excentriques avec bienveillance, avec admiration même, à condition qu’ils aient l’excuse de la richesse. L’Amérique de ces années-là se prêtait mal à de tels écarts, on y prenait le virage du siècle avec une prude circonspection. Peut-être pas à New York ou à San Francisco, mais certainement dans ma ville. Une mère française et un bonnet persan, c’était beaucoup d’exotisme pour Annapolis.

Cela, côté ombre. Côté lumière, ma lubie me valut, séance tenante, une réputation imméritée de grand explorateur de l’Orient. Le directeur du journal local, Matthias Webb, qui avait eu vent de ma promenade, me suggéra d’écrire un article sur mon expérience persane.

La dernière fois que le nom de la Perse avait été imprimé sur les pages de l’Annapolis Gazette and Herald remontait, je crois, à 1856, lorsqu’un transatlantique, fierté de la Cunards, le premier bateau à roues qui ait jamais été doté d’une carcasse métallique, avait heurté un iceberg. Sept marins de notre comté avaient péri. L’infortuné navire s’appelait Persia.

Les gens de la mer ne badinent pas avec les signes du destin. Aussi jugeai-je nécessaire de noter, en introduction à mon article, que « Persia » était un terme impropre, que les Persans eux-mêmes nommaient leur pays  « Iran », raccourci d’une expression fort ancienne, « Aïrania Vaedja », signifiant « Terre des Aryens ».

J’évoquai ensuite Omar Khayyam, le seul Persan dont la plupart de mes lecteurs aient déjà entendu parler, citant de lui un quatrain empreint d’un profond scepticisme, « Paradis, Enfer, quelqu’un aurait-il donc visité ces contrées singulières ? » Utile préambule avant de m’étendre, en quelques paragraphes bien tassés, sur les nombreuses religions qui ont, depuis toujours, prospéré sur la terre persane, le zoroastrisme, le manichéisme, l’islam sunnite et chiite, la variante ismaélienne de Hassan Sabbah et, plus près de nous, les babis, les cheikhis, les bahai. Je ne manquai pas de rappeler que notre « paradis » avait pour origine un vieux mot persan, « paradaeza », qui veut dire « jardin ».

Matthias Webb me félicita de mon apparente érudition, mais quand, encouragé par son éloge, je proposai une collaboration plus régulière, il parut embarrassé et subitement irrité : 

— Je veux bien vous prendre à l’essai si vous promettez de perdre cette agaçante manie de saupoudrer votre texte de mots barbares !

Ma mine trahissait surprise et incrédulité ; Webb avait ses raisons : 

— La Gazette n’a pas les moyens de se payer, en permanence, un spécialiste de la Perse. Mais si vous acceptez de prendre en charge l’ensemble des nouvelles étrangères, et si vous vous sentez capable de mettre les contrées lointaines à la portée de nos compatriotes, une place est à prendre dans ce journal. Ce que vos articles perdront en profondeur, ils le gagneront en étendue.

Nous avions tous les deux retrouvé le sourire ; il m’offrit le cigare de la paix, avant de poursuivre : 

— Hier encore, l’étranger n’existait pas pour nous, l’Orient s’arrêtait à Cape Cod. Et soudain, sous prétexte qu’un siècle se couche et qu’un autre se lève, notre cité paisible est assaillie par les turbulences du monde.

Il faut préciser que notre entretien avait lieu en 1899, peu après la guerre hispano-américaine qui avait mené nos troupes non seulement à Cuba et Porto Rico, mais jusqu’aux Philippines. Jamais auparavant, les États-Unis n’avaient exercé leur autorité si loin de leurs rivages. Notre victoire sur le vétuste empire espagnol ne nous avait coûté que deux mille quatre cents morts, mais à Annapolis, siège de l’Académie navale, chaque perte pouvait être celle d’un parent, d’un ami, d’un fiancé engagé ou potentiel ; les plus conservateurs de mes concitoyens voyaient dans le président Mac Kinley un dangereux aventurier.

Tel n’était point l’avis de Webb, mais il se devait de ménager les phobies de ses lecteurs. Pour bien me le faire comprendre, ce père de famille sérieux et grisonnant se leva, émit un rugissement, arbora une désopilante grimace, recroquevilla ses doigts comme s’ils étaient les griffes d’un monstre.

— Le monde féroce s’approche à grands pas d’Annapolis, et vous, Benjamin Lesage, vous avez pour mission de rassurer vos compatriotes.

Lourde responsabilité dont je m’acquittai sans lustre. Mes sources d’information étaient les articles de mes confrères de Paris, de Londres, ainsi, bien entendu, que ceux de New York, Washington et Baltimore. De tout ce que j’écrivis sur la guerre des Boers, sur le conflit de 1904-1905 entre le tsar et le mikado, ou sur les troubles en Russie, pas une ligne, je crains, ne mérite de figurer dans les annales.

C’est seulement au sujet de la Perse que ma carrière de journaliste peut être évoquée. Je suis fier de dire que la Gazette fut le premier journal américain à prévoir l’explosion qui allait se produire et dont les nouvelles occuperaient dans les derniers mois de 1906 de larges espaces dans tous les journaux du monde.

Pour la première et, vraisemblablement, pour la dernière fois, les articles de l’Annapolis Gazette and Herald furent cités, souvent même reproduits mot à mot, dans plus de soixante journaux du Sud et de la côte est.

Cela, ma ville et son journal me le doivent. Et moi, je le dois à Chirine. C’est en effet grâce à elle, et non à ma frêle expérience persane, que je pus comprendre l’ampleur des événements qui se préparaient.

Je n’avais rien reçu de ma princesse depuis plus de sept ans. Me devait-elle une réponse au sujet du Manuscrit ? elle me l’avait fournie, frustrante mais précise ; je n’attendais plus aucun mot d’elle. Ce qui ne veut pas dire que je n’espérais pas. À chaque arrivée de courrier l’idée me caressait l’esprit, je cherchais sur les enveloppes une écriture, un timbre à lettres arabes, un chiffre cinq en forme de cœur. Je ne redoutais pas ma déception quotidienne, je la vivais comme un hommage aux rêves qui me hantaient.

Je dois dire qu’à cette époque-là ma famille venait de quitter Annapolis pour s’installer à Baltimore où se concentrait désormais l’essentiel des activités de mon Père, où, avec deux de ses jeunes frères, il envisageait de fonder sa propre banque. J’avais choisi, quant à moi, de rester dans ma maison natale, avec notre vieille cuisinière à moitié sourde, dans une ville où je comptais bien peu d’amis proches. Et je ne doute pas que ma solitude donnât à mon attente une ferveur amplifiée.

Puis, un jour, Chirine finit par m’écrire. Du Manuscrit de Samarcande, plus un mot ; rien de personnel dans cette longue lettre, sinon, peut-être qu’elle commençait par « Cher ami lointain ». La suite était le récit, jour après jour, des événements qui se déroulaient autour d’elle. La relation était minutieuse, foisonnante de détails dont aucun n’était superflu, quand à mes yeux profanes il le semblait. J’étais amoureux de sa belle intelligence, et flatté qu’elle m’ait choisi, entre tous les hommes, pour adresser le fruit de ses pensées.

Je vivais désormais au rythme de ses envois, un par mois, une chronique palpitante que j’aurais publiée telle quelle si ma correspondante n’avait exigé la plus rigoureuse discrétion. Même si elle m’autorisait généreusement à la piller. Ce que j’ai fait sans vergogne, puisant abondamment dans ses lettres, traduisant parfois, sans guillemets ni italiques, des passages entiers.

Ma façon de présenter les faits à mes lecteurs demeurait cependant fort différente de la sienne. Jamais, par exemple, la princesse n’aurait songé à écrire : 

« La révolution persane s’est déclenchée lorsqu’un ministre belge a eu la désastreuse idée de se déguiser en mollah. »

Ce n’était pas si loin de la vérité pourtant, quoique pour Chirine les prémices de la révolte aient été décelables dès la cure du shah à Contrexéville, en 1900. Désireux de s’y rendre avec sa suite, le monarque avait eu besoin d’argent. Son Trésor étant vide comme à l’accoutumée, il avait demandé un prêt au tsar, qui lui avait accordé 22,5 millions de roubles.

Rarement cadeau fut si empoisonné. Pour s’assure que leur voisin du sud, constamment proche de la banqueroute, rembourserait une telle somme, les autorités de Saint-Pétersbourg exigèrent, et obtinrent, de prendre en charge les douanes persanes et de se faire directement payer sur leurs recettes. Cela pendant soixante-quinze ans ! Conscient de l’énormité de ce privilège et redoutant que les autres puissances européennes ne prennent ombrage de cette totale mainmise sur le commerce extérieur de la Perse, le tsar évita de confier les douanes à ses propres sujets et préféra demander au roi Léopold II de s’en charger à sa place, et pour son compte. C’est ainsi que se retrouvèrent chez le shah une trentaine de fonctionnaires belges dont l’influence allait connaître une extension vertigineuse. Le plus éminent d’entre eux, un certain monsieur Naus, parvint notamment à se hisser jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir. À la veille de la Révolution, il était membre du conseil suprême du royaume, ministre des Postes et Télégraphes, trésorier général de la Perse, chef du département des passeports, directeur général des Douanes. Il s’occupait, en outre, de réorganiser l’ensemble du système fiscal, et c’est à lui que l’on attribuait l’imposition d’une nouvelle taxe sur les chargements des mulets.

Inutile de dire qu’à ce stade M. Naus était devenu l’homme le plus détesté de la Perse, le symbole de la mainmise étrangère. De temps à autre, une voix s’élevait pour demander son renvoi, qui semblait d’autant plus justifié qu’il n’avait ni une réputation d’incorruptibilité ni l’alibi de la compétence. Mais il demeurait en place, soutenu par le tsar, ou plutôt par la redoutable camarilla rétrograde qui entourait ce dernier et dont les objectifs politiques étaient maintenant exprimés à voix haute dans la presse gouvernementale de Saint-Pétersbourg : exercer sur la Perse et le golfe Persique une tutelle sans partage.

 

 

XXXIV

 

 

La position de M. Naus semblait inébranlable ; elle le resta jusqu’au moment où son protecteur fut lui-même ébranlé. Cela se produisit plus vite que ne pensaient les plus rêveurs des Persans. Et en deux ans. D’abord la guerre avec le Japon, qui, à la risée de l’univers entier, se termina par la défaite du tsar et la destruction de sa flotte. Puis la colère des uns, provoquée par l’humiliation qui leur avait été infligée par la faute de dirigeants incompétents : la rébellion des marins du Potemkine, la mutinerie de Cronstadt, l’insurrection de Sébastopol, les événements de Moscou. Je ne m’étendrai pas sur ces faits que nul n’a eu le temps d’oublier, me contentant d’insister sur l’effet dévastateur, qu’ils produisirent sur la Perse, notamment lorsqu’en avril 1906 Nicolas II fut contraint de convoquer un parlement, la Douma.

Car c’est dans cette atmosphère qu’intervint le plus banal des événements : un bal masqué chez un haut fonctionnaire belge, où M. Naus eut l’idée de se rendre déguisé en mollah. Gloussements, rires, applaudissements, on s’agglutina autour du ministre, on le félicita, on posa pour une photographie. Quelques jours, plus tard, on distribuait ce cliché à des centaines d’exemplaires dans le bazar de Téhéran.

Chirine m’a envoyé une copie de ce document. Je l’ai toujours, il m’arrive encore d’y jeter un coup d’œil nostalgique et amusé. On y voit, assis sur un tapis étendu entre les arbres d’un jardin, une quarantaine d’hommes et de femmes habillés à la turque, à la japonaise ou à l’autrichienne ; au centre, au premier plan, M. Naus, si bien déguisé qu’avec sa barbe blanche et sa moustache poivre et sel on le prendrait aisément pour un pieux patriarche. Commentaire de Chirine sur le dos du cliché : « Impuni pour tant de crimes, châtié pour une peccadille. »

Se moquer des religieux, telle n’était assurément pas l’intention de Naus. On ne pouvait lui reprocher, en l’occasion, qu’une coupable inconscience, une absence de tact, une once de mauvais goût. Sa vraie faute, dès lors qu’il servait de cheval de Troie au tsar, ce fut de n’avoir pas compris que, pour un temps, il devait se faire oublier.

Des rassemblements rageurs autour de l’image diffusée, quelques incidents, le bazar ferma ses portes. On réclama d’abord le départ de Naus, puis celui de l’ensemble du gouvernement. Des tracts furent distribués qui demandaient qu’un parlement soit institué en Russie. Depuis des années, des sociétés secrètes agissaient au sein de la population, elles se réclamaient de Djamaleddine, parfois même de Mirza Reza, érigé par les circonstances en symbole de la lutte contre l’absolutisme.

Les Cosaques bouclèrent les quartiers du centre. Certaines rumeurs, propagées par les autorités, annonçaient qu’une répression sans précédent allait s’abattre sur les protestataires, que le bazar serait ouvert par la force armée, abandonné au pillage de la troupe, une menace qui terrifie les marchands depuis des millénaires.

C’est pourquoi, le 19 juillet 1906, une délégation des commerçants et des changeurs du bazar se rendit auprès du chargé d’affaires britannique pour une question d’urgence : si des personnes en danger d’être arrêtées venaient se réfugier à la légation, seraient-elles protégées ? La réponse fut positive. Les visiteurs se retirèrent avec remerciements et dignes courbettes.

Le soir même, mon ami Fazel se présentait à la légation avec un groupe d’amis, on le reçut avec empressement. Bien qu’il eût trente ans à peine, il était déjà, héritier de son père, l’un des marchands les plus riches du bazar. Mais sa vaste culture élevait encore son rang, et son influence était grande parmi ses pairs. À un homme de sa condition, les diplomates britanniques ne pouvaient que proposer l’une des chambres réservées aux visiteurs de marque. Pourtant, il en déclina l’offre, et, invoquant la chaleur, exprima son désir de s’installer dans les vastes jardins de la légation. Il avait, dit-il, apporté à cet effet une tente, un petit tapis, quelques livres. Lèvres pincées, sourcils frémissants, ses hôtes observèrent le déballage.

Le lendemain, trente autres marchands vinrent de la même manière profiter du droit d’asile. Trois jours après, le 23 juillet, il y en avait huit cent soixante. Le 26, ils étaient cinq mille. Et douze mille le 6 août.

Étrange spectacle que cette ville persane plantée dans un jardin anglais. Des tentes partout regroupées par corporations. La vie s’y était rapidement organisée, une cuisine était installée derrière le pavillon des gardes, d’énormes chaudrons circulaient entre les différents « quartiers », chaque service durait trois heures.

Aucun désordre, peu de bruit, on prenait refuge, on prenait bast, comme disent les Persans, autrement dit on s’adonnait à une résistance strictement passive à l’abri d’un sanctuaire. Des sanctuaires, il y en avait plusieurs dans la région de Téhéran : le mausolée de Shah-Abdol-Azim, les écuries royales et, le plus petit bast de tous, le canon sur roues de la place Topkhané : si un fugitif s’y agrippe, les forces de l’ordre n’ont plus le droit de le toucher. Mais l’expérience de Djamaleddine avait montré que le pouvoir ne tolérait pas longtemps cette forme de protestation. La seule immunité qu’il reconnaissait était celle des légations étrangères.

Chez les Anglais, chaque réfugié avait apporté son kalyan et ses rêves. D’une tente à l’autre, un océan de différence. Autour de Fazel, l’élite moderniste ; ils n’étaient pas qu’une poignée, mais des centaines, jeunes ou chenus, organisés en anjuman, sociétés plus ou moins secrètes. Leurs propos revenaient sans cesse sur le Japon, la Russie, la France surtout, dont ils parlaient, dont ils lisaient assidûment les livres et les maux, la France de Saint-Simon, de Robespierre, de Rousseau et de Waldeck-Rousseau. Fazel avait soigneusement découpé le texte de loi sur la séparation de l’église et de l’État voté un an plus tôt à Paris, il l’avait reproduit et distribué à ses amis, ils en débattaient avec eux. Mais à voix basse, car non loin de leur cercle se réunissait une assemblée de mollahs.

Le clergé, lui, était divisé. Une partie rejetait tout qui venait d’Europe, l’idée même de démocratie, de parlement et de modernité. « Pourquoi, disaient-ils, aurions-nous besoin d’une Constitution puisque nous avons le Coran ? » Ce à quoi les modernistes répondaient que le Livre avait laissé aux hommes le soin de se gouverner démocratiquement puisqu’il y était dit : « Que vos affaires se règlent par concertation entre vous ».  Habilement, ils ajoutaient que si les musulmans, à la mort du Prophète, avaient disposé d’une Constitution organisant les institutions de leur Etat naissant, ils n’auraient pas connu les sanglantes luttes de succession qui avaient conduit à l’éviction de l’imam Ali.

Au-delà du débat doctrinal, la majorité des mollahs acceptait, néanmoins, l’idée de Constitution pour mettre fin à l’arbitraire royal. Venus par centaines pour prendre bast, ils se plaisaient à comparer leur acte à l’émigration du Prophète vers Médine, et les souffrances du peuple à celles de Hussein, fils de l’imam Ali, dont la passion est le plus proche équivalent musulman de la passion du Christ. Dans les jardins de la légation, des pleureurs professionnels, les rozé-khwan, racontaient à leur auditoire les souffrances de Hussein. On pleurait, on se flagellait, on se lamentait sans retenue sur Hussein, sur soi-même, sur la Perse, égarée dans un monde hostile, précipitée, siècle après siècle, dans une décadence sans fond.

Les amis de Fazel demeuraient à l’écart de ces manifestations, Djamaleddine leur avait appris à se méfier des rozé-khwan. Ils ne les écoutaient qu’avec une condescendance inquiète.

Je fus frappé par une froide réflexion de Chirine dans l’une de ses lettres : « La Perse est malade, écrivait-elle. Il y a plusieurs médecins à son chevet, modernes, traditionnels, chacun propose ses remèdes, l’avenir est à celui qui obtiendra la guérison. Si cette révolution triomphe, les mollahs devront se transformer en démocrates ; si elle échoue, les démocrates devront se transformer en mollahs. »

Pour le moment, ils se retrouvaient tous dans, la même tranchée, dans le même jardin. Le 7 août, la légation comptait seize mille bastis, les rues de la ville étaient vides, tout marchand de quelque notoriété avait « émigré ». Le shah n’eut plus qu’à céder. Le 15 août, moins d’un mois après le début du bast, il annonça que des élections seraient organisées pour élire au suffrage direct à Téhéran, indirect dans les provinces, une assemblée nationale consultative.

Le premier parlement de l’histoire de la Perse se réunit dès le 7 octobre. Pour prononcer le discours du trône, le shah dépêcha judicieusement un opposant de la première heure, le prince Malkom Khan, un Arménien d’Ispahan, compagnon de Djamaleddine, celui-là même qui l’avait hébergé lors de son dernier séjour à Londres. Superbe vieillard aux allures britanniques, il avait toute sa vie rêvé de se retrouver debout au Parlement en train de lire aux représentants du peuple le discours d’un souverain constitutionnel.

Que ceux qui voudraient se pencher de plus près sur cette page d’histoire ne cherchent pas Malkom Khan dans les documents de l’époque. Aujourd’hui, comme au temps de Khayyam, la Perse ne connaît pas ses dirigeants par leurs noms, mais par leurs titres, « Soleil de la Royauté », « Pilier de la religion », « Ombre du Sultan ». À l’homme qui eut l’honneur d’inaugurer l’ère de la démocratie fut dévolu le titre le plus prestigieux de tous : Nizam-el-Molk. Déroutante Perse, si immuable dans ses convulsions, si elle-même à travers tant de métamorphoses !

 

 

XXXV

 

C’était un privilège d’assister au réveil de l’orient, ce fut un moment intense d’émotion, d’enthousiasme et de doute. Quelles idées radieuses ou monstrueuses avaient pu germer dans son cerveau endormi ? Que ferait-il en se levant ? Allait-il se ruer, aveugle, sur ceux qui l’avaient secoué ? Je recevais des lettres de lecteurs qui m’interrogeaient avec angoisse, me demandant d’être devin. Ayant encore en mémoire, la révolte des Boxers chinois à Pékin en 1900, la mise en otages des diplomates étrangers, les difficultés du corps expéditionnaire confronté à la vieille impériale, cette redoutable fille du Ciel, ils avaient peur de La Perse ; serait-elle différente ? Je répondais résolument « oui », faisant confiance à la démocratie naissante. Une Constitution venait en effet d’être promulguée, ainsi qu’une charte des droits du citoyen. Des clubs se créaient chaque jour, et aussi des journaux. Quatre-vingt-dix quotidiens et hebdomadaires en quelques mois. Ils s’intitulaient Civilisation, Égalité, Liberté, ou, plus pompeusement, Trompettes de la Résurrection. Ils étaient fréquemment cités dans la presse britannique ou dans les journaux russes d’opposition, le Ryech, libéral, et Sovremenny Mir, prâd, des sociaux-démocrates. Un journal satirique de Téhéran obtint dès son premier numéro un succès foudroyant, les traits de ses dessinateurs prenaient pour cibles préférées les courtisans véreux, les agents du tsar et, plus que tout, les faux dévots.

Chirine jubilait : « Vendredi dernier, écrivait-elle encore, quelques jeunes mollahs ont cherché à créer un attroupement dans le bazar, ils qualifiaient la Constitution d’hérétique innovation et voulaient inciter la foule à marcher sur le Baharistan, siège du Parlement. Sans succès. Ils eurent beau s’égosiller, les citadins restèrent indifférents. De temps à autre un homme s’arrêtait, écoutait quelque bout de harangue, puis s’éloignait en haussant les épaules. Arrivèrent enfin trois ulémas, parmi les plus vénérés de la cité, qui, sans ménagement, invitèrent les prêcheurs à rentrer chez eux par le plus court chemin, et sans élever les yeux plus haut que leurs genoux. J’ose à peine y croire, le fanatisme est mort en Perse. »

Cette dernière phrase, je l’utilisai en titre de mon plus bel article. Je m’étais si bien imprégné de l’enthousiasme de la princesse que mon texte fut un véritable acte de foi. Le directeur de la Gazette me recommanda plus de pondération, mais les lecteurs approuvèrent mon ardeur si j’en juge par le nombre croissant de lettres que je recevais.

L’une d’elles portait la signature d’un certain Howard C. Baskerville, étudiant à l’université de Princeton, New Jersey. Il venait d’obtenir son diplôme de bachelor of arts, et souhaitait se rendre en Perse pour observer de près les événements que je décrivais. Une formule de lui m’avait bouleversé : « J’ai la profonde conviction, en ce début de siècle, que, si l’Orient ne parvient pas à se réveiller, bientôt l’Occident ne pourra plus dormir. » Dans ma réponse, je l’encourageai à faire ce voyage, promettant de lui fournir, lorsque sa décision serait prise, les noms de quelques amis qui pourraient l’accueillir.

Quelques semaines plus tard, Baskerville vint jusqu’à Annapolis pour m’annoncer, de vive voix, qu’il avait obtenu un poste d’instituteur à la Memorial Boys School de Tabriz, dirigée par la Mission presbytérienne américaine ; il devait enseigner aux jeunes Persans l’anglais et les sciences. Il partait tout de suite, sollicitait conseils et recommandations. Je me hâtai de le féliciter, promettant, sans trop y réfléchir, de passer le voir si je me rendais en Perse.

Je ne pensais pas y aller de sitôt. Ce n’était pas l’envie qui me manquait, mais j’hésitais encore à faire ce voyage en raison des accusations fallacieuses qui pesaient sur moi. N’étais-je pas présumé complice dans le meurtre d’un roi ? En dépit des changements rapides survenus à Téhéran, je craignais, en vertu de quelque mandat poussiéreux, de me faire arrêter aux frontières et de ne pas pouvoir alerter mes amis ou ma légation.

Le départ de Baskerville m’incita néanmoins à effectuer quelques démarches pour régulariser ma situation. À Chirine, j’avais promis de ne jamais écrire. Ne voulant pas prendre le risque de la voir interrompre sa correspondance, je m’adressai donc à Fazel, dont l’influence, je le savais, s’affirmait chaque jour. À l’Assemblée nationale, où les grandes décisions étaient prises, il était le plus écouté des députés.

Sa réponse m’arriva trois mois plus tard, amicale, chaleureuse, accompagnée surtout d’un papier officiel portant le sceau du ministère de la Justice et précisant que j’étais lavé de tout soupçon de complicité dans l’assassinat du vieux shah ; en conséquence, j’étais autorisé à circuler librement dans toutes les provinces de Perse.

Sans rien attendre de plus, je m’embarquai pour Marseille, et de là pour Salonique, Constantinople puis Trébizonde, avant de contourner à dos de mulet le mont Ararat jusqu’à Tabriz.

J’y arrivai par une chaude journée de juin. Le temps de m’installer au caravansérail du quartier arménien, le soleil était déjà au ras des toits. Je tenais cependant à voir Baskerville au plus tôt et, dans cette intention, me rendis à la Mission presbytérienne, édifice bas mais étendu, fraîchement repeint de blanc éclatant dans une forêt d’abricotiers. Deux croix discrètes sur la grille et, sur le toit, au-dessus de la porte d’entrée, une bannière étoilée.

Un jardinier persan vint à ma rencontre, pour me conduire au bureau du pasteur, un grand homme barbu et roux aux allures marines, à la poignée ferme et hospitalière. Avant même de m’inviter à m’asseoir, il me proposa un lit pour la durée de mon séjour.

— Nous avons une chambre constamment apprêtée pour les compatriotes qui nous font la surprise et l’honneur de nous visiter. Vous n’êtes l’objet d’aucun traitement spécial, je me contente de suivre la coutume établie depuis la fondation de cette mission.

J’exprimai de sincères regrets.

— J’ai déjà déposé ma malle au caravansérail et j’envisage de poursuivre ma route après-demain pour Téhéran.

— Tabriz mérite mieux qu’une journée hâtive. Comment pouvez-vous venir jusqu’ici sans accepter de vous perdre une journée ou deux dans les dédales du plus grand bazar de l’Orient, sans contempler les ruines de la mosquée Bleue mentionnée dans les Mille-et-Une-Nuits ? Les voyageurs sont par trop pressés, de nos jours, pressés d’arriver, d’arriver à tout prix, mais ce n’est pas seulement au bout du chemin que l’on arrive. À chaque étape on arrive quelque part, à chaque pas on peut découvrir une face cachée de notre planète, il suffit de regarder, de désirer, de croire, d’aimer.

Il paraissait sincèrement désolé de me voir si mauvais voyageur. Je me sentis contraint de me justifier.

— En fait, j’ai un travail urgent à Téhéran, j’ai seulement fait un détour par Tabriz pour voir un ami qui enseigne chez vous, Howard Baskerville.

À la seule mention de ce nom, l’atmosphère s’alourdit. Plus aucune jovialité, aucune animation, aucun paternel reproche. Rien qu’une mine embarrassée et que je jugeai même fuyante. Un silence pesant, puis : 

— Vous êtes un ami de Howard ?

— En un sens, je suis responsable de sa venue en Perse.

— Lourde responsabilité !

En vain je cherchai sur ses lèvres un sourire. Il me sembla soudain accablé et vieilli, ses épaules étaient affaissées, son regard se faisait presque suppliant.

— Je dirige cette mission depuis quinze ans, notre école est la meilleure de la ville, j’ose croire que notre œuvre est utile et chrétienne. Ceux qui prennent part à nos activités ont à cœur le progrès de cette contrée, sinon, croyez-le bien, rien ne les obligerait à venir de si loin pour affronter un milieu souvent hostile.

Je n’avais aucune raison d’en douter, mais l’ardeur que l’homme mettait à se défendre m’indisposait. Je n’étais dans son bureau que depuis quelques minutes, je ne l’avais accusé de rien, je ne lui avais rien demandé. Je me contentai donc de hocher poliment la tête. Il poursuivit : 

— Lorsqu’un missionnaire fait montre d’indifférence face aux malheurs qui accablent les Persans, lorsqu’un enseignant n’éprouve plus aucune joie devant les progrès de ses élèves, je lui conseille fermement de repartir pour les États-Unis. Il arrive que l’enthousiasme retombe, surtout chez les plus jeunes. Quoi de plus humain ?

Ce préambule achevé, le révérend se tut, ses gros doigts s’énervant autour de sa pipe. Il semblait avoir de la peine à trouver ses mots. Je crus de mon devoir de lui faciliter la tâche. J’adoptai le ton le plus détaché : 

— Vous voulez dire que Howard s’est découragé au bout de ces quelques mois, que son engouement pour l’Orient s’est avéré passager ?

Il sursauta.

— Bon Dieu non, pas Baskerville ! J’essayais de vous expliquer ce qui arrive parfois avec certaines de nos recrues. Avec votre ami, c’est l’inverse qui se produit, et j’en suis infiniment plus inquiet. En un sens, il est le meilleur instituteur que nous ayons jamais engagé, ses élèves font des progrès prodigieux, leurs parents ne jurent que par lui, la mission n’a jamais reçu autant de cadeaux, des agneaux, des coqs, du halva, tout en l’honneur de Baskerville. Le drame, avec lui, c’est qu’il refuse de se comporter comme un étranger. S’il s’amusait à s’habiller à la manière des gens d’ici, à se nourrir de polow et à me saluer dans le dialecte du pays, je me serais contenté d’en sourire. Mais Baskerville n’est pas homme à s’arrêter aux apparences, il s’est lancé sans retenue dans le combat politique, il fait en classe l’éloge de la Constitution, encourage ses élèves à critiquer les Russes, les Anglais, le shah et les mollahs rétrogrades. Je le soupçonne même d’être ce qu’on appelle ici un « fils d’Adam », c’est-à-dire un membre des sociétés secrètes.

Il soupira.

— Hier matin, une manifestation a eu lieu devant notre grille, conduite par deux des plus éminents chefs religieux, pour réclamer le départ de Baskerville ou, à défaut, la fermeture pure et simple de la mission. Trois heures plus tard, une autre manifestation se déroulait, au même endroit, pour acclamer Howard et exiger son maintien. Vous comprenez bien que si un tel conflit se prolongeait, nous ne pourrions demeurer longtemps dans cette ville.

— Je suppose que vous en avez déjà parlé avec Howard.

— Cent fois, et sur tous les tons. Il répond invariablement que le réveil de l’Orient est plus important que le sort de la mission, que si la révolution constitutionnelle échouait nous serions de toute façon contraints de partir. Bien entendu, je peux toujours mettre fin à son contrat, mais un tel acte ne susciterait qu’incompréhension et hostilité de la part de ceux qui dans la population nous ont toujours soutenus. La seule solution serait que Baskerville calme ses ardeurs. Peut-être pourriez-vous le raisonner ?

Sans m’engager formellement à une telle entreprise, je demandai à voir Howard. Une lueur de triomphe éclaira soudain la barbe rousse du révérend. Il se leva d’un bond.

— Suivez-moi, dit-il, je vais vous montrer Baskerville, je crois savoir où il est. Contemplez-le en silence, vous comprendrez mes raisons, vous partagerez mon désarroi.