I
 
MON IDENTITÉ, MES APPARTENANCES

1.

Une vie d’écriture m’a appris à me méfier des mots. Ceux qui paraissent les plus limpides sont souvent les plus traîtres. L’un de ces faux amis est justement « identité ». Nous croyons tous savoir ce que ce mot veut dire, et nous continuons à lui faire confiance même quand, insidieusement, il se met à dire le contraire.

Loin de moi l’idée de redéfinir encore et encore la notion d’identité. C’est la question primordiale de la philosophie depuis le « Connais-toi toi-même ! » de Socrate, et jusqu’à Freud, en passant par tant d’autres maîtres ; pour s’y attaquer à nouveau de nos jours, il faudrait bien plus de compétence que je n’en ai, et bien plus de témérité. La tâche que je m’assigne est infiniment plus modeste : essayer de comprendre pourquoi tant de personnes commettent aujourd’hui des crimes au nom de leur identité religieuse, ethnique, nationale, ou autre. En a-t-il été ainsi depuis l’aube des temps, ou bien y a-t-il des réalités spécifiques à notre époque ? Mes propos paraîtront quelquefois par trop élémentaires. C’est que je voudrais conduire ma réflexion le plus sereinement, le plus patiemment, le plus loyalement possible, sans recourir à aucune espèce de jargon ni à aucun raccourci trompeur.

Sur ce qu’il est convenu d’appeler « une pièce d’identité », on trouve nom, prénom, date et lieu de naissance, photo, énumération de certains traits physiques, signature, parfois aussi l’empreinte digitale – toute une panoplie d’indices pour démontrer, sans confusion possible, que le porteur de ce document est Untel, et qu’il n’existe pas, parmi les milliards d’autres humains, une seule personne avec laquelle on puisse le confondre, fût-ce son sosie ou son frère jumeau.

Mon identité, c’est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne.

Défini ainsi, le mot identité est une notion relativement précise et qui ne devrait pas prêter à confusion. A-t-on vraiment besoin de longues démonstrations pour établir qu’il n’existe pas et ne peut exister deux êtres identiques ? Même si, demain, on parvenait, comme on le redoute, à « cloner » des humains, ces clones eux-mêmes ne seraient identiques, à l’extrême rigueur, qu’à l’instant de leur « naissance » ; dès leurs premiers pas dans la vie, ils deviendraient différents.

L’identité de chaque personne est constituée d’une foule d’éléments qui ne se limitent évidemment pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a, bien sûr, pour la grande majorité des gens, l’appartenance à une tradition religieuse ; à une nationalité, parfois deux ; à un groupe ethnique ou linguistique ; à une famille plus ou moins élargie ; à une profession ; à une institution ; à un certain milieu social… Mais la liste est bien plus longue encore, virtuellement illimitée : on peut ressentir une appartenance plus ou moins forte à une province, à un village, à un quartier, à un clan, à une équipe sportive ou professionnelle, à une bande d’amis, à un syndicat, à une entreprise, à un parti, à une association, à une paroisse, à une communauté de personnes ayant les mêmes passions, les mêmes préférences sexuelles, les mêmes handicaps physiques, ou qui sont confrontées aux mêmes nuisances.

Toutes ces appartenances n’ont évidemment pas la même importance, en tout cas pas au même moment. Mais aucune n’est totalement insignifiante. Ce sont les éléments constitutifs de la personnalité, on pourrait presque dire « les gènes de l’âme », à condition de préciser que la plupart ne sont pas innés.

Si chacun de ces éléments peut se rencontrer chez un grand nombre d’individus, jamais on ne retrouve la même combinaison chez deux personnes différentes, et c’est justement cela qui fait la richesse de chacun, sa valeur propre, c’est ce qui fait que tout être est singulier et potentiellement irremplaçable.

Il arrive qu’un accident, heureux ou malheureux, ou même une rencontre fortuite, pèse plus lourd dans notre sentiment d’identité que l’appartenance à un héritage millénaire. Imaginons le cas d’un Serbe et d’une Musulmane qui se seraient connus, il y a vingt ans, dans un café de Sarajevo, qui se seraient aimés, puis mariés. Plus jamais ils ne pourront avoir de leur identité la même perception qu’un couple entièrement serbe ou entièrement musulman : leur vision de la foi, comme de la patrie, ne sera plus la même. Chacun d’eux portera toujours en lui les appartenances que ses parents lui ont léguées à sa naissance, mais il ne les percevra plus de la même manière, il ne leur accordera plus la même place.

Ne quittons pas encore Sarajevo. Restons-y, en pensée, pour une enquête imaginaire. Observons, dans la rue, un homme d’une cinquantaine d’années.

Vers 1980, cet homme aurait proclamé : « Je suis yougoslave ! », fièrement, et sans état d’âme ; questionné d’un peu plus près, il aurait précisé qu’il habitait la République fédérée de Bosnie-Herzégovine, et qu’il venait, incidemment, d’une famille de tradition musulmane.

Le même homme, rencontré douze ans plus tard, quand la guerre battait son plein, aurait répondu spontanément, et avec vigueur : « Je suis musulman ! » Peut-être s’était-il même laissé pousser la barbe réglementaire. Il aurait aussitôt ajouté qu’il était bosniaque, et n’aurait guère apprécié qu’on lui rappelât qu’il s’affirmait naguère fièrement yougoslave.

Aujourd’hui, notre homme, interrogé dans la rue, se dirait d’abord bosniaque, puis musulman ; il se rend justement à la mosquée, préciserait-il ; mais il tient aussi à dire que son pays fait partie de l’Europe, et qu’il espère le voir un jour adhérer à l’Union.

Ce même personnage, si on le retrouve au même endroit dans vingt ans, comment voudra-t-il se définir ? Laquelle de ses appartenances mettra-t-il en premier ? Européen ? Musulman ? Bosniaque ? Autre chose ? Balkanique, peut-être ?

Je ne me hasarderai pas à faire des pronostics. Tous ces éléments font effectivement partie de son identité. Cet homme est né dans une famille de tradition musulmane ; il appartient de par sa langue aux Slaves du Sud qui furent naguère réunis dans le cadre d’un même État, et qui aujourd’hui ne le sont plus ; il vit sur une terre qui fut tantôt ottomane, tantôt autrichienne, et qui eut sa part dans les grands drames de l’histoire européenne. À chaque époque, l’une ou l’autre de ses appartenances s’est enflée, si j’ose dire, au point d’occulter toutes les autres et de se confondre avec son identité tout entière. On lui aura raconté, au cours de sa vie, toutes sortes de fables. Qu’il était prolétaire et rien d’autre. Qu’il était yougoslave et rien d’autre. Et, plus récemment, qu’il était musulman et rien d’autre ; on a même pu lui faire croire, pendant quelques mois difficiles, qu’il avait plus de choses en commun avec les hommes de Kaboul qu’avec ceux de Trieste !

À toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure, tellement supérieure aux autres en toutes circonstances qu’on pouvait légitimement l’appeler « identité ». Pour les uns, la nation, pour d’autres la religion, ou la classe. Mais il suffit de promener son regard sur les différents conflits qui se déroulent à travers le monde pour se rendre compte qu’aucune appartenance ne prévaut de manière absolue. Là où les gens se sentent menacés dans leur foi, c’est l’appartenance religieuse qui semble résumer leur identité entière. Mais si c’est leur langue maternelle et leur groupe ethnique qui sont menacés, alors ils se battent farouchement contre leurs propres coreligionnaires. Les Turcs et les Kurdes sont également musulmans, mais diffèrent par la langue ; leur conflit en est-il moins sanglant ? Les Hutus comme les Tutsis sont catholiques et ils parlent la même langue, cela les a-t-il empêchés de se massacrer ? Tchèques et Slovaques sont également catholiques, cela a-t-il favorisé la vie commune ?

Tous ces exemples pour insister sur le fait que s’il existe, à tout moment, parmi les éléments qui constituent l’identité de chacun, une certaine hiérarchie, celle-ci n’est pas immuable, elle change avec le temps et modifie en profondeur les comportements.

Les appartenances qui comptent dans la vie de chacun ne sont d’ailleurs pas toujours celles, réputées majeures, qui relèvent de la langue, de la peau, de la nationalité, de la classe ou de la religion. Prenons le cas d’un homosexuel italien à l’époque du fascisme. Pour lui, cet aspect spécifique de sa personnalité avait son importance, j’imagine, mais pas plus que son activité professionnelle, ses choix politiques, ou ses croyances religieuses. Soudain, la répression étatique s’abat sur lui, il se sent menacé d’humiliation, de déportation, de mort – en choisissant cet exemple, je fais évidemment appel à certaines réminiscences littéraires et cinématographiques. Cet homme, donc, qui avait été, quelques années auparavant, patriote, et peut-être nationaliste, ne pouvait désormais plus se réjouir en voyant défiler les troupes italiennes, sans doute même en vint-il à souhaiter leur défaite. À cause de la persécution, ses préférences sexuelles allaient prendre le pas sur ses autres appartenances, éclipsant même l’appartenance nationale qui atteignait pourtant, à l’époque, son paroxysme. C’est seulement après la guerre, dans une Italie plus tolérante, que notre homme se serait de nouveau senti pleinement italien.

Souvent, l’identité que l’on proclame se calque – en négatif – sur celle de l’adversaire. Un Irlandais catholique se différencie des Anglais par la religion d’abord, mais il s’affirmera, face à la monarchie, républicain, et s’il ne connaît pas suffisamment le gaélique, du moins parlera-t-il l’anglais à sa manière ; un dirigeant catholique qui s’exprimerait avec l’accent d’Oxford apparaîtrait presque comme un renégat.

Il y aurait, là encore, des dizaines d’exemples pour illustrer la complexité – parfois souriante, souvent tragique – des mécanismes de l’identité. J’en citerai plusieurs au fil des pages qui suivent, les uns succinctement, d’autres plus en détail ; surtout ceux qui concernent la région d’où je viens – le Proche-Orient, la Méditerranée, le monde arabe, et d’abord le Liban. Un pays où l’on est constamment amené à s’interroger sur ses appartenances, sur ses origines, sur ses rapports avec les autres, et sur la place qu’on peut occuper au soleil ou à l’ombre.