Si j’insiste sur ce qui apparaît, à mes yeux, comme l’un des bienfaits de la mondialisation, comme un authentique facteur d’universalité, je ne voudrais pas pour autant passer sous silence l’inquiétude de ceux qui voient dans ce foisonnement un phénomène beaucoup moins significatif que la prédominance croissante de la chanson anglo-saxonne. Une inquiétude que l’on observe également dans bien d’autres domaines, lorsqu’on évoque par exemple l’influence de certains médias internationaux, et aussi à propos du cinéma, où le poids de Hollywood est indiscutablement écrasant.
J’ai parlé d’inquiétude ; ce vocable imprécis ne rend pas compte de l’extrême diversité des réactions. Entre un cafetier parisien qui s’irrite d’entendre trop peu de chansons françaises à la radio, et un prêcheur fanatique qui appelle « paradiaboliques » les antennes paraboliques parce qu’elles véhiculent, selon lui, le chant des sirènes de l’Occident, il n’y a rien de commun. Sauf peut-être une certaine méfiance face à la culture globale telle qu’elle est en train de se forger. En tout cas, s’agissant de moi, ces deux inquiétudes m’inquiètent, si je puis dire ; non pas également, mais simultanément. Je ne voudrais pas d’un monde arabe en rage contre la modernité, et qui régresse ; et je ne voudrais pas non plus d’une France frileuse, qui entre dans le nouveau millénaire d’un pas hésitant.
Cela étant dit, je tiens à répéter que si les inquiétudes que suscite la mondialisation me paraissent quelquefois excessives, je ne les juge pas sans fondement.
Elles sont, me semble-t-il, de deux sortes. La première, je me contenterai de la signaler plus brièvement qu’elle ne le mérite, parce qu’elle déborde largement le cadre de cet essai. C’est l’idée selon laquelle le bouillonnement actuel, plutôt que de conduire à un enrichissement extraordinaire, à la multiplication des voies d’expression, à la diversification des opinions, conduit paradoxalement à l’inverse, à l’appauvrissement ; ainsi, ce foisonnement d’expressions musicales débridées ne déboucherait, finalement, que sur une espèce de musique d’ambiance mièvre et doucereuse ; ainsi, le formidable brassage des idées ne produirait qu’une opinion unanimiste, simpliste, un plus-petit-commun-dénominateur intellectuel ; au point que tout le monde, bientôt, à l’exception d’une poignée d’originaux, finira par lire – s’il lit ! – les mêmes romans stéréotypés, par écouter des mélodies indistinctes déversées à la tonne, par regarder des films produits selon les mêmes canevas, en un mot par avaler la même bouillie informe de sons, d’images et de croyances.
À propos des médias, on pourrait exprimer la même frustration. On s’imagine parfois qu’avec tant de journaux, de radios, de télés, on va entendre une infinité d’opinions différentes. Puis on découvre que c’est l’inverse : la puissance de ces porte-voix ne fait qu’amplifier l’opinion dominante du moment, au point de rendre inaudible tout autre son de cloche. Il est vrai que le déferlement d’images et de mots ne favorise pas toujours l’esprit critique.
Devrions-nous en conclure que le foisonnement, plutôt que d’être un facteur de diversité culturelle, mène en fait, par la vertu de quelque loi insidieuse, à l’uniformité ? Le risque existe, sans aucun doute, comme nous le laissent entrevoir la tyrannie des taux d’écoute et les dérapages du « politiquement correct ». Mais c’est le risque inhérent à tout système démocratique ; on peut redouter le pire si l’on s’en remet passivement à la pesanteur du nombre ; en revanche, aucune dérive n’est inéluctable si l’on utilise à bon escient les moyens d’expression dont on dispose, et si l’on sait voir, sous la réalité simpliste des chiffres, la réalité complexe des hommes.
Car – faut-il le rappeler ? – nous ne sommes pas à l’ère des masses, malgré certaines apparences, mais à l’ère des individus. De ce point de vue, l’humanité, après avoir frôlé au cours du XXe siècle les plus graves périls de son histoire, s’en est sortie plutôt mieux que prévu.
Bien que la population de la planète ait presque quadruplé en cent ans, il m’apparaît que, dans l’ensemble, chaque personne est plus consciente que par le passé de son individualité, plus consciente de ses droits, un peu moins sans doute de ses devoirs, plus attentive à sa place dans la société, à sa santé, à son bien-être, à son corps, à son avenir propre, aux pouvoirs dont elle dispose, à son identité quel que soit par ailleurs le contenu qu’elle lui donne. Il me semble également que chacun d’entre nous, s’il sait user des moyens inouïs qui sont aujourd’hui à sa portée, peut influencer de manière significative ses contemporains, et les générations futures. À condition d’avoir quelque chose à leur dire. À condition, aussi, de se montrer inventif, parce que les nouvelles réalités ne nous arrivent pas accompagnées de leur mode d’emploi.
À condition, surtout, de ne pas se blottir chez soi en marmonnant : « Monde cruel, je ne veux plus de toi ! »
Pareille frilosité serait tout aussi stérile s’agissant de l’autre inquiétude que suscite la mondialisation. En cause, cette fois, non plus l’uniformisation par la médiocrité, mais l’uniformisation par l’hégémonie. Une inquiétude des plus répandues, et qui est à l’origine de nombreux conflits sanglants, ainsi que d’innombrables tensions.
Cette inquiétude pourrait se formuler comme suit : la mondialisation est-elle autre chose qu’une américanisation ? N’aura-t-elle pas pour principale conséquence d’imposer au monde entier une même langue, un même système économique, politique et social, un même mode de vie, une même échelle des valeurs, ceux des États-Unis d’Amérique ? À en croire certains, l’ensemble du phénomène de mondialisation ne serait qu’un déguisement, un camouflage, un cheval de Troie, sous lequel se dissimulerait une entreprise de domination.
Pour tout observateur raisonnable, l’idée d’une évolution des techniques et des mœurs « téléguidée » par une grande puissance, ou par une coalition de puissances, est absurde. En revanche, on peut légitimement se demander si la mondialisation ne va pas conforter la prédominance d’une civilisation ou l’hégémonie d’une puissance. Ce qui présenterait deux périls graves : le premier, celui de voir peu à peu disparaître des langues, des traditions, des cultures ; le second, celui de voir les porteurs de ces cultures menacées adopter des attitudes de plus en plus radicales, de plus en plus suicidaires.
Les risques d’hégémonie sont réels. C’est même un euphémisme que de parler seulement de « risques ». Il ne fait pas de doute que la civilisation occidentale a acquis, depuis des siècles, un statut privilégié par rapport à toutes les autres, celles de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique précolombienne et de l’Europe orientale, qui se sont retrouvées de plus en plus marginalisées, et profondément influencées, pour ne pas dire remodelées, par l’Occident chrétien. Il ne fait pas de doute non plus qu’avec l’écroulement de l’Union soviétique, les pays occidentaux développés ont réussi à établir la prééminence absolue de leur système économique et politique, qui est en train de devenir la norme pour le monde entier.
De même, point n’est besoin de multiplier les démonstrations pour constater que les États-Unis, qui sont devenus, à l’issue de la guerre froide, la seule véritable superpuissance, exercent aujourd’hui sur l’ensemble de la planète une influence sans précédent. Influence qui se manifeste de diverses manières, quelquefois par une action délibérée – pour régler un conflit régional, pour déstabiliser un adversaire ou pour infléchir la politique économique d’un rival –, mais souvent aussi par une incitation involontaire, par la force et l’attrait du modèle ; des milliards d’hommes et de femmes, issus des cultures les plus différentes, sont tentés d’imiter les Américains, de manger comme eux, de s’habiller comme eux, de parler et de chanter comme eux ; comme eux, ou comme on se les représente.
Si j’énumère toutes ces évidences, c’est parce qu’il m’a paru utile de les rappeler explicitement avant de formuler les questions qui en découlent. À savoir : la culture globale, qui s’élabore jour après jour, dans quelle mesure sera-t-elle essentiellement occidentale, et même très spécifiquement américaine ? À partir de cette interrogation, s’enchaînent d’autres : Que vont devenir les diverses cultures ? Que vont devenir les nombreuses langues que nous parlons aujourd’hui ? Juste des dialectes locaux, destinés à disparaître tôt ou tard ? Et dans quelle atmosphère va se dérouler la mondialisation dans les décennies à venir si elle apparaît de plus en plus comme destructrice des cultures, des langues, des rites, des croyances, des traditions, comme destructrice des identités ? Si chacun de nous était sommé de se renier pour accéder à la modernité telle qu’elle se définit et telle qu’elle se définira, la réaction passéiste ne va-t-elle pas se généraliser, et la violence aussi ?