72

Danny Cartwright était assis sur la petite chaise de bois du banc des accusés et attendait que l’horloge indique dix heures pour que le procès puisse commencer. Il regarda en bas, en direction du barreau où il vit ses deux avocats en pleine conversation, attendant l’apparition du juge.

Danny avait passé une heure avec Alex Redmayne et son assistant dans une salle d’interrogatoire de la cour un peu plus tôt ce matin. Ils avaient fait de leur mieux pour le rassurer, mais il savait parfaitement que même s’il était innocent de l’assassinat de Bernie, il n’avait aucun moyen de se défendre des chefs d’inculpation de fraude, cambriolage, tromperie et évasion de prison ; un tarif combiné de huit à dix ans semblait être le consensus général, depuis les chicaniers de Belmarsh jusqu’aux éminents avocats de la Couronne qui exerçaient à l’Old Bailey.

Nul n’eut besoin de dire à Danny que si cette peine était ajoutée à sa condamnation originale, la prochaine fois qu’il sortirait de Belmarsh, ce serait pour ses propres funérailles.

Les tribunes réservées à la presse à gauche de Danny étaient remplies de reporters, stylos en main, blocs notes ouverts, qui attendaient pour ajouter encore aux milliers de colonnes déjà écrites ces six derniers mois. Danny Cartwright, le seul homme qui avait réussi à s’échapper de la prison de haute sécurité de Grande-Bretagne, avait volé plus de cinquante millions de dollars à une banque suisse après avoir vendu une collection de timbres qui ne lui appartenait pas, et avait fini par se faire arrêter dans les Boltons aux premières heures du matin. Dans les bras de sa fiancée pour The Times, dans ceux de son amoureuse depuis le jardin d’enfants pour le Sun. La presse ne parvenait pas à savoir si Danny était Scaramouche ou Jack l’Éventreur. L’histoire avait fasciné le public des mois durant et le premier jour du procès avait tout d’un soir de première dans le West End. Des files d’attente commencèrent à se former devant l’Old Bailey dès quatre heures du matin. C’était extraordinaire pour un théâtre qui offrait moins de cent places et qui était rarement plein. La plupart des gens convenaient que Danny Cartwright avait plus de chances de passer le restant de ses jours à Belmarsh plutôt que dans les Boltons.

 

Alex Redmayne et son assistant, le très honorable sir Matthew Redmayne, avocat de la Couronne, n’auraient pu faire plus pour aider Danny au cours des six derniers mois. Il avait été réincarcéré dans une cellule un peu plus grande que le placard à balais de Molly. Ils avaient tous deux refusé de facturer leurs services, bien que sir Matthew ait prévenu Danny que s’ils arrivaient à convaincre le jury que les bénéfices qu’il avait engendrés ces deux dernières années lui revenaient, il lui présenterait une note plutôt salée, plus des frais et ce qu’il appelait des honoraires supplémentaires. C’était l’une des très rares occasions où les trois hommes avaient éclaté de rire.

Beth avait été mise en liberté conditionnelle au lendemain de son arrestation. Mais personne n’avait été surpris que ni Danny ni Big Al ne se voient accorder la même latitude.

M. Jenkins attendait à l’accueil de Belmarsh pour les accueillir et M. Pascoe veilla à ce qu’ils partagent la même cellule. En un mois, Danny retrouva son poste de bibliothécaire de prison, comme il l’avait dit à Mme Bennett. Big Al se vit allouer un petit boulot en cuisine et bien que la cuisine n’arrive pas à la cheville de celle de Molly, au moins, ils se retrouvèrent tous les deux avec le meilleur du pire.

Alex Redmayne n’avait pas rappelé une seule fois à Danny que s’il avait suivi son conseil et avait plaidé coupable d’assassinat au premier procès, il serait désormais un homme libre, dirigerait le garage Wilson, serait marié à Beth et élèverait sa famille. « Mais un homme libre dans quel sens ? » aurait-il demandé à Alex.

Il y avait aussi des moments de triomphe parmi les moments catastrophiques. Les dieux préfèrent qu’il en soit ainsi. Alex Redmayne avait pu convaincre la cour que si Beth était techniquement coupable du délit dont elle était accusée, elle savait que Danny était encore vivant depuis seulement quatre jours et ils avaient pris rendez-vous pour voir Alex dans son cabinet le matin de son arrestation. Le juge la condamna à six mois avec sursis. Depuis elle avait rendu visite à Danny à Belmarsh le premier dimanche de chaque mois.

Le juge n’avait pas fait preuve de la même indulgence quant au rôle que Big Al avait joué dans ce complot. Alex avait fait remarquer dans sa plaidoirie que Albert Crann n’avait tiré aucun profit financier de la fortune de Moncrieff, hormis le salaire de chauffeur de Danny tout en étant autorisé à dormir dans une petite chambre au dernier étage de la maison des Boltons. Maître Arnold Pearson, représentant de la Couronne, lâcha alors une bombe qu’Alex n’avait pas vu venir.

— M. Crann peut-il expliquer comment la somme de dix mille livres a été déposée sur son compte privé quelques jours seulement après qu’il a été libéré de prison ?

Big Al n’avait aucune explication, et même s’il en avait, il ne risquait pas de dire à Pearson d’où provenait cet argent.

Le jury ne fut pas impressionné.

Le juge renvoya Big Al à Belmarsh pour purger cinq ans de plus – le reste de sa condamnation initiale. Danny s’assura qu’il soit rapidement classé et qu’il se comporte impeccablement durant sa période d’incarcération. Des rapports élogieux du surveillant chef Ray Pascoe, confirmés par le directeur, signifiaient que Big Al serait libéré avec bracelet électronique en moins d’un an. Il manquerait à Danny, mais il savait que s’il ne faisait ne serait-ce qu’allusion à cela, Big Al s’arrangerait pour semer suffisamment le trouble pour être sûr de rester à Belmarsh et tenir compagnie à Danny jusqu’à ce qu’il soit finalement libéré.

Beth avait une bonne nouvelle à annoncer à Danny au cours de l’une de ses visites du dimanche après-midi.

— Je suis enceinte.

— Bon Dieu, nous n’avons passé que quatre nuits ensemble ! s’exclama Danny en la prenant dans ses bras.

— Il faut voir le nombre de fois où l’on a fait l’amour, répondit Beth avant d’ajouter : Espérons que ce sera un petit frère pour Christy.

— Comme cela, nous pourrons l’appeler Bernie.

— Non, dit Beth, nous l’appellerons…

La sirène qui signalait la fin des visites étouffa ses paroles.

— Puis-je vous poser une question ? demanda Danny quand M. Pascoe le raccompagna dans sa cellule.

— Bien sûr, répondit Pascoe, mais ça ne veut pas dire que j’y répondrai.

— Vous avez toujours su, n’est-ce pas ? (Pascoe sourit, mais ne répondit pas.) Pourquoi étiez-vous si sûr que je n’étais pas Nick ? demanda Danny quand ils arrivèrent devant sa cellule.

Pascoe tourna la clé dans la serrure et poussa la lourde porte. Danny entra, imaginant qu’il ne répondrait pas à sa question, mais Pascoe désigna d’un signe de tête la photo de Beth que Danny avait à nouveau scotchée au mur.

— Oh mon Dieu, dit Danny en secouant la tête. Je ne l’ai jamais enlevée du mur.

Pascoe sourit, sortit dans le couloir et claqua la porte de la cellule.

*

Danny leva les yeux sur la tribune réservée au public où il vit Beth, enceinte de six mois, qui le regardait avec le même sourire que celui qu’elle arborait dans la cours de récréation de Clement Attlee et qui, le il le savait, l’accompagnerait jusqu’à la fin de ses jours.

La mère de Danny et celle de Beth étaient assises de chaque côté de la jeune femme, lui apportant un soutien constant. De nombreux amis et supporters de Danny de l’East End étaient également assis dans la tribune. Ils continueraient certainement à proclamer son innocence jusqu’au jour de leur mort. Les yeux de Danny se posèrent sur le professeur Amirkhan Mori, un ami des beaux jours, avant de se poser sur quelqu’un qu’il ne s’était pas attendu à revoir. Sarah Davenport se pencha par-dessus le balcon et lui sourit.

Au barreau, Alex et son père étaient toujours en pleine conversation. Le Times avait consacré une page entière au père et au fils qui apparaîtraient tous deux comme avocats de la défense dans cette affaire. Ce n’était que la deuxième fois de l’histoire qu’un juge du tribunal de grande instance endossait le rôle d’avocat et c’était assurément la première fois, de la mémoire de tous, qu’un fils dirigerait la défense dans le rôle de l’avocat principal, et le père, dans celui de l’assistant.

Danny et Alex avaient renouvelé leur amitié au cours des six derniers mois, et ils savaient qu’ils resteraient proches jusqu’à la fin de leur vie. Le père d’Alex était de la même souche que le professeur Mori, un cru rare. Tous deux étaient passionnés : le professeur Mori avait soif d’apprendre, sir Matthew, soif de justice. La présence du vieux juge dans la salle d’audience avait même poussé les avocats chevronnés et les journalistes cyniques à envisager plus minutieusement l’affaire. Ils ne comprenaient cependant toujours pas ce qui l’avait convaincu que Danny Cartwright pouvait être innocent.

Maître Arnold Pearson, avocat de la Couronne, et son associé, étaient assis à l’autre bout du banc et vérifiaient la plaidoirie de la Couronne ligne par ligne. Ils y apportaient une petite correction de temps en temps. Danny était bien préparé à l’éruption de venin et de bile qui surviendrait sûrement quand Pearson se lèverait et annoncerait à la cour que l’accusé était un criminel malfaisant et dangereux, et qu’il n’existait qu’un seul endroit où il méritait de finir ses jours.

Alex Redmayne avait dit à Danny qu’il espérait seulement voir trois témoins à la barre ; l’inspecteur chef Fuller, sir Hugo Moncrieff et Fraser Munro. Mais Alex et son père avaient tenté de s’assurer qu’un quatrième témoin serait appelé. Mais Alex avait prévenu Danny. Quel que soit le juge nommé pour juger cette affaire, il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter d’appeler ce quatrième témoin.

Cela ne surprit nullement sir Matthew que le juge Hackett ait convoqué la défense et l’accusation dans son bureau avant le début des débats, pour les prévenir d’éviter toute référence au premier procès pour meurtre, dont le verdict avait été rendu par un jury et ultérieurement confirmé par trois juges de la cour d’appel. Il insista ensuite sur le fait que si l’une des deux parties venait à essayer de mettre sur le procès-verbal le contenu d’une certaine cassette en tant que preuve, ou mentionnait le nom de Spencer Craig, aujourd’hui éminent avocat de la Couronne, de Gerald Payne qui avait été élu au Parlement, ou du célèbre acteur Lawrence Davenport, ils s’exposeraient à son courroux.

Tout le monde savait dans les cercles judiciaires que le juge Hackett et sir Matthew Redmayne ne s’adressaient plus la parole depuis trente ans. Sir Matthew avait remporté trop d’affaires dans les instances inférieures quand ils étaient tous deux de jeunes avocats. La presse espérait que leur rivalité serait de nouveau attisée par le procès en cours.

 


Le jury, choisi la veille, attendait désormais d’être convoqué au tribunal pour entendre les témoignages avant de délivrer un ultime verdict dans l’affaire de la Couronne contre Daniel Arthur Cartwright.

73

Le juge Hackett passa en revue la salle d’audience, un peu comme le fait un batteur1 dans un match de cricket, pour voir où ont été positionnés les chasseurs2 chargés de le prendre à défaut. Ses yeux se posèrent sur sir Matthew Redmayne, qui se trouvait derrière le batteur, et attendait la première balle. Aucun autre joueur ne provoquait la moindre appréhension chez le juge, mais il savait qu’il serait incapable de se détendre si c’était à sir Matthew d’engager.

Il s’adressa à maître Arnold Pearson, le lanceur de l’équipe qui recevait.

— Maître Pearson, êtes-vous prêt à exposer les faits ?

— Oui, monsieur le juge, répondit Pearson en se levant lentement. Il tira sur les revers de sa robe et toucha le dessus de sa vieille perruque, déposa son dossier sur un petit chevalet surélevé et entreprit de lire la première page, comme s’il la découvrait.

— Mesdames et messieurs les jurés, commença-t-il, en gratifiant d’un grand sourire les douze citoyens sélectionnés pour juger. Je m’appelle Arnold Pearson et je représenterai la Couronne dans cette affaire. Je serai assisté de maître David Simms. La défense sera assurée par maître Alex Redmayne, assisté de sir Matthew Redmayne.

Tous les yeux dans la salle se portèrent sur le vieil homme affalé sur un coin de banc, et qui, visiblement, dormait à poings fermés.

— Mesdames et messieurs les jurés, poursuivit Pearson, le défenseur est accusé de cinq chefs d’inculpation. Le premier est que le défenseur s’est délibérément évadé de la prison de Belmarsh, un établissement de haute sécurité du sud-est de Londres, alors qu’il était en détention pour un autre délit.

— Le deuxième, que le défenseur a volé à sir Hugo Moncrieff une propriété en Écosse, comprenant un manoir de quatorze chambres, et douze mille acres de terrain cultivable.

— Le troisième chef d’accusation est qu’il a occupé une maison, à savoir le numéro douze, Les Boltons, Londres SW3, qui ne lui appartenait légalement pas.

— Le quatrième chef d’inculpation se rapporte au vol d’une collection de timbres unique, et à la vente postérieure de cette collection pour un montant de plus de vingt-cinq millions de livres.

— Et le cinquième chef d’accusation est que le défenseur a encaissé des chèques sur un compte bancaire de la Coutts dans le Strand, à Londres, et a transféré l’argent d’une banque privée en Suisse, qu’il n’avait le droit de procéder à aucune de ces opérations, et qu’il en a tiré profit.

— La Couronne montrera que ces cinq chefs d’accusation sont tous liés et ont été commis par une seule personne, Daniel Cartwright, le défenseur, qui s’est fait passer pour sir Nicholas Moncrieff, le bénéficiaire légitime et légal du testament de feu Alexander Moncrieff. Afin de démontrer cela, mesdames et messieurs les jurés, je vais tout d’abord vous ramener à la prison de Belmarsh pour montrer comment le défenseur s’est mis en position de commettre ces délits audacieux. Dans ce but, il pourrait s’avérer nécessaire que je mentionne en passant le délit initial pour lequel Cartwright a été reconnu coupable.

— Vous ne ferez rien de tel ! dit soudain le juge Hackett d’un ton comminatoire. Le délit initial commis par le défenseur n’a aucune incidence sur les délits jugés dans cette cour. Je vous demanderai instamment de ne pas faire référence à cette précédente affaire, à moins que vous ne puissiez prouver un lien direct et pertinent avec celle qui nous occupe. (Sir Matthew nota les mots lien direct et pertinent.) Est-ce que je me fais bien comprendre, maître Pearson ?

— Très certainement, monsieur le juge, et je vous prie de

m’excuser. Je me suis montré négligent.

Sir Matthew se renfrogna. Alex devrait faire preuve d’ingéniosité dans son argumentation pour démontrer que les deux délits étaient liés s’il ne voulait pas susciter la colère du juge Hackett et se voir arrêté sur sa lancée. Sir Matthew avait déjà sérieusement réfléchi à la question.

— Je ferai très attention à l’avenir, dit Pearson en tournant

la page suivante de son dossier.

Alex se demanda si Pearson avait volontairement fait allusion à l’affaire précédente en espérant que le juge Hackett lui tomberait dessus. Il savait pertinemment que la défense chercherait à rapprocher les deux affaires.

— Mesdames et messieurs les jurés, reprit Pearson, je veux que vous gardiez ces cinq délits à l’esprit. Je vais vous démontrer qu’ils sont étroitement liés, et que, de ce fait, ils n’ont pu être commis que par une seule et unique personne : le défendant, Daniel Cartwright. (Pearson tira une fois de plus sur sa robe avant de poursuivre.) Le sept juin 2002 a très bien pu rester gravé dans votre mémoire pour être le jour de la victoire de l’Angleterre sur l’Argentine en Coupe du Monde. (Il constata avec plaisir que ce souvenir fit sourire de nombreux jurés.) Ce jour-là, une tragédie a eu lieu dans la prison de Belmarsh. C’est la raison pour laquelle nous sommes tous ici aujourd’hui. Si la grande majorité des détenus se trouvait au rez-de-chaussée en train de regarder le match de football à la télévision, un prisonnier a choisi ce moment pour mettre fin à ses jours. Cet homme était Nicholas Moncrieff, qui, à environ une heure cinquante cette après-midi-là, s’est pendu dans les douches de la prison. Au cours de l’année précédente, Nicholas Moncrieff avait partagé une cellule avec deux autres détenus, dont l’un était le défendant, Daniel Cartwright.

— Les deux hommes faisaient à peu près la même taille et n’avaient que quelques mois d’écart. En fait, ils se ressemblaient tellement dans leur uniforme de prison qu’on les prenait souvent pour des frères. Votre honneur, avec votre autorisation, je vais, distribuer aux membres du jury des photographies de Moncrieff et de Cartwright afin qu’ils puissent juger par eux-mêmes de la ressemblance entre les deux hommes.

Le juge opina et le greffier du tribunal récupéra un paquet de photos auprès de l’associé de Pearson. Il en donna deux au juge, avant de distribuer le reste aux jurés. Pearson se pencha en arrière et attendit que chaque juré ait pris le temps de regarder soigneusement les photos. Il dit ensuite :

— Je vais maintenant expliquer comment Cartwright a profité de cette ressemblance, s’est coupé les cheveux et a changé son accent pour tirer profit de la mort tragique de Nicholas Moncrieff. Et quand j’emploie l’expression « tirer profit », je l’entends au sens propre. Toutefois, comme dans tous les crimes audacieux, un peu de chance était indispensable.

— Le premier coup de chance résida dans le fait que Moncrieff avait demandé à Cartwright de garder pour lui une chaîne en or et une clé, ainsi qu’une chevalière portant les armoiries familiales et une montre gravée de ses initiales qu’il portait en tout temps. Excepté sous la douche. Le deuxième coup de chance fut le complice de Moncrieff, qui se trouvait au bon endroit au bon moment.

— Maintenant, mesdames et messieurs les jurés, vous devez vous demander comment Cartwright, qui purgeait une peine de vingt-deux ans pour…

Alex était debout et prêt à protester quand le juge dit :

 

— Ne vous aventurez pas plus loin sur cette route, maître Pearson, à moins que vous ne souhaitiez pousser ma patience à bout.

— Veuillez m’excuser, monsieur le juge, répondit Pearson, parfaitement conscient que si l’un des jurés n’avait pas été au courant du gros battage médiatique autour de l’affaire ces six derniers mois, il saurait maintenant forcément pour quel crime Cartwright avait été initialement condamné.

— Comme je le disais, vous devez vous demander comment Cartwright, qui purgeait une peine de vingt-deux ans, a pu échanger son identité avec celle d’un autre prisonnier qui n’avait été condamné qu’à huit ans, et qui, surtout, devait être libéré dix semaines plus tard. Leurs ADN ne concordaient certainement pas, leurs groupes sanguins étaient probablement différents, leurs empreintes dentaires, dissemblables. C’est là que le second coup de chance intervint. Parce que rien de cela n’aurait été possible si Cartwright n’avait pas eu un complice qui travaillait comme garçon de salle à l’hôpital de la prison. Ce complice, c’était Albert Crann, qui partageait une cellule avec Moncrieff et Cartwright. Quand il a appris le suicide de Moncrieff, il a échangé les noms dans les dossiers des archives médicales de l’hôpital. Aussi, lorsque le médecin a examiné le corps, il a conclu que c’était Cartwright qui s’était suicidé, pas Moncrieff.

— Quelques jours plus tard, les funérailles eurent lieu à l’église de St. Mary à Bow, où il a réussi à faire croire à la proche famille du défendant, dont la mère de son enfant, que c’était bien Daniel Cartwright l’on mettait en terre.

— Quel genre d’homme, allez-vous demander, serait prêt à tromper sa propre famille ? Je vais vous le dire : cet homme-là, reprit-il en désignant Danny. Il a même eu le toupet de se rendre aux funérailles sous l’identité usurpée de Nicholas Moncrieff. Il a ainsi pu assister à son propre enterrement et s’assurer que tout se passait bien.

— Le dix-sept juillet 2002, Cartwright est sorti libre par la grande porte de Belmarsh, alors qu’il devait encore purger vingt ans. Non content de s’être évadé, il prit immédiatement le premier train pour l’Écosse afin de pouvoir prétendre à la fortune de la famille Moncrieff. Ensuite, il rentra à Londres pour élire résidence dans l’hôtel particulier de sir Nicholas Moncrieff dans les Boltons.

— Mais cela ne s’arrêta pas là, mesdames et messieurs les jurés, Cartwright a ensuite eu l’audace de retirer de l’argent du compte bancaire de sir Nicholas Moncrieff à la banque Coutts dans le Strand. Vous pourriez croire que cela suffisait, mais non. Il s’est ensuite envolé pour Genève pour un rendez-vous avec le président de Coubertin et Compagnie, une banque suisse prestigieuse, à qui il a remis la clé en argent ainsi que le passeport de Moncrieff. Il a ainsi eu accès à une salle des coffres qui contenait la légendaire collection de timbres du défunt grand-père de sir Nicholas Moncrieff, sir Alexander Moncrieff. Qu’a fait Cartwright quand il a mis la main sur cet héritage familial que sir Alexander Moncrieff avait passé plus de soixante-dix ans à constituer ? Il l’a vendu au premier enchérisseur venu, ce qui lui a permis de réaliser un joli bénéfice de vingt-cinq millions de livres.

Sir Matthew arqua un sourcil. Cela ne ressemblait pas à Arnold Pearson de parler de « joli » bénéfice.

— Donc une fois Cartwright devenu multimillionnaire, vous vous demandez ce qu’il allait faire de plus. Il est reparti pour Londres en avion, s’est acheté une BMW dernier cri, a employé un chauffeur et une gouvernante, s’est installé dans les Boltons et a continué à faire croire qu’il était sir Nicholas Moncrieff. Et, mesdames et messieurs les jurés, il en serait encore là aujourd'hui sans le professionnalisme de l’inspecteur chef Fuller, l’homme qui avait arrêté Cartwright pour son délit initial en 1999 et qui sans aucune aide (Sir Matthew nota ses mots) a retrouvé sa trace, l’a arrêté et a fini par le faire traduire en justice. Ce sont, mesdames et messieurs les jurés, les arguments contre l’accusé. Je ferai ultérieurement comparaître un témoin grâce auquel plus aucun doute ne sera possible quant à la culpabilité de l’accusé, Daniel Cartwright, et ce, pour les cinq chefs d’accusation qui lui sont reprochés.

Lorsque Pearson se rassit, sir Matthew regarda son vieil adversaire et se toucha le front comme s’il levait un chapeau invisible :

— Chapeau, dit-il.

— Merci, Matthew, répondit Pearson.

— Messieurs, dit le juge en consultant sa montre, je pense que ce pourrait être le moment opportun de faire une pause pour le déjeuner.

— Veuillez vous lever, cria l’huissier et tous les représentants de la cour se levèrent immédiatement et saluèrent bas. Le juge Hackett leur rendit leur salut et quitta la salle d’audience.

— Pas mal, lança Alex à son père.

— J’en conviens, bien que ce cher vieil Arnold ait fait une erreur. Et il risque de la regretter toute sa vie.

— Laquelle ? demanda Alex.

Sir Matthew fit passer à son fils une feuille sur laquelle il avait noté les mots sans aucune aide.

74

— Il faut que tu parviennes à faire avouer une chose à ce témoin, une seule, dit sir Matthew. Mais il ne faut pas que le juge ou Arnold Pearson comprenne ce que tu as derrière la tête.

— Pas de pression s’il te plaît rétorqua Alex, tout sourire. Le juge Hackett entra dans la salle d’audience et tout le monde se leva.

 

Le juge salua avant de reprendre sa place dans la chaise de cuir rouge à haut dosseret. Il ouvrit son carnet, tourna une nouvelle page et écrivit les mots « premier témoin. » Il hocha la tête en direction de maître Pearson qui se leva et dit :

— J’appelle l’inspecteur chef Fuller.

Alex n’avait pas vu Fuller depuis le procès soit quatre ans plus tôt. Mais il ne risquait pas d’oublier cette confrontation. L’inspecteur s’y était montré plus intelligent que lui. Aujourd’hui il paraissait encore plus confiant qu’à l’époque. Fuller prêta serment sans même jeter un coup d’œil au carton qui lui était tendu.

— Inspecteur chef Fuller, dit Pearson, voudriez-vous commencer par confirmer votre identité à la cour ?

— Je m’appelle Rodney Fuller. Je suis un policier en service à la police de Londres, à Palace Green, Chelsea.

— Puis-je également consigner par écrit que vous êtes le policier qui a arrêté Daniel Cartwright pour son délit précédent, délit pour lequel il a été condamné à une peine de prison ?

— C’est exact, monsieur.

— Comment avez-vous su que Cartwright s’était échappé de la prison de Belmarsh et se faisait passer pour sir Nicholas Moncrieff ?

— Le vingt-trois octobre de l’an passé j’ai reçu un coup de fil d’une source fiable qui m’a dit avoir besoin de me voir pour une affaire urgente.

— Est-il entré dans les détails à cette époque ?

— Non monsieur. Ce n’est pas le genre de monsieur à s’engager au téléphone.

Sir Matthew nota le terme « genre de monsieur », une expression qu’un policier n’emploierait pas en temps normal pour parler d’un voyou. Un deuxième élément important lâché par Fuller à son insu. Il ne s’attendait pas à avoir beaucoup d’informations de ce genre tant qu’Arnold Pearson lançait des off-breaks3 à l’inspecteur chef.

— Vous avez donc convenu de vous rencontrer, reprit Pearson.

— Oui, nous avons convenu de nous rencontrer le lendemain dans un lieu et à une heure de son choix.

— Et quand vous vous êtes retrouvés le lendemain, il vous a informé qu’il avait des informations concernant Daniel Cartwright.

— Oui. Et cela m’a légèrement surpris. Parce que je pensais que Cartwright s’était pendu. L’un de mes hommes avait même assisté à son enterrement.

— Alors comment avez-vous réagi à cette révélation ?

— Je l’ai prise au sérieux. car ce monsieur s’était avéré fiable dans le passé.

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— J’ai posté une équipe de surveillance nuit et jour devant le 12, Boltons et j’ai rapidement découvert que le résident qui prétendait être sir Nicholas Moncrieff présentait en effet une ressemblance frappante avec Cartwright.

— Mais cela ne vous aurait sûrement pas suffi pour que vous interveniez et l’arrêtiez.

— Sûrement pas, répondit l’inspecteur chef. J’avais besoin d’une preuve tangible.

— Et quelle forme cette preuve tangible a-t-elle prise ?

— Le troisième jour de surveillance, le suspect a reçu la visite d’une certaine Mlle Elizabeth Wilson et elle a passé la nuit chez lui.

— Mlle Elizabeth Wilson ?

— Oui, c’est la mère de la fille de Cartwright. Elle lui a rendu régulièrement visite quand il était en prison. J’en ai donc déduit que l’information que l’on m’avait donnée était exacte.

— Et est-ce à ce moment-là que vous avez décidé de l’arrêter ?

— Oui, mais comme je savais que nous avions affaire à un dangereux criminel qui avait déjà fait preuve de violence, j’ai demandé l’aide des unités anti-émeute car je ne voulais prendre aucun risque ni mettre en danger la sécurité du public.

— Tout à fait compréhensible, observa Pearson. Voudriez-vous expliquer à la cour comment vous avez appréhendé ce dangereux criminel ?

— À deux heures du matin, nous avons cerné la maison des Boltons et mis en place une descente de police. En appréhendant M. Cartwright, je l’ai informé de ses droits et arrêté pour l’évasion de l’une des prisons de Sa Majesté. J’ai également inculpé Elizabeth Wilson de complicité. Une autre section de mon équipe a arrêté Albert Crann, qui vivait également sur place. Nous avions en effet des raisons de croire qu’il était complice de Cartwright.

— Et qu’est-il arrivé aux deux personnes arrêtées en même temps ? demanda Pearson.

— Elizabeth Wilson a été mise en liberté conditionnelle ce matin avec un sursis de six mois.

— Et Albert Crann ?

— Il était en liberté conditionnelle à cette époque et a donc été renvoyé à Belmarsh pour terminer sa peine initiale.

— Merci inspecteur chef. Je n’ai plus de questions pour l’heure.

— Merci, maître Pearson, dit le juge. Souhaitez-vous interroger ce témoin, maître Redmayne ?

— Très certainement, monsieur le juge, répondit Alex en se levant.

— Inspecteur chef, vous avez déclaré que c’était un particulier qui vous avait spontanément donné l’information qui vous a permis d’arrêter Daniel Cartwright.

— Oui, c’est exact, en convint Fuller en serrant la rampe de la barre des témoins.

— Ce n’était donc pas, comme mon éminent confrère l’a suggéré, un coup de génie de policier sans aucune aide ?

— Non. Mais comme vous le savez sûrement, maître Redmayne, la police possède un réseau d’informateurs sans lequel la moitié des criminels actuellement en prison seraient dans les rues en train de commettre d’autres crimes.

— Donc ce monsieur, puisque c’est ainsi que avez décrit votre informateur, vous a appelé à votre bureau ? (L’inspecteur chef opina.) Et vous avez décidé de le rencontrer dans un endroit qui vous convenait à tous les deux le lendemain ?

— Oui, répondit Fuller, bien déterminé à ne rien trahir.

— Où cette rencontre a-t-elle eu lieu, inspecteur chef ?

Fuller se tourna vers le juge.

— Je préfèrerais, monsieur le juge, ne pas avoir à identifier le lieu.

— Je comprends, répondit le juge Hackett. Continuez, maître Redmayne.

— Donc, cela ne servirait à rien, inspecteur chef, que vous demander le nom de l’informateur que vous avez rétribué ?

— Il n’a pas été rétribué, protesta Fuller, regrettant ses paroles à la minute où il les prononçait.

— Eh bien, au moins nous savons maintenant qu’il s’agissait d’un professionnel non rétribué.

— Bravo, murmura le père d’Alex, théâtral. Le juge fronça les sourcils.

— Inspecteur chef, combien de policiers avez-vous jugé nécessaire de déployer pour arrêter un homme et une femme au lit à deux heures du matin ? (Fuller hésita.) Combien, inspecteur chef ?

— Quatorze.

— N’était-ce pas plutôt vingt ?

— Si vous comptez l’équipe de renfort, c’était peut-être vingt.

— Ça m’a l’air un peu excessif pour un jeune couple, lança Alex.

— Il aurait pu être armé, objecta Fuller. Je n’étais pas prêt à prendre de risque.

— Était-il en fait armé ? demanda Alex.

— Non, il n’était pas armé…

— Cette confusion a déjà eu lieu… commença Alex.

— Cela suffit, maître Redmayne, dit le juge qui l’interrompit avant qu’il ne puisse finir sa phrase.

— Bien tenté, dit le père d’Alex, suffisamment fort pour que tout le monde l’entende dans la salle.

— Souhaitez-vous apporter votre contribution, sir Matthew ? lança le juge d’un ton cassant.

Le père d’Alex ouvrit les yeux comme si on venait de le tirer d’un profond sommeil. Il se leva lentement de sa place et dit :

— Comme c’est aimable à vous de me le proposer, monsieur le juge. Mais non, pas dans les circonstances actuelles. Peut-être plus tard.

Il s’affala de nouveau à sa place.

D’un seul coup, la tribune réservée à la presse passa à l’action : c’était la première fois que la balle touchait les limites du terrain. Alex se pinça les lèvres de crainte d’éclater de rire. Le juge Hackett eut du mal à se contenir.

— Poursuivez, maître Redmayne, l’intima le juge, mais avant que Alex ne puisse répondre, son père s’était relevé.

— Veuillez m’excuser, monsieur le juge, dit-il doucement, mais à quel Redmayne pensez-vous ?

Cette fois, le jury éclata de rire. Le juge ne se donna pas la peine de répondre, et sir Matthew s’affala de nouveau dans son siège, ferma les yeux et murmura :

— Attaque-le sur ses points faibles, Alex.

— Inspecteur chef, vous avez déclaré à la cour que c’était après avoir vu Mlle Wilson entrer dans la maison que vous avez été convaincu que c’était Daniel Cartwright qui vivait là et non sir Nicholas Moncrieff.

— Oui, c’est exact, répondit Fuller en agrippant toujours la barre des témoins.

— Mais une fois que vous avez mis mon client en garde à vue, inspecteur chef, n’avez-vous pas éprouvé un moment d’inquiétude ? N’avez pas pensé que vous vous étiez peut-être trompé d’homme ?

— Non, maître Redmayne, pas après avoir vu la cicatrice sur…

— Pas après avoir vu la cicatrice sur sa…

— … consulté son ADN sur l’ordinateur de la police, se reprit l’inspecteur chef.

— Assieds-toi, chuchota le père d’Alex. Tu as exactement ce qu’il te faut et Hackett n’aura pas relevé l’importance de la cicatrice.

— Merci inspecteur chef. Plus de questions, monsieur le juge.

— Souhaitez-vous contre-interroger ce témoin, maître Pearson ? demanda le juge Hackett.

— Non merci, monsieur le juge, dit Pearson qui notait les mots « Pas après avoir vu la cicatrice sur sa… » et essayait de comprendre leur importance.

— Merci, inspecteur chef, dit le juge. Vous pouvez vous retirer.

Alex se pencha vers son père alors que l’inspecteur chef sortait de la salle d’audience et murmura :

— Mais je n’ai pas réussi à lui faire avouer que le « professionnel » en question était Craig.

— Cet homme ne donnera jamais le nom de son contact, mais tu as tout de même réussi à le piéger deux fois. Et n’oublie pas, il y a un autre témoin qui sait qui a dénoncé Danny à la police. Et il ne se sentira sûrement pas à l’aise dans une salle d’audience : tu devrais pouvoir le coincer bien avant que Hackett ne devine ton véritable objectif. N’oublie pas que nous ne pouvons pas nous permettre de refaire la même erreur que celle que nous avons commise avec le juge Brown et cette cassette qui n’a jamais été écoutée.

Alex opina. Le juge Hackett regarda du côté de la défense.

— C’est peut-être le moment de faire une pause.

— Veuillez vous lever.

75

Arnold Pearson était en pleine conversation avec son assistant quand le juge Hackett dit à voix haute :

— Êtes-vous prêt à appeler votre témoin suivant, maître Pearson ?

Pearson se leva.

— Oui monsieur le juge. J’appelle sir Hugo Moncrieff.

Alex observa soigneusement sir Hugo quand il entra dans la salle d’audience. Ne jamais juger un témoin d’avance, lui avait appris son père, mais Hugo était clairement nerveux. Il sortit un mouchoir de sa poche et s’épongea le front bien avant d’être arrivé à la barre.

L’huissier guida sir Hugo jusqu’à la barre des témoins et lui donna une Bible. Il lut le serment sur le carton que l’on plaça devant lui, puis leva les yeux en direction de la tribune, cherchant du regard la personne qu’il aurait bien voulu voir témoigner à sa place. Maître Pearson le gratifia d’un sourire chaleureux quand il baissa les yeux.

— Sir Hugo, pourriez-vous pour information nous donner votre nom et votre adresse ?

— Sir Hugo Moncrieff, Manor House, Dunbroath, en Écosse.

— Permettez-moi de commencer, sir Hugo, par vous demander quand vous avez vu votre neveu Nicholas Moncrieff pour la dernière fois ?

— Le jour où nous avons tous les deux assisté aux funérailles de son père.

— Et avez-vous eu l’opportunité de lui parler en cette triste occasion ?

— Malheureusement non. Il était accompagné de deux gardiens de prison qui ont dit que nous ne devions avoir aucun contact avec lui.

— Quel genre de relations entreteniez-vous avec votre neveu ? demanda Pearson.

— Cordiales. Nous aimions tous Nick. Dans la famille il était vu comme un chic type, qui n’avait pas eu de chance.

— Il n’y avait donc pas de rancune quand votre frère et vous avez appris qu’il avait hérité du gros de la fortune de votre père ?

— Certainement pas. Nick aurait automatiquement hérité du titre à la mort de son père, et avec, de la fortune de la famille.

— Cela a donc dû être un choc terrible pour vous de découvrir qu’il s’était pendu en prison, et qu'un imposteur avait pris sa place.

Hugo baissa la tête un moment puis dit :

— Ça a été un coup dur pour ma femme Margaret et moi-même, mais grâce au professionnalisme de la police et au soutien constant des amis et de la famille, nous nous y faisons tout doucement.

« Sur le bout des doigts » chuchota sir Matthew.

— Pouvez-vous confirmer, sir Hugo, que le Garter King Of Arms a établi votre droit au titre de la famille ? demanda maître Pearson, ignorant la remarque de sir Matthew.

— Oui, maître Pearson. Les lettres patentes m’ont été envoyées il y a quelques semaines.

— Pouvez-vous également confirmer que la propriété en Écosse, ainsi que la maison de Londres et les comptes bancaires à Londres et en Suisse sont de nouveau aux mains de la famille ?

— J’ai peur que non, maître Pearson.

— Et pourquoi donc ? demanda le juge Hackett.

Sir Hugo semblait légèrement nerveux. Il se tourna vers le juge.

— C’est la politique des deux banques concernées de ne pas reconnaître de propriété tant qu’une affaire est en cours, monsieur le juge. Elles m’ont assuré que le transfert légal serait fait vers la partie légitime dès que cette affaire sera conclue, et que le jury aura rendu son verdict.

— N’ayez crainte, dit le juge en le gratifiant d’un sourire chaleureux. Votre longue épreuve touche à sa fin.

Sir Matthew se leva aussitôt.

— Veuillez m’excuser de vous interrompre, monsieur le juge, mais la réponse que vous venez de donner à ce témoin implique-t-elle que vous avez déjà pris une décision dans cette affaire ? demanda-t-il avec un sourire.

Le juge eut l’air gêné.

— Non, bien sûr que non, sir Matthew. J’énonçais simplement que, quelle que soit l’issue de ce procès, la longue attente de sir Hugo touche à sa fin.

— Je vous remercie infiniment, monsieur le juge. C’est un grand soulagement d’apprendre que vous n’avez pas encore pris votre décision avant que la défense n’ait eut l’opportunité de présenter sa plaidoirie.

Il se rassit.

Pearson foudroya sir Matthew du regard, mais les yeux du vieil homme étaient déjà fermés. Se retournant vers le témoin, il dit :

— Je suis désolé, sir Hugo, que vous ayez dû subir une épreuve aussi désagréable. Il est important que le jury comprenne quels ravages et quelle détresse le défendant, Daniel Cartwright, a causé à votre famille. Comme monsieur le juge l’a clairement exprimé, cette épreuve touche à sa fin.

— Je n’en suis pas si sûr, rétorqua sir Matthew.

Pearson ignora l’interruption.

— Plus de questions, monsieur le juge, dit-il avant de se rasseoir.

— Le moindre mot a été répété murmura sir Matthew, les yeux toujours fermés. Conduis ce damné sur un long chemin enténébré et quand il s’y attendra le moins, enfonce un couteau dans son cœur. Je te le promets, Alex, aucun sang ne coulera, ni bleu, ni rouge.

— Maître Redmayne, veuillez m’excuser si je vous dérange, dit le juge, mais avez-vous l'intention de contre-interroger le témoin ?

— Oui, monsieur le juge.

— Ménage-toi, mon garçon. N’oublie pas que c’est lui qui veut en finir, murmura sir Matthew en s’affalant de nouveau sur sa chaise.

— Sir Hugo, commença Alex, vous avez déclaré à la cour que vous entreteniez avec votre neveu, sir Nicholas Moncrieff, des relations – cordiales, est le terme que vous avez employé, je crois. Et que vous lui auriez parlé à l'enterrement de votre père si les gardiens de prison ne vous l’avaient pas interdit.

— Oui, c’est exact, confirma Hugo.

— Permettez-moi de vous demander, quand avez-vous appris que votre neveu était mort et ne vivait pas, comme vous l’aviez cru, chez lui dans les Boltons ?

— Quelques jours avant que Cartwright ait été arrêté, répondit Hugo.

— C’était donc un an et demi après les funérailles au cours desquelles vous n’aviez pas pu avoir le moindre contact avec votre neveu ?

— Oui, si vous le dîtes.

— Dans ce cas, je suis dans l’obligation de vous demander, sir Hugo, combien de fois au cours de ces dix-huit mois, votre neveu et vous qui étiez si proches vous êtes-vous rencontrés ou parlés au téléphone ?

— Mais justement, ce n’était pas Nick, dit Hugo, content de lui.

— Non ce n’était pas Nick, acquiesça Alex. Mais vous venez de déclarer à la cour que vous n’en aviez pris conscience qu’au bout de dix-huit mois.

Hugo leva les yeux vers la tribune, cherchant l’inspiration. Cette question, Margaret ne l’avait prévue. Elle n’avait pas pu lui dire comment répondre.

— Eh bien, nous avions tous les deux des vies bien remplies, répondit-il, tâchant de se rattraper. Il vivait à Londres et je passe le plus clair de mon temps en Écosse.

— À ce que je sais, le téléphone est arrivé jusqu’en Écosse, lança Alex.

Des éclats de rire résonnèrent de part et d’autre de la cour.

— C’est un Écossais qui a inventé le téléphone, répliqua Hugo d’un ton sarcastique.

— Raison de plus pour en décrocher un, rétorqua Alex.

— Qu’insinuez-vous ? fit Hugo.

— Je n’insinue rien, répondit Alex. Mais pouvez-vous nier que quand vous avez tous les deux assisté à une vente aux enchères de timbres chez à Sotheby’s à Londres en septembre 2002 et passé quelques jours à Genève dans le même hôtel que l’homme que vous pensiez être votre neveu, vous n’avez pas du tout été tenté de lui parler ?

— Il aurait pu me parler, répliqua Hugo, levant la voix. C’est valable dans les deux sens, vous savez.

— Peut-être que mon client ne souhaitait pas vous parler car il ne savait que trop bien quel genre de rapport vous entreteniez avec votre neveu. Peut-être savait-il aussi que vous ne lui aviez ni parlé ni écrit une seule fois au cours des dix dernières années. Peut-être savait-il que votre neveu vous détestait et que votre propre père – son grand-père – vous avait retiré de son testament ?

— Je constate que vous êtes déterminé à croire la parole d’un criminel avant celle d’un membre de la famille.

— Non, sir Hugo, j’ai appris tout cela d’un membre de la famille.

— Qui ? demanda Hugo d’un air de défi.

— Votre neveu, sir Nicholas Moncrieff, répondit Alex.

— Mais vous ne l’avez pas connu !

— Non, c’est vrai, reconnut Alex. Mais quand il était en prison, où vous ne lui avez pas rendu visite une seule fois ni écrit une seule lettre en quatre ans, il tenait un journal intime qui s’est avéré des plus éloquents.

Pearson se leva d’un bond.

— Monsieur le juge, je proteste ! Ces journaux auxquels mon éminent confrère fait référence ne furent déposés auprès du jury qu’il y a une semaine et, bien que mon assistant se soit vaillamment démené pour les parcourir ligne après ligne, ils comportent plus de mille pages !

— Monsieur le juge, dit Alex, mon assistant a lu chacun des mots que contiennent ces journaux et, dans le souci d’aider la cour, il a souligné tous les passages que nous souhaiterions ultérieurement porter à l’attention du jury. Il n’y a pas le moindre doute sur le fait qu’ils sont recevables.

— Ils ont beau être recevables, dit le juge Hackett, je ne pense pas qu’ils soient le moins du monde en rapport avec notre affaire. Ce n’est pas du procès de sir Hugo qu’il s’agit, et ses rapports avec son neveu ne sont pas au cœur de cette affaire, je vous suggère donc de poursuivre, maître Redmayne.

Sir Matthew tira sur la robe de son fils.

— Pourrais-je toucher un mot en privé à mon assistant ?

demanda Alex.

— Si vous n’avez d’autre choix, répondit le juge Hackett toujours piqué au vif par son dernier affrontement avec sir Matthew. Mais faites vite.

Alex s’assit.

— Tu as été on ne peut plus clair, mon garçon, dit sir Matthew à voix basse. Maintenant, Il vaudrait mieux garder les éléments les plus importants pour le témoin suivant. De plus, le vieux Hackett se demande s’il n’est pas en train de nous donner assez de munitions pour exiger une révision de procès. Il ne tient pas à nous laisser cette opportunité. C’est sa dernière apparition devant le tribunal de grande instance avant sa retraite. Il ne voudra évidemment pas que ce qu’on garde de lui soit la retentissante révision d’un procès. Donc quand tu reprendras, dis que tu acceptes le jugement, mais que comme tu auras peut-être besoin de te référer ultérieurement à certains passages du journal, tu espères que ton éminent confrère trouvera le temps d’examiner les quelques entrées que ton associé a soulignées pour lui.

Alex se leva et dit :

— J’accepte sans conteste le jugement de votre honneur, mais comme j’aurais peut-être besoin de me référer ultérieurement à certains passages du journal, il me reste à espérer que mon éminent confrère trouvera le temps de lire les quelques lignes que j’ai annotées pour lui.

Sir Matthew sourit. Le juge se rembrunit et sir Hugo eut l’air perplexe.

Alex reporta son attention sur le témoin, qui s’essuyait désormais le front en permanence.

— Sir Hugo, puis-je confirmer que le souhait de votre père était, comme clairement énoncé dans son testament, que la propriété de Dunbroath revienne au National Trust for Scotland ? Qu’il désirait également qu’une somme d’argent suffisante soit mise de côté pour son entretien.

— C’était ce que j’ai cru comprendre, acquiesça Hugo.

— Alors pouvez-vous également confirmer que Daniel Cartwright a respecté ses souhaits et que la propriété se trouve désormais entre les mains du National Trust for Scotland ?

— Oui, je suis en mesure de le confirmer, répondit Hugo, bien qu'à contrecœur.

— Avez-vous récemment trouvé le temps de visiter le numéro 12 aux Boltons pour voir dans quel état se trouvait la propriété ?

— Oui, je l’ai fait. Je n’ai pas vu de grosse différence par rapport à l’état dans lequel elle se trouvait avant.

— Sir Hugo, souhaitez-vous que j’appelle la gouvernante de M. Cartwright pour qu’elle puisse raconter à la cour en détail dans quel état elle a trouvé la maison quand elle a été embauchée ?

— Ça ne sera pas nécessaire, répondit Hugo. Elle avait peut-être été négligée, mais comme je l’ai déjà clairement expliqué, je passe la plupart du temps en Écosse et je ne me rends que rarement à Londres.

— À supposer que ce soit le cas, sir Hugo, passons au compte en banque de votre neveu à la banque Coutts dans le Strand. Pouvez-vous dire à la cour quelle somme se trouvait sur ce compte au moment de sa mort tragique ?

— Comment pourrais-je le savoir ? demanda Hugo sèchement.

— Alors permettez-moi de vous éclairer, sir Hugo, dit Alex en sortant un relevé bancaire d’un dossier. À peine plus de sept mille livres.

— Mais ce qui compte c’est sûrement ce qui se trouve sur ce compte à l’heure actuelle ? rétorqua Hugo d’un air de défi.

— Je ne pourrais être plus d’accord avec vous, répondit Alex en sortant un deuxième relevé bancaire. En clôture aujourd'hui, le compte était créditeur d’un peu plus de quarante-deux mille livres. (Hugo ne cessait de jeter des coups d’œil à la tribune tout en essuyant son front.) Ensuite il nous faut examiner la collection de timbres que votre père, sir Alexander, a laissée à son petit-fils sir Nicholas.

— Cartwright l’a vendue dans mon dos.

— Permettez-moi de suggérer, sir Hugo, qu’il l’a vendue juste sous votre nez.

— Je n’aurais jamais accepté de me séparer de quelque chose que la famille a toujours considéré comme un héritage inestimable.

— Prenez un peu de temps pour réfléchir à votre déclaration sir Hugo. Je suis en possession d’un document légal établi par votre avocat, maître Desmond Galbraith, stipulant que vous consentez à vendre la collection de timbres de votre père pour cinquante millions de dollars à un certain M. Gene Hunsacker d’Austin, Texas.

— Même si cela était vrai, répliqua Hugo, je n’en ai jamais vu le moindre penny parce que c’est Cartwright qui a fini par vendre la collection à Hunsacker.

— Il l’a fait en effet, acquiesça Alex, pour un montant de cinquante-sept millions de dollars et demi, sept millions et demi de plus que ce que vous aviez réussi à négocier.

— Où voulez-vous en venir, maître Redmayne ? demanda le juge. Même si votre client a bien su gérer l’héritage Moncrieff, il l’a tout de même volé en intégralité. Essayez-vous d’insinuer que son intention a toujours été de rendre la fortune à ses propriétaires légitimes ?

— Non, monsieur le juge. En revanche, j’essaie de prouver que Danny Cartwright n’est peut-être pas le méchant bandit pour lequel que l’accusation voudrait le faire passer. En effet, grâce à son intendance, sir Hugo récupère une somme bien plus élevée que celle qu’il aurait pu espérer.

Sir Matthew récita une prière en silence.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria sir Hugo. La somme sera beaucoup moins élevée !

Les yeux de sir Matthew s’ouvrirent et il s’assit bien droit.

— Il y a un Dieu au paradis, murmura-t-il. Bien joué, mon garçon.

— Je suis complètement perdu, dit le juge Hackett. S’il y a sept millions et demi de dollars de plus sur le compte que ce que vous aviez prévu, sir Hugo, comment est-il possible que la somme soit moins élevée ?

— Parce que j’ai signé un contrat légal avec un tiers qui acceptait de révéler des informations sur ce qui s’était passé avec mon neveu à la condition que j’accepte de me défaire de vingt-cinq pour cent de mon héritage.

— Rassieds-toi, ne dis rien, murmura sir Matthew.

Le juge rappela le public à l’ordre. Alex ne posa pas d’autre question tant que le silence n’était pas revenu.

— Quand avez-vous signé cet accord, sir Hugo ?

Hugo sortit un petit journal d’une poche intérieure et le feuilleta jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait.

— Le vingt-deux octobre, de l’an dernier, dit-il.

Alex consulta ses notes.

— La veille du jour où un certain monsieur a contacté l’inspecteur chef Fuller pour prendre rendez-vous dans un lieu indéterminé.

— Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, fit Hugo.

— Bien sûr que non, railla Alex. Vous n’aviez aucun moyen de savoir ce qui se tramait dans votre dos. À présent, sir Hugo, pourriez vous nous dire quelle sont les informations que ce monsieur vous a livrées en échange de quelques millions de livres prélevés sur la fortune familiale, à condition qu’elle vous soit restituée.

— Il m’a dit que mon neveu était mort depuis plus d’un an et que sa place avait été usurpée par l’homme assis à la barre.

— Et comment avez-vous réagi à cette incroyable nouvelle ?

— Au début je ne l’ai pas cru, répondit Hugo, mais ensuite, quand il m’a montré plusieurs photos de Cartwright et Nick, j’ai dû reconnaître qu’il y avait une certaine ressemblance.

— J’ai du mal à croire, sir Hugo, que c’était une preuve suffisante pour qu’un homme aussi rusé que vous accepte de se défaire de vingt-cinq pour cent de la fortune de la famille ?

— Non, ça ne suffisait pas. Il m’a aussi fourni plusieurs autres photos pour étayer ses dires.

— Plusieurs autres photos ? demanda Alex plein d’espoir.

— Oui, sur l’une d’elles, on voyait la jambe gauche de l’accusé, et la cicatrice au-dessus du genou, qui prouvait que c’était Cartwright, et non mon neveu.

— Reste calme, murmura sir Matthew, reste calme.

 

— Vous nous avez déclaré, sir Hugo, que la personne qui demandait vingt-cinq pour cent de ce qui vous revenait légitimement en échange de cette information était un professionnel.

— Oui, absolument.

— Peut-être le moment est-il venu, sir Hugo, que vous donniez le nom de ce professionnel.

— Je ne peux pas le faire, répondit Hugo.

Une fois de plus, Alex dut attendre que le juge rappelle la cour à l’ordre avant de poser sa prochaine question.

— Pourquoi pas ? demanda le juge.

— Laisse Hackett se débrouiller avec ça, murmura sir Matthew. Prie simplement pour qu’il ne devine pas tout seul qui est ce professionnel.

— Parce que l’un des clauses du contrat, expliqua Hugo en s’épongeant le front, stipulait qu’en aucune circonstance je ne devrais révéler son nom.

Le juge Hackett posa son stylo sur son bureau.

— Maintenant, écoutez-moi sir Hugo, et écoutez-moi bien. Si vous ne voulez pas vous retrouver accusé d’outrage à la cour et passer une nuit en cellule pour vous aider à vous rafraîchir la mémoire, je suggère que vous répondiez à la question de maître Redmayne et que vous donniez le nom de ce professionnel qui a exigé vingt-cinq pour cent de votre fortune avant de vous révéler que l’accusé était un imposteur. Suis-je clair ?

Hugo se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter. Il regarda le public d’un air interrogateur et vit Margaret hocher la tête en signe d’assentiment. Il se tourna vers le juge et dit :

— Maître Spencer Craig, avocat de la Couronne.

Un incroyable brouhaha s’empara soudain de la salle d’audience.

*

— Tu peux te rasseoir, mon garçon, dit sir Matthew. Je pense que du côté de chez Danny on appelle ça un « double coup dur. » À présent, notre juge estimé n’a d’autre choix que de t’autoriser à citer Spencer Craig à comparaître. Sauf si, naturellement, il demande une révision de procès.

Sir Matthew jeta un coup d’œil de l’autre côté pour voir Arnold Pearson regarder son fils. Il enlevait un chapeau imaginaire.

— Chapeau, Alex, dit-il.

76

— D’après toi, comment Munro va-t-il s’en sortir face à Pearson ? demanda Alex.

— Un taureau vieillissant contre un matador vieillissant, répondit sir Matthew. L’expérience et l’habileté pures se révéleront bien plus importantes que l’attaque. Je parierai donc sur Munro.

— Alors quand dois-je montrer le chiffon rouge à ce taureau ?

— Jamais, répondit sir Matthew. Tu laisses ce plaisir au matador. Pearson sera incapable de résister à ce défi, et l’impact sera bien plus fort, si ça vient de l’accusation.

— Veuillez vous lever, annonça l’huissier.

Quand tout le monde se fut rassis, le juge s’adressa aux jurés.

— Bonjour, mesdames et messieurs les jurés. Hier vous avez entendu maître Pearson présenter les arguments de l’accusation, et aujourd’hui la défense aura l’opportunité de présenter les siens. Après avoir consulté les deux parties, je vous invite à écarter l’une des charges, celle qui consistait à considérer que le défendant a tenté de voler la propriété de la famille Moncrieff en Écosse. Sir Hugo Moncrieff a confirmé que ce n’était pas le cas et que, conformément aux désirs de son père, sir Alexander, la propriété a été reprise par le National Trust for Scotland. Toutefois, le défendant se retrouve encore face à quatre accusations sérieuses que vous et vous seul avez la responsabilité de juger.

Il adressa un sourire bienveillant aux jurés avant de regarder Alex.

— Maître Redmayne, veuillez appeler votre premier témoin, dit-il d’un ton bien plus respectueux que celui qu’il avait employé la veille.

— Merci, monsieur le juge, répondit Alex en se levant. J’appelle maître Fraser Munro.

La première chose que Munro fit en entrant dans la salle d’audience fut de sourire à Danny à la barre. Il lui avait rendu visite à Belmarsh à cinq reprises au cours des six derniers mois, et Danny savait qu’il avait aussi assisté à plusieurs consultations avec Alex et sir Matthew.

Une fois de plus, aucune facture pour services rendus n’avait été présentée. Tous les comptes bancaires de Danny avaient été immobilisés, de fait il ne lui restait plus que les douze livres hebdomadaires de son salaire de bibliothécaire de prison qui n’auraient même pas couvert la course en taxi de maître Munro du Caledonian Club à l’Old Bailey.

L’avocat se présenta à la barre des témoins. Il portait une queue de pie et un pantalon noir à fines rayures, une chemise blanche au col cassé, et une cravate de soie noire. Il ressemblait plus à l’une des personnes du Palais qu’à un témoin. Il émanait de lui une autorité naturelle qui avait dû influencer plus d’un jury écossais. Il salua la juge d’un léger signe de tête avant de prêter serment.

— Veuillez donner votre nom et votre adresse pour mémoire, s’il vous plaît, demanda Alex.

— Je m’appelle Fraser Munro et j’habite au 49 Argyll Street, Dunbroath, en Écosse.

— Et votre profession ?

— Je suis avocat au tribunal de grande instance d’Écosse.

— Puis-je confirmer que vous avez été président du conseil de l’ordre des avocats écossais ?

— Oui, monsieur.

C’était quelque chose que Danny ne savait pas.

— Et vous êtes citoyen d’honneur de la ville d’Édimbourg ?

— J’ai cet honneur, monsieur.

Autre chose que Danny ignorait.

— Pourriez-vous expliquer à la cour, maître Munro, quelles sont vos relations avec l’accusé ?

— Certainement, maître Redmayne. J’ai eu le privilège, comme mon père avant moi, de représenter sir Alexander Moncrieff, le premier détenteur du titre de baronnet.

— Représentiez-vous également sir Nicholas Moncrieff ?

— Oui monsieur.

— Et avez-vous géré ses affaires quand il était à l’armée et plus tard quand il était en prison ?

— Oui. Il me téléphonait de temps en temps quand il était en prison, mais le gros de notre travail s’effectuait par le biais d’une très abondante correspondance.

— Et avez-vous rendu visite à sir Nicholas quand il était en prison ?

— Non. Sir Nicholas m’avait explicitement demandé de ne pas le faire, j’ai donc respecté ce souhait.

— Quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

— Je l’ai connu enfant, en Écosse. Lorsqu’il est venu à Dunbroath pour les funérailles de son père, je ne l’avais pas vu depuis douze ans.

— Avez-vous pu lui parler à cette occasion ?

— Très certainement. Les deux gardiens de prison qui étaient en service n’auraient pu être plus prévenants. Ils m’ont autorisé à passer une heure avec sir Nicholas en privé.

— Et votre rencontre suivante a eu lieu sept ou huit semaines plus tard, quand il est venu en Écosse juste après avoir été libéré de la prison de Belmarsh.

— C’est exact.

— Aviez-vous une raison de croire que la personne qui vous a rendu visite à cette occasion n’était pas sir Nicholas Moncrieff ?

— Non monsieur. Je ne l’avais vu qu’une heure au cours des douze dernières années, et l’homme qui est entré dans mon bureau ressemblait non seulement à sir Nicholas, mais il portait les mêmes vêtements. Il était également en possession de toute la correspondance que nous avions échangée au fil des années et il portait une bague en or arborant les armoiries de la famille ainsi qu’une chaîne en argent et une clé que son grand-père m’avait montrées plusieurs années auparavant.

— Il était donc, indubitablement, sir Nicholas Moncrieff ?

— A l’œil nu, oui, monsieur.

— En repensant à cette époque, avec le recul, avez-vous jamais soupçonné que l’homme que vous croyiez être sir Nicholas Moncrieff était en réalité un imposteur ?

— Non. À tous les égards, il a fait preuve de charme et de courtoisie, ce qui est rare chez un homme si jeune. En vérité, il me faisait plus penser à son grand-père que n’importe quel autre membre de la famille.

— Alors comment avez-vous appris que votre client n’était, en réalité, pas sir Nicholas Moncrieff mais Danny Cartwright ?

— Après qu’il s’est fait arrêter et accuser des délits qui font l’objet du présent procès.

— Puis-je confirmer pour mémoire, maître Munro, que depuis ce jour la responsabilité de la fortune Moncrieff est retournée sous votre intendance ?

— C’est exact, maître Redmayne. Toutefois je dois avouer que je n’ai pas géré les affaires quotidiennes avec le flair dont Danny Cartwright a toujours fait preuve.

— Serait-il juste d’affirmer que la fortune se trouve dans une position financière meilleure aujourd’hui qu’il y a quelques années ?

— Sans conteste. Toutefois le fonds en fidéicommis n’est pas parvenu à suivre la même croissance depuis que M. Cartwright a été renvoyé en prison.

— J’ose espérer, l’interrompit le juge, que vous n’insinuez pas, maître Munro, que cela diminue l’importance des charges contre l’accusé ?

— Non, monsieur le juge. Mais j’ai découvert avec le temps qu’il y a peu de choses qui sont soit blanches soit noires. Je peux mieux le résumer, monsieur le juge, en disant que c’était un honneur d’avoir servi sir Nicholas Moncrieff et que ça a été un privilège de travailler avec M. Danny Cartwright. Tous deux sont des chênes, même s’ils ont été plantés dans des forêts différentes. Mais encore une fois, monsieur le juge, nous souffrons tous, bien que différemment, d’être prisonniers de notre naissance.

Sir Matthew ouvrit les yeux et regarda Munro avec attention. Il regrettait de ne pas l’avoir connu plus tôt.

— Le jury aura nécessairement constaté, maître Munro, poursuivit Alex, que vous conservez le plus grand respect et la plus grande admiration pour M. Cartwright. Mais en ayant cela à l’esprit, il risque d’avoir du mal à comprendre comment le même homme s’est retrouvé mêlé à une aussi vile supercherie.

— Je n’ai cessé de réfléchir à cette question au cours des six derniers mois, maître Redmayne, et je suis arrivé à la conclusion que son seul et unique objectif avait dû être de combattre une injustice bien plus grosse qui avait été…

— M. Munro, l’interrompit le juge d’un ton sévère. Comme vous n’êtes pas sans le savoir, ce n’est ni le moment ni l’endroit pour exprimer vos opinions personnelles.

— Je vous suis reconnaissant, M. le juge, de vos conseils, répondit Munro, mais j’ai juré de dire toute la vérité, et je présume que vous ne souhaiteriez pas qu’il en soit autrement ?

— Non monsieur, répondit le juge d’un ton cassant, mais je répète que ce n’est pas l’endroit adéquat pour exprimer de telles opinions.

— Monsieur le juge, si un homme ne peut pas exprimer ses opinions en cour d’assises, peut-être pourriez-vous me dire où il serait libre d’énoncer ce qu’il croit être la vérité ?

Une salve d’applaudissements parcourut la tribune du public.

— Je crois que le moment est venu de poursuivre, maître Redmayne, lança le juge Hackett.

— Je n’ai plus de questions pour ce témoin, monsieur le juge, dit Alex.

Le juge eut l’air soulagé.

Quand Alex se rassit, sir Matthew se pencha et murmura :

— En réalité, je suis légèrement désolé pour ce cher Arnold. Il doit être déchiré entre l’envie de s’attaquer à ce géant au risque de se faire humilier, ou de l’éviter complètement et de laisser le jury avec une impression dont ils se souviendront longtemps.

Maître Munro ne cilla pas en voyant Pearson en pleine conversation avec son assistant. Ils semblaient tous deux aussi perplexes.

— Je ne voudrais pas vous presser, maître Pearson, dit le juge, mais avez-vous l’intention de contre-interroger ce témoin ?

Pearson se leva encore plus lentement qu’à l’accoutumée. Il ne tira pas sur le revers de sa robe et ne toucha pas sa perruque. Il jeta un œil à la liste de questions qu’il avait passé le week-end à rédiger, et changea d’avis.

— Oui, monsieur le juge, mais je ne retiendrai pas le témoin très longtemps.

— Mais suffisamment longtemps, j’espère, murmura sir Matthew.

Pearson ignora son commentaire et dit :

— J’ai bien du mal à comprendre, maître Munro, comment un homme aussi perspicace et expérimenté que vous n’a pas soupçonné un seul instant que son client était un imposteur.

Munro tapa des doigts sur son côté de la barre des témoins et attendit le plus longtemps possible avant de répondre :

— C’est facile à expliquer, maître Pearson, finit-il par dire. Danny Cartwright a été plausible à tout moment. En deux ans, il n’a baissé sa garde qu’une fois.

— Et quand était-ce ? s'enquit Pearson.

— Quand nous discutions de la collection de timbres de son grand-père et que j’ai dû lui rappeler qu’il avait assisté au vernissage de cette collection à la Smithsonian Institution à Washington DC. J’ai été étonné qu’il n’ait pas l’air de se rappeler cette occasion. J’ai trouvé cela étrange dans la mesure où il était le seul membre de la famille Moncrieff à avoir reçu une invitation.

— L’avez-vous questionné à ce sujet ?

— Non, cela ne me semblait pas opportun à ce moment-là.

— Mais si, l’espace d’un instant, vous avez pu penser que cet homme n’était pas sir Nicholas, dit Pearson en désignant Danny du doigt, il était assurément de votre responsabilité d’approfondir la question ?

— Je n’ai pas eu ce sentiment à l’époque.

— Mais cet homme commettait une imposture extravagante sur le dos de la famille Moncrieff. Et vous vous en êtes fait le complice.

— Je n’ai pas vu les choses de cette façon.

— Mais en tant que gardien de la fortune Moncrieff, il était assurément de votre devoir de montrer que Cartwright était un imposteur.

— Non, je n’ai pas considéré que c’était mon devoir, répondit calmement Munro.

— Cela ne vous a-t-il pas inquiété, maître Munro, que cet homme ait élu résidence dans l’hôtel particulier londonien des Moncrieff alors qu’il n’avait pas le droit de le faire ?

— Non, cela ne m’a pas inquiété.

— L’idée que cet étranger détienne le contrôle de la fortune Moncrieff que vous avez si jalousement gardée au nom de la famille pendant des années ne vous a-t-elle pas consterné ?

— Non, monsieur, cette idée ne m’a pas consterné.

— Mais ultérieurement, quand votre client s’est fait arrêter pour des délits, dont la fraude et le vol, n’avez-vous pas eu le sentiment d’avoir fait preuve de négligence dans l’exécution de votre devoir ?

— Je vous demanderai de ne pas me suggérer quand je dois me sentir négligent ou non dans l’exécution de mon devoir, maître Pearson.

Sir Matthew ouvrit un œil. Le juge gardait la tête baissée.

— Mais cet homme a volé l’argenterie de la famille, pour citer un autre Écossais, et vous n’avez rien fait pour l’en empêcher, lança Pearson qui haussait la voix à chaque mot qu’il prononçait.

— Non monsieur, il n’a pas volé l’argenterie de la famille et je suis sûr et certain que M. Harold Macmillan aurait été d’accord avec moi sur ce point. La seule chose que Danny Cartwright a volée, maître Pearson, c’est le nom de famille.

— Vous pourrez sûrement expliquer cela à la cour, dit le juge. Votre position semble soulever une question morale.

Maître Munro se tourna vers le juge, conscient qu’il avait gagné l’attention générale, y compris celle du policier à la porte.

— Que votre honneur ne se tracasse pas avec un dilemme moral, parce que seules les subtilités légales de cette affaire m’intéressaient.

— Les subtilités légales ? fit le juge Hackett, qui marchait sur des œufs.

— Oui, monsieur le juge. M. Danny Cartwright était le seul héritier de la fortune Moncrieff, j’ai donc été incapable de trouver quelle loi, si tant est qu’il y en eut une, il enfreignait.

Le juge se cala dans son siège, ravi de laisser Pearson s’enfoncer seul dans le bourbier Munro.

— Pouvez-vous expliquer à la cour, maître Munro, demanda Pearson dans un murmure, ce que vous entendez par cela ?

— C’est très simple en réalité, maître Pearson. Feu sir Nicholas Moncrieff a rédigé un testament dans lequel il laissait tout à Daniel Arthur Cartwright, 26 Bacon Road, London E 3, à la seule exception d’une annuité de dix mille livres qu’il léguait à son ancien chauffeur, M. Albert Crann.

Sir Matthew ouvrit son autre œil, sans trop savoir s’il devait se concentrer sur Munro ou sur Pearson.

— Et l’on a correctement exécuté et attesté l’authenticité de ce testament ? demanda Pearson qui recherchait désespérément une échappatoire.

— Sir Nicholas l’a signé dans mon bureau l’après-midi des funérailles de son père. Conscient de la gravité de la situation et de ma responsabilité en tant que gardien légal de la fortune familiale – comme vous avez tant tenu à le faire remarquer, maître Pearson – j’ai demandé au gardien chef, M. Ray Pascoe et au gardien chef M. Alan Jenkins d’attester l’authenticité de la signature de sir Nicholas en présence d’un autre associé du cabinet. (Munro se tourna vers le juge.) Je suis en possession du document original, monsieur le juge, au cas où vous souhaiteriez l’examiner.

— Non, merci maître Munro. Je vous crois bien volontiers, répondit le juge.

Pearson s’effondra sur le banc, oubliant même de dire : « Plus de question, monsieur le juge. »

— Souhaitez-vous réinterroger ce témoin, maître Redmayne ? s’enquit le juge.

— Juste une question, votre honneur, dit Alex. Maître Munro, sir Nicholas Moncrieff a-t-il laissé quelque chose à son oncle, Hugo Moncrieff ?

— Non, dit Munro. Pas un clou.

Une vague de murmures étouffés remplit la salle d’audience quand maître Munro quitta la barre des témoins, traversa le tribunal et alla serrer la main de l’accusé.

— Monsieur le juge, je me demandais si je pouvais m’adresser à vous sur un point de droit, s’enquit Alex une fois que Munro eut quitté la salle d’audience.

— Bien sûr, maître Redmayne, mais d’abord je vais devoir libérer le jury. Mesdames et messieurs les jurés, comme vous venez de l’entendre, l’avocat de la défense a demandé à discuter d’un point de droit avec moi. Cela n’a peut-être aucun rapport avec l’affaire, mais, au cas où, je vous en informerai brièvement à votre retour.

Alex leva les yeux sur la tribune du public bondée. Son regard se posa sur une jeune femme séduisante qu’il avait remarquée, assise au premier rang tous les jours depuis le début du procès. Il avait l’intention de demander qui c’était à Danny.

Quelques instants plus tard, l’huissier s’approcha du juge et dit :

— La cour a été évacuée, monsieur le juge.

— Merci, M. Hepple, dit le juge. Que puis-je faire pour vous, maître Redmayne ?

— M. le juge, suite au témoignage de l’estimable maître Munro, la défense suggère qu’il n’y a aucune affaire à juger sur les chefs d’accusation trois, quatre et cinq, à savoir l’occupation de la maison des Boltons, les bénéfices tirés de la vente de la collection de timbres et l’émission de chèques sur le compte bancaire de la Coutts. Nous souhaiterions demander que tous ces chefs d’accusation soient écartés, étant donné qu’il est évidemment plutôt difficile de voler ce qui vous appartient déjà.

Le juge prit quelques minutes pour réfléchir à cet argument avant de répondre :

— Votre remarque est fort juste, maître Redmayne. Qu’en pensez-vous, maître Pearson ?

— Je souhaiterais souligner, monsieur le juge, dit Pearson, que bien que le défendant fût bel et bien le bénéficiaire du testament de sir Nicholas Moncrieff, aucun élément ne semble suggérer qu’il le savait à ce moment-là.

— Monsieur le juge, contre-attaqua immédiatement Alex, mon client était parfaitement conscient de l’existence du testament de sir Nicholas, et de l’identité des bénéficiaires.

— Comment est-ce possible, maître Redmayne ? s’enquit le juge.

— Quand il était en prison, M. le juge, comme je l’ai déjà souligné, sir Nicholas a tenu un journal intime. Il a consigné toutes les informations sur son testament le lendemain de son retour à Belmarsh après les funérailles de son père.

— Mais cela ne prouve pas que Cartwright était dans le secret, fit remarquer le juge.

— Je serais d’accord avec vous, monsieur le juge, si ce n’était pas le défendant en personne qui avait signalé le passage en question à la considération de mon assistant.

Sir Matthew opina.

— À supposer que ce soit le cas, dit Pearson, venant à la rescousse du juge, la Couronne ne voit aucune objection à ce que ces charges soient retirées de la liste.

— Je vous remercie, maître Pearson, dit le juge et je reconnais que cela semble la meilleure solution. J’en informerai les jurés quand ils reviendront.

— Merci, monsieur le juge, dit Alex. Je remercie infiniment maître Pearson pour son aide dans cette affaire.

— Toutefois, reprit le juge, je suis sûr que vous n’avez pas besoin que je vous rappelle, maître Redmayne, que le délit le plus grave, celui de s’être évadé de prison demeure sur l’acte d’accusation.

— J’en suis bien conscient, monsieur le juge, dit Alex.

Le juge opina.

— Alors je vais demander à l’huissier de faire revenir les jurés afin que je puisse les informer de cette évolution.

— Il y a une affaire connexe, monsieur le juge, ajouta Alex.

— Oui, maître Redmayne ? fit le juge en reposant son stylo.

 


— Monsieur le juge, suite au témoignage de sir Hugo Moncrieff, nous avons cité Spencer Craig, avocat de la couronne, à comparaître. Il a sollicité l’indulgence de votre honneur, car il plaide actuellement une affaire dans une autre partie de ce bâtiment et ne sera pas libre pour comparaître avant demain matin.

Plusieurs journalistes quittèrent la salle d’audience à vive allure. Ils se précipitaient pour appeler leur rédaction.

— Maître Pearson ? dit le juge.

— Nous n’avons aucune objection, votre honneur.

— Merci. Quand le jury reviendra, une fois que je l’aurai informé de ces deux éléments, je le libérerai pour le reste de la journée.

— Comme vous le souhaitez, votre honneur, dit Alex, mais avant cela, puis-je vous informer d’un léger changement dans la séance de demain ?

Le juge Hackett reposa son stylo une deuxième fois et opina.

— Votre honneur, vous savez que c’est une tradition reconnue du barreau anglais d’autoriser un assistant à interroger un témoin dans une affaire, afin qu’il puisse profiter de cette expérience et se voir octroyer la chance de faire progresser sa carrière.

— Je crois comprendre où vous voulez en venir, maître Redmayne.

— Alors, avec votre autorisation, votre honneur, mon assistant, sir Matthew Redmayne, dirigera la défense en tant qu’avocat principal quand nous interrogerons le prochain témoin, maître Spencer Craig.

Le quelques journalistes encore présent dans la salle se ruèrent vers la porte.

77

Danny passa une nouvelle nuit blanche dans sa cellule de Belmarsh, et les ronflements de Big Al n’étaient pas la raison de son insomnie.

Beth s’assit dans son lit, tâchant de lire un livre, mais elle ne tourna pas une seule page tant le dénouement d’une autre histoire occupait son esprit.

Alex Redmayne ne dormit pas : il savait que s’ils échouaient demain, il n’aurait pas de troisième chance.

Sir Matthew Redmayne ne prit même pas la peine d’aller se coucher, mais revit une fois de plus l’ordre de ses questions.

Spencer Craig tourna et retourna dans son lit, en tâchant de deviner quelles questions sir Matthew risquait le plus de lui poser et comment il pourrait éviter d’y répondre.

Arnold Pearson ne dormait jamais.

Le juge Hackett dormit à poings fermés.

La cour numéro quatre était déjà pleine à craquer quand Danny prit place sur le banc des accusés. Il passa la salle d’audience en revue, et fut surpris de voir une mêlée de grands avocats et de juristes tâcher de trouver des postes d’observation d’où ils pourraient suivre les débats.

La tribune de la presse était remplie des correspondants des affaires criminelles. Ces quatre dernières semaines des centaines d’articles avaient été écrits. Les journalistes avaient prévenu leurs rédacteurs en chef qu’ils pouvaient compter sur un gros titre pour la première édition du lendemain. Ils attendaient avec impatience la rencontre entre le plus grand avocat depuis F.E. Smith4 et le jeune avocat de la Couronne le plus brillant de sa génération (The Times) ou la Mangouste contre le Cobra (The Sun.)

Danny leva les yeux vers la tribune et sourit à Beth, assise à sa place habituelle à côté de sa mère. Sarah Davenport était installée au premier rang, tête baissée. Sur le banc des avocats, maître Pearson bavardait avec son associé. Il n’avait jamais semblé aussi détendu depuis le début du procès. Il faut dire qu’aujourd’hui il était spectateur, pas protagoniste.

Les seules places vides qui restaient se trouvaient à l’extrémité opposée du banc des avocats et attendaient l’arrivée d’Alex Redmayne et de son assistant. Deux policiers supplémentaires étaient postés à la porte pour expliquer aux retardataires que seuls les participants au procès pouvaient accéder à la salle d’audience à cette heure-ci.

Danny était assis au milieu du banc des accusés, la meilleure place de toute la salle. Ce spectacle, il aurait bien en voulu lire le scénario avant que le rideau ne se lève.

Un bavardage impatient parcourait la salle alors que tout le monde attendait l’entrée des quatre derniers protagonistes. À dix heures moins cinq, un policier ouvrit la porte de la salle d’audience et la foule rassemblée, tout comme ceux qui n’avaient pu trouver une place à l’intérieur, retinrent leur souffle pour laisser Alex Redmayne et son assistant se rendre jusqu’au banc des avocats.

Ce matin, sir Matthew ne s’affala pas dans un coin en fermant les yeux. Il ne s’assit même pas. Il resta debout et passa la salle d’audience en revue. Voilà plusieurs années qu’il n’avait pas plaidé en tant qu’avocat au tribunal. Une fois qu’il eut trouvé ses marques, il déplia le petit chevalet de bois que son épouse avait récupéré au grenier la veille au soir et qui n’avait pas servi depuis une décennie. Il le déposa sur le bureau devant lui et il sortit de son sac une liasse de feuilles sur lesquelles il avait noté de son écriture soignée les questions que Spencer Craig avait passé toute la nuit à essayer de deviner. Enfin il tendit à Alex deux photos qui, ils le savaient tous les deux, pourraient décider du destin de Danny Cartwright.

Une fois que tout fut en place, sir Matthew se tourna vers son vieil adversaire et lui sourit :

— Bonjour Arnold. J’espère du fond du cœur que nous n’allons pas trop vous bousculer aujourd’hui.

Pearson lui rendit son sourire.

— Je partage cet espoir, répondit-il. En fait, je vais briser l’habitude de toute une vie, Matthew, et vous souhaiter bonne chance. Je n’ai jamais souhaité une seule fois, au cours de toutes ces années passées au barreau, que mon adversaire gagne. Aujourd’hui constitue l’exception.

Sir Matthew le gratifia d’un léger signe de tête.

— Je ferai de mon mieux pour répondre à vos attentes.

Il s’assit ensuite, ferma les yeux et entreprit de se détendre.

Alex s’appliquait à préparer des documents, transcriptions et papiers divers en piles nettes pour que, quand son père tendrait brusquement la main droite, tel un relayeur olympique, il puisse immédiatement lui passer le bâton de relais.

Les bavardages cessèrent lorsque le juge Hackett fit son entrée. Il se dirigea d’un pas tranquille vers les trois chaises au milieu de l’estrade, tâchant de donner l’impression que rien de fâcheux n’allait se produire au tribunal ce matin.

Il passa plus de temps que nécessaire à disposer ses stylos et à consulter son calepin en attendant que les jurés prennent place.

— Bonjour, dit-il d’un ton paternaliste une fois qu’ils se furent installés. Mesdames et messieurs les jurés, le premier témoin aujourd'hui sera maître Spencer Craig, avocat de la Couronne. Vous vous souvenez sans doute que son nom a été évoqué au cours du contre-interrogatoire de sir Hugo Moncrieff. Maître Craig ne comparait pas en tant que témoin ni pour l’accusation ni pour la défense, mais a été cité à comparaître devant ce tribunal, ce qui signifie qu’il ne le fait pas de son propre chef. Vous devez vous rappeler que votre seul et unique devoir est de décider si le témoignage que présente M. Craig a le moindre rapport avec l’affaire jugée dans ce tribunal, en d’autres termes, le défendant s’est-il évadé de prison ? C’est sur ce chef d’accusation, et sur ce chef d’accusation uniquement, que nous vous demanderons de rendre votre verdict.

Le juge Hackett gratifia le jury d’un sourire avant de s’adresser à la défense :

— Sir Matthew, dit-il, êtes-vous prêt à appeler le témoin ?

Matthew Redmayne se leva lentement.

— Je suis prêt, votre honneur, répondit-il. Mais il n’en avait pas l’air. Il se servit un verre d’eau, puis chaussa des lunettes sur le bout de son nez et ouvrit enfin son dossier de cuir rouge. S’étant assuré qu’il était prêt pour la rencontre, il dit :

— J’appelle maître Spencer Craig.

Un policier sortit dans le couloir et hurla :

— Maître Spencer Craig !

L’attention générale était désormais rivée sur la porte de la salle d’audience, alors que tous attendaient l’entrée du témoin. Un instant plus tard, Spencer Craig entra à grandes enjambées dans la salle d’audience, comme si c’était un jour comme les autres dans la vie d’un avocat occupé.

Craig se rendit à la barre, prit la Bible et face au jury, récita le serment d’un ton ferme et assuré ; il savait que c’étaient les jurés et eux seuls qui décideraient de son destin. Il rendit la Bible à l’huissier et se tourna face à sir Matthew.

Sir Matthew commença d’un ton calme et apaisant. C’était comme s’il souhaitait aider le témoin, le tranquilliser.

— M. Craig, seriez-vous assez aimable pour donner votre nom et adresse pour mémoire ?

— Spencer Craig, 43, Hambledon Terrace, Londres SW3.

— Et votre profession ?

— Je suis avocat et avocat de la Couronne.

— Je n’ai donc pas besoin de rappeler à un membre aussi éminent de notre profession l’importance du serment ou l’autorité de ce tribunal.

— Pas du tout, sir Matthew, répondit Craig, même si vous venez tout juste de le faire.

— M. Craig, quand avez-vous découvert que sir Nicholas Moncrieff était en réalité Daniel Cartwright ?

— Un ami à moi qui était en classe avec sir Nicholas Moncrieff est tombé sur lui par hasard au Dorchester Hotel. Il a bien vite compris que cet homme était un imposteur.

Alex cocha la première case. Craig avait clairement anticipé la première question de son père et donné une réponse bien préparée.

— Et pourquoi cet ami a-t-il décidé de vous informer vous en particulier de cette remarquable découverte ?

— Il ne l’a pas fait, sir Matthew ; cela est simplement venu dans la conversation un soir, au cours d’un dîner.

Alex cocha une nouvelle case.

— Alors est-ce cela qui vous a fait arriver à la conclusion que l’homme qui se faisait passer pour Nicholas Moncrieff était en réalité Daniel Cartwright ?

— Pas immédiatement, répondit Craig, pas avant l’on me présente au prétendu sir Nicholas un soir au théâtre. Je fus estomaqué par la ressemblance avec Cartwright.

— Est-ce à ce moment que vous avez décidé de contacter l’inspecteur chef Fuller pour l’informer de vos doutes ?

— Non. Je me suis dit que ce serait irresponsable de ma part, j'ai donc d’abord contacté un membre de la famille Moncrieff au cas où, j’aurai fait une grossière erreur.

Alex cocha une autre case dans sa liste de questions. Jusque-là son père n’avait pas égratigné Craig.

— Quel membre de la famille avez-vous contacté ? s’enquit sir Matthew qui ne le savait que trop bien.

— M. Hugo Moncrieff, l’oncle de sir Nicholas, qui m’a informé que son neveu ne l’avait pas contacté depuis le jour de sa libération de prison, presque deux ans auparavant, ce qui n’a fait qu’accroître mes soupçons.

— Était-ce à ce moment-là que vous avez fait part de vos soupçons à l’inspecteur chef Fuller ?

— Non, je pensais avoir encore besoin de preuves plus concrètes.

— Mais l’inspecteur chef aurait pu vous libérer de ce fardeau, M. Craig. Je ne comprends pas comment un professionnel occupé comme vous a décidé de rester impliqué ?

— Comme je l’ai déjà expliqué, sir Matthew, je me suis dit qu’il était de ma responsabilité de m’assurer que je ne faisais pas perdre de temps à la police.

— Comme vous avez l’esprit de corps ! (Craig ignora la pique de sir Matthew et sourit au jury.) Je me dois à présent de vous demander qui vous a informé des avantages éventuels que vous retireriez en prouvant que cet homme qui se faisait passer pour sir Nicholas Moncrieff était en réalité un imposteur ?

— Les avantages ?

— Oui, les avantages, M. Craig.

— Je ne suis pas sûr de vous suivre.

Alex fit la première croix sur sa liste. Le témoin essayait clairement de gagner du temps.

— Alors laissez-moi vous aider, dit sir Matthew. (Il tendit la main droite. Alex lui donna une feuille de papier. Sir Matthew parcourut lentement la page, laissant le temps à Craig de se demander quelle bombe elle pouvait bien contenir.) Ai-je raison de suggérer, M. Craig, reprit sir Matthew, que si vous étiez en mesure de prouver que c’était Nicholas Moncrieff et non Danny Cartwright qui s’était suicidé dans la prison de Belmarsh, M. Hugo Moncrieff aurait non seulement hérité du titre de la famille, mais également d’une vaste fortune ?

— Je ne le savais pas à ce moment-là, répondit Craig, sans broncher.

— Vos motivations étaient donc purement altruistes et désintéressées ?

— Oui, monsieur. J’avais également le désir de voir un criminel dangereux et violent derrière les barreaux.

— J’en viendrai dans une minute au criminel violent et dangereux, M. Craig, mais avant cela, permettez-moi de vous demander à quel moment votre sens aigu du service public a-t-il été supplanté par l’appât du fric facile ?

— Sir Matthew, l’interrompit le juge, ce n’est pas le genre de langage que j’attends d’un assistant quand il s’adresse à un avocat de la Couronne.

— Veuillez m’excuser M. le juge. Je vais reformuler ma question : M. Craig, quand avez-vous pris conscience de la possibilité qui s’offrait à vous de vous faire plusieurs millions de livres grâce à une seule information que vous aviez eue d’un ami au cours d’un dîner ?

— Quand sir Hugo m’a invité à le représenter à titre personnel.

Alex marqua une autre croix à côté d’une autre question prévue, bien qu’il sût que Craig mentait.

— M. Craig estimez-vous qu’il est éthique de la part d’un avocat de la Couronne de facturer vingt-cinq pour cent de l’héritage d’un homme en échange d’une information de deuxième main ?

— C’est devenu plutôt habituel, sir Matthew, que les avocats soient payés au résultat, répondit Craig calmement. Je comprends bien que cette pratique est récente et n’existait pas de votre temps. Je me dois donc de préciser que je n’ai pas facturé de frais ni d’honoraires, et que si mes soupçons s’étaient avérés infondés, j’aurais gaspillé une quantité considérable de temps et d’argent.

Sir Matthew lui sourit.

— Votre récompense pour ce travail va donc résider dans l’immense satisfaction d’avoir aidé votre prochain. (Craig ne releva pas la pique de sir Matthew, bien qu’il mourût d’envie de savoir ce qu’il entendait par là. Sir Matthew prit son temps avant d’ajouter : ) Comme vous l’apprendrez, la cour vient d’être informée par maître Fraser Munro, l’avocat du regretté sir Nicholas Moncrieff, que son client a légué toute sa fortune à un ami proche, M. Daniel Cartwright. Vous avez donc, gaspillé une quantité considérable de temps et d’argent. En dépit de la bonne fortune de mon client, permettez-moi de vous assurer, M. Craig, que je ne lui facturerai pas vingt-cinq pour cent de son héritage pour mes services.

— Vous aurez du mal à le faire, lança Craig d’un ton cassant et furieux. Il va passer au moins les vingt-cinq prochaines années de sa vie en prison. Il va devoir attendre affreusement longtemps pour bénéficier de cette manne inattendue tombée du ciel.

— Je me trompe peut-être, M. Craig, dit tranquillement sir Matthew, mais je crois que c’est au jury de prendre cette décision, pas à vous.

— Je me trompe peut-être, sir Matthew, mais je crois que vous allez apprendre qu’un jury a déjà pris cette décision il y a quelque temps.

— Ce qui nous, amène, merci pour votre transition, à votre rencontre avec l’inspecteur chef Fuller. Une rencontre que vous teniez absolument à cacher. (Craig semblait sur le point de réagir, mais se ravisa et laissa sir Matthew poursuivre.) L’inspecteur chef, en officier consciencieux, a informé la cour qu’il lui fallait un peu plus que des photos révélant une ressemblance entre les deux hommes avant d’envisager de procéder à une arrestation. Dans une réponse à l’une des questions de mon collègue, il a confirmé que vous lui aviez apporté cette preuve.

Sir Matthew savait qu’il prenait un risque. Si Craig avait réagi en disant qu’il ne voyait pas du tout de quoi il parlait, et qu’il avait simplement confié ses soupçons à l’inspecteur chef avant de le laisser décider de la marche à suivre, sir Matthew n’avait pas d’autre question. Il aurait alors dû passer à un autre sujet, et Craig aurait compris qu’il était simplement parti à la pêche aux informations et qu’il était rentré bredouille. Mais Craig ne réagit pas immédiatement, ce qui donna à Matthew l’assurance nécessaire pour prendre un risque encore plus gros. Il se tourna vers Alex et dit, suffisamment fort pour que Craig l’entende :

— Donnez-moi donc ces photos de Cartwright qui court le long de l’Embankment, celles qui montrent la cicatrice.

Alex donna deux grandes photos à son père.

Après une longue pause, Craig dit :

— J’ai peut-être dit à l'inspecteur chef Fuller que si l’homme qui vivait dans les Boltons avait une cicatrice sur la cuisse gauche, juste au-dessus du genou, cela prouverait qu’il était en réalité Danny Cartwright.

Le visage d’Alex ne trahit rien, bien qu’il pût entendre son cœur battre très fort.

— Et avez-vous donné ensuite des photographies à l’inspecteur chef pour prouver que vous aviez raison ?

— Peut-être, avoua Craig.

— Peut-être que si vous voyiez des copies de ces photos, la mémoire pourrait vous revenir ? lança sir Matthew.

Énorme risque.

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Craig.

— J’aimerais bien voir les photographies, dit le juge, et je pense que le jury aussi, sir Matthew.

Alex se tourna pour constater que plusieurs jurés opinaient.

— Certainement, monsieur le juge, dit sir Matthew.

Alex donna une pile de photos à l’huissier, qui en donna deux au juge, avant de distribuer le reste au jury, à Pearson et enfin au témoin.

Craig regarda fixement les photos, incrédule. Ce n’étaient pas celles que Gerald Payne avait prises quand Cartwright était sorti faire son jogging du soir. S’il n’avait pas avoué être au courant de la cicatrice, la défense se serait écroulée et le jury n’aurait pas été plus avancé. Il comprit que sir Matthew avait marqué un point, mais il n’était pas encore à terre et il ne se laisserait pas duper une deuxième fois.

— Monsieur le juge, dit Matthew, vous verrez que la cicatrice à laquelle le témoin fait référence se trouve sur la cuisse gauche de M. Cartwright, juste au-dessus du genou. Elle s’est estompée avec le temps, mais reste tout de même visible à l’œil nu. (Il reporta son attention sur le témoin.) Vous vous rappellerez, M. Craig, que l’inspecteur chef Fuller a déclaré sous serment que c’était la preuve qu’il attendait pour prendre la décision d’arrêter mon client.

Craig ne se donna pas la peine de répondre. Sir Matthew ne le pressa pas. Il sentait que les choses s’étaient passablement clarifiées aux yeux de tous. Il marqua une pause pour laisser plus de temps au jury pour examiner les photos. Il fallait que la cicatrice reste à jamais gravée dans leur mémoire avant qu’il ne pose une question que Craig n’avait pas pu prévoir. Il en était certain.

— Quand avez-vous appelé l’inspecteur chef Fuller pour la première fois ?

Une fois de plus, il y eut un silence alors que Craig, comme tout le monde dans la salle hormis Alex, tâchait de deviner l’importance de la question.

— Je ne suis pas sûr de comprendre, finit-il par répondre.

— Alors permettez-moi de vous rafraîchir la mémoire, M. Craig. Vous avez appelé l’inspecteur chef Fuller le vingt-trois octobre de l’année dernière, la veille du jour où vous l’avez retrouvé dans un endroit tenu secret pour lui remettre les photos qui montrent la cicatrice de Danny Cartwright. Mais quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?

Craig tâcha de trouver le moyen d’éviter de répondre à la question de sir Matthew ; il regarda en direction du juge, espérant ses conseils. Il n’en reçut aucun.

— C’est le policier qui est venu au Dunlop Arms, le soir où Danny Cartwright poignardait son ami à mort, réussit-il enfin à dire.

— Son ami, dit rapidement sir Matthew, avant que le juge ne puisse intervenir. L’ingéniosité de son père fit sourire Alex.

Le juge Hackett se rembrunit. Il savait qu’il ne pouvait plus empêcher sir Matthew d’approfondir la question du procès original maintenant que Craig avait lui-même abordé le sujet à son insu.

— Son ami, répéta sir Matthew en regardant le jury. Il s’attendait à ce qu’Arnold Pearson se lève d’un bond et l’interrompe, mais il n’y eut aucun mouvement à l’autre extrémité du banc des avocats.

— C’était ainsi que Bernard Wilson était décrit dans la transcription de la cour, répondit Craig avec assurance.

— En effet, acquiesça sir Matthew et je ferai ultérieurement référence à cette transcription. Mais pour l’instant j’aimerais revenir à l’inspecteur chef Fuller. La première fois que vous l’avez rencontré, suite à la mort de Bernard Wilson, vous avez fait une déclaration.

— Oui.

— En fait, M. Craig, vous avez fini par faire trois déclarations : la première trente-sept minutes après que l’agression à l’arme blanche a eu lieu, la seconde, que vous avez écrite plus tard ce soir-là car vous n’arriviez pas à dormir, et une troisième sept mois plus tard quand vous avez comparu à la barre des témoins au procès de Danny Cartwright. Je suis en possession de ces trois déclarations, et je dois avouer, M. Craig, qu’elles sont admirablement cohérentes. (Craig ne répondit pas, attendant la mauvaise surprise finale.) Toutefois, ce que je ne comprends pas, c’est la cicatrice à la jambe gauche de Danny Cartwright car vous avez affirmé dans votre première déclaration – Alex donna à son père une feuille sur laquelle il lut : « J’ai vu Danny Cartwright prendre le couteau sur le bar et suivre la femme et l’autre homme dans la ruelle. Quelques instants plus tard, j’ai entendu un hurlement. C’est à ce moment-là que je me suis précipité dans la ruelle et que j’ai vu Cartwright poignarder Wilson à la poitrine. Je suis ensuite retourné au bar et j’ai immédiatement appelé la police ». (Sir Matthew leva les yeux.) Souhaitez-vous apporter des modifications à cette déclaration ?

— Non, répondit Craig d’un ton ferme. C’est exactement ce qui s’est passé.

— Enfin pas exactement, dit maître Redmayne parce que le registre de police montre que vous avez passé votre coup de fil à onze heures vingt-trois, cinq minutes après que Mlle Wilson a appelé les urgences. Nous devons donc nous interroger sur ce que vous faisiez entre…

— Sir Matthew, l’interrompit le juge, surpris que Pearson ne soit pas intervenu. Êtes-vous en mesure de prouver que cette ligne d’interrogatoire est pertinente, si nous gardons à l’esprit que le seul délit qu’il reste à juger concerne l’évasion de prison de votre client ?

Sir Matthew attendit suffisamment longtemps pour éveiller la curiosité du jury qui voulait savoir pourquoi on ne l’avait pas autorisé à terminer sa question précédente. Il répondit :

— Non, M. le juge. Toutefois je souhaite poursuivre une ligne d’interrogatoire qui a un rapport avec cette affaire, à savoir avec la cicatrice sur la jambe gauche de l’accusé. (Il croisa de nouveau le regard de Craig.) Puis-je confirmer, M. Craig, que vous n’avez pas vu Danny Cartwright recevoir un coup de couteau dans la jambe gauche, agression qui l’a laissé avec la cicatrice que l’on voit si clairement sur les photos que vous avez remises à l’inspecteur chef et qui constituaient la preuve sur laquelle il comptait pour arrêter mon client.

Alex retint son souffle. Il s’écoula un moment avant que Craig ne finisse par lâcher :

— Non, je n’y ai pas assisté.

— Alors laissez-moi me livrer à quelques spéculations, M. Craig, et permettez-moi de vous présenter trois scénarios. Vous pourrez ensuite dire au jury, compte tenu de votre grande expérience de l’esprit criminel, lequel d’entre eux vous considérez comme étant le plus probable.

— Si vous pensez qu’un jeu de société peut aider le jury, sir Matthew, soupira Craig, je vous en prie, faites.

— Je pense que ce jeu de société aidera le jury, M. Craig, rétorqua sir Matthew. (Les deux hommes se regardèrent fixement pendant un moment avant que sir Matthew n’ajoute : ) Permettez-moi de vous présenter le premier scénario. Danny Cartwright prend le couteau sur le bar comme vous l’avez suggéré, suit sa fiancée dans la ruelle, se donne un coup de couteau dans la cuisse gauche, ressort le couteau puis poignarde son meilleur ami à mort.

Des rires retentirent dans la cour. Craig attendit qu’ils s’arrêtent avant de répondre.

— C’est une suggestion grotesque, sir Matthew, et vous le savez.

— Je suis ravi que nous ayons au moins trouvé un terrain d’entente, M. Craig. Permettez-moi de passer à mon deuxième scénario. Là c’est Bernie Wilson qui a pris le couteau sur le bar. Cartwright et lui sortent dans la ruelle, il poignarde Cartwright à la jambe, retire le couteau et se poignarde ensuite à mort.

Cette fois même le jury éclata de rire.

— C’est encore plus grotesque, dit Craig. Je ne comprends pas très bien ce que vous cherchez à prouver avec cette comédie.

— Cette comédie prouve, répondit sir Matthew, que l’homme qui a poignardé Danny Cartwright à la jambe était le même que celui qui a poignardé Bernie Wilson à la poitrine, parce qu’un seul couteau était impliqué – celui pris sur le bar. Je suis donc d’accord avec vous, M. Craig, mes deux premiers scénarios sont grotesques, mais avant que je ne vous soumette le troisième, permettez-moi de vous poser une dernière question. (Tous les yeux de la salle d’audience étaient désormais rivés sur sir Matthew.) Si vous n’avez pas assisté à l’agression de Cartwright à la jambe, comment avez-vous pu être au courant de l’existence de la cicatrice ?

Tous les regards se portèrent alors sur Craig. Il avait perdu son calme. Ses mains étaient moites quand elles agrippèrent la barre.

— J’ai dû le lire dans la transcription du procès, répondit Craig, tâchant d’avoir l’air confiant.

— Vous savez, l’un des problèmes que rencontre un vétéran comme moi quand il est à la retraite, déclara sir Matthew, c’est qu’il n’a rien à faire de son temps libre. Ces six derniers mois, mon livre de chevet a donc été cette transcription de procès. (Il souleva un document épais de douze centimètres.) De la première à la dernière page. Pas une fois, mais deux. Et l’une des choses que j’ai découvertes au cours de mes années au barreau, c’est que souvent ce n’est pas ce qui se trouve dans le témoignage qui trahit un criminel, mais ce qui a été omis. Permettez-moi de vous assurer, M. Craig, qu’on ne mentionne pas, de la première à la dernière page, une blessure infligée à la jambe gauche de Danny Cartwright. (Sir Matthew se tourna face au jury et ajouta : ) Et cela, je dois l’avouer, est de ma faute. Vous voyez, dans le procès original, mon fils défendait sa deuxième affaire seulement en tant qu’avocat principal et il est venu me demander conseil. Je lui ai dit ne pas faire appeler Danny Cartwright à la barre alors que la cicatrice à sa jambe aurait très bien pu prouver son innocence, mea culpa. (Il se retourna vers le témoin et dit, presque dans un murmure : ) Et j’en viens donc à mon dernier scénario, M. Craig. C’est vous qui avez pris le couteau sur le bar, avant de vous précipiter dans la ruelle. C’est vous qui avez enfoncé le couteau dans la jambe de Danny Cartwright. C’est vous qui avez poignardé Bernie Wilson dans la poitrine et qui l’avez laissé mourir dans les bras de son ami. Et vous passerez le reste de votre vie en prison.

Cela déclencha un véritable tumulte dans la salle d’audience.

Sir Matthew se tourna vers Arnold Pearson qui ne bougeait toujours pas un petit doigt et restait assis voûté sur son coin du banc des avocats.

Le juge attendit que l’huissier ait intimé le silence et que l’ordre fût rétabli avant de dire :

— Je pense que je devrais donner l’opportunité à M. Craig de répondre aux accusations de sir Matthew plutôt que de les laisser en suspens.

— Je le ferais très volontiers, monsieur le juge, répondit Craig d’un ton égal, mais d’abord j’aimerais suggérer à sir Matthew un quatrième scénario qui a au moins le mérite d’être crédible.

— J’ai hâte, répondit sir Matthew en se laissant aller en arrière sur son siège.

— Vu les antécédents de votre client, n’est-il pas possible que la blessure à sa jambe ait été infligée avant la nuit en question ?

— Mais cela n’explique toujours pas comment vous avez pu être au courant de l’existence de cette cicatrice.

— Je n’ai pas à l’expliquer, répondit Craig d’un air de défi, parce qu’un jury a déjà décidé que votre client n’avait que des arguments boiteux.

Il sembla plutôt fier de lui.

— À votre place, je n’en serais pas si sûr, rétorqua sir Matthew en se tournant vers son fils qui lui donna une petite boîte en carton. (Sir Matthew déposa la boîte devant lui et prit son temps avant d’ôter un jean et de le brandir sous le nez des jurés.) Voici le jean que l’administration pénitentiaire a remis à Mlle Elizabeth Wilson quand on a cru que Danny Cartwright s’était pendu. Je suis sûr que le jury sera intéressé de constater qu’il y a une déchirure tachée de sang dans la région inférieure gauche de la cuisse qui correspond exactement à…

L’explosion qui s’ensuivit noya les autres paroles de sir Matthew. Tout le monde se tourna vers Craig, pour savoir quelle réponse il allait donner. Mais il n’eut pas le temps de répondre. Pearson se leva enfin.

— Monsieur le juge, je dois rappeler à sir Matthew que ce n’est pas M. Craig qui est jugé, déclara Pearson qui dut presque crier afin de se faire entendre. Et cette preuve – il désigna le jean que sir Matthew brandissait encore – n’a aucun intérêt quand il s’agit de décider si Cartwright s’est ou non échappé de prison.

Le juge Hackett ne parvenait plus à cacher sa colère. Son sourire jovial avait laissé place à une expression lugubre. Une fois le silence revenu, il déclara :

— Je ne pourrais être plus d’accord avec vous, maître Pearson Une déchirure maculée de sang sur le jean du défendant ne présente assurément aucun intérêt dans le cadre de cette affaire. (Il marqua une pause avant de regarder le témoin avec dédain.) Néanmoins je crains que l’on ne me laisse pas d’autre choix que d’abandonner ce procès et de congédier le jury jusqu’à ce que toutes les transcriptions de ce procès et de l’affaire précédente aient été envoyées au procureur général pour examen, car je suis d’avis qu’une grave erreur judiciaire s’est peut-être produite dans l’affaire Daniel Arthur Cartwright contre la Couronne.

Cette fois, le juge n’essaya pas de réprimer le tumulte qui s’ensuivit quand les journalistes se ruèrent à la porte. Certains hurlaient déjà dans leur portable avant même d’être sortis de la salle d’audience.

Alex se tourna pour féliciter son père et le trouva avachi au coin du banc, les yeux fermés. Il ouvrit une paupière, regarda son fils et dit :

— C’est encore loin d’être terminé, mon garçon.

1- Joueur chargé de marquer des points.

2- Joueur de champ quand l'équipe adverse est à la batte.

3- L’art du cricket consiste dans la capacité du lanceur à surprendre son adversaire en donnant une trajectoire particulière à la balle et l’off-break consiste à donner de l’effet à la balle à droite.

4- F.E. Smith (1872-1930), homme d’État britannique et avocat réputé, connu pour son opposition farouche au nationalisme irlandais.