LIVRE DEUX

 

Le Paradis des Assassins

 

 

 

 

 

 

Le paradis et l’enfer sont en toi.

Omar KHAYYAM.

 

 

XV

 

Sept années ont passé, sept années fastes pour Khayyam comme pour l’empire, les dernières années de paix.

Une table dressée sous un plafond de vigne, une carafe au col étiré pour le meilleur vin blanc de Chiraz, musqué à point, tout autour un festin éclaté en cent petits bols, tel est le rituel d’une soirée de juin sur la terrasse d’Omar. Commencer par le plus léger, recommande-t-il, d’abord le vin, les fruits, puis les mets composés, riz aux épines-vinettes et coings farcis.

Un vent subtil arrive des monts Jaunes à travers les vergers en fleurs. Djahane saisit un luth, en pince une corde puis une autre. La musique étalée, lente, accompagne le vent. Omar lève sa coupe, la hume profondément. Djahane l’observe. Elle choisit sur la table le plus gros jujube, le plus rouge, le plus lisse de peau, elle l’offre à son homme, ce qui, dans le langage des fruits, signifie « un baiser, tout de suite ». Il se penche vers elle, leurs lèvres se frôlent, se fuient, se frôlent encore, s’écartent et s’unissent. Leurs doigts s’enlacent, une servante arrive, sans hâte ils se séparent, saisissent chacun sa coupe. Djahane sourit et murmure : 

— Si j’avais sept vies, j’en passerais une à venir m’étendre chaque soir sur cette terrasse, sur ce divan langoureux, je boirais ce vin, je plongerais les doigts dans ce bol, le bonheur s’embusque dans la monotonie.

Omar réplique : 

— Une vie, ou trois ou sept, je les traverserais toutes comme je traverse celle-ci, étendu sur cette terrasse, ma main dans tes cheveux.

Ensemble, et différents. Amants depuis neuf ans, mariés depuis quatre ans, leurs rêves ne vivent toujours pas sous le même toit. Djahane dévore le temps, Omar le sirote. Elle veut dominer le monde, elle a l’oreille de la sultane, qui a l’oreille du sultan. Le jour, elle intrigue au harem royal, surprend les messages qui vont et viennent, les rumeurs d’alcôves, les promesses de joyaux, les relents de poison. Elle s’excite, elle s’agite, elle s’enflamme. Le soir, elle s’abandonne au bonheur d’être aimée. Pour Omar, la vie est différente, elle est plaisir de la science, science du plaisir. Il se lève tard, boit à jeun le traditionnel « coup du matin », puis s’installe à sa table de travail, écrit, calcule, trace lignes et figures, écrit encore, transcrit quelque poème dans son livre secret.

La nuit, il se rend à l’observatoire bâti sur un monticule proche de sa maison. Il n’a qu’un jardin à traverser pour se retrouver au milieu des instruments qu’il chérit et qu’il caresse, qu’il huile et astique de sa main. Souvent il est accompagné de quelque astronome de passage. Les trois premières années de son séjour ont été consacrées à l’observatoire d’Ispahan, il en a supervisé la construction, la fabrication du matériel, surtout il a mis en place le nouveau calendrier, inauguré en pompe le premier jour de Favardin 458, le 21 mars 1079. Quel Persan pourrait oublier que cette année-là, en vertu des calculs de Khayyam, la sacro-sainte fête du Norouze a été déplacée, que le nouvel an qui devait tomber au milieu du signe des Poissons a été retardé jusqu’au premier soleil du Bélier, que c’est depuis cette réforme que les mois persans se confondent avec les signes des astres, Favardin devenant ainsi le mois du Bélier, Esfand celui des Poissons ? En juin 1081, les habitants d’Ispahan et de tout l’empire vivent donc la troisième année de la nouvelle ère. Celle-ci porte officiellement le nom du sultan, mais dans la rue, et même dans certains documents, on se contente de mentionner « telle année de l’ère d’Omar Khayyam ». Quel homme a connu de son vivant pareil honneur ? C’est dire si Khayyam, alors âgé de trente-trois ans, est un personnage renommé et respecté. Sans doute même est-il redouté par ceux qui ignorent sa profonde aversion pour la violence et la domination.

Ce qui le rapproche malgré tout de Djahane ? Un détail, mais un gigantesque détail : ni l’un ni l’autre ne veulent d’enfants. Djahane s’est décidée une fois pour toutes à ne pas s’alourdir d’une progéniture. Khayyam a fait sienne la maxime d’Aboul-Ala, un poète syrien qu’il vénère : « Je souffre par la faute de celui qui m’a engendré, personne ne souffrira par ma faute. »

Ne nous méprenons pas sur cette attitude, Khayyam n’a rien d’un misanthrope. N’est-ce pas lui qui a écrit : « Quand la douleur t’accable, quand tu en viens à souhaiter qu’une nuit éternelle s’abatte sur le monde, pense à la verdure qui miroite après la pluie, pense au réveil d’un enfant. » S’il refuse de procréer, c’est que l’existence lui semble trop lourde à porter. « Heureux celui qui n’est jamais venu au monde », ne cesse-t-il de clamer.

On le voit, les raisons qu’ils ont l’un et l’autre de refuser de donner la vie ne sont pas identiques. Elle agit par excès d’ambition, lui, par excès de détachement. Mais se retrouver, homme et femme, étroitement unis par une attitude que condamnent tous les hommes et toutes les femmes de Perse, laisser chuchoter que l’un ou l’autre est stérile sans même daigner y répondre, voilà qui, en ce temps-là, tisse une impérieuse complicité.

Une complicité qui a ses limites, cependant. Il arrive que Djahane recueille auprès d’Omar la précieuse opinion d’un homme sans convoitise, mais rarement elle se soucie de l’informer de ses activités. Elle sait qu’il les désapprouverait. À quoi bon susciter d’interminables querelles ? Certes, Khayyam n’est jamais bien loin de la cour. S’il évite de s’y incruster, s’il fuit et méprise toutes les intrigues, notamment celles qui opposent depuis toujours les médecins et les astrologues du palais, il n’en a pas moins des obligations auxquelles il lui est impossible d’échapper : assister parfois au banquet du vendredi, examiner quelque émir malade, surtout fournir à Malikshah son taqvim, son horoscope mensuel, le sultan étant, comme tout un chacun, censé le consulter pour savoir chaque jour ce qu’il doit ou ne doit pas faire. « Le 5, un astre te guette, tu ne quitteras pas le palais. Le 7, ni saignée ni potion d’aucune sorte. Le 10, tu enrouleras ton turban à l’envers. Le 13, tu n’approcheras aucune de tes femmes… » Jamais le sultan ne songerait à transgresser ces directives. Nizam non plus, qui reçoit son taqvim de la main d’Omar avant la fin du mois, le lit avidement et s’y conforme à la lettre. Peu à peu, d’autres personnages ont acquis ce privilège, le chambellan, le grand cadi d’Ispahan, les trésoriers, certains émirs de l’armée, certains riches marchands, ce qui finit par représenter pour Omar un travail considérable qui occupe les dix dernières nuits de chaque mois. Les gens sont si friands de prédictions ! Les plus fortunés consultent Omar, les autres se trouvent un astrologue moins prestigieux, à moins que, pour chaque décision à prendre, ils ne s’adressent à un homme de religion qui, fermant les yeux, ouvre devant eux le Coran au hasard, pose le doigt sur un verset, dont il leur donne lecture afin qu’ils y découvrent la réponse à leur préoccupation. Certaines femmes pauvres, parce que pressées de prendre une décision, vont sur la place publique recueillir à la sauvette la première phrase entendue qu’elles interprètent comme une directive de la Providence.

— Terken Khatoun m’a demandé aujourd’hui si son taqvim pour le mois de Tir était prêt, dit ce soir-là Djahane.

Omar promène son regard au plus loin : 

— Je vais le lui préparer dans la nuit. Le ciel est limpide, aucune étoile ne se cache, il est temps que j’aille à l’observatoire.

Il s’apprêtait à se lever, sans empressement, lorsqu’une servante vient annoncer : 

— Un derviche est à la porte, il demande l’hospitalité pour la nuit.

— Fais-le entrer, dit Omar. Donne-lui la petite chambre sous l’escalier et dis-lui de se joindre à nous pour le repas.

Djahane se couvre le visage afin de se préparer à l’entrée de l’étranger, mais la servante revient seule.

— Il préfère rester à prier dans la chambre, il m’a donné ce message.

Omar a lu. Il a blêmi, il s’est levé comme un automate. Djahane s’inquiète : 

— Quel est cet homme ?

— Je reviens.

Déchirant le message en mille morceaux, il marche à grandes enjambées vers la petite chambre dont il referme la porte sur lui. Un instant d’attente, d’incrédulité. Une accolade, suivie d’un reproche : 

— Que viens-tu faire à Ispahan ? Tous les agents de Nizam-el-Molk te recherchent.

— Je viens te convertir.

Omar le dévisage. Il veut s’assurer que l’autre a encore tous ses esprits, mais Hassan rit, de ce même rire feutré que Khayyam a connu dans le caravansérail de Kashan.

— Rassure-toi, tu es la dernière personne que je songerais à convertir, mais j’ai besoin d’un abri. Quel meilleur protecteur qu’Omar Khayyam, commensal du sultan, ami du grand vizir ?

— Ils ont plus de haine pour toi que d’amitié pour moi. Tu es le bienvenu sous mon toit, mais ne crois pas un instant que mes relations te sauveraient si on soupçonnait ta présence.

— Demain je serai loin. Omar se montre méfiant

— Tu es revenu pour te venger ?

Mais l’autre réagit comme si sa dignité venait d’être bafouée.

— Je ne cherche pas à venger ma misérable personne, je souhaite détruire la puissance turque.

Omar observe son ami : il a échangé son turban noir contre un autre, blanc mais imbibé de sable, et ses habits sont de laine grossière et usée.

— Tu me parais si sûr de toi ! Je ne vois devant moi qu’un homme proscrit, traqué, se cachant de maison en maison, avec pour tout équipement ce ballot et ce turban, et tu prétends te mesurer a un empire qui s’étend sur tout l’Orient de Damas à Hérat !

— Tu parles de ce qui est, je parle de ce qui sera. Face à l’empire des Seldjoukides se dressera bientôt la Nouvelle Prédication, minutieusement organisée, puissante, redoutable. Elle fera trembler sultan et vizirs. Il n’y a pas si longtemps, quand toi et moi sommes nés, Ispahan appartenait à une dynastie persane et chiite qui imposait sa loi au calife de Baghdad. Aujourd’hui, les Persans ne sont plus que les serviteurs des Turcs, et ton ami Nizam-el-Molk est le plus vil serviteur de ces intrus. Comment peux-tu affirmer que ce qui était vrai hier est impensable pour demain ?

— Les temps ont changé, Hassan, les Turcs détiennent la force, les Persans sont vaincus. Les uns cherchent, comme Nizam, un compromis avec les vainqueurs, d’autres, comme moi, se réfugient dans les livres.

— Et d’autres encore se battent. Ils ne sont qu’une poignée aujourd’hui, demain ils seront des milliers, une armée nombreuse, décidée, invincible. Je suis l’apôtre de la Nouvelle Prédication, je parcourrai le pays sans relâche, j’userai de la persuasion comme de la force et, avec l’aide du Très-Haut, j’abattrai le pouvoir corrompu. Je te le dis à toi, Omar, qui m’as sauvé un jour la vie : le monde assistera bientôt à des événements dont peu de gens comprendront le sens. Toi, tu comprendras, tu sauras ce qui se passe, tu sauras qui secoue cette terre et comment va se terminer le tumulte.

— Je ne veux pas mettre en doute tes convictions ni ton enthousiasme, mais je me souviens de t’avoir vu à la cour de Malikshah disputer à Nizam-el-Molk les faveurs du sultan turc.

— Détrompe-toi, je ne suis pas l’ignoble personnage que tu suggères.

— Je ne suggère rien, je relève seulement quelques dissonances.

— Elles ne sont dues qu’à ton ignorance de mon passé. Je ne peux t’en vouloir de juger sur l’apparence des choses, mais tu me regarderas autrement quand je t’aurai raconté ma véritable histoire. Je viens d’une famille chiite traditionnelle. On m’a toujours appris que les ismaéliens n’étaient que des hérétiques. Jusqu’au moment où j’ai rencontré un missionnaire qui, pour avoir longuement discuté avec moi, a ébranlé ma foi. Quand, de peur de lui céder, je décidai de ne plus lui adresser la parole, je tombai malade. Si gravement que je crus ma dernière heure arrivée. J’y vis un signe, un signe du Très-Haut, et fis le vœu, si je survivais, de me convertir à la foi des ismaéliens. Je me rétablis du jour au lendemain. Dans ma famille, personne ne parvenait à croire à une aussi subite guérison.

« Bien entendu, je tins parole, prêtai serment, et au bout de deux ans on me confia une mission : me rendre auprès de Nizam-el-Molk, m’insinuer dans son divan afin de protéger nos frères ismaéliens en difficulté. J’ai donc quitté Rayy pour Ispahan, et me suis arrêté en route dans un caravansérail de Kashan. Me retrouvant seul dans ma petite chambre, j’étais en train de me demander par quel moyen j’allais pouvoir m’introduire auprès du grand vizir quand la porte s’est ouverte. Qui est entré ? Khayyam, le grand Khayyam, que le Ciel m’avait dépêché en ce lieu pour faciliter ma mission ».

Omar est stupéfait,

— Dire que Nizam-el-Molk m’avait demandé si tu étais ismaélien et que j’ai répondu que je ne le pensais pas !

— Tu n’as pas menti, tu ne savais pas. Maintenant, tu sais.

Il s’interrompt.

— Ne m’avais-tu pas offert de manger ?

Omar a ouvert la porte, a hélé la servante, lui a demandé d’apporter quelques mets, puis il reprend son interrogatoire : 

— Et depuis sept ans tu erres ainsi en habit de soufi ?

— J’ai beaucoup erré. En quittant Ispahan, j’ai été poursuivi par des agents de Nizam qui voulaient ma mort. J’ai pu les semer à Kom où des amis m’ont caché, puis j’ai repris la route jusqu’à Rayy où j’ai rencontré un ismaélien qui m’a recommandé d’aller en Egypte, de me rendre à l’École des missionnaires qu’il avait lui-même fréquentée. J’ai fait un détour par l’Azerbaïdjan avant de redescendre sur Damas. Je comptais emprunter la route de l’intérieur vers Le Caire, mais on se battait autour de Jérusalem entre Turcs et Maghrébins et il m’a fallu rebrousser chemin, reprendre la route côtière par Beyrouth, Saïda, Tyr et Acre, d’où j’ai trouvé place sur un bateau. À mon arrivée à Alexandrie, j’ai été reçu comme un émir de haut rang, un comité d’accueil m’attendait, présidé par Abou-Daoud, chef suprême des missionnaires.

La servante vient d’entrer. Elle dépose quelques bols sur le tapis. Hassan entame une prière qu’il interrompt dès qu’elle est repartie.

— Au Caire, j’ai passé deux ans. Nous étions plusieurs dizaines à l’École des missionnaires, mais une poignée seulement d’entre nous était destinée à agir en dehors du territoire fatimide.

Il évite de donner trop de détails. On sait, toutefois, par diverses sources, que les cours se tenaient en deux lieux différents : les principes de la foi étaient exposés par des ulémas dans la médersa d’al-Azhar, les moyens de la propager étaient enseignés dans l’enceinte du palais califal. C’est le chef des missionnaires lui-même, haut personnage de la cour fatimide, qui exposait aux étudiants les méthodes de la persuasion, l’art de développer une argumentation, de parler à la raison autant qu’au cœur. C’est également lui qui leur faisait mémoriser le code secret qu’ils devaient utiliser dans leurs communications. À la fin de chaque séance, les étudiants venaient un à un s’agenouiller devant le chef des missionnaires qui leur passait sur la tête un document portant la signature de l’imam. Après quoi, une autre séance se tenait, plus courte, destinée aux femmes.

— J’ai reçu en Égypte tout l’enseignement dont j’avais besoin.

— Ne m’avais-tu pas dit un jour que tu savais déjà tout à dix-sept ans ? persifle Khayyam.

— Jusqu’à dix-sept ans, j’ai accumulé des connaissances, puis j’ai appris à croire. Au Caire, j’ai appris à convertir.

— Et que dis-tu à ceux que tu cherches à convertir ?

— Je leur dis que la foi n’est rien sans un maître pour l’enseigner. Quand nous proclamons : « Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu », nous ajoutons tout de suite : « Et Mohammed est son Messager. » Pourquoi ? Parce que cela n’aurait aucun sens d’affirmer qu’il y a un seul Dieu si nous ne citons pas la source, c’est-à-dire le nom de celui qui nous a appris une telle vérité. Mais cet homme, ce Messager, ce Prophète, il est mort depuis longtemps, comment pouvons-nous savoir qu’il a existé et qu’il a parlé comme on nous l’a rapporté ? Moi qui ai lu comme toi Platon et Aristote, il me faut des preuves.

— Quelles preuves ? Y a-t-il vraiment des preuves dans ces matières-là ?

— Pour vous, les sunnites, il n’y a effectivement pas de preuve. Vous pensez que Mohammed est mort sans désigner d’héritier, qu’il a laissé les musulmans à l’abandon et qu’alors ils se sont laissé gouverner par le plus fort ou le plus rusé. C’est absurde. Nous pensons que le Messager de Dieu a nommé un successeur, un dépositaire de ses secrets : l’imam Ali, son gendre, son cousin, son presque frère. À son tour, Ali a désigné un successeur. La lignée des imams légitimes s’est ainsi perpétuée et, à travers eux, s’est transmise la preuve du message de Mohammed et de l’existence du Dieu unique.

— Dans tout ce que tu dis, je ne vois pas en quoi tu diffères des autres chiites.

— La différence est grande entre ma foi et celle de mes parents. Ils m’ont toujours appris que nous devions subir patiemment le pouvoir de nos ennemis en attendant que revienne l’imam caché, qui établira sur terre le règne de la justice et récompensera les vrais croyants. Ma propre conviction, c’est qu’il faut agir dès à présent, préparer par tous les moyens l’avènement de notre imam dans cette contrée. Je suis le Précurseur, celui qui aplanît la terre pour qu’elle soit prête à recevoir l’imam du Temps. Ignores-tu que le Prophète a parlé de moi ?

— De toi, Hassan fils d’Ali Sabbah, natif de Kom ?

— N’a-t-il pas dit : « Un homme viendra de Kom, il appellera les gens à suivre le droit chemin, des hommes se rassembleront autour de lui, comme des fers de lance, le vent des tempêtes ne les dispersera pas, ils ne se lasseront pas de la guerre, ils ne faibliront pas, et sur Dieu ils s’appuieront. »

— Je ne connais pas cette citation. J’ai pourtant lu les recueils des traditions certifiées.

— Tu as lu les recueils que tu veux, les chiites ont d’autres recueils.

— Et c’est de toi qu’il s’agit ?

— Bientôt tu n’en douteras plus.

 

 

XVI

 

L’homme aux yeux exorbités a repris sa vie d’errance. Infatigable missionnaire, il parcourt l’Orient musulman, Balkh, Merv, Kashgar, Samarcande. Partout il prêche, il argumente, il convertit, il organise. Il ne quitte pas une ville ou un village sans y avoir désigné un représentant qu’il laisse entouré d’un cercle d’adeptes, chiites lassés d’attendre et de subir, sunnites persans ou arabes excédés par la domination des Turcs, jeunes en mal de remous, croyants en quête de rigueur. L’armée de Hassan grossit chaque jour. On les appelle « batinis », les gens du secret, on les traite d’hérétiques, d’athées. Les ulémas lancent anathème sur anathème : « malheur à qui s’associera à eux, malheur à qui mangera à leur table, malheur à qui s’unira à eux par le mariage, verser leur sang est aussi légitime que d’arroser son jardin ».

Le ton monte, la violence ne reste pas longtemps enfermée dans les mots. Dans la ville de Savah, le prédicateur d’une mosquée dénonce certaines personnes qui, aux heures de la prière, se rassemblent à l’écart des autres musulmans. Il invite la police à sévir. Dix-huit hérétiques sont arrêtés. Quelques jours plus tard, le dénonciateur est retrouvé poignardé. Nizam-el-Molk ordonne un châtiment exemplaire : un menuisier ismaélien est accusé du meurtre, il est torturé, crucifié, puis son corps est traîné à travers les ruelles du bazar.

« Ce prédicateur fut la première victime des ismaéliens, ce menuisier fut leur premier martyr », estime un chroniqueur, pour ajouter que leur premier grand succès fut remporté près de la ville de Kaïn, au sud de Nichapour. Une caravane arrivait de Kirman, convoyant plus de six cents marchands et pèlerins, ainsi qu’une importante cargaison d’antimoine. À une demi-journée de Kaïn, des hommes armés et masqués lui barrèrent la route. Le vieux de la caravane pensa qu’il s’agissait de brigands, il voulut négocier une rançon, il en avait l’habitude. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait. Les voyageurs furent conduits vers un village fortifié où on les retint pendant plusieurs jours, où on les sermonna en les invitant à se convertir. Certains acceptèrent, quelques autres furent relâchés, la plupart furent finalement massacrés.

Pourtant, ce détournement de caravane va bientôt apparaître comme une péripétie mineure dans la gigantesque mais sournoise épreuve de force qui se développe. Tueries et contre-tueries se succèdent, aucune ville, aucune province, ni aucune route n’est épargnée, la « paix seldjoukide » commence à s’effriter.

C’est alors qu’éclate la mémorable crise de Samarcande. « Le cadi Abou-Taher est à l’origine des événements », affirme péremptoirement un chroniqueur. Non, les choses ne sont pas si simples.

Il est vrai qu’un après-midi de novembre l’ancien protecteur de Khayyam arrive inopinément à Ispahan avec femmes et bagages, égrenant jurons et imprécations. Dès qu’il a franchi la porte de Tirah, il se fait conduire auprès de son ami, qui l’installe chez lui, heureux d’avoir enfin l’occasion de lui témoigner sa gratitude. Les effusions d’usage sont promptement expédiées. Abou-Taher demande, au bord des larmes : 

— Il faut que je parle à Nizam-el-Molk, au plus tôt.

Khayyam n’a jamais vu le cadi dans un tel état. Il cherche à le rassurer : 

— Nous irons voir le vizir dès cette nuit. Est-ce si grave ?

— J’ai dû m’enfuir de Samarcande.

Il ne peut continuer, sa voix s’étrangle, ses larmes coulent. Il a vieilli depuis leur dernière rencontre, sa peau est flétrie, sa barbe est blanche, seuls ses sourcils restent dressés en une frémissante broussaille noire. Omar prononce quelques phrases de consolation. Le cadi se reprend, ajuste son turban puis déclare : 

— Te rappelles-tu cet homme qu’on surnommait l’Étudiant-Balafré ?

— Comment oublier celui qui a agité ma propre mort devant mes yeux !

— Tu te souviens qu’il se déchaînait contre le moindre soupçon de parfum d’hérésie ? Eh bien, depuis trois ans qu’il a rejoint les ismaéliens, il proclame aujourd’hui leurs erreurs avec le même zèle dont il usait pour défendre la Vraie Foi. Des centaines, des milliers de citadins le suivent. Il est le maître de la rue, il impose sa loi aux marchands du bazar. À plusieurs reprises, je suis allé voir le khan. Toi, tu as connu Nasr Khan, ses colères subites qui retombaient tout aussi subitement, ses accès de violence ou de prodigalité, Dieu ait son âme, je le mentionne dans chaque prière. Le pouvoir est aujourd’hui aux mains de son neveu Ahmed, un jeune homme glabre, indécis, imprévisible, je ne sais jamais par quelle épaule le prendre. À plusieurs reprises, je me suis plaint à lui des menées des hérétiques, je lui ai exposé les dangers de la situation, il ne m’écoutait que d’une oreille distraite, ennuyée. Voyant qu’il ne se décidait pas à agir, j’ai rassemblé les commandants de la milice, ainsi que quelques fonctionnaires dont la loyauté m’était acquise, et je leur ai demandé de surveiller les réunions des ismaéliens. Trois hommes de confiance se relayaient pour suivre l’Étudiant-Balafré, mon but étant de présenter au khan un rapport détaillé sur leurs activités afin de lui ouvrir les yeux. Jusqu’au jour où mes hommes m’informèrent que le chef des hérétiques était arrivé à Samarcande.

— Hassan Sabbah ?

— En personne. Les miens se postèrent aux deux bouts de la rue Abdack, dans le quartier de Ghatfar, où se tenait la réunion des ismaéliens. Quand Sabbah en sortit, déguisé en soufi, ils se jetèrent sur lui, lui recouvrirent la tête d’un sac de toile et me l’amenèrent. Sur-le-champ, je le conduisis au palais, fier d’annoncer au souverain ma capture. Or, pour la première fois, il se montra intéressé et demanda à voir le personnage. Seulement, quand Sabbah fut en sa présence, il ordonna de défaire ses liens et de le laisser seul avec lui. J’eus beau le prévenir contre ce dangereux hérétique, lui rappeler les méfaits dont il s’était rendu coupable, rien n’y fit. Il voulait, disait-il, convaincre l’homme de revenir vers le droit chemin. L’entretien se prolongea. De temps en temps, l’un de ses familiers entrebâillait la porte, les deux hommes discutaient toujours. Au petit matin, on les vit soudain se prosterner côte à côte pour la prière, murmurant les mêmes paroles. Les conseillers se bousculaient pour les observer.

Ayant bu une gorgée de sirop d’orgeat, Abou-Taher formule un remerciement avant de poursuivre : 

— Il fallut se rendre à l’évidence, le maître de Samarcande, souverain de la Transoxiane, héritier de la dynastie des Khans-Noirs, venait d’adhérer à l’hérésie.

Certes, il évita de le proclamer, continua à simuler son attachement à la Vraie Foi, mais plus rien ne fut comme avant. Les conseillers du prince furent remplacés par des ismaéliens. Les chefs de la milice, artisans de la capture de Sabbah, moururent brutalement, l’un après l’autre. Ma propre garde fut remplacée par les hommes de l’Étudiant-Balafré. Quel choix me restait-il ? Partir avec la première caravane de pèlerins, venir exposer la situation à ceux qui portent le glaive de l’islam, Nizam-el-Molk et Malikshah.

Le soir même, Khayyam a conduit Abou-Taher chez le vizir. Il l’introduit puis les laisse en tête à tête. Nizam écoute son visiteur avec recueillement, son visage a pris une expression d’inquiétude. Lorsque le cadi se tait, il lui lance : 

— Sais-tu quel est le vrai responsable des malheurs de Samarcande, et de tous nos malheurs ? C’est cet homme qui t’a accompagné jusqu’ici !

— Omar Khayyam ?

— Qui d’autre ? C’est khwajé Omar qui a intercédé en faveur de Hassan Sabbah le jour où je pouvais obtenir sa mort. Il nous a empêchés de le tuer. Pourra-t-il maintenant l’empêcher de nous tuer ?

Le cadi ne sait que dire. Nizam soupire. Un court silence gêné s’ensuit.

— Que nous suggères-tu de faire ?

C’est Nizam qui interroge. Abou-Taher a son idée toute prête, il l’énonce avec la lenteur des proclamations solennelles : 

— Il est temps que le drapeau des Seldjoukides flotte sur Samarcande.

La face du vizir s’illumine puis se rembrunit.

— Tes paroles valent leur pesant d’or. Depuis des années je ne cesse de répéter au sultan que l’empire doit s’étendre vers la Transoxiane, que des villes prestigieuses et aussi prospères que Samarcande et Boukhara ne peuvent demeurer en dehors de notre autorité. Peine perdue, Malikshah ne veut rien entendre.

— L’armée du khan est pourtant très affaiblie, ses émirs ne sont plus payés, ses forteresses tombent en ruine.

— Cela, nous le savons.

— Malikshah craindrait-il de subir le sort de son père Alp Arslan si, comme lui, il franchissait le fleuve ?

— Nullement.

Le cadi n’interroge plus, il attend l’explication.

— Le sultan ne craint ni le fleuve ni l’armée adverse, dit Nizam. Il a peur d’une femme !

— Terken Khatoun ?

— Elle a juré que, si Malikshah franchissait le fleuve, elle lui interdirait à jamais sa couche et transformerait son harem en géhenne. Samarcande, ne l’oublions pas, est sa ville. Nasr Khan était son frère. Ahmed Khan est son neveu. C’est à sa famille qu’appartient la Transoxiane. Si le royaume bâti par ses ancêtres venait à s’écrouler, elle perdrait la place qu’elle occupe parmi les femmes du palais et compromettrait les chances qu’a son fils de succéder un jour à Malikshah.

— Mais son fils n’a que deux ans !

— Précisément, plus il est jeune, plus sa mère doit se battre pour lui conserver ses atouts.

— Si J’ai bien compris, conclut le cadi, le sultan n’acceptera jamais de prendre Samarcande.

— Je n’ai pas dit cela, mais il faut lui faire changer d’avis. Et il ne sera pas facile de trouver des armes plus persuasives que celles de la Khatoun.

Le cadi a rougi. Il sourit poliment, sans toutefois se laisser détourner de son propos.

— Ne suffirait-il pas que je répète devant le sultan ce que je viens de vous dire, ne suffirait-il pas que je l’informe du complot ourdi par Hassan Sabbah ?

— Non, réplique sèchement Nizam.

Pour l’instant, il est trop absorbé pour argumenter. Un plan s’élabore dans sa tête. Son visiteur attend qu’il se détermine.

— Voici, énonce le vizir avec autorité. Demain matin, tu te présenteras à la porte du harem sultanien et tu demanderas à voir le chef des eunuques. Tu lui diras que tu arrives de Samarcande et que tu désirerais transmettre à Terken Khatoun des nouvelles de sa famille. S’agissant du cadi de sa ville, d’un vieux serviteur de sa dynastie, elle ne peut que te recevoir.

Le cadi n’a pas à effectuer plus d’un hochement-de tête, Nizam poursuit : 

— Quand tu seras dans la salle des tentures, Tu raconteras la misère dans laquelle se trouve Samarcande du fait des hérétiques, mais tu omettras d’évoquer la conversion d’Ahmed. Bien au contraire, tu laisseras entendre que Hassan Sabbah convoite son trône, que sa vie est menacée et que seule la Providence pourrait encore le sauver. Tu ajouteras que tu es venu me voir, mais que je n’ai pas su te prêter une oreille attentive, voire que je t’ai même dissuadé d’en parler au sultan.

Le lendemain, le stratagème réussit sans rencontrer le moindre obstacle. Tandis que Terken Khatoun prend sur elle de convaincre le sultan de la nécessité de sauver le khan de Samarcande, Nizam-el-Molk, qui fait mine de s’y opposer, s’occupe avec acharnement des préparatifs de l’expédition. Par cette guerre des dupes, Nizam ne cherche pas seulement à annexer la Transoxiane, encore moins à sauver Samarcande, il veut surtout rétablir son prestige bafoué par la subversion ismaélienne. Et là, il a besoin d’une victoire franche et retentissante. Depuis des années, ses espions lui jurent chaque jour que Hassan a été localisé, que son arrestation est imminente, mais le rebelle demeure insaisissable, ses troupes s’évaporent au premier contact. Nizam cherche donc une occasion de l’affronter face à face, armée contre armée. Samarcande est un terrain inespéré.

Au printemps 1089, une armée de deux cent mille hommes est en marche, avec éléphants et instruments de siège. Peu importent les intrigues et les mensonges qui ont présidé à sa mise sur pied, elle accomplira ce que toute armée doit accomplir. Elle commence par s’emparer de Boukhara, sans la moindre résistance, puis se dirige vers Samarcande. Arrivé aux portes de la ville, Malikshah annonce à Ahmed Khan, dans un message pathétique, qu’il est enfin venu le délivrer du joug des hérétiques. « Je n’ai rien demandé a mon auguste frère », répond froidement le khan. Malikshah s’en étonne auprès de Nizam qui ne s’en émeut guère : « Le khan n’est plus libre de ses mouvements, il faut faire comme s’il n’existait pas. » De toute manière, l’armée ne peut rebrousser chemin, les émirs veulent leur part du butin, ils ne reviendront pas les mains vides.

Dès les premiers jours, la trahison d’un gardien de tour a permis aux assiégeants de s’engouffrer dans la ville. Ils prennent position à l’ouest, près de la porte du Monastère. Les défenseurs, eux, se replient vers les souks du sud, autour de la porte de Kish. Une partie de la population a décidé de soutenir les troupes du sultan, elle les nourrit, les encourage, une autre partie a épousé la cause d’Ahmed Khan, chacun selon sa foi. Les combats font rage deux semaines durant, mais à aucun moment leur issue ne fait le moindre doute. Le khan, qui s’était réfugié chez un ami dans le quartier des coupoles, est bientôt fait prisonnier ainsi que tous les chefs ismaéliens, seul Hassan parvient à s’échapper en traversant de nuit un canal souterrain.

Nizam a gagné, certes, mais, à force de se jouer du sultan comme de la sultane, il a irrémédiablement envenimé ses relations avec la cour. Si Malikshah ne regrette pas d’avoir conquis à si bon compte les plus prestigieuses cités de Transoxiane, il souffre dans son amour-propre de s’être laissé abuser. Il va jusqu’à refuser d’organiser pour la troupe le traditionnel banquet de la victoire. « C’est l’avarice ! » chuchote méchamment Nizam à qui veut l’entendre.

Quant à Hassan Sabbah, il tire de sa défaite un précieux enseignement. Plutôt que de chercher à convertir des princes, il va se forger un redoutable instrument de guerre, qui ne ressemble en rien à tout ce que l’humanité avait connu jusqu’alors : l’ordre des Assassins.

 

 

XVII

 

Alamout. Une forteresse sur un rocher, à six mille pieds d’altitude, un paysage de monts nus, de lacs oubliés, de falaises raides, de cols étranglés. L’armée la plus nombreuse ne saurait y accéder qu’homme après homme. Les plus puissantes catapultes ne pourraient effleurer ses murs.

Entre les montagnes règne le Shah-Roud, surnommé « fleuve fou », qui, au printemps, à la fonte des neiges de l’Elbourz, se gonfle et s’accélère, arrachant sur son passage arbres et pierres. Malheur à qui ose s’approcher, malheur à la troupe qui ose camper sur ses rives !

Du fleuve, des lacs, monte chaque soir une brume épaisse, cotonneuse, qui escalade la falaise puis s’arrête à mi-vertige. Pour ceux qui s’y trouvent, le château d’Alamout est alors une île dans un océan de nuages. Vu d’en bas, c’est un repaire de djinns.

En dialecte local, Alamout signifie « la leçon de l’aigle ». On raconte qu’un prince qui voulait bâtir une forteresse pour contrôler ces montagnes y aurait lâché un rapace dressé. Celui-ci, après avoir tournoyé dans le ciel, vint se poser sur ce rocher. Le maître comprit qu’aucun emplacement ne serait meilleur.

Hassan Sabbah a imité l’aigle. Il a parcouru la Perse à la recherche d’un lieu où il puisse rassembler ses fidèles, les instruire, les organiser. De sa mésaventure à Samarcande, il a appris qu’il serait illusoire de vouloir s’emparer d’une grande ville, l’affrontement avec les Seldjoukides serait immédiat et, inévitablement, tournerait à l’avantage de l’empire. Il lui faut donc autre chose, un réduit montagneux, inaccessible, imprenable, un sanctuaire à partir duquel développer son activité tous azimuts.

Au moment où les drapeaux capturés en Transoxiane sont déployés dans les rues d’Ispahan, Hassan se trouve dans les environs d’Alamout. Ce site a été pour lui une révélation. Dès qu’il l’a aperçu de loin, il a compris que c’était ici, et nulle part ailleurs, que s’achèverait son errance, que s’élèverait son royaume. Alamout est alors un village fortifié, un parmi tant d’autres, où vivent quelques soldats avec leurs familles, quelques artisans, quelques agriculteurs et un gouverneur nommé par Nizam-el-Molk, un brave châtelain appelé Mahdi l’Alaouite, qui ne se préoccupe guère que de son eau d’arrosage, sa récolte de noix, de raisins et de grenades. Les tumultes de l’empire n’affectent pas son sommeil.

Hassan a commencé par envoyer quelques compagnons, fils de la région, qui se mêlent à la garnison, prêchent et convertissent. Quelques mois plus tard, ils sont en mesure d’annoncer au maître que le terrain est prêt et qu’il peut venir. Hassan se présente, déguisé comme à son habitude en derviche soufi. Il flâne, inspecte, vérifie. Le gouverneur accueille le saint homme. Il lui demande ce qui lui ferait plaisir.

— Il me faut cette forteresse, dit Hassan.

Le gouverneur sourit, il se dit que ce derviche ne manque pas d’humour. Mais son invité ne sourit pas.

— Je suis venu prendre possession de la place, tous les hommes de la garnison me sont acquis !

La conclusion de cet échange est, il faut l’avouer, aussi inouïe qu’invraisemblable. Les orientalistes qui ont consulté les chroniques de l’époque, notamment les récits consignés par les ismaéliens, ont dû les lire et les relire pour s’assurer qu’ils n’étaient pas victimes d’une mystification.

En effet, revoyons la scène.

Nous sommes à la fin du XIème siècle, très exactement le 6 septembre 1090. Hassan Sabbah, génial fondateur de l’ordre des Assassins, est sur le point de s’emparer de la forteresse qui sera, pendant 166 ans, le siège de la secte la plus redoutable de l’Histoire. Or il est là, assis en tailleur en face du gouverneur, à qui il répète, sans hausser le ton : 

— Je suis venu prendre possession d’Alamout.

— Cette forteresse m’a été donnée au nom du sultan, répond l’autre. J’ai payé pour l’obtenir !

— Combien ?

— Trois mille dinars-or !

Hassan Sabbah prend un papier et écrit : « Veuillez payer la somme de trois mille dinars-or à Mahdi l’Alaouite pour prix de la forteresse d’Alamout. Dieu nous suffit, c’est le meilleur des Protecteurs. »

  Le gouverneur était inquiet, il ne pensait pas que la signature d’un homme habillé de bure pourrait être honorée pour une telle somme. Mais, dès qu’il arriva dans la ville de Damghan, il put encaisser son or sans aucun délai.

 

 

XVIII

 

Quand la nouvelle de la prise d’Alamout parvient à Ispahan, elle suscite peu de remous. La ville s’intéresse bien davantage au conflit qui fait désormais rage entre Nizam et le palais. Terken Khatoun n’a pas pardonné au vizir l’opération qu’il a menée contre le fief de sa famille. Elle insiste auprès de Malikshah pour qu’il se débarrasse sans délai de son trop puissant vizir. Que le sultan, dit-elle, ait eu un tuteur à la mort de son père, rien de plus normal, il n’avait que dix-sept ans ; aujourd’hui, il en a trente-cinq, c’est un homme accompli, il ne peut laisser indéfiniment la gestion des affaires entre les mains de son ata, il est temps que l’on sache qui est le véritable maître de l’empire ! L’affaire de Samarcande n’a-t-elle pas prouvé que Nizam cherchait à imposer sa volonté, qu’il dupait son maître et le traitait comme un mineur devant le monde entier ?

Si Malikshah hésite encore à franchir le pas, un incident va l’y pousser. Nizam a nommé comme gouverneur de la ville de Merv son propre petit-fils. Adolescent prétentieux, trop confiant dans la toute puissance de son grand-père, il s’est permis d’insulter en public un vieil émir turc. Lequel est venu en larmes se plaindre à Malikshah qui, hors de lui, a fait écrire à Nizam, séance tenante, une lettre ainsi tournée : « Si tu es mon adjoint, tu dois m’obéir et interdire à tes proches de s’en prendre à mes hommes ; si tu t’estimes mon égal, mon associé dans le pouvoir, je prendrai les décisions qui s’imposent ».

Au message, convoyé par une délégation de hauts dignitaires de l’empire, Nizam transmet sa réponse : « Dites au sultan, s’il l’ignorait jusqu’ici, que je suis bien son associé et que sans ma personne il n’aurait jamais pu bâtir sa puissance ! A-t-il oublié que c’est moi qui ai pris ses affaires en charge à la mort de son père, que c’est moi qui ai écarté les autres prétendants et mis tous les rebelles au pas ? Que c’est grâce à moi qu’il est obéi et respecté jusqu’aux extrémités de la terre ? Allez lui dire, oui, que le sort de son bonnet est lié à celui de mon encrier ! »

Les émissaires sont abasourdis. Comment un homme aussi sage que Nizam-el-Molk peut-il adresser au sultan des mots qui vont causer sa propre disgrâce, et sans doute sa mort ? Son arrogance aurait-elle rejoint la folie ?

Un seul homme, ce jour-là, sait avec précision ce qui explique pareille détermination, c’est Khayyam. Depuis des semaines, Nizam se plaignait à lui de douleurs atroces qui, la nuit, le maintiennent éveillé et le jour l’empêchent de se concentrer sur son travail. L’ayant longuement examiné, tâté, questionné, Omar a diagnostiqué une tumeur phlegmoneuse qui ne lui laissera plus beaucoup de temps à vivre.

Une nuit bien pénible que celle où Khayyam a dû annoncer à son ami la vérité sur son état.

Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Quelques mois.

Je continuerai à souffrir ?

Je pourrais te prescrire de l’opium pour réduire la souffrance, mais tu seras dans un constant étourdissement et tu ne pourras plus travailler.

— Je ne pourrai plus écrire ?

— Ni soutenir une longue conversation.

— Alors je préfère souffrir.

Entre une réplique et l’autre s’installaient de longs moments de silence. Et de souffrance dignement contenue.

— As-tu peur de l’au-delà, Khayyam ?

— Pourquoi avoir peur ? Après la mort, il y a le néant ou la miséricorde.

— Et le mal que j’ai pu faire ?

— Aussi grandes que soient tes fautes, le pardon de Dieu est plus grand.

Nizam s’était montré quelque peu rassuré.

— J’ai aussi fait du bien, j’ai bâti des mosquées, des écoles, j’ai combattu l’hérésie.

Comme Khayyam ne le contredisait pas, il avait enchaîné : 

— Se souviendra-t-on de moi dans cent ans, dans mille ans ?

— Comment savoir ?

Nizam, après l’avoir dévisagé avec défiance, avait repris : 

— N’est-ce pas toi qui as dit un jour : « La vie est comme un incendie. Flammes que le passant oublie, cendres que le vent disperse, un homme a vécu. » Crois-tu que tel sera le sort de Nizam-el-Molk ?

Il haletait. Omar n’avait toujours rien dit.

— Ton ami Hassan Sabbah parcourt le pays en clamant que je ne suis qu’un vil serviteur des Turcs. Crois-tu que c’est cela qu’on dira de moi demain ? qu’on fera de moi la honte des Aryens ? Oubliera-t-on que je suis le seul à avoir tenu tête aux sultans pendant trente ans et à leur avoir imposé ma volonté ? Que pouvais-je faire d’autre après la victoire de leurs armées ? Mais tu ne dis rien.

Il avait eu l’air absent.

— Soixante-quatorze ans, soixante-quatorze années qui repassent devant mes yeux. Tant de déceptions, tant de regrets, tant de choses que j’aurais voulu vivre autrement !

Ses yeux s’étaient fermés à moitié, ses lèvres s’étaient crispées : 

— Malheur à toi, Khayyam ! C’est de ta faute si Hassan Sabbah peut perpétrer aujourd’hui tous ses méfaits.

Omar avait eu envie de répondre : « Entre toi et Hassan, que de choses en commun ! Si une cause vous séduit, bâtir un empire ou préparer le règne de l’imam, vous n’hésitez pas à tuer pour la faire triompher. Pour moi, toute cause qui tue cesse de me séduire. Elle s’enlaidit à mes yeux, se dégrade et s’avilit, aussi belle qu’elle ait pu être. Aucune cause n’est juste quand elle s’allie à la mort. » Il avait eu envie de le crier, mais il s’était dominé, il s’était tu, il avait décidé de laisser son ami glisser paisiblement vers son destin.

En dépit de cette nuit éprouvante, Nizam avait fini par se résigner. Il s’était habitué à l’idée de n’être plus. Mais, du jour au lendemain, il s’était détourné des affaires de l’État, décidé qu’il était à consacrer tout le temps qui lui restait à l’achèvement d’un livre, Siyasset-Nameh, le Traité du Gouvernement, un ouvrage remarquable, équivalent pour l’Orient musulman de ce que sera pour l’Occident quatre siècles plus tard le Prince de Machiavel. Avec une différence de taille : le Prince est l’œuvre d’un déçu de la politique, frustré de tout pouvoir, le Siyasset-Nameh est le fruit de l’irremplaçable expérience d’un bâtisseur d’empire.

Ainsi, au moment même où Hassan Sabbah vient de conquérir ce sanctuaire inexpugnable dont il a longtemps rêvé, l’homme fort de l’empire ne songe plus qu’à sa place dans l’Histoire. Il préfère les mots vrais aux mots qui plaisent, il est prêt à défier le sultan jusqu’au bout. On dirait même qu’il désire une mort spectaculaire, une mort à sa mesure.

Il l’obtiendra.

Lorsque Malikshah reçoit la délégation qui a rencontré Nizam, il n’arrive pas à croire ce qu’on vient de lui rapporter.

— Il a bien dit qu’il était mon associé, mon égal ? Les émissaires ayant confirmé d’un air accablé, le sultan laisse éclater sa fureur. Il parle de faire empaler son tuteur, de le dépecer vivant, de le crucifier sur les créneaux de la citadelle. Puis il court annoncer à Terken Khatoun qu’il a enfin décidé de démettre Nizam-el-Molk de toutes ses fonctions et qu’il souhaite sa mort. Reste à savoir de quelle manière se fera l’exécution sans provoquer de réaction au sein des nombreux régiments qui lui restent fidèles. Mais Terken et Djahane ont leur idée : puisque Hassan souhaite également la mort de Nizam, pourquoi ne pas lui faciliter la chose, tout en laissant Malikshah à l’abri des soupçons ?

Un corps d’armée est donc envoyé à Alamout, sous le commandement d’un fidèle du sultan. En apparence, l’objectif est d’assiéger la forteresse des ismaéliens ; en réalité, il s’agit d’une couverture pour négocier sans éveiller les soupçons. Le déroulement des événements est mis au point jusque dans les détails : le sultan attirera Nizam à Nihavand, une ville située à égale distance d’Ispahan et d’Alamout. Là, les Assassins s’en chargeront.

Les textes de l’époque rapportent que Hassan Sabbah rassembla ses hommes et leur tint les propos suivants : « Lequel d’entre vous débarrassera ce pays du malfaisant Nizam-el-Molk ? », qu’un homme surnommé Arrani posa sa main sur sa poitrine en signe d’acceptation, que le maître d’Alamout le chargea de cette mission et ajouta : « Le meurtre de ce démon est le commencement de la félicité. »

Pendant ce temps, Nizam est enfermé chez lui. Ceux qui hantaient son divan l’ont déserté en apprenant sa disgrâce, seuls Khayyam et les officiers de la garde nizamiya fréquentent sa demeure. L’essentiel de son temps, il le passe à écrire. Il écrit avec frénésie et demande parfois à Omar de le relire.

En parcourant le texte, celui-ci esquisse ici un sourire amusé, là une grimace. Comme tant d’autres grands hommes, Nizam n’a pu s’empêcher, au soir de sa vie, de décocher des flèches, de régler des comptes. Avec Terken Khatoun par exemple. Le quarante troisième chapitre s’intitule : « Des femmes qui vivent derrière les tentures. «  « À une époque ancienne, écrit Nizam, l’épouse d’un roi prit un grand ascendant sur lui, il n’en résulta que discorde et troubles. Je n’en dirai pas plus, car chacun peut observer à d’autres époques des faits semblables. » Il ajoute : « Pour qu’une entreprise réussisse, il faut faire le contraire de ce que disent les femmes. »

Les six chapitres suivants sont consacrés aux ismaéliens ; ils s’achèvent ainsi : « J’ai parlé de cette secte pour que l’on se tienne sur ses gardes… On se rappellera mes paroles lorsque ces mécréants auront précipité dans le néant les personnes que le sultan affectionne, ainsi que les grands de l’État, lorsque leurs tambours résonneront partout et que leurs desseins seront dévoilés. Au milieu du tumulte qui se produira, que le prince sache que tout ce que j’ai dit est la vérité. Puisse le Très-Haut préserver notre maître et l’empire du mauvais sort ! »

Le jour où un messager vient de la part du sultan le voir et l’inviter à se joindre à lui pour un voyage à Baghdad, le vizir ne doute pas un instant de ce qui l’attend. Il appelle Khayyam pour lui faire ses adieux.

— Dans ton état, tu ne devrais pas parcourir de telles distances, lui dit ce dernier.

— Dans mon état, plus rien n’importe, et ce n’est pas la route qui me tuera.

Omar ne sait que dire. Nizam l’embrasse et le congédie amicalement, avant d’aller s’incliner devant celui qui l’a condamné. Suprême élégance, suprême inconscience, suprême perversité, le sultan et le vizir jouent l’un et l’autre avec la mort.

Alors qu’ils sont en route pour le lieu du supplice, Malikshah interroge son « père » : 

— Combien crois-tu que tu vivras encore ? Nizam répond sans l’ombre d’une hésitation : 

— Longtemps, très longtemps.

Le sultan est désemparé : 

— Que tu te montres arrogant avec moi, passe encore, mais avec Dieu ! Comment peux-tu affirmer une chose pareille, dis plutôt que Sa volonté soit faite, c’est Lui le maître des âges !

— Si j’ai répondu ainsi, c’est que j’ai fait un songe, la nuit dernière. J’ai vu notre Prophète, prière sur lui ! je lui ai demandé quand j’allais mourir, et j’ai obtenu une réponse réconfortante.

Malikshah s’impatiente

— Quelle réponse ?

— Le Prophète m’a dit : « Tu es un pilier de l’islam, tu fais le bien autour de toi, ton existence est précieuse pour les croyants, je te donne donc le privilège de choisir le moment de ta mort. » J’ai répondu : « Dieu m’en garde, quel homme pourrait choisir un tel jour ! On veut toujours davantage, et même si je fixais la date la plus éloignée possible je vivrais dans la hantise de son approche, et la veille de ce jour-là, que ce soit dans un mois ou dans cent ans, je tremblerais de peur. Je ne veux pas choisir la date. La seule faveur que je demande, Prophète bien-aimé, c’est de ne pas survivre à mon maître le sultan Malikshah. Je l’ai vu grandir, je l’ai entendu m’appeler « père », et je ne voudrais pas subir l’humiliation et la souffrance de le voir mort. C’est accordé, me dit le Prophète, tu mourras quarante jours avant le sultan. »

Malikshah a le visage blanc, il tremble, il s’est presque trahi. Nizam sourit : 

— Tu le vois, je ne montre aucune arrogance, je suis sûr aujourd’hui que je vivrai longtemps.

Le sultan a-t-il été tenté, à cet instant-là, de renoncer à faire tuer son vizir ? Il en aurait été bien inspiré. Car, si le songe n’était qu’une parabole, Nizam avait effectivement pris de redoutables dispositions. La veille de son départ, les officiers de sa garde rassemblés à ses côtés avaient juré l’un après l’autre, la main sur le Livre, que s’il était tué aucun de ses ennemis ne lui survivrait !

 

 

XIX

 

Dans l’empire seldjoukide, du temps où il était le plus puissant de l’univers, une femme osa prendre le pouvoir de ses mains nues. Assise derrière sa tenture, elle déplaçait des armées d’un bord à l’autre de l’Asie, nommait les rois et les vizirs, les gouverneurs et les cadis, dictait des lettres au calife et dépêchait des émissaires auprès du maître d’Alamout. À des émirs qui maugréaient en l’entendant donner des ordres aux troupes, elle répondit : « Chez nous, ce sont les hommes qui font la guerre, mais ce sont les femmes qui leur disent contre qui se battre. »

Au harem du sultan, on la surnomme « la Chinoise ». Elle est née à Samarcande, d’une famille originaire de Kashgar, et, comme son frère aîné Nasr Khan, sa face ne révèle aucun mélange de sang, ni les traits sémites des Arabes, ni les traits aryens des Persans.

Elle est, de beaucoup, la plus ancienne des femmes de Malikshah. Quand elle l’a épousé, il n’avait que neuf ans, elle en avait onze. Patiemment, elle a attendu qu’il mûrisse. Elle a frôlé le premier duvet de sa barbe, surpris le premier sursaut de désir dans son corps, vu ses membres s’étirer, ses muscles se gonfler, majestueuse baudruche qu’elle a tôt fait d’apprivoiser. Jamais elle n’a cessé d’être la favorite, adulée, courtisée, honorée, écoutée surtout. Et obéie. En fin de journée, au retour d’une chasse au lion, d’un tournoi, d’une mêlée sanglante, d’une tumultueuse assemblée d’émirs ou, pire, d’une pénible séance de travail avec Nizam, Malikshah trouve la paix dans les bras de Terken. Il écarte la soie fluide qui la recouvre, vient s’écraser contre sa peau, s’ébat, rugit, conte ses exploits et ses lassitudes. La Chinoise enveloppe le fauve échauffé, elle le couve, elle l’accueille en héros dans les plis de son corps, elle le retient longtemps, elle l’enserre, elle ne le lâche que pour l’attirer à nouveau ; il s’étale de tout son poids, conquérant essoufflé, haletant, soumis, ensorcelé, elle sait le mener jusqu’au fond du plaisir.

Puis, doucement, ses doigts menus commencent à dessiner ses sourcils, ses paupières, ses lèvres, les lobes de ses oreilles, les lignes de son cou moite ; le fauve est affaissé, il ronronne, il s’engourdit, félin repu, il sourit. Les mots de Terken s’écoulent alors dans le creux de son âme, elle parle de lui, d’elle, de leurs enfants, elle lui rapporte des anecdotes, lui cite des poèmes, lui susurre des paraboles riches d’enseignements ; pas un instant il ne s’ennuie dans ses bras, il se promet de rester auprès d’elle tous les soirs. À sa façon, bourrue, brutale, enfantine, animale, il l’aime, il l’aimera jusqu’à son dernier souffle. Elle sait qu’il ne peut rien lui refuser, c’est elle qui lui désigne ses conquêtes du moment, maîtresses ou provinces. Dans tout l’empire elle n’a d’autre rival que Nizam, et en cette année 1092 elle est en voie de le terrasser.

Comblée, la Chinoise ? Comment le serait-elle ? Dès qu’elle est seule, ou avec Djahane, sa confidente, elle pleure, larmes de mère, larmes de sultane, elle maudit le sort injuste, et nul ne songe à l’en blâmer. L’aîné de ses fils avait été choisi par Malikshah comme héritier, il était de tous les voyages, de toutes les cérémonies. Son père en était si fier qu’il l’exhibait partout, lui montrait une à une ses provinces, lui parlait du jour où il lui succéderait. « Jamais sultan n’aura légué plus grand empire à son fils ! » lui disait-il. En ce temps-là, oui, Terken était comblée, aucune douleur ne déformait son sourire.

Puis l’héritier est mort. Une fièvre subite, foudroyante, impitoyable. Les médecins ont eu beau prescrire saignées et cataplasmes, en deux nuits il s’est éteint. On a dit que c’était le mauvais œil, peut-être même quelque indétectable poison. Éplorée, Terken s’est pourtant ressaisie. Le deuil passé, elle a fait désigner comme dauphin le deuxième de ses fils. Malikshah s’en est vite épris, il l’a gratifié de titres fort surprenants pour ses neuf ans, mais l’époque est pompeuse, cérémonieuse : « Roi des rois, Pilier de l’Etat, Protecteur du Prince des Croyants »…

Malédiction et mauvais œil, le nouvel héritier n’a pas tardé lui aussi à mourir. Aussi subitement que son frère. D’une fièvre tout aussi suspecte.

La Chinoise avait un dernier fils, elle a demandé au sultan qu’il le désigne comme successeur. La chose était moins aisée cette fois, l’enfant avait un an et demi et Malikshah était père de trois autres garçons, tous plus âgés. Deux nés d’une esclave, mais l’aîné, prénommé Barkyarouk, était le fils de la propre cousine du sultan. Comment l’écarter, sous quel prétexte ? Qui mieux que ce prince doublement seldjoukide pouvait accéder à la dignité de dauphin ? Tel était l’avis de Nizam. Lui qui voulait mettre un peu d’ordre dans les querelles turques, lui qui avait toujours eu le souci d’instaurer quelque règle de succession dynastique, il avait insisté, avec les meilleurs arguments du monde, pour que l’ainé soit désigné. Sans résultat. Malikshah n’osait pas contrarier Terken, et puisqu’il ne pouvait nommer son fils à elle, il ne nommerait personne. Il préférait prendre le risque de mourir sans héritier, comme son père, comme tous les siens.

Terken n’est pas satisfaite, elle ne le serait que si sa descendance était dûment assurée. C’est dire si plus que tout au monde elle a souhaité la disgrâce de Nizam, obstacle à ses ambitions. Pour obtenir son arrêt de mort, elle était prête à tout, intrigues et menaces, elle a suivi jour après jour les négociations avec les Assassins. Elle a accompagné le sultan et son vizir sur la route de Baghdad. Elle tient à être là pour l’exécution.

C’est le dernier repas de Nizam, la cène est un iftar, le banquet qui salue la rupture du jeûne du dixième jour de ramadane. Dignitaires, courtisans, émirs de l’armée, tous sont inhabituellement sobres par égard au mois saint. La table est dressée sous une immense yourte. Quelques esclaves portent des flambeaux pour qu’on puisse choisir, sur les vastes plats d’argent, le meilleur morceau de chameau ou d’agneau, la plus charnue des cuisses de perdreau. Soixante mains affamées se tendent, fouillant la chair et la sauce. On partage, on déchire, on dévore. Quand on se trouve en possession d’une pièce appétissante, on la présente à un voisin que l’on veut honorer.

Nizam mange peu. Ce soir-là, il souffre plus que d’habitude, sa poitrine est en feu, ses entrailles comme saisies par la main d’un géant invisible. Il fait un effort pour se tenir droit. Malikshah est à ses côtés, croquant tout ce que ses voisins lui destinent. On le voit parfois tenter un regard oblique vers son vizir, il doit penser qu’il a peur. Soudain, il tend la main vers un plateau de figues noires, choisit la plus dodue, l’offre à Nizam, qui la prend poliment, l’entame du bout des dents. Quel goût peuvent avoir les figues quand on se sait trois fois condamné, par Dieu, par le sultan et par les Assassins ?

Enfin l’iftar s’achève, il fait nuit déjà. Malikshah se lève d’un bond, il est pressé de rejoindre sa Chinoise pour lui raconter les grimaces du vizir. Nizam, lui, s’accoude, puis il se hisse péniblement pour se mettre debout. Les tentes de son harem ne sont pas loin, sa vieille cousine lui aura préparé une concoction de mirobolan pour le soulager. Il n’a que cent pas à faire. Autour de lui, l’inévitable brouhaha des camps royaux. Soldats, serviteurs, marchands ambulants. Parfois le rire étouffé d’une courtisane. Que la route paraît longue, et il se traîne seul. D’habitude une couronne de courtisans l’entoure, mais qui voudrait être vu avec un proscrit ? Les quémandeurs eux-mêmes ont fui, que pourraient-ils obtenir d’un vieillard en disgrâce ?

Un individu s’approche pourtant, un brave homme vêtu d’un caban rapiécé. Il murmure des paroles pieuses. Nizam tâte sa bourse et en retire trois pièces d’or. Il faut bien récompenser l’inconnu qui vient encore à lui.

Un éclair, l’éclair d’une lame, tout s’est passé très vite. À peine si Nizam a vu la main bouger, déjà le poignard a percé son habit, sa peau, la pointe s’est faufilée entre ses côtes. Il n’a même pas crié. Rien qu’un mouvement de stupeur, une dernière bouffée d’air aspirée. En s’écroulant, il a peut-être revu au ralenti cet éclair, ce bras qui se tend, se détend, et cette bouche crispée qui crache : « Prends ce cadeau, il te vient d’Alamout ! »

Des cris ont fusé alors. L’Assassin a couru, on l’a traqué de tente en tente, on l’a retrouvé. À la hâte, on lui a tranché la gorge, puis on l’a traîné par ses pieds nus pour le jeter dans un feu.

Dans les années et les décennies à venir, d’innombrables messagers d’Alamout connaîtront la même mort, avec cette différence qu’ils ne chercheront plus à fuir. « Il ne suffit pas de tuer nos ennemis, leur enseigne Hassan, nous ne sommes pas des meurtriers mais des exécuteurs, nous devons agir en public, pour l’exemple. Nous tuons un homme, nous en terrorisons cent mille. Cependant, il ne suffit pas d’exécuter et de terroriser, il faut aussi savoir mourir, car si en tuant nous décourageons nos ennemis d’entreprendre quoi que ce soit contre nous, en mourant de la façon la plus courageuse nous forçons l’admiration de la foule. Et de cette foule des hommes sortiront pour se joindre à nous. Mourir est plus important que tuer. Nous tuons pour nous défendre, nous mourons pour convertir, pour conquérir. Conquérir est un but, se défendre n’est qu’un moyen. »

Désormais, les assassinats auront lieu de préférence le vendredi, dans les mosquées et à l’heure de la prière solennelle, devant le peuple réuni. La victime, vizir, prince, dignitaire religieux, arrive, entourée d’une garde imposante. La foule est impressionnée, soumise et admirative. L’envoyé d’Alamout est là, quelque part, sous le plus inattendu des déguisements. Membre de la garde par exemple. À l’heure où tous les regards sont rassemblés, il frappe. La victime s’écroule, le bourreau ne bouge pas, il hurle une formule apprise, affecte un sourire de défi, attendant de se laisser immoler par les gardes déchaînés puis dépecer par la foule apeurée. Le message est arrivé ; le successeur du personnage assassiné se montrera plus conciliant à l’égard d’Alamout ; et dans l’assistance il y aura dix, vingt, quarante conversions.

On a souvent dit, au vu de ces scènes irréelles, que les hommes de Hassan étaient drogués. Comment expliquer autrement qu’ils aillent au-devant de la mort avec le sourire ? On a accrédité la thèse qu’ils agissaient sous l’effet du haschisch. Marco Polo a popularisé cette idée en Occident ; leurs ennemis dans le monde musulman les ont parfois appelés haschichiyoun, « fumeurs de haschisch », pour les déconsidérer ; certains orientalistes ont cru voir dans ce terme l’origine du mot « assassin » qui est devenu, dans plusieurs langues européennes, synonyme de meurtrier. Le mythe des « Assassins » n’en a été que plus terrifiant.

La vérité est autre. D’après les textes qui nous sont parvenus d’Alamout, Hassan aimait à appeler ses adeptes Assassiyoun, ceux qui sont fidèles au Assass, au « Fondement » de la foi, et c’est ce mot, mal compris des voyageurs étrangers, qui a semblé avoir des relents de haschisch.

Il est vrai que Sabbah était passionné par les plantes, qu’il connaissait à merveille leurs vertus curatives, sédatives ou stimulantes. Lui-même cultivait toutes sortes d’herbes et soignait ses fidèles quand ils étaient malades, sachant leur prescrire des potions pour leur rafraîchir le tempérament. On connaît ainsi l’une de ses recettes, destinée à activer le cerveau de ses adeptes et à les rendre plus aptes aux études. C’est un mélange de miel, de noix pilées et de coriandre. On le voit, une bien douce médecine. En dépit d’une tradition tenace et séduisante, il faut se rendre à l’évidence : les Assassins n’avaient pas d’autre drogue qu’une foi sans nuances. Constamment raffermie par le plus serré des enseignements, la plus efficace des organisations, la plus stricte répartition des tâches.

Au sommet de la hiérarchie siège Hassan, le Grand Maître, le Prédicateur suprême, le détenteur de tous les secrets. Il est entouré d’une poignée de missionnaires-propagandistes, les daï, parmi lesquels trois adjoints, l’un pour la Perse orientale, le Khorassan, le Kuhistan et la Transoxiane ; l’autre pour la Perse occidentale et l’Irak ; un troisième pour la Syrie. Juste au-dessous se trouvent les compagnons, les rafik, les cadres du mouvement. Ayant reçu l’enseignement adéquat, ils sont habilités à commander une forteresse, à diriger l’organisation à l’échelle d’une ville ou d’une province. Les plus aptes seront un jour missionnaires.

Plus bas dans la hiérarchie sont les lassek, littéralement ceux qui sont rattachés à l’organisation. Ce sont les croyants de base, sans prédisposition particulière aux études ni à l’action violente. Ils comptent parmi eux beaucoup de bergers des environs d’Alamout, nombre de femmes et de vieillards.

Puis viennent les mujib, les « répondants », en fait les novices. Ils reçoivent un premier enseignement et, selon leurs capacités, sont orientés soit vers des études plus poussées pour devenir compagnons, soit vers la masse des croyants, soit encore vers la catégorie suivante, celle qui symbolise aux yeux des musulmans de l’époque la vraie puissance de Hassan Sabbah : la classe des fidai, « ceux qui se sacrifient ». Le Grand Maître les choisit parmi les adeptes qui ont d’immenses réserves de foi, d’habileté et d’endurance, mais peu d’aptitudes à l’enseignement. Jamais il n’enverrait au sacrifice un homme qui pourrait devenir missionnaire.

L’entraînement du fidai est une tâche délicate à laquelle Hassan s’adonne avec passion et raffinement. Apprendre à dissimuler son poignard, à le sortir d’un geste furtif, à le planter net dans le cœur de la victime, ou dans son cou si sa poitrine est protégée d’une cotte de mailles ; se familiariser avec les pigeons voyageurs, mémoriser les alphabets codés, instruments de communication rapide et discrète avec Alamout ; apprendre parfois un dialecte, un accent régional, savoir s’insérer dans un milieu étranger, hostile, s’y fondre pendant des semaines, des mois, endormir toutes les méfiances en attendant le moment propice à l’exécution ; savoir suivre la proie comme un chasseur, étudier avec précision sa démarche, ses vêtements, ses habitudes, ses heures de sortie ; parfois, quand il s’agit d’un personnage exceptionnellement bien protégé, trouver le moyen de s’engager auprès de lui, l’approcher, se lier avec certains de ses proches. On raconte que, pour exécuter l’une de leurs victimes, deux fidai durent vivre deux mois dans un couvent chrétien en se faisant passer pour des moines. Remarquable capacité de caméléonage qui ne peut raisonnablement s’accompagner d’un quelconque usage de haschisch ! Plus important que tout, l’adepte doit acquérir la foi nécessaire pour affronter la mort, la foi en un paradis que le martyre lui vaudra à l’instant même où sa vie lui sera ôtée par la foule déchaînée.

Nul ne pourrait le contester, Hassan Sabbah a réussi à bâtir la machine à tuer la plus redoutable de l’Histoire. Face à elle, il s’en est toutefois dressé une autre, en cette sanglante fin de siècle, et celle-là, c’est la Nizamiya qui, par fidélité au vizir assassiné, va semer la mort avec des méthodes différentes, peut-être plus insidieuses, certainement moins spectaculaires, mais dont les effets ne seront pas moins dévastateurs.

 

 

XX

 

Pendant que la foule s’acharnait sur les restes de l’Assassin, cinq officiers se sont réunis en pleurant autour de la dépouille chaude encore de Nizam, cinq mains droites se sont tendues, cinq bouches ont répété, à l’unisson : « Dors en paix, maître, aucun de tes ennemis ne survivra ! »

Par qui commencer ? Longue est la liste des proscrits, mais les consignes de Nizam sont claires. Les cinq hommes n’ont guère besoin de se consulter. Ils murmurent un nom. Leurs mains se tendent à nouveau, puis ils posent genou à terre. Ensemble ils soulèvent le corps amaigri par la maladie mais alourdi par la mort et le portent en procession jusqu’à ses quartiers. Les femmes sont déjà rassemblées pour gémir, la vue du cadavre ravive leurs ululements, l’un des officiers s’en irrite – « Ne pleurez pas tant qu’il n’a pas été vengé ! ». Apeurées, les pleureuses se sont interrompues, toutes ont regardé l’homme. Qui déjà s’éloigne. Elles ont repris leurs bruyantes lamentations.

Arrive le sultan. Il était auprès de Terken quand les premiers cris lui sont parvenus. Un eunuque parti aux nouvelles est revenu tremblant : « C’est Nizam-el-Molk, maître ! Un tueur a bondi sur lui ! Il t’a donné le reste de son âge ! » Sultan et sultane ont échangé un regard, puis Malikshah s’est levé. Il s’est recouvert de son long manteau de karakul et s’est tapoté le visage devant la glace de son épouse, il a accouru auprès du défunt, feignant la surprise et la plus pesante affliction.

Les femmes se sont écartées pour le laisser approcher du corps de son ata. Il se penche, prononce une prière, quelques formules de circonstance, avant de s’en retourner chez Terken pour de discrètes réjouissances.

Curieux comportement que celui de Malikshah. On aurait pu penser qu’il profiterait de la disparition de son tuteur pour prendre enfin dans ses propres mains les affaires de son empire. Il n’en est rien. Trop content d’être enfin débarrassé de celui qui freinait ses ardeurs, le sultan batifole, il n’y a pas d’autre mot. Toute réunion de travail est annulée d’office, toute réception d’ambassadeur, les journées sont consacrées au polo et à la chasse, les soirées aux beuveries.

Plus grave encore, dès son arrivée à Baghdad, il envoie dire au calife : « J’ai l’intention de faire de cette ville ma capitale d’hiver, le Prince des Croyants doit déménager au plus tôt, se trouver une autre résidence. » Le successeur du Prophète, dont les ancêtres ont vécu à Baghdad depuis trois siècles et demi, demande un mois de délai pour mettre de l’ordre dans ses affaires.

Terken s’inquiète de cette frivolité, peu digne d’un souverain de trente-sept ans, maître de la moitié du monde, mais son Malikshah est ce qu’il est, elle le laisse donc folâtrer, et en profite pour asseoir sa propre autorité. C’est à elle qu’émirs et dignitaires ont recours, ce sont ses hommes de confiance qui remplacent les fidèles de Nizam. Le sultan donne son accord entre deux virées ou deux soûleries.

Le 18 novembre 1092, Malikshah se trouve au nord de Baghdad, il chasse l’onagre dans une zone boisée et marécageuse. Sur ses douze dernières flèches, une seule a manqué son but, ses compagnons chantent ses louanges, aucun d’eux ne songerait à égaler ses prouesses. La marche lui a donné faim, il l’exprime par des jurons. Les esclaves s’affairent. Ils sont bien une douzaine à dépecer, embrocher, vider les bêtes sauvages qui bientôt grillent dans une clairière. Le gigot le plus gras est pour le souverain, qui le saisit, le déchiquette à plein appétit et se régale tout en buvant une liqueur fermentée. De temps à autre, il croque des fruits confits au vinaigre, son mets préféré dont son cuisinier transporte partout d’immenses terrines pour être sûr de ne jamais en manquer.

Soudain, des coliques, déchirantes. Malikshah hurle de douleur, ses compagnons tremblent. Nerveusement, il rejette sa coupe, crache ce qu’il a dans la bouche. Il est plié en deux, son corps se vide, il délire, s’évanouit. Autour de lui, des dizaines de courtisans, de soldats et de serviteurs tremblent, s’observant avec méfiance. On ne saura jamais quelle main a glissé le poison dans la liqueur. À moins que ce ne fût dans le vinaigre. Ou dans la chair du gibier ? Mais chacun a fait le compte : trente-cinq jours se sont écoulés depuis la mort de Nizam. Celui-ci avait dit « moins de quarante ». Ses vengeurs sont dans les temps.

Terken Khatoun est au camp royal, a une heure du lieu du drame. Vers elle on porte le sultan, inanimé mais vivant encore. Elle se hâte d’éloigner tous les curieux, ne garde auprès d’elle que Djahane, deux ou trois autres fidèles, ainsi qu’un médecin de la cour qui tient la main de Malikshah.

— Le maître pourra-t-il se relever ? interroge la Chinoise.

— Le pouls faiblit, Dieu a soufflé la bougie, elle vacille avant de s’éteindre, nous n’avons plus d’autre recours que la prière.

— Si telle est la volonté du Très-Haut, écoutez bien ce que je vais dire.

Ce n’est pas le ton d’une future veuve, mais d’une maîtresse d’empire.

— Personne hors de cette yourte ne doit savoir que le sultan n’est plus parmi nous. Contentez-vous de dire qu’il se rétablit lentement, qu’il a besoin de repos, que personne ne peut le voir.

Fugace et sanglante épopée que celle de Terken Khatoun. Avant même que le cœur de Malikshah n’ait cessé de battre, elle a exigé de sa poignée de fidèles qu’ils jurent loyauté au sultan Mahmoud, âgé de quatre ans et quelques mois. Puis elle a envoyé un messager au calife, lui annonçant la mort de son époux et lui demandant de confirmer la succession pour son fils ; en échange, il ne sera plus question d’inquiéter le Prince des Croyants dans sa capitale, et son nom sera glorifié dans les sermons de toutes les mosquées de l’empire.

Quand la cour sultanienne reprend la route d’Ispahan, Malikshah est mort depuis quelques jours, mais la Chinoise continue à cacher la nouvelle aux troupes, Le cadavre est étendu sur un grand chariot tiré par six chevaux et recouvert d’une tente. Mais le manège ne peut s’éterniser, un corps qui n’a pas été embaumé ne peut rester parmi les vivants sans que la décomposition trahisse sa présence. Terken choisit de s’en débarrasser. C’est ainsi que Malikshah, « le sultan vénéré, le grand Shahinshah, le roi de l’Orient et de l’Occident, le pilier de l’islam et des musulmans, la fierté du monde et de la religion, le père des conquêtes, le ferme soutien du calife de Dieu » a été enterré de nuit, à la sauvette, au bord d’une route, eh un lieu que nul n’a su retrouver depuis. « Jamais, disent les chroniqueurs, on n’avait entendu dire qu’un souverain aussi puissant soit mort ainsi sans que personne ne prie ni ne pleure sur son corps. »

La disparition du sultan finit par s’ébruiter, mais Terken se justifie aisément : son premier souci a été de cacher la nouvelle à l’ennemi alors que l’armée et la cour étaient loin de la capitale. En réalité, la Chinoise a gagné le temps qu’il lui fallait pour installer son fils sur le trône et prendre elle-même les rênes du pouvoir.

Les chroniques de l’époque ne s’y trompent pas. En parlant des troupes impériales, elles disent désormais « les armées de Terken Khatoun ». En parlant d’Ispahan, elles précisent que c’est la capitale de la Khatoun. Quant au nom du sultan-enfant, il sera quasiment oublié, on ne se souviendra que du « fils de la Chinoise ».

Face à la sultane se dressent néanmoins les officiers de la Nizamiya. Sur leur liste de proscrits, Terken Khatoun vient en deuxième position, juste après Malikshah. Au fils aîné de ce dernier, Barkyarouk, âgé de onze ans, ils proclament leur appui. Ils l’entourent, le conseillent et le conduisent au combat. Les premiers affrontements tournent à leur avantage, la sultane doit se replier sur Ispahan qui est bientôt assiégée. Mais Terken n’est pas femme à s’avouer vaincue, pour se défendre elle est prête à des ruses qui resteront célèbres.

Elle écrit, par exemple, à plusieurs gouverneurs de province des lettres ainsi libellées : « Je suis veuve, j’ai la garde d’un enfant mineur qui a besoin d’un père pour guider ses pas, pour diriger l’empire en son nom. Qui mieux que toi remplirait ce rôle ? Viens le plus vite possible à la tête de tes troupes, tu dégageras Ispahan, tu y entreras en triomphateur, je t’épouserai, le pouvoir entier sera entre tes mains. » L’argument porte, les émirs accourent, de l’Azerbafjan comme de Syrie, et s’ils ne parviennent pas à briser le siège de la capitale, ils ménagent à la sultane de longs mois de répit.

Terken reprend également contact avec Hassan Sabbah. « Ne t’avais-je pas promis la tête de Nizam-el-Molk ? Je te l’ai offerte. Aujourd’hui, c’est Ispahan, la capitale de l’empire, que je t’offre. Je sais que tes hommes sont nombreux dans cette ville, pourquoi vivent-ils dans l’ombre ? Dis-leur de se montrer, ils obtiendront de l’or et des armes et pourront prêcher au grand jour. » De fait, après tant d’années de persécutions, des centaines d’ismaéliens se dévoilent. Les conversions se multiplient. Dans certains quartiers, ils forment des milices armées pour le compte de la sultane.

Cependant, la dernière ruse de Terken est probablement la plus ingénieuse et la plus audacieuse : des émirs de son entourage se présentent un jour au camp adverse, annonçant à Barkyarouk qu’ils ont décidé d’abandonner la sultane, que leurs troupes sont disposées à se révolter et que, s’il acceptait de les accompagner et s’introduisait avec eux par surprise dans la ville, ils pourraient donner le signal d’un soulèvement : Terken et son fils seraient massacrés, il pourrait quant à lui s’établir fermement sur le trône. Nous sommes en 1094, le prétendant n’a que treize ans, la proposition le séduit. S’emparer en personne de la ville alors que ses émirs l’assiègent sans succès depuis plus d’un an ! Il n’hésite guère. La nuit suivante, il se glisse hors de son camp, à l’insu de ses proches, se présente avec les émissaires de Terken devant la porte de Kahab qui, comme par enchantement, s’ouvre devant lui. Le voilà qui marche d’un pas décidé, entouré d’une escorte exagérément joviale à son goût, ce qu’il croit dû à la réussite sans faille de son exploit. Si les hommes rient trop haut, il leur ordonne de se calmer et ceux-ci répondent révérencieusement, avant de s’esclaffer de plus belle.

Hélas ! quand il se rend compte que leur allégresse est suspecte, il est trop tard. Ils l’ont immobilisé, lui ont attaché les mains et les pieds, masqué la bouche et les yeux, pour le conduire, dans un cortège de railleries, jusqu’à la porte du harem. Réveillé, le chef des eunuques court avertir Terken de leur arrivée. C’est à elle de décider du sort du rival de son fils, s’il faut l’étrangler ou se contenter de l’aveugler. L’eunuque s’est enfoncé dans le long couloir peu éclairé quand soudain éclatent des hurlements, des appels et des sanglots venus de l’intérieur. Intrigués et inquiets, les officiers, qui n’ont pu se retenir de pénétrer dans la zone interdite, se heurtent à une vieille servante bavarde : on vient de découvrir Terken Khatoun morte dans son lit avec à ses côtés l’instrument du crime, le large coussin moelleux qui l’a étouffée. Un eunuque aux bras vigoureux a disparu ; la servante se rappelle qu’il avait été introduit au harem quelques années plus tôt sur recommandation de Nizam-el-Molk.

 

 

XXI

 

Étrange dilemme pour les partisans de Terken : leur sultane est morte, mais leur principal adversaire est à leur merci ; leur capitale est encerclée, mais celui-là même qui les assiège est leur prisonnier. Que faire de lui ? C’est Djahane qui a pris la place de Terken comme gardienne de l’enfant-sultan, c’est devant elle qu’on porte le débat pour qu’elle le tranche. Elle s’était montrée jusque-là pleine de ressources, mais la mort de sa maîtresse a secoué la terre sous ses pieds. À qui s’adresser, qui consulter, si ce n’est Omar !

Quand ce dernier arrive, c’est pour la trouver assise sur le divan de Terken, au pied du rideau écarté, la tête baissée, les cheveux s’étalant négligemment sur ses épaules. Le sultan est auprès d’elle, tout habillé de soie, un turban sur sa petite tête. Il est immobile sur son coussin ; son visage est rouge et boutonneux, ses yeux sont à moitié fermés, il a l’air de s’ennuyer.

Omar s’est approché de Djahane. Il lui a pris tendrement la main, a passé lentement sa paume sur son visage. Il chuchote : 

— On vient de m’apprendre pour Terken Khatoun. Tu as bien fait de m’appeler à tes côtés.

Alors qu’il lui caresse les cheveux, Djahane le repousse.

— Si je t’ai fait venir, ce n’est pas pour que tu me consoles. Mais pour te consulter sur une affaire grave.

Omar fait un pas en arrière, croise les bras et écoute.

— Barkyarouk a été attiré dans un traquenard, il est prisonnier dans ce palais, les hommes sont partagés sur le sort qu’il faut lui réserver. Certains exigent de le tuer, notamment ceux qui lui ont tendu ce piège, ils veulent être sûrs de ne jamais répondre devant lui de leurs actes. D’autres préfèrent s’entendre avec lui, l’installer sur le trône, gagner ses faveurs, en espérant qu’il oubliera sa mésaventure. D’autres encore proposent de le garder en otage pour négocier avec les assiégeants. Quelle voie nous conseilles-tu de suivre ?

— Et c’est pour me demander cela que tu m’as arraché à mes livres ?

Djahane se lève, excédée.

— La chose ne te paraîtrait-elle pas suffisamment importante ? Ma vie en dépend. Le sort de milliers de gens, celui de cette ville, de l’empire, peut dépendre de cette décision. Et toi, Omar Khayyam, tu ne voudrais pas qu’on te dérange pour si peu !

— Eh bien, non, je ne veux pas qu’on me dérange pour si peu !

Il a fait mouvement vers la porte ; au moment de l’ouvrir, il revient vers Djahane.

— On me consulte toujours quand le forfait est commis. Que veux-tu que je dise maintenant à tes amis ? Si je leur conseille de relâcher l’adolescent, comment leur garantir que demain il ne voudra pas leur trancher la gorge ? Si je leur conseille de le garder en otage, ou de le tuer, je deviens leur complice. Laisse-moi loin de ces querelles, Djahane, et toi aussi restes-en loin.

Il la fixe avec compassion.

Un rejeton de sultan turc remplace un autre rejeton, un vizir écarte un vizir, par Dieu, Djahane, comment peux-tu passer les plus belles années de ta vie dans cette cage aux fauves ? Laisse-les s’égorger, tuer et mourir. Le soleil en sera-t-il moins éclatant, le vin en sera-t-il moins suave ?

— Baisse la voix, Omar, tu fais peur à l’enfant. Et dans les pièces voisines des oreilles écoutent.

Omar s’entête : 

— Ne m’as-tu pas appelé pour me demander mon avis ? Eh bien, je vais te le donner sans détour : quitte cette salle, abandonne ce palais, ne regarde pas derrière toi, ne dis pas adieu, ne ramasse même pas tes affaires, viens, donne-moi la main, rentrons chez nous, tu composeras tes poèmes, j’observerai mes étoiles. Chaque soir tu viendras te blottir nue contre moi, le vin musqué nous fera chanter, pour nous le monde cessera d’exister, nous le traverserons sans le voir, sans l’entendre, ni sa boue ni son sang ne s’attacheront à nos semelles.

Djahane a les yeux embués.

— Si je pouvais revenir à cet âge d’innocence, crois-tu que j’hésiterais ? Mais il est trop tard, je suis allée trop loin. Si demain les fidèles de Nizam-el-Molk s’emparaient d’Ispahan, ils ne m’épargneraient pas, je suis sur leur liste de proscrits.

— J’ai été le meilleur ami de Nizam, je te protégerai, ils ne viendront pas dans ma maison pour, m’arracher ma femme.

Ouvre les yeux, Omar, tu ne connais pas ces hommes, ils ne pensent qu’à se venger. Hier, ils t’ont reproché d’avoir sauvé la tête de Hassan Sabbah ; demain, ils te reprocheront d’avoir caché Djahane, et ils te tueront en même temps que moi.

Eh bien, soit, nous resterons ensemble, chez nous, et si mon destin est de mourir avec toi je m’y résignerai.

Elle se redresse.

— Moi, je ne me résigne pas ! Je suis dans ce palais, entourée de troupes qui me sont fidèles, dans une ville qui désormais m’appartient, je me battrai jusqu’au bout, et si je meurs, ce sera comme une sultane.

— Et comment meurent les sultanes ? Empoisonnées, étouffées, étranglées ! Ou en couches ! Ce n’est pas dans l’apparat que l’on échappe à la misère humaine.

Un long moment, ils s’observent en silence. Djahane s’approche, elle dépose sur les lèvres d’Omar un baiser qu’elle veut brûlant, elle s’affaisse un instant dans ses bras. Mais il s’écarte, ces adieux lui sont insupportables. Il la supplie une dernière fois : 

— Si tu attaches encore la moindre valeur à notre amour, viens avec moi, Djahane, la table est mise sur la terrasse, un vent léger nous vient des monts Jaunes, dans deux heures nous serons ivres, nous irons nous coucher. Aux servantes je dirai de ne pas nous réveiller quand Ispahan changera de maître.

 

 

XXII

 

Ce soir-là, le vent d’Ispahan porte un vert parfum d’abricot. Mais que les rues sont mortes ! Khayyam cherche refuge dans son observatoire. D’habitude, il lui suffit d’y entrer, de tourner son regard vers le ciel, de sentir dans les doigts les disques gradués de son astrolabe, pour que les soucis du monde s’évanouissent. Pas cette fois. Les étoiles sont silencieuses, aucune musique, aucun murmure, aucune confidence. Omar ne les harcèle pas, elles doivent avoir de bonnes raisons de se taire. Il se résigne à revenir chez lui, il marche lentement, dans la main un roseau qui s’abat quelquefois sur une touffe d’herbe ou sur une branche rebelle.

Il est maintenant étendu dans sa chambre, lumières éteintes ; ses bras serrent désespérément une Djahane imaginaire, ses yeux sont rouges de larmes et de vin. À sa gauche, posées à terre, une carafe, une coupe d’argent, qu’il saisit de temps à autre d’une main lasse pour de longues gorgées pensives et désabusées. Ses lèvres dialoguent avec lui-même, avec Djahane, avec Nizam. Avec Dieu surtout. Qui d’autre peut encore retenir cet univers qui se décompose ?

C’est seulement à l’aube qu’épuisé, la tête embrumée, Omar s’abandonne enfin, au sommeil. Combien d’heures a-t-il dormi ? Un martèlement de pas le réveille, le soleil déjà haut s’insinue par une fente de la tenture, le contraignant à se protéger les yeux. Il aperçoit alors, dans l’encadrement de la porte, l’homme dont l’arrivée tapageuse l’a dérangé. Il est grand, moustachu, sa main tapote, d’un geste maternel, la garde de son épée. Sa tête est enserrée dans un turban d’un vert éclatant. Et sur ses épaules la courte cape en velours des officiers de la Nizamiya.

— Qui es-tu ? demande Khayyam d’une bouche bâillante. Et qui t’a donné des droits sur mon sommeil ?

— Le maître ne m’a-t-il jamais vu avec Nizam-el-Molk ? J’étais son garde du corps, j’étais son ombre. On m’appelle Vartan l’Arménien.

Omar s’en souvient maintenant, ce qui ne le rassure guère. Il sent comme une corde qui se noue, de sa gorge à ses tripes. Mais, s’il a peur, il ne veut rien en laisser paraître.

— Son garde du corps et son ombre, dis-tu ? C’était donc à toi de le protéger de l’assassin ?

— Il m’avait ordonné de rester loin. Nul n’ignore qu’il a voulu une telle mort. J’aurais pu tuer un meurtrier, un autre aurait surgi. Qui suis-je pour m’interposer entre mon maître et son destin ?

— Et que me veux-tu ?

— La nuit dernière, nos troupes se sont infiltrées dans Ispahan. La garnison s’est ralliée à nous. Le sultan Barkyarouk a été délivré. Cette ville lui appartient désormais.

Khayyam s’est retrouvé debout.

— Djahane !

Un cri et une interrogation angoissée. Vartan ne dit rien. Sa mine inquiète jure avec son allure martiale. Omar croit lire dans ses yeux un monstrueux aveu. L’officier murmure : 

— J’aurais tant voulu la sauver, j’aurais été si fier de me présenter chez l’illustre Khayyam en lui ramenant son épouse indemne ! Mais je suis arrivé trop tard. Tous les gens du palais avaient été massacrés par les soldats.

Omar s’est avancé vers l’officier, il l’a empoigné de toutes ses forces, sans toutefois réussir à l’ébranler.

— Et c’est pour m’annoncer cela que tu es venu ! L’autre a toujours la main sur la garde de son épée. Il n’a pas dégainé. Il parle d’une voix plate.

— Je suis venu pour bien autre chose. Les officiers de la Nizamiya ont décidé que tu devais mourir. Quand on blesse le lion, disent-ils, il est prudent de l’achever. J’ai reçu pour mission de te mettre à mort.

Khayyam est soudain plus calme. Rester digne au moment ultime. Que de sages ont consacré leur vie entière à atteindre ce sommet de la condition humaine ! Il ne plaide pas pour sa vie. Bien au contraire, il sent à chaque instant le reflux de sa peur, il songe surtout à Djahane, il ne doute pas qu’elle aussi a su être digne.

— Jamais je n’aurais pardonné à ceux qui ont tué ma femme, toute ma vie je serais resté leur ennemi, toute ma vie j’aurais rêvé de les voir un jour empalés ! Vous avez bien raison de vous débarrasser de moi !

— Ce n’est pas mon avis, maître. Nous étions cinq officiers à décider, mes compagnons ont tous voulu ta mort, j’ai été le seul à m’y opposer.

— Tu as eu tort. Tes compagnons me semblent plus sages.

— Je t’ai souvent vu avec Nizam-el-Molk, vous étiez assis à deviser comme père et fils, il n’a jamais cessé de t’aimer malgré les agissements de ta femme. S’il était parmi nous, il ne t’aurait pas condamné. Et à elle aussi il aurait pardonné, pour toi.

Khayyam dévisage de près son visiteur, comme s’il venait tout juste de découvrir sa présence.

— Puisque tu étais hostile à ma mort, pourquoi t’ont-ils choisi pour venir m’exécuter ?

— C’est moi qui me suis proposé. Les autres t’auraient tué. Moi, j’ai l’intention de te laisser la vie sauve. Crois-tu, sinon, que je resterais à dialoguer ainsi avec toi ?

— Et comment t’en expliqueras-tu auprès de tes compagnons ?

— Je n’expliquerai rien. Je partirai. Mes pas s’attacheront aux tiens.

— Tu l’annonces si calmement, comme une décision longtemps mûrie.

— C’est la vérité même. Je n’agis pas sur un coup de tête. J’ai été le plus fidèle serviteur de Nizam-el-Molk, j’ai cru en lui. Si Dieu l’avait permis, je serais mort pour le protéger. Mais depuis longtemps j’avais décidé que, si le maître venait à disparaître, je ne servirais ni ses fils ni ses successeurs et que j’abandonnerais à jamais le métier de l’épée. Les circonstances de sa mort m’ont contraint à l’assister une dernière fois. J’ai trempé dans le meurtre de Malikshah, et je ne le regrette pas : il avait trahi son tuteur, son père, l’homme qui l’avait hissé au sommet ; il méritait donc de mourir. Il m’a fallu tuer, mais je ne suis pas devenu un tueur pour autant. Jamais je n’aurais versé le sang d’une femme. Et, quand mes compagnons ont proscrit Khayyam, j’ai compris que le moment était venu pour moi de partir, de changer de vie, de me transformer en ermite ou en poète errant. Si tu veux bien, maître, rassemble quelques affaires et quittons cette ville au plus tôt.

— Et pour aller où ?

— Nous prendrons la route que tu voudras, partout je te suivrai, comme un disciple, et mon épée te protégera. Nous, reviendrons lorsque le tumulte sera retombé.

Pendant que l’officier apprête les montures, Omar ramasse à la hâte son manuscrit, son écritoire, sa gourde et une bourse gonflée d’or. Ils traversent de part en part l’oasis d’Ispahan, jusqu’au faubourg de Marbine, vers l’ouest, sans que les soldats, pourtant nombreux, songent à les inquiéter. Un mot de Vartan, et les portes s’ouvrent, et les sentinelles s’écartent respectueusement. Cette complaisance ne manque pas d’intriguer Omar, qui évite néanmoins d’interroger son compagnon. Pour l’instant, il n’a pas d’autre choix que de lui faire confiance.

Ils sont partis depuis moins d’une heure lorsqu’une foule déchaînée vient piller la maison de Khayyam et y mettre le feu. En fin d’après-midi, l’observatoire est saccagé. Au même moment, le corps apaisé de Djahane était mis en terre au pied de la muraille qui borde le jardin du palais.

Aucune dalle n’indique à la postérité son lieu de sépulture.

Parabole extraite du Manuscrit de Samarcande : « Trois amis étaient en promenade sur les hauts-plateaux de Perse. Surgit une panthère, toute la férocité du monde était en elle.

La panthère observa longuement les trois hommes puis courut vers eux.

Le premier était le plus âgé, le plus riche, le plus puissant. Il cria : « Je suis le maître de ces lieux, jamais je ne permettrai à une bête de ravager les terres qui m’appartiennent. » Il était accompagné de deux chiens de chasse, il les lâcha sur la panthère, ils purent la mordre, mais elle n’en devint que plus vigoureuse, les assomma, bondit sur leur maître et lui déchira les entrailles.

Tel fut le lot de Nizam-el-Molk.

Le deuxième se dit : « Je suis un homme de savoir, chacun m’honore et me respecte, pourquoi laisserais-je mon sort se décider entre chiens et panthère ? » Il tourna le dos et s’enfuit sans attendre l’issue du combat, Depuis, il a erré de grotte en grotte, de cabane en cabane, persuadé que le fauve était constamment à ses trousses.

Tel fut le lot d’Omar Khayyam.

Le troisième était homme de croyance. Il s’avança vers la panthère les paumes ouvertes, le regard dominateur, la bouche éloquente. « Sois la bienvenue en ces terres, lui dit-il. Mes compagnons étaient plus riches que moi, tu les as dépouillés, ils étaient plus fiers, tu les as rabaissés. » La bête écoutait, séduite, domptée. Il prit l’ascendant sur elle, il réussit à l’apprivoiser. Depuis, aucune panthère n’ose s’approcher de lui, et les hommes se tiennent à distance. »

Le Manuscrit conclut : « Quand survient le temps des bouleversements, nul ne peut arrêter son cours, nul ne peut le fuir, quelques-uns parviennent à s’en servir. Mieux que quiconque, Hassan Sabbah a su apprivoiser la férocité du monde. Tout autour de lui, il a semé la peur ; pour se ménager, dans son réduit d’Alamout, un minuscule espace de quiétude. »

À peine s’était-il emparé de la forteresse que Hassan Sabbah entreprit des travaux pour lui assurer une totale étanchéité par rapport au monde extérieur. Il lui fallait en priorité rendre impossible toute pénétration ennemie. Il améliora donc, grâce à de judicieuses constructions, les qualités déjà exceptionnelles du site, bouchant par des pans de mur le moindre passage entre deux collines.

Mais ces fortifications ne suffisent pas à Hassan. Même si l’assaut est impossible, les assiégeants pourraient avoir raison de son réduit en parvenant à l’affamer ou à l’assoiffer. C’est ainsi que s’achèvent la plupart des sièges. Et sur ce point Alamout est particulièrement vulnérable, n’ayant que de faibles ressources d’eau potable. Le Grand Maître a donc trouvé la parade. Plutôt que de tirer son eau des rivières avoisinantes, il a creusé dans la montagne un impressionnant réseau de citernes et de canaux afin de recueillir la pluie et l’eau de la fonte des neiges. Quand on visite aujourd’hui les ruines du château, on peut encore admirer, dans la grande pièce où vivait Hassan, un « bassin miraculeux » qui se remplit à mesure qu’on le vide et qui, prodige d’ingéniosité, ne déborde jamais.

Pour les provisions, le Grand Maître a aménagé des puits où s’engrangent l’huile, le vinaigre et le miel ; il a également amassé de l’orge, de la graisse d’agneau et des fruits secs, en quantités considérables, suffisantes pour soutenir près d’un an d’encerclement total. Ce qui, à l’époque, excédait de beaucoup les capacités d’endurance des assiégeants. Particulièrement dans une zone où l’hiver est rude.

Hassan dispose ainsi d’un bouclier sans faille ; il tient, si l’on peut dire, l’arme défensive absolue. Avec ses tueurs dévoués, il possède également l’arme offensive absolue. Comment se prémunir, en effet, contre un homme décidé à mourir ? Toute protection se fonde sur la dissuasion, les hauts personnages, on le sait, s’entourent d’une garde à l’allure terrifiante faisant craindre à tout agresseur éventuel une mort inévitable. Mais si l’agresseur ne craint pas de mourir ? s’il est persuadé que le martyre est un raccourci vers le paradis ? s’il a constamment à l’esprit les mots du Prédicateur : « Vous n’êtes pas faits pour ce monde, mais pour l’autre. Un poisson aurait-il peur si on menaçait de le jeter à la mer » ? si, de plus, l’assassin a réussi à s’infiltrer dans l’entourage de sa victime ? alors, il n’y a plus rien à faire pour l’arrêter. « Je suis moins puissant que le sultan, mais je peux te nuire bien plus qu’il ne peut te nuire », avait écrit Hassan un jour à un gouverneur de province.

S’étant ainsi forgé les instruments de guerre les plus parfaits qu’on puisse imaginer, Hassan Sabbah s’est installé dans sa forteresse, il ne l’a plus jamais quittée ; ses biographes disent même que, durant les trente dernières années de sa vie, il n’est sorti que deux fois de sa maison, et les deux fois pour monter sur le toit ! Matin et soir, il était là, assis en tailleur sur une natte que son corps avait usée mais qu’il ne voulut jamais changer ou réparer. Il enseignait, il écrivait, lançait ses tueurs aux trousses de ses ennemis. Et, cinq fois par jour, il priait, sur la même natte, avec ses visiteurs du moment.

À l’intention de ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de visiter les ruines d’Alamout, il n’est sans doute pas inutile de préciser que ce site n’aurait pas acquis une telle importance dans l’Histoire s’il avait eu pour seul avantage d’être difficilement accessible, et s’il n’y avait eu, au sommet du piton rocheux, un plateau assez vaste pour contenir une ville, ou tout au moins un gros village. Du temps des Assassins, on y accédait par un étroit tunnel, à l’est, qui débouchait sur la forteresse basse, ruelles enchevêtrées, petites maisons de terre à l’abri des murailles ; en traversant le meydane, la grand-place, seule aire de rassemblement pour la communauté entière, on atteignait la forteresse haute. Celle-ci avait la forme d’une bouteille couchée, large à l’est et col allongé vers l’ouest. Le goulet était un couloir fortement gardé. La maison de Hassan était à son extrémité. Son unique fenêtre donnait sur un précipice. Forteresse dans la forteresse.

Par les meurtres spectaculaires qu’il a ordonnés, par les légendes qui se sont tissées autour de lui, de sa secte et de son château, le Grand Maître des Assassins a durablement terrorisé l’Orient et l’Occident. Dans chaque ville musulmane, de hauts dignitaires sont tombés ; les croisés ont eu à déplorer deux ou trois éminentes victimes. Mais, on l’oublie trop souvent, c’est à Alamout d’abord que la terreur a été souveraine.

Quel règne est pire que celui de la vertu militante ? Le Prédicateur suprême voulut réglementer pour ses adeptes chaque instant de leur vie. Il bannit tous les instruments de musique ; s’il découvrait la plus petite flûte, il la brisait en public, la jetait aux flammes ; le fautif était mis aux fers, abondamment bastonné, avant d’être expulsé de la communauté. L’usage des boissons alcoolisées était plus sévèrement puni encore. Le propre fils de Hassan, surpris un soir par son père en état d’ébriété, fut condamné à mort, séance tenante ; malgré les supplications de sa mère, il fut décapité le lendemain à l’aube. Pour l’exemple. Plus personne n’osa avaler une gorgée de vin.

La justice d’Alamout était pour le moins expéditive. On raconte qu’un crime fut commis un jour dans l’enceinte de la forteresse. Un témoin accusa le second fils de Hassan. Sans chercher à vérifier les faits, celui-ci fit trancher la tête de son dernier enfant mâle. Quelques jours plus tard, le véritable coupable avouait ; à son tour il était décapité.

Les biographes du Grand Maître mentionnent le massacre de ses fils pour illustrer sa rigueur et son impartialité ; ils précisent que la communauté d’Alamout devint, par le bienfait de ces châtiments exemplaires, un havre de vertu et de moralité, ce qu’on croit aisément ; on sait cependant, par diverses sources, qu’au lendemain de ces exécutions la femme unique de Hassan ainsi que ses filles s’insurgèrent contre son autorité, qu’il ordonna de les chasser d’Alamout et qu’il recommanda à ses successeurs d’agir de même à l’avenir pour éviter que des influences féminines n’altèrent leur droit jugement.

S’extraire du monde, faire le vide autour de sa personne, s’entourer de murailles de pierre et de peur, tel semble avoir été le rêve insensé de Hassan Sabbah.

Mais ce vide commence à l’étouffer. Les rois les plus puissants ont des fous, ou de gais compagnons pour alléger l’irrespirable rigueur qui les enveloppe. L’homme aux yeux exorbités est irrémédiablement seul, muré dans sa forteresse, enfermé dans sa maison, clos en lui-même. Personne à qui parler, rien que des sujets dociles, des serviteurs muets, des adeptes magnétisés.

De tous les êtres qu’il a connus, il n’y en a qu’un avec lequel il sait pouvoir parler encore, sinon d’ami en ami, du moins d’homme à homme. Et c’est Khayyam. Il lui a donc écrit. Une lettre où le désespoir se dissimule sous une épaisse façade d’orgueil : 

« Au lieu de vivre comme un fugitif, pourquoi ne viendrais-tu pas à Alamout ? Comme toi, j’ai été persécuté ; maintenant, c’est moi qui persécute. Ici, tu seras protégé, soigné, respecté, et tous les émirs de la Terre ne pourraient pas toucher un cheveu de ta tête. J’ai fondé une immense bibliothèque, tu y trouveras les ouvrages les plus rares, tu pourras y lire et y écrire à loisir. Tu atteindras la paix en ce lieu. »

 

 

XXIII

 

Depuis qu’il a quitté Ispahan, Khayyam mène effectivement une existence de fugitif et de paria. Quand il se rend à Baghdad, le calife lui interdit de parler en public ou de recevoir les nombreux admirateurs qui se pressent à sa porte. Quand il visite La Mecque, ses détracteurs ricanent à l’unisson : « Pèlerinage de complaisance ! » Quand, au retour, il passe par Bassora, le fils du cadi de la ville vient lui demander, le plus poliment du monde, d’écourter son séjour.

Son destin est alors des plus déconcertants. Nul ne conteste son génie ni son érudition ; où qu’il aille, de véritables foules de lettrés s’assemblent autour de lui. On l’interroge sur l’astrologie, l’algèbre, la médecine, et même sur les questions religieuses. On l’écoute avec recueillement. Mais, immanquablement, quelques jours ou quelques semaines après son arrivée, une cabale s’organise, propageant sur son compte toutes sortes de calomnies. On le taxe de mécréant ou d’hérétique, on rappelle son amitié avec Hassan Sabbah, on reprend parfois les accusations d’alchimiste déjà proférées à Samarcande, on lui envoie des contradicteurs zélés qui perturbent ses causeries, on menace de représailles ceux qui osent l’héberger. D’habitude, il n’insiste pas. Dès qu’il sent l’atmosphère s’alourdir, il simule un malaise pour ne plus paraître en public. Et ne tarde pas à s’en aller. Vers une nouvelle étape. Qui sera tout aussi brève, tout aussi hasardeuse.

Vénéré et maudit, sans autre compagnon que Vartan, il est constamment à la recherche d’un toit, d’un protecteur, d’un mécène aussi. Puisque la généreuse pension que lui avait allouée Nizam n’est plus versée depuis la mort de ce dernier, il est contraint de visiter des princes, des gouverneurs, de leur préparer des horoscopes mensuels. Mais, bien qu’il soit souvent dans le besoin, il sait se faire payer sans courber la tête.

On raconte qu’un vizir, étonné d’entendre Omar exiger une somme de cinq mille dinars d’or, lui aurait lancé : 

— Sais-tu que je ne suis pas payé autant moi-même ?

— C’est bien normal, rétorqua Khayyam.

— Et pourquoi donc ?

Parce que des savants comme moi, il n’y en a qu’une poignée par siècle. Alors que des vizirs comme toi, on pourrait en nommer cinq cents chaque année.

Les chroniqueurs affirment que le personnage sut rire abondamment, puis satisfaire toutes les exigences de Khayyam, reconnaissant avec civilité la justesse d’une si orgueilleuse équation.

« Aucun sultan n’est plus heureux que moi, aucun mendiant n’est plus triste », écrit Omar à cette époque.

Les années passent, on le retrouve en 1114 dans la ville de Merv, antique capitale du Khorassan, toujours célèbre pour ses étoffes de soie et ses dix bibliothèques, mais privée, depuis quelque temps, de tout rôle politique. Pour redonner du lustre à sa cour ternie, le souverain local cherche à attirer les célébrités du moment. Il sait comment séduire le grand Khayyam, en lui proposant de construire un observatoire en tout point semblable à celui d’Ispahan. À soixante six ans, Omar ne rêve encore que de cela, il accepte avec un enthousiasme d’adolescent, il s’attelle au projet. Bientôt le bâtiment s’élève sur une colline, dans le quartier de Bab Sendjan, au milieu d’un jardin de jonquilles et de mûriers blancs.

Pendant deux ans, Omar est heureux, il travaille avec acharnement ; il effectue, nous dit-on, des expériences étonnantes dans la prévision météorologique, sa connaissance du ciel lui permettant de décrire avec exactitude les changements de climat sur cinq journées successives. Il développe également ses théories d’avant-garde en mathématiques ; il faudra attendre le XIXème siècle pour que les chercheurs européens reconnaissent en lui un génial précurseur des géométries non euclidiennes. Il écrit également des robaiyat, stimulé, il faut croire, par l’exceptionnelle qualité des vignobles de Merv.

À tout cela, il y a bien évidemment une contrepartie. Omar a l’obligation d’assister aux interminables cérémonies du palais, d’offrir solennellement ses hommages au souverain lors de chaque fête, chaque circoncision princière, chaque retour de chasse ou de campagne, et d’être souvent présent au divan, prêt à lancer un mot d’esprit, une citation, un vers de circonstance. Ces séances l’épuisent. Outre l’impression d’avoir endossé la peau d’un ours savant, il a constamment celle de perdre au palais un temps précieux qu’il aurait mieux utilisé à sa table de travail. Sans compter le risque d’y faire d’odieuses rencontres.

Comme en cette froide journée de février, lorsqu’on lui a cherché une mémorable querelle à propos d’un quatrain de jeunesse tombé dans l’oreille d’un jaloux. Le divan grouille ce jour-là de lettrés enturbannés, le monarque est comblé, il contemple sa cour avec béatitude.

Quand Omar arrive, le débat est déjà engagé sur la question qui passionne alors les hommes de religion : « L’univers aurait-il pu être mieux créé ? » Ceux qui répondent « oui » se font accuser d’impiété, puisqu’ils insinuent que Dieu n’a pas suffisamment soigné son œuvre. Ceux qui répondent « non » se font également accuser d’impiété, puisqu’ils laissent entendre que le Très-Haut serait incapable de faire mieux.

On discute ferme, on gesticule. Khayyam se contente d’observer distraitement les mimiques de chacun. Mais un orateur le nomme, fait l’éloge de son savoir et lui demande son opinion. Omar s’éclaircit la gorge. Il n’a pas, encore prononcé la moindre syllabe que le grand cadi de Merv, qui n’a jamais apprécié la présence de Khayyam dans sa ville, ni surtout les égards dont il est constamment entouré, bondit de sa place, pointant sur lui un doigt accusateur.

— J’ignorais qu’un athée pouvait exprimer un avis sur les questions de notre foi !

Omar a un sourire las mais inquiet.

— Qu’est-ce qui t’autorise à me traiter d’athée ? Attends au moins de m’avoir entendu !

— Je n’ai pas besoin d’entendre. N’est-ce pas à toi qu’on attribue ce vers : « Si Tu punis le mal que j’ai fait par le mal, quelle est la différence entre Toi et moi, dis ? »L’homme qui profère de telles paroles n’est-il pas un athée ?

Omar hausse les épaules.

— Si je ne croyais pas que Dieu existe, je ne m’adresserais pas à Lui !

— Sur ce ton ? ricane le cadi.

— C’est aux sultans et aux cadis qu’il faut parler avec des circonlocutions. Pas au Créateur. Dieu est grand, Il n’a que faire de nos petits airs et de nos petites courbettes. Il m’a fait pensant, alors je pense, et je Lui livre sans dissimulation le fruit de ma pensée.

Sur les murmures d’approbation de l’assistance, le cadi se retire en marmonnant des menaces. Après avoir ri, le souverain est saisi d’inquiétude, il, craint des retombées dans certains quartiers. Sa mine étant assombrie, ses visiteurs se hâtent de prendre congé.

En revenant chez lui en compagnie de Vartan, Omar jure contre la vie de cour, ses pièges et ses futilités, se promettant de quitter Merv au plus vite ; son disciple n’en est pas trop ému, c’est bien la septième fois que son maître menace de partir ; le lendemain, d’ordinaire plus résigné, il reprend ses recherches, le temps qu’on vienne le consoler.

Ce soir-là, rentré dans sa chambre, Omar écrit dans son livre un quatrain dépité qui se termine ainsi : 

Échange ton turban contre du vin

Et sans regret coiffe-toi d’un bonnet de laine !

Puis il glisse le manuscrit dans sa cachette habituelle, entre le lit et le mur. Au réveil, il veut relire son robai, un mot ne lui semble pas à sa place. Sa main fouille à tâtons, saisit le livre. Et c’est en l’ouvrant qu’il découvre la lettre de Hassan Sabbah, glissée entre deux pages pendant son sommeil.

Dans l’instant, Omar reconnaît l’écriture, et cette signature convenue entre eux depuis quarante ans maintenant : « L’ami rencontré au caravansérail de Kashan. » En lisant, il ne peut réprimer un éclat de rire.

Vartan, à peine réveillé dans la chambre voisine, vient voir ce qui amuse tant son maître après le mauvais sang de la veille.

— Nous venons de recevoir une généreuse invitation : logés, défrayés, protégés jusqu’à la fin de notre vie.

— Par quel grand prince ?

— Celui d’Alamout.

Vartan sursaute. Il se sent fautif.

— Comment cette lettre a-t-elle pu arriver jusqu’ici ? J’avais vérifié toutes les issues avant de me coucher !

— Ne cherche pas à savoir. Les sultans et les califes eux-mêmes ont renoncé à se protéger. Quand Hassan décide de t’adresser une missive ou une laine de poignard, tu es sûr de les recevoir, que tes portes soient grandes ouvertes ou cadenassées.

Le disciple approche la lettre de sa moustache, il la hume bruyamment, puis la lit et la relit.

— Ce démon n’a peut-être pas tort, conclut-il. C’est encore à Alamout que ta sécurité serait le mieux assurée. Après tout, Hassan est ton plus vieil ami.

— Pour l’heure, mon plus vieil ami est le vin nouveau de Merv !

Avec un plaisir enfantin, Omar se met à déchirer la feuille en une infinité de morceaux qu’il lance en l’air ; et c’est en les observant flotter et tournoyer dans leur chute qu’il recommence à parler : 

— Qu’y a-t-il de commun entre cet homme et moi ? Je suis un adorateur de la vie, et lui un idolâtre de la mort. Moi, j’écris : « Si tu ne sais pas aimer, à quoi te sert-il que le soleil se lève et se couche ? » Hassan exige de ses hommes qu’ils ignorent l’amour, la musique, la poésie, le vin, le soleil. Il méprise ce qu’il y a de plus beau dans la Création, et il ose prononcer le nom du Créateur. Et il ose promettre le paradis ! Crois-moi, si sa forteresse était la porte du paradis, je renoncerais au paradis ! Jamais je ne mettrai les pieds dans cette caverne de faux dévots !

Vartan s’assied, se gratte intensément la nuque, avant de dire sur le ton le plus accablé : 

— Puisque telle est ta réponse, il est temps que je te dévoile un trop vieux secret. Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi, lorsque nous avions fui Ispahan, les soldats nous avaient laissés si candidement filer ?

— La chose m’a toujours intrigué. Mais, comme depuis des années je n’ai constaté de ta part que fidélité, dévouement et filiale affection, je n’ai jamais voulu remuer le passé.

— Ce jour-là, les officiers de la Nizamiya savaient que j’allais te sauver et partir avec toi. Cela faisait partie d’un stratagème que j’avais imaginé.

Avant de poursuivre, il sert à son maître et à lui-même une bien utile rasade de vin grenat.

— Tu n’ignores pas que sur la liste des proscrits établie de la main de Nizam-el-Molk il y avait un homme que nous n’avons jamais réussi à atteindre, Hassan Sabbah. N’est-ce pas lui le principal responsable de l’assassinat ? Mon plan était simple : partir avec toi dans l’espoir que tu chercherais refuge à Alamout. Je t’y aurais accompagné en te demandant de ne pas révéler mon identité, et j’y aurais trouvé une occasion de débarrasser les musulmans et le monde entier de ce démon. Mais tu t’es obstiné à ne jamais mettre les pieds dans la sombre forteresse.

— Pourtant tu es resté à mes côtés tout ce temps.

— Au début, je croyais qu’il me suffirait d’être patient, que lorsque tu serais chassé de quinze villes successives tu te résignerais à prendre le chemin d’Alamout. Puis les années ont passé, je me suis attaché à toi, mes compagnons se sont dispersés aux quatre coins de l’empire, ma détermination a faibli. Et voilà comment Omar Khayyam a, pour la seconde fois, sauvé la vie de Hassan Sabbah.

— Évite de te lamenter, c’est peut-être à toi que j’ai sauvé la vie.

— Il est vrai qu’il doit être bien protégé dans son repaire.

Vartan ne peut dissimuler un reste d’amertume, dont Khayyam s’amuse.

— Cela dit, si tu m’avais révélé ton plan, je t’aurais sans doute conduit à Alamout.

Le disciple a bondi de sa place.

— Tu dis vrai ?

— Non. Rassieds-toi ! C’était seulement pour te donner des regrets. Malgré tout ce que Hassan a pu commettre, si je le voyais à cet instant en train de se noyer dans le fleuve Murghabi je tendrais la main pour le secourir.

— Moi, je lui enfoncerais vigoureusement la tête sous l’eau ! Cependant, ton attitude me réconforte. C’est parce que tu es capable de telles paroles et de tels actes que j’ai choisi de demeurer en ta compagnie. Et cela, je ne le regrette pas.

Khayyam serre son disciple longuement contre lui.

— Je suis heureux que mes doutes à ton égard se soient dissipés. Je suis vieux maintenant, j’ai besoin de savoir qu’il y a, à mes côtés, un homme de confiance. À cause de ce manuscrit. C’est la chose la plus précieuse que je possède. Pour affronter le monde, Hassan Sabbah a bâti Alamout ; moi, je n’ai bâti que ce minuscule château de papier, mais je prétends qu’il survivra à Alamout. Tel est mon pari, telle est ma fierté. Et rien ne m’effraie plus que de songer qu’à ma mort mon manuscrit pourrait tomber entre des mains frivoles ou malveillantes.

Avec un geste quelque peu cérémonieux, il tend le livre secret à Vartan : 

— Tu peux l’ouvrir, puisque tu en seras le gardien.

Le disciple est ému.

— Quelqu’un d’autre aurait-il eu ce privilège avant moi ?

— Deux personnes. Djahane, après une querelle à Samarcande. Et Hassan, quand nous habitions dans la même chambre à notre arrivée à Ispahan.

— Tu lui faisais à ce point confiance ?

— À vrai dire, non. Mais j’avais souvent envie d’écrire et il avait fini par remarquer le manuscrit. J’ai donc préféré le lui montrer moi-même puisqu’il pouvait de toute façon le lire à mon insu. Et puis je le croyais capable de garder un secret.

— Il sait fort bien garder un secret. Mais pour mieux l’utiliser contre toi.

C’est désormais dans la chambre de Vartan que le manuscrit passera ses nuits. Au moindre bruit, l’ancien officier est debout, épée brandie, oreilles dressées ; il inspecte chaque pièce de la maison puis sort faire une ronde dans le jardin. À son retour, il ne parvient pas toujours à se rendormir, alors il allume une lampe sur sa table, lit un quatrain qu’il mémorise, puis inlassablement il le repasse dans sa tête pour en saisir la plus profonde signification. Et pour chercher à deviner dans quelles circonstances son mettre a pu l’écrire.

Au fil de quelques nuits perturbées, une idée prend forme dans son esprit, à laquelle Omar fait tout de suite bon accueil : rédiger, dans la marge laissée par les robaiyat, l’histoire du manuscrit et, par ce biais, celle de Khayyam lui-même, son enfance à Nichapour, sa jeunesse à Samarcande, sa renommée à Ispahan, ses rencontres avec Abou-Taher, Djahane, Hassan, Nizam et bien d’autres. C’est donc sous la supervision de Khayyam, parfois même sous sa dictée, que sont écrites les premières pages de la chronique. Vartan s’applique, il recommence dix, quinze fois chaque phrase sur une feuille volante, avant de la transcrire, d’une calligraphie anguleuse, fine, laborieuse. Qui, un jour, s’interrompt brutalement, au milieu d’une phrase.

Omar s’est réveillé tôt, ce matin-là. Il appelle Vartan, qui ne répond pas. Encore une nuit passée à écrire, se dit Khayyam, paternel. Il le laisse se reposer, se verse le coup du matin, d’abord un fond de coupe qu’il avale d’un trait, puis une coupe pleine qu’il emporte avec lui pour une promenade dans le jardin. Il fait un tour, s’amuse à souffler la rosée retenue par les fleurs, puis s’en va cueillir des mûres blanches qu’il dépose, juteuses, sur sa langue et fait éclater contre son palais avec chaque gorgée de vin.

Si bien que lorsqu’il se décide à rentrer une bonne heure s’est déjà écoulée. Il est temps que Vartan se lève. Il ne l’appelle plus, il rentre directement dans sa chambre. Pour le trouver étendu par terre, la gorge noire de sang, la bouche et les yeux ouverts et figés comme dans un dernier appel étouffé.

Et sur sa table, entre la lampe et l’écritoire, le poignard du crime, planté dans une feuille recroquevillée dont Omar écarte les bords pour lire : 

« Ton manuscrit t’a précédé sur le chemin d’AlaMout. »

 

 

XXIV

 

Omar Khayyam a pleuré son disciple, comme il avait pleuré d’autres amis, avec la même dignité, la même résignation, la même pudique affliction. « Nous avions bu le même vin, mais ils se sont enivrés deux ou trois tournées avant moi. » Cependant, pourquoi le nier ? c’est la perte du manuscrit qui l’a plus durablement affecté. Il aurait certes pu le reconstituer ; il s’en serait rappelé le moindre accent. Apparemment, il ne l’a pas voulu ; d’une telle retranscription, il ne reste en tout cas pas la moindre trace. Il semble que Khayyam ait tiré du rapt de son manuscrit un sage enseignement : plus jamais il ne chercherait à garder prise sur l’avenir, ni le sien, ni celui de ses poèmes.

Il quitte bientôt Merv. Non pour Alamout — pas une fois il n’envisagera de s’y rendre ! — mais pour sa ville natale. « Il est temps, se dit-il, que je mette fin à mon errance. Nichapour a été ma première escale dans la vie, n’est-il pas dans l’ordre des choses qu’elle soit également la dernière ? » C’est là qu’il va vivre désormais, entouré de quelques proches, une sœur cadette, un beau-frère attentionné, des neveux, une nièce surtout, qui aura le meilleur de sa tendresse automnale. Entouré aussi de ses livres. Il n’écrit plus, mais il relit sans lassitude les ouvrages de ses maîtres.

Un jour qu’il est assis dans sa chambre comme à son habitude, sur ses genoux le Livre de la Guérison d’Avicenne, ouvert sur le chapitre intitulé « l’Un et le Multiple », Omar sent la montée d’une douleur sourde. Son cure-dents en or, qu’il tient à la main, il le dépose entre les feuillets pour marquer la page, referme le livre, appelle les siens pour leur dicter son testament. Puis il prononce une prière qui finit par ces mots : « Mon Dieu, Tu sais que j’ai cherché à Te percevoir autant que je l’ai pu. Pardonne-moi si ma connaissance de Toi a été mon seul chemin vers Toi ! »

Il n’a plus ouvert les yeux. C’était le 4 décembre 1131. Omar Khayyam était dans sa quatre-vingt-quatrième année, il était né le 18 juin 1048, au lever du jour. Que l’on connaisse avec une telle précision la date de naissance d’un personnage de cette époque éloignée est tout à fait exceptionnel. Mais Khayyam manifestait, en la matière, les préoccupations d’un astrologue. Il avait vraisemblablement interrogé sa mère pour connaître son ascendant, Gémeaux, et pour déterminer l’emplacement du Soleil, de Mercure et de Jupiter à l’heure de sa venue au monde. Ainsi avait-il tracé son thème astral qu’il avait pris soin de communiquer au chroniqueur Beihaki.

Un autre de ses contemporains, l’écrivain Nizami Aruzi, raconte : « J’avais rencontré Omar Khayyam vingt ans avant sa mort, dans la ville de Balkh. Il était descendu chez un notable, rue des Marchands-d’Esclaves, et, vu sa renommée, je le suivais comme son ombre pour recueillir chacune de ses paroles. C’est ainsi que je l’ai entendu dire : « Ma tombe sera en un lieu tel qu’à chaque printemps le vent du nord y répandra des fleurs. » Sur le coup, ces paroles me semblèrent absurdes ; pourtant je savais qu’un homme comme lui ne pouvait parler inconsidérément. »

Le témoin poursuit : « Je suis passé par Nichapour quatre ans après la mort de Khayyam. Comme j’éprouvais envers lui la vénération que l’on doit à un maître de la science, je me suis rendu en pèlerinage à sa dernière demeure. Un guide me conduisit au cimetière. En tournant à gauche après l’entrée, j’ai vu la tombe, adossée au mur d’un jardin. Des poiriers et des pêchers étendaient leurs branches qui avaient répandu leurs fleurs sur la sépulture, si bien qu’elle était cachée sous un tapis de pétales. »

Goutte d’eau qui tombe et se perd dans la mer, Grain de poussière qui se fond dans la terre. Que signifie notre passage en ce monde ?

Un vil insecte a paru, puis disparu.

Omar Khayyam a tort. Car, loin d’être aussi passagère qu’il le dit, son existence vient tout juste de commencer. Du moins celle de ses quatrains. Mais n’est-ce pas à eux que le poète souhaitait l’immortalité qu’il n’osait espérer pour lui-même ?

Ceux qui, à Alamout, avaient le terrifiant privilège de se rendre auprès de Hassan Sabbah ne manquaient pas de remarquer, dans une niche creusée dans le mur et interdite par un épais grillage, la silhouette d’un livre. On ne savait pas ce qu’il était, on n’osait pas interroger le Prédicateur suprême, on supposait qu’il avait ses raisons pour ne pas le déposer à la grande bibliothèque où se trouvaient pourtant des ouvrages renfermant les plus indicibles vérités.

Quand Hassan mourut, à près de quatre-vingts ans, le lieutenant qu’il avait désigné pour lui succéder n’osa pas s’installer dans l’antre du maître ; encore moins osa-t-il ouvrir la mystérieuse grille. Longtemps après la disparition du fondateur, les habitants d’Alamout demeuraient terrifiés par la seule vue des murs qui l’avaient abrité ; ils évitaient de s’aventurer vers ce quartier désormais inhabité, de peur d’y rencontrer son ombre. La vie de l’ordre était encore soumise aux règles que Hassan avait édictées ; la plus sévère ascèse était le lot permanent des membres de la communauté. Aucun écart, aucun plaisir ; et, face au monde extérieur, plus de violence, plus d’assassinats que jamais, ne serait-ce que pour démontrer que la mort du chef n’avait affaibli en rien la résolution de ses adeptes.

Ceux-ci acceptaient-ils de bon cœur cette sévérité ? De moins en moins. Quelques murmures se faisaient entendre. Pas tant parmi les anciens, qui avaient rallié Alamout du vivant de Hassan ; ceux-là vivaient encore dans le souvenir des persécutions endurées dans leurs contrées d’origine, ils craignaient que le moindre relâchement ne les rende plus vulnérables. Ces hommes devenaient cependant moins nombreux chaque jour, la forteresse était désormais habitée par leurs fils et leurs petits-fils. À tous, dès le berceau, on avait certes prodigué le plus rigoureux endoctrinement, qui les obligeait à apprendre et à respecter les pesantes directives de Hassan comme si elles étaient Parole révélée. Mais la plupart y étaient de plus en plus réfractaires, en eux la vie reprenait ses droits.

Quelques-uns osèrent un jour demander pourquoi on les forçait à passer leur jeunesse entière dans cette espèce de couvent-caserne d’où était bannie toute joie. La répression s’abattit sur eux si lourdement qu’ils se gardèrent désormais d’émettre la moindre opinion discordante. En public, s’entend, car des réunions commencèrent à se tenir dans le secret des maisons. Les jeunes conjurés étaient encouragés par toutes ces femmes qui avaient vu partir un fils, un frère ou un mari pour une mission secrète dont il n’était jamais revenu.

De cette aspiration sourde, étouffée, réprimée, un homme se fit le porte-parole. Nul autre que lui n’aurait pu se le permettre : il était le petit-fils de celui que Hassan avait désigné pour lui succéder ; lui-même était appelé à devenir, à la mort de son père, le quatrième Grand Maître de l’ordre.

Il avait sur ses prédécesseurs un avantage appréciable ; né peu après la mort du fondateur, il n’avait pas eu à vivre dans la terreur de ce dernier. Il observait sa demeure avec curiosité, une certaine appréhension bien sûr, mais sans cette morbide fascination qui paralysait tous les autres.

Une fois même, à l’âge de dix-sept ans, il était entré dans la chambre interdite, en avait fait le tour, s’était approché du bassin magique, avait trempé la main dans son eau glacée puis s’était arrêté devant la niche où était enfermé le manuscrit. Il avait failli l’ouvrir, mais s’était ravisé, avait fait un pas en arrière et quitté la chambre à reculons. Pour sa première visite, il ne voulait pas aller plus loin.

Quand l’héritier arpentait, pensif, les ruelles d’Alamout, les gens se rassemblaient sur son passage, sans toutefois l’approcher de trop près ; ils prononçaient de curieuses formules de bénédiction. Il se prénommait Hassan, comme Sabbah, mais on chuchotait déjà autour de lui un autre nom : « Le Rédempteur ! Celui qu’on attend depuis toujours ! » On ne craignait qu’une chose : que la vieille garde des Assassins, qui connaissait ses sentiments et qui l’avait déjà entendu vitupérer imprudemment la rigueur ambiante, ne fasse tout pour l’empêcher d’accéder au pouvoir. De fait, son père tentait de lui imposer silence, l’accusant même d’être un athée et de trahir les enseignements du Fondateur. On dit même qu’il mit à mort deux cent cinquante de ses partisans et en chassa deux cent cinquante autres en les obligeant à porter sur le dos, jusqu’au pied de la montagne, les cadavres de leurs amis exécutés. Mais, par un reste de sentiment paternel, le Grand Maître n’osa pas suivre la tradition infanticide de Hassan Sabbah.

Et quand le père mourut, en 1162, le fils rebelle lui succéda, sans le moindre accroc. Pour la première fois depuis longtemps, une joie vraie éclata dans les grises ruelles d’Alamout.

Mais s’agit-il bien du Rédempteur attendu ? s’interrogeaient les adeptes. Est-ce bien celui qui doit mettre fin à nos souffrances ? Lui ne disait rien. Il continuait à marcher d’un air absorbé dans les rues d’Alamout ou restait de longues heures dans la bibliothèque, sous l’œil protecteur du copiste qui en avait la charge, un homme originaire de Kirman.

Un jour, on le vit s’avancer d’un pas décidé vers l’ancienne résidence de Hassan Sabbah, pousser la porte d’un geste brusque, aller jusqu’à la niche, en tirer la grille des deux mains avec tant de vigueur qu’elle se détacha du mur, laissant couler sur le sol de longs filets de sable et de cailloux. Il en retira le manuscrit de Khayyam, l’épousseta en quelques tapes saccadées, avant de l’emporter sous son bras.

Alors on dit qu’il s’enferma chez lui, à lire, à relire, à méditer. Et cela jusqu’au septième jour, lorsqu’il donna l’ordre de convoquer tous les gens d’Alamout, hommes, femmes et enfants, pour un rassemblement dans le meydane, la seule place qui puisse les contenir.

C’était le 8 août 1164, le soleil d’Alamout pesait sur les têtes et les visages, mais nul ne songeait à se protéger. Vers l’ouest s’élevait une estrade en bois, Ornée aux coins par quatre immenses étendards : un rouge, un vert, un jaune et un blanc. C’est en sa direction que se tournaient les regards.

Quand soudain, le voilà. Tout vêtu de blanc éclatant, derrière lui sa femme, jeune et menue, le visage découvert, les yeux rivés au sol et les pommettes rouges de confusion. Dans la foule, il semblait que cette apparition dissipait les derniers doutes ; on murmura hardiment — « C’est Lui, c’est le Rédempteur ! »

À pas dignes, il monta les quelques marches de la tribune, adressa à ses fidèles un ample geste de salutation destiné à faire taire les chuchotements. Avant de prononcer l’un des discours les plus étonnants qui aient jamais retenti sur notre planète : 

— À tous les habitants du monde, djinns, hommes et anges ! dit-il, l’imam du Temps vous offre sa bénédiction et vous pardonne tous vos péchés passés et à venir.

« Il vous annonce que la Loi sacrée est abolie, car l’heure de la Résurrection a sonné. Dieu vous avait imposé la Loi pour vous faire mériter le paradis. Vous l’avez mérité. À compter de ce jour, le paradis est à vous. Vous êtes donc libérés du joug de la Loi.

« Tout ce qui était interdit est permis, et tout ce qui était obligatoire est interdit !

« Les cinq prières quotidiennes sont interdites, continua le Rédempteur. Puisque nous sommes maintenant au paradis, en liaison permanente avec le Créateur, nous n’avons plus besoin de nous adresser à Lui à des heures déterminées ; ceux qui s’obstineraient à effectuer les cinq prières manifesteraient par là leur peu de foi dans la Résurrection. Prier est devenu acte d’incroyance. »

En revanche, le vin, considéré par le Coran comme la boisson du paradis, était désormais autorisé ; ne pas en boire était le signe manifeste d’un manque de foi.

« Quand cela fut proclamé, relate un historien persan de l’époque, l’assemblée se mit à jouer de la harpe et de la flûte, et à boire ostensiblement du vin sur les marches mêmes de la tribune. »

Réaction excessive, à la mesure des excès pratiqués par Hassan Sabbah au nom de la Loi coranique. Bientôt les successeurs du Rédempteur s’emploieront à atténuer son ardeur messianique, mais Alamout ne sera plus jamais ce réservoir à martyrs souhaité par le Prédicateur suprême, la vie y sera douce désormais et la longue série de meurtres qui avait terrorisé les villes d’islam sera interrompue. Les ismaéliens, secte radicale s’il en fut, se transformeront en une communauté d’une tolérance exemplaire.

De fait, après avoir annoncé la bonne nouvelle aux gens d’Alamout et de ses environs, le Rédempteur dépêcha des émissaires vers les autres communautés ismaéliennes d’Asie et d’Égypte, munis de documents signés de sa main. Ils demandaient à tous de célébrer désormais le jour de la Rédemption, dont ils donnaient la date selon trois calendriers différents : celui de l’hégire du Prophète, celui d’Alexandre le Grec et celui de « l’homme le plus éminent des deux mondes, Omar Khayyam de Nichapour ».

À Alamout, le Rédempteur ordonna que le Manuscrit de Samarcande soit vénéré comme un grand livre de sagesse. Des artistes furent chargés de l’ornementer : peintures, enluminures, coffret en or ciselé incrusté de pierreries. Nul n’avait le droit de le recopier, mais il était constamment posé sur une table basse en bois de cèdre, dans la petite salle intérieure où travaillait le bibliothécaire. Là, sous la sourcilleuse surveillance de celui-ci, quelques privilégiés venaient le consulter.

Jusqu’alors, seuls étaient connus quelques quatrains composés par Khayyam du temps de sa jeunesse imprudente ; désormais, plusieurs autres furent appris, cités, répétés, certains avec de graves altérations. On assista même, dès cette époque, à un phénomène des plus singuliers — chaque fois qu’un poète composait un quatrain pouvant lui attirer des ennuis, il l’attribuait à Omar ; des centaines de faux vinrent ainsi se mêler aux robaiyat de Khayyam, si bien qu’il devint impossible, en l’absence du manuscrit, de discerner le vrai.

Est-ce à la demande du Rédempteur que les bibliothécaires d’Alamout reprirent, de père en fils, la chronique du manuscrit au point où Vartan l’avait laissée ? C’est en tout cas par cette seule source que nous savons l’influence posthume de Khayyam sur la métamorphose subie par les Assassins. La relation des événements, concise mais irremplaçable, se poursuivit ainsi sur près d’un siècle avant de connaître une nouvelle interruption brutale. Lors des invasions mongoles.

La première vague, conduite par Gengis Khan, fut, sans aucun doute, le fléau le plus dévastateur qui ait jamais frappé l’Orient. Des villes prestigieuses furent rasées, et leur population exterminée, telles Pékin, Boukhara ou Samarcande, dont les habitants furent traités comme du bétail, les jeunes femmes distribuées aux officiers de la horde victorieuse, les artisans réduits en esclavage, les autres massacrés, à la seule exception d’une minorité qui, regroupée autour du grand cadi du moment, proclama très tôt son allégeance à Gengis Khan.

En dépit de cette apocalypse, Samarcande apparaît presque comme une privilégiée, puisqu’elle allait un jour renaître de ses décombres pour devenir la capitale d’un empire mondial, celui de Tamerlan. Au contraire de tant d’autres villes qui ne se relèveront plus ; et notamment les trois grandes métropoles du Khorassan, où fut longtemps concentrée toute l’activité intellectuelle de cette partie du monde : Merv, Balkh et Nichapour. Auxquelles il faut ajouter Rayy, berceau de la médecine orientale, dont on oubliera jusqu’au nom ; il faudra attendre plusieurs siècles pour voir renaître, sur un site voisin, la ville de Téhéran.

C’est la deuxième vague qui emportera Alamout. Elle sera un peu moins sanguinaire, mais plus étendue. Comment ne pas compatir avec la terreur des contemporains quand on sait que les troupes mongoles purent alors, à quelques mois d’intervalle, dévaster Baghdad, Damas, Cracovie en Pologne et la province chinoise de Szetchuan !

La forteresse des Assassins choisit donc de se rendre, elle qui avait tenu tête à tant d’envahisseurs pendant cent soixante six ans ! Le prince Houlagou, petit-fils de Gengis Khan, vint lui-même admirer ce prodige de construction militaire ; la légende dit qu’il y trouva des provisions conservées intactes depuis l’époque de Hassan Sabbah.

Après avoir inspecté les lieux avec ses lieutenants, il ordonna aux soldats de tout détruire, de ne plus laisser pierre sur pierre. Sans excepter la bibliothèque. Cependant, avant d’y mettre le feu, il autorisa un historien de trente ans, un certain Djouvayni, à s’y rendre. Celui-ci était en train de rédiger, à la demande de Houlagou, une Histoire du Conquérant du Monde, qui demeure, aujourd’hui encore, notre plus précieuse source pour connaître les invasions mongoles. Il put donc entrer dans ce lieu mystérieux où des dizaines de milliers de manuscrits étaient rangés, empilés ou enroulés ; au-dehors l’attendaient un officier mongol et un soldat muni d’une brouette. Ce qu’elle pourrait contenir serait sauvé, le reste serait la proie des flammes. Il n’était pas question de lire les textes, ni même de répertorier les titres.

Sunnite fervent, Djouvayni se dit que son premier devoir était de sauver du feu la Parole de Dieu. Il se mit donc à ramasser à la hâte les exemplaires du Coran, reconnaissables à leur reliure épaisse et regroupés en un même endroit. Il y en avait bien une vingtaine ; il les transporta en trois voyages jusqu’à la brouette, qui s’en trouva déjà quasiment pleine. Et maintenant, que choisir ? Se dirigeant vers l’un des murs, contre lequel les volumes semblaient mieux rangés qu’ailleurs, il y découvrit les innombrables ouvrages écrits par Hassan Sabbah durant ses trente années de réclusion volontaire. Il choisit d’en sauver un seul, une autobiographie dont il devait citer quelques fragments dans son propre ouvrage. Il retrouva également une chronique d’Alamout, récente et apparemment bien documentée, qui relatait dans le détail l’histoire du Rédempteur. Cela, il se dépêcha de l’emporter, car cet épisode était totalement inconnu en dehors des communautés ismaéliennes.

L’historien connaissait-il l’existence du Manuscrit de Samarcande ? Il ne semble pas. L’aurait-il cherché s’il en avait entendu parler, et, l’ayant feuilleté, l’aurait-il sauvé ? On l’ignore. Ce que l’on raconte, c’est qu’il s’arrêta devant un ensemble d’ouvrages consacrés aux sciences occultes et qu’il s’y plongea, oubliant l’heure. L’officier mongol qui vint la lui rappeler en quelques syllabes avait le corps recouvert d’une épaisse armure à bordures rouges, la tête protégée par un casque s’élargissant vers la nuque comme une chevelure étalée. À la main il portait une torche. Pour bien montrer qu’il était pressé, il approcha le feu d’un tas de rouleaux poussiéreux. L’historien n’insista pas, il prit dans les mains et sous les aisselles tout ce qu’il pouvait emporter, sans chercher à faire le moindre tri, et quand le manuscrit intitulé Secrets éternels des astres et des nombres lui échappa, il ne se baissa pas pour le ramasser.

C’est ainsi que la bibliothèque des Assassins brûla sept jours et sept nuits, que d’innombrables ouvrages furent perdus dont il ne reste pas copie. On prétend qu’ils contenaient les secrets les mieux gardés de l’univers.

Longtemps on pensa que le Manuscrit de Samarcande s’était, lui aussi, consumé dans le brasier d’Alamout.