« Quant à Gérard, il fit le même jour fermer les portes du château, et mit à chacune double garde, de peur que Béatrix ne tentât de s’échapper.

« Vous vous rappelez que Béatrix avait fait bâtir cette chapelle pour enfermer le rosaire miraculeux que lui avait donné son oncle.

« Si Godefroy eût encore vécu, elle eût été sans crainte, car elle avait le cœur plein de foi, et il lui avait dit qu’en quelque lieu qu’il fût, séparé par des montagnes ou par des mers, il entendrait le bruit de la clochette sainte et viendrait à son secours ; mais Godefroy était mort, et, à chaque Pater, la clochette avait beau sonner, il n’y avait plus d’espérance que ce nom amenât vers elle un défenseur.

« Les jours s’écoulèrent, puis les mois, puis l’année.

« Gérard ne s’était point un instant relâché de sa garde, de sorte que nul ne savait l’extrémité où était réduite Béatrix.

« D’ailleurs, à cette époque, la fleur de la noblesse était en Orient, et à peine restait-il sur les bords du Rhin deux ou trois chevaliers qui eussent osé, tant la force et le courage de Gérard étaient connus, prendre la défense de la belle captive.

« Le dernier jour s’était levé.

« Béatrix venait, ainsi que d’habitude, d’achever sa prière ; le soleil était brillant et pur, comme si la lumière céleste n’éclairait que du bonheur.

« La jeune fille vint s’asseoir sur son balcon, et là ses yeux se portèrent vers l’endroit du rivage où elle avait perdu de vue son père et son oncle.

« À ce même endroit, ordinairement désert, il lui sembla apercevoir un point mouvant dont elle ne pouvait, à cause de l’éloignement, distinguer la forme ; mais, du moment où elle l’eut aperçu, chose étrange, il lui sembla que ce point se mouvait ainsi pour elle, et, avec cette superstition que les affligés ont seuls, elle mit tout son espoir, sans savoir quel espoir pouvait lui rester encore, en ce point inconnu, qui, à mesure qu’il descendait le Rhin, commençait à prendre une forme.

« Les yeux de Béatrix étaient fixés sur lui avec tant de persistance, que la fatigue plus encore que la douleur lui faisait verser des larmes.

« Mais, à travers ces larmes, elle commençait à distinguer une barque.

« Quelques instants après, elle vit que cette barque était conduite par un cygne et montée par un chevalier qui se tenait debout à sa proue, le visage tourné vers elle, comme elle-même avait le visage tourné vers lui, tandis qu’à la poupe hennissait un cheval harnaché en guerre.

« À mesure que la barque approchait, les détails devenaient visibles : le cygne était attaché avec des chaînes d’or, le chevalier était armé de toutes pièces, à l’exception de son casque et de son bouclier, qui étaient posés près de lui, de sorte qu’il fut bientôt facile de voir que c’était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, au teint hâlé par le soleil d’Orient, mais dont les cheveux blonds et flottants trahissaient l’origine septentrionale ; Béatrix était tellement plongée dans la contemplation, qu’elle n’avait point vu les remparts se garnir de soldats, attirés comme elle par cet étrange spectacle, et cette contemplation était d’autant plus profonde qu’il n’y avait plus à s’y tromper à cette heure, la barque venait bien droit au château ; car, aussitôt qu’elle fut en face, le cygne prit terre, le chevalier se couvrit la tête de son casque, passa son écu au bras gauche, sauta sur le rivage, tira son cheval après lui, s’élança en selle, et, faisant un signe de la main à l’oiseau obéissant, il s’avança vers le château, tandis que la barque reprenait, en remontant le fleuve, la route qu’elle avait suivie en le descendant.