32

Allongé sur la couchette du haut, Danny écrivait une lettre à laquelle il avait beaucoup réfléchi. Nick avait essayé de l’en dissuader, mais il avait pris sa décision et rien ne le ferait changer d’avis.

Nick prenait une douche et Big Al était à l’hôpital en train d’aider l’infirmière à la consultation du soir. Danny avait la cellule pour lui tout seul. Il descendit du lit d’un bond et s’assit à la petite table en Formica. Il regarda fixement une feuille vierge. Il fallut un moment avant qu'il ne parvienne à écrire la première phrase.

Chère Beth,

C’est la dernière fois que je t’écris. J’ai beaucoup réfléchi à cette lettre et je suis arrivé à la conclusion que je ne peux pas te condamner à la même peine que celle qui m’a été imposée.

Il jeta un œil à la photo de Beth scotchée sur le mur devant lui.

Comme tu le sais, je ne serai pas libéré avant d’avoir cinquante ans et, sachant cela, je veux que tu commences une nouvelle vie sans moi. Si tu m’écris, je n’ouvrirai pas tes lettres. Si tu essaies de me rendre visite, je resterai dans ma cellule. Je ne te contacterai pas et ne répondrai à aucune tentative de ta part de me contacter.

Là-dessus je resterai inflexible et rien ne me fera changer d’avis.

N’imagine surtout pas que je ne vous aime pas Christy et toi, parce que je vous aime et vous aimerai le reste de ma vie. Mais je suis sûr et certain que cette ligne de conduite vaudra mieux pour nous deux sur le long terme.

Adieu mon amour,

Danny.

Il plia la lettre et la glissa dans une enveloppe qu’il adressa à Beth Wilson, 27 Bacon Road, Bow, London, E3. Puis il regarda une fois de plus la photo de la seule femme qu'il ait jamais aimée.

*

Danny était assis à la table, terminant une dissertation quand la porte de la cellule s’ouvrit.

— Courrier, annonça le gardien, debout sur le pas de la porte. Une lettre pour Moncrieff et une autre…

Il remarqua la montre au poignet de Danny et la chaîne en argent autour de son cou et hésita.

— Nick prend une douche, expliqua Danny.

— Bien, dit le gardien. Il y en a une pour toi et une pour Moncrieff.

Danny reconnut immédiatement l’écriture soignée de Beth. Il n’ouvrit pas l’enveloppe, la déchira et jeta les morceaux dans les toilettes avant de tirer la chasse d’eau. Il posa l’autre enveloppe sur l’oreiller de Nick.

Imprimés en gras dans l’angle supérieur gauche, les mots : « Comité de probation. »

*

— Combien de fois lui ai-je écrit ? demanda Alex Redmayne.

— C’est la quatrième lettre en un mois, répondit sa secrétaire.

Alex regarda par la fenêtre. Plusieurs silhouettes en robe traversaient le square d’un pas pressé.

— Le syndrome du condamné à perpétuité, dit-il.

— Le syndrome du condamné à perpétuité ?

— Soit vous vous coupez du monde extérieur, soit vous continuez comme si rien ne s’était passé. Il a visiblement décidé de se couper du monde.

— Donc cela ne sert plus à rien de lui écrire ?

— Oh si, répondit Alex. Je veux qu’il sache que je n’ai pas abandonné.

*

Quand Nick revint de la salle de douche, Danny était toujours assis à sa table en train de réviser des prévisions financières qui faisaient partie du programme de son A level en commerce. Big Al, quant à lui, était vautré sur son lit. Nick entra dans la cellule sans se presser, une serviette fine mouillée autour de la taille, ses tongs laissant des traces d’eau sur le sol de béton. Danny cessa d’écrire et lui rendit sa montre, sa bague et sa chaîne en argent.

— Merci, dit Nick.

Il remarqua alors la fine enveloppe marron sur son oreiller. L’espace d’un instant, il se contenta de la regarder fixement. Danny et Big Al se turent en attendant sa réaction. Enfin il prit un couteau en plastique et ouvrit l’enveloppe à laquelle les autorités pénitentiaires n’avaient pas le droit de toucher.

Cher M. Moncrieff,

Je suis mandaté par le Comité de probation pour vous informer que votre demande de liberté anticipée a été accordée. Votre condamnation touchera donc à sa fin le 17 juillet 2002. Toutes les informations relatives à votre libération et aux conditions de votre mise en liberté conditionnelle vous seront envoyées ultérieurement, avec le nom de votre officier de probation et le bureau où vous serez censé vous présenter.

Veuillez agréer monsieur…

T.L. Williams.

Nick leva les yeux sur ses deux codétenus, mais n’eut pas besoin de leur annoncer qu’il serait bientôt un homme libre.

*

— Visites ! fit une voix tonitruante que l’on pouvait entendre d’un bloc à un autre. Quelques minutes plus tard, la porte de la cellule s’ouvrit et un surveillant consulta son bloc-notes.

— Tu as une visite, Cartwright. La même jeune femme que la semaine dernière.

Danny tourna une autre page de La Maison d’Âpre-Vent de Charles Dickens et secoua simplement la tête.

— Comme tu veux, dit le gardien et il claqua la porte de la cellule.

Nick et Big Al ne firent pas de commentaire. Ils avaient tous les deux cessé d’essayer de le faire changer d’avis.

33

Il avait soigneusement choisi le jour, et même l’heure, mais ce qu’il n’avait pas pu prévoir, c’était que tout se mettrait aussi parfaitement en place.

Le directeur avait décidé du jour et le surveillant chef l’avait soutenu. À cette occasion, on ferait une exception. Les prisonniers auraient le droit de sortir de leur cellule pour voir le match de Coupe du monde entre l’Angleterre et l’Argentine.

À midi moins cinq, les portes furent ouvertes et les prisonniers évacuèrent leur cellule, se dirigeant tous dans la même direction. Big Al, en Écossais patriote, déclina d’un ton bourru et resta résolument allongé sur son lit.

Danny était assis au premier rang, regardant attentivement une vieille télé et attendant que l’arbitre siffle le début du match. Les prisonniers applaudissaient et criaient dans une ambiance de stade surchauffé. Un d’entre eux cependant faisait exception. Il était silencieux, et se tenait debout, au fond. Il ne regardait pas la télévision, mais fixait la porte d’une cellule ouverte au premier étage. Il ne bougeait pas. Les gardiens ne remarquent généralement pas les prisonniers qui ne bougent pas. Il commençait à se demander si l’homme avait changé sa routine habituelle à cause du match. Son camarade était assis sur un banc au premier rang, donc il devait toujours se trouver dans sa cellule.

Au bout de trente minutes, le score était de zéro à zéro, et il n’y avait toujours aucun signe de lui.

Puis, juste avant que l’arbitre ne siffle la mi-temps, un joueur anglais fut fauché dans la surface de réparation argentine. Les détenus devant l’écran faisaient presque autant de bruit que les cinquante mille spectateurs dans le stade. Quelques gardiens marquèrent également leur enthousiasme. Le bruit de fond faisait intégralement partie de son plan. Ses yeux étaient fixés sur la porte ouverte quand, d’un seul coup, sans prévenir, le lapin sortit de son chapeau. Il portait un short boxer, des tongs et avait une serviette drapée sur l’épaule. Il ne regarda pas en bas. Manifestement le football ne l’intéressait pas du tout.

Il recula de quelques pas jusqu’à ce qu’il se soit détaché du groupe, mais personne ne le remarqua. Il se retourna et avança lentement jusqu’au bout du bloc, puis gravit à pas furtifs l’escalier en colimaçon jusqu’au premier étage. L’arbitre montra le point de penalty.

Une fois parvenu à la dernière marche, il vérifia qu’on ne l’avait vu s’en aller. Personne ne regardait dans sa direction. Les joueurs argentins entouraient l’arbitre en protestant pendant que le capitaine anglais prenait le ballon et se rendait calmement dans la surface de réparation.

Il s’arrêta devant les douches et jeta un œil à l’intérieur pour constater que la salle était pleine de vapeur. Ça faisait également partie de son plan. Il entra. Il fut soulagé de découvrir qu’une seule personne prenait une douche. Il avança en silence jusqu’au banc de bois à l’autre extrémité de la pièce. Une seule serviette était soigneusement pliée dans le coin. Il la ramassa et l’entortilla soigneusement pour en faire un nœud coulant. Le détenu sous la douche se shampooinait les cheveux.

Au rez-de-chaussée, tout le monde se taisait. Pas un seul murmure alors que David Beckham posait le ballon sur le point de penalty. Certains retinrent même leur souffle quand il recula pour prendre son élan.

L’homme sous la douche avança de quelques pas au moment où le pied droit de Beckham heurtait le ballon. La clameur qui s’ensuivit avait tout d’une émeute de prison, à laquelle tous les gardiens auraient participé.

Le prisonnier qui se rinçait les cheveux sous la douche ouvrit les yeux quand il entendit la clameur et dut immédiatement mettre une main sur son front pour éviter que de la mousse ne coule dans ses yeux. Il allait sortir de là et attraper sa serviette sur le banc quand il reçut un puissant coup de genou à l’aine, suivi d’un coup poing en pleine poitrine qui le propulsa contre le mur carrelé. Il tâcha de riposter, mais un avant-bras se plaqua contre sa gorge. Une autre main attrapa ses cheveux et tira sa tête en arrière d’un coup sec. Un seul mouvement rapide, et bien que l’on n’entendit pas l’os casser, son corps s’affala par terre comme une marionnette dont les fils auraient été coupés.

Son assaillant se pencha et plaça soigneusement le nœud coulant autour de son cou, puis, de toutes ses forces, souleva le cadavre et le maintint contre le mur tout en attachant la serviette à la barre de la douche. Il mit lentement le corps en place et recula un instant pour admirer son œuvre. Il retourna à l’entrée des douches pour vérifier ce qui se passait en bas. Les festivités battaient leur plein et tous les gardiens étaient occupés à s’assurer que les prisonniers ne commençaient pas à casser les meubles.

Il avança comme un furet, descendit rapidement et silencieusement l’escalier en colimaçon, ignorant l’eau qui gouttait sur son corps. Elle aurait séché bien avant que le match ne se termine. Il fut de retour dans sa cellule en moins d’une minute. Sur son lit se trouvaient une serviette, un T-shirt propre et un jean, des chaussettes propres, et ses tennis Adidas. Il ôta rapidement ses vêtements mouillés, se sécha et enfila les vêtements propres. Il vérifia ensuite ses cheveux dans le petit miroir en fer au mur et sortit discrètement de sa cellule.

Les prisonniers attendaient impatiemment la deuxième mi-temps. Il rejoignit ses codétenus sans se faire remarquer, et lentement, un pas par ici, un pas de côté, se glissa au centre de la mêlée. Pendant la majeure partie de la deuxième mi-temps, les détenus pressèrent l’arbitre de siffler la fin du match pour que l’Angleterre puisse quitter le terrain sur une victoire.

Quand le coup de sifflet final retentit enfin, une nouvelle clameur s’éleva. Plusieurs gardiens crièrent : « retour en cellule » mais la réaction fut lente.

Il se dirigea délibérément vers un surveillant particulier et lui donna un coup de coude en passant à côté de lui.

— Regarde où tu vas, Leach, dit M. Pascoe.

— Désolé, chef, répondit Leach et il poursuivit son chemin.

 

Danny remonta dans sa cellule. Il savait que Big Al se serait déjà rendu au cabinet de consultation, mais il fut étonné de ne pas trouver Nick dans la cellule. Il s’assit à la table et regarda fixement la photo de Beth toujours scotchée au mur. Cela fit ressurgir les souvenirs de Bernie. Ils auraient regardé le match ensemble dans leur QG si… Danny oublia la dissertation qu’il devait rendre le lendemain. Il continua à contempler la photo, tâchant de se convaincre qu’elle ne lui manquait pas.

D’un seul coup, le cri strident d’une sirène retentit dans tout le bloc, accompagné de gardiens qui hurlaient : « En cellule ! En cellule ! ». Quelques instants plus tard, la porte de la cellule s’ouvrit et un gardien passa la tête à l’intérieur :

— Moncrieff, où est Big Al ?

Danny ne prit pas la peine de le corriger – après tout, il portait encore la montre de Nick, sa bague et sa chaîne en argent qu’il lui avait donné à garder – et dit simplement :

— Il travaille à l’hôpital.

Quand la porte claqua, Danny se demanda pourquoi il n’avait pas demandé où il était. Il était impossible de se concentrer sur sa dissertation avec tout ce bruit autour. Il pensa que la victoire de l’Angleterre avait dû exciter un peu trop un détenu. Et que le pauvre gars allait se retrouver à l’isolement. Quelques minutes plus tard, le même gardien ouvrit la porte et Big Al entra d’un pas tranquille.

— Salut Nick, dit-il à voix haute avant que la porte ne se referme.

— À quoi tu joues ? demanda Danny.

Big Al porta un doigt à ses lèvres, se rendit jusqu’aux toilettes et s’assit sur la cuvette des W.-C.

— Ils peuvent pas m’voir quand j’suis assis ici, donc fais comme si tu travaillais et te retourn’pas.

— Mais pourquoi…

— Et n’ouvre pas la bouche. Écoute, c’est tout. (Danny prit son stylo et feignit de se concentrer sur sa rédaction.) Nick s’est flingué.

Danny crut qu’il allait être malade.

— Mais pourquoi ? répéta-t-il.

— Je t’ai dit de ne pas parler. Ils l’ont trouvé pendu dans les douches.

Danny se mit à taper du poing sur la table.

— Impossible !

— Ferme-la, pauvre con, et écoute. J’étais en consultation quand deux matons sont arrivés en courant. L’un d’entre eux a dit : « Infirmière, venez vite, Cartwright s’est flingué. » Je savais que c’étaient des conneries parce que je t’avais vu au match de foot quelques minutes plus tôt. Ça devait forcément être Nick. Il prend souvent sa douche quand il sait qu’il n’y aura pas grand monde.

— Mais pourquoi…

— Ne te soucie pas du pourquoi, petit, dit Big Al d’un ton ferme. Les matons et l’infirmière sont partis en courant, du coup je suis resté seul quelques minutes. Un autre maton s’est ensuite pointé et m’a ramené ici. (Danny l’écoutait attentivement.) Il m’a dit que c’était toi qui t’étais suicidé.

— Mais ils découvriront bien que ce n’était pas moi dès que…

— Non, parce que j’ai eu le temps d’échanger les noms sur vos deux dossiers.

— Tu as fait quoi ? fit Danny, incrédule.

— Tu m’as bien entendu.

— Mais je croyais que tu m’avais dit que les dossiers étaient toujours sous clé ?

— Ils le sont, mais pas pendant les consultations, au cas où l’infirmière aurait besoin de vérifier le traitement d’un détenu. Et elle est partie à toute allure. (Big Al se tut quand il entendit quelqu’un dans le couloir.) Continue à écrire, dit-il et il se leva, retourna se coucher dans son lit. Un œil regarda par le judas puis passa à la cellule suivante.

— Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Danny.

— Une fois qu’ils vérifieront ses empreintes et son groupe sanguin, ils continueront à croire que c’est toi qui t’es flingué parce que tu ne pouvais pas supporter de passer vingt ans de plus dans ce trou à rat.

— Mais Nick n’avait aucune raison de se pendre !

— Je sais, dit Big Al, mais tant qu’ils croient que c’était toi au bout de la corde, il y aura pas d’enquête.

— Mais ça n’explique pas pourquoi tu as changé… commença Danny. (Il se tut un moment puis ajouta : ) Pour que je puisse sortir d’ici libre dans six semaines.

— Tu piges vite, petit.

Danny devint blanc comme un linge quand il commença à comprendre les conséquences que pouvait avoir l’acte de Big Al. Il regarda fixement la photo de Beth. Il ne pourrait pas la voir, même s’il réussissait à s’évader. Il devrait passer le restant de ses jours à faire semblant d’être Nick Moncrieff.

— Tu n’as pas pensé à me demander d’abord ? demanda-t-il.

— Si je l’avais fait, il aurait été trop tard. N’oublie pas, il n’y a qu’une douzaine de personnes ici qui peuvent vous différencier. Et une fois qu’ils auront vérifié les dossiers, même eux seront programmés pour croire que tu es mort.

— Mais si on se faisait prendre ?

— Tu continueras à purger perpète, je perdrai mon boulot à l’hôpital et je redeviendrai homme de service. La belle affaire.

Danny redevint silencieux un moment. Il finit par dire :

— Je ne sais pas si je pourrai y arriver, mais si j’y arrive et je dis bien si…

— On s’en fiche des « si », petit. Tu dois avoir vingt-quatre heures devant toi avant que la porte de cette cellule ne se rouvre pour décider si tu es Danny Cartwright, qui purge encore vingt ans pour un crime qu’il n’a pas commis, ou sir Nicholas Moncrieff censé être libéré dans six semaines. Et reconnais-le, tu pourras bien défendre ton honneur une fois dehors – sans parler de mettre la main sur ces salauds qui ont assassiné ton pote.

— J’ai besoin de temps pour réfléchir, reprit Danny en grimpant sur sa couchette.

— Pas tant que ça, rétorqua Big Al. Souviens-toi que Nick dormait toujours sur la couchette du bas.

34

— Nick avait cinq mois de plus que moi, dit Danny, et mesurait un centimètre et demi de moins.

— Comment le sais-tu ? demanda nerveusement Big Al.

— Je suis en train de lire ses journaux intimes, tout y est consigné. J’en suis au moment de mon arrivée dans cette cellule, quand il a fallu que vous décidiez quelle histoire me raconter. (Big Al se rembrunit.) J’ai été aveugle pendant deux ans alors que la vérité crevait les yeux. (Big Al ne dit rien.) Tu étais le sergent-chef qui a tué ces deux Albanais du Kosovo quand la section de Nick avait reçu l’ordre de garder des prisonniers serbes.

— Pire, dit Big Al. C’était après que le capitaine Moncrieff avait spécifié clairement de ne pas tirer tant qu’il n’en avait pas donné l’ordre.

— Et tu as décidé d’ignorer cet ordre.

— Ça ne sert à rien de menacer quelqu’un qui te tire déjà dessus.

— Mais deux observateurs de l’ONU ont déclaré à la cour martiale que les Albanais ne faisaient que tirer en l’air.

— Une observation faite en toute sécurité depuis leur suite d’hôtel à l’autre bout du square.

— Mais Nick a fini par porter le chapeau.

— Oui, dit Big Al. En dépit du fait que j’ai raconté au prévôt exactement ce qui s’était passé, ils ont décidé de croire Nick et pas moi.

— Résultat, tu as été accusé d’homicide involontaire.

— Et j’ai écopé de dix ans au lieu de vingt-deux ans fermes pour assassinat.

— Nick écrit beaucoup sur ton courage, et raconte que tu as sauvé la moitié de la section, lui y compris, quand tu servais en Afghanistan.

— Il a exagéré.

— Pas son genre, observa Danny, mais cela explique pourquoi il a décidé de porter le chapeau, bien que tu aies désobéi à un ordre.

— J’ai dit la vérité à la cour martiale, répéta Big Al, mais ils ont malgré tout démis Nick de ses fonctions et l’ont condamné à huit ans pour avoir fait preuve de négligence et d’imprudence dans l’exercice de ses fonctions. Crois-tu qu’un seul jour passe sans que je ne pense au sacrifice qu’il a fait pour moi ? Mais je suis sûr d’une chose, il aurait voulu que tu prennes sa place.

— Comment peux-tu en être aussi sûr ?

— Continue à lire, petit, continue à lire.

*

— Il y a quelque chose qui cloche dans toute cette histoire, observa Ray Pascoe.

— Que voulez-vous dire ? demanda le directeur. Vous savez aussi bien que moi que ce n’est pas inhabituel qu’un condamné à perpétuité se suicide quelques jours après que son appel a été rejeté.

— Mais pas Cartwright. Il avait tant de raisons de vivre !

— On ne peut pas savoir ce qui se passait dans sa tête, répliqua le directeur. Souvenez-vous, il a saccagé sa cellule, et fini en isolement. Il a aussi refusé de voir sa fiancée et sa fille chaque fois qu’elles venaient lui rendre visite – il refusait même d’ouvrir les lettres.

— Exact. Mais cela s’est produit quelques jours après que Leach a proféré des menaces à son endroit.

— Vous avez écrit dans votre dernier rapport qu’il n’y avait eu aucun contact entre eux depuis l’incident du livre de la bibliothèque.

— C’est bien ce qui m’inquiète. Si vous avez l’intention de tuer quelqu’un, la dernière chose que vous faites, c’est bien de traîner près de lui.

— Le médecin a confirmé que Cartwright est mort la nuque brisée.

— Leach est tout à fait capable de briser la nuque de quelqu’un.

— Parce qu’il n’a pas rendu de livre à la bibliothèque ?

— Et s’est retrouvé en isolement pendant un mois.

— Et cette cassette dont vous m’avez parlé ?

Pascoe secoua la tête.

— Je ne sais rien des plus là-dessus, avoua-t-il. Tout ça reste une intuition…

— Ce serait bien d’avoir un peu plus qu’une intuition à me proposer, Ray, si vous voulez que j’ouvre une enquête.

— Quelques minutes avant que l’on ne trouve le corps, Leach m’est rentré dedans délibérément.

— Et ? fit le directeur.

— Il portait des tennis neuves.

— Où voulez-vous en venir ?

— Il portait ses chaussures de sport de prison bleues au début du match. Pourquoi portait-il des Adidas toutes neuves à la fin ? Il y a quelque chose qui cloche.

— Autant j’admire vos capacités d’observation, Ray, autant cela ne suffit pas à me convaincre que nous avons besoin d’ouvrir une enquête.

— Ses cheveux étaient mouillés.

— Ray, dit le directeur, nous avons deux choix. Soit nous acceptons le rapport du médecin et confirmons à nos supérieurs du ministère de l’Intérieur que c’était un suicide, soit nous appelons la police et leur demandons d’ouvrir une enquête. Dans ce dernier cas, j’aurai besoin d’un peu plus de preuves que des cheveux mouillés et de nouvelles chaussures de sport.

— Mais si Leach…

— La première question que l’on nous posera, c’est pourquoi, si nous savions que Leach menaçait Cartwright, n’avons-nous pas demandé à ce qu’il soit transféré dans une autre prison le jour même.

On frappa doucement à la porte.

— Entrez, dit le directeur.

— Désolée de vous déranger, dit sa secrétaire, mais je me suis dit que vous voudriez voir ça immédiatement.

Elle lui donna une feuille de papier réglé.

Il lut deux fois le mot bref avant de le donner à Ray.

— Eh bien voilà ce que j’appelle une preuve, dit le directeur.

*

Payne faisait visiter un appartement de luxe à un client dans Mayfair quand son portable se mit à sonner. En temps normal, il l’éteignait chaque fois qu’il se trouvait avec un acheteur potentiel, mais quand le nom Spencer apparut à l’écran, il s’excusa un instant et alla prendre l’appel dans l’autre pièce.

— Bonne nouvelle, annonça Craig. Cartwright est mort.

— Mort ?

— Il s’est suicidé, on l’a trouvé pendu dans les douches.

— Comment le sais-tu ?

— C’est à la page dix-sept de l’Evening Standard. Il a même laissé un mot, voilà la fin de tous nos problèmes.

— Pas tant que cette cassette existe encore, lui rappela Payne.

— La cassette d’un mort qui parle d’un autre mort n’intéressera personne.

*

La porte de la cellule s’ouvrit d’un coup et M. Pascoe entra. Il regarda Danny un instant, mais ne dit rien. Danny leva les yeux du journal de Nick : sa lecture l’avait menée jusqu’au jour de l’entretien de Moncrieff avec M. Hurst du Comité de probation. Le jour où son appel avait été rejeté. Le jour où il avait saccagé la cellule et s’était retrouvé à l’isolement.

— Ok, les gars, on mange un bout et on retourne au boulot. Et Moncrieff, ajouta Pascoe, je suis désolé pour ton ami Cartwright. J’ai toujours su qu’il était innocent.

Danny tâcha de trouver une réponse convenable, mais Pascoe ouvrait déjà la porte de la cellule d’à côté.

— Il sait, annonça Big Al d’un ton calme.

— Alors on est fichus, répondit Danny.

— Je ne crois pas. Pour une raison quelconque, il va accepter la thèse du suicide et je parie qu’il n’est pas le seul à avoir des doutes. Au fait, Nick, qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

Danny prit le journal, retourna quelques pages en arrière et lut à haute voix : Si je pouvais donner ma place à Danny, je le ferais. Il mérite bien plus sa liberté que moi.

35

Danny se tenait le plus discrètement possible au fond de l’église. Le père O’Connor leva la main droite et fit le signe de la croix.

Le directeur avait accepté que Nick Moncrieff assiste aux funérailles de Danny Cartwright à St. Mary’s à Bow. En revanche, il refusa la demande de Big Al au motif qu’il avait encore quatorze mois à purger au minimum et qu’il ne s’était pas encore vu accorder de liberté conditionnelle.

Quand la voiture banalisée s’était engagée sur Mile End Road, Danny avait regardé par la vitre, cherchant des images familières. Ils passèrent devant sa friterie préférée, son QG, le Crown and Garter, et l’Odeon où Beth et lui allaient s’asseoir tous les vendredis soirs au dernier rang. Quand ils s’arrêtèrent au feu rouge, juste devant l’établissement secondaire Clement Attlee, il serra le poing en pensant aux années gâchées qu’il avait passées là-bas.

Quand ils passèrent devant le garage Wilson, il essaya de ne pas regarder, mais ce fut plus fort que lui. Il y avait un peu de mouvement dans la petite cour. Il faudrait bien plus qu’une couche de peinture pour remettre les affaires en marche chez Wilson. Puis il regarda en face, le garage de Monty Hughes : plusieurs rangées de Mercedes flambant neuves avec des vendeurs chics qui affichaient des sourires enjoués.

Le directeur avait rappelé à Moncrieff que même s’il n’avait plus que cinq semaines à purger, deux gardiens devraient toutefois l’accompagner. Et s’il désobéissait à toute restriction qu’on lui imposait, le directeur n’hésiterait pas à demander au comité de probation d’annuler sa décision de libération anticipée, ce qui aurait pour résultat immédiat quatre ans d’emprisonnement supplémentaires.

— Mais tout cela, vous le savez déjà, avait poursuivi Michael Barton, parce que ces mêmes restrictions vous avaient été imposées quand vous aviez assisté aux funérailles de votre père il y a quelques mois.

Danny se garda de tout commentaire.

Les restrictions, comme il disait, lui convenaient plutôt, car il n’avait pas le droit de frayer avec la famille Cartwright, ses amis ou tout membre du public. En fait, il avait le droit de ne parler à personne, à part les gardiens qui l’accompagnaient, jusqu’à ce qu’il regagne les murs de la prison. Il n’allait enfreindre aucune règle. L’idée de passer quatre années supplémentaires à l’ombre suffisait largement à le faire réfléchir.

M. Pascoe et M. Jenkins se tenaient à sa gauche et à sa droite, légèrement en retrait des parents du défunt qui entouraient la tombe. Danny fut soulagé de constater que les vêtements de Nick semblaient taillés sur mesure – enfin le pantalon aurait pu être un peu plus long. Bien qu’il n’en eût jamais porté auparavant, le chapeau qu’on lui avait posé sur la tête présentait l’avantage de masquer son visage.

Le père O’Connor commença l’office par une prière. Danny observait l’assemblée. Elle était bien plus importante qu’il ne l’aurait cru. Sa mère était pâle et avait les traits tirés comme si elle avait pleuré pendant des jours. Beth était maigre. La robe qu’elle portait dont il se souvenait très bien pendait, informe sur son corps. Elle ne mettait plus sa silhouette gracieuse en valeur. Seule Christy, sa fille de deux ans, était inconsciente de la situation et jouait tranquillement au côté de sa mère. Mais elle n’avait été que très peu en contact avec son père et l’avait probablement oublié depuis longtemps. Danny espérait qu’elle ne garderait pas les visites en prison pour seul souvenir de son père.

Danny fut touché de voir le père de Beth à ses côtés, la tête inclinée, et juste derrière la famille, un grand jeune homme élégant en costume noir, lèvres pincées, le visage brûlant de colère. Danny culpabilisa brusquement de ne pas avoir répondu aux lettres d’Alex Redmayne depuis l’appel.

Quand le père O’Connor eut fini de dire les prières, il baissa la tête avant d’entamer son oraison funèbre. « La mort de Danny Cartwright est une tragédie moderne, dit-il à ses paroissiens en posant les yeux sur le cercueil. Un jeune homme qui s’était perdu et qui était si troublé en ce monde qu’il décida de mettre fin à ses jours. Ceux d’entre nous qui connaissaient bien Danny ont encore du mal à croire qu’un homme si doux et si plein d’égards ait pu commettre un crime, et encore moins assassiner son meilleur ami. En effet, bon nombre d’entre nous dans cette paroisse (il jeta un œil à un agent de police innocent debout près de l’entrée de l’église) ne sont toujours pas convaincus que la police a arrêté la bonne personne. »

Quelques applaudissements fusèrent chez les parents du défunt. Danny fut content de voir que le père de Beth se trouvait parmi eux.

Le père O’Connor leva la tête.

Mais pour l’heure, souvenons-nous du fils, du jeune père, du sportif et leader doué, car nous pensons que si Danny Cartwright avait vécu, son nom aurait retenti bien au-delà des rues de Bow. (Des applaudissements se firent entendre une deuxième fois.) Mais ce n’était pas la volonté du Seigneur et dans Son divin mystère, Il a décidé de nous prendre notre fils, pour qu’il passe le reste de l’éternité à Ses côtés. Le prêtre aspergea la tombe d’eau bénite et quand le cercueil fut mis en terre, il chanta : « Accordez, Seigneur, le repos éternel à Danny. »

Quand le jeune chœur entonna doucement « Nunc dimittis », le père O’Connor, Beth et la famille Cartwright s’agenouillèrent au pied de la tombe. Alex Redmayne et d’autres parents de Danny attendaient derrière pour présenter leurs condoléances. Alex inclina la tête en signe de prière et prononça quelques mots que ni Danny ni personne ne put entendre : « Je défendrai ton honneur afin que tu puisses enfin reposer en paix. »

Danny n’avait pas le droit de bouger tant que les proches du défunt étaient encore là, y compris Beth et Christy qui ne regardèrent pas une seule fois dans sa direction. Quand M. Pascoe se tourna enfin pour dire à Moncrieff qu’ils devraient s’en aller, il le trouva en larmes. Danny aurait voulu pouvoir expliquer que ses larmes étaient non seulement destinées à son cher ami Nick, mais qu’elles étaient également dues au privilège d’avoir pu découvrir combien il était aimé par ses proches.

36

Danny passa tout son temps libre à lire et relire les journaux intimes de Nick jusqu’à ce qu’il ait le sentiment de tout savoir sur cet homme.

Big Al, qui avait servi avec Nick pendant cinq ans avant qu’ils ne soient envoyés à Belmarsh, put combler quelques trous. Il lui expliqua comment réagir si jamais il tombait par hasard sur un officier des Cameron Highlanders, et il lui apprit également à reconnaître la cravate du régiment. Ils eurent des discussions interminables sur la première chose que Nick aurait faite à la minute où il serait libéré.

— Il irait tout de suite en Écosse, fit Big Al.

— Mais tout ce que j’aurai, c’est quarante-cinq livres et un bon pour voyager en train.

— M. Munro sera en mesure d’arranger tout cela pour toi. N’oublie pas que Nick a dit qu’à sa place tu t’y serais bien mieux pris avec l’avocat.

— Si j’avais été à sa place.

— Tu es lui, dit Big Al. Grâce à Louis et Nick, qui ont fait un super boulot, Munro ne devrait pas poser problème. Assure-toi juste que quand il te verra pour la première fois…

— La seconde fois.

— … il n’a vu Nick qu’une heure. Et il s’attend à revoir sir Nicholas Moncrieff, pas quelqu’un qu’il n’a jamais vu. Le plus gros problème c’est quoi faire après ça.

— Je rentrerai tout de suite à Londres, répondit Danny.

— Alors fais en sorte de ne pas t’approcher de l’East End.

— Il y a des millions de Londoniens qui n’ont jamais mis les pieds dans l’East End, dit Danny avec émotion. Et même si je ne sais pas où se trouvent les Boltons, je suis quasi sûr que c’est à l’ouest de Bow.

— Alors que feras-tu une fois de retour à Londres ?

— Pour avoir assisté à mes propres funérailles et avoir dû regarder Beth souffrir, je suis d’autant plus déterminé à m’assurer qu’elle ne sera pas la seule à savoir que je n’ai pas tué son frère.

— Un peu comme ce Français dont tu m’as parlé – comment il s’appelle déjà ?

— Edmond Dantès. Et comme lui, je ne serai pas satisfait tant que je ne me serai pas vengé des hommes dont les mensonges ont gâché ma vie.

— Tu vas tous les tuer ?

— Non, ce serait trop facile. Ils doivent subir, pour citer Dumas, un destin pire que la mort. J’ai eu largement le temps de réfléchir à la façon dont j’allais procéder.

— Si tu ajoutais Leach à cette liste ? suggéra Big Al.

— Leach ? Pourquoi lui ?

— Parce que je pense que c’est Leach qui a tué Nick. Je n’arrête pas de me demander pourquoi il se serait flingué six semaines avant d’être libéré ?

— Mais pourquoi Leach tuerait-il Nick ? S’il avait un différend avec quelqu’un, c’était avec moi.

— Ce n’était pas après Nick qu’il en avait. N’oublie pas que tu portais la chaîne en argent, la bague et la montre de Nick pendant qu’il prenait sa douche.

— Mais cela veut dire…

— Leach s’est trompé d’homme.

— Mais il n’a pas pu vouloir me tuer juste parce que je lui ai demandé de rendre un livre à la bibliothèque ?

— Et qu’il s’est retrouvé en isolement.

— Tu crois que cela suffit pour qu’il assassine quelqu'un ?

— Peut-être que non, dit Big Al. Cela dit tu peux être sûr que Craig n’a pas versé un penny à Leach quand il s’est aperçu que c’était la mauvaise cassette. Leach aurait pu vouloir te le faire payer. Et puis, il y a M. Hagen. On ne peut pas dire qu’il t’ait jamais porté dans son cœur.

Danny évita de penser au fait qu’il était peut-être responsable, malgré lui, de la mort de Nick.

— Mais t’fais pas d’souci, Nick. Une fois que tu seras dehors, un destin pire que la mort n’est pas ce que j’ai prévu pour Leach.

*

Spencer Craig négligea la carte. Il était dans son restaurant préféré, il la connaissait par cœur. Le maître d’hôtel était habitué à le voir accompagné d’une femme différente à chaque fois – parfois deux ou trois dans la même semaine.

— Désolée, je suis en retard, lança Sarah en s’asseyant en face de lui. Un client m’a retenue.

— Tu travailles trop, répondit Craig. Mais tu as toujours été comme ça.

— Le client en question prend toujours un rendez-vous d’une heure et après il s’attend à ce que j’annule tous mes engagements de l’après-midi pour lui. Je n’ai même pas eu le temps de passer chez moi me changer.

— Ça ne se voit pas. En tout cas, chemisier blanc, jupe noire et bas noirs je trouve ça irrésistible.

— Je vois que tu es toujours un flatteur répliqua Sarah en se mettant à étudier la carte.

— On mange très bien ici. Je peux te conseiller si tu veux…

— Je ne prends qu’un plat le soir. C’est l’une de mes règles d’or.

— Je me souviens de tes règles d’or de Cambridge. C’est la raison pour laquelle tu décrochais toujours les meilleurs résultats.

— Mais tu as aussi réussi à être sélectionné pour représenter l’université en boxe, si je me souviens bien ? fit Sarah.

— Quelle mémoire !

— Au fait, comment va Larry ? Je ne l’ai pas vu depuis la première.

— Moi non plus. Mais bon, il ne peut plus sortir le soir.

— J’espère que toutes ces horribles critiques ne l’ont pas trop blessé.

— Je ne vois pas pourquoi. Les acteurs sont comme les avocats – seule l’opinion des jurés compte. Je me fiche bien de ce que pense le juge.

Un serveur réapparut à leur côté.

— Je prendrai la John Dory, dit Sarah, mais sans sauce s’il vous plaît, même à part.

— Un steak pour moi, pas saignant, carrément dégoulinant de sang, dit Craig.

Il donna la carte au serveur et reporta son attention sur Sarah.

— C’est bon de te voir après tout ce temps, dit-il. Surtout que nous ne nous sommes pas quittés dans les meilleurs termes. Mea Culpa.

— Nous sommes tous les deux un peu plus vieux, à présent, rétorqua Sarah. Au fait, j’ai entendu dire que tu étais pressenti pour le poste d’avocat de la Couronne. Tu serais le plus jeune.

*

La porte de la cellule s’ouvrit d’un coup, ce qui surprit Big Al et Danny dans la mesure où l’on avait demandé la fermeture des portes une heure auparavant.

— Tu as fait une demande écrite pour voir le directeur, Moncrieff.

— Oui, M. Pascoe, répondit Danny. Si cela est possible.

— Il t’accordera cinq minutes à huit heures demain matin.

La porte se referma sans autre explication.

— Tu lui ressembles un peu plus chaque jour, observa Big Al. Continue comme ça et je ne vais pas tarder à te saluer et à t’appeler sir.

— Continuez, sergent !

Big Al rit puis demanda :

— Pourquoi tu veux voir le directeur ? Tu ne changes pas d’avis ?

— Non, dit Danny, improvisant. Il y a deux jeunes types en enseignement qui voudraient partager une cellule parce qu’ils étudient tous les deux la même matière.

— Mais l’attribution de cellules est de la responsabilité de M. Jenkins. Pourquoi ne pas lui en parler ?

— Je le ferais bien, mais il y a un autre problème, dit Danny, qui tâcha d’en trouver un.

— Lequel ?

— Ils ont tous les deux postulé pour la fonction de bibliothécaire. J’allais suggérer au directeur qu’il nomme deux bibliothécaires à l’avenir, sinon l’un d’eux pourrait se retrouver à faire le ménage dans le bloc.

— Bien tenté, Nick, mais tu ne crois tout de même pas que je vais gober toutes ces conneries, hein ?

— Si, dit Danny.

— Eh bien si tu veux essayer de bluffer un vieux soldat comme moi, fais en sorte de ne pas être pris au dépourvu. Aie toujours une histoire toute prête.

— Donc, si on t’avait posé la même question, demanda Danny, qu’aurais-tu répondu ?

— Occupe-toi de tes affaires.

*

— Puis-je te déposer chez toi ? demanda Craig quand le serveur lui rendit sa carte de crédit.

— Seulement si c’est sur ta route, répondit Sarah.

— J’espérais que ce serait sur ma route, répondit-il, récitant un texte qu’il avait utilisé mille fois.

Sarah se leva de table, mais ne répondit pas. Craig l’accompagna à la porte et l’aida à enfiler son manteau. Il la prit ensuite par le bras et l’accompagna en face, où était garée sa Porsche. Il lui ouvrit la portière passager.

— Cheyne Walk ? demanda-t-il.

— Comment le sais-tu ? demanda la jeune femme.

— Larry me l’a dit.

— Mais tu m’as dit…

Craig mit le contact, emballa le moteur quelques instants puis partit comme une flèche. Il prit le premier virage à la corde, ce qui fit basculer Sarah vers lui. Sa main gauche se retrouva sur le genou de la jeune femme. Elle l’enleva gentiment.

— Désolé, fit Craig.

— Ce n’est rien, répondit Sarah. Elle fut étonnée de le voir réessayer le même truc au virage suivant. Cette fois, elle enleva plus fermement sa main. Craig ne réessaya plus durant le voyage, et se contenta de parler de la pluie et du beau temps, jusqu’à ce qu’il se gare devant son appartement à Cheyne Walk.

Sarah défit sa ceinture, s’attendit à ce que Craig descende et lui ouvre la portière, mais il se pencha sur elle et tenta de l’embrasser. Elle détourna la tête de sorte que ses lèvres ne firent qu’effleurer sa joue. Craig passa fermement un bras autour de sa taille et l’attira contre lui. Ses seins étaient collés contre sa poitrine. Il posa son autre main sur sa cuisse. Elle tâcha de le repousser, mais elle avait oublié comme il était fort. Il lui sourit et essaya de l’embrasser de nouveau. Elle feignit de capituler. Elle se pencha et lui mordit la langue. Il fit un bond en arrière et cria :

— Salope !

Cela laissa suffisamment de temps à Sarah pour ouvrir la portière. Elle parvint difficilement à s’extirper de la voiture de sport. Puis elle se retourna pour l’affronter :

— Et dire que je vivais dans l’illusion que tu avais peut-être changé ! lança-t-elle, furieuse.

Elle claqua la porte. Elle n’entendit pas ses dernières paroles :

— Je ne sais pas pourquoi je me suis donné tant de mal. Ça n’était pas terrible la première fois.

*

M. Pascoe l’emmena tambour battant dans le bureau du directeur.

— Pourquoi vouliez-vous me voir, Moncrieff ? demanda M. Barton.

— C’est une affaire délicate, répondit Danny.

— Je vous écoute.

— Cela concerne Big Al.

— Qui, si je me souviens bien, était un sergent-chef de votre section ?

— Oui monsieur. C’est pourquoi je me sens parfois responsable de lui.

— Naturellement, dit Pascoe. Après tes quatre années passées ici, Moncrieff, nous savons que tu n’es pas un mouchard et que tu as à cœur les meilleurs intérêts de Crann. Finissons-en.

— J’ai entendu par hasard une dispute enflammée entre Big Al et Leach, expliqua Danny. Bien sûr, il est possible que j’exagère, et je sais que je pourrai étouffer l’affaire tant que je suis encore là, mais s’il devait arriver quoi que ce soit à Crann après mon départ, je me sentirais responsable.

— Merci de nous avertir, dit le directeur. M. Pascoe et moi avons déjà discuté de ce que nous ferons de Crann une fois que vous serez libéré. Tiens, tant que vous êtes là, Moncrieff, poursuivit le directeur, avez-vous un avis sur le prochain bibliothécaire ?

— Il y a deux types, Sedgwick et Potter, qui sont tous les deux capables de faire ce boulot. À votre place, je partagerais le travail en deux.

— Vous auriez fait un bon directeur, Moncrieff.

— Je pense que vous vous rendriez bien vite compte qu’il me manque les compétences requises.

Ce fut la première fois que Danny entendit rire les deux hommes. Le directeur opina d’un signe de tête et Pascoe ouvrit la porte pour pouvoir accompagner Moncrieff au travail.

— M. Pascoe, peut-être pourriez-vous rester ici un moment. Je suis sûr que Moncrieff trouvera seul le chemin de la bibliothèque.

— Bien, Monsieur le directeur.

*

— Combien de jours Moncrieff doit-il encore purger ? demanda M. Barton une fois que Danny eut refermé la porte derrière lui.

— Encore dix jours, Monsieur, répondit Pascoe.

— Alors nous avons intérêt à faire vite si nous voulons expédier Leach.

— Il y a une alternative, Monsieur, dit Pascoe.

*

Hugo Moncrieff tapotait son œuf à la coque avec une petite cuillère tout en réfléchissant au problème. Sa femme Margaret, assise à l’autre bout de la table, lisait le Scotsman. Ils se parlaient rarement au petit-déjeuner. C’était une habitude qui s’était installée au fil des ans.

Hugo avait déjà parcouru le courrier du matin. Il y avait une lettre de son club de golf et une autre de la société calédonienne avec plusieurs circulaires qu’il mit de côté, jusqu’à ce qu’il tombe sur celle qu’il cherchait. Il prit le couteau à beurre, ouvrit l’enveloppe, sortit la lettre et fit ce qu’il faisait toujours : il vérifia la signature au bas de la dernière page : Desmond Galbraith, son avocat.

Desmond Galbraith était en mesure de lui confirmer que, suite aux funérailles de son frère, son neveu, Sir Nicholas, avait eu rendez-vous avec l’avocat du défunt. Fraser Munro avait appelé Galbraith le lendemain et n’avait pas abordé le sujet des deux hypothèques. Ce qui conduisit Galbraith à penser que Sir Nicholas ne contesterait pas le droit de Hugo aux deux millions de livres accumulées en se servant des deux maisons de son grand-père comme garanties. Hugo sourit, enleva le dessus de son œuf, et prit une cuillerée. Il avait fallu être très persuasif pour pousser son frère Angus à accepter d’hypothéquer tant la propriété que sa maison de Londres sans consulter Nick. Surtout après que Fraser Munro le leur eut fortement déconseillé. Hugo avait dû agir vite une fois que le médecin de son frère Angus avait confirmé qu’il ne lui restait que quelques semaines à vivre.

Depuis qu’Angus avait quitté le régiment, le whisky single malt était devenu son unique et fidèle compagnon. Hugo se rendait régulièrement à Dunbroathy Hall pour partager un petit verre avec son frère, et il partait rarement avant d'avoir fini la bouteille. Vers la fin, Angus acceptait de signer presque tous les documents que l’on mettait sous son nez : d’abord une hypothèque sur la maison de Londres où il se rendait rarement, suivie d’une autre sur la propriété, qui, selon Hugo, devait subir des travaux urgents. Enfin Hugo le persuada de mettre un terme à son association professionnelle avec Fraser Munro, qui, d’après lui, avait sur son frère une emprise bien trop forte.

Pour s’occuper des affaires de la famille, Hugo nomma Desmond Galbraith. Cet avocat croyait fermement au respect de la lettre de la loi, moins à son esprit.

Le testament d’Angus fut l’ultime victoire de Hugo. Le document contenant les dernières volontés de son frère fut signé quelques nuits seulement avant que son frère ne décède. Hugo l’avait fait authentifier par un magistrat qui en l’occurrence n’était autre que le secrétaire du club de golf local.

Quand Hugo tomba sur une version précédente du testament dans lequel Angus avait légué le gros de sa fortune à Nicholas, son fils unique, il le déchira. Hugo tâcha de ne pas montrer le soulagement qu’il avait ressenti quand son frère était mort quelques mois seulement avant la libération de Nick. Hugo n’avait aucun intérêt à ce que le père et le fils se réconcilient. Galbraith n’avait pas réussi à arracher l’exemplaire original du premier testament de sir Alexander à maître Munro, le vieil avocat ayant à juste titre fait remarquer qu’il représentait désormais sir Nicholas Moncrieff.

Une fois qu’il eut mangé son premier œuf, Hugo relut le paragraphe de la lettre de Galbraith qui lui avait fait froncer le sourcil. Il jura, ce qui fit lever les yeux de sa femme de son journal, surprise qu’il brise leur routine pourtant si bien ordonnée.

— Nick prétend qu’il ne sait rien de la clé que son grand-père lui a laissée. Comment est-ce possible alors que nous l’avons tous vu porter cette satanée chose autour du cou ?

— Il ne la portait pas aux funérailles, observa Margaret. J’ai regardé très attentivement quand il s’est agenouillé pour prier.

— Crois-tu qu’il sait ce que cette clé ouvre ? demanda Hugo.

— Peut-être, répondit Margaret. Mais il ne sait probablement pas où chercher.

— Père aurait dû nous dire où il avait caché sa collection.

— Ton père et toi ne vous adressiez quasiment plus la parole vers la fin, lui rappela Margaret. Et il trouvait qu’Angus était faible, et bien trop porté sur la bouteille.

— Exact, mais cela ne résout pas le problème de la clé.

— Peut-être que le moment est venu pour nous d’avoir recours à des stratégies plus directes.

— À quoi penses-tu, ma vieille ?

— Je crois qu’on dit vulgairement : « filer le train ». Une fois que Nick sera libéré, on pourra le faire suivre. S’il sait où se trouve la collection, il nous y conduira directement.

— Mais je ne sais pas comment… commença Hugo.

— Ne t’en occupe pas, dit Margaret. Laisse-moi faire.

— Comme tu voudras, ma vieille, dit Hugo en attaquant son deuxième œuf.

37

Allongé sur la couchette du bas, Danny songeait à tout ce qui s’était passé depuis la mort de Nick. Il n’arrivait pas à dormir. Pourtant Big Al ne ronflait pas. Il savait que sa dernière nuit à Belmarsh serait aussi longue que la première, et qu’il ne l’oublierait jamais.

Durant ces dernières vingt-quatre heures, plusieurs gardiens et détenus étaient passés lui dire au revoir et lui souhaiter bonne chance, confirmant combien Nick avait été populaire et respecté.

Si les ronflements de Big Al ne se faisaient pas entendre, c’était parce qu’on l’avait expédié loin de Belmarsh. La veille au matin il avait été transféré à la prison de Wayland à Norfolk, pendant que Danny révisait pour les A levels auxquels Nick s’était inscrit. Il lui fallait encore passer les examens de maths, mais il fut déçu de devoir renoncer aux examens d’anglais car Nick ne s’y était pas inscrit. Quand Danny retourna dans sa cellule cet après-midi-là, il n’y avait aucune trace de Big Al. C’était presque comme s’il n’avait jamais existé. Il n’avait même pas pu lui dire au revoir.

Big Al avait dû comprendre pourquoi Danny était allé voir le directeur. Et il devait fulminer. Mais Danny savait qu’il se calmerait une fois qu’il serait installé dans sa catégorie C, une télévision dans chaque cellule, des repas comestibles, un gymnase qui n’était pas bondé et surtout, par-dessus tout, aurait le droit de sortir de sa cellule quatorze heures par jour. Leach aussi avait disparu. Mais personne ne savait où, et peu se souciaient suffisamment de lui pour se poser la question.

Ces dernières semaines, Danny avait commencé à ébaucher un plan dans sa tête, mais il était resté dans sa tête car il ne pouvait pas courir le risque de coucher quoi que ce soit sur papier. Si on le découvrait, cela le condamnerait à passer les vingt prochaines années en cellule. Il s’endormit.

Il se réveilla. Sa première pensée fut pour Bernie à qui Craig et les mal nommés Mousquetaires avaient volé sa vie. Sa deuxième pour Nick, qui lui avait offert une autre chance. Ses dernières pensées furent pour Beth. La décision qu’il avait prise le condamnait à ne plus jamais la revoir.

Puis il pensa au lendemain. Une fois qu’il aurait rencontré M. Munro et essayé de régler les problèmes immédiats de Nick en Écosse, il rentrerait à Londres et mettrait en branle les plans sur lesquels il travaillait depuis six semaines. Il voulait laver son honneur, mais il savait que ses chances étaient minces. Quoi qu’il arrive, il espérait obtenir une justice d’un autre genre – que la Bible appelait châtiment, et qu’Edmond Dantès appelait vengeance. Il s’endormit à nouveau, puis se réveilla.

Il traquerait ses proies comme un animal, les observerait de loin, dans leur habitat naturel ; Spencer Craig dans la salle d’audience, Gerald Payne dans ses bureaux de Mayfair, et Lawrence Davenport sur scène. Toby Mortimer, le dernier des quatre Mousquetaires, était mort d’une mort encore plus redoutable que celle qu’il aurait pu concevoir pour lui. Mais d’abord, Danny devait se rendre en Écosse, rencontrer Fraser Munro et déterminer s’il pouvait espérer réussir son test d’admission. S’il échouait au premier obstacle, il serait de retour à Belmarsh d’ici la fin de la semaine. Encore une fois, il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla, le soleil de début de matinée dessinait un petit carré de lumière sur le sol de sa cellule. L’ombre des barreaux se dessinait nettement sur les pierres froides. Une alouette commença à chanter, comme pour accueillir l’aube, puis s’envola.

Danny repoussa le drap de nylon vert et posa ses pieds nus par terre. Il se rendit jusqu’au minuscule lavabo en acier, le remplit d’eau tiède et se rasa soigneusement. Puis, avec l’aide d’une toute petite savonnette, il se lava en se demandant combien de temps encore l’odeur de la prison imprégnerait sa peau.

Il examina son visage dans le petit miroir de fer au-dessus du lavabo. Ce qu’il voyait lui semblait propre. Il enfila ses vêtements de prison pour la dernière fois : un short, une chemise à rayures bleues et blanches, des chaussettes grises et les chaussures de sport de Nick. Il s’assit au bout du lit et attendit que M. Pascoe apparaisse, clés cliquetant en main, et son salut habituel du matin : « À nous, mon gars ! »

Quand la clé tourna dans la serrure, et que la porte s’ouvrit, M. Pascoe affichait un large sourire.

— ‘jour Moncrieff, fit-il. Grouille-toi et suis-moi ! Il est temps pour toi d’aller chercher tes affaires à la réserve, de t’en aller et de nous ficher la paix.

Quand ils descendirent le couloir au rythme de la prison, Pascoe tenta :

— Le temps va changer. Tu devrais avoir une belle journée. C’était comme si Danny partait passer la journée au bord de la mer.

— Comment me rendre à King’s Cross d’ici ? demanda Danny.

Nick n’aurait pas su.

— Prends le train à la gare de Plumstead jusqu’à Cannon Street, puis le métro jusqu’à King’s Cross, expliqua Pascoe quand ils arrivèrent dans la réserve.

Il tapa sur les doubles portes et, un instant plus tard, le gérant vint ouvrir.

— ‘Jour Moncrieff, dit Webster. Tu as dû attendre ce jour avec impatience. (Danny ne fit pas de commentaire.) Je t'ai tout préparé, poursuivit Webster en attrapant deux sacs en plastique sur l’étagère derrière lui et en les déposant sur le comptoir. (Il disparut ensuite au fond et revint un peu plus tard avec une grosse valise de cuir recouverte de poussière qui arborait les initiales N.A.M en noir.) Jolie valoche, ça, dit-il. Que veut dire le A ?

Danny ne se rappelait pas si c’était Angus, comme le père de Nick, ou Alexander, comme son grand-père.

— Allez, au boulot, Moncrieff, dit Pascoe. Je n’ai pas toute la journée pour rester ici à papoter.

Danny tâcha vaillamment de prendre les deux sacs en plastique dans une main et la grosse valise de cuir dans l’autre, mais vit qu’il devait s’arrêter et changer de main à chaque pas.

— Je t’aiderais bien, Moncrieff, chuchota Pascoe, mais si je le faisais, on n’aurait pas fini d’en entendre parler !

Ils finirent par se retrouver devant la cellule de Danny. Pascoe ouvrit la porte.

— Je reviens te chercher dans une heure. Je dois envoyer des gars à l’Old Bailey avant de te libérer.

La porte de la cellule claqua au nez de Danny pour la dernière fois.

Danny prit son temps. Il ouvrit la valise et la déposa sur le lit de Big Al. Il se demanda qui dormirait sur cette couchette ce soir. Sans doute quelqu’un qui comparaissait à l’Old Bailey ce matin, espérant que le jury le déclare non coupable. Il vida le contenu du sac plastique sur le lit. Il avait le vague sentiment d’être un cambrioleur qui passe son butin en revue : deux costumes, trois chemises, que le journal intime décrivait comme deux tricotines, ainsi que deux paires de chaussures de marche, une noire, une marron. Danny choisit le costume sombre qu’il avait porté à ses propres funérailles, une chemise crème, une cravate rayée, une paire de chaussures noires chic, qui même au bout de quatre ans n’avaient pas besoin d’être cirées.

Danny Cartwright se planta devant le miroir et regarda fixement sir Nicholas Moncrieff, officier et gentleman. Il avait l’impression d’être un imposteur.

Il plia sa tenue de prison et la déposa au bout du lit de Nick. Il n’arrivait toujours pas à considérer ce lit comme le sien. Puis il rangea soigneusement ses affaires dans la valise avant de sortir le journal de Nick de sous le lit, avec un dossier de courriers portant le nom Fraser Munro – vingt-huit lettres que Danny connaissait presque par cœur. Une fois qu’il eut terminé de faire ses bagages, il ne restait plus que quelques affaires personnelles de Nick et la photo de Beth scotchée au mur. Il déscotcha précautionneusement la photo avant de la ranger dans une poche latérale de la valise, qu’il referma ensuite d’un coup sec avant de la poser par terre près de la porte.

Danny se rassit à la table et regarda les effets personnels de son ami. Il mit au poignet la montre Longines de Nick avec 11.7. 91 gravé au dos – un cadeau de son grand-père pour son vingt et unième anniversaire – puis il passa une bague en or qui arborait les armoiries familiales des Moncrieff. Il contempla un porte-monnaie en cuir noir et se fit vraiment l’effet d’un voleur. À l’intérieur il trouva soixante-dix livres en liquide et un carnet de chèques de la Coutts sur lequel était imprimée une adresse dans le Strand. Il rangea le porte-monnaie dans une poche intérieure, tourna la chaise en plastique face à la porte de la cellule, s’assit et attendit que M. Pascoe revienne. Il était prêt à s’évader. Assis là, il se rappelait l’une des citations mensongères préférées de Nick : « En prison, on peut arrêter le temps. »

Il passa la main dans sa chemise et toucha la petite clé qui pendait à son cou. Il n’avait pas réussi à découvrir ce qu’elle ouvrait – à part la grille de la prison. Il avait cherché le moindre indice dans les journaux intimes, sur plus de mille pages, mais n’avait rien trouvé. Si Nick l’avait su, il avait emporté le secret dans sa tombe.

Mais pour l’heure, c’était une autre clé qui tournait dans la serrure de la porte de sa cellule. Elle s’ouvrit sur M. Pascoe, seul. Danny s’attendait presque à ce qu’il lui dise : « Bien tenté, Cartwright, mais tu n’espérais tout de même pas t’en tirer aussi facilement, n’est-ce pas ? » Mais tout ce qu’il dit fut : « C’est l’heure, Moncrieff, on se grouille ! »

Danny se leva, prit la valise de Nick et sortit. Il ne se retourna pas pour jeter un dernier coup d’œil à la pièce qui avait été son chez-lui pendant les deux dernières années. Il suivit M. Pascoe le long du couloir et jusqu’en bas de l’escalier en colimaçon. Quand il quitta le bloc, il fut salué par des acclamations et des huées. D’un côté ceux qui seraient bientôt libérés et de l’autre, ceux qui ne reverraient plus jamais la lumière du jour.

Ils continuèrent le long du couloir bleu. Il avait oublié le nombre de grilles munies de doubles barreaux entre le bloc B et la réception, où M. Jenkins, assis derrière son bureau, l’attendait.

— Bonjour Moncrieff ! lança-t-il d’un ton enjoué.

 

Il avait une voix pour ceux qui arrivaient, une autre pour ceux qui s’en allaient. Il consulta le grand livre de comptes ouvert devant lui.

— Je vois qu’au cours de ces quatre dernières années, tu as économisé deux cent onze livres, et comme tu as également droit à une allocation de libération de quarante-cinq livres, cela nous fait un total de deux cent cinquante-six livres. (Il compta lentement et soigneusement l’argent, pièce par pièce, avant de le remettre à Danny.) Signe là, demanda-t-il. (Danny imita la signature de Nick pour la deuxième fois de la matinée avant de ranger l’argent dans son porte-monnaie.) Tu as aussi droit à un billet de train gratuit pour l’endroit où tu veux. C’est un aller simple, bien sûr, parce qu’on n’a pas envie de te revoir par ici.

Humour de prison.

M. Jenkins lui donna un billet pour Dunbroath en Écosse, mais pas avant que Danny n’ait apposé une fausse signature sur un nouveau document. Il n’était pas étonnant qu’il arrive si bien à imiter la signature de Nick. Après tout, c’était Nick qui lui avait appris à écrire.

— M. Pascoe t’accompagnera jusqu’à la grille, annonça Jenkins après avoir vérifié la signature. Je vais te dire adieu parce que j’ai le sentiment que l’on ne se reverra plus. C’est malheureusement, le genre de chose que je ne peux pas dire à tout le monde.

Danny secoua la tête, prit la valise et suivit M. Pascoe hors de la réception, puis dans la cour.

Ensemble ils traversèrent lentement une austère place en béton, qui faisait office de parking pour les camionnettes de la prison et les véhicules privés qui entraient et sortaient légalement tous les jours. Dans la maison du gardien se trouvait un surveillant que Danny n’avait jamais vu.

— Nom ? demanda-t-il sans même lever les yeux de la liste de libérations sur son bloc-notes.

— Moncrieff, répondit Danny.

— Matricule ?

— CK4802, répondit Danny sans réfléchir.

Le gardien parcourut lentement sa liste du doigt. La perplexité apparut sur son visage.

— CK1079, murmura Pascoe.

— CK1079, répéta Danny en tremblant.

— Ah oui, fit le gardien dont le doigt s’arrêta sur Moncrieff. Signe ici.

La main de Danny tremblait quand il griffonna la signature de Nick dans la petite case rectangulaire. Le gardien vérifia une fois de plus le matricule et la photo avant de regarder Danny. Il hésita un instant.

— Ne traîne pas, Moncrieff, dit Pascoe d’un ton ferme. Il y en a qui ont une dure journée de travail qui les attend, pas vrai, M. Tomkins ?

— Oui, M. Pascoe, répondit le surveillant à la grille avant d’appuyer rapidement sur le bouton rouge sous son bureau. La première des massives grilles électriques s’ouvrit lentement.

Danny sortit de la loge sans trop savoir dans quelle direction aller. M. Pascoe ne dit rien.

Une fois que la première grille se fut totalement ouverte, Pascoe lança enfin :

— Bonne chance, mon gars. Tu en auras besoin.

Danny lui serra chaleureusement la main.

— Merci, M. Pascoe, dit-il. Pour tout.

Danny attrapa la valise de Nick et sortit dans le no man’s land qui séparait ces deux mondes, si différents. La première grille reprit doucement sa place derrière lui et un instant plus tard, la seconde s’ouvrit peu à peu.

 

Danny Cartwright était libre. Il était le premier détenu à s’être jamais évadé de Belmarsh.

1- Accent caractérisé par des « r » roulés, des « o » très accentués et des « ai » qui se prononcent « ei ». Certains ne prononcent pas les « t ».

2- Les véritables cockneys sont les personnes nées à portée de son des Bow Bells, les cloches de l’église de St. Mary dans la City, mais on y inclut aussi tous les habitants de l’est londonien.

3- Ouvrage de référence dans le monde du cricket publié au Royaume-Uni depuis 1864.

4- Guide de la Fédération britannique de football.

5- Examen que l’on passe après cinq ans de scolarité dans le secondaire, l’élève choisit ses matières et s’il réussit, il pourra préparer ensuite les A levels.

6- Examen plus spécialisé que le baccalauréat qui ouvre l’accès aux études supérieures, et qui ne comprend que deux ou trois matières.

7- Extrait de bœuf épais et salé, mi-liquide, que l’on mélange à de l’eau chaude pour obtenir une boisson ou que l’on peut rajouter dans des soupes, des ragoûts etc.

8- L’Open University permet à des élèves adultes de poursuivre leurs études par correspondance à domicile.

9- Officer of the Order of the British Empire ; distinction honorifique remise à une liste de personnes établie par le Premier ministre et approuvée par le monarque deux fois par an.

10- Complexe culturel à Washington.

11- Œuvre caritative indépendante écossaise qui vise à défendre et à promouvoir l’héritage culturel et naturel de l’Ecosse et qui dépend des dons, subventions et legs de ses 297000 membres.