II
QUAND LA MODERNITÉ VIENT DE CHEZ L’AUTRE
Tous ceux que le monde arabe fascine, séduit, inquiète, horrifie ou intrigue ne peuvent que se poser, de temps à autre, un certain nombre de questions.
Pourquoi ces voiles, ces tchadors, ces barbes tristes, ces appels au meurtre ? Pourquoi tant de manifestations d’archaïsme, de violence ? Tout cela est-il inhérent à ces sociétés, à leur culture, à leur religion ? L’islam est-il incompatible avec la liberté, avec la démocratie, avec les droits de l’homme et de la femme, avec la modernité ?
Il est normal que de telles questions soient posées, et elles méritent mieux que les réponses simplistes qu’on leur apporte trop souvent. De part et d’autre, je devrais dire – une expression qui m’est chère, on l’aura remarqué. Oui, de part et d’autre. Je ne peux pas suivre ceux qui rabâchent, hier comme aujourd’hui, les mêmes vieux préjugés hostiles à l’islam, et qui se croient habilités, chaque fois que survient un événement révoltant, à en tirer des conclusions définitives sur la nature de certains peuples et de leur religion. Dans le même temps, je ne me sens pas à l’aise devant les justifications laborieuses de ceux qui répètent sans sourciller que tout ce qui se passe résulte d’un regrettable malentendu, et que la religion n’est que tolérance ; leurs motivations les honorent, et je ne les mets pas sur le même plan que ceux qui distillent la haine, mais leur discours ne me satisfait pas.
Lorsqu’un acte répréhensible est commis au nom d’une doctrine, quelle qu’elle soit, celle-ci n’en devient pas coupable pour autant ; même si elle ne peut être considérée comme totalement étrangère à cet acte. De quel droit pourrais-je affirmer, par exemple, que les taliban d’Afghanistan n’ont rien à voir avec l’islam, que Pol Pot n’a rien à voir avec le marxisme, ni le régime de Pinochet avec le christianisme ? En tant qu’observateur, je suis bien obligé de constater qu’il s’agit, dans chacun de ces cas, d’une utilisation possible de la doctrine concernée, certes pas la seule, ni la plus répandue, mais qui ne peut être écartée d’un revers de main agacé. Lorsqu’un dérapage survient, il est un peu trop facile de décréter qu’il était inéluctable ; comme il est parfaitement absurde de vouloir démontrer qu’il n’aurait jamais dû arriver, et qu’il s’agit d’un pur accident. S’il s’est produit, c’est qu’il avait une certaine probabilité de se produire.
Pour celui qui se situe à l’intérieur d’un système de croyance, il est parfaitement légitime de dire que l’on se reconnaît dans telle interprétation de la doctrine et pas dans telle autre. Un musulman croyant peut estimer que le comportement des talibans contredit – ou ne contredit pas – la lettre et l’esprit de sa foi. Moi qui ne suis pas musulman, et qui me situe d’ailleurs, délibérément, hors de tout système de croyance, je ne me sens nullement habilité à distinguer ce qui est conforme à l’islam de ce qui ne l’est pas. J’ai mes souhaits, mes préférences, mon point de vue, bien sûr. Je suis même constamment tenté de dire que tel ou tel comportement outrancier – poser des bombes, interdire la musique, ou légaliser l’excision – ne cadre pas avec ma vision de l’islam. Mais ma vision de l’islam n’a aucune importance. Et même si j’avais été un docteur de la Loi, le plus pieux et le plus érudit, mon opinion n’aurait mis fin à aucune controverse.
On a beau se plonger dans les livres saints, consulter les exégètes, rassembler des arguments, il y aura toujours des interprétations différentes, contradictoires. En s’appuyant sur les mêmes livres, on peut s’accommoder de l’esclavage ou bien le condamner, vénérer les icônes ou les jeter au feu, interdire le vin ou bien le tolérer, prôner la démocratie ou la théocratie ; toutes les sociétés humaines ont su trouver, au cours des siècles, les citations sacrées qui semblaient justifier leurs pratiques du moment. Il a fallu deux ou trois mille ans pour que les sociétés chrétiennes et juives qui se réclament de la Bible commencent à se dire que le « tu ne tueras point » pourrait aussi s’appliquer à la peine de mort ; dans cent ans on nous expliquera que la chose allait de soi. Le texte ne change pas, c’est notre regard qui change. Mais le texte n’agit sur les réalités du monde que par le biais de notre regard. Lequel s’arrête à chaque époque sur certaines phrases et glisse sur d’autres sans les voir.
Pour cette raison, il ne sert à rien, me semble-t-il, de s’interroger sur « ce que dit vraiment » le christianisme, l’islam, ou le marxisme. Si l’on cherche des réponses, pas seulement la confirmation des préjugés, positifs ou négatifs, que l’on porte déjà en soi, ce n’est pas sur l’essence de la doctrine qu’il faut se pencher, mais sur les comportements, au cours de l’Histoire, de ceux qui s’en réclament.
Le christianisme est-il, par essence, tolérant, respectueux des libertés, porté sur la démocratie ? Si l’on formulait la question de la sorte, on serait bien obligé de répondre « non ». Parce qu’il suffit de compulser quelques livres d’histoire pour constater que, tout au long des vingt derniers siècles, on a torturé, persécuté et massacré abondamment au nom de la religion, et que les plus hautes autorités ecclésiastiques ainsi que l’écrasante majorité des croyants se sont accommodées de la traite des Noirs, de l’assujettissement des femmes, des pires dictatures, comme de l’Inquisition. Cela veut-il dire que le christianisme est, par essence, despotique, raciste, rétrograde et intolérant ? Pas du tout, il suffit de regarder autour de soi pour constater qu’il fait aujourd’hui bon ménage avec la liberté d’expression, les droits de l’homme et la démocratie. Devrait-on en conclure que l’essence du christianisme s’est modifiée ? Ou bien que « l’esprit démocratique » qui l’anime était demeuré caché pendant dix-neuf siècles pour se dévoiler seulement au milieu du xxe ?
Si l’on a le désir de comprendre, il faudrait, à l’évidence, poser les questions autrement : est-ce que, dans l’histoire du monde chrétien, la démocratie a été une exigence permanente ? La réponse est clairement « non ». Mais est-ce que la démocratie a pu tout de même s’instaurer dans des sociétés qui relèvent d’une tradition chrétienne ? La réponse est, ici, clairement « oui ». Quand, où et comment cette évolution s’est-elle produite ? À cette question – que l’on est en droit de poser, avec une formulation similaire, à propos de l’islam –, la réponse ne peut être aussi brève que pour les précédentes, mais elle est de celles auxquelles on peut raisonnablement essayer de répondre ; je me contenterai de dire ici que l’instauration d’une société respectueuse des libertés a été progressive et incomplète et, au regard de l’Histoire prise dans son ensemble, extrêmement tardive ; que si les Églises ont pris acte de cette évolution, elles ont généralement suivi le mouvement, avec plus ou moins de réticences, plutôt qu’elles ne l’ont suscité ; et que souvent l’impulsion libératrice est venue de personnes qui se situaient hors du cadre de la pensée religieuse.
Mes dernières paroles ont pu faire plaisir à ceux qui ne portent pas la religion dans leur cœur. Je me trouve cependant dans l’obligation de leur rappeler que les pires calamités du xxe siècle en matière de despotisme, de persécution, d’anéantissement de toute liberté et de toute dignité humaine ne sont pas imputables au fanatisme religieux mais à des fanatismes tout autres qui se posaient en pourfendeurs de la religion – c’est le cas du stalinisme –, ou qui lui tournaient le dos – c’est le cas du nazisme et de quelques autres doctrines nationalistes. Il est vrai qu’à partir des années 1970 le fanatisme religieux semble avoir mis les bouchées doubles pour combler, si j’ose dire, son déficit d’horreurs ; mais il demeure loin du compte.
Le xxe siècle nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper, toutes peuvent être perverties, toutes ont du sang sur les mains, le communisme, le libéralisme, le nationalisme, chacune des grandes religions, et même la laïcité. Personne n’a le monopole du fanatisme et personne n’a, à l’inverse, le monopole de l’humain.
Si l’on souhaite poser sur ces questions tellement délicates un regard neuf et utile, il faut avoir, à chaque étape de l’investigation, le scrupule de l’équité. Ni hostilité, ni complaisance, ni surtout l’insupportable condescendance qui semble devenue pour certains, en Occident et ailleurs, une seconde nature.