51

La vengeance est un plat qui se mange froid.

Danny rangea Les Liaisons Dangereuses dans son attaché-case alors que l’avion entamait sa descente à travers les nuages épais qui s’accumulaient au-dessus de Londres. Il était déterminé à se venger froidement des trois hommes qui étaient responsables de la mort de son meilleur ami, de l’avoir empêché d’épouser Beth, de l’avoir privé du droit d’élever sa fille Christy, et de l’avoir fait emprisonner pour un crime qu'il n’avait pas commis.

Il disposait désormais des ressources financières pour les éliminer lentement, un par un, et son intention était que, une fois qu’il en aurait terminé avec eux, les trois hommes envisagent la mort comme la meilleure option possible.

— Veuillez attacher votre ceinture, monsieur, nous allons bientôt atterrir à Heathrow.

Danny sourit à l’hôtesse qui avait interrompu ses pensées. Le juge Sanderson n’avait pas eu l’opportunité de statuer sur l’affaire Moncrieff contre Moncrieff étant donné que l’une des parties avait retiré sa plainte peu après que M. Gene Hunsacker eut quitté le bureau du juge.

Maître Munro avait expliqué à Nick au cours du dîner au New Club à Édimbourg que si le juge avait eu des raisons de croire qu’un délit avait été commis, il n’aurait eu d’autre choix que d’envoyer au procureur tous les papiers en rapport avec l’affaire. Au même instant, à un autre endroit de la ville, maître Desmond Galbraith informait son client que si cela s’était produit, le neveu de Hugo n’aurait peut-être pas été le seul Moncrieff à connaître l’expérience de la porte en fer qui claque.

Maître Munro avait conseillé à sir Nicholas de ne pas porter plainte, même si Danny savait très bien qui était responsable de la présence des trois policiers qui l’attendaient la dernière fois qu’il avait atterri à Heathrow. Munro avait ajouté, dans l’un de ces rares moments où il baissait la garde : « Mais si votre oncle Hugo devait poser problème dans le futur, alors je pourrais bien changer d’avis. »

Danny avait insuffisamment essayé de remercier maître Munro pour tout ce qu’il avait fait au fil des années – Pense comme Nick – et fut étonné de sa réponse : « Je ne sais pas qui j’ai préféré battre : votre oncle Hugo ou ce donneur de leçons de Desmond Galbraith. » La garde restait baissée. Danny s’était toujours dit qu’il avait beaucoup de chance d’avoir maître Munro dans son camp, mais il venait tout juste de découvrir ce que ce serait de l’avoir contre lui.

Au moment du café, Danny avait demandé à maître Munro de devenir administrateur de la fortune de la famille ainsi que son conseil juridique. Il l’avait salué bas et répondit : « Si tel est votre désir, sir Nicholas. » Danny avait été clair : il voulait que Dunbroathy Hall et le terrain environnant soient cédés au National Trust for Scotland, et il avait également l’intention d’allouer tous les fonds nécessaires à son entretien.

— Précisément comme l’avait envisagé votre grand-père, dit Munro. Je ne doute pas que votre oncle Hugo, avec l’aide de maître Galbraith, aurait trouvé un moyen ingénieux de se dérober à cet engagement.

Danny commençait à se demander si maître Munro n’avait pas bu un petit verre de trop. Il préférait ne pas imaginer comment il réagirait si jamais il venait à apprendre ce qu’il réservait à un autre membre de sa profession.

L’avion atterrit à Heathrow peu après onze heures. Danny était censé prendre le vol de 8 h 40, mais pour la première fois depuis des semaines, il ne s’était pas réveillé à l’heure.

Spencer Craig sortit de sa tête quand l’avion s’arrêta. Il détacha sa ceinture et rejoignit les autres passagers, qui attendaient que la porte s’ouvre. Cette fois il n’y aurait pas de policiers qui l’attendraient dehors. Après que l’affaire eut connu une fin prématurée, Hunsacker avait tapé le juge dans le dos et lui avait offert un cigare. Le juge Sanderson n’avait su que dire, mais il avait ébauché un sourire avant de refuser poliment.

Danny fit remarquer à Hunsacker que si Hugo avait gagné, il aurait été impatient de vendre et qu’il aurait probablement obtenu la collection à un prix inférieur.

— Mais je n’aurais pas respecté mon pacte avec votre papy, répondit Hunsacker. Maintenant j’ai enfin pu faire quelque chose pour le remercier de toute sa gentillesse au fil des années.

Une heure plus tard, il s’envolait pour le Texas dans son jet privé, accompagné de cent soixante-treize albums reliés cuir, qui, comme Danny le savait, l’absorberaient pendant tout le voyage, et probablement pour le restant de ses jours.

Quand Danny monta à bord de l’Heathrow Express, il pensa à Beth. Il voulait désespérément la revoir. Maupassant résumait si bien ses sentiments : « À quoi sert le triomphe si l’on a personne avec qui le partager ? » Mais il entendait Beth demander : « À quoi sert la vengeance quand tu as tant de choses à vivre ? » Il lui aurait d’abord parlé de Bernie, puis de Nick, qui auraient eu eux aussi tant de choses à vivre. Elle comprendrait que l’argent ne signifiait rien pour lui. Il aurait volontiers rendu jusqu’au dernier penny pour…

Si seulement il pouvait remonter le temps…

Si seulement ils étaient allés dans le West End la nuit suivante…

Si seulement ils n’étaient pas allés dans ce pub…

Si seulement ils étaient sortis par la porte d’entrée…

Si seulement…

 

L’Heathrow Express entra en gare de Paddington avec dix-sept minutes de retard. Il consulta sa montre : il lui restait encore quelques heures avant son rendez-vous avec Mme Bennett. Cette fois, il s’y rendrait en taxi et attendrait à l’accueil. Les paroles du juge résonnaient encore à ses oreilles : « J’ai l’intention de signer une ordonnance aujourd’hui selon laquelle vous devrez retourner en prison pour quatre ans de plus si jamais vous deviez violer vos conditions de probation à l’avenir. »

Même si régler ses comptes avec les trois Mousquetaires demeurait la priorité des priorités de Danny, il devrait trouver le temps pour étudier, obtenir son diplôme et ainsi honorer la promesse faite à Nick. Il commençait même à se demander si Spencer Craig avait joué un rôle dans la mort de Nick. Est-ce que comme Big Al l’avait insinué, Leach s’était trompé d’homme ?

Le taxi se gara devant sa propriété des Boltons. Pour la première fois, Danny se sentait vraiment chez lui. Il paya la course, ouvrit le portail et trouva un clochard allongé sur le pas de sa porte.

— C’est ton jour de chance, dit Danny en sortant son porte-monnaie.

La silhouette à moitié endormie portait une chemise à rayures blanc et bleu à col ouvert, un jean usé, et des chaussures noires qui avaient dû être cirées ce matin même. Il remua et leva la tête.

— Salut Nick.

Danny se jeta à son cou juste au moment où Molly ouvrait la porte. Elle mit ses mains sur ses hanches.

— Il a dit qu’il était un ami à vous, expliqua-t-elle, mais je lui ai tout de même demandé d’attendre à l’extérieur.

— C’est mon ami, confirma Danny. Molly, voici Big Al.

Molly avait déjà préparé un ragoût de mouton à l’Irlandaise pour Nick et comme ses portions étaient toujours trop copieuses, il y en avait largement assez pour tous les deux.

— Alors, raconte-moi tout, dit Danny une fois qu’ils furent assis à la table de la cuisine.

— Pas grand-chose à raconter, Nick, répondit Big Al entre deux bouchées. Comme toi, ils m’ont relâché après la moitié de ma peine. Dieu merci, ils m’ont transféré, sinon j’aurais bien pu rester là-bas le reste de ma vie. (Il posa sa cuillère à contrecœur et ajouta avec un sourire : ) Et nous savons pourquoi.

— Alors qu’as-tu de prévu ? demanda Danny.

— Rien pour l’instant, mais tu m’as dit de venir t’voir une fois que je serai sorti. J’espérais que je pourrais passer la nuit chez toi.

— Reste aussi longtemps que tu le voudras. Ma gouvernante va te préparer la chambre d’amis, ajouta-t-il, tout sourire.

— Je ne suis pas votre gouvernante, répondit Molly d’un ton sec. Je suis votre femme de ménage qui fait la cuisine de temps en temps.

— Plus maintenant, Molly. Vous êtes désormais la gouvernante, ainsi que la cuisinière, à dix livres de l’heure. (Molly en resta sans voix. Danny profita de cette situation inhabituelle pour ajouter : ) Et surtout, vous aurez besoin d’embaucher une femme de ménage pour vous aider maintenant que Big Al se joint à nous.

— Non, non, dit Big Al. Je m’en irai dès que j’aurai trouvé un boulot.

— Tu étais chauffeur à l’armée, non ? fit Danny.

— J’ai été ton chauffeur pendant cinq ans, chuchota Big Al en désignant Molly d’un signe de tête.

— Alors tu vas retrouver ton ancien job, décréta Danny.

— Mais vous n’avez pas de voiture ! lui rappela Molly.

— Alors je vais en acheter une, répondit Danny. Et qui mieux que toi pourra me conseiller ? ajouta-t-il en faisant un clin d’œil à Big Al. J’ai toujours rêvé d’une BMW. Pour avoir travaillé dans un garage, je connais le modèle exact…

Big Al porta un doigt à ses lèvres.

Danny savait que Big Al avait raison. La victoire de la veille avait dû lui monter à la tête, et il s’était vite remis à se comporter comme Danny – une erreur qu’il ne pouvait pas se permettre trop souvent. Pense comme Danny, comporte-toi comme Nick. Il retourna d’un coup dans son monde de faux-semblant.

— Mais d’abord on va t’acheter des vêtements, avant même de penser à acheter une voiture.

— Et du savon, ajouta Molly en remplissant son assiette pour la troisième fois.

— Comme ça Molly pourra te gratter le dos.

— Je ne ferai jamais une chose pareille, rétorqua Molly. Mais je vais aller préparer l’une des chambres d’amis si monsieur Big Al compte rester avec nous – quelques jours.

Danny et Big Al rirent quand elle enleva son tablier et sortit de la cuisine.

Une fois la porte fermée, Big Al se pencha sur la table :

— As-tu toujours l’intention de donner à ces salauds ce…

— Oui, répondit calmement Danny, et tu n’aurais pu mieux tomber.

— Alors quand commençons-nous ?

— Tu commences par prendre un bain, et tu vas t’acheter de nouveaux vêtements, dit-il en sortant son portefeuille pour la deuxième fois. En attendant, j’ai rendez-vous avec mon officier de probation.

*

— Et comment avez-vous passé le mois écoulé, Nicholas ? fut la première question de Mme Bennett.

Danny tâcha de garder son sérieux.

— J’ai été occupé à régler les problèmes de famille dont je vous avais parlé lors de notre dernier rendez-vous.

— Et tout s’est-il passé comme prévu ?

— Oui, merci, Mme Bennett.

— Avez-vous trouvé du travail ?

— Non, Mme Bennett. Je me concentre actuellement sur mon diplôme d’études de commerce à l’université de Londres.

— Ah oui, je m’en souviens. Mais la bourse ne doit pas suffire pour vivre ?

— J’arrive à m’en sortir.

Mme Bennett retourna à sa liste de questions.

— Vivez-vous toujours dans la même maison ?

— Oui.

— Je vois. Je pense que je devrais peut-être venir inspecter la propriété un de ces jours, pour m’assurer qu’elle correspond bien aux normes minimum du ministère de l’Intérieur.

— Vous serez la bienvenue.

Elle lut la question suivante à haute voix :

— Avez-vous été en relation avec un ou plusieurs anciens détenus qui étaient en prison en même temps que vous ?

— Oui, répondit Danny, qui savait que cacher quoi que ce soit à son officier de probation serait considéré comme une violation des conditions de sa liberté sous caution.

— Mon ancien chauffeur vient d’être mis en liberté provisoire sous caution, et il séjourne actuellement chez moi.

— Y a-t-il suffisamment de place pour vous deux dans cette maison ?

— Plus qu’assez, merci, Mme Bennett.

— Et a-t-il un emploi ?

— Oui, il sera mon chauffeur.

— Je pense que vous avez suffisamment de problèmes comme cela, Nicholas, pour ne pas être facétieux.

— Ce n’est que la vérité, Mme Bennett. Mon grand-père m’a laissé suffisamment d’argent pour que je puisse me permettre d’engager un chauffeur.

Mme Bennett baissa les yeux sur les questions que le ministère de l’Intérieur voulait qu’elle lui pose au cours de leurs rendez-vous mensuels. Visiblement il n’y avait rien qui interdisait d’embaucher un chauffeur. Elle fit une nouvelle tentative.

— Avez-vous été tenté de commettre un crime depuis notre dernier rendez-vous ?

— Non, Mme Bennett.

— Vous droguez-vous ?

— Non, Mme Bennett.

— Touchez-vous actuellement des allocations chômage ?

— Non, Mme Bennett.

— Avez-vous besoin d’une autre aide du service de probation ?

— Non, merci Mme Bennett.

Mme Bennett était parvenue à la fin de son questionnaire, mais n’avait passé que la moitié du temps normalement alloué à chaque « client ».

— Et si vous me racontiez ce que vous avez fabriqué le mois dernier ? demanda-t-elle, désespérée.

*

— Je vais devoir me séparer de vous, annonça Beth, employant l’euphémisme auquel M. Thomas avait toujours recours chaque fois qu’il licenciait un membre du personnel.

— Mais pourquoi ? demanda Trevor Stutton. Si je pars, qui sera le gérant ? À moins que vous n’ayez déjà quelqu’un pour me remplacer.

— Je n’ai aucunement l’intention de vous remplacer, expliqua Beth. Mais depuis la mort de mon père, le garage perd régulièrement de l’argent. Ça ne peut pas continuer comme ça, ajouta-t-elle, lisant le texte que M. Thomas lui avait préparé.

— Mais vous ne m’avez pas laissé suffisamment de temps pour faire mes preuves ! protesta Sutton.

Beth regrettait que Danny ne soit pas à sa place – mais si Danny avait été là, le problème ne se serait jamais posé.

— Si nous avons encore un trimestre comme celui qui vient de passer, dit-elle, nous devrons déposer le bilan.

— Qu’attendez-vous de moi ? demanda Stutton en se penchant et en mettant les coudes sur la table. Parce que je sais une chose : le patron ne m’aurait jamais traité de la sorte.

Beth était furieuse qu’il se permette de parler de son père. Mais M. Thomas lui avait conseillé de se mettre à la place de Trevor et d’imaginer ce qu’il devait ressentir, d’autant plus qu’il n’avait jamais travaillé ailleurs qu’au garage, depuis qu’il avait quitté l’école Clement Attlee.

— J’ai parlé avec Monty Hughes, reprit Beth, tâchant de garder son calme. Et il m’a assuré qu’il pourrait vous trouver une place dans son équipe.

Ce qu’elle ne prit pas la peine d’ajouter, c’était que M. Hughes n’avait qu’un poste de mécanicien débutant disponible, et que cela signifierait une grosse perte de salaire pour Trevor.

— Tout cela est très bien, dit-il, furieux, mais le dédommagement alors ? Je connais mes droits.

— Je suis disposée à vous verser trois mois de salaire, et à vous faire une lettre de référence expliquant que vous faites partie de nos employés les plus assidus. Et les plus bêtes, avait ajouté Monty Hughes quand Beth l’avait consulté. En attendant la réponse de Trevor, elle se rappela les paroles de Danny : mais uniquement parce qu’il ne sait pas faire une addition. Beth ouvrit le tiroir du bureau de son père d’où elle sortit un gros paquet et une feuille de papier. Elle ouvrit le paquet d’un coup et vida son contenu sur le bureau. Sutton regarda fixement le tas de billets de cinquante livres et s’humecta les lèvres en tâchant de calculer combien d’argent se trouvait sur la table. Beth fit glisser sur le bureau le contrat que M. Thomas avait préparé la veille.

— Si vous signez là, dit-elle en montrant les pointillés du doigt, les sept mille livres seront à vous.

Trevor hésita. Beth essayait de cacher son impatience à le voir signer ce fichu contrat. Elle attendit que Trevor compte l’argent, mais cela lui sembla une éternité. Puis il finit par prendre un stylo et coucher sur le papier les deux seuls mots qu’il était capable d’écrire sans faire de faute. D’un coup, il ramassa l’argent et, sans rien dire, il tourna le dos à Beth et sortit de la pièce avec un air furieux.

Une fois qu’il eut claqué la porte, Beth poussa un soupir de soulagement : il aurait pu exiger beaucoup plus que sept mille, même si, en fait, cette somme représentait tout l’argent qui se trouvait encore sur le compte du garage. Tout ce qui restait à faire à Beth, à présent, était de mettre le garage en vente le plus vite possible.

Le jeune agent immobilier qui avait visité la propriété lui avait assuré que le garage valait au moins deux cent mille livres. Après tout, c’est un site en propriété libre, idéalement situé, avec un accès facile à la City. Deux cent mille livres résoudraient tous les problèmes financiers de Beth, et il resterait suffisamment ensuite pour que Christy reçoive l’éducation que Danny et elle avaient toujours voulu pour elle.

52

Danny lisait Capitalisme et liberté de l’économiste américain Milton Friedman. Il s’intéressait au chapitre sur le cycle de la propriété et les effets de la plus-value immobilière négative lorsque le téléphone sonna. Après deux heures passées à étudier les écrits du professeur Friedman, il était ravi de l’interruption. Il décrocha. C’était une voix de femme.

— Salut Nick. C’est une voix de ton passé.

— Salut, voix de mon passé, répondit Danny, tâchant désespérément de mettre un nom sur cette voix.

— Tu as dit que tu viendrais me voir en tournée. Je n’arrête pas de scruter le public, mais tu n’es jamais là.

— Où joues-tu en ce moment ? demanda Danny qui continuait à se creuser la tête, mais aucun nom ne venait à son secours.

— Cambridge. Arts Theatre.

— Super, quelle pièce ?

— Une femme de nulle importance.

— Encore Oscar Wilde, observa Danny, conscient qu’il n’avait plus beaucoup de temps.

— Nick, tu ne te rappelles même pas mon nom, n’est-ce pas ?

— Ne sois pas bête, Katie, dit-il, juste à temps. Comment pourrais-je oublier ma doublure préférée ?

— Eh bien, j’ai le rôle principal maintenant, et j’espérais que tu viendrais me voir.

— Tentant, dit Danny en feuilletant son agenda, bien qu’il sût qu’il était libre presque tous les soirs. Pourquoi pas vendredi ?

— Pourrait pas mieux tomber. Nous pourrons passer le week-end ensemble.

— Je dois être de retour à Londres pour une réunion samedi matin, dit Danny en contemplant une page vide sur son agenda.

— Alors ce sera encore une aventure d’un soir, dit Katie. Je m’y ferai. (Danny ne répondit pas.) Le rideau se lève à sept heures et demie. Je laisserai un billet pour toi au guichet. Viens seul, parce que je n’ai pas l’intention de te partager.

Danny raccrocha et fixa du regard la photo de Beth dans un cadre en argent au bord de son bureau.

*

— Il y a trois hommes qui remontent l’allée, constata Molly en regardant par la fenêtre. Ils n’ont pas l’air d’ici.

— Ils sont tout à fait inoffensifs, l’assura Danny. Faites-les entrer dans le séjour, et dites-leur que j’arrive dans une minute.

Danny monta les marches quatre à quatre jusqu’à son bureau, prit les trois dossiers sur lesquels il avait travaillé en vue de la réunion, puis s’empressa de redescendre.

Les trois hommes qui l’attendaient se ressemblaient trait pour trait. La seule différence était leur âge. Ils portaient tous trois un costume bleu marine bien coupé, une chemise blanche et une cravate passe-partout, et chacun tenait un porte-documents de cuir noir. On les aurait croisés dans la rue sans se retourner sur leur passage – et ils ne s’en seraient pas plaints.

— Ravi de vous revoir, baron, dit Danny.

Coubertin le salua.

— Nous sommes touchés que vous nous ayez invités dans votre belle demeure, sir Nicholas. Permettez-moi de vous présenter M. Bresson, le directeur de la banque, et M. Segat, qui s’occupe de nos clients importants.

Danny serra la main des trois hommes. Molly réapparut avec un plateau de thé et des biscuits.

— Messieurs, reprit Danny en s’asseyant, peut-être devrais-je commencer par vous demander de me mettre au courant des dernières évolutions de mon compte en banque.

— Certainement, fit M. Bresson en ouvrant un dossier marron sans inscription. Votre compte numéro un présente un solde de plus de cinquante-sept millions de dollars, qui enregistre actuellement des intérêts au taux de 2, 75 par an. Votre compte numéro deux, poursuivit-il, un solde de plus d’un million de dollars. La banque le surnommait le compte « timbre-poste » de votre grand-père, dont il se servait chaque fois qu’il voulait faire une acquisition imprévue.

— Vous pouvez clôturer l’un des comptes, dit Danny, car je n’achèterai pas de timbres. (Bresson opina.) Et je dois dire, M. Bresson, que je trouve inacceptable que mon capital rapporte 2, 75 pour cent. À l’avenir, j’ai l’intention de faire meilleur usage de mon argent.

— Pouvez-vous nous dire à quoi vous pensez ? demanda Segat.

— Oui. Je vais investir dans trois domaines – immobilier, valeurs mobilières et peut-être des titres, qui, soit dit en passant, rapportent actuellement systématiquement 7, 12 pour cent. Je mettrai par ailleurs une petite somme de côté, jamais plus de dix pour cent de la valeur totale de mes avoirs, pour des projets spéculatifs.

— Alors puis-je me permettre, au vu des circonstances, dit Segat, de transférer votre argent sur trois comptes séparés, dont on ne pourra pas retrouver l’origine – vous – tout en nommant trois directeurs mandataires qui vous représenteront.

— Au vu des circonstances ? demanda Danny.

— Depuis le 11 septembre, les Américains et les Anglais s’intéressent de très près aux transferts de grosses sommes d’argent. Il ne me paraît pas judicieux que votre nom apparaisse sans cesse sur leur radar.

— Bien vu, dit Danny.

— À supposer que vous acceptiez que nous ouvrions ces comptes, ajouta Bresson, puis-je vous demander si vous souhaitez faire appel à l’expertise de la banque dans la gestion de vos investissements ? Je vous en parle parce que notre département immobilier, par exemple, emploie plus de quarante spécialistes dans le domaine, dont sept, rien qu’à Londres, qui gèrent actuellement un portefeuille de cent milliards de dollars. Et notre département investissement est considérablement plus important.

— Je profiterai de tout ce que vous avez à me proposer, dit Danny. N’hésitez pas à me faire savoir si vous pensez que je prends une mauvaise décision. Toutefois, ces deux dernières années, j’ai passé beaucoup de temps à suivre les tribulations de vingt-huit sociétés, et j’ai décidé d’investir une partie de mon capital dans dix-neuf d’entre elles.

— Quelle tactique adopterez-vous quand vous devrez acheter des actions à ces sociétés ? demanda Segat.

— Je souhaiterais acheter par petites tranches dès lors qu’elles arriveront sur le marché – jamais avec agressivité, car je ne tiens pas à influencer le marché d’une façon ou d’une autre. De plus, je ne tiens pas du tout à détenir plus de deux pour cent de chacune de ces sociétés.

Danny donna à Bresson la liste des sociétés dont il suivait l’évolution longtemps avant son évasion de prison.

Bresson suivit les noms du doigt et sourit.

— Nous surveillons nous aussi plusieurs de ces sociétés, mais je suis fasciné de voir que vous avez identifié une ou deux entreprises que nous n’avions pas encore repérées.

— Alors veuillez revérifier et si vous avez le moindre doute, dites-le-moi. (Danny prit l’un de ses dossiers.) En ce qui concerne l’immobilier, en revanche, j’ai l’intention d’être agressif. Et je vous demanderais d’agir vite si un paiement immédiat assure un meilleur prix.

Bresson donna une carte. Elle ne comportait pas de nom, pas d’adresse, juste un numéro de téléphone gaufré en noir.

— C’est ma ligne privée. Nous pouvons virer la somme que vous désirez dans n’importe quel pays sur terre en appuyant sur un seul bouton. Et quand vous appelez, vous n’avez pas besoin de dire votre nom car la ligne est à commande vocale.

— Merci, dit Danny en rangeant la carte dans une poche intérieure. J’ai également besoin de vos conseils sur une affaire plus urgente, à savoir mes frais de subsistance quotidiens. Je n’ai aucunement envie que le percepteur fourre son nez dans mes affaires, et comme je vis dans cette maison et emploie une gouvernante et un chauffeur tout en vivant apparemment sur une bourse d’études et rien d’autre, ce pourrait bien être le radar du fisc que je risque de réveiller.

— Puis-je vous faire une suggestion ? dit Coubertin. Nous avions coutume d’envoyer cent mille livres par mois sur un compte à Londres pour votre grand-père. L’argent provenait d’un fidéicommis que nous avions institué pour lui. Il payait des impôts sur ce revenu et effectuait certaines de ses plus petites transactions par l’intermédiaire d’une société enregistrée à Londres.

— J’aimerais que vous poursuiviez cet arrangement, dit Danny. Que dois-je faire pour cela ?

Coubertin sortit un mince dossier de son attaché-case, extirpa une feuille de papier et dit en désignant une ligne en pointillés : « Si vous signez là, sir Nicholas, je peux vous assurer que tout sera réglé et administré à votre satisfaction. Tout ce que je dois savoir, c’est dans quelle banque effectuer notre transfert mensuel. »

— Coutts and Co dans le Strand, répondit Danny.

— Comme votre grand-père, observa le président.

*

— Combien de temps faut-il pour aller à Cambridge ? demanda Danny à Big Al peu après que les trois banquiers suisses se furent volatilisés.

— Une heure et demie à peu près. Donc nous ferions mieux de ne pas tarder, chef.

— Bien, dit Danny. Je vais me changer et préparer un sac pour la nuit.

— Molly l’a déjà fait, l’informa Big Al. Il est dans le coffre de la voiture.

La circulation du vendredi soir était chargée et Big Al ne réussit pas à pousser le compteur au-dessus de 50 km/h avant de s’être engagé sur la M11. Il entra dans King’s Parade seulement dix minutes avant le lever de rideau.

Ces dernières semaines, Danny avait été très préoccupé par le testament du grand-père de Nick. Il n’avait pas mis les pieds au théâtre depuis qu’il avait vu Lawrence Davenport dans L’importance d’être Constant.

Lawrence Davenport… Bien que Danny ait des projets pour ses trois ennemis, à chaque fois qu’il songeait à Davenport, il ne pouvait s’empêcher de penser à Sarah. Il savait pertinemment que sans elle, il aurait très bien pu retourner à Belmarsh. De plus elle pouvait ouvrir des portes dont il n’avait pas la clé.

Big Al arrêta la voiture devant le théâtre.

— À quelle heure rentrerez-vous à Londres, chef ?

— Je ne sais pas encore, dit Danny, mais pas avant minuit.

Il prit son billet au guichet, donna trois livres en échange d’un programme et suivit un groupe de retardataires qui se dirigeaient vers l’orchestre. Une fois installé, il se mit à tourner les pages. Il avait voulu lire la pièce avant la représentation, mais elle était restée sur son bureau sans qu’il ait le temps d’y toucher trop occupé par Milton Friedman.

Danny s’arrêta sur une page qui affichait un grand portrait de Katie Benson. Contrairement à ce qui arrivait souvent, la photo était récente. Il lut l’article la concernant. Une femme de nulle importance était à l’évidence le rôle le plus important qu’elle ait jamais joué.

Quand le rideau se leva, Danny fut englouti par un autre monde. Il décida qu’à l’avenir, il irait au théâtre plus souvent. Comme il regrettait que Beth ne soit pas à ses côtés pour partager son plaisir ! Katie était sur scène en train d’arranger des fleurs dans un vase, mais il ne pensait qu’à Beth. À mesure que la pièce avançait, il dut reconnaître que Katie offrait une interprétation impeccable, et il fut bien vite captivé par l’histoire de cette femme qui soupçonnait son mari d’infidélité.

Pendant l’entracte, Danny prit une décision et quand le rideau tomba, M. Wilde lui avait même montré comment s’y prendre. Il attendit que le théâtre se vide avant de se diriger vers l’entrée des artistes. Le vigile le regarda d’un air méfiant quand il demanda à voir Mlle Benson.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il en vérifiant son écritoire.

— Nicholas Moncrieff.

— Ah oui, elle vous attend. Loge sept, premier étage.

Danny gravit lentement les marches. Quand il arriva devant la porte numéro sept, il attendit un moment avant de frapper.

Il ouvrit et trouva Kate assise devant un miroir, en soutien-gorge et culotte noirs. Et rien d’autre. Elle se démaquillait.

— Dois-je t’attendre dehors ? demanda-t-il.

— Ne sois pas bête, chéri. Je n’ai rien de nouveau à te montrer et, on peut même dire que j’espérais réveiller de vieux souvenirs, ajouta-t-elle en se tournant vers lui.

Elle se leva et enfila une robe noire, qui, étrangement, la rendait encore plus désirable.

— Tu étais merveilleuse, dit-il sans conviction.

— Es-tu sûr, chéri ? dit-elle en le regardant de plus près. Tu n’as pas du tout l’air convaincu.

— Oh si, dit Danny. J’ai vraiment aimé la pièce.

Katie le regarda fixement.

— Quelque chose ne va pas ?

— Je dois rentrer à Londres. Une affaire urgente.

— Un vendredi soir ? Oh allez, Nick, tu peux trouver mieux.

— C’est juste que…

— Il y a une autre femme, c’est ça ?

— Oui, avoua Danny.

— Alors pourquoi as-tu pris la peine de te déplacer ? lança-t-elle furieuse en lui tournant le dos.

— Je suis désolé. Vraiment désolé.

— Ne prends pas la peine de me rappeler, Nick. Il est clair que pour toi je ne suis qu’une femme de nulle importance.

53

— Désolé, chef, je croyais que tu avais dit pas avant minuit, dit Big Al en finissant rapidement son hamburger.

— J’ai changé d’avis.

— Je croyais que c’était une prérogative féminine ?

— Elle aussi, répondit Danny.

Quand ils arrivèrent sur la M11 un quart d’heure plus tard, Danny dormait déjà à poings fermés. Il se réveilla quand la voiture s’arrêta à un feu sur Mile End Road. S’il avait pu, Danny aurait demandé à Big Al de prendre une autre route.

Le feu passa au vert. Ils enchaînèrent une série de feux verts à vive allure. Comme si quelqu’un d’autre savait que Danny ne devait pas s’attarder dans les parages. Il se cala dans son siège et ferma les yeux. Il savait qu’il y avait quelques repères familiers devant lesquels il ne pourrait pas passer sans jeter au moins un coup d’œil : l’établissement scolaire Clement Attlee, l’église de St. Mary et bien sûr, le garage Wilson.

Il ouvrit les yeux et regretta de ne pas les avoir gardés fermés.

— Ce n’est pas possible, dit-il. Gare-toi, Al.

Big Al coupa le moteur et regarda alentour pour s’assurer que le chef ne s’était pas trompé. Danny, incrédule, regardait l’autre côté de la route. Big Al tâcha de deviner ce qui retenait son attention, mais ne remarqua rien de particulier.

— Attends là, fit Danny en ouvrant la portière arrière. J’en ai pour deux minutes.

Danny traversa la route et examina une pancarte fixée au mur. Il sortit un stylo et une feuille et nota le numéro inscrit sous les mots « à vendre ». Quand il vit des gens sortir d’un pub à côté, il se hâta de traverser la route et rejoignit Big All devant la voiture.

— Partons d’ici, dit-il sans explication.

*

Danny pensa à demander à Big Al de retourner dans l’East End le samedi matin pour pouvoir examiner la pancarte de plus près, mais il savait qu’il ne pouvait pas courir le risque que quelqu’un le reconnaisse.

Un plan commença à s’articuler dans sa tête. Dimanche soir, il était presque sur pied. Chaque détail devrait être respecté à la lettre. Une seule erreur et les trois Mousquetaires devineraient exactement ce qu’il avait en tête. Les doublures, les petits personnages, devraient être en place bien avant que les trois premiers rôles n’entrent en scène.

Quand Danny descendit prendre le petit-déjeuner ce lundi matin, il laissa le Times sur la table de la cuisine sans l’avoir ouvert. Il récapitula dans sa tête ce qu’il avait à faire, parce qu’il ne pouvait pas se permettre de coucher quoi que ce soit sur papier. Si Arnold Pearson, l’avocat de la Couronne, lui avait demandé en sortant de la cuisine ce qu’il avait mangé au petit-déjeuner, il aurait été incapable de lui répondre. Il se retira dans son bureau, ferma la porte à clé et s’assit à son bureau. Il décrocha le téléphone et composa le numéro sur la carte.

— J’aurai besoin de transférer une petite somme d’argent aujourd’hui et très vite.

— Compris.

— J’aurai aussi besoin que l’on me conseille sur une transaction immobilière.

— Il vous contactera plus tard dans la journée.

Danny reposa le combiné et consulta sa montre. Il n’y aurait personne dans les bureaux avant neuf heures. Il fit les cent pas dans la pièce, profitant du temps pour répéter ses questions, des questions qui ne devaient pas avoir l’air préparées. À neuf heures et une minute, il sortit le papier de sa poche et composa le numéro.

— Douglas Allen Spiro, fit une voix.

— Vous avez mis une pancarte « à vendre » sur une propriété sur Mile End Road, annonça Danny.

— Je vous passe M. Parker qui s’occupe des propriétés dans ce quartier.

Danny entendit un clic.

— Roger Parker.

— Vous avez une propriété à vendre sur Mile End Road, répéta Danny.

— Nous avons plusieurs propriétés dans ce quartier, monsieur. Pourriez-vous êtres plus précis ?

— Le garage Wilson.

— Ah oui, propriété remarquable, en propriété libre. Elle est dans la même famille depuis plus de cent ans.

— Depuis combien de temps est-elle sur le marché ?

— Pas longtemps et nous avons déjà beaucoup d’intéressés.

— Combien de temps ? répéta Danny.

— Cinq voire six mois, avoua Parker.

Danny jura en lui-même quand il songea à l’angoisse qu’avait dû vivre la famille de Beth et qu’il n’avait rien fait pour l’aider. Il voulait poser des tas de questions auxquelles M. Parker serait incapable de répondre.

— Quel est le prix demandé ?

— Deux cent mille livres, répondit Parker, ou une offre similaire qui inclut bien sûr la reprise. Puis-je vous demander votre nom, monsieur ?

Danny raccrocha. Il se leva et se rendit devant une étagère qui comportait trois dossiers marqués « Craig », « Davenport » et « Payne ». Il prit le dossier de Gerald Payne et consulta le numéro de téléphone du plus jeune associé de l’histoire de Baker, Tremlett, et Smythe, comme maître Arnold Pearson avait absolument tenu à le rappeler lors du procès. Danny n’avait pas de plan particulier pour parler à Payne aujourd’hui. Il fallait que Payne, prêt à tout pour conclure l’affaire, vienne à lui. Il composa le numéro.

— Baker, Tremlett et Smythe.

— J’envisage d’acheter une propriété sur Mile End Road.

— Je vous mets en communication avec le service qui s’occupe de l’East End.

Il y eut un petit déclic. La personne qui décrocha ne saurait jamais qu’elle avait été choisie au hasard, pour servir de messager.

— Gary Hall. Que puis-je faire pour vous ?

— M. Hall, je suis Sir Nicholas Moncrieff et je me demande – lentement, très lentement – si vous êtes la personne dont j’ai besoin.

— Dites-moi ce qu’il vous faut, monsieur, et je verrai si je peux vous aider.

— Il y a une propriété à vendre sur Mile End Road, que j’aimerais acheter, mais je ne veux pas traiter directement avec l’agent immobilier du vendeur.

— Je comprends, monsieur. Soyez assuré de ma discrétion. (Je n’espère que non, songea Danny.) Quel numéro sur Mile End Road ?

— Un quatre trois, répondit Danny. C’est un garage, le garage Wilson.

— Qui sont les agents du vendeur ?

— Douglas Allen Spiro.

— Je vais en toucher un mot à mon confrère ici puis je vous passerai un coup de fil.

— Je serai dans votre quartier dans la journée. Peut-être pourrions-nous prendre un café ?

— Bien sûr, sir Nicholas. Où souhaiteriez-vous que l’on se retrouve ?

Danny pensa au seul endroit où il était allé, qui se trouvait à côté des bureaux de Baker, Tremlett et Smythe.

— Le Dorchester. Et si nous disions midi ?

— Je vous y retrouverai à midi, sir Nicholas.

Danny resta assis à son bureau. Il raya trois lignes sur une longue liste devant lui, mais il avait besoin que les autres protagonistes soient en place avant midi s’il voulait être prêt pour M. Hall. Le téléphone sonna. Il décrocha.

— Bonjour, sir Nicholas. Je dirige la branche « immobilier » de la banque à Londres.

*

Big Al conduisit Danny à Park Lane et se gara devant l’entrée de la terrasse du Dorchester peu après 11 h 30. Un portier descendit les marches et ouvrit la portière de la voiture. Danny en sortit.

— Je m’appelle sir Nicholas Moncrieff, annonça-t-il en montant les marches. Quelqu’un doit me rejoindre vers midi – un certain M. Hall. Pourriez-vous lui dire que je serai dans le salon ?

Il sortit son portefeuille et donna un billet de dix livres au portier.

— Certainement monsieur, répondit le portier en levant son haut-de-forme.

— Et vous vous appelez ?

— George.

— Merci George, lança Danny en passant les portes battantes de l’hôtel.

Il s’arrêta dans l’entrée et se présenta au concierge en chef. Après une brève conversation avec Walter, il en fut pour un nouveau billet de dix livres.

Sur les conseils de Walter, Danny alla au salon et attendit que le maître d’hôtel retourne à son poste. Cette fois, Danny sortit un billet de dix livres de son portefeuille avant de faire sa requête.

— Et si nous vous installions plutôt dans l’une de nos alcôves, monsieur ? Je veillerai à ce que l’on fasse venir M. Hall dès qu’il arrivera. Souhaiteriez-vous quelque chose en attendant ?

— Le Times et un chocolat chaud.

— Bien sûr, sir Nicholas.

— Et votre nom est ?

— Mario, monsieur.

George, Walter et Mario étaient, à leur insu, devenus membres de son équipe. Pour la modique somme de trente livres. Danny ouvrit le journal à la rubrique « affaires » afin de vérifier si ses investissements évoluaient bien. Il attendait que l’innocent M. Hall fasse son apparition. À midi deux, Mario se tenait à son côté.

— Sir Nicholas, votre invité vient d’arriver.

— Merci Mario, dit Danny comme s’il était un habitué.

— C’est un plaisir de vous rencontrer, sir Nicholas, lança Hall en s’asseyant en face de Danny.

— Que souhaiteriez-vous boire, M. Hall ? demanda Danny.

— Juste un café, merci.

— Un café et pour moi, comme d’habitude, Mario.

— Bien sûr, sir Nicholas.

Le jeune homme qui avait rejoint Danny portait un costume beige, une chemise verte et une cravate jaune. Gary Hall ne se serait jamais vu offrir un poste à la banque Coubertin. Il ouvrit son porte-documents et en sortit un dossier :

— Je crois avoir toutes les informations dont vous avez besoin, sir Nicholas, déclara Hall en ouvrant la couverture d’une pichenette. Numéro 143 Mile End Road, ancien garage, que possédait M. Albert Wilson, récemment décédé.

Le visage de Danny se vida de ses couleurs. Il réalisa jusqu’où les conséquences de la mort de Bernie s’étaient étendues : elle avait changé tant de vies.

— Vous sentez-vous bien, sir Nicholas ? demanda Hall, l’air sincèrement inquiet.

— Oui, ça va, ça va bien, répondit Danny qui se reprit rapidement. Vous disiez ? ajouta-t-il alors qu’un serveur déposait un chocolat chaud devant lui.

— Après que M. Wilson a pris sa retraite, l’affaire a été reprise pendant deux ans par un dénommé… (Hall regarda dans son dossier. Danny aurait pu le lui dire.) Trevor Sutton. Mais pendant ce temps, l’entreprise a accumulé des dettes considérables, de ce fait la propriétaire a décidé d’arrêter les frais et de la mettre en vente.

— La propriétaire ? dit Danny.

— Oui, le site appartient désormais à… (Il consulta de nouveau son dossier.) une certaine Elizabeth Wilson, la fille du précédent propriétaire.

— Quel est le prix demandé ?

— Le site fait approximativement mille cinq cents mètres carrés, mais si vous envisagez de faire une offre, je pourrai faire une enquête et confirmer les mesures exactes. (1489 mètres carrés, aurait pu lui dire Danny.) Il y a un bureau de prêteur sur gages juste à côté et un entrepôt de tapis turcs de l’autre côté.

— Quel est le prix demandé ? répéta Danny.

— Ah oui, pardon. Deux cent mille, reprise incluse, mais je suis quasiment sûr que vous pourriez l’avoir pour cent cinquante mille. La propriété n’a pas intéressé grand monde et il y a un garage qui marche bien mieux juste en face.

— Je ne peux pas me permettre d’ergoter plus longtemps, dit Danny, alors écoutez-moi bien. Je suis prêt à payer le prix demandé et je veux aussi que vous fassiez une offre pour le bureau de prêteur sur gages et l’entrepôt de tapis.

— Oui, bien sûr, sir Nicholas, répondit Hall en prenant note, fébrilement. (Il hésita un instant.) J’aurais besoin d’un versement de vingt mille livres avant d’aller plus loin.

— Quand vous retournerez à votre bureau, M. Hall, deux cent mille livres auront été versées sur votre compte client. (Hall n’eut pas l’air convaincu, mais ébaucha un petit sourire.) Dès que vous en savez plus sur les autres propriétés, appelez-moi.

— Oui, sir Nicholas.

— Et que les choses soient claires, reprit Danny, la propriétaire ne doit jamais savoir avec qui elle fait affaire.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion, sir Nicholas.

— Je l’espère, parce que j’ai appris que je ne pouvais pas compter sur la discrétion de la précédente société avec laquelle j’ai traité. Voilà pourquoi elle a perdu un client.

— Je comprends, dit Hall. Comment puis-je vous contacter ? (Danny sortit son portefeuille et lui tendit une carte de visite qui venait d’être tirée.) Et enfin, puis-je vous demander, sir Nicholas, quels avocats vous représenteront dans cette transaction ?

C'était la première question que Danny n’avait pas prévue. Il sourit.

— Munro, Munro et Carmichael. Vous aurez uniquement affaire à maître Fraser Munro, l’associé principal, qui s’occupe de tous mes dossiers personnels.

— Bien sûr, sir Nicholas, dit Hall en se levant après avoir noté le nom. Je retourne tout de suite au bureau et je vais parler avec les agents du vendeur.

Danny observa Hall filer. Il n’avait pas touché à son café. Il était sûr et certain que dans une heure, tout son bureau aurait entendu parler de l’excentrique sir Nicholas Moncrieff qui avait manifestement plus d’argent que de bon sens. Ils taquineraient sûrement le jeune Hall sur sa matinée gâchée jusqu’à ce qu’ils découvrent les deux cent mille livres versées sur le compte client.

Danny ouvrit son portable d’un coup et composa le numéro.

— Oui, dit une voix.

— Je veux que deux cent mille livres soient transférées sur le compte client de Baker, Tremlett et Smythe à Londres.

— Compris.

Danny referma son téléphone et songea à Gary Hall. Apprendrait-il que Mme Isaac Cohen désirait que son mari vende le bureau de prêteur sur gages depuis des années et que l’entrepôt de tapis rentrait tout juste dans ses fonds ? Et que M. et Mme. Kamal espéraient se retirer à Ankara pour passer plus de temps avec leur fille et leurs petits-enfants ?

Mario déposa discrètement l’addition sur la table à côté de lui. Danny laissa un gros pourboire. Il fallait que l’on se souvienne de lui. Quand il passa devant la réception, il s’arrêta pour remercier le concierge en chef.

— Avec plaisir, sir Nicholas. Si vous avez besoin d’autres services à l’avenir, faites-le-moi simplement savoir.

— Merci, Walter. Je vous recontacterai sûrement.

Danny passa les portes battantes et sortit sur la terrasse. George se précipita vers la voiture qui attendait et ouvrit la portière arrière. Danny sortit un autre billet de dix livres.

— Merci, George.

George, Walter et Mario étaient désormais des membres rémunérés de sa troupe d’acteurs. Le rideau venait seulement de tomber sur la fin du premier acte.

54

Danny prit le dossier intitulé « Davenport » sur l’étagère et le déposa sur le bureau. Il tourna la première page.

Davenport, Lawrence, Acteur – pages 2 – 11.

Davenport, Sarah, sœur, avocate – pages 12 – 16.

Duncan, Charlie, producteur – pages 17 – 20.

 

Il se rendit page 17. Un autre petit rôle allait bientôt jouer dans la prochaine production de Lawrence Davenport. Danny composa son numéro.

— Productions Charles Duncan.

— M. Duncan, s’il vous plaît.

— Qui dois-je annoncer ?

— Nick Moncrieff.

— Je vous le passe, M. Moncrieff.

 

— Je n’arrive pas à me souvenir où nous nous sommes rencontrés, fit la voix au bout du fil.

— Au Dorchester, pour la dernière de L’importance d’être Constant.

— Ah oui, maintenant je me rappelle. Alors que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il d’une voix méfiante.

— J’envisage d’investir dans votre prochaine production, expliqua Danny. Un ami à moi a mis quelque milliers de livres dans Constant, et il me dit avoir fait un beau profit ; de fait je me suis dit que ce pourrait être le bon moment pour…

— Vous ne pouviez mieux tomber ! s’écria Duncan. J’ai précisément ce qu’il vous faut, mon vieux. Et si on mangeait un morceau à l’Ivy un de ces quatre pour en discuter ?

Bingo ! songea Danny. Ça allait être bien plus simple qu’il ne l’avait imaginé.

— Non, laissez-moi vous inviter à déjeuner, mon vieux, dit Danny. Vous devez être débordé, alors le mieux serait sans doute que vous me recontactiez la semaine prochaine pour me donner vos disponibilités.

— Eh bien, c’est amusant, mon déjeuner de demain vient d’être annulé. Donc, si par hasard vous êtes libre…

— Je suis libre, répondit Danny, avant de l’appâter. Et si vous me rejoigniez dans mon pub attitré ?

— Votre pub attitré ? fit Duncan, plus aussi enthousiaste.

— Oui, le Palm Court Room au Dorchester. Disons treize heures ?

— Ah oui, bien sûr. Je vous y retrouve à treize heures, dit Duncan. C’est bien sir Nicholas, n’est-ce pas ?

— Nick, c’est parfait, fit Danny avant de raccrocher et de noter le rendez-vous dans son agenda.

*

Le professeur Amirkhan Mori se fendit d’un sourire bienveillant en passant en revue l’auditorium plein à craquer. Ses conférences étaient toujours combles. Et pas seulement parce qu'il transmettait une grande sagesse et un grand savoir, mais aussi parce qu’il réussissait à le faire avec humour. Il avait fallu du temps pour que Danny s’aperçoive que le professeur aimait provoquer les discussions et les débats en faisant des déclarations scandaleuses pour voir quelle réaction elles susciteraient chez ses étudiants.

— La stabilité économique de notre nation y aurait gagné si John Maynard Keynes n’était jamais né. Je ne crois pas qu’il ait réalisé une seule chose valable dans sa vie.

Vingt mains se levèrent d’un coup.

— Moncrieff, dit-il. Quel exemple avez-vous à nous donner d’un legs dont Keynes pourrait se targuer ?

— Il a fondé le Cambridge Arts Théâtre, répondit Danny, espérant prendre le professeur à son propre jeu.

— Il a aussi joué Orsino dans Twelfth night de Shakespeare quand il était étudiant au King’s College, rétorqua Mori. Mais c’était avant qu’il ne veuille prouver au monde qu’il était économiquement raisonnable que les pays riches investissent et encouragent les pays en voie de développement. (L’horloge au mur derrière lui sonna une heure.) Je vous ai assez vus, dit le professeur avant de descendre de l’estrade d’un pas énergique et de disparaître par les portes battantes dans les rires et les applaudissements.

Danny savait qu’il n’aurait pas le temps de déjeuner s’il ne voulait pas arriver en retard à son rendez-vous avec son officier de probation. Mais quand il sortit comme une flèche de la salle de conférence, il trouva le professeur Mori qui attendait dans le couloir.

— Je me demandais si vous aviez un moment, Moncrieff, dit Mori et sans attendre de réponse, il partit en trombe dans le couloir. Danny le suivit dans son bureau, prêt à défendre son opinion sur Milton Friedman car il savait que sa dernière dissertation n’allait pas dans le sens des opinions que le professeur avait souvent exprimées à ce sujet.

— Asseyez-vous mon cher, dit Mori. Je vous offrirais bien à boire, mais franchement, je n’ai rien de buvable. Bref, passons aux choses sérieuses. Je voulais savoir si vous aviez envisagé de vous inscrire au concours de dissertations du Jennie Lee Memorial Prize ?

— Je n’y avais pas pensé, avoua Danny.

— Alors vous devriez. Vous êtes de loin l’étudiant le plus brillant de votre promotion, et ce n’est pas peu dire, et je pense que vous pourriez remporter le prix. Si vous en avez le temps, vous devriez sérieusement y réfléchir.

— Quel sorte d’engagement cela implique-t-il ? demanda Danny. Ses études venaient en deuxième dans l’ordre des ses priorités.

Le professeur prit un guide sur son bureau, tourna la première page et se mit à lire à haute voix :

« La dissertation devra faire entre dix et vingt mille mots. Elle portera sur un sujet choisi par le candidat, qui devra la remettre avant la fin du premier trimestre. »

— Je suis flatté que vous pensiez que je suis à la hauteur, dit Danny.

— Je suis seulement étonné que vos professeurs à Loretto ne vous aient pas conseillé d’aller à Édimbourg ou à Oxford, plutôt qu’intégrer l’armée.

Danny aurait bien voulu expliquer à son professeur que personne de l’établissement polyvalent Clement Attlee n’était jamais allé à Oxford, pas même le directeur.

— Peut-être souhaiteriez-vous y réfléchir ? s’enquit le professeur. Faites-moi savoir quand vous aurez pris votre décision.

— Très certainement, répondit Danny en se levant. Merci, professeur.

Une fois dans le couloir, Danny se mit à courir vers l’entrée. Quand il eut passé les portes, il fut soulagé de voir Big Al l’attendre près de la voiture.

 

Danny retourna dans sa tête les paroles du professeur Mori alors que Big Al longeait le Strand et traversait le Mall en direction de Notting Hill Gate. Il roulait au-delà des limitations de vitesse car il ne voulait pas que son chef arrive en retard à son rendez-vous. Mieux valait payer une amende que de voir Danny retourner passer quatre ans à Belmarsh. Malheureusement Big Al se gara devant le bureau de probation juste au moment où Mme Bennett descendait du bus. Elle regarda par la vitre de la voiture alors que Danny tâchait de se cacher derrière la silhouette massive de Big Al.

— Elle doit croire que tu as braqué une banque, dit Big Al, et que je suis le chauffeur du fuyard.

— Oui, j’ai braqué une banque, lui rappela Danny.

 

Danny dut attendre à l’accueil plus longtemps que nécessaire avant que Mme Bennett ne réapparaisse et lui fasse signe d’entrer dans son bureau. Une fois assis sur sa chaise en plastique de l’autre côté de la table en Formica, elle dit :

— Avant de commencer, Nicholas, peut-être pouvez-vous m’expliquer à qui appartient la voiture dans laquelle vous êtes arrivé cet après-midi ?

— Elle est à moi, répondit Danny.

— Et qui était le chauffeur ? demanda Mme Bennett.

— C’est mon chauffeur.

— Comment pouvez-vous vous payer une BMW et employer un chauffeur alors que les seules sources de revenu que vous déclarez sont une bourse étudiante ?

— Mon grand-père a institué un fonds en fidéicommis pour moi qui génère un revenu mensuel de cent mille livres et…

— Nicholas, dit Mme Bennett d'un ton sec, ces rendez-vous sont censés être une opportunité pour que vous abordiez en face les problèmes que vous rencontrez afin que je puisse vous proposer mon aide et mes conseils. Je vais vous laisser une chance de plus de répondre honnêtement à mes questions. Si vous continuez à vous comporter avec une telle frivolité, je n’aurai d’autre choix que de le mentionner dans mon prochain rapport au ministère de l’Intérieur, et nous savons tous les deux quelles en seront les conséquences. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui, Mme Bennett, répondit Danny en se rappelant ce que Big Al lui avait dit quand il avait rencontré le même problème avec son officier de probation. « Dis-leur c’qu’ils veulent entendre, chef. Ça simplifie tellement la vie. »

— Laissez-moi vous reposer la question. À qui appartient la voiture dans laquelle vous êtes arrivé cet après-midi ?

— À l’homme qui la conduit.

— Et est-il un ami ? Ou travaillez-vous pour lui ?

— Je l’ai connu quand j’étais à l’armée, et comme j’étais en retard, il m’a proposé de me déposer.

— Et pouvez-vous me dire si vous avez d'autres sources de revenu, hormis votre bourse ?

— Non, Mme Bennett.

— Voilà qui est mieux. Vous voyez que les choses se passent mieux quand vous acceptez de coopérer ? Maintenant y a-t-il autre chose dont vous souhaitez discuter avec moi ?

Danny fut tenté de lui parler de son entrevue avec les trois banquiers suisses, de lui exposer en détail l’affaire immobilière qu’il essayait de mettre sur pied, ou de lui confier les projets qu’il avait pour Charlie Duncan. Il opta pour une histoire plus crédible :

— Mon professeur souhaite que je m’inscrive au concours de dissertation Jennie Lee Memorial Prize et je me demandais si vous pourriez me conseiller.

Mme Bennett sourit.

— Croyez-vous que cela augmentera vos chances de devenir enseignant ?

— Oui, je suppose, dit Danny.

— Alors je vous conseillerais de vous inscrire au concours.

— Je vous suis très reconnaissant, Mme Bennett

— Il n’y a pas de quoi, répondit-elle. Après tout, je suis là pour ça.

 

La visite nocturne imprévue de Danny à Mile End Road avait ranimé cette braise rougeoyante que les condamnés à perpétuité appelaient « leurs démons ». Retourner à l’Old Bailey en plein jour signifiait pour Danny un défi encore plus important.

Quand Big Al vira dans St Paul’s Yard, Danny leva les yeux sur la statue perchée sur le toit de la cour d’assises : une femme essayait de tenir une balance en équilibre. Quand Danny avait feuilleté son agenda pour vérifier s’il était libre pour déjeuner avec Charlie Duncan, il s’était rappelé comment il avait prévu de passer sa matinée. Big Al passa devant l’entrée du public, tourna à droite au bout de la route et se rendit jusqu’à l’arrière du bâtiment, où il se gara devant une porte arborant une pancarte : « Entrée des visiteurs ».

Une fois que Danny eut passé la sécurité, il entreprit la longue ascension des marches de pierre menant aux différents tribunaux. En haut, un représentant de la cour qui portait une longue robe noire de maître d’école lui demanda s’il savait dans quelle salle d’audience il souhaitait se rendre.

— Numéro quatre, répondit-il. L’homme lui désigna la deuxième porte à droite dans le couloir. Danny suivit ses instructions et se rendit dans la tribune réservée au public. Une poignée de spectateurs – famille, amis de l’accusé et quelques curieux – étaient assis sur un banc au premier rang. Il ne se joignit pas à eux.

Danny ne s’intéressait pas du tout à l’accusé. Il était venu voir son adversaire jouer sur son propre terrain. Il se glissa dans un coin du dernier rang. Comme un assassin chevronné, il jouissait d’une vue parfaite sur sa proie. Spencer Craig quant à lui devrait se retourner et fixer la tribune s’il voulait avoir la moindre chance de le voir, et encore, Danny ne serait qu’un visage parmi d’autres dans le paysage.

Danny observait le moindre mouvement de Craig, un peu comme un boxeur étudie son adversaire, cherche les failles, les faiblesses. Craig montrait très peu de choses pour un œil inexercé. À mesure que la matinée avançait, il devenait évident qu’il était habile, rusé et sans pitié, des armes nécessaires dans la profession qu’il avait choisie. Il semblait disposé à tirer sur la corde de la loi, jusqu’à la rupture si cela pouvait le servir. Cela, Danny l’avait appris à ses dépends. Il avait déjà accepté que lorsque le moment viendrait d’affronter Craig, il devrait être le plus vif possible. Il ne pourrait considérer son adversaire comme vaincu que lorsqu’il aurait poussé son dernier soupir.

Danny croyait qu’il savait désormais presque tout ce qu’il y avait à savoir sur Spencer Craig. Il savait à quel point il lui fallait rester prudent. Si Danny avait l’avantage de la préparation et de l’élément de surprise, il avait également l’inconvénient d’avoir osé pénétrer dans une arène que Craig considérait comme son pré carré. Danny n’arpentait ce terrain que depuis quelques mois. À chaque jour qui passait, il entrait de mieux en mieux dans son rôle, il prenait de l’assurance. Aujourd’hui, personne ne doutait un instant qu’il fût réellement sir Nicholas Moncrieff. Cependant Danny se rappelait que Nick avait écrit dans son journal que pour affronter un ennemi dans les meilleures conditions, il fallait l’attirer en dehors de son propre terrain. C’était hors de son élément, qu’il devenait vulnérable.

Danny testait chaque jour ses nouveaux talents. Cependant, ce qu’il avait fait jusqu’à présent avait été assez simple. Se faire inviter à une soirée, se faire passer pour un habitué du Dorchester, duper un jeune agent immobilier et convaincre un producteur de théâtre qu’il pourrait investir dans sa dernière production étaient seulement les rounds d’échauffement d’un long combat dans lequel Craig était indubitablement l’adversaire numéro un. Si Danny baissait la garde ne serait-ce qu’une minute, l’homme qui plastronnait dans la salle d’audience s’assurerait qu’il soit renvoyé à Belmarsh pour le reste de sa vie.

Danny devait attirer cet homme dans un marécage dont il ne pourrait s’échapper. Charlie Duncan allait l’aider à priver Lawrence Davenport de ses fans inconditionnels. Gary Hall allait humilier Gerald Payne devant ses collègues et amis. Mais s’assurer que Spencer Craig termine sa carrière, ne puisse plus siéger à la cour en perruque et robe rouge, qu’il se retrouve sur le banc des accusés, et qu’il soit reconnu coupable de meurtre par un jury serait une autre affaire.

55

— Bonjour George, lança Danny quand il lui ouvrit la portière arrière de la voiture.

— Bonjour sir Nicholas.

Danny entra dans l’hôtel sans se presser et fit un signe de la main à Walter quand il traversa l’accueil. Le visage de Mario s’illumina à la minute où il remarqua son client préféré.

— Un chocolat chaud et le Times, sir Nicholas ? demanda-t-il une fois que Danny se fut installé dans son alcôve attitrée.

— Merci, Mario. J’aimerais aussi une table pour déjeuner à une heure demain, dans un endroit discret.

— Aucun problème, sir Nicholas.

Danny se cala dans son siège et songea à l’entrevue qui allait avoir lieu. Ses conseillers du département immobilier de la banque Coubertin avaient appelé trois fois la semaine dernière : pas de nom, pas de tergiversations, juste des faits et des conseils avisés. Non seulement ils avaient proposé un prix réaliste pour le bureau de prêteur sur gages, mais ils avaient également attiré son attention sur une parcelle de terrain derrière les trois propriétés et qui appartenait au conseil municipal. Danny ne leur précisa pas qu’il connaissait le moindre mètre carré de ce terrain. Quand il était petit, lui était le buteur et Bernie, le gardien dans la finale de leur coupe du monde de football privée.

Ils avaient également pu lui indiquer que pendant des années le service d’urbanisme avait voulu construire des « logements abordables » sur ce terrain, mais avec un garage si près du site, le comité de santé et de sécurité s’était opposé à cette idée. Les minutes des réunions en question étaient arrivées dans une enveloppe marron le lendemain matin. Danny avait des projets qui résoudraient tous les problèmes.

*

— Bonjour, sir Nicholas.

Danny leva les yeux de son journal.

— Bonjour, M. Hall, dit-il quand le jeune homme s’assit en face de lui. Hall ouvrit son porte-documents et sortit un épais dossier intitulé « Moncrieff », puis un document qu'il donna à Danny.

— Ce sont les actes notariés du garage Wilson, expliqua-t-il. J’ai rencontré Mlle Wilson ce matin. (Danny crut que son cœur allait cesser de battre.) Une jeune femme charmante… Elle semblait soulagée d’être déchargée de ce problème.

Danny sourit. Beth déposerait les deux cent mille livres dans son agence locale de l’HSBC. Elle se contenterait de voir que cela lui rapportait 4, 5 pour cent par an. Lui savait parfaitement qui bénéficierait le plus des retombées.

— Et les deux immeubles de chaque côté ? demanda Danny. Avez-vous du neuf ?

— À ma grande surprise, répondit Hall, je pense que nous allons pouvoir conclure l’affaire. (Cela ne surprit pas Danny le moins du monde.) M. Isaacs a dit qu’il cèderait son bureau de prêteur sur gages pour deux cent cinquante mille et M. Kamal demande trois cent vingt mille pour l’entrepôt de tapis. À eux deux, ils pourraient doubler la taille de votre propriété et nos spécialistes en investissement estiment que la valeur des biens réunis vaudra presque le double de votre mise de fonds initiale.

— Payez à M. Isaacs le prix qu’il demande. Proposez trois cent mille à M. Kamal. Vous pouvez monter jusqu’à trois cent quinze – l’entrepôt de tapis fait une fois et demie la superficie du bureau de prêteur sur gages.

— Mais je continue à penser que je pourrai vous faire obtenir une meilleure offre, lança Hall.

— Surtout pas. Je veux que vous concluiez ces deux affaires le même jour. Si M. Kamal venait à découvrir ce que nous manigançons, il voudra nous faire payer une fortune.

— Compris, répondit Hall qui continuait à noter les instructions de Danny.

— Une fois les deux affaires conclues, faites-le-moi immédiatement savoir afin que je puisse entamer des négociations avec le conseil municipal sur la bande de terre située derrière les trois sites.

— Nous pourrions même arrêter des plans avant que vous ne les contactiez. Ce pourrait être le site idéal pour un petit immeuble de bureaux, ou un supermarché.

— Non, sûrement pas, M. Hall, dit Danny d’un ton ferme. Si vous faisiez cela, vous perdriez votre temps et mon argent. (Hall eut l’air légèrement soucieux.) Il y a un Sainsbury’s à une centaine de mètres seulement, et si vous étudiez le plan de développement sur dix ans du conseil pour ce quartier, vous verrez que les seuls projets pour lesquels ils accordent des permis de construire sont des logements à loyer modéré. Nous allons faire croire au conseil que nous nous plions à leur idée. Nous aurons ainsi de bien meilleures chances de conclure l’affaire. Ne soyez pas gourmand. Une autre erreur qu’a faite mon dernier agent.

— Je m’en souviendrai, dit Hall.

Les conseillers de Danny avaient si bien fait leur travail qu’il n’eut aucun mal à se montrer plus intelligent que Hall.

— En attendant, je verserai cinq cent quarante mille livres sur votre compte client aujourd’hui, afin que vous puissiez conclure les deux affaires le plus vite possible – mais n’oubliez pas, le même jour, et sans que l’autre partie ne soit au courant de l'autre vente et encore moins de mon implication.

— Je ne vous décevrai pas, affirma Hall.

— Je l’espère, répondit Danny, parce que si vous réussissez dans cette petite entreprise, je travaille sur quelque chose de bien plus intéressant. Mais comme il y a un élément de risque en jeu, il faudra le soutien de l’un de vos associés, de préférence quelqu’un de jeune, qui a des couilles et de l’imagination.

— Je connais l’homme qu’il vous faut, dit Hall. « Moi aussi. » pensa Danny.

*

— Comment allez-vous, Beth ? demanda Alex Redmayne. Il se leva et l’accompagna vers un fauteuil confortable près de la cheminée.

— Je vais bien, merci, maître Redmayne.

Alex sourit en s’installant à côté d’elle.

— Je n’ai jamais réussi à faire en sorte que Danny m’appelle Alex, même si j’aime à penser que, vers la fin, nous étions devenus amis. Peut-être aurais-je plus de succès avec vous.

— La vérité, maître Redmayne, c’est que Danny était encore plus timide que moi, timide et têtu. Ne croyez pas qu’il ne vous considérait pas comme son ami sous prétexte qu’il ne vous appelait pas par votre prénom.

— Si seulement il pouvait être assis là en ce moment… J’ai été ravi que vous m’écriviez pour demander à me voir.

— Je voulais vous demander conseil, mais jusqu’à récemment, je n’étais pas en mesure de le faire.

Alex se pencha et lui prit la main. Il sourit quand il avisa la bague de fiançailles.

— Que puis-je faire pour vous ?

— C’est juste qu’il s’est passé quelque chose d’étrange quand je suis allée récupérer les effets personnels de Danny à Belmarsh.

— Ça a dû être une terrible expérience.

— En quelque sorte, c’était pire que les funérailles, répondit Beth. Mais en partant, je suis tombée sur M. Pascoe.

— Tombée sur ? Ou traînait-il dans le coin dans l’espoir de vous voir ?

— Peut-être, mais je ne peux pas en être sûre. Cela change-t-il quelque chose ?

— Cela change tout, répondit Alex. Ray Pascoe est un homme bien, impartial, qui n’a jamais douté de l’innocence de Danny. Il m’a même confié une fois qu’il avait rencontré des milliers d’assassins, et que Danny n’était pas comme eux. Alors qu’avait-il à dire ?

— C’est cela qui est étrange. Il m’a dit qu’il avait le sentiment que Danny aimerait que l’on défende son honneur, et non pas aurait aimé. Ne trouvez-vous pas cela bizarre ?

— Sa langue a fourché, sans doute. L’avez-vous questionné ?

— Non. Quand j’y ai repensé, il était parti.

Alex se tut pendant un moment. Il pensait à ce que les paroles de Pascoe pouvaient bien signifier.

— Il n’y a qu’une chose à faire si vous espérez défendre l’honneur de Danny. Il vous faut demande une grâce royale auprès de la Reine.

— Une grâce royale ?

— Oui. Si l’on arrive à convaincre les juges qui siègent à la Chambre des lords qu’une injustice a été commise, le grand Chancelier d’Angleterre peut recommander à la Reine que la décision de la cour d’appel soit annulée. C’était plutôt banal à l’époque de la peine de mort, c’est bien plus rare de nos jours.

— Et quelles sont les chances de voir l’affaire de Danny prise en considération ?

— Il est rare qu’une demande de grâce soit octroyée, mais beaucoup de gens, dont des personnes très haut placées, estiment que Danny a subi une injustice.

— Vous semblez oublier, maître Redmayne, que je me trouvais dans le pub quand Craig a provoqué la rixe, que j’étais dans la ruelle quand il a attaqué Danny et que je tenais Bernie dans mes bras quand il m’a dit que c’était M. Craig qui l’avait poignardé. Ma version des choses n’a jamais changé, et non pas parce que, comme maître Pearson l’a insinué, je l’avais préparée avant le procès, mais parce que je disais la vérité. Trois autres personnes savent que je disais la vérité. Une quatrième – Toby Mortimer – a confirmé ma version quelques jours seulement avant de mettre fin à ses jours. En dépit de vos efforts, le juge en appel n’a même pas voulu écouter la cassette. Pourquoi cela devrait-il être différent cette fois ?

Alex ne répondit pas immédiatement car il lui fallut un moment pour se remettre de l’attaque de Beth.

— Si vous repartez en campagne avec les amis de Danny, les juges de la Chambre des lords seront forcés de rouvrir l’affaire, car dans le cas contraire, cela provoquerait un véritable tollé dans l’opinion. Mais, poursuivit-il, si vous décidez d’emprunter cette voie, Beth, ce sera un voyage long et difficile, et même si je vous offre mes services pro bono, cela vous reviendra cher, de toute façon.

— L’argent n’est plus un problème, annonça Beth. Je viens de réussir à vendre le garage pour une somme bien plus importante que ce que j’avais imaginé. J’ai mis la moitié de l’argent de côté pour l’éducation de Christy. Danny voulait qu’elle prenne un meilleur départ dans la vie que lui. Mais je serais ravie de dépenser l'autre moitié pour essayer de faire rouvrir l’affaire si vous croyez qu’il y a la moindre chance de défendre son honneur.

Alex se pencha de nouveau et lui prit la main.

— Beth, puis-je vous poser une question personnelle ?

— Tout ce que vous voulez. Chaque fois que Danny parlait de vous, il disait : « C’est une perle, tu peux lui dire tout ce que tu veux. »

— Je considère cela comme un compliment, Beth. Cela me donne l’assurance pour vous demander quelque chose qui me trotte dans la tête depuis quelque temps. (Beth leva les yeux, le feu apportait un éclat particulier à ses joues.) Vous êtes une femme jeune et belle, Beth, avec de rares qualités que Danny a reconnues. Mais ne pensez-vous pas qu’il est temps d’aller de l’avant ? Cela fait six mois que Danny est mort.

— Sept mois, deux semaines et cinq jours, répondit Beth en baissant la tête.

— Il ne voudrait sûrement pas que vous le pleuriez le reste de votre vie.

— Non, c’est vrai. Il a même essayé de mettre un terme à notre relation une fois que son appel a été rejeté. Mais il ne le souhaitait pas vraiment, maître Redmayne.

— Comment pouvez-vous en être sûre ? demanda Alex.

Elle ouvrit son sac à main, sortit la dernière lettre que Danny lui avait envoyée et la donna à Alex.

— Elle est presque illisible, constata-t-il.

— Et pourquoi ?

— Vous connaissez la réponse, Beth. Vos larmes…

— Non, maître Redmayne, pas mes larmes. J’ai beau avoir lu cette lettre chaque jour ces douze derniers mois, ce n’est pas moi qui ai versé ces larmes, mais l’homme qui les a écrites. Il savait combien je l’aimais. Nous aurions fait notre vie ensemble, même si nous ne pouvions passer qu’un jour par mois ensemble. J’aurais attendu vingt ans sans hésiter pour pouvoir enfin passer le reste de ma vie avec le seul homme que j’ai jamais aimé. J’ai adoré Danny à la minute où je l’ai rencontré et personne ne le remplacera jamais. Je sais que je ne peux pas le faire revenir, mais si j’arrivais à prouver son innocence au reste du monde, cela suffirait, largement.

Alex se leva, se rendit à son bureau et prit un dossier. Il ne voulait pas que Beth voie ses larmes ruisseler sur ses joues. Il regarda par la fenêtre. La statue d’une femme aux yeux bandés et qui tenait une balance était perchée sur un immeuble. Pour que le monde entier la voie. Il dit calmement :

— J’écrirai au grand Chancelier aujourd’hui.

— Merci Alex.

56

Danny était assis à la table quinze minutes avant l’heure de son rendez-vous avec Charlie Duncan. Mario avait choisi une table isolée pour être sûr qu’on ne pourrait pas les écouter. Danny avait de nombreuses questions à poser. Elles étaient toutes classées dans sa mémoire.

Il étudia le menu. Il voulait le connaître par cœur avant que son invité n’arrive. Il espérait que Duncan serait à l’heure ; après tout il mourait d’envie que Danny investisse dans son prochain spectacle. Peut-être qu’à un moment donné, il finirait par deviner la véritable raison pour laquelle il l’avait invité à déjeuner…

À une heure moins deux, Charlie Duncan entra dans le restaurant Palm Court en chemise à col ouvert et une cigarette au bec – un véritable personnage de Batman. Le maître d’hôtel eut un mot discret avant de lui offrir un cendrier. Duncan éteignit sa cigarette pendant que le maître d’hôtel fouillait dans un tiroir de son bureau et en sortit trois cravates à rayures, qui détonnaient toutes avec la chemise saumon de Duncan. Danny réprima un sourire. Si cela avait été un match de tennis, il en serait déjà à cinq-zéro. Le maître d’hôtel accompagna Duncan à la table de Danny. Danny nota mentalement de doubler son pourboire.

Danny se leva pour serrer la main de Duncan, dont les joues étaient désormais de la même couleur que sa chemise.

— Vous êtes un habitué, visiblement, observa Duncan en s’asseyant. On dirait que tout le monde vous connaît.

— Mon père et mon grand-père séjournaient toujours ici chaque fois qu’ils descendaient d’Écosse. C’est un peu une tradition familiale.

— Alors que faites-vous, Nick ? demanda Duncan tout en jetant un œil au menu. Je ne me rappelle pas vous avoir déjà vu au théâtre.

— J’étais dans l’armée. J’ai donc été à l’étranger pas mal de temps, mais depuis la mort de mon père, j’ai repris la responsabilité du fonds en fidéicommis de la famille.

— Et vous n’avez jamais investi dans le théâtre auparavant ? demanda Duncan alors que le sommelier montrait une bouteille de vin à Danny. Ce dernier examina l’étiquette avant d’opiner.

— Et que prendrez-vous aujourd’hui, sir Nicholas ? demanda Mario.

— Comme d’habitude, répondit Danny. Et saignant surtout, ajouta-t-il. Il se rappela que Nick avait dit cela aux serveurs des plats chauds à Belmarsh. Ça avait généré tellement de rires que Nick avait failli finir avec un rapport. Le sommelier versa un peu de vin dans le verre de Danny. Il renifla le bouquet avant d’en prendre une gorgée. Il opina de nouveau. Encore une chose que Nick lui avait apprise, en se servant de sirop de cassis, d’eau et d’une tasse en plastique dans laquelle il faisait tourner le liquide.

— La même chose, dit Duncan en fermant la carte et en la rendant au maître d’hôtel. Mais à point pour moi.

— La réponse à votre question, reprit Danny, est non. Je n’ai jamais investi dans le théâtre. Je serais donc fasciné d’apprendre comment votre monde fonctionne.

— La première chose que doit faire un producteur est d’identifier la pièce. Soit une nouvelle, de préférence par un dramaturge établi, soit l’adaptation d’un classique. Votre problème suivant consistera à trouver une star.

— Comme Lawrence Davenport ? fit Danny en remplissant le verre de Duncan à ras bord.

— Non, c’était exceptionnel. Larry Davenport n’est pas un acteur de théâtre. Il arrive tout juste à s’en sortir avec une comédie légère s’il est entouré de bons acteurs.

— Mais peut-il encore remplir un théâtre ?

— Une fois épuisés les fans du Dr Beresford, il y avait de moins en moins de monde sur la fin, avoua Duncan. Franchement, s’il ne retourne pas vite à la télévision, il ne sera bientôt plus capable de remplir une cabine téléphonique.

— Alors comment cela fonctionne au plan des finances ? demanda Danny, qui avait déjà obtenu une réponse à trois de ses questions.

— Monter une pièce dans le West End coûte aujourd’hui de quatre à cinq cent mille livres. Donc une fois que le producteur a choisi une pièce, signé la star et réservé le théâtre – et ce n’est pas toujours possible d’avoir les trois en même temps – il compte sur ses anges pour réunir les fonds.

— Combien d’anges avez-vous ? demanda Danny.

— Chaque producteur a sa propre liste, qu’il garde comme les joyaux de la Couronne. Je dois avoir soixante-dix anges qui investissent régulièrement dans mes productions, expliqua Duncan alors que l’on déposait un steak devant lui.

— Et combien investissent-t-ils en moyenne ? demanda Danny en servant un autre verre de vin à Duncan.

— Sur une production normale, l’unité de base est autour de dix mille livres.

— Vous avez donc besoin de cinquante anges par pièce.

— Rien ne vous échappe quand on parle chiffres, pas vrai ? fit Duncan en attaquant son steak.

Danny se maudit intérieurement : il n’avait pas voulu baisser la garde et il passa rapidement à autre chose.

— Comment un ange, un parieur, fait-il un bénéfice ?

— Si le théâtre est plein à soixante pour cent pendant toute la saison, il rentrera dans ses fonds et récupérera son argent. Au-dessus de ce chiffre, il peut faire un joli profit. En dessous, il peut perdre sa chemise.

— Et combien sont payées les stars ? demanda Danny.

— Malheureusement, selon leurs normes habituelles. Parfois, pas plus de cinq cents la semaine. Raison pour laquelle tant de stars préfèrent faire de la télé, une pub de temps en temps, voire du doublage, plutôt que de se lancer dans un vrai boulot. Nous avons payé Larry Davenport mille livres.

— Mille livres par semaine ? fit Danny. Je n’en reviens pas qu’il se soit levé pour cela !

— Nous non plus, avoua Duncan quand le serveur vida la bouteille de vin. Danny opina quand il la brandit d’un air interrogateur.

— Bonne bouteille, celle-là, observa Duncan. (Danny acquiesça.) Le problème de Larry, c’est qu’on ne lui a pas proposé grand-chose récemment. Au moins L’importance d’être Constant lui a permis de garder son nom à l’affiche quelques semaines. Les stars de séries T.V. comme les footballeurs, s’habituent vite à gagner des milliers de livres par semaine. Sans parler de la vie qui va avec. Mais une fois que le robinet est fermé, même s’ils ont accumulé quelques actifs, ils peuvent rapidement se retrouver à court d’argent. C’est un problème pour de nombreux acteurs. Certains ne gardent pas de poire pour la soif, et se retrouvent souvent avec un bel avis d’imposition.

Une autre réponse à une autre question.

— Alors que prévoyez-vous de monter ? demanda Danny qui ne voulait pas montrer trop d’intérêt pour Lawrence Davenport afin de ne pas éveiller les soupçons de Duncan.

— Je suis en train de monter une pièce écrite par un jeune dramaturge qui s’appelle Anton Kaszubowski. Il a remporté plusieurs trophées au festival d’Édimbourg cette année. Elle s’appelle Bling Bling et j’ai le sentiment que c’est justement ce que le West End recherche. Plusieurs grosses huiles montrent déjà leur intérêt et j’espère bien faire une annonce ces jours prochains. Une fois que je saurai qui jouera le premier rôle, je vous écrirai un petit mot. (Il joua avec son verre.) Combien pensiez-vous investir ? demanda-t-il.

— Je commencerai par quelque chose de petit. Disons dix mille. Si cela marche, je pourrais bien devenir un habitué.

— Je subsiste grâce à mes habitués, répondit Duncan en vidant son verre d’un coup. Je vous contacterai dès que j’aurai signé le premier rôle ; au fait, j’organise toujours un petit cocktail pour les investisseurs quand je lance une nouvelle pièce, ce qui attire inévitablement quelques stars. Vous pourrez revoir Larry. Ou sa sœur…

— Autre chose, sir Nicholas ? demanda le maître d’hôtel.

Danny aurait bien demandé une troisième bouteille, mais Charlie Duncan avait déjà répondu à toutes ses questions.

— Juste l’addition, merci, Mario.

*

Après que Big Al l’eut raccompagné dans les Boltons, Danny monta directement dans son bureau et sortit le dossier Davenport de son étagère. Il passa l’heure suivante à prendre des notes. Une fois qu’il eut consigné tout ce qui lui avait semblé intéressant dans les propos de Duncan, il rangea le dossier entre ceux de Craig et de Payne et retourna à son bureau.

Il se mit à lire en vue du concours de dissertation. Au bout de quelques lignes seulement, il abandonna. Il ne serait jamais assez bon pour impressionner le professeur Mori et encore moins les correcteurs. Au moins, il avait réussi à meubler l’une de ces interminables heures d’attente. C’était déjà ça. Il devait éviter d’accélérer les choses. Cela pouvait le conduire à commettre une erreur fatale.

Plusieurs semaines s’écoulèrent avant que Gary Hall ne parvienne à conclure les deux affaires immobilières sur Mile End Road, sans qu’aucun des vendeurs ne comprenne ce qu’il manigançait. Comme un bon pêcheur, Danny jeta sa mouche avec un seul objectif : non pas attraper le menu fretin Hall, mais attirer le gros poisson Gerald Payne, et le faire sortir de l’eau. Il fallait aussi attendre que Charlie Duncan trouve une star pour sa nouvelle pièce avant de pouvoir revoir Davenport. Attendre… Le téléphone sonna. Danny décrocha. « Ce problème dont vous avez parlé, dit une voix, je crois que nous avons peut-être trouvé une solution. Nous devrions nous rencontrer. » On raccrocha. Danny commençait à comprendre pourquoi les banquiers suisses se raccrochaient aux comptes des riches qui chérissaient la discrétion.

 

Il prit son stylo, retourna à sa dissertation et tâcha de trouver une première phrase plus éloquente. « Si John Maynard Keynes avait connu la chanson populaire “Ain’t We Got fun” et son couplet accablant « Ain’ nothing surer, rich get rich, and the poor get children1 » Il aurait sans doute discuté sa pertinence, autant au plan des Nations, qu’à celui des individus… »

57

— Renouée du Japon ?

— Oui, nous pensons que la renouée du Japon est la réponse, déclara Bresson. Mais je suis forcé d’avouer que cette question nous a laissé perplexes.

Danny ne chercha pas à les éclairer. Il commençait tout juste à apprendre à jouer selon les règles des Suisses.

— Et pourquoi est-ce la réponse ? s’enquit-il.

— Si l’on découvre de la renouée japonaise sur un chantier de construction, cela peut repousser un permis de construire d’au moins un an. Une fois qu’on l’a identifiée, on doit faire venir des experts pour détruire la plante, et on ne peut pas commencer à construire tant que le comité pour la santé et la sécurité n’a pas estimé que le chantier a passé tous les tests nécessaires avec succès.

— Et comment se débarrasse-t-on de renouée japonaise ? demanda Danny.

— Une société spécialisée vient mettre le feu à tout le chantier. Ensuite, il faut encore attendre trois mois pour s’assurer que le dernier rhizome a été détruit avant de pouvoir redemander un permis de construire.

— Ça revient cher ?

— Oui, pour le propriétaire du terrain. Nous avons rencontré un exemple typique à Londres, ajouta Segat. Le conseil municipal a découvert de la renouée japonaise sur un chantier de douze hectares sur lequel un permis de construire pour une centaine de logements sociaux avait été accordé. Il a fallu plus d’un an pour s’en débarrasser, et ça a coûté plus de trois cent mille livres. Quand les maisons ont été construites, le promoteur a eu de la chance de rentrer dans ses frais.

— Pourquoi cette plante est-elle si dangereuse ? s’enquit Danny.

— Si on ne la détruit pas, expliqua Bresson, elle se fraye un chemin dans les fondations de tout bâtiment, même le béton armé, et dix ans plus tard, l’édifice tombe en miettes, vous laissant avec une note d’assurances qui provoquerait la faillite de la plupart des sociétés. À Osaka, dans le nord du Japon, la renouée a détruit un immeuble entier d’habitation, raison pour laquelle elle s’appelle renouée japonaise.

— Alors comment puis-je m’en procurer ? demanda Danny.

— Vous ne la trouverez pas en rayon dans votre jardinerie locale, répondit Bresson. Toutefois je pense qu’une société spécialisée dans sa destruction pourrait vous renseigner. (Bresson marqua une pause.) Ce serait bien sûr illégal de la planter sur les terres de quelqu’un d’autre, ajouta-t-il en regardant Danny droit dans les yeux.

— Mais pas sur son propre terrain, répondit Danny. Cela fit taire les deux banquiers. Avez-vous trouvé une solution pour l’autre moitié de mon problème ?

Ce fut Segat qui lui répondit.

— Une fois de plus, votre requête était, comment dire, pour le moins inhabituelle, et elle tombe assurément dans une catégorie à haut risque. Toutefois, mon équipe pense avoir identifié une parcelle de terre dans l’East London qui remplit tous vos critères. (Danny se rappela que Nick l’avait repris sur l’emploi correct du terme critères, mais décida de ne pas éclairer Segat.) Londres, comme vous devez le savoir, a posé sa candidature pour accueillir les Jeux olympiques de 2012, et la majorité des grandes manifestations est, pour le moment, censée avoir lieu à Stratford dans l’East London. Bien que l’on ne sache pas encore si la candidature sera acceptée ou rejetée, cela a déjà créé un important marché spéculatif pour des sites du secteur. Parmi les sites qu’envisage actuellement le comité olympique, il y en a un qui pourrait accueillir un vélodrome, pour toutes les manifestations cyclistes couvertes. Mes contacts m’informent que six sites ont été identifiés, parmi lesquels deux seulement ont des chances de figurer sur la liste des sélectionnés. Vous êtes en mesure d’acheter les deux sites, et même si vous devrez payer une somme bien au-dessus des prix du marché, il y a encore le potentiel pour faire de jolis bénéfices.

— Au-dessus des prix du marché ? fit Danny.

— Nous avons évalué les deux sites, expliqua Bresson, à environ un million de livres chacun. Mais les deux propriétaires actuels en veulent chacun un million et demi. Mais s’ils devaient se trouver sur la liste des candidats présélectionnés, ils pourraient finir par valoir pas moins de six millions. Et si l’un d’eux s’avérait le gagnant, ce chiffre pourrait encore être multiplié par deux.

— Dans le cas contraire, dit Danny, je risque de perdre trois millions. (Il marqua une pause.) Je devrais réfléchir très sérieusement à votre rapport avant de courir le risque de perdre une pareille somme.

— Vous n’avez qu’un mois pour vous décider, lança Bresson, parce que la liste des heureux élus sera annoncée à ce moment-là. Si les deux sites y figurent, vous ne pourrez sûrement pas les acquérir à ce prix-là.

— Vous trouverez là-dedans tous les documents dont vous avez besoin pour vous aider à prendre votre décision, expliqua Segat en donnant deux dossiers à Danny.

— Merci, dit Danny. Je vous ferai connaître ma décision d’ici la fin de la semaine. (Segat opina.) Maintenant j’aimerais que vous me mettiez au courant de l’état d’avancement de nos négociations avec le conseil municipal à propos du site du garage Wilson sur Mile End Road.

— Notre avocat londonien a rencontré l’agent municipal d’urbanisme la semaine dernière, répondit Segat, pour tâcher de savoir ce que son comité considérerait comme acceptable si jamais vous deviez faire une demande pour un avant-projet de permis de construire. Le conseil a toujours pensé à édifier des logements sociaux sur cette parcelle de terrain, mais il reconnaît que le promoteur doit faire un bénéfice. Il a fait la proposition suivante : si soixante-dix appartements devaient être bâtis sur le site, un tiers d’entre eux devrait être des logements à prix abordables.

— Mathématiquement, ce n’est pas possible, observa Danny.

Segat sourit pour la première fois.

— Nous n’avons pas dit combien d’appartements nous souhaitions construire. Il y a de la place pour la négociation. Toutefois, si nous devions accepter leur proposition, ils nous vendraient le terrain pour quatre cent mille livres, et nous octroieraient un permis de construire en même temps. Sur cette base, nous vous recommanderions d’accepter leur prix initial, mais d’essayer de pousser le conseil municipal à vous autoriser à construire quatre-vingt-dix appartements. L’agent d’urbanisme en chef nous confiait que cela risquait de provoquer des débats virulents, mais si nous augmentions notre proposition à, disons, cinq cent mille, il pourrait trouver le moyen de recommander notre offre.

— Si cela venait à être approuvé par le conseil, ajouta Bresson, vous vous retrouveriez propriétaire de tout le site pour à peine plus d’un million de livres.

— À supposer que nous réussissions à accomplir cela, que me suggérez-vous de faire ensuite ?

— Vous avez deux choix, déclara Bresson. Soit vendre à un promoteur, soit construire et gérer le projet tout seul.

— Ça ne m’intéresse pas de passer les trois prochaines années sur un chantier de construction, lança Danny. Une fois que nous nous serons mis d’accord et qu’un permis de construire provisoire aura été accordé, vendons simplement le site au plus offrant.

— Cela me semble la solution la plus sage, acquiesça Segat. Et je suis sûr que votre retour sur investissement s’élèvera à au moins deux fois la somme initiale.

— Vous avez fait du bon travail, observa Danny.

— Nous n’aurions pas pu réagir aussi promptement, dit Segat, sans votre connaissance du site et de son passé.

Danny ne réagit pas à ce qui était clairement une perche tendue

— À présent, peut-être pourriez-vous m’informer de ma situation financière actuelle.

— Certainement, dit Bresson, en sortant un autre dossier de son attaché-case. Nous avons fusionné vos deux comptes comme vous nous l’avez demandé, et constitué trois sociétés d’import-export. Aucune à votre nom. Votre compte personnel s’élève actuellement à 55373000 livres, légèrement moins qu’il y a trois mois. Néanmoins vous avez fait plusieurs investissements pendant ce temps, qui devraient finir par rapporter de jolis profits. Nous avons également acheté pour vous les actions que vous nous aviez indiquées lors de notre dernière rencontre, pour plus de deux millions de livres – vous trouverez les informations page neuf de votre dossier vert. De plus, conformément à vos instructions, nous avons placé tout excédent de caisse des institutions AAA sur les marchés monétaires au jour le jour, lequel présente actuellement un rendement annuel d’environ onze pour cent.

Danny décida de ne pas faire de commentaire sur la différence entre l’intérêt de 2, 75 pour cent que la banque payait initialement et les 11 pour cent actuels

— Merci, dit-il. Peut-être pourrions-nous nous revoir dans un mois.

Segat et Bresson opinèrent en signe d’assentiment et se mirent à rassembler leurs papiers. Danny se leva et, conscient qu’aucun n’avait envie de tenir de menus propos, il les raccompagna à la porte.

— Je vous contacterai rapidement, dit-il, à la minute où j’aurais pris une décision sur ces deux sites olympiques.

Quand ils furent partis, Danny monta dans son bureau, sortit le dossier Gerald Payne de l’étagère, le posa sur son bureau et passa le reste de la matinée à transférer toutes les informations nécessaires à son plan. S’il devait acquérir les deux sites, il aurait besoin de rencontrer Payne en chair et en os. Avait-il déjà entendu parler de renouée japonaise ?

*

« Les parents ont-ils toujours plus d’ambition pour leur progéniture qu’ils n’en ont pour eux-mêmes ? » se demanda Beth en entrant dans le bureau de la directrice.

Mlle Sutherland avança et serra la main de Beth. Elle ne sourit pas en lui faisant signe de s’asseoir puis relut la demande d’inscription. Beth tâcha de ne pas se montrer nerveuse.

— Dois-je comprendre, Mlle Wilson, dit la directrice en insistant sur Mlle, que vous souhaitez voir votre fille intégrer notre école maternelle à St. Veronica au trimestre prochain ?

— Oui, répondit Beth. Je pense que Christy bénéficierait grandement des enseignements que propose votre école.

— Votre fille est sans aucun doute en avance pour son âge, reprit Mlle Sutherland en jetant un œil sur ses papiers d’admission. Toutefois, et je suis sûre que vous le comprendrez, avant qu’elle ne puisse se voir offrir une place à St. Veronica, il y a d’autres éléments que je dois prendre en considération.

— Naturellement, fit Beth, qui craignait le pire.

— Par exemple, je ne trouve aucune mention du père de l’enfant sur la demande d’inscription.

— Non. Il est mort l’an dernier.

— Je suis désolée de l’apprendre, dit Mlle Sutherland, qui n’avait pas du tout l'air désolé. Puis-je vous demander quelle était la cause de son décès ?

Beth hésita, car elle avait encore du mal à prononcer ces mots.

— Il s’est suicidé.

— Je vois. Étiez-vous mariés ?

— Non, reconnut Beth. Nous étions fiancés.

— Je suis désolée de devoir vous poser cette question, Mlle Wilson, mais quelles ont été les circonstances de la mort de votre fiancé ?

— Il était en prison à l’époque, répondit Beth doucement.

— Je vois. Puis-je vous demander de quelle infraction il a été reconnu coupable ?

— Meurtre, répondit Beth, à présent certaine que Mlle Sutherland connaissait déjà la réponse à toutes les questions qu’elle lui posait.

— Aux yeux de l’église catholique, le suicide et le meurtre sont, comme vous devez sûrement le savoir, Mlle Wilson, des péchés mortels. (Beth ne dit rien.) Il est également de mon devoir de vous signaler, ajouta-t-elle, qu’il n’y aucun enfant illégitime actuellement inscrit à St. Veronica. Toutefois, je porterai toute mon attention au dossier de votre fille, et vous ferai connaître ma décision en temps utile.

À cet instant, Beth se dit que Slobodan Milosevic avait plus de chances de remporter le prix Nobel de la paix que Christy d’entrer à St. Veronica.

La directrice se leva, traversa la pièce et ouvrit la porte de son bureau.

— Au revoir, Mlle Wilson.

Une fois la porte refermée derrière elle, Beth fondit en larmes. Pourquoi les péchés du père…

58

Danny se demanda comment il réagirait quand il rencontrerait Gerald Payne. Il ne pouvait pas se permettre de trahir la moindre émotion. S’il devait perdre son sang-froid, toutes les heures qu’il avait passées à planifier la chute de Payne auraient été inutiles.

Big Al se gara devant Baker, Tremlett et Smythe avec quelques minutes d’avance. Quand Danny entra dans l’immeuble, il trouva Gary Hall qui l’attendait à l’accueil.

— C’est un homme vraiment exceptionnel, s’enthousiasma Hall alors qu’ils se rendaient devant une série d’ascenseurs. Le plus jeune associé de l’histoire de la société, ajouta-t-il en appuyant sur le bouton du dernier étage. Très récemment, il a obtenu de concourir pour un siège au Parlement. De ce fait, je ne crois pas qu’il restera encore longtemps chez nous.

Danny sourit. Son objectif était de faire virer Payne. Qu’il doive en plus renoncer à un siège au Parlement serait un bonus supplémentaire.

Quand ils sortirent de l’ascenseur, Hall conduisit son client le plus important dans le couloir des associés jusqu’à ce qu’ils arrivent devant une porte sur laquelle on pouvait lire : « Gerald Payne » en lettres d’or. Hall frappa doucement, ouvrit et laissa passer Danny. Payne se leva d’un bond se dirigea vers eux en tâchant de boutonner sa ceinture. Mais, visiblement, cela faisait un bon moment que le bouton du milieu n’atteignait plus la boutonnière. Il tendit la main et gratifia Danny d’un sourire forcé. En dépit de tous ses efforts, Danny fut incapable de le lui rendre.

— Nous sommes-nous déjà rencontrés ? demanda Payne en regardant plus attentivement Danny.

— Oui, répondit Danny, à la soirée pour la dernière de Lawrence Davenport.

— Oh oui, bien sûr, fit Payne, et il invita Danny à s’asseoir en face de lui. Gary Hall resta debout.

— Permettez-moi de commencer, sir Nicholas…

— Nick.

— Gerald, dit Payne.

Danny opina.

— Comme je le disais, permettez-moi de commencer par vous exprimer mon admiration pour votre petit coup avec le conseil de Tower Hamlets sur le site de Bow – un marché qui, d’après moi, vous permettra de multiplier par deux votre mise de fonds en moins d’un an.

— M. Hall a fait le gros du travail préliminaire, expliqua Danny. J’étais pour ma part occupé par quelque chose de bien plus compliqué.

Payne se pencha en avant.

— Et feriez-vous participer notre société à votre dernière entreprise ? s’enquit-il.

— Sûrement dans les dernières étapes, répondit Danny. J’ai cependant déjà réalisé la majeure partie du travail de recherche. Mais il faut encore que quelqu’un me représente quand je ferai une offre pour le site.

— Nous serions ravis de vous aider dit Payne, retrouvant le sourire. Vous sentez-vous en mesure de nous faire des confidences à ce stade ? ajouta-t-il.

Danny constata avec plaisir que ce qui intéressait Payne, c’était uniquement d’être dans le coup. Il lui rendit son sourire.

— Tout le monde sait que si Londres décroche les Jeux olympiques de 2012, il y aura beaucoup d’argent à faire pendant les préparatifs, expliqua Danny. Avec un budget de dix milliards nous devrions tous pouvoir en profiter.

— En temps normal, je serais d’accord avec vous, dit Payne, l’air un peu déçu, mais ne pensez-vous pas que le marché est déjà saturé ?

— Si, répondit Danny, surtout si vous n’êtes pas capable de vous intéresser à autre chose qu’au stade principal, à la piscine, au gymnase, au village olympique ou au centre équestre. J’ai personnellement identifié une opportunité qui n’a pas attiré l’attention de la presse ni l’intérêt du public.

Payne se pencha en avant et posa ses coudes sur la table. Danny se cala dans son siège et se détendit pour la première fois.

— Peu de gens savent que le comité olympique a identifié six sites pour construire un vélodrome, poursuivit Danny. Deux d’entre eux doivent être présélectionnés. Combien de gens peuvent même vous dire ce qui se passe dans un vélodrome ?

— Du cyclisme, répondit Gary Hall.

— Bravo ! fit Danny. Et dans quinze jours, nous apprendrons lequel des deux sites le Comité olympique a provisoirement sélectionné. Je parie qu’après que l’annonce aura été faite, il n’y aura pas plus qu’un paragraphe ou deux dans le journal local et ensuite, uniquement dans les pages sport. (Ni Payne ni Hall ne l’interrompirent.) Mais j’ai des informations confidentielles. Je les ai obtenues grâce à quelqu’un dans la place. Cela m’a coûté quatre livres quatre-vingt-dix-neuf.

— Quatre quatre-vingt-dix-neuf ? répéta Payne l’air perplexe.

— Le prix du Cycling Monthly, expliqua Danny en sortant un numéro de son porte-documents. Dans le numéro de ce mois-ci, ils ne laissent aucun doute sur les deux sites qui seront présélectionnés par le comité olympique. Leur rédacteur en chef a clairement l’oreille du Ministre.

Danny passa le magazine à Payne, ouvert à la page en question.

— Et vous dites que la presse n’a pas repris l’info ? s’étonna Payne une fois qu’il eut terminé l’éditorial.

— Pourquoi l’aurait-elle fait ? dit Danny.

— Une fois que l’on annoncera le site, expliqua Payne, des dizaines de promoteurs poseront leur candidature pour décrocher le contrat.

— Construire le vélodrome ne m’intéresse pas, rétorqua Danny. J’ai l’intention d’avoir fait fortune longtemps avant que le premier excavateur ne se rende sur ce site.

— Et comment comptez-vous faire ?

— Cela, je l’avoue, m’a coûté plus de quatre livres quatre-vingt-dix-neuf, mais si vous regardez au dos du Cycling Monthly ; reprit Danny en retournant le magazine, vous verrez le nom des éditeurs imprimés dans le coin inférieur droit. La prochaine édition ne sortira pas dans les kiosques avant une dizaine de jours, mais, pour un peu plus que le prix de vente, j’ai réussi à mettre la main sur des épreuves. Il y a un article, page 17, du président de la Fédération de cyclisme britannique dans lequel il affirme que la ministre l’a assuré que seuls deux sites sont pris au sérieux. La ministre fera une déclaration à cet effet à la Chambre des communes la veille de la parution du magazine. Puis il reprendra la parole pour attirer l’attention sur le site que son comité soutiendra.

— Brillant, observa Payne. Mais les propriétaires de ce site doivent sûrement être au courant qu’ils sont peut-être assis sur une fortune ?

— Seulement s’ils peuvent se procurer le numéro du Cycling Monthly du mois prochain, parce que, aujourd’hui, ils pensent encore simplement faire partie d’une liste de six candidats présélectionnés.

— Alors qu’avez-vous l’intention de faire ? demanda Payne.

— Le site favori de la Fédération de cyclisme a récemment changé de mains pour trois millions de livres, mais je n’ai pas été en mesure d’identifier l’acquéreur. Une fois que la ministre aura fait sa déclaration, la valeur du site pourrait alors monter à quinze, voire vingt millions. Alors qu’il reste encore six sites possibles sur la liste, si quelqu’un devait proposer au propriétaire actuel, disons, quatre ou cinq millions, je pense qu’il pourrait être tenté. Notre problème, c’est qu’il nous reste moins de quinze jours avant que le choix des deux candidats ne soit rendu public. Une fois que ce sera fait il ne nous restera plus aucune chance.

— Puis-je faire une suggestion ? fit Payne.

— Allez-y.

— Si vous êtes si sûr qu’il y a deux sites en compétition, pourquoi ne pas acheter les deux ? Votre bénéfice ne serait peut-être pas très important, mais de cette façon vous ne pourriez pas perdre.

Danny comprit alors pourquoi Payne était devenu le plus jeune associé de l’histoire de la société.

— Bonne idée, fit Danny, mais cela ne sert pas à grand-chose tant que nous ne savons pas si le site qui nous intéresse est à vendre. C’est là que vous intervenez. Vous trouverez toutes les informations dont nous avons besoin dans ce dossier. Après tout, il faut bien que vous justifiez votre salaire.

Payne rit.

— Je m’en occupe immédiatement, Nick, et je vous recontacte dès que j’aurai retrouvé la trace du propriétaire.

— Ne traînez pas, lança Danny en se levant. La récompense sera élevée uniquement si nous agissons vite.

Payne le gratifia d’un dernier sourire quand il se leva pour serrer la main à son nouveau client. Alors qu’il allait s’en aller, Danny remarqua une invitation sur le manteau de cheminée.

— Serez-vous au cocktail de Charlie Duncan ce soir ? dit-il, l’air surpris.

— Oui. J’investis de temps en temps dans ses spectacles.

— Alors je vous y verrai peut-être. Auquel cas vous pourrez me tenir au courant.

— Je n’y manquerai pas. Puis-je juste vérifier quelque chose avant de commencer ?

— Oui, bien sûr, répondit Danny en tâchant de dissimuler sa nervosité.

— À propos de l’investissement, comptez vous mettre personnellement toute la somme ?

— Jusqu’au dernier penny.

— Et vous n’envisagez pas de mettre quelqu’un d’autre sur le coup ?

— Non, répondit Danny d’un ton ferme.

*

— Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai péché, dit Beth. Je ne me suis pas confessée depuis deux semaines.

Le père O’Connor sourit dès qu’il reconnut la douce voix de Beth. Ses confessions l’émouvaient toujours. Ce qu’elle considérait comme un péché, la plupart de ses paroissiens n’auraient pas jugé bon d’en parler.

— Je suis prêt à entendre votre confession, mon enfant, dit-il comme s’il ne savait pas qui se trouvait de l’autre côté de la fenêtre à croisillons.

— J’ai eu des pensées indignes pour une autre personne et je lui ai voulu du mal.

Le père O’Connor remua.

— Pouvez-vous me dire ce qui a provoqué de si mauvaises pensées, mon enfant ?

— Je voulais que ma fille connaisse un meilleur départ que moi dans la vie. J’ai pris rendez-vous dans une école, et la directrice ne lui a laissé aucune chance.

— Avez-vous essayé de voir les choses de son point de vue ? demanda le père O’Connor. Après tout, vous avez peut-être mal interprété ses intentions. (Comme Beth ne répondait pas, il ajouta.) Vous devez toujours vous rappeler, mon enfant, que ce n’est pas à nous de juger la volonté du Seigneur, car Il pourrait avoir d’autres projets pour votre petite fille.

— Alors je dois demander le pardon du Seigneur, et attendre de découvrir quelle est Sa volonté.

— Je pense que c’est la ligne de conduite la plus sage, mon enfant. En attendant, vous devriez prier et chercher les conseils du Seigneur.

— Et quelle sera ma pénitence, père, pour mes péchés ?

— Apprenez la contrition et oubliez ceux qui ne peuvent comprendre vos problèmes, répondit le père O’Connor. Vous réciterez un Notre Père et deux Je vous Salue Marie.

— Merci père.

*

Le père O’Connor attendit que la petite porte se referme pour être sûr que la jeune femme était partie. Il resta seul un moment à réfléchir sérieusement au problème de Beth. Il sortit ensuite du confessionnal et se dirigea vers la sacristie. Il passa rapidement devant Beth, agenouillée, tête baissée, un chapelet à la main.

Une fois dans la sacristie, le père O’Connor verrouilla la porte, s’assit à son bureau et composa un numéro. C’était l’une de ces rares occasions où il sentait que la volonté du Seigneur aurait besoin d’un petit coup de pouce.

*

Big Al déposa le patron devant la porte peu après huit heures. Une fois que Danny fut entré dans le bâtiment, il n’eut aucun mal à trouver le bureau de Charlie Duncan. Les rires et les discussions exubérantes provenaient du premier étage et quelques invités s’étaient dispersés sur le palier.

Danny gravit l’escalier miteux et mal éclairé, passa devant les affiches encadrées des précédents spectacles que Duncan avait produits, dont aucun n’avait été un grand succès d’après les souvenirs de Danny. Il se fraya un chemin devant un jeune couple enlacé qui ne lui jeta pas un seul regard. Il entra dans ce qui était clairement le bureau de Duncan et comprit bien vite pourquoi les invités s’étaient dispersés sur le palier. Il était tellement bondé que les invités pouvaient à peine bouger. Une jeune fille debout près de la porte lui offrit à boire et Danny demanda un verre d’eau – après tout, il avait besoin de se concentrer s’il voulait que son investissement génère un dividende.

Danny parcourut la pièce du regard à la recherche de quelqu'un qu’il connaissait et remarqua Katie. Elle se détourna à la minute où elle le vit. Cela le fit sourire. Il pensa à Beth. Elle le taquinait toujours sur sa timidité, surtout quand il entrait dans une pièce remplie d’inconnus. Si Beth avait été là, elle serait déjà en train de discuter avec un groupe de gens qu’elle n’avait jamais rencontrés. Comme elle lui manquait ! Quelqu’un lui toucha le bras, interrompant ses pensées. Danny se retourna et trouva Gerald Payne à son côté.

— Nick ! dit-il comme s’ils étaient de vieux amis. Bonnes nouvelles ! J’ai retrouvé la trace de la banque qui représente le propriétaire de l’un des sites.

— Et y avez-vous des contacts ?

— Malheureusement non, admit Payne, mais comme elle est basée à Genève, le propriétaire pourrait bien être un étranger qui n’a aucune idée de la valeur potentielle du site.

— Ou un Anglais qui ne la connaît que trop bien.

Danny avait compris que Payne un optimiste.

— Quoi qu’il en soit, reprit Payne, nous le découvrirons demain parce que le banquier, un certain M. Segat, m’a promis de me rappeler dans la matinée pour me faire savoir si son client a l’intention de vendre.

— Et l’autre site ? demanda Danny.

— Pas la peine de courir après si le propriétaire du premier site n’a pas l’intention de vendre.

— Vous avez probablement raison, répondit Danny sans prendre la peine de lui faire remarquer que c’était ce qu’il lui avait suggéré en premier lieu.

— Gerald ! s’écria Lawrence Davenport en se penchant pour embrasser Payne sur les deux joues.

Danny fut étonné de constater que Davenport n’était pas rasé et portait une chemise qu’il avait clairement mise plus d’une fois cette semaine. Quand les deux hommes se saluèrent, il éprouva une telle haine qu’il fut incapable de se joindre à leur conversation.

— Connais-tu Nick Moncrieff ? demanda Payne.

Davenport ne sembla pas le reconnaître ni s’intéresser à lui.

— Nous nous sommes rencontrés à la soirée pour votre dernière, expliqua Danny.

— Ah bien, fit Davenport en montrant un peu plus d’intérêt.

— J’ai vu la pièce deux fois.

— Comme c’est flatteur, dit Davenport en le gratifiant du sourire réservé à ses fans.

— Jouerez-vous dans la prochaine production de Charlie ? demanda Danny.

— Non. Autant j’ai adoré jouer dans Constant, autant je ne me peux pas me permettre de consacrer mon talent à la seule scène.

— Pourquoi ? demanda innocemment Danny.

— On doit refuser beaucoup d’opportunités quand on s’est engagé sur le long terme. On ne sait jamais quand quelqu’un nous demandera de jouer dans un film ou d’avoir la vedette dans une nouvelle mini série télé.

— Quel dommage ! J’aurais investi beaucoup plus si vous aviez fait partie de la distribution d’acteurs.

— Comme c’est gentil de votre part ! Peut-être aurez-vous une autre opportunité dans l’avenir.

— Je l’espère, parce que vous êtes une vraie star.

Il savait bien que le top du top, pour Lawrence Davenport, c’était que l’on parle de Lawrence Davenport à Lawrence Davenport.

— Bien, dit ce dernier, si vous tenez vraiment à faire un bon investissement, j’ai…

— Larry ! fit une voix.

Davenport se retourna et embrassa un autre homme, bien plus jeune que lui. Le moment était passé, mais Davenport avait laissé la porte grande ouverte, et Danny avait bien l’intention de faire ultérieurement irruption sans prévenir.

— Triste, observa Payne quand Davenport s’éloigna.

— Triste ? le pressa Danny.

— C’était la star de notre génération à Cambridge, expliqua Payne. Nous pensions tous qu’il ferait une brillante carrière, mais ça n’est jamais arrivé.

— Je constate que vous l’appelez Larry, dit Danny. Comme Laurence Olivier.

— Ça doit être à peu près la seule chose qu’il ait en commun avec Olivier.

Danny fut presque mal pour Davenport quand il se rappela les mots de Dumas. Avec des amis comme ceux-ci…

— Eh bien, il a encore le temps.

— Pas avec tous les problèmes qu’il a.

— Problèmes ? dit Danny, et il sentit une tape dans son dos.

— Salut Nick ! lança Charlie, son autre nouvel ami.

— Salut Charlie, répondit Danny.

— J’espère que tu apprécies la soirée, dit-il en remplissant le verre de champagne de Danny.

— Oui merci.

— Envisages-tu toujours d’investir dans Bling Bling, mon vieux ? murmura Duncan.

— Oh oui, répondit Danny. Tu peux m’inscrire pour dix mille.

Il n’ajouta pas : « Même si le scénario est complètement obscur. »

— Astucieux, mon gars ! lança Duncan en lui donnant de nouveau une tape dans le dos. Je te mets un contrat à la poste demain.

— Lawrence Davenport tourne-t-il en ce moment ? demanda Danny.

— Pourquoi cette question ?

— Le look pas rasé et les vêtements miteux. Je me suis dit que ça avait peut-être un rapport avec un rôle qu’il jouerait.

— Non, non, répondit Duncan en riant. Il n’est sur rien en ce moment, il vient de se lever, c’est tout. (Il baissa de nouveau la voix.) À ta place, je l’éviterais, mon vieux.

— Et pourquoi ? demanda Danny.

— C’est un parasite. Ne lui prête pas un sou, sinon tu ne le reverras jamais. Dieu sait combien il doit, rien qu’à ceux qui se trouvent dans cette pièce.

— Merci pour la mise en garde, dit Danny en posant le verre plein sur un plateau. Je dois y aller. Mais merci, c’était une bonne soirée.

— Déjà ? Tu n’as même pas rencontré les stars pour lesquelles tu va investir !

— Si, répondit Danny.

*

Elle décrocha le téléphone sur son bureau et reconnut immédiatement la voix.

— Bonsoir, père, dit-elle. En quoi puis-je vous aider ?

— Non, Mlle Sutherland, c’est moi qui souhaiterais vous aider.

— Et à quoi pensez-vous ?

— J’espérais vous aider à prendre une décision au sujet de Christy Cartwright, une jeune membre de ma congrégation.

— Christy Cartwright ? fit la directrice. Ce nom me dit quelque chose.

— Et pour cause, Mlle Sutherland. N’importe quelle directrice consciencieuse ne manquerait pas de remarquer que Christy est potentiellement capable de décrocher une bourse d’études dans cette ère de redoutable compétition scolaire.

— Et n’importe quelle directrice consciencieuse n’aurait pas non plus manqué de remarquer que les parents de l’enfant n’étaient pas mariés, situation que désapprouvent encore les membres du conseil d’établissement de St. Veronica. Vous devez sûrement vous en souvenir, vous y siégiez il n’y a pas si longtemps.

— Et à juste titre, Mlle Sutherland, répondit le père O’Connor. Mais permettez-moi de vous tranquilliser en vous assurant que j’ai publié trois fois les bans du mariage à St. Mary, et affiché la date de leur mariage sur le panneau d’affichage de l’église et dans le journal de la paroisse.

— Mais malheureusement, le mariage n’a jamais eu lieu, lui rappela la directrice.

— En raison de circonstances imprévues, murmura le père O’Connor.

— Je suis sûre que je n’ai pas besoin de vous rappeler, père, que l’Evangelium Vitae, encyclique du pape Jean-Paul, établit clairement que le suicide et bien sûr le meurtre sont, aux yeux de l’église, encore des péchés mortels. Cela, je le crains, ne me laisse d’autre choix que de me désintéresser de cette affaire.

— Vous ne seriez pas la première personne dans l’histoire à le faire, Mlle Sutherland.

— Cette remarque est indigne de vous, père, rétorqua la directrice.

— Vous avez raison de me réprimander, Mlle Sutherland, et je vous prie de m’excuser. Je crains de n’être qu’un humain, et, de ce fait, commettre des erreurs. Peut-être que j’en ai commise une le jour où une jeune femme exceptionnellement douée a posé sa candidature pour être directrice de St. Veronica et que j’ai oublié d’informer le conseil d’établissement qu’elle venait de se faire avorter. Je suis sûr que je n’ai pas besoin de vous rappeler, Mlle Sutherland, que le Saint-Père considère également cela comme un péché mortel.

59

Depuis plusieurs semaines, Danny évitait le professeur Mori. Il craignait que l’effort qu’il avait produit pour le concours de dissertation n’ait pas suffit à l’impressionner.

Mais à l’issue du cours du matin, Danny vit Mori à la porte de son bureau. Impossible d’échapper au doigt qui lui faisait signe. Comme un écolier qui sait qu’il va se faire flageller, Danny le suivit docilement dans son bureau. Il attendait les remarques cinglantes, les mots d’esprit acérés, les flèches empoisonnées.

— Je suis déçu, commença le professeur Mori. (Danny baissa la tête. Comment se faisait-il qu’il s’y prenne si bien avec des banquiers suisses, des imprésarios du West End, des associés principaux et des avocats chevronnés, mais qu’il tremble comme une feuille en présence de cet homme ?) Maintenant vous savez ce que doit ressentir un finaliste malheureux aux Jeux olympiques.

Danny leva les yeux, perplexe.

— Félicitations, reprit le professeur Mori, rayonnant. Vous êtes arrivé quatrième au concours de dissertation. Comme cela sera pris en compte dans votre diplôme universitaire, je m’attends à de grandes choses de votre part quand vous passerez vos examens finaux. (Il se leva, toujours tout sourires.) Félicitations, répéta-t-il en serrant chaleureusement la main de Danny.

— Merci professeur, dit ce dernier, en tâchant d’intégrer la nouvelle.

Il entendait Nick dire : Sacrée bonne nouvelle, mon vieux ! Il regrettait de ne pas pouvoir partager la nouvelle avec Beth. Elle serait si fière. Combien de temps encore pourrait-il survivre sans la voir ?

Il laissa le professeur, courut dans le couloir, passa la porte à toute allure et dévala les marches, pour trouver Big Al debout près de la portière arrière de la voiture en train de regarder sa montre d’un air inquiet. Danny habitait dans trois mondes différents et, dans le suivant, il ne pouvait pas se permettre d’arriver en retard. Il avait rendez-vous avec son officier de probation.

*

Danny avait décidé de ne pas dire à Mme Bennett comment il avait l’intention de passer le reste de son après-midi, car il ne doutait pas qu’elle considérerait l’idée comme frivole. Toutefois, elle sembla ravie d’apprendre qu’il s’en était bien sorti dans le concours de dissertation.

Molly avait déjà servi une deuxième tasse de thé à M. Segat quand Danny rentra de son rendez-vous avec Mme Bennett. Le banquier suisse se leva lorsqu’il entra dans la pièce et s’excusa d’avoir quelques minutes de retard sans donner d’explication.

Segat le gratifia d’un petit signe de tête avant de se rasseoir.

— Vous êtes désormais le propriétaire des deux sites qui sont en compétition pour le vélodrome olympique, annonça-t-il. Bien que vous ne puissiez plus vous attendre à engendrer un bénéfice aussi important, vous ne devriez avoir aucune raison de vous plaindre de la rentabilité globale de votre investissement initial.

— Payne a-t-il rappelé ? fut tout ce que voulut savoir Danny.

— Oui, il a rappelé ce matin et fait une offre de quatre millions de livres pour le site qui aura le plus de chances d’être sélectionné. Je présume que vous voulez que je refuse son offre.

— Oui. Mais dites-lui que vous accepteriez six millions, à condition que le contrat soit signé avant que la ministre n’annonce sa décision.

— Mais ce site vaudra au moins douze millions si tout se passe comme prévu !

— N’ayez crainte, tout se passera comme prévu. Payne a-t-il montré un intérêt pour l’autre site ?

— Non. Pourquoi le ferait-il ? dit Segat, alors que tout le monde est d’accord sur le site qui devrait être sélectionné ?

Ayant obtenu toutes les informations dont il avait besoin, Danny changea de sujet.

— Qui a fait la plus grosse offre pour le site sur Mile End Road ?

— Le plus offrant a été Fairfax Homes, une entreprise remarquable avec laquelle le conseil a déjà travaillé dans le passé. J’ai étudié la proposition, dit Segat en donnant une brochure sur papier glacé à Danny, et je ne doute pas que, soumis à quelques modifications du service de l’urbanisme, le projet devrait avoir le feu vert dans quelques semaines.

— Combien ? demanda Danny en tâchant de dissimuler son impatience.

— Ah oui, fit Segat en consultant ses chiffres, en nous rappelant que votre mise de fonds initiale était d’un peu plus d’un million de livres, je pense que vous serez satisfait d’apprendre que la première offre de Fairfax Homes s’élève à 1801156 livres, soit, pour vous, un bénéfice de plus d’un demi-million de livres. Pas un mauvais rapport de capital dans la mesure où l’argent est en jeu depuis moins d’un an.

— Comment expliquez-vous le chiffre de 1801156 livres ? demanda Danny.

— M. Fairfax s’attendait à ce qu’il y ait plusieurs offres autour de 1800000 livres et il s’est contenté d’accoler sa date de naissance au bout.

Danny rit et se mit à étudier les plans de Fairfax pour un magnifique programme d’appartements de luxe appelé City Reach, à construire sur le site où il avait autrefois travaillé en tant que mécanicien.

— M’autorisez-vous à appeler M. Fairfax pour lui faire savoir que son offre est gagnante ?

— Oui, faites, dit Danny. Et une fois que vous lui aurez parlé, j’aimerais lui toucher un mot.

 

Tandis que Segat passait son coup de fil, Danny continua à étudier les plans impressionnants de Fairfax Homes pour le nouvel immeuble d’habitation. Il n’avait qu’un seul doute.

— Je vous passe sir Nicholas, M. Fairfax, dit Segat. Il aimerait vous dire un mot.

— Je viens d’étudier vos plans, M. Fairfax, dit Danny, et je vois que vous avez un appartement de luxe avec terrasse au dernier étage.

— C’est exact, acquiesça M. Fairfax. Quatre chambres, quatre salles de bains, toutes attenantes, le tout sur près de trois cents mètres carrés.

— Qui donnent sur un garage de l’autre côté de Mile End Road.

— A moins de mille cinq cents mètres de la City, rétorqua Fairfax.

Tous deux rirent.

— Et vous mettez l’appartement de luxe sur le marché à six cent cinquante mille, M. Fairfax ?

— Oui, c’est le prix demandé, confirma Fairfax.

— Je conclurai l’affaire à un million trois, dit Danny, si vous donnez l’appartement de luxe en prime.

— Un million deux et vous faites affaire, dit Fairfax.

— À une condition.

— Laquelle ?

Danny expliqua à M. Fairfax le changement qu’il souhaitait et le promoteur accepta sans hésiter.

*

Danny avait soigneusement choisi l’heure. 11 heures. Big Al contourna deux fois Redcliff Square avant de s’arrêter devant le numéro 25.

Danny remonta un chemin qui n’avait pas vu de déplantoir depuis longtemps. Quand il arriva devant la porte d’entrée, il sonna et attendit un moment, mais il n’y eut pas de réponse. Il donna deux coups de marteau sur la porte et entendit du bruit à l’intérieur, mais personne ne vint ouvrir. Il sonna une fois de plus avant d’abandonner. Il décida de réessayer dans l’après-midi. Il était presque arrivé au portail quand la porte s’ouvrit subitement. Une voix demanda :

— Qui êtes-vous donc ?

— Nick Moncrieff, dit Danny en remontant le chemin. Vous m’avez dit de vous passer un coup de fil, mais vous n’êtes pas dans l'annuaire, et comme je passais dans le coin…

Davenport portait un peignoir en soie. Il ne s’était visiblement pas rasé depuis plusieurs jours et se mit à ciller dans le soleil matinal comme un animal sortant d’hibernation le premier jour du printemps.

— Vous m’avez dit que vous aviez un investissement qui pourrait bien m’intéresser, reprit Danny.

— Ah oui, je me souviens maintenant, fit Davenport, l’air un peu plus réceptif. Oui, entrez.

Danny pénétra dans un couloir non éclairé qui fit ressurgir des souvenirs de la maison des Boltons avant que Molly l’ait prise en charge.

— Asseyez-vous donc pendant que je vais me changer, dit Davenport. J’en ai pour une minute.

Danny ne s’assit pas. Il fit le tour de la pièce et admira les tableaux et les beaux meubles, recouverts d’une couche de poussière. Il regarda par la fenêtre du fond et vit un grand jardin mal entretenu.

La voix anonyme avait appelé de Genève ce matin pour annoncer que les maisons dans le square changeaient actuellement de main pour trois millions de livres environ. M. Davenport avait acheté le numéro 25 en 1996 quand huit millions de téléspectateurs regardaient L’Ordonnance chaque samedi soir pour savoir avec quelle infirmière le Dr Beresford coucherait cette semaine. « Il a un crédit immobilier d’un million de livres à la Norwich Union, dit la voix, et depuis trois mois il n’a pas pu honorer ses paiements. »

Danny se détourna de la fenêtre quand Davenport revint dans la pièce. Il portait une chemise à col ouvert, un jean et des chaussures de sport. Danny avait vu des hommes mieux habillés en prison.

— Puis-je vous préparer un cocktail ? proposa Davenport.

— C’est un peu tôt pour moi, répondit Danny.

— Il n’est jamais trop tôt, rétorqua Davenport en se servant un grand whisky. (Il but une gorgée et sourit.) Je vais aller droit au but parce que je sais que vous êtes un type occupé. C’est juste que je suis légèrement à court d’argent en ce moment – ce n’est que temporaire, vous comprenez – jusqu’à ce que quelqu’un me signe pour une autre série. En fait, j’ai eu mon agent au téléphone ce matin avec une ou deux idées.

— Vous avez besoin d’un prêt ?

— Oui. Le fin mot de l’histoire, c’est ça.

— Et que pouvez-vous fournir comme garantie ?

— Eh bien, mes tableaux pour commencer, répondit Davenport. Je les ai payés plus d’un million.

— Je vous donnerai trois cent mille pour toute la collection.

— Mais je les ai payés plus de… cracha Davenport avant de se resservir un whisky.

— À supposer que vous puissiez apporter la preuve que la somme totale que vous avez payée s’élève à un million. (Davenport le regarda fixement, en tâchant de se rappeler où ils s’étaient rencontrés la dernière fois.) Je demanderai à mon avocat de vous établir un contrat et vous recevrez l’argent le jour où vous le signerez.

Davenport but une autre gorgée de whisky.

— Je vais y réfléchir.

— Faites. Et si vous remboursez la somme totale sous douze mois, je vous rendrai les tableaux sans frais supplémentaires.

— Alors où est l’entourloupe ?

— Il n’y a pas d’entourloupe, mais si vous ne pouvez pas me rembourser sous douze mois, les tableaux seront à moi.

— Aucun problème, dit Davenport, avec un grand sourire.

— Espérons que non, rétorqua Danny qui se leva pour le rejoindre alors que Davenport allait sortir de la pièce.

— Je vais vous envoyer un contrat ainsi qu’un chèque de trois cent mille livres, reprit Danny en le suivant dans le hall.

— C’est gentil à vous.

— Espérons que votre agent trouvera quelque chose à la hauteur de votre talent, lança Danny alors que Davenport ouvrait la porte d’entrée.

— Vous n’avez pas à vous faire de souci là-dessus, dit Davenport. Je parie que vous récupérerez votre argent d'ici quelques semaines.

— Cela fait plaisir à entendre. Ah, et au cas où vous décideriez de vendre cette maison…

— Ma maison ? fit Davenport. Non, jamais. Hors de question, n’y pensez même pas.

Il ne prit pas la peine de serrer la main à Danny et ferma la porte comme s’il avait affaire à un marchand.

60

Danny lut le rapport dans le Times pendant que Molly lui servait un café sans sucre.

L’échange, qui avait eu lieu dans l’auditoire à la Chambre entre la ministre des Sports et Billy Comack, député de Straford South, était caché à la fin du rapport parlementaire du journal :

Cormack (Trav. Stratford South) : madame la ministre peut-elle confirmer qu’elle a sélectionné deux sites pour le projet de vélodrome olympique ?

 

Ministre : Oui, je le confirme et je suis sûre que mon honorable collègue se réjouira d’apprendre que le site dans sa circonscription électorale est l’un des deux encore à l’étude.

Cormack : Je remercie madame la ministre pour sa réponse. Sait-elle que la Fédération britannique de cyclisme m’a écrit en me signalant que son comité a voté à l’unanimité en faveur du site dans ma circonscription ?

Ministre : Oui, je le sais, en partie parce que mon honorable collègue a eu l’amabilité de m’envoyer une copie de cette lettre (rires). Permettez-moi de l’assurer que je prendrai très au sérieux l’opinion de la Fédération britannique de cyclisme avant de prendre ma décision finale.

Andrew Crawford (Con. Stratford West.) : Madame la ministre réalise-t-elle que cette nouvelle ne sera pas bien accueillie dans ma circonscription, où est situé l’autre site sélectionné. Nous avions le projet de construire un nouveau centre de loisirs sur ce terrain et n’avons jamais voulu du vélodrome.

Ministre : Je prendrai en considération les opinions de messieurs les députés quand je prendrai ma décision finale.

 

Molly déposa deux œufs à la coque devant Danny au moment où son portable sonnait. Il ne fut pas étonné de voir le nom de Payne s’afficher sur le petit écran, même s’il ne s’était pas attendu à ce qu’il appelle si tôt. Il ouvrit le mobile d’une pichenette et dit :

— Bonjour.

— ’Jour, Nick. Désolé de vous appeler à cette heure-ci, mais je me demandais si vous aviez lu le rapport parlementaire dans le Telegraph ?

— Je ne lis pas le Telegraph, répondit Danny mais j’ai lu l’échange ministériel dans le Times. Que dit votre papier ?

— Que le président de la Fédération britannique de cyclisme a été invité à s’adresser au Comité des sites olympiques la semaine prochaine, quatre jours avant que la ministre ne prenne sa décision finale. Apparemment ce n’est plus qu’une formalité – une source bien informée a déclaré au Telegraph que la ministre attendait seulement le rapport de l’expert géomètre pour confirmer sa décision.

— Le Times raconte à peu près la même histoire.

— Mais ce n’est pas pour cela que je vous appelle. Je voulais que vous sachiez que j’ai déjà eu un appel de la Suisse ce matin. Ils ont refusé votre offre de quatre millions.

— Pas étonnant, vu les circonstances, observa Danny.

— Mais, reprit Payne, ils m’ont clairement fait comprendre qu’ils en accepteraient six, tant que la somme intégrale est versée avant que la ministre n’annonce sa décision finale dans dix jours.

— Ça reste un bon coup, dit Danny. Mais j’ai des nouvelles moi aussi et je crains qu’elles ne soient pas aussi bonnes. Ma banque refuse de m’avancer tout l’argent en ce moment.

— Pourquoi ? fit Payne. C’est pourtant une bonne opportunité !

— Oui, mais elle considère tout de même que c’est un risque. Peut-être aurais-je dû vous prévenir que je suis un peu serré en ce moment, avec un ou deux autres projets qui ne se passent pas aussi bien que je l’avais espéré.

— Mais je croyais que vous aviez réussi un beau coup sur le site de Mile End Road ?

— Cela ne s’est pas aussi bien passé que je l’avais prévu. Je me suis retrouvé avec un bénéfice d’à peine plus de quatre cent mille. Et comme je l’ai dit à Gary Hall il y a un moment, mon dernier agent a fait quelques mauvaises opérations et je dois maintenant payer le prix de son manque de jugement.

— Alors combien pouvez-vous mettre ?

— Un million. Ce qui signifie qu’il nous manquera encore cinq millions, je crains donc que l’affaire ne se termine là.

Un long silence s’ensuivit, pendant lequel Danny sirota son café et ôta le dessus de ses deux œufs.

— Nick, je suppose que vous ne me laisseriez pas proposer cette affaire à un autre client ?

— Pourquoi pas, répondit Danny, vu tout le travail que vous avez investi dans ce projet. Je suis juste furieux de ne pas pouvoir investir tout le capital dans la meilleure affaire que j’aie rencontrée depuis des années.

— C’est très magnanime de votre part, observa Payne, et je vous le revaudrai.

— Je n’en doute pas, dit Danny, et il referma son téléphone d’un coup.

Il allait attaquer son œuf quand le téléphone sonna de nouveau. Il consulta l’écran pour voir s’il pouvait demander à son interlocuteur de rappeler plus tard, mais comprit qu’il ne pouvait pas quand il vit le mot Voix s’afficher. Il ouvrit le téléphone et écouta.

— Nous avons déjà reçu plusieurs coups de fil ce matin, avec des propositions pour votre site, dont une de huit millions. Que voulez-vous que je fasse de M. Payne ?

— Il va sûrement vous appeler pour vous faire une offre de six millions. Vous accepterez cette offre, dit Danny, avant que la voix ne puisse faire de commentaire, à deux conditions.

— Deux conditions, répéta la voix.

— Il doit déposer les six cent mille à la banque avant la fermeture ce soir, et il doit payer la somme totale avant que la ministre ne fasse son annonce dans dix jours.

— Je vous rappelle une fois qu’il nous aura contactés, dit la voix.

Danny regarda un jaune d’œuf.

— Molly, pourriez-vous me refaire deux œufs ?

61

Spencer Craig quitta son cabinet à cinq heures : c’était à son tour d’organiser le dîner trimestriel des Mousquetaires. Ils se réunissaient encore quatre fois par an en dépit du fait que Toby Mortimer n’était plus parmi eux. Le quatrième dîner était désormais connu sous le nom du dîner du Souvenir.

Craig faisait toujours appel à des traiteurs extérieurs, ainsi il n’avait pas à se préoccuper de la préparation du dîner ni de tout ranger ensuite, mais il aimait choisir le vin lui-même et goûter les plats avant que le premier invité n’arrive. Gerald l’avait déjà appelé pour lui annoncer qu’il avait une nouvelle sensationnelle à partager avec l’équipe qui pourrait bien changer leur vie.

Craig n’oublierait jamais la dernière occasion où les retrouvailles des Mousquetaires avaient changé leur vie, mais depuis que Danny Cartwright s’était pendu, personne n’avait plus jamais reparlé de cette histoire. Craig pensa à ses camarades Mousquetaires en rentrant chez lui en voiture.

Gerald Payne était en plein boom dans son entreprise, et maintenant qu’on l’avait choisi pour représenter un siège conservateur dans le Sussex, il était quasiment assuré de devenir député la prochaine fois que le Premier ministre annoncerait des élections. Larry Davenport paraissait plus détendu ces temps-ci et avait même remboursé les dix mille livres que Craig lui avait prêtées il y a quelques années, et qu’il ne s’attendait plus à revoir : peut-être Larry avait-il de son côté quelque chose à annoncer à l’équipe. Craig avait aussi sa bonne nouvelle à partager avec les Mousquetaires ce soir, et même si c’était une chose à laquelle il s’attendait, c’était, malgré tout, très gratifiant.

Les affaires avaient repris et son apparition au procès de Danny Cartwright n’était plus qu’un souvenir flou pour la plupart de ses collègues – à une exception près. Cependant, sa vie privée demeurait chaotique, c’était le moins que l’on puisse dire : une aventure de temps en temps, mais à part la sœur de Larry, personne qu’il ait eu envie de revoir. Néanmoins Sarah Davenport avait été on ne peut plus claire : elle n’était pas intéressée. Cependant, il n’avait pas perdu espoir.

Quand Craig arriva chez lui dans sa maison de Hambledon Terrace, il jeta un œil dans sa cave à vin pour constater qu’il n’avait rien qui soit digne d’un dîner des Mousquetaires. Il se rendit dans sa boutique habituelle au coin de King’s Road et choisit trois bouteilles de Merlot, trois bouteilles de Sauvignon australien, et un magnum de Laurent Perrier. Après tout, il avait quelque chose à fêter.

Quand il revint chez lui, muni de deux sacs remplis de bouteilles, il entendit une sirène au loin. Cela fit ressurgir les souvenirs de cette fameuse nuit. Apparemment, contrairement à d’autres souvenirs, ils ne s’effaçaient pas avec le temps. Il avait appelé la police, était rentré chez lui en courant, s’était déshabillé à toute vitesse, douché rapidement sans se mouiller les cheveux, avait enfilé un costume, une chemise et une cravate presque identiques avant de retourner s’asseoir au bar. Tout ça en dix-sept minutes.

Si Redmayne avait vérifié la distance entre le Dunlop Arms et la maison de Craig, avant l’ouverture du procès, il aurait pu aisément semer le doute dans la tête des jurés. Dieu merci, ce n’était que sa première affaire en tant qu'avocat principal. Si ça avait été lui qui s’était retrouvé face à Arnold Pearson, il aurait vérifié le moindre pavé sur la route qui menait chez lui, chronomètre en main.

Le temps qu’avait mis l’inspecteur Fuller pour arriver au pub n’avait pas étonné Craig ; il savait qu’il aurait des choses bien plus urgentes à traiter dans la ruelle : un homme mourant, et un suspect couvert de sang. Il n’aurait également aucune raison de croire qu’un parfait inconnu pouvait être mêlé à cette histoire, d’autant plus que trois autres témoins corroboreraient sa version. Le barman avait gardé sa langue dans sa poche, mais il avait déjà eu affaire à la police auparavant et aurait fait un témoin peu fiable, quel que soit le camp pour lequel il aurait témoigné. Craig avait continué à acheter tout son vin au Dunlop Arms et quand les factures lui étaient envoyées à la fin du mois et que le compte n’était pas juste, il se gardait bien de tout commentaire.

Une fois de retour chez lui, Craig laissa le vin sur la table de la cuisine et mit le champagne au frais. Il monta ensuite se doucher et enfiler une tenue plus décontractée. Il débouchait une bouteille quand on sonna à la porte.

Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait vu Gerald aussi enjoué. Il supposa que c’était à cause de la nouvelle dont il avait parlé au téléphone cet après-midi.

— Alors le travail électoral, ça te plaît ? demanda Craig en accrochant le manteau de Payne et en l’entraînant dans le séjour.

— Super, j’attends avec impatience l’élection générale pour pouvoir prendre ma place aux Communes. (Craig lui servit du champagne et lui demanda s’il avait eu des nouvelles de Larry récemment.) Je suis passé le voir un soir la semaine dernière, mais il n’a pas voulu me laisser rentrer. J’ai trouvé ça un peu étrange.

— La dernière fois que je suis passé chez lui, sa maison était dans un état effroyable, répondit Craig. Si ça se trouve, c’était aussi bête que cela, ou alors un nouveau petit ami qu’il ne voulait pas te présenter.

— Il doit travailler. Il m’a envoyé un chèque la semaine dernière pour un prêt auquel j’avais renoncé depuis longtemps.

— Toi aussi ? s’étonna Craig alors que la sonnette retentissait pour la deuxième fois.

Quand Davenport vint tranquillement les rejoindre, il semblait avoir retrouvé son air fanfaron et sa confiance en lui. Il embrassa Gerald sur les deux joues. Il ressemblait à un général qui inspecte ses troupes. Craig lui offrit une flûte de champagne et trouva que Larry faisait dix ans de moins que la dernière fois qu’il l’avait vu. Peut-être allait-il leur révéler une nouvelle qui leur couperait le souffle.

— Commençons la soirée par porter un toast, annonça Craig. Aux amis absents. (Les trois hommes levèrent leur verre et s’écrièrent : ) A Toby Mortimer.

— À qui devons-nous boire ensuite ? demanda Davenport.

— À sir Nicholas Moncrieff, répondit Payne sans hésitation.

— Qui est-ce donc ? demanda Craig.

— L’homme qui est sur le point de changer nos vies.

— Comment ? demanda Davenport, qui ne tenait pas à révéler que c’était Moncrieff qui lui avait permis de leur rembourser l’argent qu’il leur avait emprunté.

— Je vous raconterai tout en détail pendant le dîner, dit Payne. Et ce soir, j’insiste pour passer le dernier parce que je suis sûr et certain que vous ne pourrez pas faire mieux que moi.

— Je n’en serais pas si sûr, Gerald, rétorqua Davenport. Il avait l’air encore plus content de lui que d’habitude.

Une jeune femme apparut sur le pas de la porte.

— C’est quand vous voulez, M. Craig.

Les trois hommes entrèrent dans la salle à manger sans se presser. Ils se remémoraient leurs années à Cambridge. Au fil des ans les anecdotes embellissaient.

Craig prit place en bout de table cependant que des portions de saumon fumé étaient déposées devant ses deux invités. Une fois qu’il eut goûté le vin et opiné en signe d’approbation, il se tourna vers Davenport et dit :

— Je ne peux plus attendre, Larry. Écoutons d’abord ta nouvelle. La chance a clairement tourné pour toi.

Davenport s’installa bien confortablement et attendit d’être certain d’avoir leur attention pleine et entière.

— Il y a deux jours, j’ai reçu un coup de fil de la BBC qui me demandait de passer à Broadcasting House pour discuter. Cela signifie en général qu’ils veulent t’offrir un petit rôle dans une pièce radiophonique avec un cachet qui ne couvrirait même pas la course en taxi de Redcliffe Square à Portland Place. Mais cette fois, un grand producteur m’a invité à déjeuner et m’a dit qu’ils allaient intégrer un nouveau personnage dans Holby City, et que j’étais leur premier choix. Il semble que le docteur Beresford ait disparu de la mémoire des gens…

— Mémoire bénie, dit Payne en levant son verre.

— Ils m’ont demandé de passer un bout d’essai la semaine prochaine.

— Bravo ! s’écria Craig en levant également son verre.

— Mon agent me dit qu’ils ne pensent à personne d’autre pour le rôle, je devrais donc pouvoir signer un contrat de trois ans avec des droits versés en cas de rediffusion et une clause de reconduction stricte.

— Pas mal, je dois l’avouer, dit Payne, mais je reste persuadé que je peux vous battre tous les deux.

Craig remplit son verre et en but une gorgée avant de parler.

— Le grand Chancelier a demandé à me voir la semaine prochaine. (Il but une autre gorgée en laissant la nouvelle faire son petit effet.)

— Va-t-il te proposer son boulot ? demanda Davenport.

— Chaque chose en son temps. Mais la seule raison pour laquelle il demande à voir quelqu’un de mon humble statut, c’est quand il veut lui proposer d’être nommé avocat de la Couronne.

— Bien mérité, dit Davenport. Payne et lui levèrent leurs verres en honneur de leur hôte.

— L’annonce n’a pas été encore faite, reprit Craig, en leur faisant signe de se rasseoir, alors ne dites rien à personne.

Craig et Davenport se calèrent sur leur chaise et se tournèrent vers Payne.

— À ton tour, mon vieux, dit Craig. Alors, qu’est-ce qui va nous changer la vie ?

*

On frappa à la porte.

— Entrez, dit Danny.

Big Al, sur le seuil, serrait un gros paquet.

— On vient de le livrer, chef. Où dois-je le mettre ?

— Laisse-le sur la table, dit Danny en continuant à lire son livre comme si le paquet n’avait aucune importance.

Dès qu’il entendit la porte se refermer, il reposa Adam Smith et la théorie des économies de marché et alla jusqu’à la table. Il regarda le paquet qui portait l’inscription « Dangereux/Fragile » avant d’enlever le papier kraft. Il dût défaire plusieurs couches de scotch avant de pouvoir enfin soulever le couvercle.

Il sortit des bottes en caoutchouc noir, pointure quarante-trois et demi et les essaya – parfaites. Ensuite il sortit une paire de gants fins en latex et une grosse torche. Quand il l’alluma, le rayon illumina toute la pièce. Les autres articles qu’il ôta de la boîte furent, un survêtement en nylon noir, et un masque pour se couvrir le nez et la bouche. On lui avait donné le choix entre noir et blanc, et il avait opté pour le noir. La seule chose que Danny laissa dans la boîte était un petit récipient en plastique recouvert de papier bulle et qui portait l’inscription « Dangereux ». Il ne le déballa pas parce qu’il savait déjà ce qui se trouvait à l’intérieur. Il remit les gants, la torche, les bottes, le survêtement et le masque dans la boîte, prit un rouleau de gros scotch dans le tiroir du haut de son bureau et rescotcha le couvercle. Danny sourit. Mille livres bien investies.

*

— Et quelle somme vas-tu investir dans cette petite entreprise ? demanda Craig.

— Environ un million sur mes fonds personnels, répondit Payne, dont j’ai déjà transféré six cent mille afin de sécuriser le contrat.

— Cela ne va pas te mettre sur la paille ? demanda Craig.

— Si, avoua Payne. Mais j’ai peu de chances de rencontrer de nouveau ce genre d’opportunité dans ma vie, et le bénéfice me permettra d’avoir suffisamment pour vivre une fois devenu député et avoir démissionné de mon poste actuel.

— Laisse-moi essayer de comprendre ce que tu proposes, fit Davenport. Quelle que soit la somme que nous investissions, tu la multiplieras par deux à coup sûr en moins d’un mois.

— On ne peut jamais être sûr de rien, dit Payne, mais c’est une course à deux chevaux et le nôtre est clairement le favori. En termes simples, j’ai l’opportunité de reprendre un terrain pour six millions qui vaudra entre quinze et vingt millions une fois que la ministre annoncera le site qu’elle a sélectionné pour le vélodrome.

— À supposer qu’elle choisisse ton site, dit Craig.

— Je t’ai montré l’article dans Hansard2 qui rapporte son échange avec ces deux députés.

— Oui, dit Craig, mais je reste tout de même perplexe. Si c’est une si bonne affaire, pourquoi ce Moncrieff n’achète-t-il pas le site pour lui ?

— Je ne crois pas qu’il ait jamais eu assez pour couvrir les six millions, expliqua Payne, mais il investira quand même un million sur ses fonds personnels.

— Il y a quelque chose qui cloche, insista Craig.

— Tu n’es qu’un vieux sceptique, Spencer, lança Payne. Laisse-moi te rappeler ce qui s’est passé la dernière fois que j’ai présenté une telle opportunité aux Mousquetaires – Larry, Toby et moi avons multiplié par deux notre apport sur ces terres arables dans le Gloucestershire en moins de deux ans. Cette fois, je vous propose un pari encore plus sûr, sauf que c’est en seulement dix jours que vous pourrez multiplier votre mise par deux.

— OK, je suis prêt à risquer deux cent mille, dit Craig, mais je te tuerai si quoi que ce soit se passe mal.

Le visage de Payne se vida de toute expression et Davenport en resta muet.

— Allez, je plaisantais, ajouta Craig. Donc je suis bon pour deux cent mille. Et toi Larry ?

— Si Gerald est prêt à risquer un million alors moi aussi, lança Davenport en recouvrant rapidement son sang-froid. Je suis presque sûr que je pourrai emprunter ce montant sur la maison sans que cela ne change mon mode de vie.

— Ton mode de vie va changer dans dix jours, mon vieux, dit Payne. Nous ne serons plus jamais obligés de travailler.

— Un pour tous et tous pour un ! s’exclama Davenport en essayant de se lever.

— Un pour tous et tous pour un ! s’écrièrent Craig et Payne en chœur.

Ils levèrent tous leur verre.

— Comment vas-tu réunir le reste de l’argent ? demanda Craig à Payne. À nous trois, nous mettrons moins de la moitié.

— N’oublie pas le million de Moncrieff et mon président casque pour un demi-million. J’en ai aussi parlé à quelques types pour qui j’ai gagné pas mal d’argent au fil des années et même Charlie Duncan y réfléchit. Je devrais donc avoir trouvé toute la somme d’ici la fin de la semaine. Et comme c’est chez moi que la prochaine réunion des Mousquetaires devrait avoir lieu, poursuivit-il, je me suis dit que je réserverai une table au Harry’s Bar.

— Ou au McDonald’s, railla Craig, si la ministre change d’avis.

62

Alex contemplait le London Eye de l’autre côté de la Tamise quand elle arriva. Il se leva de son banc pour la saluer.

— Êtes-vous déjà montée sur l’Eye ? demanda-t-il quand elle s’assit à côté de lui.

— Oui, une fois, répondit Beth. J’y ai emmené mon père à l’ouverture. Avant, on voyait notre garage du sommet.

— Mais vous ne tarderez pas à voir Wilson House.

— Oui, c’était gentil de la part du promoteur de donner le nom de mon père à cet immeuble. Il aurait apprécié.

— Il faut que je sois de retour au tribunal à deux heures. Mais j’avais besoin de vous voir de toute urgence, j’ai des nouvelles.

— C’est généreux de votre part de sauter votre pause déjeuner.

— J’ai reçu une lettre ce matin du bureau du grand Chancelier et il est d’accord pour rouvrir l’affaire. (Beth se jeta à son cou.) Mais uniquement si nous pouvons apporter de nouvelles preuves.

— La cassette ne sera pas considérée comme une nouvelle preuve ? demanda Beth. On en parle dans les deux journaux du coin depuis que nous avons lancé la campagne pour que Danny se fasse gracier.

— Je suis sûr que cette fois ils la prendront en considération, mais s’ils croient que la conversation a été enregistrée sous la contrainte, ils ne pourront pas en tenir compte.

— Mais comment quelqu’un pourra-t-il prouver cela de toute façon ? demanda Beth.

— Vous souvenez-vous que Danny et Big Al partageaient une cellule avec un dénommé Nick Moncrieff ?

— Bien sûr, répondit Beth. Ils étaient bons amis. Il a appris à lire et à écrire à Danny et a même assisté à ses funérailles, bien qu’aucun d’entre nous n’ait eu le droit de lui parler.

— Eh bien, quelques semaines avant que Moncrieff n’ait été libéré, il m’a écrit pour me proposer d’aider comme il le pouvait car il était convaincu de l’innocence de Danny.

— Pourrait-il aider après tout ce temps ? Savez-vous comment le contacter ?

— Big Al a été libéré il y a un peu plus d’un an et comme il a été le chauffeur de Moncrieff pendant cinq ans quand ils étaient dans l’armée, il est possible qu’il sache où il est.

— Et Big Al pourrait témoigner ?

— Peut-être, mais surtout Danny m’a confié autrefois que Moncrieff tenait un journal quand il était en prison : il se peut donc que l’incident de la cassette ait été consigné. Les tribunaux prennent les journaux intimes très au sérieux, parce que ce sont des preuves contemporaines.

— Alors tout ce que vous aurez à faire, c’est contacter Moncrieff, fit Beth, incapable de dissimuler son enthousiasme.

— Ce n’est pas aussi simple.

— Pourquoi ? S’il tenait tellement à…

— Peu après sa libération, il s’est fait arrêter pour non-respect de sa liberté conditionnelle.

— Donc il est retourné en prison ?

— Non, c’est bien cela qui est étrange. Le juge lui a donné une dernière chance. Il devait avoir un sacré bon avocat pour le défendre.

— Alors qu’est-ce qui vous empêche d’essayer de vous procurer ces journaux ? demanda Beth.

— Il est possible qu’après ses derniers démêlés avec la justice, il ne soit pas ravi d’être contacté par un avocat qu’il n’a jamais rencontré, lui demandant de s’impliquer dans une nouvelle affaire.

— Danny disait que l’on pourrait toujours compter sur Nick, quoi qu’il arrive.

— Alors je vais lui écrire aujourd’hui même, répondit Alex.

*

Danny décrocha le téléphone.

— Payne a viré six cent mille livres ce matin, dit la voix. Donc s’il paie les cinq millions quatre cent mille d’ici la fin de la semaine, le site du vélodrome sera à lui. J’ai pensé que ça vous intéresserait de savoir que nous avons reçu une offre de dix millions ce matin, que nous avons naturellement dû refuser. J’espère que vous savez ce que vous faites.

Ils furent coupés. C’était la première fois que la voix donnait un avis sur quelque chose.

Danny composa le numéro de son banquier de la Coutts. Il était sur le point de convaincre Payne que l’affaire ne pouvait pas échouer.

— Bonjour, sir Nicholas, que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, M. Watson. Je veux transférer un million de livres de mon compte-courant sur le compte client de Baker, Tremlett et Smythe.

— Certainement, monsieur. (S’ensuivit une longue pause avant que M. Watson n’ajoute : ) Réalisez-vous que votre compte sera à découvert ?

— Oui. Mais le découvert sera comblé le premier octobre quand vous recevrez le chèque mensuel du fonds en fidéicommis de mon grand-père.

— Je m’occupe de ça aujourd’hui et je vous rappelle, dit M. Watson.

— M. Watson, il faut que la somme totale soit transférée avant la fermeture ce soir. (Danny reposa le combiné.) Zut, dit-il.

Nick n’aurait pas réagi ainsi dans de telles circonstances. Il devait rapidement repasser en mode Nick. Il se tourna pour voir Molly debout sur le pas de la porte. Elle tremblait et semblait incapable de parler.

— Que se passe-t-il, Molly ? demanda Danny en se levant d’un bond. Vous allez bien ?

— C’est lui, murmura-t-elle.

— Lui ?

— Cet acteur.

— Quel acteur ?

— Ce Dr Beresford. Vous savez, Lawrence Davenport.

— C’est lui en effet. Faites-le entrer au salon. Offrez-lui du café et dites-lui que je serai à lui dans une minute.

Quand Molly redescendit les escaliers quatre à quatre, Danny créa deux nouvelles entrées dans le dossier Payne avant de le reposer sur l’étagère. Il sortit ensuite le dossier Davenport qu’il mit rapidement à jour.

Il allait le refermer quand son œil fut attiré par une note sous le titre « Jeunesse », qui le fit sourire. Il reposa le dossier sur l’étagère et descendit rejoindre son invité surprise.

Davenport se leva d’un bond quand Danny entra dans la pièce, et cette fois, il lui serra la main. Danny fut surpris par son apparence. Il était bien rasé et portait un costume sur mesure et une chemise chic au col ouvert. Allait-il lui rendre les trois cent mille livres ?

— Désolé de débarquer comme ça à l’improviste, dit Davenport. Je ne l’aurais pas fait si ce n’était pas une urgence.

— Je vous en prie, ne vous inquiétez pas, répondit Danny en s’asseyant sur un fauteuil en face de lui. Que puis-je faire pour vous ?

Molly déposa un plateau sur la table et servit un café à Davenport.

— Crème ou lait, M. Davenport ? demanda-t-elle.

— Rien, merci.

— Sucre, M. Davenport ?

— Non merci.

— Désirez-vous un biscuit au chocolat ?

— Non merci, dit Davenport en tapotant sur son ventre.

Danny se cala dans son fauteuil et sourit. Il se demandait si Molly aurait été aussi impressionnée si elle savait qu’elle venait de servir le fils d’un gardien de parking.

— Eh bien, dites-moi si vous désirez autre chose, M. Davenport, reprit Molly avant de sortir de la pièce. Elle avait complètement oublié de servir son habituel chocolat chaud à Danny. Danny attendit que la porte se ferme.

— Désolé pour ça. En temps normal, elle a toute sa tête.

— Pas de problème, mon vieux. J’ai l’habitude.

Plus pour longtemps, songea Danny.

— Alors que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.

— Je veux investir une grosse somme dans une entreprise. J’ai besoin d’argent sur une très courte période, vous comprenez. Non seulement je vous rembourserai dans quelques semaines, au maximum, mais, dit-il en levant les yeux sur le McTaggart au-dessus de la cheminée, je serai aussi en mesure de récupérer mes tableaux en même temps.

Danny aurait été triste de perdre ses récentes acquisitions, car il avait été surpris par la vitesse à laquelle il s'était attaché à elles.

— Je suis désolé, ce n’est pas très délicat de ma part, dit-il, brusquement conscient que la pièce était remplie de vieux tableaux de Davenport. Soyez assuré que vous les récupérerez à la minute où l’emprunt sera remboursé.

— Si ça se trouve, ce sera beaucoup plus tôt que ce que j’avais initialement prévu. Si vous pouviez me donner un coup de main dans cette petite entreprise…

— À quelle somme pensez-vous ? demanda Danny.

— Un million, répondit timidement Davenport. Le problème, c’est que je n’ai qu’une semaine pour apporter les fonds.

— Et qu’offrirez-vous en garantie cette fois ? demanda Danny.

— Ma maison de Redcliffe Square.

Danny se rappela ce qu’avait dit Davenport la dernière fois qu’ils s’étaient vus. « Ma maison ? Non, jamais. Hors de question, n’y pensez même pas. »

— Et vous dites que vous rembourserez la somme dans son intégralité sous un mois, en vous appuyant sur votre maison pour garantir le prêt ?

— Sous un mois. Une certitude absolue.

— Et si vous n’arrivez pas à rembourser le million dans ces délais ?

— Alors, comme mes tableaux, ma maison est à vous.

— Affaire conclue. Et comme vous n’avez que quelques jours pour vous procurer l’argent, je vais contacter directement mes avocats et leur demander de rédiger un contrat.

Quand ils sortirent du salon, ils trouvèrent Molly près de la porte d’entrée qui tenait le pardessus de Davenport.

— Merci, dit Davenport après qu’elle l’eut aidé à le mettre et lui eut ouvert la porte.

— Je vous contacterai, dit Danny sans lui serrer la main. Molly faillit lui faire la révérence.

Danny retourna dans son bureau.

— Molly, j’ai des coups de fil à passer, j’aurais peut-être quelques minutes de retard pour le déjeuner, dit-il par-dessus son épaule. Comme il n’obtint pas de réponse, il se retourna et vit sa gouvernante debout à la porte en train de parler à une femme.

— Est-ce qu’il vous attend ? demanda Molly.

— Non, répondit Mme Bennett. Je suis passée à tout hasard.

63

Le réveil sonna à deux heures, mais Danny ne dormait pas. Il sauta du lit et enfila rapidement son slip, son T-shirt, ses chaussettes, son pantalon et ses tennis qu’il avait disposés sur la chaise à côté de la fenêtre. Il n’alluma pas la lumière.

Il consulta sa montre : deux heures six. Il ferma la porte de la chambre et descendit lentement l’escalier. Il ouvrit la porte d’entrée et vit sa voiture garée le long du trottoir. Même s’il ne pouvait pas le voir, il savait que Big Al était installé au volant. Danny regarda autour de lui, il y avait une ou deux lumières toujours allumées dans le square, mais personne en vue. Il monta en voiture, mais ne dit rien. Big Al mit le contact et parcourut quelques centaines de mètres avant d'allumer les phares.

Personne ne parla tant que Big Al n’avait pas tourné à droite en direction de l’Embankment. Il avait effectué le trajet cinq fois la semaine précédente, deux fois le jour, trois fois la nuit. Il appelait ça ses « opés nocturnes ». Mais les répétitions étaient terminées et ce soir l’opération se déroulerait dans son intégralité. Big Al traita toute l’opération comme un exercice militaire mettant à profit ses cinq années passées dans l’armée. Le jour, le trajet se faisait en à peu près quarante-trois minutes, mais la nuit, il pouvait couvrir la même distance en vingt-neuf minutes, sans jamais dépasser la limitation de vitesse.

Lorsqu’ils passèrent devant la Chambre des communes et longèrent la rive nord de la Tamise, Danny se concentra sur ce qu’il faudrait faire une fois qu’ils parviendraient dans la zone cible. Ils traversèrent la City et entrèrent dans l’East End. Danny fut déconcentré juste une minute quand ils passèrent devant un vaste site de construction avec un immense panneau publicitaire affichant une maquette de ce à quoi ressemblerait Wilson House une fois qu’elle serait achevée : soixante appartements de luxe, trente logements à prix modéré, promettait l’affiche, dont neuf étaient déjà vendus, y compris l’appartement terrasse. Danny sourit.

Big Al continua sur Mile End Road avant de tourner à gauche à un panneau indiquant « Stratford, accueillera-t-il les Jeux olympiques de 2012 ? » Onze minutes plus tard, il quitta la route et s’engagea sur un chemin de graviers. Il éteignit les phares, car il connaissait le moindre virage et presque chaque pierre entre l’endroit où il se trouvait et la zone cible.

Au bout du chemin, il passa devant une pancarte qui annonçait : Propriété privée, ne pas approcher. Il continua ; après tout, ce terrain appartenait à Danny encore pendant huit jours. Big Al arrêta la voiture derrière une petite butte, coupa le moteur et appuya sur un bouton. La vitre se baissa en ronronnant. Ils restèrent assis et écoutèrent, mais les seuls bruits étaient ceux de la nuit. Au cours d’une répétition d’après-midi, ils étaient tombés sur quelqu’un qui promenait son chien et un groupe de gamins qui jouaient au football mais, cette nuit, il n’y avait rien, pas même un noctambule pour leur tenir compagnie.

Au bout de quelques minutes, Danny toucha le coude de Big Al. Ils descendirent de voiture et la contournèrent jusqu’au coffre. Big Al l’ouvrit pendant que Danny ôtait ses chaussures de sport. Big Al sortit la boîte du coffre et la posa par terre, comme ils l’avaient fait la nuit précédente, quand Danny avait fait le chemin pour voir s’il pouvait localiser les soixante et onze petits cailloux blancs qu’ils avaient placés dans des fissures, trous et lézardes durant la journée. Il avait réussi à en trouver cinquante-trois. Il ferait mieux ce soir. Une autre répétition cet après-midi lui avait permis de trouver ceux qu’il lui manquait.

En plein jour, il pouvait couvrir l’hectare et demi en deux heures à peine. La nuit dernière, il lui avait fallu trois heures et dix-sept minutes. Ce soir il lui faudrait encore plus longtemps en raison du nombre de fois où il devrait se mettre à genoux.

C’était une nuit claire et calme, comme l’avaient promis les prévisions météorologiques, qui prévoyaient cependant de légères averses dans la matinée. Comme n’importe quel bon fermier qui plante ses graines, Danny avait choisi le jour, et même l’heure, avec le plus grand soin. Big Al sortit le survêtement noir de la boîte et le donna à Danny qui dézippa le devant et sauta dedans. Même cet exercice simple avait été répété plusieurs fois dans le noir. Big Al lui passa ensuite les bottes en caoutchouc, suivies des gants, du masque et enfin du petit récipient en plastique qui portait l’inscription « Dangereux. »

Big Al se posta derrière la voiture quand son chef se mit en route. Quand Danny arriva au coin de son terrain, il avança de sept autres pas avant de tomber sur le premier caillou blanc. Il le ramassa et le mit dans une de ses poches. Il se mit à genoux, alluma la torche, et déposa un minuscule fragment de tige dans le sol. Il éteignit la lampe et se leva. Hier il avait pratiqué l’exercice sans le rhizome. Neuf autres pas et il tomba sur le deuxième caillou, où il répéta la procédure ; encore un pas et c’était le troisième caillou. Il s’agenouilla devant une petite crevasse avant de planter soigneusement le rhizome tout au fond. Encore cinq pas…

Big Al mourait d’envie d’une cigarette, mais il savait que c’était un risque qu’il ne pouvait pas prendre. Une fois en Bosnie, un deuxième classe en avait allumé une au cours d’une opé de nuit, et trois secondes plus tard, il avait reçu une balle dans la tête. Big Al savait que le boss était parti pour trois heures minimum. Il ne pouvait pas se permettre de se déconcentrer, ne serait-ce qu’une minute.

Le caillou numéro vingt-trois se trouvait au coin opposé du terrain. Il illumina un gros trou à l’aide de sa torche avant d’y faire tomber un nouveau rhizome. Il rangea un autre caillou dans sa poche.

Big Al s’étira et commença à faire les cent pas autour de la voiture. Il savait qu’ils avaient prévu de s’en aller longtemps avant que le soleil ne se lève, à savoir avant 6 h 48. Il consulta sa montre : 4 h 17. Tous deux levèrent la tête quand un avion les survola. Le premier à atterrir à Heathrow ce matin.

Danny mit le caillou numéro trente-six dans sa poche droite, prenant soin de distribuer uniformément le poids. Il répéta la procédure, encore et encore : quelques pas, à genoux, allumer la torche, faire tomber un rhizome dans la fissure, ramasser le caillou et le mettre dans sa poche, éteindre la torche, se lever, avancer – c’était bien plus fatigant que la nuit précédente.

Big Al se figea sur place quand une voiture entra sur le site et alla se garer à une cinquantaine de mètres. Il ne savait pas si celui qui se trouvait dans le véhicule l’avait vu. Il se mit à plat ventre et rampa en direction de l’ennemi. Le nuage qui avait caché la lune jusqu’à présent s’effaça laissant la place à un éclat de lumière. Même la lune était de leur côté semblait-il. Les phares de la voiture étaient éteints, mais la lumière du plafonnier restait allumée.

Danny crut voir des phares. Il se coucha immédiatement à terre. Ils avaient convenu que Big Al allumerait trois fois sa torche pour le prévenir d’un éventuel danger. Danny attendit une bonne minute. Big Al semblait-il, ne lui signalait aucun danger. Aussi, il se leva et se dirigea vers le caillou suivant.

Big Al ne se trouvait plus qu’à quelques mètres de la voiture stationnée et bien que les vitres fussent embuées, il constata que la lumière du plafonnier était encore allumée. Il se hissa à genoux et regarda par le pare-brise arrière. Il lui fallut toute sa discipline pour ne pas éclater de rire quand il vit une femme étendue sur la banquette, les jambes écartées, qui gémissait. Big Al ne pouvait pas voir le visage de l’homme qui était sur elle, mais il sentit un élancement dans son pantalon. Il retomba à plat ventre et rampa jusqu’à sa base.

Quand Danny parvint au caillou numéro soixante-sept, il jura. Il avait couvert toute la zone, et pourtant il en avait raté quatre. Quand il rejoignit lentement la voiture, chaque pas était plus lourd que le précédent. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était le poids des cailloux.

Une fois que Big Al fut de retour à son véhicule, il garda un œil prudent sur la voiture et ses occupants agités. Il se demanda si le chef s’était même rendu compte de sa présence. D’un seul coup, il entendit le bruit d’un moteur qui s’emballait. Les phares s’allumèrent avant que la voiture ne fasse demi-tour, reprenne le chemin de graviers et disparaisse dans la nuit.

Quand Big Al vit Danny revenir vers lui, il ôta la boîte vide du coffre et la posa par terre devant lui. Danny sortit les cailloux de ses poches et les mit dans la boîte ; un exercice exténuant quand le moindre bruit pouvait attirer l’attention. Une fois le boulot terminé, il ôta le masque, les gants, les bottes et le survêtement. Il les donna à Big Al qui les rangea dans la boîte au-dessus des cailloux. Les dernières choses à ranger étaient la torche, et un récipient en plastique vide.

Big Al ferma le coffre et monta dans la voiture pendant que son chef attachait sa ceinture ; il mit le contact, vira et retourna en direction du sentier de graviers. Personne ne parlait, même quand ils furent parvenus sur la route principale. Le boulot n’était pas encore terminé.

Pendant la semaine, Big Al avait identifié diverses bennes et terrains de construction où ils pourraient se débarrasser de toute preuve de leur entreprise nocturne. Big Al s’arrêta sept fois au cours de leur trajet. Cela leur prit un peu plus d’une heure au lieu des quarante minutes habituelles. Quand ils entrèrent dans les Boltons, il était sept heures et demie. Danny sourit quand il vit quelques gouttes de pluie tomber sur le pare-brise et les essuie-glaces automatiques se mettre en marche. Danny descendit de voiture, remonta le chemin et ouvrit la porte d’entrée. Il prit une lettre sur le paillasson et l’ouvrit en montant l’escalier. Quand il vit la signature au bas de la page, il se dirigea tout droit dans son bureau et ferma la porte.

Quand il eut lu la lettre, il ne savait pas très bien comment réagir. Comporte-toi comme Nick. Pense comme Danny.

64

— Nick, quel plaisir de vous voir ! s’écria Sarah. (Elle se pencha et murmura : ) Maintenant, dites-moi que vous avez été sage.

— Tout dépend de ce que vous entendez par sage, répondit Danny en s’asseyant à côté d’elle.

— Vous n’avez pas manqué un seul rendez-vous avec votre favorite ?

Danny pensa à Beth même s’il savait que Sarah faisait référence à Mme Bennett, l’agent de probation.

— Pas un seul. En fait, elle m’a récemment rendu visite chez moi et a déclaré que mon logement était « convenable ». Elle a coché toutes les cases correspondantes.

— Et vous n’avez même pas pensé à partir à l’étranger ?

— Sauf pour aller en Écosse rendre visite à maître Munro.

— Bien. Qu’avez-vous fait d’autre qui soit sans danger et que je puisse rapporter à votre autre avocat ?

— Pas grand-chose, admit Danny. Comment va Lawrence ? demanda-t-il en se demandant s’il lui en avait parlé.

— Mieux que jamais. Il passe un bout d’essai pour Holby City mardi prochain – un nouveau rôle écrit spécialement pour lui.

— « Témoin d’un meurtre » ? demanda Danny, regrettant ses paroles à l’instant où il les prononça.

— Non, non, fit Sarah en riant. Vous pensez au rôle qu’il a joué dans Témoin à charge, mais c’était il y a des années.

— Sûrement. Et c’était une interprétation que je ne risque pas d’oublier.

— Je n’avais pas compris que vous connaissiez Larry depuis si longtemps ?

— Seulement de loin, répondit Danny.

Il fut soulagé qu’une voix familière vienne le sauver :

— Bonjour Sarah !

Charlie Duncan se baissa et l’embrassa sur la joue.

— Ravi de te revoir, Nick, dit Duncan. Vous vous connaissez tous les deux, bien sûr.

— Bien sûr, dit Sarah.

Duncan murmura.

— Faites attention à ce que vous dites, vous êtes assis derrière un critique. Amusez-vous bien, ajouta-t-il à voix haute.

Danny avait lu le scénario de Bling Bling, mais il lui était tombé des mains ; il était donc curieux de voir ce que cela allait donner sur scène et dans quoi il avait dépensé dix mille livres. Il ouvrit le programme pour apprendre que la pièce était annoncée comme « un regard hilarant sur la Grande-Bretagne au cours de l’époque Blair. » Il tourna la page et commença à lire la biographie du dramaturge, un dissident tchèque qui s’était échappé de… Les lumières s’éteignirent et le rideau se leva.

Personne ne rit pendant les quinze premières minutes de Bling Bling, ce qui surprit Danny car la pièce avait été annoncée comme une comédie légère. Quand la star fit enfin son entrée, quelques rires s’ensuivirent, mais Danny n’était pas sûr du tout qu’ils aient été voulus par l’auteur. Quand le rideau se baissa, il se surprit à étouffer un bâillement.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il à Sarah en se demandant s’il avait manqué quelque chose.

Sarah porta un doigt à ses lèvres en lui montrant le critique devant eux qui écrivait comme un forcené.

— Allons boire un verre, proposa-t-elle.

Sarah lui toucha le bras quand ils remontèrent lentement l’allée.

— Nick, c’est à mon tour de vous demander conseil.

— À quel propos ? demanda Danny, parce que je dois vous prévenir que je n’y connais rien en théâtre.

Elle sourit.

— Non, je parle du monde réel. Gerald Payne m’a conseillé d’investir dans une affaire dans l’immobilier dans lequel il est impliqué. Comme il a mentionné votre nom, je me demandais si vous pensiez que c’était un investissement sûr.

Danny ne sut que répondre, parce que même s’il haïssait son frère, il n’avait rien contre cette charmante jeune femme qui lui avait évité de retourner en prison.

— Je ne conseille jamais aux amis de mettre de l’argent dans quoi que ce soit, répondit Danny. C’est une situation inextricable – s’ils gagnent de l’argent, ils oublient que c’était vous qui le leur avez conseillé, et s’ils en perdent, ils ne cessent jamais de vous le rappeler. Mon seul conseil serait de ne pas risquer ce que vous ne pouvez pas vous permettre et de ne jamais risquer une somme qui pourrait vous faire passer une nuit blanche.

— Bon conseil, répondit Sarah. Je vous en remercie.

Danny la suivit dans le bar de l’orchestre. Quand ils entrèrent dans la salle bondée, il remarqua Gerald Payne debout près d’une table, servant une flûte de champagne à Spencer Craig. Il se demanda si Craig avait été tenté d’investir de l’argent dans son site olympique. Il avait bien l’intention de le découvrir plus tard lors de la soirée organisée pour la première.

— Évitons-les, dit Sarah. Spencer Craig n’a jamais fait partie de mes préférés.

— Idem pour moi avoua Danny. Ils se frayèrent un chemin jusqu’au bar.

— Hé, Sarah, Nick ! Nous sommes ici ! cria Payne en agitant le bras comme un forcené. Venez donc boire une coupe de champ’ !

La mort dans l’âme, Danny et Sarah allèrent les rejoindre.

— Tu te rappelles Nick Moncrieff, dit Payne en s’adressant à Craig.

— Bien sûr, fit Craig. L’homme qui va nous faire gagner une fortune.

— Espérons, dit Danny.

— Nous aurons besoin de toute l’aide possible après la représentation de ce soir, ajouta Payne.

— Oh, ça aurait pu être pire, répliqua Sarah quand Danny lui donna une coupe.

— C’est de la merde, affirma Craig. Voilà un investissement fichu.

— Vous n’aviez pas trop investi, j’espère, demanda Danny qui partait à la pêche aux informations.

— Rien par rapport à ce que j’ai investi dans votre petite entreprise, répondit Craig qui ne parvenait pas à quitter Sarah des yeux.

Payne murmura d’un air de conspirateur à Danny :

— J’ai transféré la somme totale ce matin. Nous échangerons des contrats les jours prochains.

— Je suis ravi de l’apprendre, répondit Danny, l’air sincère. Les Suisses l’avaient déjà informé du transfert juste avant qu’il ne parte pour le théâtre.

— Au fait, ajouta Payne, grâce à mes relations dans la politique, j’ai réussi à obtenir deux entrées pour les questions parlementaires jeudi prochain. Si cela vous dit de vous joindre à moi pour la déclaration de la ministre, vous serez le bienvenu.

— C’est bien aimable à vous, Gerald, mais pourquoi ne pas en faire profiter Lawrence ou Craig ?

Il ne parvenait toujours pas à l’appeler Spencer.

— Larry passe un bout d’essai cet après-midi et Spencer a un rendez-vous avec le grand Chancelier à l’autre bout du bâtiment. Nous savons tous pourquoi, ajouta-t-il en faisant un clin d’œil.

— Vraiment ? fit Danny.

— Oh oui. Spencer est sur le point d’être nommé avocat de la Couronne, murmura Payne.

— Félicitations, lança Danny en se tournant vers son adversaire.

— Ce n’est pas encore officiel, répondit Craig sans même jeter un coup d’œil dans sa direction.

— Mais ça le sera jeudi prochain, lança Payne. Alors, Nick, si vous me retrouviez devant l’entrée St. Stephen de la Chambre à midi trente et nous pourrions entendre ensemble la déclaration de la ministre avant d’aller fêter notre bonne fortune.

— Je vous retrouverai là-bas, dit Danny alors que retentissait la sonnerie signifiant la fin de l’entracte.

Il jeta un coup d’œil à Sarah, mais Craig l’avait coincée dans un coin. Il aurait bien voulu aller la sauver, mais il fut emporté par la foule qui retournait vers la salle.

 

Sarah se rassit juste au moment où le rideau se levait. La seconde partie s’avéra légèrement meilleure que la première, mais Danny craignit qu’elle soit loin d’être assez bien pour plaire à l’homme assis devant lui.

Quand le rideau tomba, le critique fut le premier à quitter l’orchestre, et Danny eut envie de se joindre à lui. Les acteurs furent tout de même rappelés trois fois, mais personne ne se leva. Quand les lumières se rallumèrent enfin, Danny se tourna vers Sarah et dit :

— Si vous allez à la soirée, que diriez-vous que je vous y dépose ?

— Je n’y vais pas, répondit Sarah. Et je crains que vous n’y trouviez pas grand monde.

— Pourquoi ?

— Les pros flairent toujours un bide. Ils vont donc éviter d’être vus à cette soirée pour que l’on ne puisse pas croire qu’ils sont mêlés de près ou de loin au montage de la pièce. (Elle marqua une pause.) J’espère que vous n’avez pas trop investi ?

— Pas suffisamment pour passer une nuit blanche.

— Je n’oublierai pas votre conseil, dit-elle en passant son bras sous le sien. Alors que diriez-vous d’emmener dîner une pauvre fille seule ?

Danny se rappela la dernière fois qu’il avait répondu à ce genre de proposition et comment la soirée s’était terminée. Il ne voulait pas avoir à l’expliquer à une autre fille, et surtout pas à celle-ci.

— Je suis désolé, dit-il. Mais…

— Vous êtes marié ? demanda Sarah.

— Si seulement…

— Si seulement je vous avais rencontré avant, fit Sarah en enlevant son bras.

— Impossible, dit Danny sans explication.

— Amenez-la la prochaine fois, suggéra Sarah. J’aimerais bien la rencontrer. Bonne nuit, Nick, et merci encore du conseil.

Elle l’embrassa sur la joue et s’en alla rejoindre son frère.

Danny s’empêcha juste à temps de l’avertir de ne pas investir un seul penny dans l’entreprise olympique de Payne. Mais il savait qu’une fille brillante comme elle ne prendrait sûrement pas de risque inconsidéré.

Il rejoignit la foule silencieuse qui quittait le théâtre le plus rapidement possible. Il ne parvint pas à éviter un Charlie Duncan démoralisé qui s’était posté près de la sortie. Il gratifia Danny d’un petit sourire.

— Eh bien, au moins je n’aurai pas à investir dans un cocktail de clôture.

65

Danny retrouva Payne devant l’entrée St. Stephen du palais de Westminster. C’était sa première visite à la Chambre des communes et il avait bien l’intention de tout faire pour que ce soit la dernière de Payne.

— J’ai deux billets pour la tribune du public, annonça Payne au policier posté à l’entrée. Il leur fallut tout de même un long moment pour passer la sécurité.

Une fois qu’ils eurent vidé leurs poches et passé le détecteur de métaux, Payne guida Danny le long d’un long couloir de marbre jusqu’au Central Lobby.

— Ils n’ont pas de billets, expliqua Payne quand ils passèrent d’un pas énergique devant des gens assis sur des bancs verts qui attendaient patiemment de se faire admettre dans la tribune du public. Ils ne rentreront pas avant la fin de soirée, et encore !

Danny savoura l’atmosphère qui régnait dans le Central Lobby tandis que Payne se présenta au policier en faction et lui montra ses billets. Des députés discutaient avec des électeurs en visite, des touristes contemplaient le plafond en mosaïque tandis que d’autres pour qui tout cela était devenu monnaie courante traversaient le hall d’un air décidé, tout en faisant leurs petites affaires.

Payne ne semblait intéressé que par une seule chose : s’assurer d’avoir une bonne place avant que la ministre ne se lève pour faire son annonce depuis la tribune. Danny tenait également à jouir de la meilleure vue possible.

Le policier désigna un couloir à sa droite. Payne s’en alla d’un bon pas et Danny dut se dépêcher pour le rattraper. Payne descendit le couloir moquetté de vert à grandes enjambées et monta une volée de marches jusqu’au premier étage comme s’il était déjà député. Danny et lui furent accueillis en haut des marches par un huissier qui vérifia leurs billets avant de les accompagner dans la Stranger’s Gallery. La première chose qui frappa Danny fut la taille de la tribune, toute petite, et le peu de places réservées aux visiteurs, ce qui expliquait la foule qui attendait au rez-de-chaussée. L’huissier leur trouva deux places au quatrième rang et leur donna à tous les deux un Order Paper3. Danny se pencha et regarda en bas, dans la Chambre, étonné qu’il y ait si peu de députés présents alors qu’on était en plein milieu de la journée. Il semblait clair que l’emplacement du vélodrome olympique intéressait peu la plupart des députés. Seuls semblaient présents ceux que la décision de la ministre concernait directement. L’un d’eux était assis à côté de Danny.

— Surtout des députés londoniens, murmura Payne en tournant la page de l’ordre du jour qui l'intéressait. Sa main tremblait. Il attira l’attention de Danny sur le haut de la page : « 12 h 30, Déclaration de la ministre des Sports. »

Danny tâcha de suivre ce qui se passait dans la Chambre en contrebas. Payne lui expliqua que c’était une journée dédiée à des questions pour le ministre de la Santé, mais que celles-ci se termineraient à 12h30 précises. Danny fut enchanté de voir comme Payne était impatient d’échanger sa place dans la tribune contre un siège sur les bancs verts en dessous.

L’horloge derrière le siège du président de la Chambre des communes indiquait bientôt 12h30. Payne se mit à jouer avec son ordre du jour, sa jambe droite tressautait. Danny restait calme, il savait déjà ce que la ministre allait annoncer à la Chambre.

Quand le président se leva à 12h30 et annonça d’une voix tonitruante : « Déclaration de la ministre des Sports ». Payne se pencha pour mieux voir lorsque la ministre se leva et déposa un dossier rouge sur le rebord de la tribune.

— Monsieur le président, si vous le permettez, je vais faire une déclaration concernant le site que j’ai choisi pour y construire un éventuel vélodrome olympique. Messieurs les députés se rappelleront que j’ai informé la Chambre plus tôt ce mois-ci que j’avais présélectionné deux sites, mais que j’attendais les rapports détaillés des experts sur les deux sites pour arrêter ma décision. (Danny jeta un œil à Payne ; une perle de sueur s’était formée sur son front. Danny tâcha d’avoir l’air inquiet lui aussi.) Ces rapports ont été remis dans mon bureau hier, et des copies ont été également envoyées au Comité des sites olympiques, aux deux honorables députés dans la circonscription électorale où sont situés ces sites, et au président de la Fédération britannique de cyclisme. Messieurs les députés pourront en demander des copies auprès de l'Order Office immédiatement après cette déclaration.

« Après avoir lu les deux rapports, toutes les parties concernées ont convenu qu’un seul site pourrait raisonnablement être envisagé pour cet important projet. (Un semblant de sourire apparut sur les lèvres de Payne.) Les rapports des experts ont révélé que l’un des sites est malheureusement infesté par une plante toxique et agressive connue sous le nom de renouée japonaise (rires.) Je sens que messieurs les députés, comme moi-même, n’ont encore jamais rencontré ce genre de problème, c’est pourquoi je passerai un certain temps à expliquer ses effets. La renouée japonaise est une plante extraordinairement destructrice et agressive, qui, une fois qu’elle a pris racine, se répand rapidement et rend la terre sur laquelle elle pousse impropre à tout projet de construction. Avant de prendre ma décision finale, j’ai demandé conseil pour savoir s’il existait une solution simple à ce problème. Les experts en la matière m’ont assuré que la renouée japonaise pouvait en fait être éradiquée par un traitement chimique. (Payne leva les yeux, une lueur d’espoir dans le regard.) Toutefois, le passé a montré que les premières tentatives ne sont pas toujours couronnées de succès. La durée moyenne avant que les terrains que possèdent les conseils de Birmingham, Liverpool, et Dundee soient jugés à nouveau constructibles a été estimée à un peu plus d’un an.

« Messieurs les députés comprendront qu’il serait irresponsable de la part de mon ministère de prendre le risque d’attendre encore douze mois, voire plus longtemps, avant de commencer les travaux sur le site infesté. Je n’ai donc d’autre choix que de sélectionner l’autre site pour ce projet. (La peau de Payne devint blanc craie quand il entendit le mot « autre. ») Je suis donc en mesure d’annoncer que mon ministère, avec le soutien du Comité olympique britannique et de la Fédération britannique de cyclisme, a sélectionné le site de Stratford South pour construire le nouveau vélodrome.

La ministre reprit place et attendit les questions de l’auditoire.

Danny regarda Payne qui avait la tête entre les mains.

Un huissier descendit les marches en courant.

— Votre ami se sent-il bien ? demanda-t-il, l’air inquiet.

— J’ai bien peur que non, répondit Danny, pas inquiet du tout. Pourrions-nous l’amener aux toilettes ? J’ai le sentiment qu’il va être malade.

Danny prit Payne par le bras et l’aida à se relever. L’huissier leur fit monter les marches, les fit sortir de la tribune, puis courut ouvrir la porte pour faire permettre à Payne, titubant, d’entrer dans les toilettes. Il vomit avant même d’être arrivé devant une cuvette.

Payne dénoua sa cravate, défit le bouton du haut de sa chemise, et vomit de nouveau. Quand il baissa la tête et s’accrocha au bord de la cuvette en respirant lourdement, Danny l’aida à enlever sa veste. Il sortit adroitement le portable de Payne d’une poche intérieure et appuya sur un bouton qui fit apparaître une longue liste de noms. Il les fit défiler jusqu’à ce qu’il tombe sur « Lawrence. » Alors que Payne mettait la tête dans la cuvette pour la troisième fois, Danny consulta sa montre. Davenport devait être en train de se préparer pour son bout d’essai, jeter un dernier coup d’œil à son texte avant de se rendre au maquillage. Il commença à taper un texto alors que Payne tombait à genoux, sanglotait, exactement comme Beth l’avait fait en regardant son frère mourir. Ministre n’a pas choisi notre site. Désolé. Me suis dit que tu voudrais le savoir. Il sourit et appuya sur la touche « Envoyer » avant de retourner à la liste de contacts. Il la refit défiler et s’arrêta quand le nom « Spencer » apparut.

*

Spencer Craig se regarda dans le miroir en pied. Il avait acheté une nouvelle chemise et une cravate en soie spécialement pour l’occasion. Il avait également réservé une voiture qui viendrait le chercher à son cabinet à 11h30. Il ne pouvait pas courir le risque d’arriver en retard chez le grand Chancelier. Tout le monde semblait être au courant de son rendez-vous, car il recevait en permanence des sourires et des murmures de félicitations – depuis le directeur du cabinet jusqu’à la dame qui prépare le thé.

Craig s’assit seul à son bureau en feignant de lire un dossier qui lui était arrivé ce matin. Il avait eu beaucoup d’affaires ces derniers temps. Il attendit impatiemment que l’horloge indique onze heures et demie pour pouvoir partir pour son rendez-vous à midi. « D’abord il te proposera un verre de xérès, lui avait dit un collègue. Ensuite il te tiendra des menus propos sur la situation désastreuse du cricket anglais, puis sans prévenir, il te glissera le plus confidentiellement possible, qu’il fera une recommandation auprès de Sa Majesté – il devient très pontifiant à ce moment-là — pour que ton nom fasse partie de la prochaine liste des avocats qui seront nommés avocats de la Couronne. Il discourra ensuite quelques minutes sur la responsabilité d’une telle nomination et bla bla bla et bla bla bla. »

Craig sourit. Ça avait été une bonne année, et il avait l’intention de fêter la nomination en grande pompe. Il ouvrit un tiroir, sortit son carnet de chèques et rédigea un chèque de deux cent mille livres à l’ordre de Baker, Tremlett et Smythe. C’était le plus gros chèque qu’il avait jamais fait de sa vie, et il avait déjà demandé un découvert autorisé à court terme à sa banque. Il n’avait jamais vu Gerald aussi confiant. Il se cala bien confortablement dans son siège, et savoura l’instant en songeant à la façon dont il dépenserait les bénéfices : une nouvelle Porsche, quelques jours à Venise. Même Sarah pourrait avoir envie de voyager dans l’Orient-Express.

Le téléphone sonna sur son bureau.

— Votre voiture vous attend, M. Craig.

— Dites au chauffeur que je descends tout de suite.

Il glissa le chèque dans une enveloppe adressée à Gerald Payne chez Baker, Tremlett et Smythe, la laissa sur son sous-main et descendit tranquillement. Il aurait quelques minutes d’avance, mais il n’avait pas l’intention de faire attendre le grand Chancelier. Il ne parla pas au chauffeur pendant le court trajet le long du Strand, de Whitehall, et dans Parliament Square. La voiture s’arrêta devant l’entrée de la Chambre des lords. Un officier à la porte vérifia son nom sur une écritoire et fit signe à la voiture d’avancer. Le chauffeur tourna à gauche sous une voûte gothique et s’arrêta devant le bureau du grand Chancelier.

Craig resta assis et attendit que le chauffeur vienne lui ouvrir la portière. Il savourait chaque instant. Il traversa la petite voûte et fut accueilli par un coursier. Son nom fut à nouveau vérifié avant que le coursier ne l’accompagne lentement en haut d’un escalier moquetté de rouge dans le bureau du grand Chancelier.

Le coursier frappa à la lourde porte en chêne et une voix dit : « Entrez ». Il ouvrit et laissa passer Craig. Une jeune femme était assise derrière un bureau à l’autre extrémité de la salle. Elle leva les yeux et sourit :

— M. Craig ?

— Oui, répondit-il.

— Vous êtes un peu en avance. Mais je vais voir si le grand Chancelier est disponible.

Craig allait lui répondre qu’il patienterait bien volontiers, mais elle avait déjà décroché son téléphone.

— M. Craig est là, grand Chancelier.

— Veuillez le faire entrer, fit une voix de stentor.

La secrétaire se leva, traversa la pièce, ouvrit une autre porte en chêne et fit entrer M. Craig dans le bureau du grand Chancelier.

Craig sentait la transpiration gagner les paumes de ses mains alors qu’il pénétrait dans la magnifique pièce lambrissée de chêne, qui donnait sur la Tamise. Des portraits d’anciens grands Chanceliers étaient généreusement affichés sur chaque mur, et le papier peint Pugin rouge et or orné ne laissait aucun doute : il se trouvait en présence de l’homme de loi le plus important du pays.

— Veuillez vous asseoir, M. Craig, dit le grand Chancelier en ouvrant l’épais dossier rouge qui trônait au milieu de son bureau. Il parcourut quelques papiers et ne proposa pas de verre de xérès. Craig regarda fixement le vieil homme au front haut et aux sourcils gris broussailleux, qui avait fait le bonheur de plus d’un caricaturiste. Le grand Chancelier leva lentement la tête et posa les yeux sur Craig.

— Étant donné les circonstances, M. Craig, j’ai pensé qu’il valait mieux que je vous parle en privé avant que vous n’en appreniez les détails dans la presse.

Pas un mot sur la situation du cricket anglais.

— Nous avons reçu une demande de grâce royale dans l’affaire Daniel Arthur Cartwright, poursuivit-il d’un ton sec et égal. (Il marqua une pause pour que Craig mesure toute la portée de ses propos.) Trois juges qui siègent à la Chambre des lords, sous la houlette du juge Beloff, m’ont annoncé qu’après avoir revu tous les témoignages, leur recommandation unanime était que je conseille à Sa Majesté d’autoriser un réexamen complet de la décision de justice prise dans cette affaire. (Il marqua une autre pause, souhaitant clairement prendre son temps.) Comme vous étiez un témoin à charge dans le procès original, j’ai cru bon vous avertir que messieurs les juges sont disposés à vous appeler à comparaître avec – il consulta son dossier – messieurs Gerald Payne et Lawrence Davenport, afin de vous interroger tous les trois sur votre témoignage lors de la première audience.

Avant qu’il ne puisse continuer, Craig s’interposa :

— Mais je croyais qu’avant même que messieurs les juges n’envisagent de rejeter un appel, il était nécessaire que de nouvelles preuves leur soient présentées ?

— Une nouvelle preuve a été présentée.

— La cassette ?

— Il n’y a rien dans le rapport du juge Beloff qui mentionne une cassette. Il y a, en revanche, la déclaration d’un ancien codétenu de Cartwright (une fois de plus il regarda attentivement le dossier.) Un certain M. Albert Crann qui déclare qu’il était présent quand M. Toby Mortimer, que, d’après ce que je sais, vous connaissiez, a déclaré qu'il avait assisté au meurtre de M. Bernard Wilson.

— Mais ce ne sont que des rumeurs, sortant de la bouche d’un criminel. Cela ne sera valable devant aucun tribunal du pays.

— Dans des circonstances normales, je serais d’accord avec vous, M. Craig, et j’aurais rejeté la demande si une nouvelle preuve n’avait pas été présentée aux juges.

— Une nouvelle preuve ? fit Craig, qui sentit brusquement un nœud se former dans son ventre.

— Oui, répondit le grand Chancelier. Il semble que Cartwright partageait une cellule non seulement avec Albert Crann, mais avec un autre prisonnier qui tenait un journal, dans lequel il consignait méticuleusement tout ce dont il était témoin en prison, y compris les comptes rendus in extenso de conversations auxquelles il participait.

— Donc la source unique de ces accusations est un journal intime qu’un criminel prétend avoir écrit en prison.?

— Personne ne vous accuse de rien, M. Craig. Toutefois j’ai l’intention d’inviter le témoin à comparaître devant messieurs les juges. Bien sûr, vous aurez l’occasion de présenter votre version de l’affaire.

— Qui est cet homme ? demanda Craig.

Le grand Chancelier tourna une page de son dossier et vérifia le nom deux fois avant de lever les yeux et de déclarer :

— Sir Nicholas Moncrieff.

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Danny était assis dans son alcôve habituelle du Dorchester où il lisait le Times. Le correspondant « cyclisme » annonçait le choix surprise du site du vélodrome de la ministre des Sports. C’était une brève, coincée entre le canoë et le basket.

Danny avait consulté les pages sport de la plupart des journaux nationaux ce matin et ceux qui prenaient la peine de reporter la déclaration de la ministre reconnaissaient qu’elle n’avait pas vraiment eu le choix. Aucun, pas même l’Independent, n’avait pris la peine d’informer ses lecteurs de ce qu’était la renouée japonaise.

Danny consulta sa montre. Gary Hall avait quelques minutes de retard et Danny n’avait aucun mal à imaginer les récriminations qu’il avait dû subir chez Baker, Tremlett and Smythe. Danny s’intéressait aux derniers rebondissements de la menace nucléaire de la Corée du Nord quand un Hall à bout de souffle apparut à son côté.

— Désolé d’être en retard, haleta-t-il, mais l’associé principal m’a convoqué juste au moment où j’allais quitter le bureau. C’est un peu la pagaille suite à la déclaration de la ministre. Tout le monde accuse tout le monde.

Il s’assit en face de Danny et tâcha de se ressaisir.

— Détendez-vous et laissez-moi vous commander un café, dit Danny quand Mario approcha.

— Et un autre chocolat chaud pour vous, sir Nicholas ?

Danny opina, reposa son journal et sourit à Hall.

— Eh bien, au moins, personne ne peut vous accuser, Gary.

— Oh non, personne ne pense que j’ai même pu être impliqué là-dedans. Raison pour laquelle j’ai obtenu une promotion.

— Une promotion ? Félicitations.

— Merci, mais cela ne se serait pas passé si Gerald ne s’était pas fait virer. (Danny réussit on ne sait comment à réprimer un sourire.) Il a été convoqué dans le bureau de l’associé principal ce matin à la première heure et sommé de vider son bureau et de quitter les lieux dans l’heure. Résultat : quelques personnes ont décroché une promotion dans la foulée.

— Mais ils ne se sont pas aperçus que c’était vous et moi qui avions donné cette idée à Payne ?

— Non. Une fois qu’il s’est avéré que vous ne pouviez pas réunir la somme totale, c’est brusquement devenu l’idée de Payne. En fait, on vous considère comme quelqu’un qui a perdu ce qu’il a investi et qui pourrait même se retourner contre la société.

Voilà une chose que Danny n’avait pas envisagé – jusqu’à maintenant.

— Je me demande ce que fera Payne ? demanda Danny, qui tâtait le terrain.

— Il ne trouvera plus jamais de boulot dans notre branche, répondit Hall. Ou en tout cas, pas si notre associé principal est consulté.

— Alors que va-t-il faire, le pauvre ? demanda Danny, pêchant des informations.

— Sa secrétaire m’a appris qu’il était descendu quelques jours chez sa mère dans le Sussex. C’est la présidente de la section locale du parti qu’il espère toujours représenter à la prochaine élection.

— Je ne vois pas en quoi cela devrait poser problème, répondit Danny, espérant qu’il le contredirait. À moins bien sûr qu’il n’ait conseillé à l’un des électeurs de sa circonscription d’investir dans la renouée japonaise.

Hall rit.

— Cet homme est un survivant, dit-il. Je parie qu’il sera député dans quelques années et que plus personne ne se rappellera même pourquoi on a fait tout ce tapage.

Danny se renfrogna, brusquement conscient qu’il n’avait peut-être fait que blesser Payne. Il espérait qu’il n’en irait pas de même pour Davenport et Craig.

— J’ai un autre boulot pour vous, dit-il en ouvrant sa valise et en sortant un tas de papiers. J’ai besoin que vous vendiez une propriété à Redcliffe Square, numéro vingt-cinq. Le précédent propriétaire…

— Salut, Nick, dit une voix.

Danny leva les yeux. Un homme grand et costaud qu’il n’avait jamais vu se dressait à côté de lui. Il portait un kilt, avait un casque de cheveux ondulés châtain et un teint rougeaud. Il devait avoir à peu près l’âge de Danny. Pense comme Danny, comporte-toi comme Nick. Danny savait que ce qui était en train de se produire était inévitable. Mais, ces derniers temps, il s’était tellement détendu dans son nouveau personnage qu’il ne pensait pas qu’il était encore possible que l’on puisse le prendre par surprise. Il avait tort. D’abord, il devait découvrir si l’homme qu’il avait en face de lui était un camarade de classe ou un compagnon d’armes. En tout cas, ça n’était pas un ancien codétenu. Ça, Danny en était certain. Il se leva.

— Bonjour, dit Danny en gratifiant l’inconnu d’un sourire chaleureux et en lui serrant la main. Puis-je te présenter un de mes associés en affaires, Gary Hall ?

L’homme se baissa et serra la main de Hall :

— Enchanté, Gary. Je m’appelle Sandy, Sandy Dawson, ajouta-t-il avec un accent écossais prononcé.

— Sandy et moi nous sommes connus il y a longtemps, dit Danny, espérant apprendre combien de temps au juste.

— Tout à fait, acquiesça Dawson. Mais je n’ai pas vu Nick depuis la fin des cours.

— Nous étions à Loretto ensemble, expliqua Danny en souriant à Hall. Alors que deviens-tu, Sandy ? demanda-t-il en cherchant désespérément un nouvel indice.

— Comme mon père, toujours dans la viande, répondit Dawson. Je m’estime plus que jamais heureux que la viande de bœuf des Highlands reste la plus populaire du royaume. Et toi Nick ?

— Je me la coule plutôt douce depuis… dit Danny, tâchant de découvrir si Dawson savait que Nick était allé en prison.

— Oui bien sûr. Terrible affaire, vraiment injuste. Mais je suis ravi de voir que tu t’es sorti indemne de tout cela. (La perplexité apparut sur le visage de Hall. Danny ne trouva pas de réponse adéquate.) J’espère que tu joues encore au cricket de temps en temps. Meilleur lanceur de notre génération à l’école, confia-t-il à Hall. J’étais bien placé pour le savoir, j’étais le gardien de guichet.

— Et un sacré bon gardien, ajouta Danny en le tapant dans le dos.

— Désolé de vous avoir interrompu, fit Dawson, mais je ne pouvais pas passer sans te dire bonjour.

— Bien sûr. C’était bon de te revoir, Sandy, après tout ce temps.

— Moi aussi j’étais ravi, fit Dawson en tournant les talons.

Danny se rassit et espéra que Hall n’avait pas entendu le soupir de soulagement qui avait suivi le départ de Dawson. Il sortit d’autres papiers de son attaché-case quand Dawson se retourna :

— J’imagine que personne ne t’a appris, Nick, le décès de Squiffy Humphries ?

— Non, je suis désolé de l’apprendre, répondit Danny.

— Crise cardiaque sur le green de golf pendant qu’il faisait une partie avec le directeur. Le quinze n’avait plus jamais été le même après que Squiffy avait pris sa retraite.

— Oui, pauvre vieux Squiffy. Super entraîneur.

— Je te laisse tranquille, dit Dawson. Je me suis dit que tu aurais voulu le savoir. Tout Musselburgh s’est déplacé pour ses funérailles.

— Tout à fait normal, observa Danny.

Dawson opina et s’en alla.

Cette fois, Danny ne quitta pas l’homme des yeux tant qu’il ne l’avait pas vu quitter la pièce.

— Désolé pour ça, lança-t-il.

— C’est toujours gênant de revoir de vieux potes de classe des années plus tard, dit Hall. La moitié du temps, je ne me rappelle même pas leur nom. Remarquez, difficile de l’oublier celui-là. Quel personnage.

— Oui, acquiesça Danny en s’empressant de lui donner les actes notariés de la maison de Redcliffe Square.

Hall examina le document un moment avant de demander :

— Quel genre de prix vous attendez-vous à ce que rapporte la propriété ?

— Trois millions environ, répondit Danny. Il y a un crédit immobilier de plus d’un million et j’ai ajouté un autre million, donc tout ce qui est supérieur à deux virgule deux, deux virgule trois devrait représenter un bénéfice pour moi.

— Pour commencer, je vais demander une enquête.

— Dommage que Payne n’ait pas demandé d’enquête sur le site de Stratford.

— Il prétend que si, dit Hall. Je parie que l’expert n’a jamais entendu parler de renouée japonaise. Pour être juste, personne n’en avait entendu parler au bureau.

— Moi non plus, avoua Danny. Enfin pas jusqu’à tout récemment.

— Des problèmes avec le propriétaire actuel ? demanda Hall en tournant la dernière page des actes notariés. (Puis il ajouta avant que Danny ne puisse répondre : ) Est-ce la personne que je crois ?

— Oui, Lawrence Davenport, l’acteur.

— Savez-vous que c’est un ami de Gerald ?

*

— Tu fais la une de l’Evening Standard, chef, annonça Big Al en sortant de la cour devant le Dorchester et en se mêlant au trafic en direction de Hyde Park Corner.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Danny, craignant le pire.

Big Al passa le journal à Danny. Il contempla le gros titre : Grâce royale pour Danny Cartwright ?

Il parcourut l’article avant de le lire une deuxième fois plus attentivement.

— Je ne sais pas ce que tu comptes faire, chef, s’ils demandent à sir Nicholas Moncrieff de comparaître devant un tribunal et de témoigner pour la défense de Danny Cartwright.

— Si tout se passe comme prévu, dit Danny en regardant une photo de Beth entourée de centaines de militants de Bow, l’accusé ne sera pas Danny Cartwright.