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Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité…

Une fois que le père O’Connor eut béni les jeunes mariés, M. et Mme Cartwright rejoignirent le reste de la congrégation réunie autour de la tombe de Danny Cartwright.

Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité…

Ça avait été le désir de la jeune mariée d’honorer ainsi Nick, et le père O’Connor avait conduit un office en mémoire de l’homme dont la mort avait permis à Danny de prouver son innocence.

Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité…

À l'exception de Danny, seules deux personnes présentes avaient connu l'homme qui s'était fait enterrer en terrain étranger. L'une d'elles se tenait toute droite à l'autre extrémité de la tombe, en queue de pie noire, col cassé et cravate de soie noire. Fraser Munro avait fait la route depuis Dunbroath jusqu'à l'East End de Londres, pour représenter le dernier descendant de la lignée Moncrieff qu'il servirait jamais. Danny avait essayé de le remercier pour sa sagesse et sa force en tout temps, mais tout ce qu'avait dit maître Munro fut : « Je regrette de ne pas avoir eu le privilège de vous servir tous les deux. Telle n'était pas la volonté du Seigneur. » ajouta-t-il. Munro était membre du conseil de l'Église presbytérienne d'Écosse. Encore une chose que Danny ignorait sur cet homme.

Quand ils s'étaient tous retrouvés chez les Wilson avant de se rendre en face, à St. Mary's, pour célébrer la cérémonie de mariage, maître Munro avait observé :

— Je ne savais pas, Danny, que vous étiez un collectionneur de McTaggart, Peploe et Lauder.

Danny se fendit d'un grand sourire.

— Je pense que vous allez apprendre que c’est Lawrence Davenport qui les collectionnait. Je me suis contenté de les acquérir, mais pour avoir vécu avec eux, j'ai l'intention d'ajouter d’autres œuvres de l'école écossaise à ma collection.

— Comme votre grand-père, ajouta Munro. (Danny décida de ne pas faire remarquer à maître Munro qu'en fait il n'avait jamais rencontré sir Alexander.) Au fait, avoua l’avocat d'un ton penaud, je dois reconnaître que j'ai frappé l'un de vos adversaires en dessous de la ceinture quand vous étiez bien au chaud à Belmarsh.

— Lequel ?

— Sir Hugo Moncrieff. Et le pire, c'est que je l'ai fait sans chercher votre consentement, ce qui n’est pas très professionnel de ma part. Cela faisait un moment que je voulais vous confier ce que j'avais sur le cœur.

— Alors la voilà votre chance, maître Munro, dit Danny en tâchant de garder son sérieux. Dites-moi, qu'avez-vous donc fait en mon absence ?

— J'ai envoyé tous les papiers concernant la validité du second testament de sir Alexander au bureau du procurator fiscal1 en l’informant que je pensais qu'un délit avait été commis. (Danny ne dit rien. Il avait appris au tout début de leur relation à ne pas interrompre maître Munro quand il était sur sa lancée.) Comme il ne s'est rien passé pendant plusieurs mois, j'ai supposé que maître Galbraith avait on ne sait comment réussi à tirer le rideau sur toute cette histoire. (Il marqua une pause.) C'était jusqu'à ce que je lise le Scotsman du matin dans l'avion qui me ramenait à Londres.

Il ouvrit le porte-documents dont il ne se séparait jamais, en sortit un journal et le donna à Danny.

Danny contempla fixement la une : Sir Hugo Moncrieff arrêté pour contrefaçon et tentative de fraude. L'article était accompagné d'une grande photo de sir Nicholas Moncrieff qui ne lui rendait pas justice, de l'avis de Danny. Quand Danny eut fini de le lire, il sourit et dit à maître Munro :

— Eh bien, vous m’aviez dit en effet qu’il aurait affaire à vous s'il me posait de nouveaux problèmes.

— Ai-je vraiment prononcé ces mots ? s’enquit Munro, dégoûté.

— Pas exactement, le rassura Danny.

 

Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie,

Les yeux de Danny se posèrent sur la seule autre personne présente qui avait été un ami de Nick et l'avait bien mieux connu que lui ou que maître Munro. Big Al se tenait au garde-à-vous entre Ray Pascoe et Alan Jenkins. Le directeur lui avait accordé une autorisation de sortie exceptionnelle pour assister aux funérailles de son ami. Danny sourit quand leurs regards se croisèrent, mais Big Al baissa rapidement la tête. Il ne voulait pas que des inconnus le voient pleurer.

Mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra.

Danny regarda Alex Redmayne qui avait été incapable de dissimuler son ravissement quand Beth lui avait proposé d'être le parrain de leur fils, le frère de Christy. Alex se tenait à côté de son père, Sir Matthew, l'homme qui avait permis à Danny de redevenir un homme libre.

Quand ils s'étaient tous retrouvés dans le cabinet d'Alex quelques jours après l’abandon du procès, Danny avait demandé à sir Matthew ce qu'il entendait quand il avait déclaré : « C'est encore loin d'être terminé. » Le vieux juge avait pris Danny à part afin que Beth ne puisse pas entendre ses paroles et lui apprit que bien que Craig, Payne et Davenport eussent tous été arrêtés et accusés du meurtre de Bernie Wilson, ils continuaient à clamer leur innocence, et œuvraient clairement en équipe. Il avertit Danny que Beth et lui devraient subir l'épreuve d'un nouveau procès dans lequel ils devraient tous deux témoigner de ce qui c’était réellement passé ce soir-là. À moins bien sûr que…

Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu.

Danny ne put résister et regarda de l'autre côté de la route, où une pancarte tout récemment peinte venait d'être installée : Garage Cartwright. Changement de direction. Une fois qu'il eut terminé de négocier et convenu d'un prix avec Monty Hughes, maître Munro avait rédigé un contrat qui l'autorisait à reprendre une entreprise où il pourrait se rendre tous les matins rien qu'en traversant la rue.

Les banquiers suisses avaient clairement signifié à Danny qu’il avait payé un prix bien trop élevé pour le garage de l'autre côté de la route. Danny ne prit pas la peine d'expliquer à Segat la différence entre les mots prix et valeur. Il doutait que Besson ou lui aient jamais lu l’Eventail de Lady Windermere.

Maintenant donc ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, la charité ; mais la plus grande de ces choses, c'est la charité.

Danny serra la main de sa femme bien fort. Demain, ils s'envoleraient pour Rome pour une lune de miel tant et tant reportée. Ils tâcheraient d'oublier qu’à leur retour, il leur faudrait affronter un autre long procès avant que tout soit enfin terminé. Leur fils âgé de dix semaines choisit ce moment pour s'exprimer et éclater en sanglots. Non pas en mémoire de Nicholas Moncrieff, mais simplement parce qu’il trouvait que le service avait duré un peu trop longtemps, et aussi parce qu’il avait faim.

— Chut, dit Beth d'un apaisant. Nous n’allons pas tarder à rentrer à la maison, lui promit-elle en prenant Nick dans ses bras.

79

— Faites entrer les accusés.

La cour numéro quatre de l'Old Bailey était bondée bien avant dix heures du matin, mais ce n'était pas tous les jours qu'un avocat de la Couronne, un député et un acteur populaire étaient traduits en justice pour meurtre, rixe et conspiration en vue d’entraver le cours de la justice.

Le banc des avocats était jonché de sommités du monde juridique qui consultaient des dossiers, arrangeaient des documents etapportaient la touche finale à un discours d'ouverture, en attendant que les accusés prennent place.

Les trois hommes étaient représentés par les juristes les plus éminents et on racontait dans les couloirs de l'Old Bailey que tant qu'ils s'en tenaient à leur version originale, il était improbable que le jury puisse être en mesure de rendre un verdict à l'unanimité. Les bavardages se turent quand Spencer Craig, Gerald Payne et Lawrence Davenport prirent place sur le banc des accusés.

Craig portait un costume qui le faisait ressembler à ses avocats. On aurait dit qu’il attendait pour prononcer son discours d'ouverture.

Payne portait un costume bleu marine, une cravate de soie rayée et une chemise crème comme il sied à un député qui représente un siège rural. Il semblait calme.

Davenport portait un jean délavé, une chemise à col ouvert et un blazer. Il n'était pas rasé. La presse le décrirait le lendemain matin comme portant une barbe de plusieurs jours d'un négligé savamment entretenu. Les journaux écriraient aussi qu'il n'avait visiblement pas dormi depuis plusieurs jours. Davenport ignora les bancs de la presse et jeta un oeil en direction du public, pendant que Craig et Payne discutaient comme s’ils attendaient qu'on leur serve à déjeuner dans un restaurant bondé. Une fois que Davenport eut vérifié qu'elle était bien à sa place, il regarda devant lui d'un air absent et attendit que le juge apparaisse.

Tous ceux qui avaient réussi à s'assurer une place dans le tribunal bondé se levèrent quand le juge Armitage entra. Il attendit le salut de l’audience avant de lui rendre la pareille et prit le siège du milieu sur le banc. Il sourit d'un air bienveillant comme si ce n'était qu'un autre au bureau, parmi tant d’autres. Il demanda à l'huissier de faire entrer le jury. L'huissier le salua bas avant de disparaître par une porte latérale, pour réapparaître quelques instants plus tard suivi des douze citoyens qui avaient été sélectionnés pour juger les trois accusés.

L'avocat de Lawrence Davenport laissa un semblant de sourire traverser son visage quand il réalisa que le jury était composé de sept femmes et de cinq hommes. Il était sûr et certain que les pires résultats venaient toujours d’un jury sans majorité.

Quand les jurés prirent place, Craig les scruta avec intensité, conscient qu'eux et eux seuls décideraient de son sort. Il avait déjà conseillé à Lawrence de soutenir le regard des jurées car il suffisait que trois d’entre elles ne supportent pas l'idée que Lawrence Davenport soit envoyé en prison. Si Larry arrivait à provoquer cela, ils seraient tous libérés. Mais Craig constata qu'au lieu d'obéir à cet ordre simple, Davenport semblait préoccupé et se contentait de regarder fixement devant lui.

Une fois le jury installé, le juge invita l'assesseur à lire les charges.

— Accusés, levez-vous.

Tous les trois se levèrent.

— Spencer Craig, vous êtes accusé d'avoir assassiné dans la nuit du 18 septembre 1999 un certain Bernard Henry Wilson. Que plaidez-vous ? Coupable ou non coupable ?

— Non coupable, répondit Craig d’un air de défi.

— Gerald David Payne, vous êtes accusé d'avoir été mêlé dans la nuit du 18 septembre 1999 à une rixe qui a provoqué la mort de Bernard Henry Wilson. Que plaidez-vous ? Coupable ou non coupable ?

— Non coupable, répondit Payne d'un ton ferme.

— Lawrence Andrew Davenport, vous êtes accusé d’entrave à la justice, à savoir que le 23 mars 2000 vous avez fait un faux témoignage sous serment en tant que témoin. Que plaidez-vous ? Coupable ou non coupable ?

Tous les yeux dans la salle d'audience étaient rivés sur l'acteur, qui se retrouvait une fois de plus sur le devant de la scène. Lawrence Davenport leva la tête et posa les yeux sur la tribune où sa soeur était assise au premier rang.

Sarah gratifia son frère d'un sourire rassurant.

Davenport baissa la tête et, l'espace d'un instant, sembla hésiter avant de déclarer, dans un murmure à peine audible :

— Coupable.

1- En Écosse, magistrat qui fait office de procureur et qui remplit les fonctions du "coroner" en Angleterre.