De temps en temps Cicéron interrompt ses dialogues et ses citations sur l'éloquence par des retours sur le sort des grands orateurs de son temps, sur lui-même et sur le sort de sa patrie, retours qui sont eux-mêmes des chefs-d'œuvre de sentiment, de raison, de patriotisme. Tel est ce morceau sur l'orateur Crassus, son modèle et son maître, dont il raconte la mort en descendant de la tribune, mort sur le champ de triomphe, semblable à celle du plus grand des orateurs modernes, lord Chatam, le père de Pitt:

«C'est alors que Crassus, poussé à bout, dit-on, par le consul qui l'accusait, parla ainsi, comme un dieu: «Penses-tu que je te traiterai en consul, quand tu ne me traites pas en consulaire? Penses-tu, quand tu as déjà regardé l'autorité du sénat comme une dépouille, quand tu l'as foulée aux pieds en présence du peuple romain, m'effrayer par de semblables menaces? Si tu veux m'imposer silence, ce n'est pas mes biens qu'il faut m'ôter: il faut m'arracher cette langue que tu crains, étouffer cette voix qui n'a jamais parlé que pour la liberté; et, quand il ne me restera plus que le souffle, je m'en servirai encore, autant que je le pourrai, pour combattre et repousser la tyrannie.»

«Crassus parla longtemps, avec chaleur, avec force, avec violence. On rédigea sur son avis le décret du sénat, conçu dans les termes les plus forts et les plus expressifs, dont le résultat était que, toutes les fois qu'il s'était agi de l'intérêt du peuple romain, jamais la sagesse ni la fidélité du sénat n'avaient manqué à la république. Crassus assista même à la rédaction du décret.

«Mais ce fut pour cet homme divin le chant du cygne, ce furent les derniers accents de sa voix; et nous, comme si nous eussions dû l'entendre toujours, nous venions au sénat, après sa mort, pour regarder encore la place où il avait parlé pour la dernière fois. Il fut saisi, dans l'assemblée même, d'une douleur de côté, suivie d'une sueur abondante et d'un frisson violent; il rentra chez lui avec la fièvre, et au bout de sept jours il n'était plus. Ô trompeuses espérances des hommes! ô fragilité de la condition humaine! ô vanité de nos projets et de nos pensées, si souvent confondus au milieu de notre carrière!

«Tant que la vie de Crassus avait été occupée dans les travaux du forum, il était distingué par les services qu'il rendait aux particuliers et par la supériorité de son génie, et non pas encore par les avantages et les honneurs attachés aux grandes places; et l'année qui suivit son consulat, lorsque, d'un consentement universel, il allait jouir du premier crédit dans le gouvernement de l'État, la mort lui ravit tout à coup le fruit du passé et l'espérance de l'avenir!

«Ce fut sans doute une perte amère pour sa famille, pour la patrie, pour tous les gens de bien; mais tel a été après lui le sort de la république, qu'on peut dire que les dieux ne lui ont pas ôté la vie, mais lui ont accordé la mort.

«Crassus n'a point vu l'Italie en proie aux feux de la guerre civile; il n'a point vu le deuil de sa fille, l'exil de son gendre, la fuite désastreuse de Marius, le carnage qui suivit son retour; enfin il n'a point vu flétrir et dégrader de toutes les manières cette république qui l'avait fait le premier de ses citoyens, lorsque elle-même était la première des républiques.

«Mais, puisque j'ai parlé du pouvoir et de l'inconstance de la fortune, je n'ai besoin, pour en donner des preuves éclatantes, que de citer ces mêmes hommes que j'ai choisis pour mes interlocuteurs dans ces trois dialogues que je mets aujourd'hui sous vos yeux. En effet, quoique la mort de Crassus ait excité de justes regrets, qui ne la trouve pas heureuse, en se rappelant le sort de tous ceux qui, dans ce séjour de Tusculum, eurent avec lui leur dernier entretien? Ne savons-nous pas que Catulus, ce citoyen si éminent dans tous les genres de mérite, qui ne demandait à son ancien collègue Marius que l'exil pour toute grâce, fut réduit à la nécessité de s'ôter la vie? Et Marc-Antoine, quelle a été sa fin? La tête sanglante de cet homme à qui tant de citoyens devaient leur salut, fut attachée à cette même tribune où, pendant son consulat, il avait défendu la république avec tant de fermeté, et que, pendant sa censure, il avait ornée des dépouilles de nos ennemis. Avec cette tête tomba celle de Caïus César, trahi par son hôte, et celle de son frère Lucius; en sorte que celui qui n'a pas été témoin de ces horreurs semble avoir vécu et être mort avec la république.

«Heureux encore une fois Crassus, qui n'a point vu son proche parent Publius, citoyen du plus grand courage, mourir de sa propre main; la statue de Vesta teinte du sang de son collègue, le grand pontife Scévola, ni l'affreuse destinée de ces deux jeunes gens qui s'étaient attachés à lui: Cotta, qu'il avait laissé florissant, peu de jours après, déchu de ses prétentions au tribunat par la cabale de ses ennemis, et bientôt obligé de se bannir de Rome; Sulpicius, en butte au même parti, Sulpicius, qui croissait pour la gloire de l'éloquence romaine, attaquant témérairement ceux avec qui on l'avait vu le plus lié, périr d'une mort sanglante, victime de son imprudence et perdu pour la république! Ainsi donc, quand je considère, ô Crassus, l'éclat de ta vie et l'époque de ta mort, il me semble que la providence des dieux a veillé sur l'une et sur l'autre. Ta fermeté et ta vertu t'auraient fait tomber sous le glaive de la guerre civile, ou, si la fortune t'avait sauvé d'une mort violente, c'eût été pour te rendre témoin des funérailles de ta patrie; et tu aurais eu non-seulement à gémir sur la tyrannie des méchants, mais encore à pleurer sur la victoire du meilleur parti, souillée par le carnage des citoyens.»

X

Voilà la rhétorique de ce grand cœur. Cela ne ressemble guère à celle de la Harpe. Le génie et le civisme éclatent sous l'enseignement du maître de paroles.

Il passe de là aux règles les plus techniques de l'art; il les énumère avec une admirable sagacité. Il exige tant, qu'il ne se sent satisfait ni de lui-même, ni de son seul rival dans l'antiquité, Démosthène:

«Je suis, dit-il, si difficile à contenter, que Démosthène lui-même ne me satisfait pas entièrement. Non, ce Démosthène, qui a effacé tous les autres orateurs, n'a pas toujours de quoi répondre à toute mon attente et à tous mes désirs, tant je suis, en fait d'éloquence, avide et comme insatiable de perfection!»

Voyez combien l'idéal est, dans les plus grands hommes, au-dessus de ce qu'ils ont tenté en tout genre. On vise toujours plus haut que nature; c'est la preuve de notre future destinée: Vous serez des dieux! Nous ne sommes que des hommes!

XI

C'est dans ces traités ou dialogues sur la rhétorique, sur l'orateur, que l'esprit aussi critique que créateur de Cicéron donne sur les différents styles oratoires les préceptes qui gouverneront éternellement l'expression de la pensée humaine. C'est un cours complet de littérature parlée ou écrite.

On s'étonne qu'un esprit aussi improvisateur ait été en même temps un esprit aussi analytique et aussi réfléchi: Semblable à un Archimède intellectuel, inventeur des plus miraculeux mécanismes, Cicéron démonte devant vous sa machine oratoire et vous en fait toucher au doigt les ressorts, pour vous démontrer comment on persuade, on touche, on passionne, on apaise les hommes rassemblés. Mais, pour animer ces ressorts, il faut une âme.

En lisant attentivement ces préceptes d'éloquence ou de style, on voit que le style et l'éloquence n'ont pas fait une seule découverte nouvelle depuis les préceptes ou les exemples de Cicéron. L'esprit humain était aussi complet alors que de nos jours, il se connaissait lui-même aussi bien que nous nous connaissons. Nous ne professons rien dans nos écoles qui n'ait été professé par ce grand maître.

On croit voir César ou Napoléon dictant leurs commentaires sur l'art de la guerre, devant les champs de bataille où ils ont remporté leurs victoires ou subi leurs défaites. Ces écrits sur l'art de penser et d'écrire sont les commentaires du parfait orateur et du parfait écrivain.

Si vous voulez un modèle de ce style aussi amolli dans la félicité que vigoureux dans l'indignation, lisez ces passages de son allocution au peuple romain à son retour dans sa patrie, après ses biens restitués et sa maison rebâtie aux frais de l'État. Voyez combien il sait relever sa reconnaissance par toutes les images qui peuvent la rendre éloquente aux oreilles charmées de ses concitoyens. Ce n'est là en effet que du style, mais quel style!

DISCOURS
DE CICÉRON AU PEUPLE.

«Romains, dans le temps où j'ai fait le sacrifice de ma vie et de mes biens pour votre sûreté, pour votre repos et le maintien de la concorde, je me suis adressé au souverain des dieux et à toutes les autres divinités; je leur ai demandé que, si jamais j'avais préféré mon intérêt à votre salut, ils me fissent éternellement subir la peine due à des calculs coupables; que si, au contraire, dans tout ce que j'avais fait jusqu'alors, je m'étais uniquement proposé la conservation de la république, et si je me résignais à ce funeste départ dans la seule vue de vous sauver, en épuisant sur moi seul tous les traits de cette haine que depuis longtemps des hommes audacieux et pervers nourrissaient dans leur cœur contre la patrie et tous les bons citoyens, le peuple, le sénat et toute l'Italie daignassent un jour se rappeler mon souvenir et donner quelques regrets à mon absence. Je reçois le prix de mon dévouement, et le jugement des dieux immortels, le témoignage du sénat, l'accord unanime de toute l'Italie, la déclaration même de mes ennemis et votre inappréciable bienfait, qui sont ma récompense, ont rempli mon âme de la joie la plus vive.

«Quoique rien ne soit plus à désirer pour l'homme qu'une félicité toujours égale et constante, qu'une vie dont le cours ne soit troublé par aucun orage, toutefois, si tous mes jours avaient été purs et sereins, je n'aurais pas connu ce bonheur délicieux, ce plaisir presque divin, que vos bienfaits me font goûter dans cette heureuse journée. Quel plus doux présent de la nature que nos enfants! Les miens, et par mon affection pour eux et par l'excellence de leur caractère, me sont plus chers que la vie: eh bien! le moment où je les ai vus naître m'a causé moins de joie qu'aujourd'hui qu'ils me sont rendus.

«Nulle société n'eut jamais plus de charmes pour moi que celle de mon frère: je l'ai moins senti lorsque j'en avais la jouissance que dans le temps où j'ai été privé de lui et depuis le moment où vous nous avez réunis l'un à l'autre. Tout homme s'attache à ce qu'il possède: cependant cette portion de mes biens que j'ai recouvrée m'est plus chère que ne l'était ma fortune quand je la possédais tout entière. Les privations, mieux que les jouissances, m'ont fait comprendre ce que donnent de plaisir les amitiés, les habitudes de société, les rapports de voisinage et de clientèle, les pompes de nos jeux et la magnificence de nos fêtes.

«Mais surtout ces distinctions, ces honneurs, cette considération publique, en un mot tous vos bienfaits, quelque brillants qu'ils m'aient toujours paru, renouvelés aujourd'hui, se montrent à mes yeux avec plus d'éclat que s'ils n'avaient souffert aucune éclipse.

«Et la patrie elle-même, ô dieux immortels! comment exprimer les sentiments d'amour et le ravissement que sa vue m'inspire! Admirable Italie! cités populeuses! paysages enchanteurs! fertiles campagnes! récoltes abondantes! que de merveilles dans Rome! que d'urbanité dans les citoyens! quelle dignité dans la république! quelle majesté dans vos assemblées! Personne ne jouissait plus que moi de tous ces avantages. Mais, de même que la santé a plus de charmes après une maladie longue et cruelle, de même aussi tous ces biens, quand la jouissance en a été interrompue, ont plus d'agrément et de douceur que si l'on n'avait jamais cessé de les posséder.

XII

«Pourquoi donc toutes ces paroles? pourquoi, Romains? C'est pour vous faire sentir que tous les moyens de l'éloquence, que toutes les richesses du style s'épuiseraient en vain, sans pouvoir, je ne dis pas embellir et relever par un magnifique langage, mais seulement énoncer et retracer par un récit fidèle la grandeur et la multitude des bienfaits que vous avez répandus sur moi, sur mon frère et sur nos enfants. Je vous dois plus qu'aux auteurs de mes jours: ils m'ont fait naître enfant, et par vous je renais consulaire.

«J'ai reçu d'eux un frère, avant que je pusse savoir ce que j'en devais attendre. Vous me l'avez rendu, après qu'il m'a donné des preuves admirables de sa tendresse pour moi. La république m'a été confiée quand elle allait périr: je l'ai recouvrée par vous, après que tous les citoyens ont enfin reconnu qu'un seul homme l'avait sauvée. Les dieux immortels m'ont accordé des enfants: vous me les avez rendus. Nos vœux avaient obtenu de leurs bontés beaucoup d'autres avantages: sans votre volonté, tous ces présents du ciel seraient perdus pour nous.

«Vos honneurs enfin, à chacun desquels nous étions parvenus par une élévation progressive, vous nous les restituez tous en un seul et même jour; en sorte que les biens que nous tenions soit de nos parents, soit des dieux, soit de vous-mêmes, nous les recevons tous à la fois de la faveur du peuple romain tout entier. En même temps que la grandeur de votre bienfait surpasse tout ce que je puis dire, votre affection et votre bienveillance se sont déclarées d'une manière si touchante, que vous me semblez avoir non-seulement réparé mon infortune, mais ajouté un nouvel éclat à ma gloire.

XIII

«Si l'on pense que ma volonté soit changée, ma vertu affaiblie, mon courage épuisé, on se trompe. Tout ce que la violence, tout ce que l'injustice et la fureur des scélérats ont pu m'arracher, m'a été enlevé, a été pillé, a été dissipé: ce qu'on ne peut ravir à une âme forte m'est resté et me restera toujours. J'ai vu le grand Marius, mon compatriote, et, par je ne sais quelle fatalité, réduit comme moi à lutter non-seulement contre les factieux qui voulaient tout détruire, mais aussi contre la fortune, je l'ai vu, dans un âge très-avancé, loin de succomber sous le poids du malheur, se roidir et s'armer d'un nouveau courage.

«Je l'ai moi-même entendu quand il disait à la tribune qu'il avait été malheureux, lorsqu'il était privé d'une patrie que son bras avait sauvée de la fureur des barbares; lorsqu'il apprenait que ses biens étaient possédés et pillés par ses ennemis; lorsqu'il voyait la jeunesse de son fils associée à ses infortunes; lorsque, plongé dans un marais, il avait dû la conservation de sa vie à la pitié des Minturniens; lorsque, fuyant en Afrique sur une frêle nacelle, il était allé, pauvre et suppliant, implorer ceux à qui lui-même avait donné des royaumes: mais il ajoutait qu'ayant recouvré ses anciens honneurs et les biens dont on l'avait dépouillé, il aurait soin qu'on reconnût toujours en lui cette force et ce courage qu'il n'avait jamais perdus.

«Toutefois, entre ce grand homme et moi, il y a cette différence qu'il s'est vengé de ses ennemis par les moyens qui l'ont rendu si puissant, c'est-à-dire par les armes; moi, j'userai des moyens qui me sont ordinaires: les siens s'emploient dans la guerre et les séditions; les miens, dans la paix et le repos. Au surplus, son cœur irrité ne méditait que la vengeance; et moi, je ne m'occuperai de mes ennemis qu'autant que la république me le permettra.

XIV

«En un mot, Romains, quatre espèces d'hommes ont cherché à me perdre. Les uns m'ont poursuivi avec acharnement, par haine de ce que j'ai sauvé la patrie malgré eux; d'autres, sous le masque de l'amitié, m'ont indignement trahi; d'autres, n'ayant pu obtenir les honneurs, parce qu'ils n'ont rien fait pour les mériter, me les ont enviés et sont devenus jaloux de ma gloire; les autres enfin, préposés à la garde de la république, ont vendu ma vie, l'intérêt de l'État, la dignité du pouvoir dont ils étaient revêtus. Ma vengeance se proportionnera aux divers genres d'attaques dirigées contre moi: je me vengerai des mauvais citoyens, en veillant avec soin sur la république; des amis perfides, en ne leur accordant aucune confiance et en redoublant de précaution; des envieux, en ne travaillant que pour la vertu; des acquéreurs de provinces, en les rappelant à Rome et les forçant à rendre compte de leur administration.

«Toutefois j'ai plus à cœur de trouver les moyens de m'acquitter envers vous que de chercher de quelle manière je punirai l'injustice et la cruauté de mes ennemis. Se venger est plus facile; il en coûte moins pour surpasser la méchanceté que pour égaler la bienfaisance et la vertu. D'ailleurs la vengeance n'est jamais une nécessité; la reconnaissance est toujours un devoir.

«La haine peut être fléchie par les prières; des raisons politiques, l'utilité commune, peuvent la désarmer; les obstacles qu'elle éprouve peuvent la rebuter, et le temps peut l'éteindre. Ni les prières, ni les circonstances politiques, ni les difficultés, ni le temps, ne peuvent nous dispenser de la reconnaissance; ses droits sont imprescriptibles. Enfin l'homme qui met des bornes à sa vengeance trouve bientôt des approbateurs; mais celui qui, s'étant vu, comme moi, comblé de tous vos bienfaits, négligerait un moment de s'acquitter envers vous, s'attirerait les reproches les plus honteux. Il y aurait chez lui plus que de l'ingratitude: ce serait une impiété. Il n'en est point de la reconnaissance comme de l'acquittement d'une dette: l'homme qui retient l'argent qu'il doit ne s'est pas acquitté; s'il le rend, il ne le possède plus; mais celui qui a témoigné sa reconnaissance conserve encore le souvenir du bienfait, et ce souvenir lui-même est un nouveau payement.

XV

«Romains, je garderai religieusement la mémoire de ce que je vous dois, tant que je jouirai de la vie; et, lors même que j'aurai cessé de vivre, des monuments certains attesteront les bienfaits que j'ai reçus de vous. Je renouvelle donc la promesse que je vous ai faite, et je prends l'engagement solennel de ne jamais manquer ni d'activité pour saisir les moyens de servir la patrie, ni de courage pour repousser les dangers qui la menaceront, ni de sincérité pour exposer mes avis, ni d'indépendance en résistant pour elle aux volontés de quelques hommes, ni de persévérance en supportant les travaux, ni enfin du zèle le plus constant pour étendre et assurer tous vos avantages et tous vos intérêts.

«Oui, Romains, vous que j'honore et que je révère à l'égal des dieux immortels, oui, mon vœu le plus ardent, le premier besoin de mon cœur sera toujours de paraître à vos yeux, aux yeux de votre postérité et de toutes les nations, digne d'une cité qui, par ses unanimes suffrages, a déclaré qu'elle ne se croirait rétablie dans sa majesté que lorsqu'elle m'aurait rétabli moi-même dans tous mes droits.»

XVI

Dix volumes contiendraient à peine ces plaidoyers et ces harangues politiques, autant de chefs-d'œuvre de pensée, de sentiment et d'élocution, que nous parcourrons bientôt ensemble quand nous traiterons spécialement de l'éloquence. Mais laissons un moment Cicéron orateur et critique, et voyons Cicéron écrivain et philosophe. Il ne perd pas une ligne de sa taille en descendant de la tribune, ni un rayon de sa majesté en sortant du sénat; nous nous aiderons pour vous faire mesurer cette grandeur, qui est dans l'homme et non dans la dignité, du beau travail de translation de M. Nisard. Ce travail, comme celui de d'Olivet dans le dix-huitième siècle, et de M. Leclerc de nos jours, atteste l'éternelle jeunesse des œuvres de Cicéron.

Le temps, cependant, ne nous a pas tout conservé de ces monuments de l'esprit humain. Il faut mesurer ce grand homme comme le Colisée, par ses ruines. Au nombre de ces ruines est un ouvrage didactique, intitulé les Académiques; on n'en possède que des fragments.

Voyez avec quelle âme et avec quel style détendu et pour ainsi dire assis il commence le second livre de ces Académiques! Cela rappelle le début de la profession de foi du Vicaire savoyard de J.-J. Rousseau ou des Soirées de Pétersbourg du comte Joseph de Maistre. L'orateur ne harangue plus: il s'entretient comme nous faisons ici, et il affecte l'abandon et la nonchalance de la conversation entre hommes graves à la campagne.

«J'étais dans ma campagne de Cumes (près de Baïa et de Naples), en compagnie de mon cher Atticus, quand Varron me fit annoncer qu'il était arrivé de Rome la veille au soir, et que, sans la fatigue de la route, il serait venu immédiatement nous trouver. À cette nouvelle, nous décidâmes qu'il ne fallait mettre aucun retard à voir un homme avec qui nous étions liés par la communauté de nos études et par une vieille amitié. Nous nous mîmes en marche sur-le-champ pour le rejoindre. Nous étions encore à quelque distance de la villa, lorsque nous l'aperçûmes venant au-devant de nous; nous l'embrassâmes tendrement et nous le reconduisîmes chez lui. Il nous restait à faire un assez long chemin.

«Je demandai d'abord à Varron s'il y avait quelque chose de nouveau à Rome. Mais Atticus, m'interrompant aussitôt: Laissez là, nous dit-il, je vous en conjure, un sujet sur lequel on ne peut rien demander ni rien apprendre sans douleur (c'était le temps des compétitions déplorables entre Pompée et César), et que Varron nous dise plutôt ce qu'il y a de nouveau chez lui. Notre ami garde un silence plus long qu'à l'ordinaire avec le public, et pourtant je crois qu'il n'a pas cessé d'écrire, mais il nous cache ce qu'il compose.—Point du tout, dit Varron; ce serait, selon moi, une folie que de faire des livres pour les cacher, mais j'ai un grand ouvrage sur le métier; il y a déjà longtemps que j'ai mis le nom de cet ami (c'était de moi qu'il parlait) en tête d'un travail assez volumineux et que je tiens à exécuter avec le plus grand soin.

«—Il y a longtemps aussi, lui dis-je, que j'attends cet ouvrage, et cependant je n'ose pas vous presser, car j'ai appris de notre ami Libon, dont vous connaissez la passion pour les lettres, que vous n'interrompez pas un seul instant ce travail, que vous y employez tous vos soins et que jamais il ne sort de vos mains; mais il est une demande que je n'avais jamais songé à vous faire et que je vous ferai, maintenant que j'ai entrepris moi-même d'élever quelque monument à ces études qui me furent communes avec vous, et d'introduire dans notre littérature latine cette ancienne philosophie de Socrate. Pourquoi, vous qui écrivez sur tant de sujets, ne traitez-vous pas celui-là, puisque vous y excellez?»

XVII

Varron s'excuse sur la difficulté de se faire comprendre des esprits vulgaires en traitant en termes de l'école des sujets grecs dont les termes mêmes sont étrangers à la plupart des Romains. «Les épicuriens, dit-il, pensent tout simplement que le sort de l'homme et de la brute, c'est tout un.

«Mais vous, qui êtes comme moi sectateur des principes plus spiritualistes et plus sublimes des disciples de Socrate et de Platon, avec quelle délicatesse ne faudra-t-il pas en développer la philosophie pour être compris? Il vaut mieux renvoyer les esprits, qui parmi nous s'occupent de ces matières, aux écrivains grecs eux-mêmes.»

«Vous avez raison, Varron,» répond Cicéron en rappelant avec la complaisance de l'amitié les beaux ouvrages poétiques et historiques composés par cet ami. «Pour moi, ajoute-t-il (je vais vous confesser les choses telles qu'elles sont), pendant le temps où l'ambition, les honneurs, le barreau, la politique et plus encore ma participation au gouvernement de la république m'entravaient dans un réseau d'affaires et de devoirs, je renfermais en moi mes connaissances philosophiques, et, pour que le temps ne les altérât pas, je les renouvelais dans mes heures de loisir par la lecture.

«Mais aujourd'hui que la fortune m'a frappé d'un coup terrible et que le fardeau du gouvernement ne pèse plus sur moi, je demande à la philosophie l'adoucissement de ma douleur, et je la regarde comme l'occupation de mes loisirs la plus douce et la plus noble à la fois. Cette occupation sied parfaitement à mon âge; elle est plus que toute autre chose en harmonie avec ce que je puis avoir fait de louable dans ma vie publique; rien de plus utile pour l'instruction de mon pays.»

Après cette introduction, les amis s'asseyent pour écouter Cicéron, qui commence ainsi:

XVIII

«Socrate me paraît être le premier, et tout le monde en tombe d'accord, qui rappela la philosophie des nuages et des mystères pour l'appliquer à la conduite morale des hommes et lui donner pour objet les vertus ou les vices; il pensait qu'il n'appartient pas à l'homme d'expliquer les choses occultes et qu'alors même que nous pourrions nous élever jusqu'à cette connaissance, elle ne nous servirait de rien pour bien vivre.»

Il définit ensuite la philosophie pratique de Socrate et la philosophie spéculative de Platon, et il parsème son analyse de ses propres axiomes philosophiques à lui-même. Dieu, l'âme du monde, la providence ou la fortune (appelée ainsi parce qu'elle fait naître mille événements imprévus dont les causes existent, mais dont nous ne pouvons apercevoir de si bas ni prévoir ces causes) gouverne l'univers. L'esprit débute par la sensation, mais on ne reconnaît pas aux sens la faculté de juger. La vérité, la raison ou l'intelligence est l'unique juge des choses;... il adopte ces seules maximes éminemment spiritualistes. Qu'adoptons-nous de plus et de mieux aujourd'hui? La raison, la providence ou la divinité active dans les choses universelles sont-elles autrement définies par nos philosophes?

Après avoir raconté toute l'histoire des écoles, des sectes, des philosophies grecque et romaine, il combat énergiquement le scepticisme ou la philosophie du doute, et il le combat par le plus beau des arguments: la conscience et la vertu.

«L'idée seule de la vertu, dit-il, nous prouve que l'on peut comprendre et certifier certaines choses. Je demande pourquoi l'homme de bien, qui s'est résolu à souffrir tous les tourments plutôt que de trahir son devoir ou sa conscience, s'est imposé de si dures lois à lui-même lorsqu'il n'avait pour s'immoler ainsi ni motif ni raison. Une sagesse qui ne connaîtrait pas pourquoi elle est sage, est-ce une sagesse, oui ou non? Et d'abord, comment mériterait-elle de s'appeler sagesse? Comment ensuite oserait-elle prendre résolûment et poursuivre énergiquement un parti, s'il n'y a point de règles certaines qui la dirigent? Et si elle ne sait pas ce que c'est que le souverain bien (la vertu), comment serait-elle la vertu? Si l'homme donc ne peut connaître intuitivement ses devoirs, quel motif aura-t-il d'agir et quel attrait pourra-t-il sentir ou vers le mal ou vers le bien? Eh quoi! si je prouve ainsi aux sceptiques que leur doctrine anéantit la raison et la nature humaine, persisteront-ils dans leur doctrine?...»

XIX

La suite de cette argumentation de la raison contre le scepticisme est d'une force et d'une évidence qu'aucune philosophie et qu'aucune logique moderne n'ont surpassées.

Les vérités nécessaires sont contemporaines de tous les temps, parce qu'elles sont nécessaires à tous les hommes.

La philosophie raisonnée de Cicéron est égale à celle de Platon, mais Platon rêvait après avoir raisonné. Cicéron ne rêve jamais: il pense. Il écrit le code de la raison humaine; Platon n'en écrit que le poëme.

«L'intelligence, poursuit-il, étant faite pour donner à l'homme la connaissance, elle aime la connaissance pour elle-même d'abord, car rien n'est plus délicieux pour l'esprit que la lumière, et elle l'aime ensuite pour ses conséquences pratiques; c'est pourquoi l'intelligence exerce ses sens, invente les arts comme des sens nouveaux qu'elle donne à l'homme et donne assez d'évidence et de force à la philosophie pour produire enfin la vertu, cette chose excellente qui met l'ordre dans la vie!»

Il y a deux mille ans bientôt que le plus grand des orateurs et le plus honnête des hommes politiques de Rome écrivait ces lignes. Quelles lignes philosophiques plus belles ont donc été écrites depuis ces deux mille ans par nos orateurs, nos hommes d'État, nos philosophes? Oh! que ce serait une belle et utile chose qu'un cours d'antiquité! et que de philosophies, qu'il croit d'hier, l'homme retrouverait à l'origine des hommes! Mais on aime mieux jeter le voile de l'ignorance sur les sagesses de Cicéron, de Confucius, et parler de progrès pour se nier son néant.

XX

Le style est, dans toute cette longue argumentation, à la hauteur des idées ou des sentiments. On y sent le poëte comme l'orateur. Virgile n'a pas de plus fortes images que ce livre à propos des sceptiques, qui nient la lumière de l'esprit suffisante pour déterminer le bien ou le mal, le vice ou la vertu.

«Les Cimmériens (peuples voisins du pôle) à qui la vue du soleil est dérobée ou par un dieu, ou par quelque phénomène de la nature, ou plutôt par la position de la terre qu'ils habitent, ont cependant des feux à la lueur desquels ils peuvent se conduire; mais ces philosophes du doute, dont vous vous déclarez les sectateurs, après nous avoir enveloppés de si épaisses ténèbres, ne nous laissent pas même une dernière étincelle pour éclairer nos regards et nos pas!...» Quelle figure et quelle langue, éclatant vivement dans l'image comme la chaleur dans la clarté!

«Ah! comment, dit-il ensuite, ne pas aspirer à connaître le vrai, moi qui me réjouis de trouver seulement quelquefois le vraisemblable? Je suis un grand faiseur aussi de conjectures; je ne prétends pas ne jamais me tromper, ne jamais me laisser égarer par mes préjugés (car je ne me donne pas pour un sage), et je dirige, pour m'égarer le moins possible dans mes suppositions, mes pensées non du côté de la petite Ourse, ce guide nocturne des Phéniciens au milieu des flots, comme dit Aratus, constellation qui dirige d'autant mieux, selon lui, que dans sa course restreinte elle décrit un orbe plus borné, mais vers la grande Ourse et l'éclatante région du nord, c'est-à-dire vers l'espace plus étendu et où l'esprit est plus au large dans la région des choses probables, ce qui fait que j'erre souvent à l'aventure de mon esprit,» etc.

Ne croirait-on pas lire Montaigne? Mais combien Cicéron croyant ne se relève-t-il pas aussitôt au-dessus du sceptique!

Vient ensuite une longue et magnifique discussion où toutes les philosophies disputent entre elles en termes admirables prêtés par Cicéron à la controverse.

Après cette confusion d'idées, de dogmes, de conjectures, «il ne reste, dit Cicéron, que deux combattants debout: le plaisir, ou l'égoïsme, et la vertu. Si vous suivez la doctrine du plaisir ou de l'égoïsme, bien des choses périssent, et d'abord ces beaux rapports qui nous unissent à nos semblables, l'amour des hommes, l'amitié, la justice et les autres vertus; car, sans le désintéressement, ce ne sont plus que des chimères; lorsque nous sommes portés à remplir nos devoirs par l'attrait du plaisir et par l'appât des récompenses, ce n'est pas la vertu, c'est le faux semblant et comme un plagiat de la vertu.»

Cependant Cicéron, esprit tolérant parce qu'il est vaste, laisse une grande latitude à la controverse; il expose plus qu'il n'impose. Le livre, que nous ne possédons que par débris, comme les marbres de Phidias au Parthénon, finit familièrement, ainsi qu'il a commencé, par une gracieuse détente des esprits et par un retour sur les douceurs de pareils entretiens:

«Mais le matelot nous appelle (le batelier qui avait attaché son bateau au môle de Baïa, près du cap Misène, et qui voyait l'ombre descendre sur la mer), le matelot nous appelle, Lucullus! Le zéphyr lui-même semble nous murmurer qu'il est temps de rentrer dans nos barques. Je crois d'ailleurs en avoir dit assez; je termine donc ici mon discours. Mais si, dans la suite, nous renouons ces entretiens, nous nous occuperons de ces divergences entre les philosophes qui soutiennent des doctrines si opposées sur les biens ou sur les maux réels: voilà les sujets qui méritent de nous occuper plutôt que les vanités et les erreurs de la vie, etc.

«Je suis loin de regretter, dit alors Lucullus, les heures employées à ces entretiens; quand nous nous trouverons réunis, surtout dans nos jardins de Tusculum, nous pourrons souvent débattre ensemble ces belles questions, etc.»

Et ils s'embarquent à la fin du jour dans un silence plein de pensées.

XXI

Voilà ce qui nous reste de ce livre des Académiques. Ce mélange de la vie publique et de la vie méditative, cette alternative de l'éloquence et de la philosophie dans la vie du même homme d'État, qui allait mourir sous le glaive des sicaires d'Antoine après avoir combattu les sicaires de Clodius, ne se retrouve dans aucun de nos grands hommes de tribune moderne au même degré. Chatam et William Pitt n'élevaient pas leur âme à ces hauteurs sereines de la pensée; Mirabeau et Vergniaud perdaient la moitié de leur force en descendant des tribunes; ils n'écrivaient pas du même style sur les lois et sur la Divinité. Bossuet lui-même n'était pas homme public à la mesure de Cicéron; plus libre que l'orateur romain comme orateur, il n'avait à lutter ni contre les tumultes du sénat, ni contre les démagogues, ni contre la tyrannie de César, ni contre les assassins d'Antoine; il n'avait qu'à servir un roi, à ménager en pontife habile le prince et sa conscience, à mourir sur les escaliers de Versailles en sollicitant pour un indigne neveu la continuation des faveurs d'Église conquises par son propre génie de théologien et d'écrivain. Si l'orateur est égal ou supérieur dans Bossuet, l'homme est plus universel et plus intrépide dans Cicéron. Ajoutons que, pour son temps, Cicéron est personnellement plus philosophe: car Bossuet répète la philosophie sacrée du christianisme, et sa force n'est que sa foi.

XXII

Mais voici un autre fruit des loisirs de Cicéron, supérieur aux Académiques: ce sont les quatre livres sur les vrais biens et les vrais maux, adressés à Brutus, son ami, aussi lettré que lui-même.

Il commence par s'excuser, dans un préambule, d'importer dans la langue de Rome les philosophies originaires de la Grèce. Il se justifie victorieusement de cette tentative par des exemples d'autres écrivains romains: «Quant à moi, dit-il, qui, au milieu des soucis, des travaux, des orages, des discussions publiques, crois n'avoir jamais déserté le poste que le peuple romain m'avait confié, je crois devoir aussi, dans la mesure de mes forces, éclairer l'âme de mes concitoyens par mes travaux, mes études, mes veilles d'écrivain.

«Ceux qui me blâment d'écrire sur la philosophie devraient être plus justes, ils devraient se rappeler que j'ai déjà beaucoup écrit sur d'autres sujets, et autant qu'aucun autre Romain ait jamais fait; et qu'y a-t-il donc au-dessus de l'intérêt de ces grandes questions, et dont l'homme ait à retirer plus de véritable utilité? Si ma vie se prolonge, je ne renonce pas à traiter d'autres matières encore; mais quiconque voudra s'appliquer à étudier mes ouvrages de philosophie reconnaîtra qu'il n'y a point de lecture dont on puisse recueillir plus de fruit.»

Il part de là pour faire contre Épicure la plus magnifique théorie de la vertu et des différentes théories du bien qui ait été écrite en aucune langue humaine. Ce n'est pas, comme dans Platon, l'imagination, c'est la raison divinement parlée, qui divinise par sa plume la morale. Cependant il rend bientôt à Épicure son véritable caractère, en prouvant que la vertu (et par exemple l'amitié) est la véritable volupté. Dans cette page sur l'amitié, on sent l'homme qui a fait ses délices d'aimer et d'être aimé. C'est la vertu instinctive du caractère. Celui de Cicéron ne comportait pas la haine; il s'indignait, il ne haïssait pas.

XXIII

Au début de son second livre sur le bien et le mal, Cicéron dit à ses amis: «Ne me regardez pas ainsi en silence, comme on regarde un homme qui va professer. Le vrai mode de traiter les sujets philosophiques, c'est l'échange mutuel des pensées, des objections et des réponses, c'est la conversation: causons.»

XXIV

Après avoir élagué toutes les subtilités scolastiques d'Épicure ou des autres prétendus sages, il préconise avec une admirable force de langage et de conscience les deux pivots de la vertu, l'HONNÊTE et la RAISON. Écoutez en passant ces définitions du bon sens:

«L'honnête est ce que l'on est forcé d'estimer par soi-même, abstraction faite de toute espèce d'intérêt personnel, etc.» (Quelle preuve de Dieu par la conscience!)

«La raison est cette intelligence si prompte et si vaste à la fois, cette sagacité de l'esprit qui pénètre les causes, discerne l'enchaînement de ces causes avec leurs conséquences, rapproche les ressemblances, découvre les semblables au milieu des diversités, conjoint l'avenir avec le présent, et embrasse ainsi d'un coup d'œil le cours entier d'une existence bien enchaînée.

«Par la raison, l'homme recherche la société des hommes; par elle il s'élève, de l'affection pour ses parents et pour ceux que la nature a rapprochés de son cœur, jusqu'à l'affection pour ses concitoyens, compris dans son amour, et enfin jusqu'à répandre sa tendresse sur l'humanité tout entière.» (Caritas generi humani, Évangile inné des sages de tous les siècles.)

«Car l'homme, ajoute-t-il, doit se souvenir qu'il n'est pas seulement pour lui seul, mais pour les siens, pour sa patrie, et que c'est de la moindre partie de lui-même qu'il lui est permis de s'occuper; et, comme la nature nous a doués d'un invincible attrait pour la vérité, inspirés que nous sommes par ce noble instinct, nous aimons forcément tout ce qui est vrai et réel, comme la bonne foi, la fidélité, la candeur, la constance, et nous haïssons tout ce qui est faux et trompeur, comme la fraude, le parjure, la méchanceté, l'injustice.

«Enfin la raison a je ne sais quelle supériorité majestueuse qui lui donne le droit de commander et qui lui fait mépriser de haut les événements humains, toujours élevée qu'elle est au-dessus de nos faiblesses et de nos erreurs. À ces trois vertus s'en joint une quatrième, qui a la même beauté et qui conspire avec elles pour la grandeur de l'homme: c'est l'amour de l'ordre.

«La beauté essentielle de l'ordre avait d'abord frappé l'esprit dans l'univers visible, et c'est de là que nous l'avons transporté dans nos actions et dans nos paroles, monde moral dont l'ordre est l'ornement; puis vient la modération, ou la mesure qui nous fait éviter en tout l'excès ou la témérité, qui nous détourne d'offenser nos semblables par nos actions ou par nos discours, et de rien faire, en un mot, a qui soit indigne de la nature humaine.

XXV

«Voilà, mon cher Torquatus, la définition exacte de ce qu'on entend par l'honnête; c'est ce qui a fait dire proverbialement de l'homme de bien: On peut frayer avec lui dans les ténèbres.»

Que pensez-vous, lecteurs, de ces définitions de l'honnête, de la raison, de la vertu, datées de vingt siècles et écrites de la main d'un des plus sublimes écrivains de tous les siècles? Avez-vous une plus haute philosophie morale, une plus saine raison, une plus solide vertu, un plus beau style? Votre crépuscule n'est-il pas là?

Saluez l'antiquité: elle sait tout, même ce que vous croyez avoir appris hier. Si ces lignes étaient trouvées par vous anonymes dans un volume de vos bibliothèques de Paris ou de Londres, ne les attribueriez-vous pas en conscience à Bacon, à Fénelon, à vos plus pures philosophies, à vos plus éloquentes plumes? Elles sont du consul, de l'orateur, du lutteur romain contre Catilina, du sauveur de la patrie, du maître de Brutus, de l'ami de Pompée, de l'amnistié de César, de la victime d'Antoine, se reposant au soir d'un jour agité, à quelques jours de sa mort, résigné à l'ombre de son jardin de Tusculum, au murmure de l'Anio, qui murmure encore tout près des ruines de sa maison de campagne.

XXVI

Et ce passage, sur l'immatérialité et sur l'immortalité de l'âme, qu'en direz-vous après l'avoir lu:

«L'origine de notre âme ne saurait se trouver dans rien de ce qui est matériel, car la matière ne saurait produire la pensée, la connaissance, la mémoire, qui n'ont rien de commun avec elle. Il n'y a rien dans l'eau, dans l'air, dans le feu, dans ce que les éléments offrent de plus subtil et de plus délié, qui présente l'idée du moindre rapport quelconque avec la faculté que nous avons de percevoir les idées du passé, du présent et de l'avenir. Cette faculté ne peut donc venir que de Dieu seul; elle est essentiellement céleste et divine. Ce qui pense en nous, ce qui sent, ce qui veut, ce qui nous meut, est donc nécessairement incorruptible et éternel; nous ne pouvons pas même concevoir l'essence divine autrement que nous ne concevons celle de notre âme, c'est-à-dire comme quelque chose d'absolument séparé et indépendant des sens, comme une substance spirituelle qui connaît et qui meut tout.

«Vous me direz: Et où est cette substance qui connaît et qui meut tout? et comment est-elle faite? Je vous réponds: Et où est votre âme? et comment se la représenter? Vous ne sauriez me le dire, ni moi non plus. Mais, si je n'ai pas pour la comprendre tous les moyens que je voudrais bien avoir, est-ce une raison pour me priver de ce que j'ai? L'œil voit et ne voit pas: ainsi notre âme, qui voit tant de choses, ne voit pas ce qu'elle est elle-même; mais pourtant elle a la conscience de sa pensée et de son action. Mais où habite-t-elle et qu'est-elle? C'est ce qu'il ne faut pas même chercher... Quand vous voyez l'ordre du monde et le mouvement réglé des corps célestes, n'en concluez-vous pas qu'il y a une intelligence suprême qui doit y présider, soit que cet univers ait commencé et qu'il soit l'ouvrage de cette intelligence, comme le croit Platon, soit qu'il existe de toute éternité et que cette intelligence en soit seulement la modératrice, comme le croit Aristote? Vous reconnaissez un Dieu à ses œuvres et à la beauté du monde, quoique vous ne sachiez pas où est Dieu ni ce qu'il est: reconnaissez de même votre âme à son action continuelle et à la beauté de son œuvre, qui est la vertu.»

XXVII

Et celui-ci, sur la divisibilité des sens et de l'âme, autrement appelée la mort:

«Que faisons-nous quand nous séparons notre âme des objets terrestres, des soins du corps et des plaisirs sensibles, pour la livrer à la méditation? Que faisons-nous autre chose qu'apprendre à mourir, puisque la mort n'est que la séparation de l'âme et du corps? Appliquons-nous donc à cette étude, si vous m'en croyez; mettons-nous à part de notre corps et accoutumons-nous à mourir. Alors notre vie sur la terre sera semblable à la vie du ciel; et, quand nous serons au moment de rompre nos chaînes corporelles, rien ne retardera l'essor de notre âme vers les cieux.»

Tout l'ascétisme chrétien qui allait éclore en Orient n'était-il pas là par pressentiment?

Et celui-là, sur le noble désintéressement de la vertu, que les disciples d'Épicure appellent si faussement un habile égoïsme, et que Cicéron appelait, lui, de son vrai nom, un sacrifice de soi-même? Lisez:

«Appliquez, dit-il, ces mêmes principes à la modération, à la tempérance, qui est la sage mesure des passions et qui les soumet à la raison. Sera-ce garder suffisamment la pudeur que de prendre sans témoins des plaisirs honteux? N'y a-t-il pas des actions d'elles-même infâmes, lors même que leur auteur échapperait à la flétrissure publique? Que font les hommes de cœur? N'est-ce qu'après avoir calculé leur intérêt qu'ils entrent dans le combat et qu'ils versent à flots leur sang pour la patrie? N'y sont-ils pas excités plutôt par une vertueuse impulsion de dévouement et par leur généreux courage? Et si ce grand Torquatus avait pu nous entendre, lequel de nous deux, je vous le demande, eût-il écouté plus volontiers, ou de moi, qui affirme qu'il n'a rien fait en songeant à lui, mais par amour de la république, ou de vous, qui soutenez qu'il n'a rien fait que pour lui seul? Le bien pour le bien, voilà la vraie maxime!»

XXVIII

Le début de son second livre, où il combat les stoïciens contre Caton, après avoir, dans le premier, combattu Épicure, est une mise en scène d'une digne, grave et douce familiarité.

Lisez ceci; c'est une scène biblique de philosophie parlée entre ces deux patriarches de la pensée humaine, Cicéron et Caton:

«J'étais à Tusculum, et, désirant me servir de quelques livres du jeune Lucullus, je vins chez lui pour les prendre dans sa bibliothèque, comme j'en avais l'usage.

«J'y trouvai Caton, que je ne m'attendais pas à rencontrer; il était assis et tout entouré de livres stoïciens.

«Vous savez qu'il avait une avidité insatiable de lecture, jusque-là que, dans le sénat même, et pendant que les sénateurs s'assemblaient, il se mettait à lire, sans se soucier des vaines rumeurs qu'il exciterait dans le public, et sans dérober pourtant un seul des instants qu'il devait aux intérêts de l'État. Aussi, jouissant d'un loisir aussi complet, et se trouvant dans une aussi riche bibliothèque, il semblait, si l'on peut se servir d'une comparaison aussi peu noble, vouloir dévorer les livres. Nous étant donc ainsi rencontrés tous deux sans y songer, il se leva aussitôt. Nous échangeâmes ensuite les premières questions que l'on se fait d'ordinaire lorsqu'on se revoit.—Qui vous amène ici? me dit-il. Vous venez, sans doute, de votre campagne? Si j'avais pensé que vous y fussiez, j'aurais été certainement vous y rendre visite.—Hier, lui dis-je, dès que les jeux furent commencés, je quittai la ville et j'arrivai le soir chez moi. Ce qui m'a amené ici, c'est que j'y suis venu chercher quelques livres. Voilà bien des trésors assemblés, Caton, et il faudra que notre jeune Lucullus les connaisse parfaitement un jour; car j'aimerais mieux qu'il prît plaisir à ces livres qu'à toutes les autres beautés de ce séjour, et j'ai son éducation fort à cœur, quoiqu'elle vous appartienne plus qu'à personne, et que ce soit à vous de le rendre digne de son père, de notre Cépion et de vous-même, qui le touchez de si près. Mais ce n'est pas sans sujet que je m'intéresse à ce qui le regarde: j'y suis obligé par le souvenir de son aïeul Cépion, que j'ai toujours tenu en grande estime, comme vous le savez, et qui, selon moi, serait maintenant un des premiers hommes de la république s'il vivait, et j'ai continuellement devant les yeux Lucullus, ce modèle accompli, à qui les liens de l'amitié et une communauté parfaite de sentiments et de vues m'unissent si tendrement.—Vous faites bien, me dit Caton, de conserver chèrement la mémoire de deux hommes qui vous ont recommandé leurs enfants par leurs testaments, et je suis charmé de voir que vous aimez le jeune Lucullus. Quant au soin de son éducation, qui me regarde tout particulièrement, dites-vous, je m'en charge avec plaisir, mais il faut que vous le partagiez avec moi. Ce que je puis ajouter, c'est qu'il me paraît déjà donner beaucoup de marques d'une belle âme et d'un noble esprit; mais vous voyez combien son âge est tendre.—Je le vois bien, lui dis-je, et c'est aussi dans cet âge qu'il faut l'initier à ces études et ouvrir son âme à ces sentiments qui le prépareront aux grandes choses qui l'attendent.—C'est à quoi il faut que nous travaillions ensemble, et de quoi nous nous entretiendrons plus d'une fois. Cependant asseyons-nous, s'il vous plaît. C'est ce que nous fîmes aussitôt.

«Mais vous, continua-t-il, qui avez tant de livres chez vous, quels sont donc ceux que vous venez chercher ici?—J'y venais prendre, lui dis-je, quelques commentateurs d'Aristote pour les lire pendant que j'en ai le loisir, ce que vous savez qui ne nous arrive guère ni à l'un ni à l'autre.—Que j'aurais bien mieux aimé, dit-il, que votre goût eût incliné pour les stoïciens! Certes, s'il appartenait à quelqu'un au monde d'estimer qu'il n'y a de bien que dans la vertu, c'était à vous.»

XXIX

Cicéron démontre ensuite, avec une évidence véritablement révélatrice, que l'honnête, ou le souverain bien, est un instinct de notre nature intellectuelle aussi irréfutable que le bien-être physique est un instinct de nos sens matériels; de là, dit-il, ces législations, aussi divines qu'humaines, qui établissent les rapports des hommes entre eux sur les bases d'une équité sociale, qui est la conscience publique du genre humain. Cependant il blâme dans le livre suivant l'excès des stoïciens, qui les porte à sacrifier entièrement le corps à l'âme. Cet excès, dit-il, n'est pas conforme à la nature complexe d'un être formé d'âme et de corps, et qui a été doué d'un instinct de conservation. La sagesse est dans l'harmonie qu'il faut maintenir entre nos deux natures: régler la nature, ce n'est pas la contredire.

XXX

Nous ne pouvons renoncer à vous reproduire ici le commencement du cinquième livre, réminiscence délicieuse du temps et des lieux où Cicéron, voyageur à Athènes, repassait avec ses amis sur les traces de l'antiquité:

«Comme j'étais à Athènes, et qu'un jour, suivant ma coutume, j'avais entendu Antiochus dans le gymnase de Ptolémée, en compagnie de Pison, de mon frère Quintus, de Pomponius et de L. Cicéron, mon cousin germain, que j'aime comme s'il eût été mon frère, nous fîmes dessein de nous aller promener ensemble l'après-midi à l'Académie, parce que, dans ce temps-là, il ne s'y trouvait d'ordinaire presque personne. Nous nous rendîmes donc tous chez Pison au temps marqué; et de là, en nous entretenant de choses diverses, nous fîmes les six stades de la porte Dipyle à l'Académie. Quand nous fûmes arrivés dans un si beau lieu, et qui n'est pas célèbre sans cause, nous y trouvâmes toute la solitude que nous voulions. Alors Pison:—Est-ce par un dessein de la nature, nous dit-il, ou par une erreur de notre imagination, que, lorsque nous voyons les lieux où l'histoire nous apprend que de grands hommes ont passé une partie de leur vie, nous nous sentons plus émus que quand nous écoutons le récit de leurs actions ou que nous lisons leurs écrits?

«C'est là ce que j'éprouve moi-même en ce moment: le souvenir de Platon me vient assaillir l'esprit; c'est ici qu'il s'entretenait avec ses disciples, et ses petits jardins, que vous voyez si près de nous, me rendent sa mémoire tellement présente qu'ils me le remettent presque devant les yeux. Ces lieux ont vu Speusippe, ils ont vu Xénocrate et Polémon, son disciple, dont voici la place favorite. Je n'aperçois même jamais le palais du sénat (j'entends la cour Hastilie, non pas ce palais, nouveau monument bien plus vaste et qui paraît plus petit à mes yeux), que je ne songe à Scipion, à Caton, à Lélius, et surtout à mon aïeul. Enfin les lieux ont si bien la vertu de nous faire ressouvenir de tout, que ce n'est pas sans raison qu'on a fondé sur eux l'art de la mémoire.—Rien n'est plus vrai, Pison, lui dit mon frère Quintus. Moi-même, en venant ici, les yeux fixés sur Colone, le séjour de Sophocle, je croyais voir devant moi ce grand poëte, à qui j'ai voué une si profonde admiration, vous le savez, et qui fait mes délices; l'image même d'Œdipe, qu'il représente venant ici et demandant dans ces vers qui arrachent des larmes en quels lieux il se trouve, m'a tout ému; ce n'est qu'une image vaine, et cependant elle m'a remué.—Et moi, dit Pomponius, à qui vous faites la guerre de m'être rendu à Épicure, dont nous venons de passer les jardins, je vois s'écouler dans ces jardins bien des heures en compagnie de Phèdre, que j'aime plus qu'homme au monde. Il est vrai que, averti par l'ancien proverbe, je pense toujours aux vivants; mais, quand je voudrais oublier Épicure, comment le pourrais-je, lui dont nos amis ont le portrait, non-seulement reproduit à grands traits par la peinture, mais encore gravé sur leurs coupes et sur leurs bagues?

«Notre ami Pomponius, lui dis-je alors, veut s'égayer, et il est peut-être dans son droit, car il s'est établi de telle sorte à Athènes que déjà on peut le prendre pour un Athénien, et que je ne serais pas surpris qu'un jour il ne portât le surnom d'Atticus. Mais je suis de votre avis, Pison; rien ne fait penser plus vivement et plus attentivement aux grands personnages que les lieux fréquentés par eux.

«Vous savez que j'allai une fois à Métaponte avec vous, et que je ne mis le pied chez mon hôte qu'après avoir vu le lieu où Pythagore rendit le dernier soupir, et le siége où il s'asseyait d'ordinaire. Tout présentement encore, quoique l'on trouve partout à Athènes les traces des grands hommes qu'elle a portés, je me suis senti ému en voyant cet hémicycle où Charmadas enseignait naguère. Il me semble que je le vois (car ses traits me sont bien connus); il me semble même que sa chaire, demeurée pour ainsi dire veuve d'un si grand génie, regrette à toute heure de ne plus l'entendre. Alors Pison:—Puisque tout le monde, dit-il, a été frappé de quelque souvenir, je voudrais bien savoir ce qui a fait impression sur notre jeune Lucius? Serait-ce le lieu où Démosthène et Eschine se livraient leurs grands combats? Chacun, en effet, est guidé par ses études de prédilection. Lui, en rougissant:—Ne m'interrogez pas là-dessus, dit-il, moi qui suis même descendu sur la plage de Phalère, où l'on dit que Démosthène déclamait au bruit des flots, pour s'habituer à vaincre par sa voix le frémissement de la place publique. Je viens même de me détourner un peu sur la droite pour voir le tombeau de Périclès: mais, dans cette ville-ci, les souvenirs sont inépuisables; il semble, à chaque pas que l'on y fait, que du sol jaillisse l'histoire.—Les recherches, lui dit Pison, quand on les fait dans la vue d'imiter un jour les grands personnages, sont d'un excellent esprit; mais, quand elles n'ont pour but que de nous mettre sur les traces du passé, elles témoignent seulement d'un esprit curieux. Aussi nous vous exhortons tous, et je vois que déjà vous vous y portez de vous-même, à marcher sur les pas des grands hommes dont vous prenez plaisir à reconnaître les vestiges.—Vous savez, dis-je alors à Pison, qu'il a déjà prévenu vos conseils; mais je vous suis obligé des encouragements que vous lui donnez.—Il faut donc, reprit-il avec son extrême bienveillance, que nous tâchions tous de contribuer aux progrès de notre jeune ami; il faut avant tout qu'il tourne ses études vers la philosophie, tant pour vous imiter, vous qu'il aime, que pour être en état de mieux réussir dans l'éloquence. Mais vous, Lucius, continua-t-il, est-il besoin de vous y exhorter, et ne vous y sentez-vous pas tout naturellement enclin? Au moins, il me semble que vous écoutez avec beaucoup d'intérêt les leçons d'Antiochus.—J'ai grand plaisir à les suivre, répondit Lucius avec une honnête timidité; mais vous avez parlé de Charmadas: je me sens entraîné de ce côté-là. Antiochus me le rappelle, et c'est la seule école que je fréquente.»

Viennent ensuite des définitions admirables de l'âme, de ses facultés, de ses vertus, filles, dit-il, de notre liberté morale telles que la prudence, la tempérance, la force, la justice, la modération, l'abnégation, le sacrifice de soi-même aux autres, tout ce dont se compose aujourd'hui encore le code de l'homme parfait.

Et l'on voit, dit Érasme dans sa préface des Tusculanes, que la vie de Cicéron était conforme à ce code sublime de la vertu antique. Érasme s'indigne comme nous que des ignorants appellent un vain étalage de style la sagesse substantielle de ces leçons. Le plus éloquent des hommes en est en même temps le plus sage.

Mais passons aux Tusculanes elles-mêmes. Quelle lucidité! quelle souplesse! quelle facilité! quelle profondeur! quelle logique! quelle force! quelle grâce et en même temps quel enjouement dans ces leçons, s'écrie le philosophe du moyen âge, en étudiant le philosophe romain. Goûter Cicéron, s'écrie à son tour l'esprit le plus antique de l'antiquité, Quintilien, c'est prouver qu'on avance dans la philosophie comme dans l'éloquence.

XXXI

Les Tusculanes prennent leur nom de la maison de campagne de Cicéron où ces Méditations en prose furent composées par lui. Ces Méditations étaient à la fois des loisirs, des perfectionnements de son âme, des consolations. La politique l'avait odieusement rejeté dans la vie inactive. Rome, en proie aux démagogues, à la soldatesque, à la tyrannie, à la gloire de mauvais aloi, n'était plus digne de lui; la pensée de Cicéron quittait ce monde vulgaire et pervers pour les régions sublimes et éternelles de la pensée.

«Quand j'ai vu enfin, dit-il en commençant les Tusculanes, qu'il n'y avait presque plus rien à faire pour moi, ni au forum, ni au sénat, je me suis remis à une sorte d'étude dont le goût m'était toujours resté, mais que d'autres soucis avaient toujours interrompu ou ajourné: j'entends par cette étude la philosophie, qui renferme toutes les connaissances utiles à l'homme pour bien vivre.....

«Les Grecs, dit-il, ont excellé plus que nous dans la poésie et dans les arts; nous les égalons seulement dans l'art oratoire né de la constitution même de Rome; hors de là nous leur sommes jusqu'ici inférieurs. Après avoir tenté moi-même de porter l'art oratoire à un point encore plus élevé que nos prédécesseurs romains, je m'efforce avec plus de zèle encore de mettre dans son jour cette philosophie, d'où j'ai tiré tout ce que je puis avoir développé d'éloquence.

«Aristote, ce rare génie qui savait tout, jaloux de la gloire de l'orateur Isocrate, entreprit, à son exemple, d'enseigner l'art de la parole, et voulut allier la philosophie à l'éloquence. Je veux de même, sans oublier mon ancien caractère d'orateur, m'attacher aux matières de philosophie: je les trouve infiniment plus grandes, plus abondantes, plus fécondes que celles de la tribune; mon opinion a toujours été que ces questions élevées, pour ne rien dire de leur intérêt et de leur beauté, doivent être traitées avec étendue et avec toutes les perfections de style qui dépendent du langage. J'ai essayé si je pourrais y réussir, et j'ai même poussé si loin la chose que j'ai tenu des entretiens philosophiques à la manière des Grecs. Tout récemment, mon cher Brutus, après que vous fûtes parti de Tusculum, j'éprouvai mes forces devant un grand nombre d'amis. C'est ainsi que ces exercices oratoires d'autrefois, où j'avais pour but de me préparer au forum, et dont j'ai continué l'usage plus que personne, sont aujourd'hui remplacés par un exercice de vieillard. Je faisais donc proposer par ces amis le sujet sur lequel on voulait m'entendre, je discourais sur cette matière, assis ou debout, et, comme nous avons eu ces sortes d'entretiens pendant cinq jours, je les ai rédigés à loisir en autant de livres.»

XXXII

Voilà l'origine des cinq Méditations ou Tusculanes que nous allons, à notre tour, parcourir avec vous. Elles sont en grande partie écrites sous la forme du dialogue, qui présente les deux faces ou les mille faces du sujet au même instant et au même regard. La première roule sur la mort, ce grand mystère de l'esprit, ce grand achoppement à toute félicité humaine.

Rien n'est plus hardi et plus net que la pensée de Cicéron, hautement exprimée, sur les mystères de la religion de son temps. Les Romains étaient très-tolérants sur ces matières, pourvu qu'on respectât les cérémonies du culte légal en tant que loi de l'État. On pouvait penser et professer tout ce qu'on voulait comme foi individuelle ou comme philosophie théologique générale. Le pontife, dans Cicéron ou dans César, ne nuisait point au philosophe; l'un suivait des rites traditionnels et populaires, l'autre professait des doctrines souverainement libres et dédaigneuses des crédulités du vulgaire. Chacun avait ainsi sa part d'erreur ou de vérité qu'il se faisait à soi-même: au peuple la fable, aux sages la vérité.

Écoutez Cicéron, à la première page de la première Tusculane, sur le ciel et sur l'enfer des théologies populaires de son temps:

«Si vous craignez la mort, demande-t-il à son interlocuteur, n'est-ce pas parce que l'idée de l'enfer vous épouvante? Un Cerbère à trois têtes, les flots bruyants du Cocyte, le passage de l'Achéron, un Tantale mourant de soif et qui a de l'eau jusqu'au menton sans qu'il y puisse tremper ses lèvres; ce rocher contre lequel Sisyphe, épuisé, hors d'haleine, perd, à rouler toujours, ses efforts et sa peine; des juges inexorables, Minos et Rhadamanthe, devant lesquels, au milieu d'un nombre infini d'auditeurs, vous serez obligé de plaider vous-même votre cause, sans qu'il vous soit permis d'en charger ou Crassus ou Antoine, ou, puisque ces juges sont grecs, Démosthène: voilà l'objet de votre peur, et sur ce fondement vous croyez la mort un mal éternel.

L'AUDITEUR.

«Pensez-vous que j'extravague jusqu'à donner là dedans?

CICÉRON.

«Vous n'y ajoutez pas foi?

L'AUDITEUR.

«Pas le moins du monde.

CICÉRON.

«Vous avez, à la vérité, grand tort de l'avouer.

L'AUDITEUR.

«Pourquoi, je vous prie?

CICÉRON.

«Parce que, si j'avais eu à vous réfuter sur ce point, j'allais m'ouvrir une belle carrière.

L'AUDITEUR.

«Qui ne serait éloquent sur un tel sujet?

CICÉRON.

«Tout est plein, cependant, de traités philosophiques où l'on se propose de le prouver.

L'AUDITEUR.

«Peine perdue; car se trouve-t-il des hommes assez sots pour en avoir peur?

CICÉRON.

«Mais, s'il n'y a point de misérables dans les enfers, personne n'y est donc?

L'AUDITEUR.

«Je n'y crois personne.»

On voit qu'il y avait deux hommes dans les hommes supérieurs de Rome, le citoyen et le philosophe. Le philosophe se moquait de la religion officielle du citoyen. Cicéron était convaincu, comme César et comme Sénèque, que la superstition était incorrigible dans le peuple, et qu'il fallait se contenter de penser à part du vulgaire, sans lui contester ses dieux, ses élysées et ses enfers, peuplés de ses fables, de ses traditions et de ses rêves.

XXXIII