9

« Il était six heures du soir à peu près lorsque le chevalier et sa femme vinrent s’asseoir sur le balcon.

« Béatrix paraissait contrainte et embarrassée ; le chevalier était triste.

« Tous deux demeurèrent quelques instants en silence, et leurs regards se portèrent instinctivement vers l’endroit où était apparu le chevalier, le jour de son combat avec Gérard. Le même point se faisait apercevoir à la même place.

« Béatrix tressaillit, le chevalier soupira.

« Cette même impression, qui frappait en même temps leurs deux âmes, les ramena l’un à l’autre : leurs yeux se rencontrèrent.

« Ceux du chevalier étaient humides et exprimaient un sentiment de tristesse si profonde, que Béatrix ne put le supporter et tomba à genoux.

« – Oh ! non ! non ! mon ami, lui dit-elle, pas un mot de ce secret qui doit nous coûter si cher. Oublie la demande que je t’ai faite, et, si tu ne laisses pas de nom à nos fils, ils seront braves comme leur père et s’en feront un.

« – Écoute, Béatrix, répondit le chevalier, toutes choses sont prévues par le Seigneur, et, puisqu’il a permis que tu me fisses la demande que tu m’as faite, c’est que mon jour est venu. J’ai passé neuf ans près de toi, neuf ans d’un bonheur qui n’était pas fait pour ce monde ; c’est plus qu’aucun homme n’en a jamais obtenu. Remercie Dieu comme je le fais, et écoute ce que je vais te dire.

« – Pas un mot, pas un mot ! s’écria Béatrix ; pas un mot, je t’en supplie.

« Le chevalier étendit la main vers le point qui depuis quelques minutes commençait à devenir plus distinct, et Béatrix reconnut la barque conduite par le cygne.

« – Tu vois bien qu’il est temps, dit-il ; écoute donc ce que tu as eu si longtemps le désir secret d’apprendre et que je dois t’apprendre du moment que tu me l’as demandé.

« Béatrix laissa tomber en sanglotant sa tête sur les genoux du chevalier.

« Celui-ci la regarda avec une expression indéfinissable de tristesse et d’amour, et lui laissant tomber les mains sur les épaules :

« – Je suis, lui dit-il, le compagnon d’armes de ton père, Robert de Clèves, l’ami de ton oncle Godefroy de Bouillon. Je suis le comte Rodolphe d’Alost, tué au siège de Jérusalem.

« Béatrix jeta un cri, releva sa tête pâlie, et fixa sur le chevalier des yeux effrayés et hagards.

« Elle voulut parler, mais sa voix ne put proférer que des sons inarticulés, comme ceux qu’on laisse échapper pendant un rêve.

« – Oui, je sais, continua le chevalier ; ce que je te dis là est inouï. Mais souviens-toi, Béatrix, que j’étais tombé sur la terre des miracles. Le Seigneur fit pour moi ce qu’il fit pour la fille de Jaïre et le frère de Madeleine. Voilà tout !

« – Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Béatrix en se relevant sur ses genoux, ce que vous dites là n’est pas possible.

« – Je te croyais plus de foi, Béatrix, répondit le chevalier.

« – Vous êtes Rodolphe d’Alost ? murmura la princesse.

« – Lui-même : Godefroy, tu le sais, m’avait laissé, ainsi qu’à ses deux frères, le commandement de l’armée pour venir chercher ton père. Lorsqu’il revint à nous, il était tellement émerveillé de ta jeune beauté, que pendant toute la route il ne parla que de toi. Si Godefroy t’aimait comme une fille, je puis dire qu’il m’aimait comme un fils ; aussi, du moment où il t’avait revue, une seule idée s’était emparée de lui, celle de nous unir l’un à l’autre.

« J’avais vingt ans alors, une âme vierge comme celle d’une jeune fille.

« Le portrait qu’il me fit de toi enflamma mon cœur, et bientôt je t’aimai aussi ardemment que si je te connaissais depuis mon enfance.

« Toutes choses étaient si bien convenues entre nous, qu’il ne m’appelait plus que son neveu.

« Ton père fut tué.

« Je le pleurai comme s’il eût été mon père.

« En mourant il me donna sa bénédiction et me renouvela son consentement.

« Dès lors je te regardai comme mienne, ton souvenir inconnu, mais toujours présent, fleurit au milieu de toutes mes pensées ; ton nom se mêla à toutes mes prières.

« Nous arrivâmes devant Jérusalem.

« Nous fûmes repoussés pendant trois assauts ; le dernier dura soixante heures.

« Il fallait renoncer à tout jamais à la Cité sainte ou l’emporter cette fois.

« Godefroy ordonna une dernière attaque.

« Nous prîmes ensemble la conduite d’une colonne ; nous marchâmes en tête ; nous dressâmes deux échelles et nous montâmes côte à côte ; enfin, nous touchions au haut du rempart ; je levais le bras pour saisir un créneau, lorsque je vis briller le fer d’une lance, une douleur aiguë succéda à cette espèce d’éclair, un frisson glacé me courut par tout le corps.

« Je prononçai ton nom, puis je tombai à la renverse sans plus rien sentir ni rien voir ; j’étais tué.

« Je n’ai aucune idée du temps où je restai endormi de ce sommeil sans rêve qu’on appelle la mort.

« Enfin, un jour il me sembla sentir une main qui se posait sur mon épaule.

« Je crus vaguement que le jour de Josaphat était arrivé.

« Un doigt toucha mes paupières, j’ouvris les yeux, j’étais couché dans une tombe dont le couvercle se tenait soulevé tout seul, et devant moi, debout, était un homme que je reconnus pour Godefroy, quoiqu’il eût un manteau de pourpre sur les épaules, une couronne sur la tête et une auréole autour du front.

« Il se pencha vers moi, me souffla sur la bouche, et je sentis rentrer dans ma poitrine la vie et le sentiment.

« Cependant, il me semblait encore être attaché au sépulcre par des crampons de fer.

« Je voulus parler, mais mes lèvres remuèrent sans proférer aucun son.

« – Réveille-toi, Rodolphe, le Seigneur le permet, dit Godefroy, et écoute ce que je vais te dire.

« Je fis alors un effort surhumain, dans lequel se réunirent toutes les forces naissantes de ma nouvelle vie, et je prononçai ton nom.

« – C’est d’elle que je viens te parler, me dit Godefroy.

« – Mais, interrompit Béatrix, Godefroy était mort aussi ?

« – Oui, répondit Rodolphe, et voici ce qui était arrivé.

« Godefroy était mort empoisonné et avait demandé, avant de mourir, que son corps reposât près du mien ; ses volontés avaient été suivies. Il avait été inhumé dans son costume royal ; seulement, au manteau de pourpre et au diadème, Dieu avait ajouté une auréole.

« Godefroy me raconta ces choses, qui étaient arrivées depuis ma propre mort à moi, et que, par conséquent, je ne pouvais savoir.

« – Et Béatrix ? lui dis-je.

« – Nous voici arrivés à ce qui la regarde, me répondit-il.

« Je dormais donc, comme toi, dans ma tombe, attendant l’heure du jugement, lorsqu’il me sembla peu à peu, comme si je m’éveillais d’un sommeil profond, revenir au sentiment et à la vie.

« Le premier sens qui s’éveilla en moi fut celui de l’ouïe : je crus entendre le bruit d’une petite sonnette, et, à mesure que l’existence revenait en moi, le son devenait plus distinct.

« Bientôt je le reconnus pour celui de la clochette que j’avais donnée à Béatrix.

« En même temps la mémoire me revint, et je me rappelai la propriété miraculeuse attachée au rosaire rapporté par Pierre l’Ermite.

« Béatrix était en danger, et le Seigneur avait permis que le son de la clochette sacrée pénétrât dans mon tombeau et me réveillât jusque dans les bras de la mort.

« J’ouvris les yeux et je me trouvai dans la nuit.

« Une crainte terrible s’empara alors de moi.

« Comme je n’avais aucune conscience du temps écoulé, je crus avoir été enterré vivant ; mais, au même instant, une odeur d’encens parfuma le caveau.

« J’entendis des chants célestes, deux anges soulevèrent la pierre de ma tombe, et j’aperçus le Christ assis près de sa sainte mère, sur un trône de nuages. Je voulus me prosterner, mais je ne pus faire aucun mouvement.

« Cependant je sentis se dénouer les liens qui retenaient ma langue, et je m’écriai :

« – Seigneur ! Seigneur, que votre saint nom soit béni !

« Le Christ ouvrit la bouche à son tour, et ses paroles arrivèrent à moi douces comme un chant.

« – Godefroy, mon noble et pieux serviteur, n’entends-tu rien ? me dit-il.

« – Hélas ! monseigneur Jésus, répondis-je, j’entends le son de la clochette sainte qui m’apprend que celle dont le père est mort pour vous, dont le fiancé est mort pour vous, et dont l’oncle est mort pour vous, est en danger à cette heure et n’a plus que vous pour la secourir.

« – Eh bien ! que puis-je faire pour toi ? dit le Christ. Je suis le Dieu rémunérateur, demande, et ce que tu me demanderas te sera accordé.

« – Ô monseigneur Jésus ! répondis-je, je n’ai rien à demander pour moi-même, car vous avez fait pour moi plus que pour aucun homme. Vous m’avez choisi pour conduire la croisade et délivrer la ville sainte ; vous m’avez donné la couronne d’or là où vous aviez porté la couronne d’épines, et vous avez permis que je mourusse dans votre grâce. Je n’ai donc rien à vous demander pour moi, ô monseigneur Jésus ! maintenant, surtout, que de mes yeux mortels j’ai contemplé votre divinité. Mais si j’osais vous prier pour un autre.

« – Ne t’ai-je pas dit que ce que tu demanderais te serait accordé ? Après avoir cru à ma parole pendant ta vie, douteras-tu de ma parole après ta mort ?

« – Eh bien ! monseigneur Jésus ! lui répondis-je, vous qui lisez au plus profond du cœur des hommes, vous savez avec quel regret je suis mort Pendant quatre ans j’avais nourri un espoir bien doux ; c’était d’unir celui que j’aime comme un frère à celle que j’aime comme une fille, la mort les a séparés, Rodolphe d’Alost est mort pour votre sainte cause. Eh bien ! monseigneur Jésus, rendez-lui les jours qu’il devait vivre, et permettez qu’il aille au secours de sa fiancée, qu’un grand danger presse en ce moment, si j’en crois le son de la clochette qui ne cesse de retentir, preuve qu’elle ne cesse de prier.