Le postulat de base de l’universalité, c’est de considérer qu’il y a des droits inhérents à la dignité de la personne humaine, que nul ne devrait dénier à ses semblables à cause de leur religion, de leur couleur, de leur nationalité, de leur sexe, ou pour toute autre raison. Ce qui veut dire, entre autres choses, que toute atteinte aux droits fondamentaux des hommes et des femmes au nom de telle ou telle tradition particulière – religieuse, par exemple – est contraire à l’esprit d’universalité. Il ne peut y avoir d’un coté une charte globale des droits de l’homme, et de l’autre des chartes particulières, une charte musulmane, une charte juive, une charte chrétienne, une charte africaine, une charte asiatique, etc.
Sur le principe, peu de gens contesteront cela ; dans la pratique, beaucoup se comportent comme s’ils n’y croyaient guère. Aucun gouvernement occidental, par exemple, ne pose sur les droits de l’homme en Afrique et dans le monde arabe un regard aussi exigeant que celui qu’il réserve à la Pologne ou à Cuba. Une attitude qui se prétend respectueuse, mais qui est, à mes yeux, profondément méprisante. Respecter quelqu’un, respecter son histoire, c’est considérer qu’il appartient à la même humanité, et non à une humanité différente, à une humanité au rabais.
Je ne voudrais pas m’étendre sur cette question, qui mériterait à elle seule un long développement appuyé sur des preuves. Mais je tenais à l’évoquer ici parce qu’elle est essentielle à la notion d’universalité. Celle-ci serait vide de sens si elle ne présupposait pas qu’il y a des valeurs qui concernent tous les humains, sans distinction aucune. Ces valeurs priment tout. Les traditions ne méritent d’être respectées que dans la mesure où elles sont respectables, c’est-à-dire dans l’exacte mesure où elles respectent les droits fondamentaux des hommes et des femmes. Respecter des « traditions » ou des lois discriminatoires, c’est mépriser leurs victimes. Tous les peuples et toutes les doctrines ont produit, à certains moments de leur histoire, des comportements qui se sont avérés, avec l’évolution des mentalités, incompatibles avec la dignité humaine ; nulle part on ne les abolira d’un trait de plume, mais cela ne dispense pas de les dénoncer et d’œuvrer à leur disparition.
Tout ce qui concerne les droits fondamentaux – le droit de vivre en citoyen à part entière sur la terre de ses pères sans subir aucune persécution ni discrimination ; le droit de vivre, où qu’on se trouve, dans la dignité ; le droit de choisir librement sa vie, ses amours, ses croyances, dans le respect de la liberté d’autrui ; le droit d’accéder sans entraves au savoir, à la santé, à une vie décente et honorable –, tout cela, et la liste n’est pas limitative, ne peut être dénié à nos semblables sous prétexte de préserver une croyance, une pratique ancestrale ou une tradition. Dans ce domaine, il faut tendre vers l’universalité, et même, s’il le faut, vers l’uniformité, parce que l’humanité, tout en étant multiple, est d’abord une.
Et la spécificité de chaque civilisation ? Bien sûr, il faut la respecter, mais d’une autre manière, et sans jamais se départir de sa lucidité.
Parallèlement au combat pour l’universalité des valeurs, il est impératif de lutter contre l’uniformisation appauvrissante, contre l’hégémonie idéologique ou politique ou économique ou médiatique, contre l’unanimisme bêtifiant, contre tout ce qui bâillonne les multiples expressions linguistiques, artistiques, intellectuelles. Contre tout ce qui va dans le sens d’un monde monocorde et infantilisant. Un combat pour la défense de certaines pratiques, de certaines traditions culturelles, mais un combat perspicace, exigeant, sélectif, sans frilosité, sans frayeurs excessives, et constamment ouvert sur l’avenir.
Une marée d’images, de sons, d’idées et de produits divers submerge la planète entière, transformant chaque jour un peu plus nos goûts, nos aspirations, nos comportements, notre mode de vie, notre vision du monde et aussi de nous-mêmes. De cet extraordinaire foisonnement se dégagent souvent des réalités contradictoires. Il est vrai, par exemple, que l’on trouve à présent, sur les plus grandes artères de Paris, de Moscou, de Shanghai ou de Prague, les reconnaissables enseignes du fastfood. Mais il est tout aussi vrai que l’on trouve de plus en plus, sur tous les continents, les cuisines les plus variées, non seulement l’italienne ou la française, la chinoise ou l’indienne, qui s’exportent depuis longtemps, mais également la japonaise, l’indonésienne, la coréenne, la mexicaine, la marocaine ou la libanaise.
Pour certains, ce n’est là qu’un détail anecdotique. À mes yeux, c’est un phénomène révélateur. Révélateur de ce que peut signifier le brassage dans la vie quotidienne. Révélateur aussi de ce que peuvent être les réactions des uns et des autres. Que de gens, en effet, ne voient dans toute cette évolution qu’un seul aspect, à savoir l’engouement de certains jeunes pour la nourriture expéditive à l’américaine. Je ne suis pas un partisan du laisser-faire, et je n’ai qu’estime pour ceux qui, justement, ne se laissent pas faire. Se battre pour préserver le caractère traditionnel d’une rue, d’un quartier, ou une certaine qualité de vie, c’est là un combat légitime et souvent nécessaire. Mais il ne doit pas nous empêcher de voir l’ensemble du tableau.
Que l’on puisse, partout dans le monde, si on le désire, manger à la mode du pays, mais aussi s’essayer à d’autres traditions culinaires, y compris celle des États-Unis ; que les Britanniques préfèrent le curry à la mint sauce, que les Français commandent parfois un couscous au lieu d’une potée et qu’un habitant de Minsk, après des décennies de grisaille, se ménage la fantaisie d’un hamburger au ketchup – rien de cela ne m’irrite, je dois l’avouer, ni ne m’attriste. Je voudrais, au contraire, que le phénomène s’amplifie davantage, je voudrais que chaque tradition culinaire, qu’elle vienne du Sichuan, d’Alep, de la Champagne, des Pouilles, de Hanovre ou de Milwaukee, puisse s’apprécier dans le monde entier.
Ce que je dis de la cuisine, je pourrais l’étendre à bien d’autres aspects de la culture quotidienne. La musique par exemple. Là encore, il y a un foisonnement extraordinaire. D’Algérie nous parviennent souvent les nouvelles les plus révoltantes, mais il en émane aussi des musiques inventives, répandues par tous ces jeunes qui s’expriment en arabe, en français, ou en kabyle ; certains sont demeurés au pays, malgré tout, alors que d’autres sont partis, mais en emportant avec eux, en eux, la vérité d’un peuple, l’âme d’une culture, dont ils portent témoignage.
Leur parcours ne peut que rappeler celui, plus ancien et plus ample, des Africains conduits jadis comme esclaves vers les Amériques. Aujourd’hui, leur musique, sortie de Louisiane ou bien des Caraïbes, s’est répandue à travers le monde, elle fait désormais partie de notre patrimoine musical et affectif. C’est aussi cela, la mondialisation. Jamais, dans le passé, l’humanité n’avait eu les moyens techniques d’entendre tant de musiques, à volonté, toutes ces voix venues du Cameroun, d’Espagne, d’Égypte, d’Argentine, du Brésil, du Cap-Vert, comme de Liverpool, de Memphis, de Bruxelles ou de Naples. Jamais autant de personnes n’avaient eu la possibilité de jouer, de composer, de chanter et de se faire entendre.