Mais l'existence d'une divinité une et suprême, l'immatérialité de l'âme et son immortalité sont confessées plus loin comme des vérités rationnelles avec une force de logique et avec une multiplicité d'arguments qui n'ont jamais été surpassées. Lisez ces lignes du premier livre des Tusculanes:
«Thémistocle pouvait couler ses jours dans le repos, Epaminondas le pouvait, et, sans chercher des exemples dans l'antiquité ou parmi les étrangers, moi-même, je le pouvais. Mais nous avons au dedans de nous je ne sais quel pressentiment des siècles futurs, et c'est dans les esprits les plus sublimes, c'est dans les âmes les plus élevées, que ce sentiment est le plus vif et qu'il éclate davantage. Ôtez ce pressentiment, serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les dangers? Je parle des grands cœurs. Et que cherchent aussi les poëtes, qu'à éterniser leur mémoire? Témoin celui qui dit:
«Ici sur Ennius, Romains, jetez les yeux;
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.
«Tout ce qu'Ennius demande pour avoir chanté la gloire des pères, c'est que les enfants fassent vivre la sienne.
«Qu'on ne me rende point de funèbres hommages, dit-il encore. Mais à quoi bon parler des poëtes? Il n'est pas jusqu'aux artisans qui n'aspirent à l'immortalité. Phidias, n'ayant pas la liberté d'écrire son nom sur le bouclier de Minerve, y grava son portrait. Et nos philosophes, dans les livres mêmes qu'ils composent sur le mépris de la gloire, n'y mettent-ils pas leur nom? Puisque donc le consentement de tous les hommes est la voix de la nature, et que tous les hommes, en quelque lieu que ce soit, conviennent qu'après notre mort il y a quelque chose qui nous intéresse, nous devons nous rendre à cette opinion, et d'autant plus qu'entre les hommes ceux qui ont le plus d'esprit, le plus de vertu, et qui, par conséquent, savent le mieux où tend la nature, sont précisément ceux qui se donnent le plus de mouvement pour mériter l'estime de la postérité.......................
«C'est ce dernier sentiment que j'ai suivi dans ma Consolation, où je m'explique en ces termes: On ne peut absolument trouver sur la terre l'origine des âmes, car il n'y a rien dans les âmes qui soit mixte et composé, rien qui paraisse venir de la terre, de l'eau, de l'air ou du feu.
«Tous ces éléments n'ont rien qui fasse la mémoire, l'intelligence, la réflexion, qui puisse rappeler le passé, prévoir l'avenir, embrasser le présent. Jamais on ne trouvera d'où l'homme reçoit ces divines qualités, à moins que de remonter à Dieu. Et, par conséquent, l'âme est d'une nature singulière qui n'a rien de commun avec les éléments que nous connaissons. Quelle que soit donc la nature d'un être qui a sentiment, intelligence, volonté, principe de vie, cet être-là est céleste, il est divin, et dès lors immortel. Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d'un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui connaît tout, qui meut tout, et qui a de lui-même un mouvement éternel.......................
«Car, enfin, que faisons-nous en nous éloignant des voluptés sensuelles, de tout emploi public, de toute sorte d'embarras, et même du soin de nos affaires domestiques, qui ont pour objet l'entretien de notre corps? Que faisons-nous, dis-je, autre chose que rappeler notre esprit à lui-même et que l'éloigner de son corps tout autant que cela se peut? Or détacher l'esprit du corps, n'est-ce pas apprendre à mourir? Pensons-y donc sérieusement, croyez-moi, séparons-nous ainsi de nos corps, accoutumons-nous à mourir. Par ce moyen la vie d'ici-bas tiendra déjà d'une vie céleste, et nous en serons mieux disposés à prendre notre essor quand nos chaînes se briseront. Mais les âmes qui auront toujours été sous le joug des sens auront peine à s'élever de dessus la terre, lors même qu'elles seront hors de leurs entraves. Il en sera d'elles comme de ces prisonniers qui ont été plusieurs années dans les fers: ce n'est pas sans peine qu'ils marchent. Pour nous, arrivés un jour à notre terme, nous vivrons enfin, car notre vie d'à présent, c'est une mort, et, si j'en voulais déplorer la misère, il ne me serait que trop aisé.
L'AUDITEUR.
«Vous l'avez déploré assez dans votre Consolation. Je ne lis point cet ouvrage que je n'aie envie de me voir à la fin de mes jours, et cette envie, par tout ce que je viens d'entendre, augmente fort.
CICÉRON.
«Vos jours finiront, et, de force ou de gré, finiront bien vite, car le temps vole. Or, non-seulement la mort n'est point un mal, comme d'abord vous le pensiez; mais peut-être n'y a-t-il que des maux pour l'homme, à la mort près, qui est son unique bien, puisqu'elle doit ou nous rendre dieux nous-mêmes, ou nous faire vivre avec les dieux.......................
«Pour nous, au cas que nous recevions du ciel quelque avertissement d'une mort prochaine, obéissons avec joie, avec reconnaissance, bien convaincus que l'on nous tire de prison, et que l'on nous ôte nos chaînes, afin qu'il nous arrive ou de retourner dans le séjour éternel, notre véritable patrie, ou d'être à jamais quittes de tout sentiment et de tout mal. Que si le ciel nous laisse notre dernière heure inconnue, tenons-nous dans une telle disposition d'esprit que ce jour, si terrible pour les autres, nous paraisse heureux. Rien de ce qui a été déterminé ou par les dieux immortels, ou par notre commune mère, la nature, ne doit être compté pour un mal. Car enfin ce n'est pas le hasard, ce n'est pas une cause aveugle qui nous a créés: mais nous devons l'être certainement à quelque puissance, qui veille sur le genre humain. Elle ne s'est pas donné le soin de nous produire et de nous conserver la vie, pour nous précipiter, après nous avoir fait éprouver toutes les misères de ce monde, dans une mort suivie d'un mal éternel. Regardons plutôt la mort comme un asile, comme un port qui nous attend. Plût à Dieu que nous y fussions menés à pleines voiles! Mais les vents auront beau nous retarder, il faudra nécessairement que nous arrivions, quoique un peu tard. Or ce qui est pour tous une nécessité, serait-il pour moi seul un mal? Vous me demandiez une péroraison, en voilà une.»
XXXIV
On voit qu'il avait raison d'écrire ces belles lignes par lesquelles il se consolait de ne plus être que philosophe:
«Dans la nécessité où je suis de renoncer aux affaires publiques, je n'ai pas d'autre moyen de me rendre utile que d'écrire pour éclairer et consoler les Romains; je me flatte qu'on me saura gré de ce qu'après avoir vu tomber le gouvernement de ma patrie au pouvoir d'un seul, je ne me suis ni dérobé lâchement au public, ni livré sans réserve à ceux qui possèdent l'autorité. Mes écrits ont remplacé mes harangues au sénat et au peuple, et j'ai substitué les méditations de la philosophie aux délibérations de la politique sur les destinées de la patrie.»
On voit par les lignes suivantes combien la philosophie, la religion raisonnée et le patriotisme en vue des devoirs imposés à l'homme par la Divinité, étaient pour Cicéron une même et sainte chose.
«Quelques-uns affectent de croire, écrit-il, que la Divinité ne s'intéresse pas à l'homme, et ne se mêle pas de nos actes et de nos destins. Sur ce principe, que deviendraient la piété, la sainteté, la religion? Ce sont là de véritables devoirs obligatoires qu'il faut savoir exactement accomplir... Il en est de la piété comme de toutes les autres vertus; elles ne consistent pas dans de vains dehors: sans elles point de sainteté (mot qui signifie moralité de nos actes); sans elles point de culte, et dès lors que devient l'univers? Quel désordre et quelle anarchie dans l'espèce humaine! Quant à moi, ajoute-t-il, je doute si éteindre la piété envers la divinité, ce ne serait pas anéantir du même coup la bonne foi, la conscience, la société humaine tout entière, et la vertu qui supporte à elle seule le monde, je veux dire l'instinct de la justice!...»
XXXV
Mais l'espace me manque ici pour vous entr'ouvrir seulement le trésor de ces loisirs philosophiques de Cicéron. Nous allons, dans un dernier entretien sur ce grand homme, vous initier plus avant dans cette sagesse antique, résumée par la plus brillante parole de l'antiquité.
C'est ainsi qu'il se reposait de la vie et qu'il se préparait à la mort dans ce dialogue sur la mort. Quelques amis, fidèles à sa mauvaise fortune, lui prêtaient encore l'oreille et le cœur; ses livres, recueillis avec amour en Grèce pendant ses voyages ou ses exils, lui ouvraient leurs pages consolatrices; les arbres qu'il avait plantés dans sa jeunesse à Tusculum ou à Astur, ses maisons des champs, ne lui avaient pas été ravis, du moins avant sa mort, par l'ingratitude de sa patrie et par la nécessité de ses créanciers. Les rigoles qu'il avait dérobées à l'Anio præceps pour en irriguer ses jardins, qui murmuraient encore sous ses platanes et remplissaient ses portiques champêtres de leur rumeur et de leur fraîcheur; le temple sépulcral qu'il avait élevé à sa fille chérie pour diviniser ses regrets brillait encore à l'horizon de la Sabine comme un appel aux pensées graves et comme une promesse des éternelles réunions; il remplissait sa vie et il célébrait la mort sans savoir encore de quelle mort il devait périr, mais sûr du moins que ce ne serait pas d'une mort honteuse.
Tel était Cicéron au moment où il écrivait cette première Tusculane. Nous allons suivre sa plume jusqu'à la dernière ligne de cette grande vie; elle ne fut qu'un grand travail pour l'immortalité.—Il ne se trompa pas.
Lamartine.
LXIVe ENTRETIEN.
CICÉRON
TROISIÈME PARTIE.
I
Les savants disent que l'atmosphère dont la terre est entourée a deux régions distinctes selon la distance à laquelle cette atmosphère se déroule autour de notre globe, et qu'ainsi, pendant que la partie de cet air ambiant qui touche à la terre est agitée, troublée, souvent bouleversée par les vents, les nuées, les orages, l'autre partie, la partie la plus haute de l'éther, ne sent pas ces convulsions aériennes, mais demeure calme et impassible dans une éternelle sérénité.
C'est ainsi que l'esprit des philosophes ou des politiques, tels que Cicéron, échappe, en s'élevant dans les régions sereines et immuables de la pensée, aux préoccupations personnelles qui les agitent au milieu du sénat, du peuple, de la guerre civile, sur le sort de leur patrie ou sur leur propre sort, et que ces esprits sublimes se réfugient dans la philosophie et dans la religion pour ne plus entendre ou pour mépriser de si haut les bruits et les oscillations du monde.
C'est ainsi que ce grand homme, séparé des rumeurs de Rome par les montagnes de la Sabine et par le rideau de ses arbres, écrivait ses Tusculanes, que nous vous analysions dans notre dernier entretien.
C'est ainsi que les grands esprits, en ce moment, se séparent volontairement des préoccupations publiques et privées qui les assiégent, pour monter avec Cicéron dans les régions des pensées permanentes.
II
Une guerre inattendue a éveillé en sursaut l'Europe; une petite cour, qui a le courage de son ambition, a demandé le sang de la France au nom d'une cause plus sympathique que la convoitise d'une maison de Savoie.
Le principe de la liberté va servir à doubler un trône au pied des Alpes; l'avenir dira si le sang français aura été versé pour des alliés reconnaissants ou pour des voisins suspects. L'Italie tout entière indépendante est une belle aspiration de l'Europe; l'Italie annexée par force à des Sardes, à des Niçards, à des Piémontais, à des Allobroges, ne serait qu'un changement de servitude; un roi proclamé sous le canon d'un conquérant n'est pas un roi, mais un maître; les véritables souverainetés nationales sortent du sol et non du canon; un cri de victoire n'est pas une élection de la liberté, c'est l'élection de la force.
Écartez vos soldats, et demandez à l'illustre république de Gênes si elle reconnaît la légitimité des traités de 1815 qui ont enclavé ses montagnes, ses palais, ses ports, ses vaisseaux dans la monarchie alpestre de la Savoie. Écartez vos soldats, et demandez à la république aristocratique et orientale de Venise si elle reconnaît la légitimité des vallées de Maurienne sur les flots libres de l'Adriatique. Écartez vos soldats, et demandez à Milan s'il reconnaîtra l'aristocratie de Turin: voilà la liberté qui tue trois États libres! C'est la péninsule tout entière qui s'appelle Italie, ce n'est pas la maison de Savoie, éternelle alliée de la maison d'Autriche. Dieu veuille que nous ne préparions pas ainsi à la maison d'Autriche une alliée plus dangereuse un jour contre nous! La clef de nos Alpes ne doit pas être dans les mains d'une monarchie militaire capable de les ouvrir ou de les fermer à son gré sur la France. Restreindre le Piémont, protéger toutes les nationalités italiennes, fédéraliser l'Italie par un lien qui ne serait dans la main de personne; voilà quel aurait dû être le résultat de cette guerre, puisqu'on voulait cette guerre, dont l'heure légitime, c'est-à-dire l'heure inévitable, n'avait pas sonné d'elle-même à l'heure des événements.
Cependant le canon gronde, les hommes jonchent les champs de bataille, le sang demandé par le Piémont lui est prodigué avec largesse, l'Allemagne s'aigrit, la confédération germanique se concerte et se compte, la Prusse hésite entre sa nature prussienne et sa nature allemande, l'Angleterre se concerte entre deux pensées contraires, la Russie regarde et se réjouit en secret de l'affaiblissement des puissances qui la limitent à l'Occident et à l'Orient. La France, comme à l'ordinaire, n'entend plus rien que le bronze, quand ce bronze sonne de la gloire. Que sortira-t-il de cette mêlée où la maison de Savoie a jeté le monde? Dieu seul le sait, Dieu seul est prescient, Dieu seul tire le bien du mal et la justice de l'injustice; puisse-t-il en sortir un jour, non l'ambition du Piémont, mais l'indépendance et l'équilibre de l'Italie par une confédération, et non par un monopole!
III
Revenons aux Tusculanes. Cicéron les écrivait au cœur de cette Italie en armes pour des ambitions qui se disputaient la liberté mourante de Rome; il faisait abstraction des temps pour s'absorber dans les idées éternelles. Faisons comme lui, et suivons-le jusqu'à son dernier trait de plume et à son dernier soupir, dans ses méditations. Un homme quelquefois a plus d'instinct qu'un monde. Lequel est le plus grand après la mort, de César ou de Cicéron qui pense seul à Tusculum, ou de la république qui tombe dépiécée entre les mains de trois ambitieux? Pour moi, c'est Cicéron.
IV
Dans ses secondes Tusculanes, il traite de la douleur; il se demande si c'est un mal de souffrir. Avant de répondre, il ne se dissimule pas combien il lui sera plus difficile de convaincre aussi victorieusement ses lecteurs que ses auditeurs quand il parlait au public.
«L'éloquence, dit-il, est un art populaire. J'écrasais mes contradicteurs par une profusion d'idées et d'images. Que n'ai-je donc pas à craindre aujourd'hui que je m'engage dans un autre genre d'écrire, où le peuple, sur lequel je comptais pour le succès de mes discours, ne peut m'être bon à rien? car il ne faut à la philosophie qu'un petit nombre de juges, et c'est à dessein qu'elle fuit la multitude.»
Son argumentation sur les moyens de vaincre la douleur et de la mépriser, si on la compare au devoir, est un modèle accompli de raisonnements philosophiques; le style semble s'éclaircir dans Cicéron à mesure que la pensée devient plus profonde et plus métaphysique. Il n'y a point de ténèbres dans cette atmosphère de raison et de lucidité. Comme un flambeau dans la nuit, dès qu'il entre dans une obscurité, elle devient lumineuse; Platon est bien loin d'avoir cette netteté de jour dans le style.
Nos philosophes modernes, soit religieux, soit rationnels, n'ont pas au même degré cette clarté; ceux qui s'appuient sur des dogmes ne raisonnent pas, ils imposent leur philosophie; ceux qui s'appuient sur le raisonnement sont froids, secs et argumentateurs. Il manque aux uns la dialectique, aux autres le style du philosophe de Tusculum.
V
Sa troisième Tusculane disserte sur les maladies de l'âme, plus nombreuses, dit Cicéron, et plus irrémédiables que celles du corps, parce que le corps vicié peut être guéri par les soins de l'homme, mais que l'âme malade ne peut pas juger elle-même de son infirmité. Il attribue ces maladies de l'âme à la mauvaise éducation qui nous nourrit de préjugés et de superstitions avec le lait de nos nourrices; il les attribue aux fausses idées du grand nombre (le vulgaire), imbu lui-même d'idées fausses sur la gloire et sur le bonheur, et qui nous fait vivre ainsi dans une atmosphère de mensonge, d'erreur et de corruption. Jamais les défauts de l'éducation première n'ont été plus vigoureusement signalés que dans ces pages. Celles de J.-J. Rousseau dans l'Émile, sont à une distance énorme du bon sens et de la logique de Cicéron. On sent que Rousseau déclame en rhéteur et que le Romain écrit en législateur philosophe. La pratique des hommes et des affaires donnait au consul un sens des réalités qui manquait totalement au Platon de Genève.
VI
Vient ensuite une Tusculane sur les combats que le sage doit livrer à ses passions. Il définit la passion un mouvement violent du cœur en disproportion avec la raison. Définirions-nous mieux aujourd'hui cette sensibilité qui n'est passion que par son excès?
Cicéron définit ensuite avec la même justesse toutes les passions qui affligent l'homme, et il distingue la passion, qui n'est qu'un mouvement instantané, du vice, qui est une habitude d'infirmité ou de dépravation de l'âme.
«Mais ce qui fait, dit-il, la différence entre les infirmités de l'âme et celles du corps, c'est qu'il peut nous survenir des maladies corporelles sans qu'il y ait de notre faute, et que nous sommes toujours coupables de nos maladies de l'âme. Le corps, composé de matières, n'est pas libre; l'âme est coupable parce qu'elle est libre.»
Quel traité de Fénelon ou de Nicole traite de morale en termes plus chrétiens?
«Il y a d'ailleurs une grande différence entre les âmes grossières et celles qui ne le sont pas. Celles-ci, semblables à l'airain de Corinthe qui a de la peine à se rouiller, ne deviennent que difficilement malades et se rétablissent fort vite. Il n'en est pas de même des âmes grossières, et, de plus, celles qui sont d'un caractère excellent ne tombent pas en toute sorte de maladie; rien de ce qui est férocité, cruauté, ne les attaquera; il faut, pour trouver prise sur elles, que ce soit de ces passions qui paraissent tenir à l'humanité, telles que la tristesse, la crainte, la pitié. Une autre réflexion encore, c'est qu'il est moins aisé de guérir radicalement une passion que d'extirper ces vices de premier ordre qui combattent de front la vertu. Il faut plus de temps pour l'un que pour l'autre. On peut s'être défait de ses vices et conserver ses passions.»
VII
La belle définition de la vertu, santé de l'âme, n'est pas moins éternelle!... Une qualité permanente de l'âme, qui est la raison elle-même en action!... Son portrait du sage ou du vertueux n'est pas moins admirable de définition et de style.
«Ainsi supérieure et à la tristesse et à toute autre passion, ainsi heureuse de les avoir toutes domptées, un reste de passion suffirait toujours, non-seulement pour priver l'âme de son repos, mais pour la rendre vraiment malade. Je ne vois donc rien que de mou et d'énervé dans le sentiment des péripatéticiens, qui regardent les passions comme nécessaires, pourvu, disent-ils, qu'on leur prescrive des bornes au delà desquelles ils ne les approuvent point. Mais prescrit-on des bornes au vice? ou direz-vous que de ne pas obéir à la raison, ce ne soit pas quelque chose de vicieux?
«Or la raison ne vous dit-elle pas assez que tous ces objets qui existent dans votre âme, ou de fougueux désirs, ou de vains transports de joie, ne sont pas de vrais biens, et que ceux qui vous consternent ou qui vous épouvantent ne sont pas de vrais maux; mais que les divers excès ou de tristesse ou de joie sont également l'effet des préjugés qui vous aveuglent, préjugés dont le temps a bien la force à lui seul d'arrêter l'impression: car, quoi qu'il arrive, nul changement réel dans l'objet; cependant, à mesure que le temps l'éloigne, l'impression s'affaiblit dans les personnes les moins sensées, et par conséquent, à l'égard du sage, cette impression ne doit pas même commencer.»
VIII
Sa théorie des passions n'est pas moins sévère; son rigorisme n'admet pas même la sainte colère qui possède en apparence l'orateur indigné dans ses accès d'éloquence. Il veut que le sang-froid soit conservé jusque dans l'imprécation contre le crime ou le vice.
«Quant à l'orateur, il ne lui sied nullement de se mettre en colère; il lui sied quelquefois de le feindre. Pensez-vous que je sois en courroux toutes les fois qu'il m'arrive de hausser le ton et de m'échauffer? Pensez-vous que, l'affaire étant jugée et absolument finie, quand il m'arrive de mettre mon discours par écrit, je sois en courroux, la plume à la main? Accius, qu'était-il en composant ses tragédies? Que croyez-vous qu'était Ésope, dans les endroits où il déclame avec le plus de feu?
«Un orateur, qui sera vraiment orateur, aura encore plus de véhémence qu'un comédien, mais sans passion et toujours de sang-froid. Les passions même les plus estimables, telles que celles des grands hommes vertueux, ne doivent rien prendre sur la tranquillité de l'esprit. À l'égard de la tristesse, qui est la chose du monde la plus détestable, comment les philosophes en font-ils l'éloge!»
IX
Un ardent enthousiasme pour la philosophie (ou la sagesse humaine), mère de toute vertu, ouvre la cinquième Tusculane. Cette apostrophe rappelle les pages les plus lyriques des philosophes modernes; Rousseau y a puisé certainement ses mouvements d'âme qui chantent au lieu de parler.
«Pour nous guérir de cette erreur et de tant d'autres, recourons à la philosophie. Entraîné autrefois dans son sein par mon inclination, mais ayant depuis abandonné son port tranquille, je m'y suis enfin venu réfugier après avoir essuyé la plus horrible tempête. Philosophie, seule capable de nous guider! ô toi qui enseignes la vertu et qui domptes le vice, que ferions-nous et que deviendrait le genre humain sans ton secours? C'est toi qui as enfanté les villes pour faire vivre en société les hommes auparavant dispersés! c'est toi qui les as unis, premièrement par la proximité du domicile, ensuite par les liens du mariage, et enfin par la conformité du langage et de l'écriture! Tu as inventé les lois, formé les mœurs, établi une police. Tu seras notre asile; c'est à ton aide que nous recourons; et, si dans d'autres temps nous nous sommes contentés de suivre en partie tes leçons, nous nous y livrons aujourd'hui tout entiers et sans réserve. Un seul jour passé suivant tes préceptes est préférable à l'immortalité de quiconque s'en écarte. Quelle autre puissance implorerions-nous plutôt que la tienne, qui nous a procuré la tranquillité de la vie et qui nous a rassurés sur la crainte de la mort?
«On est bien éloigné, cependant, de rendre à la philosophie l'hommage qui lui est dû; presque tous les hommes la négligent; plusieurs l'attaquent même. Attaquer celle à qui l'on doit la vie, quelqu'un ose-t-il donc se souiller de ce parricide! Porte-t-on l'ingratitude au point d'outrager un maître qu'on devrait au moins respecter, quand même on n'aurait pas trop été capable de comprendre ses leçons!
«J'attribue cette erreur à ce que les ignorants ne peuvent, au travers des ténèbres qui les aveuglent, pénétrer dans l'antiquité la plus reculée, pour y voir que les premiers fondateurs des sociétés humaines ont été des philosophes. Quant au nom, il est moderne; mais, pour la chose elle-même, nous voyons qu'elle est très ancienne.
«Car qui peut nier que la sagesse n'ait été connue anciennement, et déjà nommée de ce beau nom par où l'on entend la connaissance des choses, soit divines, soit humaines, de leur origine, de leur nature?»
Le principe que l'exercice de la vertu est la seule chose qui puisse s'appeler bonheur sur la terre est développé avec le même élan de conviction dans toute cette œuvre.
«La vertu, dit-il, c'est la perfection ou le degré de perfection assigné à chaque créature par la nature. Quoi qu'il en soit, l'homme toujours modéré, toujours égal, toujours en paix avec lui-même, jusqu'au point de ne se laisser jamais ni accabler par le chagrin, ni abattre par la crainte, ni enflammer par de vains désirs, ni amollir par une folle joie, c'est là cet homme sage, cet homme heureux que je cherche. Rien sur la terre, ni d'assez formidable pour l'intimider, ni d'assez estimable pour lui enfler le cœur.
«Que verrait-il dans tout ce qui fait le partage des humains, qu'y verrait-il de grand, lorsqu'il se met l'éternité devant les yeux, et qu'il conçoit l'immensité de l'univers? À quoi se bornent les objets qui sont à notre portée! À quoi se bornent nos jours! Et d'ailleurs un homme sage fait continuellement autour de lui une garde si exacte qu'il ne lui peut rien arriver d'imprévu, rien d'inopiné, rien qui lui paraisse nouveau. Partout il jette des regards si perçants qu'il découvre toujours une retraite assurée où il puisse, quelque injure que lui fasse la fortune, se tranquilliser.»
«Toutes ses productions sont parfaites en leur genre, non-seulement celles qui sont animées, mais même celles qui sont faites pour tenir à la terre par leurs racines. Ainsi les arbres, les vignes et jusqu'aux plus petites plantes, ou conservent une perpétuelle verdure, ou, après s'être dépouillées de leurs feuilles pendant l'hiver, s'en revêtent tout de nouveau au printemps; il n'y en a aucune qui, par un mouvement intérieur et par la force des semences qu'elle renferme, ne produise des fleurs ou des fruits; de sorte qu'à moins de quelque obstacle, elles parviennent toutes au degré de perfection qui leur est propre.
«Les animaux, étant doués de sentiment, manifestent encore mieux la puissance de la nature. Car elle a placé dans les eaux ceux qui sont propres à nager; dans les airs, ceux qui sont disposés à voler; et, parmi les terrestres, elle a fait ramper les uns, marcher les autres; elle a voulu que ceux-ci vécussent seuls, et ceux-là en troupeaux; elle a rendu les uns féroces, les autres doux; il y en a qui vivent cachés sous terre. Chaque animal, fidèle à son instinct, sans pouvoir changer sa façon de vivre, suit inviolablement la loi de la nature.
«Et, comme toute espèce a quelque propriété qui la distingue essentiellement, aussi l'homme en a-t-il une, mais bien plus excellente; si c'est parler convenablement, que de parler ainsi de notre âme, qui est d'un ordre tout à fait supérieur, et qui, étant un écoulement de la divinité, ne peut être comparée, l'oserons-nous dire, qu'avec Dieu même. Cette âme donc, lorsqu'on la cultive et qu'on la guérit des illusions capables de l'aveugler, parvient à ce haut degré d'intelligence qui est la raison parfaite, à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or, si le bonheur de chaque espèce consiste dans la sorte de perfection qui lui est propre, le bonheur de l'homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection.»
X
Les Entretiens sur la nature des dieux suivirent les Tusculanes. L'orateur philosophe sentait grandir sa pensée, son talent et son courage, en abordant le plus grand objet de la pensée, la Divinité.
Il commence par s'excuser d'oser écrire sur une matière aussi auguste:
«Pour moi, dit-il, qui viens de publier en peu de temps plusieurs de mes livres, je n'ignore pas qu'on en a parlé beaucoup, mais différemment.
«Quelques-uns ont admiré d'où me venait cette ardeur toute nouvelle pour la philosophie. D'autres eussent voulu savoir ce que je crois précisément sur chaque matière.
«D'autres enfin ont été surpris que tout à coup, me déclarant pour les intérêts d'une école abandonnée depuis longtemps, j'aie fait choix d'une secte qui, au lieu de nous éclairer, semble nous plonger dans les ténèbres. Mais ce goût pour la philosophie ne m'est pas si nouveau qu'on se l'imagine. Tout jeune que j'étais, je la cultivais beaucoup, et même, quand il y paraissait le moins, je m'en occupais plus que jamais.
«On peut s'en convaincre par cette quantité de maximes philosophiques dont mes harangues sont remplies; par mes intimes liaisons avec les plus savants hommes, qui m'ont toujours fait l'honneur de se rassembler chez moi; par les grands maîtres qui m'ont formé, les illustres Diodotus, Philon, Antiochus, Posidonius. Et, puisque ces sortes d'études ont pour but de nous rendre sages, il me paraît que je ne les ai point démenties par ma conduite, soit dans mes fonctions publiques, soit dans mes propres affaires.
«Si l'on demande pourquoi donc j'ai pensé si tard à écrire dans ce genre-ci, ma réponse est simple. Réduit à l'inaction depuis que l'état de la république exige qu'elle soit gouvernée par une seule tête, j'ai cru qu'il serait utile de mettre nos citoyens au fait de la philosophie, et que d'ailleurs il y allait de notre gloire, que de si belles et de si grandes matières fussent aussi traitées en notre langue. Je me sais d'autant meilleur gré d'y avoir travaillé que déjà mon exemple a eu la force d'inspirer à beaucoup d'autres l'envie d'apprendre et même d'écrire.»
Trois philosophes de sectes différentes prennent part à l'entretien, développant chacun son système théologique. C'est le traité de métaphysique le plus ardu et en même temps le plus lucide de l'antiquité. Les opinions absurdes des écoles païennes sur la multiplicité des dieux y sont dissipées par les éclats de rire philosophique. L'unité, l'infinité et l'incorporéité de Dieu y sont démontrées comme la Providence elle-même; cette divinité en action y devient évidente.
Il rejette avec mépris les fables olympiennes et toutes les formes des dieux du vulgaire; il rejette avec plus de mépris encore l'athéisme, cécité morale.
Les pages qu'il consacre à énumérer les preuves d'ordre, de plan, d'intelligence, de surveillance dans la nature sont les plus éloquentes de toute son éloquence. Fénelon n'en approche pas, quoiqu'il en enrichisse son style; c'est le poëme entier de la création, une symphonie d'Haydn en prose latine, un hymne d'Orphée dans la bouche d'un orateur. On voudrait citer, mais il faudrait tout citer; on s'arrête ébloui de tant de magnificence, et l'on craint de choisir là où rien n'est à préférer.
Mais après les miracles du monde matériel, écoutez-le décrire ceux de l'intelligence humaine:
«Quand je viens ensuite à considérer l'âme même, l'esprit de l'homme, sa raison, sa prudence, son discernement, je trouve qu'il faut n'avoir point ces facultés, pour ne pas comprendre que ce sont les ouvrages d'une Providence divine.
«Eh! que n'ai-je votre éloquence, Cotta! De quelle manière vous traiteriez un si beau sujet! Vous feriez voir l'étendue de notre intelligence; comment nous savons réunir nos idées et lier celles qui suivent avec celles qui précèdent, établir des principes, tirer des conséquences, définir tout, le réduire à une exacte précision, et nous assurer par là si nous sommes parvenus à une science véritable, qui est le comble de la perfection, même dans un Dieu.
«Quelle prérogative, quoique vos académiciens la dépriment, et même la refusent à l'homme, de connaître parfaitement les objets extérieurs par la perception des sens, jointe à l'application de l'esprit! On voit, par ce moyen, quels sont les rapports d'une chose avec l'autre, et là-dessus on invente les arts nécessaires, soit pour la vie, soit pour l'agrément. Que l'éloquence est belle! qu'elle est divine, cette maîtresse de l'univers, ainsi que vous l'appelez parmi vous! Elle nous fait apprendre ce que nous ignorons, et nous rend capables d'enseigner ce que nous savons. Par elle nous consolons les affligés; par elle nous relevons le courage abattu; par elle nous humilions l'audace; par elle nous réprimons les passions, les emportements. C'est elle qui nous a imposé des lois, qui a formé les liens de la société civile, qui a fait quitter aux hommes leur vie sauvage et farouche.
«Aussi ne croirait-on pas, à moins que d'y prendre bien garde, tout ce qu'il en a coûté à la nature pour nous donner la parole. Car il y a premièrement, depuis les poumons jusqu'au fond de la bouche, une artère par où se transmet la voix dont le principe est dans notre esprit. Après, dans la bouche se trouve la langue, limitée par les dents. Elle fléchit, elle règle la voix, qui ne lui vient que confusément proférée. En la poussant, cette voix, contre les dents et contre d'autres parties de la bouche, elle articule, elle rend les sons distincts. Ce qui fait que les stoïciens comparent la langue à l'archet, les dents aux cordes et les narines au corps de l'instrument.
«Mais nos mains, de quelle commodité ne sont-elles pas, et de quelle utilité dans les arts! Les doigts s'allongent ou se plient sans la moindre difficulté, tant leurs jointures sont flexibles. Avec leur secours les mains usent du pinceau et du ciseau; elles jouent de la lyre, de la flûte; voilà pour l'agréable. Pour le nécessaire, elles cultivent les champs, bâtissent des maisons, font des étoffes, des habits, travaillent en cuivre, en fer.
«L'esprit invente, les sens examinent, la main exécute. Tellement que, si nous sommes logés, si nous sommes vêtus et à couvert, si nous avons des villes, des murs, des habitations, des temples, c'est aux mains que nous le devons. Par notre travail, c'est-à-dire par nos mains, nous savons multiplier et varier nos aliments. Car beaucoup de fruits, ou qui se consomment d'abord, ou qui se doivent garder, ne viendraient point sans culture. D'ailleurs, pour manger des animaux terrestres, des aquatiques et des volatiles, nous en avons partie à prendre, partie à nourrir.
«Pour nos voitures nous domptons les quadrupèdes, dont la force et la vitesse suppléent à notre faiblesse et à notre lenteur; nous faisons porter des charges aux uns, le joug à d'autres. Nous faisons servir à nos usages la sagacité de l'éléphant et l'odorat du chien.
«Le fer, sans quoi l'on ne peut cultiver les champs, nous allons le prendre dans les entrailles de la terre. Les veines de cuivre, d'argent et d'or, quoique très-cachées, nous les trouvons et nous les employons à nos besoins ou à des ornements. Nous avons des arbres, ou qui ont été plantés à dessein, ou qui sont venus d'eux-mêmes; et nous les coupons, tant pour faire du feu, nous chauffer et cuire nos viandes, que pour bâtir et nous mettre à l'abri du chaud et du froid. C'est aussi de quoi construire des vaisseaux, qui de toutes parts nous apportent toutes les commodités de la vie.
«Nous sommes les seuls animaux qui entendons la navigation, et qui, par là, nous soumettons ce que la nature a fait de plus violent, la mer et les vents. Ainsi nous tirons de la mer une infinité de choses utiles. Pour celles que la terre produit, nous en sommes absolument les maîtres.
«Nous jouissons des plaines, des montagnes; les rivières, les lacs, sont à nous; c'est nous qui semons les blés, qui plantons les arbres; nous fertilisons les terres en les arrosant par des canaux; nous arrêtons les fleuves, nous les redressons, nous les détournons. En un mot, nos mains tâchent de faire dans la nature, pour ainsi dire, une autre nature.
«Mais quoi! l'esprit humain n'a-t-il pas pénétré même dans le ciel?
«De tous les animaux il n'y a que l'homme qui ait observé le cours des astres, leur lever, leur coucher; qui ait déterminé l'espace du jour, du mois, de l'année; qui ait prévu les éclipses du soleil et celles de la lune; qui les ait prédites à jamais, marquant leur grandeur, leur durée, leur temps précis. Et c'est dans ces réflexions que l'esprit humain a puisé la connaissance des dieux, connaissance qui produit la piété, la justice, toutes les vertus, d'où résulte une heureuse vie, semblable à celle des dieux, puisque dès lors nous les égalons, à l'immortalité près, dont nous n'avons nul besoin pour bien vivre.
«Par tout ce que je viens d'exposer, je crois avoir suffisamment prouvé la supériorité de l'homme sur le reste des animaux. Concluons que, ni la conformation de son corps, ni les qualités de son esprit, ne peuvent être l'effet du hasard. Pour finir, car il est temps, je n'ai plus qu'à montrer que tout ce qui nous est utile dans ce monde-ci a été fait exprès pour nous.»
XI
Dans son livre sur la Nature des dieux, il gardait encore quelques ménagements avec la théologie populaire et avec la religion de l'État; mais son livre sur la Divination, c'est-à-dire sur les mystères du culte romain, fut son véritable testament philosophique. Il n'y garde aucune mesure avec les erreurs officielles; il est déjà hors de la vie publique, il est âgé, il voit s'approcher pour lui la liberté de la mort à côté de la servitude de son pays; il veut laisser sa profession de foi à la terre avant de la quitter; il se retire seul dans sa petite maison de Pouzzoles, entre les bois et les flots de Naples, et il écrit ce livre de la Divination.
Montesquieu l'admire, comme une histoire complète des superstitions païennes et des rites religieux du temps.
Voltaire en profite pour montrer la supériorité théologique de l'Inde et de la Chine, à la même époque, sur les superstitions de Rome et de la Grèce.
«Il y a des cas, dit-il, où il ne faut pas juger d'une nation par les usages et par les superstitions populaires. Je suppose que César, après avoir conquis l'Égypte, voulant faire fleurir le commerce dans l'empire romain, eût envoyé une ambassade à la Chine par le port d'Arsinoé, par la mer Rouge, et par l'océan Indien. L'empereur Yventi, premier du nom, régnait alors; les annales de Chine nous le représentent comme un prince très-sage et très-savant. Après avoir reçu les ambassadeurs de César avec toute la politesse chinoise, il s'informe secrètement par ses interprètes des usages, des sciences et de la religion de ce peuple romain, aussi célèbre dans l'Occident que le peuple chinois l'est dans l'Orient. Il apprend d'abord que les pontifes de ce peuple ont réglé leurs années d'une manière si absurde que le soleil est déjà entré dans les signes célestes du printemps lorsque les Romains célèbrent les premières fêtes de l'hiver.
Il apprend que cette nation entretient à grands frais un collége de prêtres, qui savent au juste le temps où il faut s'embarquer, et où l'on doit donner bataille, par l'inspection d'un foie de bœuf, ou par la manière dont les poulets mangent l'orge.
Cette science sacrée fut apportée autrefois aux Romains par un petit dieu nommé Tagès, qui sortit de la terre en Toscane.
Ces peuples adorent un Dieu suprême et unique, qu'ils appellent toujours Dieu très-bon et très grand. Cependant ils ont bâti un temple à une courtisane nommée Flora, et les bonnes femmes de Rome ont presque toutes chez elles de petits dieux pénates, hauts de quatre ou cinq pouces... L'empereur Yventi se met à rire: les tribunaux de Nankin pensent d'abord avec lui que les ambassadeurs romains sont des fous ou des imposteurs qui ont pris le titre d'envoyés de la république romaine; mais, comme l'empereur est aussi juste que poli, il a des conversations particulières avec les ambassadeurs.
Il apprend que les pontifes romains ont été très-ignorants, mais que César réforme actuellement le calendrier.
On lui avoue que le collége des augures a été établi dans les premiers temps de la barbarie; qu'on a laissé subsister cette institution ridicule, devenue chère à un peuple longtemps grossier; que tous les honnêtes gens se moquent des augures; que César ne les a jamais consultés; qu'au rapport d'un très-grand homme nommé Caton, jamais augure n'a pu parler à son camarade sans rire; et qu'enfin Cicéron, le plus grand orateur et le meilleur philosophe de Rome, vient de faire contre les augures un petit ouvrage, intitulé de la Divination, dans lequel il livre à un ridicule éternel tous les aruspices, toutes les prédictions et tous les sortiléges dont la terre est infatuée. L'empereur de la Chine a la curiosité de lire ce livre de Cicéron; les interprètes le traduisent; il admire le livre et la république romaine.»
XII
Le début du second livre de cet ouvrage a la candeur d'une confidence et la majesté de la conscience. Lisez-le; on aime toujours l'homme privé dans l'homme public:
«Toutes les fois que j'ai songé aux meilleurs moyens d'être utile à ma patrie et de servir ainsi sans interruption les intérêts de la république, pensées qui me préoccupent souvent et longuement, rien ne m'a paru plus propre à ce dessein que d'ouvrir à mes concitoyens, comme je crois l'avoir déjà fait par plusieurs traités, la route aux nobles études.
«Ainsi, dans celui que j'ai intitulé Hortensius, je les ai exhortés de tout mon pouvoir à se livrer à l'étude de la philosophie.
«Dans mes quatre livres Académiques, je leur ai montré quelle sorte de philosophie me semblait la moins arrogante, la plus positive et la plus propre à former le goût.
«Enfin, la connaissance des vrais biens et des vrais maux étant le fondement de toute la philosophie, j'ai épuisé ce sujet important dans cinq livres consacrés à faciliter l'intelligence de tout ce qu'on a dit pour et contre chaque système.
«Dans cinq autres livres de dissertations, les Tusculanes, j'ai recherché quelles étaient, pour l'homme, les principales conditions du bonheur: le premier traite du mépris de la mort; le second, du courage à supporter la douleur; le troisième, des moyens d'adoucir les peines; le quatrième, des autres passions de l'âme; et le cinquième enfin développe cette maxime, qui jette un si vif éclat sur l'ensemble de la philosophie, que la vertu seule suffit au bonheur. Ces travaux terminés, j'ai écrit sur la Nature des dieux trois livres, comprenant tout ce qui se rattache à cette question; et, pour remplir ma tâche dans toute son étendue, j'ai commencé à traiter de la divination. Quand j'aurai joint à ces deux livres, selon mon dessein, un traité du Destin, n'aurai-je pas épuisé la matière?
«À ces ouvrages ajoutons six livres de la République, écrits à l'époque à laquelle je tenais les rênes du gouvernement de l'État; question immense, intimement liée à la philosophie et largement traitée par Platon, Aristote, Théophraste et toute la famille des péripatéticiens. Que dirai-je de ma Consolation, qui, après avoir remédié à mes propres maux, soulagera davantage encore, j'espère, ceux des autres? Parmi ces divers écrits, j'ai publié dernièrement le traité de la Vieillesse, dédié à Atticus, mon ami; et, comme c'est principalement à la philosophie que l'homme doit sa vertu et son courage, mon éloge de Caton doit aussi prendre place dans cette collection.
«Enfin, Aristote et Théophraste, hommes supérieurs par leur pénétration et leur fécondité, ayant joint les préceptes de l'éloquence à ceux de la philosophie, je dois rappeler ici, à leur exemple, mes écrits sur l'art oratoire, c'est-à-dire les trois Dialogues, le Brutus et l'Orateur.
«Tels ont été jusqu'ici mes travaux. Plein d'une noble ardeur, j'ai voulu les compléter, et, à moins que quelque grand obstacle ne s'y oppose, éclaircir en latin et rendre ainsi accessibles toutes les questions de la philosophie.
«Eh! quelle autre fonction pourrions-nous exercer, et plus élevée, et plus utile à la république, que celle qui consiste à instruire et à former la jeunesse, à une époque surtout où les mœurs de cette jeunesse se sont tellement relâchées qu'il est de notre devoir à tous de la contenir et de la guider?
«Ce n'est pas que j'espère, ce qui n'est même pas à demander, que tous les jeunes gens se livrent à cette étude. Puissent quelques-uns s'y appliquer, et cet exemple sera toujours un grand bien pour la république! Pour moi, je recueille déjà le fruit de mes travaux, puisque je vois des hommes d'un âge avancé, et en bien plus grand nombre que je ne l'espérais, prendre plaisir à lire mes ouvrages; et c'est ainsi que leur empressement à les étudier redouble de jour en jour mon zèle à les composer.
«Pouvoir se passer des Grecs dans l'étude de la philosophie sera sans doute glorieux pour les Romains: eh bien! le but sera atteint si mes projets s'exécutent. Au reste, le désir d'expliquer la philosophie, je l'ai conçu au milieu des malheurs et des guerres civiles de ma patrie, alors que je ne pouvais ni la défendre, selon ma coutume, ni demeurer oisif, ni trouver une occupation plus convenable et plus digne de moi.
«Mes concitoyens m'excuseront donc, ou plutôt me sauront quelque gré si, lorsque la république a été à la merci d'un seul, je ne me suis ni caché, ni enfui, ni découragé, ni conduit en homme vainement irrité contre le pouvoir ou les circonstances; si enfin je ne me suis montré ni flatteur ni adulateur de la fortune d'un autre, jusqu'au point d'avoir honte de la mienne. Platon et la philosophie m'avaient depuis longtemps enseigné que les États sont sujets à certaines révolutions naturelles qui donnent le pouvoir tantôt aux grands, tantôt au peuple, et parfois à un seul.
«Quand ma patrie fut tombée dans ce dernier état, dépouillé de mes anciennes fonctions, je repris ces études, qui, tout en calmant mes douleurs, m'offraient de plus le seul moyen qui me restât d'être encore utile à mes concitoyens.
«Car enfin j'opinais, je haranguais encore dans mes livres, et l'étude de la philosophie me semblait une nouvelle charge qui remplaçait pour moi le gouvernement de la république. Maintenant qu'on a recommencé à me consulter sur les affaires de l'État, tout mon temps, toutes mes pensées, tous mes soins, appartiennent à la république, et la philosophie n'a droit qu'aux instants que n'exigera pas l'accomplissement de mes devoirs envers mon pays. Mais abandonnons ce sujet, que nous traiterons ailleurs, et reprenons notre discussion.
«Lorsque mon frère Quintus eut disserté sur la divination, comme on l'a vu dans le livre précédent, estimant que nous nous étions assez promenés, nous allâmes nous asseoir dans la bibliothèque de mon lycée.
«Quintus, lui dis-je alors, vous avez très-bien et en bon stoïcien défendu l'opinion des stoïciens; et ce qui me plaît surtout, c'est que vous vous êtes appuyé sur des faits éclatants et mémorables, tirés de notre propre histoire.
«Je dois maintenant répondre à ce que vous avez dit. Je le ferai, mais sans rien affirmer, cherchant la vérité, doutant souvent et me méfiant de moi-même; car, si je présentais quelque chose comme certain, je ferais le devin, moi qui nie la divination.
«Au reste, je m'adresse tout d'abord la question que se faisait à lui-même Carnéade: Sur quoi s'exerce la divination? Est-ce sur les choses sensibles? Mais, celles-là, nous les voyons, entendons, goûtons, sentons, touchons. Y a-t-il donc dans ces sensations quelque chose de surnaturel, quelque effet de la prévision ou de l'inspiration de l'âme? Quel devin, s'il était privé de la vue comme Tirésias, pourrait discerner le blanc du noir, ou, s'il était sourd, distinguer les différences des voix et des sons?
«La divination ne s'applique donc à aucun des objets de nos sens; je dis de plus qu'elle est tout aussi inutile dans ce qui est du ressort de l'art. Nous n'avons pas coutume d'appeler près des malades des devins, mais des médecins; et ceux qui veulent apprendre à jouer de la lyre ou de la flûte ne s'adressent pas aux aruspices, mais aux musiciens.
«Il en est de même des lettres et des sciences.»
Nous n'analyserons pas pour vous ce grand ouvrage d'incrédulité philosophique; les superstitions tombées, qu'importent les réfutations? Mais Cicéron, à la dernière page, distingue, en législateur et en sage, ce qui touche à la piété de ce qui touche à la superstition; cette page mérite d'être conservée.
C'est à la même époque qu'il écrivit le livre intitulé du Destin. Ce livre n'est qu'un débris, il n'en reste que quelques belles pages; on voit seulement que c'était un développement de son livre sur la divinité, et qu'il y portait, comme le poëte Lucrèce, mais d'une main plus religieuse que Lucrèce, des coups terribles aux superstitions païennes de son pays.
Il voulait évidemment, avant de mourir, rendre témoignage à la vraie philosophie, l'unité et l'immatérialité de Dieu. On voit que ce problème éternel de la toute-puissance de la providence divine et de la liberté morale de l'homme agitait, dès cette époque, l'esprit humain, comme il l'agite encore de nos jours. Rien de nouveau, même dans les disputes des philosophes.
Sa maison de campagne de Pouzzoles est encore le lieu de la scène:
«J'étais à Pouzzoles en même temps que Hirtius, consul désigné, l'un de mes meilleurs amis, et qui cultivait alors, avec beaucoup d'ardeur, l'art qui remplit ma vie. Nous étions le plus souvent ensemble, occupés surtout à rechercher par quels moyens on pourrait ramener dans l'État la paix et la concorde. César était mort, et de tous côtés il nous semblait voir les semences de dissensions nouvelles; nous pensions qu'on devait se hâter de les étouffer, et ces graves soucis occupaient à eux seuls presque tous nos entretiens. Nous n'eûmes point d'autre pensée en plus de vingt rencontres; mais un jour nous trouvâmes plus de liberté, et nous fûmes moins empêchés par les visiteurs que d'ordinaire. Les premiers moments de notre entrevue furent donnés à nos préoccupations habituelles, et à cet échange en quelque façon obligé de nos pensées sur la paix et le repos public.» .......................
XIII
C'est là enfin qu'il écrivit son chef-d'œuvre, le livre de la République. Par république il entendait, non-seulement la chose publique, mais la politique tout entière, c'est-à-dire l'étude de cet admirable et divin mécanisme moral par lequel les hommes s'organisent en société, se maintiennent en ordre, grandissent en prospérité, se perpétuent en durée, en influence et en gloire.
On conçoit que, de tous les hommes qui écrivirent jamais sur de pareilles matières, Cicéron fut à la fois le plus compétent, le plus éloquent et le plus moral.
Compétent, parce qu'il avait manié la plus grande politique de l'univers pendant les temps les plus orageux de Rome, et qu'il avait vu tomber la république malgré ses efforts sous les factions populaires, puis la liberté sous la soldatesque, puis César sous le poignard d'une impuissante réaction d'honnêtes gens;
Éloquent, parce qu'il était Cicéron;
Moral, parce qu'il était le plus honnête des Romains.
Aussi ce livre de la République passait-il à Rome et en Grèce pour l'apogée du génie, de la philosophie et de la politique de Rome.
C'est ainsi qu'en parlent tous les écrivains du temps. Platon n'avait été qu'un rêveur radical fondant les lois politiques sur des chimères au lieu de les fonder sur des instincts; il prêchait un communisme destructeur de tout individualisme, de toute propriété, de tout travail rémunéré par lui-même, de toute hérédité, de toute famille, et par conséquent de toute société permanente. Il instituait jusqu'à la communauté des femmes, et jusqu'au meurtre légal et obligatoire des enfants; sacriléges contre le cœur humain, dérisions contre la nature, débauches de sophismes, que nous avons vus se renouveler de nos jours par des platoniciens de socialisme à rebours de la nature.
Cicéron ne fut pas dans ce beau livre le Platon, mais le Montesquieu romain; autant au-dessus de Montesquieu que le génie est au-dessus du talent, et que l'éloquence est au-dessus de la sagacité.
Malheureusement ce livre incomparable fut perdu dans le déménagement du monde et dans les cendres de Rome.
À l'époque de l'invasion de l'Italie par les barbares, les manuscrits qui contenaient la richesse intellectuelle de tant de siècles tombèrent dans le mépris de conquérants qui ne savaient ni parler ni lire; et, quand le christianisme vint prendre la place des superstitions et des philosophies antiques, les moines qui recueillirent ces manuscrits se servirent de ces pages pour écrire des ouvrages chrétiens. C'est ce qu'on appelle des palimpsestes, ou manuscrits sur lesquels une seconde écriture recouvre et efface à demi le premier texte.
Tout récemment un érudit italien, le cardinal Maï, fureteur obstiné et pieux du Vatican, a retrouvé une faible partie du chef-d'œuvre cicéronien de la République. M. Villemain, digne d'une telle œuvre, a traduit et publié en France ces fragments.
La philosophie, l'éloquence, la politique du grand Romain, méritaient un tel interprète. Espérons que d'autres hasards feront exhumer de ces cendres d'autres débris de Cicéron et de Tacite.
XIV
Autant qu'on en peut juger par les lambeaux de cet ouvrage sur la République, il était à la fois historique, didactique, philosophique, c'est-à-dire que Cicéron appuyait ses théories sur la nature, sur l'expérience, sur l'histoire de Rome. C'était le commentaire sur la république, l'esprit des lois et l'esprit des faits romains.
Nous ne sommes pas plus avancés aujourd'hui en politique que ne l'était Cicéron. Il énumère les trois formes principales de gouvernement des peuples: la monarchie pure, l'aristocratie souveraine, la démocratie ou la souveraineté du peuple; il admet les mérites spéciaux de chacune de ces formes de gouvernement; il trouve la monarchie plus stable, l'aristocratie plus intelligente, la démocratie plus juste; mais il trouve la monarchie plus tyrannique, l'aristocratie plus égoïste, la démocratie plus versatile, plus passionnée et plus ingrate. La meilleure forme de gouvernement lui semble en définitive celle qui, en combinant ces trois modes, a les avantages de tous sans avoir les inconvénients de chacun.
Romain, Cicéron voit dans la constitution romaine la réunion de ces trois forces sociales; les consuls y représentent la monarchie, le sénat y représente l'aristocratie, et les pouvoirs éligibles y représentent le peuple. N'est-ce pas précisément ce que la république représentative offre aux publicistes modernes de plus rationnel et de plus parfait? Seulement les modernes instituent des rois héréditaires au lieu de consuls temporaires, pour éviter le danger des transitions dans le pouvoir monarchique. Mais l'aristocratie patricienne de Rome était si enracinée et si puissante qu'elle ne redoutait pas ces éclipses du pouvoir monarchique dans le changement de ses consuls; et les tribuns du peuple; à leur tour, garantissaient suffisamment les plébéiens des empiétements de l'aristocratie.
Voilà, en ce qui concerne Rome, la politique de Cicéron.
Mais, en ce qui concerne la politique générale, sa théorie est une philosophie pratique tout entière, bien supérieure à celle de Machiavel, de Montesquieu, de Mirabeau, de l'Assemblée constituante elle-même. C'est la théorie de la justice et de la morale absolue appliquée au gouvernement des sociétés politiques. On croit lire Fénelon, moins les utopies chimériques du Télémaque. Fénelon dérivait de Platon, rêveur comme lui; Cicéron dérive d'Aristote, expérimental comme le maître d'Alexandre.
Cette odieuse maxime de nos jours: La petite vertu tue la grande, maxime qui permet de violer la morale, comme on viole la liberté dans les temps de tyrannie, n'était point à l'usage de Cicéron. Sa maxime est la maxime contraire: «La morale est la même pour la vie publique que pour la vie privée, seulement la morale politique est plus grande; mais il n'y a pas deux morales, une pour l'homme, une pour le citoyen, parce qu'il n'y a pas deux consciences.» De là découle pour le citoyen, selon Cicéron, le devoir d'un patriotisme à tout prix, dont il fut lui-même le plus bel exemple.
«Lorsqu'au sortir de mon consulat, je pus déclarer avec serment, devant Rome assemblée, que j'avais sauvé la république, alors que le peuple entier répéta mon serment, j'éprouvais assez de bonheur pour être dédommagé à la fois de toutes les injustices et de toutes les infortunes. Cependant j'ai trouvé dans mes malheurs mêmes plus d'honneur que de peine, moins d'amertume que de gloire; et les regrets des gens de bien ont plus réjoui mon cœur que la joie des méchants ne l'avait attristé. Mais, je le répète, si ma disgrâce avait eu un dénouement moins heureux, de quoi pourrais-je me plaindre?
«J'avais tout prévu, et je n'attendais pas moins pour prix de mes services. Quelle avait été ma conduite? La vie privée m'offrait plus de charmes qu'à tout autre: car je cultivais depuis mon enfance les études libérales, si variées, si délicieuses pour l'esprit. Qu'une grande calamité vînt à nous frapper tous, du moins ne m'eût-elle pas plus particulièrement atteint; le sort commun eût été mon partage: eh bien! je n'avais pas hésité à affronter les plus terribles tempêtes, et, si je l'ose dire, la foudre elle-même, pour sauver mes concitoyens, et à dévouer ma tête pour le repos et la liberté de mon pays. Car notre patrie ne nous a point donné les trésors de la vie et de l'éducation pour ne point en attendre un jour les fruits, pour servir sans retour nos propres intérêts, protéger notre repos et abriter nos paisibles jouissances; mais pour avoir un titre sacré sur toutes les meilleures facultés de notre âme, de notre esprit, de notre raison, les employer à la servir elle-même, et ne nous en abandonner l'usage qu'après en avoir tiré tout le parti que ses besoins réclament.
«Ceux qui veulent jouir sans peine d'un repos inaltérable recourent à des excuses qui ne méritent pas d'être écoutées. Le plus souvent, disent-ils, les affaires publiques sont envahies par des hommes indignes, à la société desquels il serait honteux de se trouver mêlé, avec qui il serait triste et dangereux de lutter, surtout quand les passions populaires sont en jeu. C'est donc une folie que de vouloir gouverner les hommes, puisqu'on ne peut dompter les emportements aveugles et terribles de la multitude; c'est se dégrader que de descendre dans l'arène avec des adversaires sortis de la fange, qui n'ont pour toutes armes que les injures et tout cet arsenal d'outrages qu'un sage ne doit pas supporter: comme si les hommes de bien, ceux qui ont un beau caractère et un grand cœur, pouvaient jamais ambitionner le pouvoir dans un but plus légitime que de secouer le joug des méchants, et ne point souffrir qu'ils mettent en pièces la république, qu'un jour les honnêtes gens voudraient enfin, mais vainement, relever de ses ruines!»
Lisez ensuite cette belle définition du peuple: «Un peuple n'est pas toute agrégation d'hommes rassemblés par hasard, mais un peuple est une société formée sous la garantie des lois pour l'utilité réciproque de tous les citoyens.»
La doctrine du prétendu Contrat social de J.-J. Rousseau, qui attribue la formation de la société à une délibération, y est réfutée vingt siècles d'avance par Cicéron, qui attribue la société à l'instinct social, révélation de la nature humaine.
XV
Dans l'esquisse de la fondation progressive des institutions romaines, qu'il met dans la bouche de Scipion, Cicéron combat en homme vraiment politique les chimères antisociales de Platon sur l'égalité absolue des biens.
Lisez encore:
«Platon veut que la plus parfaite égalité préside à la distribution des terres et à l'établissement des demeures; il circonscrit dans les plus étroites limites sa république, plus désirable que possible; il nous présente enfin un modèle qui jamais n'existera, mais où nous lisons avec clarté les principes du gouvernement des États. Pour moi, si mes forces ne me trahissent pas, je veux appliquer les mêmes principes, non plus aux vains fantômes d'une cité imaginaire, mais à la plus puissante république du monde, et faire toucher en quelque façon du doigt les causes du bien et du mal dans l'ordre politique.
«Après que les rois eurent gouverné Rome pendant deux cent quarante années, et un peu plus, en comptant les interrègnes, le peuple, qui bannit Tarquin, témoigna pour la royauté autant d'aversion qu'il avait montré d'attachement à ce gouvernement monarchique, à l'époque de la mort ou plutôt de la disparition de Romulus. Alors il n'avait pu se passer de roi; maintenant, après l'expulsion de Tarquin, le nom même de roi lui était odieux.»
Il combat ensuite, avec une vigueur qu'il puise dans la conscience autant que dans la raison, la doctrine de Machiavel, vieille comme le monde, qu'on doit gouverner les hommes par l'habileté et l'injustice, pourvu que l'habileté et l'injustice produisent la force. Cette argumentation de Cicéron, du juste contre l'utile, mériterait d'être gravée en lettres d'or sur les tables de marbre de tous les conseils des rois ou des peuples.
Son aversion, trop justifiée dans sa personne, contre le gouvernement populaire éclate à toutes les pages. «Il n'est pas d'État à qui je refuse plus péremptoirement le beau nom de république (chose publique) qu'à celui où la multitude est souverainement maîtresse.»
XVI
Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième livres, déchirés par les vers, ne nous présentent que des lambeaux; mais chacun de ces lambeaux éclate de quelque vérité lumineuse ou de quelque expression vive qui fait reconnaître le génie d'un sage et d'un politique. Seulement ces pensées n'ont pas le clinquant de Montesquieu ou l'étrangeté de J.-J. Rousseau; c'est du bon sens sur des choses sublimes.