Cependant, à peine eût-il prononcé ces mots, que, sentant un frisson courir par tout le corps de celui contre lequel il était appuyé, il se hâta d’ajouter :

– Après tout, qu’est-ce que cela prouve ?

– Rien, répondit le landgrave d’une voix sourde ; seulement j’étais bien aise d’avoir ton avis là-dessus. Maintenant, viens me raconter la fin de ta campagne.

Et il le ramena sur cette même stalle où Karl avait commencé son récit, récit qu’il acheva cette fois sans être interrompu.

À peine cessait-il de parler, qu’un homme parut à la porte par laquelle Karl était entré. À sa vue le landgrave se leva vivement, et s’avança vers lui. Les deux hommes se parlèrent un instant à voix basse sans que Karl pût rien entendre de ce qu’ils disaient. Cependant il vit facilement à leurs gestes qu’il s’agissait d’une communication de la plus haute importance, et il en fut plus convaincu que jamais lorsqu’il vit revenir à lui le landgrave avec un visage plus sombre qu’auparavant.

– Karl, lui dit-il, mais sans s’asseoir cette fois, tu dois, après une route aussi longue que celle que tu as faite aujourd’hui, avoir plus besoin de repos que de bals et de fêtes. Je vais te faire conduire à ton appartement ; bonne nuit ; nous nous reverrons demain.

Karl vit que son ami désirait être seul ; il se leva sans répondre, lui serra silencieusement la main, l’interrogeant une dernière fois du regard ; mais le landgrave ne lui répondit que par un de ces sourires tristes qui indiquent au cœur que le moment n’est pas encore venu de lui confier le dépôt sacré qu’il réclame. Karl lui indiqua par un dernier serrement de main qu’à toute heure il le trouverait, et se retira dans l’appartement qui lui était destiné, et jusqu’auquel, tout éloigné qu’il était, le bruit de fête parvenait encore.

Le comte se coucha l’âme remplie d’idées tristes et l’oreille pleine de sons joyeux : pendant quelque temps cet étrange contraste écarta le sommeil par sa lutte. Mais enfin la fatigue l’emporta sur l’inquiétude, le corps vainquit l’âme. Peu à peu, les pensées et les objets devinrent moins distincts, ses sens s’engourdirent et ses yeux se fermèrent. Il y eut encore entre ce moment de somnolence et le sommeil réel un intervalle pareil à celui du crépuscule, qui sépare le jour de la nuit, intervalle bizarre et indescriptible pendant lequel la réalité se confond avec le rêve, de manière qu’il n’y a ni rêve ni réalité ; puis un repos profond lui succéda. Il y avait si longtemps que le chevalier ne dormait plus que sous une tente et dans son harnais de guerre, qu’il céda avec volupté aux douceurs d’un bon lit, si bien que, lorsqu’il se réveilla, il vit tout d’abord au jour que la matinée devait être assez avancée. Mais aussitôt un spectacle inattendu, et qui lui rappelait toute la scène de la veille, s’offrit à sa vue et attira toute son attention. Le landgrave était assis dans un fauteuil, immobile et la tête inclinée sur sa poitrine, comme s’il attendait le réveil de son ami, et cependant sa rêverie était si profonde, qu’il ne s’était pas aperçu de ce réveil. Le comte le regarda un instant en silence, puis, voyant que deux larmes roulaient sur ses joues creuses et pâlies, il n’y put tenir plus longtemps, et tendant les bras vers lui :

– Ludwig ! s’écria-t-il, au nom du ciel ! qu’y a-t-il donc ?

– Hélas ! hélas ! répondit le landgrave, il y a que je n’ai plus ni femme ni fils !

Et, à ces mots, se levant avec efforts, il vint, en chancelant comme un homme ivre, tomber dans les bras que le comte ouvrait pour le recevoir.

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