Premièrement, nous aurons fait cette monstruosité antifrançaise, l'unité de l'Allemagne sous la main anglaise de la Prusse, c'est-à-dire l'unité de cinquante millions d'Allemands liés à l'Angleterre contre trente-six millions de Français seuls dans le monde.

Secondement, nous aurons renversé, en détruisant l'Autriche, notre seul boulevard contre la Russie. La Russie aura la route libre sur nous et sur l'Italie. Le monde sera, quand la Russie voudra, moscovite. Il n'y aura plus que deux puissances, l'Angleterre et la Russie; ou bien la France, sans alliance, sera obligée de descendre à la subalternité des puissances secondaires; ou bien encore la France, comme après Azincourt, sera obligée de se reconquérir elle-même par une énergie qui est en elle, mais qui ne se retrouvera sur terre et sur mer que dans son sang.

Voilà ce que nous aura coûté la monarchie unitaire du Piémont en Italie! Je défie le logicien diplomate le plus intrépide d'arriver pour la France à un autre résultat d'une monarchie unitaire italienne suscitée par l'Angleterre et réalisée dans la maison de Savoie.

XXVI

Quelle doit donc être, dans une crise si délicate, si compliquée et si destructive de l'équilibre européen, la conduite diplomatique de la France?

Cette conduite nous est tracée par les considérations très-irréfutables que nous venons de dérouler devant vous.

Ces considérations, je les récapitule en finissant:

L'alliance russe est prématurée de plusieurs siècles pour la France. Cette alliance livrerait l'Orient à la Russie sans fortifier la France en Occident; elle motiverait au contraire contre la France l'inimitié à mort de l'Angleterre.

L'alliance prussienne est une duperie, puisque la Prusse est, par sa situation géographique, la pointe de l'épée russe sur le cœur de la France; puisque, par son ambition et par ses affinités traditionnelles, la Prusse est un cabinet annexe de l'Angleterre; puisque, par sa rivalité germanique avec l'Autriche, la Prusse est le noyau de l'unité allemande, unité que nous devons craindre comme la mort.

L'alliance anglaise est impossible, puisque l'Angleterre, par sa nature, ne peut pas abdiquer la prépondérance sur les mers, et que la France, par sa nature, ne doit pas abdiquer sa prépondérance sur le continent.

Deux rivalités légitimes et organiques s'opposent ainsi à la sincérité d'une alliance anglo-française.

Ces deux grands peuples peuvent être pacifiés, jamais alliés, tant que la France voudra avoir une escadre sur les mers, tant que l'Angleterre voudra avoir la main dans un cabinet du continent. La paix, oui; l'alliance, non! Ces deux individualités ne sont pas condamnées à se faire la guerre, mais elles sont destinées à se faire toujours contre-poids.

XXVII

L'alliance autrichienne, depuis que la maison d'Autriche a abdiqué les pensées gigantesques de Charles-Quint, de monarchie universelle en Europe, et même d'empire unitaire en Allemagne et dans les Pays-Bas, l'alliance autrichienne est la seule qui réponde à la fois à tous les intérêts légitimes de l'Autriche et à tous les intérêts de sérieuse et de légitime grandeur de la France.

La France seule empêche la Prusse de conspirer l'unité allemande par l'anéantissement de l'Autriche;

La France soutient l'Autriche contre le poids accablant de la Russie;

La France prévient, de concert avec l'Autriche, le démembrement européen de l'empire ottoman et l'annexion de cet empire à la Russie, toujours convoitante.

Tous ces intérêts sont communs aux deux cabinets de Paris et de Vienne.

De son côté, l'Autriche, en arc-boutant l'Allemagne méridionale contre la Prusse, empêche l'accomplissement fatal de l'unité allemande, qui serait la fin de tout équilibre sur le Rhin, en Belgique, en Hollande et sur le Danube ottoman. L'Autriche est le nec plus ultra, la colonne d'Hercule de l'Occident contre la Russie; et la ruine de ce boulevard découvrirait la France.

L'Autriche, enfin, couvre l'empire ottoman en Europe contre la Russie. Ces deux puissances, l'Autriche et la France, sont donc nécessaires l'une à l'autre.

Le seul obstacle de l'alliance entre la France et l'Autriche, c'était l'Italie. Cet obstacle est à moitié renversé depuis la campagne de France en Italie, et depuis le refoulement des prétentions autrichiennes au pied des Alpes et sur l'extrême rive de l'Adriatique.

Rien de plus négociable aujourd'hui qu'une constitution géographique de la Vénétie qui donne à la fois satisfaction à l'indépendance fédérative de l'Italie, et satisfaction à la dignité nationale et à la sécurité militaire de cette frontière de l'Allemagne du midi.

Si la France met à ce prix une alliance permanente avec le cabinet de Vienne, l'Autriche donnera la main à la seule main qui peut la sauver d'immenses hasards.

L'article unique de ce traité d'alliance indissoluble est celui-ci:

La France sanctionne, en cas de guerre défensive contre la Prusse, toutes les conquêtes de l'Autriche sur la Prusse en Allemagne. L'Autriche sanctionne, en cas de guerre défensive avec la Prusse, toutes les conquêtes de la France sur la Prusse sur la rive gauche du Rhin.

XXVIII

Ce seul article tiendra l'Europe en repos pendant un siècle; car ce sera la coalition éventuelle de six cent mille soldats de l'Autriche avec six cent mille soldats de la France. Ni l'Angleterre, à cause de la Belgique; ni la Prusse, à cause des limites du Rhin; ni la Russie, à cause du Danube, ne porteront défi à ces douze cent mille hommes, soldats de la paix.

Quel avenir pour l'Autriche et la France qu'une alliance qui les rend maîtresses de l'équilibre du monde, ou maîtresses de leur agrandissement pour venger cet équilibre! Croyez-moi, voilà l'alliance du destin de l'Europe; sachez la voir, sachez la saisir, et, au besoin, sachez la venger!

L'unité monarchique de l'Italie, sous la maison de Savoie, est une menace perpétuelle à l'Autriche, si la France préfère l'alliance de guerre de Turin à l'alliance de paix avec l'Autriche.

La France doit-elle autre chose à l'Italie que la liberté et l'indépendance?

Doit-elle un trône de trente millions d'hommes à la maison de Savoie?

Lui doit-elle à tout prix des conquêtes italiennes faites contre son avis, contre ses intérêts français, contre le droit des nations, contre la liberté même des États italiens, qui préféreraient à la monarchie piémontaise un gouvernement propre?

Non, la France ne doit rien de tout cela au roi de Piémont. Le roi de Piémont abuse évidemment de l'héroïsme; brave comme s'il n'était que soldat, et encouragé à tout oser par l'Angleterre, à qui tout convient de ce qui peut nous nuire, le roi de Piémont, comme le grand Condé, qui jetait son chapeau au milieu de la mêlée, a jeté sa couronne de Sardaigne par-dessus les Apennins à Florence, à Rome, à Naples, à Palerme, pour que les soldats lui rapportent celle d'Italie! Mais est-ce à la France à la lui rapporter?

Non, la couronne unitaire d'Italie n'est ni un intérêt italien, ni un intérêt français: c'est un intérêt anglais et une folie sarde.

L'intérêt italien, c'est une confédération italienne, une république d'États avec une diète nationale. Une telle fédération est le droit de l'Italie indépendante, constituée; la confédération garantit l'Italie contre tous, et ne menace personne. La France et l'Autriche elle-même sont intéressées à reconnaître cette fédération pacificatrice, qui garantit l'inviolabilité de l'Italie contre tout le monde, et qui leur défend à elles-mêmes d'attenter à l'Italie libre, mais qui ne leur défend plus de former l'alliance de l'équilibre et de la paix.

Le seul obstacle à l'alliance franco-autrichienne, c'était l'Italie; depuis Magenta, cet obstacle n'existe plus. L'Italie est libre, si le Piémont cesse d'en affecter la domination. Une négociation forte et prudente entre Paris et Vienne neutralisera facilement la Vénétie, rendue à elle-même, et non annexée au Piémont. Assez combattu! négocions. Mais négocions pour une Italie libre, et non pour une Italie sarde ou anglaise. C'est assez conseiller: il faut vouloir.

XXIX

Nous sommes les diplomates de l'équilibre et de la paix; nous n'en rougissons pas devant les fanatiques du détrônement universel, transformés tout à coup en fanatiques du trône unique. Nous croyons que la forme fédérative, cette république de nations, est la seule forme qui assurera dignement la durée de l'indépendance italienne, et la seule aussi qui ne livre pas à l'Angleterre une position continentale neuve et menaçante contre nous au midi de l'Europe. Nous croyons qu'une fois la monarchie militaire et unitaire du Piémont écartée, le système fédéral n'éprouvera aucune opposition sérieuse de l'Europe, excepté de la part de l'Angleterre. Nous croyons que la question de la Vénétie se dénouera plus aisément par la négociation qu'elle ne se tranchera par la guerre. Nous croyons qu'une fois cette question de la Vénétie partagée ou résolue, comme le fut la question belge et hollandaise en 1830, l'alliance de la France et de l'Autriche sera l'alliance de la paix et de la grandeur des deux peuples.

Nous le croyons avec tant de foi que, malgré notre amour de la paix, si le Piémont et l'Angleterre s'obstinaient, le Piémont par ambition, l'Angleterre par ressentiment de nos victoires et par prévision de nos embarras, à ruiner le système d'une Italie fédérale, à élever avec les débris de tant d'États un trône, italien de nom, anglais de base, antifrançais d'intention, sur toute la péninsule; et si le Piémont et l'Angleterre mettaient l'élévation de ce trône au prix de la paix ou de la guerre avec le Piémont et avec l'Angleterre, nous dirions franchement: La GUERRE! Car, si la monarchie unitaire de l'Italie doit être anglaise, nous sommes Français avant d'être Italiens, et nous dirons: Plutôt point de trône qu'un trône anglais en Italie!...

La fédération italienne ou le trône piémontais unique en Italie, ce n'est qu'une opinion; mais le salut de la France est un devoir. Qu'est-ce qu'une opinion devant la patrie? Soyons prodigues de notre sang, mais ne soyons pas dupes de nos victoires; donnons sa place à l'Italie, mais gardons la nôtre en Europe. Le système fédératif, républicain ici, monarchique là, fait de la péninsule régénérée les États-Unis italiens. Cela ne vaut-il pas le trône improvisé et précaire de la maison de Savoie?

Les États-Unis italiens seront défendus par tout le monde, même par l'Autriche. Le trône unique de la maison de Savoie sera continuellement contesté par l'Italie, éternellement menacé par tout le monde; ce ne sera qu'une dictature imposée aux peuples d'Italie par des baïonnettes, au lieu d'une liberté fédérale laissant à chaque nationalité italienne son caractère, sa noblesse et sa dignité.

L'un est la paix de l'Europe; l'autre est la guerre à perpétuité. Choisissez!

XXX

Ainsi aurait parlé M. de Talleyrand, ainsi parlent la raison et la paix du monde. Que Dieu leur suscite de tels organes dans les futurs congrès!

Les États-Unis italiens, voilà le mot de la situation, voilà la politique de la France, voilà la gloire et la liberté de l'Italie. Le reste est une intrigue anglaise; ceci est un principe italien.

Lamartine.

LXIIe ENTRETIEN

CICÉRON

I

Cicéron est le plus grand homme littéraire qui ait jamais existé parmi les hommes de toutes les races humaines et de tous les siècles, si nous en exceptons peut-être Confucius. Les uns ont été plus poëtes, les autres aussi éloquents, quelques-uns aussi politiques, ceux-ci aussi philosophes, ceux-là aussi écrivains; mais nul, sans en excepter Voltaire, n'a été, dans tous les exercices de la pensée, de la parole ou de la plume, aussi vaste, aussi divers, aussi élevé, aussi universel, aussi complet que Cicéron. C'est le nom culminant de toute littérature antique; il résume en lui deux mondes, le monde grec et le monde romain. Celui qui connaîtrait bien les œuvres de Cicéron connaîtrait à peu près tout ce que les hommes ont pensé, dit et écrit de plus juste et de plus parfait sur ce globe, avant l'Évangile.

Nous allons essayer de vous faire apprécier ce grand esprit; si nous y réussissons, vous pourrez dire que vous avez vécu avec la meilleure compagnie de tous les siècles, avec la plus haute personnification de l'homme de lettres.

Quelques lignes d'abord sur sa vie, que nous avons écrite dans un autre ouvrage. Grâce à cette étude approfondie de sa vie et grâce à sa correspondance, nous le connaissons comme s'il eût été un de nos collègues dans les affaires publiques ou un de nos amis dans la vie privée.

II

Aucun homme, disions-nous dans cette histoire, ne réunit autant de facultés diverses et puissantes que Cicéron. Poëte, philosophe, citoyen, magistrat, consul, administrateur de provinces, modérateur de la république, idole et victime du peuple, théologien, jurisconsulte, orateur suprême, honnête homme surtout, il eut de plus le rare bonheur d'employer tous ces dons divers, tantôt à l'amélioration, au délassement et aux délices de son âme dans la solitude, tantôt au perfectionnement des arts de la parole par l'étude, tantôt au maniement du peuple, tantôt aux affaires publiques de sa patrie, qui étaient alors les affaires de l'univers, et d'appliquer ainsi ses dons, ses talents, son courage et ses vertus au bien de son pays, de l'humanité, et au culte de la Divinité, à mesure qu'il perfectionnait ces dons pour lui-même!

III

On ne peut lui reprocher que deux fautes: la vaine gloire dans la contemplation de lui-même, et des faiblesses réelles ou plutôt des indécisions regrettables, à la fin de sa vie, envers les tyrans de sa patrie. Mais ces deux fautes, si on étudie bien son histoire, ne sont pas les fautes de son caractère: elles sont surtout les fautes de son temps.

La vaine gloire était la vertu des grands hommes à ces époques où une religion, plus magnanime et plus épurée des vanités humaines, n'avait pas encore enseigné aux hommes l'abnégation, la modestie, l'humilité, qui déplacent pour nous la gloire de la terre, et qui la reportent dans la satisfaction muette de la conscience ou dans la seule approbation de Dieu.

Et, quant aux compositions avec les événements et avec les tyrannies qu'on reproche de loin à Cicéron, il faut se reporter à l'état de la république romaine, à la corruption des mœurs, à la lâcheté du peuple, à l'énervation des caractères de son temps, pour être juste envers ce grand homme. À aucune époque de sa carrière civile il n'a montré devant son devoir une hésitation. S'il faiblit devant César, il ne faiblit pas devant la mort; mais, pour appuyer le levier de cette force d'âme qu'on lui demande, et pour soutenir seul la république contre César, il lui fallait un point d'appui dans la république: il n'y en avait plus. Ce n'était pas le levier qui manqua à Cicéron, ce fut le point d'appui. On peut plaindre le temps, mais non accuser le citoyen.

IV

Aucune forme de gouvernement, autant que la république romaine, ne fut propre à former ces hommes complets, tels que nous venons de les définir dans le plus grand orateur de Rome. On n'avait pas inventé alors ces divisions de facultés et ces spécialités de professions qui décomposent un homme entier en fractions d'homme, et qui le rapetissent en le décomposant. On ne disait pas: Celui-ci est un citoyen civil, celui-là est un citoyen militaire, celui-ci est poëte, celui-ci est orateur, celui-là est un avocat, celui-là est un consul, on était tout cela à la fois, si la nature et la vocation vous avaient donné toutes ces aptitudes. On ne mutilait pas arbitrairement la nature, au grand détriment de la grandeur de la patrie et de l'espèce humaine. On n'imposait pas à Dieu un maximum de facultés qu'il lui était défendu de dépasser quand il créait une intelligence plus universelle ou une âme plus grande que les autres. César plaidait, faisait des vers, écrivait l'Anti-Caton, conquérait les Gaules. Cicéron écrivait des poëmes, faisait des traités de rhétorique, défendait les causes au barreau, haranguait les citoyens à la tribune, discutait le gouvernement au sénat, percevait les tributs en Sicile, commandait les armées en Syrie, philosophait avec les hommes d'étude, et tenait école de littérature à Tusculum. Ce n'était pas la profession, c'était le génie qui faisait l'homme, et l'homme alors était d'autant plus homme qu'il était plus universel: de là la grandeur de ces hommes multiples de l'antiquité. Quand, mieux inspirés, nous voudrons grandir comme elle, nous effacerons ces barrières jalouses et arbitraires que notre civilisation moderne place entre les facultés de la nature et les services qu'un même citoyen peut rendre sous diverses formes à sa patrie.

Nous ne défendrons plus à un philosophe d'être un politique, à un magistrat d'être un héros, à un orateur d'être un soldat, à un poëte d'être un sage ou un citoyen. Nous ferons des hommes, et non plus des rouages humains. Le monde moderne en sera plus fort et plus beau, et plus conforme au plan de Dieu, qui n'a pas fait de l'homme un fragment, mais un ensemble.

V

Cicéron, tel que nous le trouvons dans les portraits et dans les lettres de ses contemporains ou de lui-même, était de haute taille, telle qu'elle est nécessaire à un orateur qui parle devant le peuple, et qui a besoin de dominer de la tête ceux qu'il doit dominer de l'esprit. Ses traits étaient sévères, nobles, purs, élégants, éclairés par l'intelligence intérieure qui les avait, pour ainsi dire, façonnés à son image; le front, élevé, et poli comme une table de marbre destinée à recevoir et à effacer les mille impressions qui le traversaient; le nez, aquilin, très-resserré entre les yeux; le regard, à la fois recueilli en lui-même, ferme et assuré sans provocation quand il s'ouvrait et se répandait sur la foule; la bouche, fine, bien fendue des lèvres, sonore, passant aisément de la mélancolie des grandes préoccupations à la grâce détendue du sourire; les joues, creuses, pâles, amaigries par les contentions de l'étude et par les fatigues de la tribune aux harangues. Son attitude avait le calme du philosophe, plutôt que l'agitation du tribun. Ce n'était pas une passion, c'était une pensée, qui se posait et qui se dessinait en lui sous les yeux du peuple. On voyait qu'il aspirait à illuminer, non à égarer la foule. Toute l'autorité de la vertu publique, toute la majesté du peuple romain, se levaient avec lui quand il se levait pour prendre la parole.

Un nombreux et grave cortége de rhéteurs grecs, d'affranchis, de clients, de citoyens romains sauvés par ses talents, l'accompagnait quand il traversait la place pour monter aux rostres. Il tenait à la main un rouleau de papier et un stylet de plomb pour noter ses exordes, ses démonstrations, ses péroraisons, parties préparées ou inspirées de ses discours. Son costume, soigneusement conforme à la coupe antique, n'avait rien de la négligence du cynique ou de la mollesse de l'épicurien. Il ne blessait pas les yeux par la recherche, et ne les offensait pas par la sordidité. Il était vêtu, non paré, de sa robe à plis perpendiculaires, serrée au corps. Il ne voulait pas que les couleurs, en attirant les yeux, donnassent des distractions aux oreilles. Son aspect maladif, surtout dans sa jeunesse, intéressait à cette langueur du corps dompté par l'esprit. On y lisait ses insomnies et ses méditations. Excepté sa voix grave et façonnée par l'exercice, toute son apparence extérieure était celle d'une pure intelligence qui n'aurait emprunté de la matière que la forme strictement nécessaire pour se rendre visible à l'humanité.

Mais le peuple romain, comme le peuple grec, accoutumé, par la fréquentation du forum, à juger ses orateurs en artiste, appréciait dans César, dans Hortensius, cette exténuation du corps qui attestait l'étude, la passion, les veilles, la consomption de l'âme. La maigreur et la pâleur de Cicéron étaient une partie de son prestige et de sa majesté.

VI

Il était né dans une petite ville municipale des environs de Rome, nommée Arpinum, patrie de Marius. Sa mère, Helvia, femme supérieure par le courage et la vertu, comme toutes les mères où se moulent les grands hommes, l'enfanta sans douleurs. Un génie apparut à sa nourrice, dit la rumeur antique, et lui prédit qu'elle allaitait, dans cet enfant, le salut de Rome, ce qui signifie que la physionomie et le regard de cet enfant répandaient dans le cœur de sa mère et de sa nourrice on ne sait quel pressentiment de grandeur et de vertu innées.

Helvia était d'un sang illustre; sa famille paternelle cultivait obscurément ses domaines modiques dans les environs d'Arpinum, sans rechercher les charges publiques et sans venir à Rome, contente d'une fortune modique et d'une considération locale dans sa province. Malgré la nouveauté de son nom, que Cicéron fit le premier éclater dans Rome, cette famille remontait, dit-on, par filiation, jusqu'aux anciens rois déchus du Latium. Le grand-père et les oncles de Cicéron s'étaient distingués déjà par l'aptitude aux affaires et par quelques symptômes inattendus d'éloquence dans des députations envoyées par leur ville à Rome pour y soutenir de graves intérêts. Il est rare que le génie soit isolé dans une famille; il y montre presque toujours des germes avant d'y faire éclore un fruit consommé. En remontant de quelques générations dans une race, on reconnaît à des symptômes précurseurs le grand homme que la nature semble y préparer par degrés. Ce fut ainsi dans la famille poétique du Tasse, dont le père était déjà un poëte de seconde inspiration; ainsi, dans la famille de Mirabeau, dont le père, et surtout les oncles, étaient des orateurs naturels et sauvages, plus frustes, mais peut-être plus natifs que le neveu; ainsi de Cicéron et de beaucoup d'autres. La nature élabore longtemps ses chefs-d'œuvre dans les minéraux comme dans les végétaux. Dieu semble agir de même à l'égard de l'homme, cet être successif qui retrace et contient peut-être dans une seule âme les vertus des âmes de cent générations.

VII

Ces aptitudes et ces goûts oratoires et littéraires de la famille de Cicéron, et la tendresse qui se change en ambition pour son fils dans le cœur d'une noble mère, firent élever dans les lettres grecques et romaines l'enfant, qui promettait de bonne heure tant de gloire à sa maison.

La littérature grecque était alors pour les jeunes Romains ce que la littérature latine a été depuis pour nous: la tradition de l'esprit humain, le modèle de la langue, le grand ancêtre de nos idées.

La rapide et universelle intelligence de l'enfant fit une explosion plutôt que des progrès aux premières leçons qu'il reçut, en sortant du berceau, sous les yeux de sa mère. Sa vocation aux choses intellectuelles fut si prompte, si merveilleuse et si unanimement reconnue autour de lui dans les écoles d'Arpinum, qu'il goûta la gloire, dont il devait épuiser l'ivresse, presque en goûtant la vie.

Les petits enfants, ses compagnons d'école, le proclamèrent d'eux-mêmes roi des écoliers; ils racontaient à leurs parents, en rentrant des leçons, les prodiges de compréhension et de mémoire du fils d'Helvia, et ils lui faisaient d'eux-mêmes cortége jusqu'à la porte de sa maison, comme au patron de leur enfance. Quand la supériorité est démesurée parmi les enfants, elle ne suscite plus l'envie; on la subit et on l'acclame comme un phénomène; et, comme les phénomènes sont isolés et ne se renouvellent pas, ils n'humilient pas la jalousie parmi les hommes, ils l'étonnent. Tel était le sentiment qu'inspirait le jeune Cicéron aux enfants d'Arpinum. Que n'en inspira-t-il un aussi noble et aussi honorable plus tard à Clodius, à Octave et à Antoine!

VIII

La poésie, cette fleur de l'âme, l'enivra la première. Elle est le songe du matin des grandes vies; elle contient en ombres toutes les réalités futures de l'existence; elle remue les fantômes de toutes choses avant de remuer les choses elles-mêmes; elle est le prélude des pensées et le pressentiment de l'action. Les riches natures, comme César, Cicéron, Brutus, Solon, Platon, commencent par l'imagination et la poésie: c'est le luxe des séves surabondantes dans les héros, les hommes d'État, les orateurs, les philosophes. Malheur à qui n'a pas été poëte une fois dans sa vie!

IX

Cicéron le fut de bonne heure, longtemps et toujours. Il ne fut si souverain orateur que parce qu'il fut poëte. La poésie est l'arsenal de l'orateur. Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatam, Mirabeau, Vergniaud: partout où ces orateurs sont sublimes, ils sont poëtes; ce qu'on retient à jamais de leur éloquence, ce sont des images et des passions dignes d'être chantées et perpétuées par des vers.

En sortant de l'adolescence, Cicéron publia plusieurs poëmes qui le placèrent, disent les histoires, parmi les poëtes renommés de son temps. Plutarque affirme que sa poésie égala son éloquence.

Il étudiait en même temps la philosophie sous les maîtres grecs de cette science, qui les contient toutes. Il suivait surtout les leçons de Philon, sectateur de Platon. Il ouvrait ainsi son âme par tous les pores à la science, à la sagesse, à l'inspiration, à l'éloquence. Recueillant tout ce qui avait été pensé, chanté ou dit de plus beau avant lui sur la terre, pour se former à lui-même dans son âme un trésor intarissable de vérités, d'exemples, d'images, d'élocution, de beauté morale et civique, il se proposait d'accroître et d'épuiser ensuite ce trésor pendant sa vie, pour la gloire de sa patrie et pour sa propre gloire, immortalité terrestre dont les hommes d'alors faisaient un des buts et un des prix de la vertu.

Il suivait assidûment aussi, à la même époque, les séances des tribunaux et les séances du forum, ce tribunal des délibérations politiques devant le peuple écoutant, regardant agir les grands maîtres de la tribune de son temps, Scévola, Hortensius, Cotta, Crassus, et surtout Antoine, dont il a depuis immortalisé lui-même l'éloquence dans ses traités sur cet art. Il s'honorait d'être leur disciple, et il s'étudiait, en rentrant chez lui, à reproduire de mémoire sous sa plume les traits de leurs harangues qui avaient ému la multitude ou charmé son esprit. Ignoré encore lui-même comme orateur, sa renommée comme poëte s'étendait à Rome par la publication d'un poëme épique sur les guerres et sur les destinées de Marius, son grand compatriote.

X

Rome était alors à une de ces crises tragiques et suprêmes qui agitent les empires ou les républiques, au moment où leurs institutions les ont élevés au sommet de vertu, de gloire et de liberté auquel la Providence permet à un peuple de parvenir. Arrivées à ce point culminant de leur existence et de leur principe, les nations commencent à chanceler sur elles-mêmes avant de se précipiter dans la décadence, comme par un vertige de la prospérité ou par une loi de notre imparfaite nature. C'est le moment où les peuples enfantent les plus grands hommes et les plus scélérats, comme pour préparer des acteurs plus sublimes et plus atroces à ces drames tragiques qu'ils donnent à l'histoire. Cicéron apparaissait dans la vie précisément à ce moment de l'achèvement et de la décomposition de la république romaine; en sorte que son histoire, mêlée à celle de sa patrie depuis sa naissance jusqu'à son supplice, est à la fois celle des hommes les plus mémorables ou les plus exécrables de l'univers, celle des plus grandes vertus et des plus grands crimes, des plus éclatants triomphes et des plus sinistres catastrophes de Rome.

La liberté, la servitude de l'univers, se conquièrent, se perdent, se jouent pendant un demi-siècle en lui, autour de lui ou avec lui. L'âme d'un seul homme est le foyer du monde, et sa parole est l'écho de l'univers.

XI

Le principe de la république romaine était l'annexion d'abord de l'Italie, puis de l'Europe, puis enfin du monde alors connu, à la domination des Romains. Grandir était leur loi; on ne grandit en territoire que par la guerre, la guerre était donc la fatalité de ce peuple. D'abord défensive dans ses commencements, la guerre romaine était devenue offensive, puis universelle. La guerre donne la gloire; la gloire donne la popularité; la popularité donne aux ambitieux la puissance politique. Le triomphe à Rome était devenu une institution: il donnait pour ainsi dire un corps à la renommée, et faisait, des triomphateurs, des candidats à la tyrannie.

XII

Pour entretenir cette concurrence de triomphes et cette guerre universelle et perpétuelle, de grandes armées, presque permanentes aussi, étaient devenues nécessaires.

De grandes armées permanentes sont l'institution la plus fatale à la liberté et au pouvoir tout moral des lois.

Celles qui restaient rassemblées en légions dans les provinces conquises ou en Italie commençaient à élever leurs généraux au-dessus du sénat et du peuple, et à former pour ou contre ces généraux de grandes factions militaires, armées bien autrement dangereuses que les factions civiles.

Celles qui étaient licenciées, après qu'on leur avait partagé des terres, formaient, dans l'Italie même et dans les campagnes de Rome, des noyaux de mécontents prêts à recourir aux armes, leur seul métier, et à donner des bandes ou des légions aux séditions politiques, aux tribuns démagogues ou aux généraux ambitieux.

Le sénat et le peuple étaient donc tout prêts à être dominés et subjugués dans Rome même par la guerre et par la gloire qu'ils avaient destinées à subjuguer le monde.

Les Romains avaient envoyé des tyrans au monde, et le monde vaincu leur renvoyait des tyrans domestiques. Déjà l'épée se jouait des lois; déjà, sous un respect apparent pour l'autorité nominale du sénat, les généraux et les triomphateurs marchandaient entre eux les charges, les consulats. Les gouverneurs de provinces troquaient leurs légions ou se prêtaient leurs armées, pour se les rendre après le temps voulu par les lois. Rome n'était plus qu'une grande anarchie dominatrice du monde au dehors, mais où les citoyens avaient cédé la réalité de la souveraineté aux légions, où la constitution ne conservait plus que ses formes, où les généraux étaient des tribuns, et où les factions étaient des camps.

Tel était l'état de la république romaine quand le jeune Cicéron revêtit la robe virile pour prendre son rôle de citoyen, d'orateur, de magistrat sur la scène du temps.

XIII

Marius, plébéien d'Arpinum, après s'être illustré dans les camps et avoir sauvé l'Italie de la première invasion des barbares du Nord, avait pris parti à Rome pour le peuple contre les patriciens et contre le sénat. Démagogue armé et féroce, il avait prêté ses légions à la démocratie pour immoler l'aristocratie. Ses proscriptions et ses assassinats avaient décimé Rome et inondé de sang l'Italie.

Sylla, patricien de Rome, d'abord lieutenant, puis rival de Marius, lui avait à son tour enlevé sa gloire et ses légions, les avait ramenées contre sa patrie, avait proscrit les proscripteurs, égorgé les égorgeurs, assassiné en masse le peuple, asservi le sénat en le rétablissant, élevé les esclaves au rang de citoyens romains, partagé les terres des proscrits entre ses cent vingt mille légionnaires, puis abdiqué sous le prestige de la terreur qu'il avait inspirée au peuple, et remis en jeu les ressorts de l'antique constitution, faussés, subjugués, ensanglantés par lui.

Une guerre qu'on appelait la guerre sociale, guerre des auxiliaires de la république contre Rome elle-même, avait compliqué encore, par l'insurrection de l'Italie, cette mêlée d'événements, de passions, de proscriptions, de sang et de crimes. Sylla en triompha. Les bons citoyens de Rome s'enrôlèrent pour défendre la patrie, même sous la dictature d'un tyran.

Cicéron suivit dans le camp de Sylla son modèle et son maître, l'orateur Hortensius. Il en revint, avec les légions victorieuses de Sylla, pour assister avec horreur à l'éclipse de toute liberté, aux dictatures, aux proscriptions, aux égorgements de Rome.

Son extrême jeunesse et sa vie studieuse à Arpinum le dérobèrent, non au malheur, mais au danger du temps. Il reparut à Rome après le rétablissement violent, mais régulier, des choses et du sénat par Sylla.

Il se prépara à la tribune politique et aux charges de la république par l'exercice du barreau, noviciat des jeunes Romains qui aspiraient ainsi à l'estime et à la reconnaissance du peuple avant de briguer ses suffrages pour les magistratures. Il publia en même temps des livres sur la langue, sur la rhétorique, sur l'art oratoire, qui décelaient la profondeur et l'universalité de ses études.

Ses premiers plaidoyers pour ses clients étonnèrent les orateurs les plus consommés de Rome. Sa parole éclata comme un prodige de perfection, inconnue jusqu'à ce jeune homme, dans la discussion des causes privées. Invention des arguments, enchaînement des faits, conclusion des témoignages, élévation des pensées, puissance des raisonnements, harmonie des paroles, nouveauté et splendeur des images, conviction de l'esprit, pathétique du cœur, grâce et insinuation des exordes, force et foudre des péroraisons, beauté de la diction, majesté de la personne, dignité du geste, tout porta, en peu d'années, le jeune orateur au sommet de l'art et de la renommée.

Ses discours, préparés dans le silence de ses veilles, notés, écrits à loisir, effacés, écrits de nouveau, corrigés encore, comparés studieusement par lui aux modèles de l'éloquence grecque, appris fragments par fragments, tantôt aux bains, tantôt dans ses jardins, tantôt dans ses promenades autour de Rome, récités devant ses amis, soumis à la critique de ses émules ou de ses maîtres, prononcés en public sur le ton donné par des diapasons apostés dans la foule, enrichis de ces inspirations soudaines qui ajoutent la merveille de l'imprévu et le feu de l'improvisation à la sûreté et à la solidité de la parole réfléchie, étaient des événements dans Rome. Ces discours existent, revus et publiés par l'orateur lui-même; ils sont encore des événements pour la postérité. Nous n'en parlerons pas en ce moment: ils forment des volumes; ils sont restés monuments de l'esprit humain.

XIV

Ces discours furent la base de la renommée et de la vie publique du jeune Cicéron. Mais il fut consumé par sa propre flamme: son corps fragile ne put supporter ces excès d'études, de parole publique, de clientèle et de gloire dont il était submergé. Sa maigreur, sa pâleur, ses évanouissements fréquents, l'insomnie, la voix brisée par l'effort pour répondre à l'avidité et aux applaudissements de la foule, son exténuation précoce, qui, pour une gloire du barreau et des lettres trop tôt cueillie, menaçait une vie avide d'une plus haute et plus longue gloire, peut-être aussi les conseils que lui donnèrent ses amis d'échapper à l'attention de Sylla, qu'une si puissante renommée pouvait offusquer dans un jeune favori du peuple, et que Cicéron avait légèrement blessé en défendant un de ses proscrits que personne n'avait osé défendre; toutes ces causes, et plus encore la passion d'étudier la Grèce en Grèce même, décidèrent Cicéron à quitter Rome et le barreau, et à visiter Athènes.

XV

Il s'y livra presque exclusivement, sous les philosophes grecs les plus renommés, à l'étude de la philosophie. Sous le charme de ces études, qui dépaysent l'âme des choses terrestres pour l'élever aux choses immatérielles, il avait pour un temps renoncé à Rome, à l'ambition et à la gloire. Lié avec Atticus, riche Romain, voluptueux d'esprit, qui n'estimait les choses que par le plaisir qu'elles donnent, Cicéron se proposait de recueillir son modique patrimoine en Grèce, et de s'établir à Athènes pour y passer obscurément sa vie dans l'étude du beau, dans la recherche du vrai, dans la jouissance de l'art. Mais sa santé se rétablissait; les maîtres des écoles d'éloquence les plus célèbres d'Athènes, de Rhodes, de l'Ionie, accouraient pour l'entendre discourir dans les académies de l'Attique, et, pénétrés d'admiration pour ce jeune barbare, ils confessaient avec larmes que Rome les avait vaincus par les armes, et qu'un Romain les dépassait par l'éloquence. Il leur donnait des leçons de pensée, et ils lui en donnaient de diction, d'harmonie, d'intonation, de geste.

La nouvelle de la mort de Sylla, qui arriva en ce moment à Athènes, et qui présageait de nouvelles destinées à la liberté de Rome, enleva Cicéron à lui-même. Il se sentit appelé par des événements inconnus, et il partit pour Rome, en passant par l'Asie, pour visiter toutes les grandes écoles de littérature et d'éloquence, et pour s'assurer aussi si ces temples fameux, d'où le paganisme avait envoyé ses superstitions et ses fables à Rome, ne contenaient pas le mot caché sur la Divinité, objet suprême de ses études. Il consulta les oracles. Celui du temple de Delphes lui dit la grande vérité des hommes de bien destinés à prendre part aux événements de leur pays dans les temps de révolution.

«Par quel moyen, lui demanda Cicéron, atteindrai-je la plus grande gloire et la plus honnête?—En suivant toujours tes propres inspirations, et non l'opinion de la multitude,» lui répondit l'oracle.

Cet oracle le frappa; et c'est en y conformant sa vie qu'il mérita, en effet, sa réputation d'homme de bien, sa gloire et sa mort.

XVI

Rentré à Rome, Cicéron y vécut quelques années dans l'ombre, ne s'attachant à aucune des factions qui divisaient la république, ne faisant cortége à aucun des chefs de parti dont la faveur poussait les jeunes gens aux candidatures, et ne sollicitant rien du peuple.

On le méprisait, disent les historiens, pour ce mépris qu'il faisait des hommes et des richesses, et pour cette estime qu'il gardait aux choses immatérielles. On l'appelait poëte, lettré, homme grécisé, philosophe spéculatif, noyé dans la contemplation des choses inutiles. Le vulgaire méprise dans tous les siècles tout ce qui n'est pas vulgaire comme lui.

Cicéron ne s'émut pas de ces railleries, et continua à se perfectionner en silence par le seul amour du beau et du bien.

Il vivait alors familièrement avec le plus grand acteur de la scène romaine, Roscius. Ils étudiaient ensemble: l'acteur, à imiter les intonations, les attitudes et les gestes que la nature inspirait d'elle-même à Cicéron; l'orateur, à imiter l'action que l'art enseignait à Roscius; et, de cette lutte entre la nature qui imite et l'art qui achève, résultait, pour l'acteur et pour l'orateur, la perfection, qui consiste, pour l'acteur, à ne rien feindre au théâtre qui ne jaillisse de la nature, et, pour l'orateur, à ne rien professer à la tribune qui ne soit avoué par l'art et conforme à la suprême convenance des choses, qu'on nomme le beau.

XVII

Cependant le père, la mère, les oncles de Cicéron et ses amis le conjuraient de faire violence à son goût pour la retraite, et de ne pas priver la république, dans des temps difficiles, des dons que les dieux, l'étude, les lettres, les voyages, avaient accumulés en lui. «La vertu et l'éloquence ne lui avaient été données, lui disaient-ils, que comme deux armes divines pour la grande lutte qui se balançait entre les hommes de bien et les scélérats, entre la république et la tyrannie, entre l'anarchie des démagogues et la liberté des bons citoyens.»

Cicéron céda à leurs instances, et sollicita la questure la même année où les deux plus grands orateurs du temps, ses maîtres et ses modèles Hortensius et Cotta, sollicitèrent le consulat, première magistrature de Rome, qui durait un an.

Le peuple, lassé des hommes de guerre qui avaient assez longtemps ensanglanté Rome, voulut relever la liberté et la tribune en les nommant tous les trois.

La questure était une magistrature qui donnait entrée dans le sénat. Les questeurs étaient chargés de percevoir les tributs et d'approvisionner Rome.

Le sort, qui distribuait les provinces entre les questeurs, donna la Sicile à Cicéron.

Tout en prévenant, par ses mesures, la disette qui menaçait le peuple romain, il ménagea la Sicile, et s'y fit adorer; il la parcourut tout entière, moins en proconsul qu'en philosophe et en historien curieux de rechercher dans ses ruines les vestiges de sa grandeur antique. Il y découvrit le tombeau d'Archimède, un des plus grands génies que la mécanique ait jamais donnés aux hommes, et il fit restaurer à ses frais le monument de cet homme presque divin.

Plein du bruit que son nom, son éloquence et sa magistrature heureuse faisaient en Italie, Cicéron s'étonna, en revenant à Rome, de trouver ce nom et ce bruit étouffés par le tumulte tous les jours nouveau d'une immense capitale absorbée dans ses propres rumeurs, dans ses passions, dans ses intérêts, dans ses jeux, et divisée entre ses tribuns, ses agitateurs et ses orateurs. Il comprit que, pour influer sur ce peuple mobile et sensuel, il ne fallait pas disparaître un seul jour de ses yeux. Il épousa Térentia, femme d'illustre extraction et de fortune modique. Il acheta une maison plus rapprochée du centre des affaires que sa maison paternelle, située dans un quartier d'oisifs. Il ouvrit cette maison à toute heure à la foule des clients ou des plaideurs qui assiégeaient à Rome le seuil des hommes publics. Il apprit de mémoire le nom et les antécédents de tous les citoyens romains, afin de les flatter par ce qui flatte le plus les hommes, l'attention qu'on leur marque le plus dans la foule, et de les saluer tous par leur nom quand ils l'abordaient dans la place publique. Il n'eut plus besoin ainsi d'un affranchi, qu'on appelait le nomenclateur, et qui suivait toujours les candidats aux charges, ou les magistrats, pour leur souffler, à voix basse, le nom des citoyens.

Parvenu à l'âge de quarante et un ans, possesseur par ses héritages personnels et par la dot de Térentia, sa femme, d'une fortune qui ne fut jamais splendide (car il ne plaida jamais que gratuitement, pour la justice ou pour la gloire, jugeant que la parole était de trop haut prix pour être vendue); lié d'amitié avec les plus grands, les plus lettrés et les plus vertueux citoyens de la république, Hortensius, Caton, Brutus, Atticus, Pompée; père d'un fils dans lequel il espérait revivre, d'une fille qu'il adorait comme la divinité de son amour; n'employant son superflu qu'à l'acquisition de livres rares, que son ami, le riche et savant Atticus, lui envoyait d'Athènes; distribuant son temps, entre les affaires publiques de Rome et ses loisirs d'été dans ses maisons de campagne à Arpinum, dans les montagnes de ses pères; à Cumes, sur le bord de la mer de Naples; à Tusculum, au pied des collines d'Albe, séjour caché et délicieux; mesurant ses heures dans ces retraites comme un avare mesure son or; donnant les unes à l'éloquence, les autres à la poésie, celles-ci à la philosophie, celles-là à l'entretien avec ses amis ou à ses correspondances, quelques-unes à la promenade sous les arbres qu'il avait plantés et parmi les statues qu'il avait recueillies, d'autres au repas, peu au sommeil; n'en perdant aucune pour le travail, le plaisir d'esprit, la santé; se couchant avec le soleil, se levant avant l'aurore pour recueillir sa pensée avant le bruit du jour dans toute sa force, sa santé se rétablissait, son corps reprenait l'apparence de la vigueur, sa voix ces accents mâles et cette vibration nerveuse que Démosthène faisait lutter avec le bruit des vagues de la mer, et plus nécessaires aux hommes qui doivent lutter avec les tumultes des multitudes. Il était sage, honoré, aimé, heureux, pas encore envié.

La destinée semblait lui donner tout à la fois, au commencement de sa vie, cette dose de bonheur et de calme qu'elle mesure à chacun dans sa carrière, comme pour lui faire mieux savourer, par la comparaison et par le regret, les années de trouble, d'action, de tumulte, d'angoisse et de mort dans lesquelles il allait bientôt entrer.

XVIII

De charge en charge, par la protection de Pompée, chef de l'aristocratie conservatrice de Rome, Cicéron fut élevé à la charge suprême de la république, le consulat. De graves circonstances l'attendaient: elles furent l'occasion de sa plus vive éloquence d'homme d'État.

Indépendamment des grandes factions militaires dont nous avons parlé, factions représentées dans Marius, dans Sylla, dans Pompée, et bientôt après dans César; indépendamment aussi des factions permanentes des patriciens et des plébéiens qui déchiraient la république depuis quelques années, il y avait à Rome une faction de l'anarchie, de la démagogie et du crime, qui couvait sous toutes les autres, et qui n'attendait, pour les renverser et les submerger toutes dans leur propre sang, que l'occasion d'un trouble civil ou d'une faiblesse du gouvernement. Les éléments de cette faction impie, qui bouillonne toujours dans la lie des sociétés vieillies et malades, étaient d'abord la populace, écume du peuple, qui s'imprègne et qui se corrompt de tous les vices du temps, et qui flotte, à la surface des grandes villes, au vent de toutes les séditions.

C'étaient ensuite les affranchis, les prolétaires et les esclaves, rejetés par des lois jalouses en dehors des droits des citoyens, et toujours prêts à briser le cadre des lois qui ne s'élargissaient pas pour leur faire leur juste place.

C'étaient, après, cette multitude de soldats licenciés de Sylla, de Marius, de Pompée lui-même, à qui on avait distribué des terres dans certaines parties de l'Italie, mais qui, bientôt lassés de leur médiocrité et de leur oisiveté dans ces colonies militaires, ou ayant épuisé promptement dans la prodigalité des nouveaux enrichis leur fortune, demandaient à s'en faire une autre en prêtant leurs armes aux séditions de la patrie.

Enfin c'était un petit nombre de jeunes gens des premières maisons de Rome, tels que Clodius, César, Catilina, Crassus, Céthégus, qui, ayant gardé le crédit en perdant les vertus de leur ancêtres, corrompus de mœurs, pervertis de débauche, ruinés de prodigalités, signalés de scandales, indifférents d'opinions, avides de fortune, trahissant leur sang, leur caste, leurs traditions, la gloire de leur nom, se faisaient les flatteurs, les instigateurs, les tribuns, les complices masqués ou démasqués de la populace, et cherchaient leur richesse perdue et leur grandeur future dans l'abîme de leur patrie!

XIX

Voilà quels étaient à Rome, au moment où Cicéron atteignait au pouvoir, les ferments et les fauteurs de bouleversements.

Le chef momentanément reconnu de toutes ces factions liguées pour la ruine de la république, si toutefois l'anarchie peut avoir un chef, était Catilina.

Catilina, homme d'un sang illustre, d'une trempe virile, d'une audace effrontée, audace que le peuple prend souvent pour la grandeur d'âme, d'une renommée militaire, seule qualité qu'on ne peut lui contester, d'une de ces éloquences dépravées qui savent faire bouillonner les vices dans les parties honteuses du cœur humain; soupçonné, sinon convaincu, du meurtre d'un frère, d'assassinats sur la voie Appienne, d'empoisonnements secrets, de débauches presque aussi infâmes que des crimes; mais assez insolent de sa naissance, assez fort de sa popularité, assez prêt à la vengeance, et enfin assez prémuni de liaisons secrètes avec César, Clodius, Crassus et d'autres sénateurs, sénateur lui-même, pour qu'un certain crédit couvrît sa douteuse renommée, pour que nul n'osât lui reprocher tout haut les forfaits dont beaucoup l'accusaient tout bas.

Catilina était encore préteur: il avait élevé son ambition jusqu'au consulat.

À peine eut-il été précipité de son espérance par le triomphe du grand orateur, qu'il médita de renverser ce qu'il n'avait pu conquérir, d'égorger le consul, de proscrire une partie du sénat, d'appeler les soldats licenciés, les prolétaires, les esclaves, à l'assassinat de Rome, et de faire naître dans cette conflagration de toutes choses une occasion de revanche, et une dictature de crimes pour lui et pour ses complices.

Si César lui-même n'était pas un complice, il était au moins un confident muet et peut-être impatient du succès de la conspiration.

XX

À l'immense rumeur d'une si vaste conspiration, dont les têtes seules étaient cachées, mais dont les membres révélaient partout l'existence, Cicéron rassemble le sénat, et somme Catilina d'avouer ou de désavouer son crime. «Mon crime? répond insolemment le factieux; est-ce donc un crime de vouloir donner une tête à la puissance décapitée de la multitude, quand le sénat, qui est la tête du gouvernement, n'a plus de corps et ne peut rien pour la patrie?»

À ces mots, Catilina sort, et le sénat, épouvanté de tant d'audace, donne la dictature temporaire à Cicéron pour sauver Rome.

Catilina ne s'endort pas après une si franche déclaration de guerre à sa patrie; il envoie à Manlius, un de ses complices, qui commandait un corps de vétérans en Toscane, le signal de soulever ses soldats et de marcher sur Rome. Chaque quartier de la ville est donné par lui à un des conjurés, qui doit à heure fixe en rassembler le peuple et diriger les mouvements. Les armes, les torches, sont prêtes; les édifices, les victimes, comptés: Cicéron est la première de ces victimes. C'est dans le sang de son premier citoyen que les scélérats doivent éteindre les lois antiques de Rome.

Une femme illustre, maîtresse d'un des jeunes patriciens associés au complot, court dans la nuit avertir Cicéron de fermer le lendemain sa maison aux sicaires. Ils se présentent en effet en armes au point du jour à la porte du consul, dont ils avaient promis la tête; ils trouvent cette porte gardée par une poignée de bons citoyens. Cicéron vivant, la ville a un centre, les lois une main, la patrie une voix, le sénat un guide. L'exécution du complot est ajournée.

Cicéron n'ajourne pas la vigilance; il convoque le sénat, à la première heure du jour, dans le temple fortifié de Jupiter Stator, ou conservateur de Rome.

Catilina ose s'y présenter, convaincu que l'absence de preuves contre lui attestera son innocence, ou que l'audace intimidera le consul.

À son entrée dans le sénat, tous les sénateurs s'écartent de Catilina, comme pour se préserver de la contagion ou même du soupçon du crime. L'horreur, avant la loi, fait le vide autour du conspirateur.

Cicéron, indigné, mais non intimidé, se lève et adresse à l'ennemi public la terrible et éloquente apostrophe qui a laissé sur le nom de Catilina la même trace que le feu du ciel laisse sur un monument foudroyé. La pensée s'y précipite sans haleine en paroles courtes, comme si l'impatience et l'indignation essoufflaient le génie. En voici quelques mots qui feront juger l'orateur et le criminel:

XXI

«Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience? Combien de temps ta rage éludera-t-elle nos lois? À quel terme s'arrêtera ton audace? Quoi! ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les forces répandues dans toute la ville, ni la consternation du peuple, ni ce concours de tous les bons citoyens, ni le lieu fortifié choisi pour cette assemblée, ni les regards indignés de tous les sénateurs, rien n'a pu t'ébranler? Tu ne vois pas que tes projets sont découverts? Ta conjuration est ici environnée de témoins, enchaînée de toutes parts! Penses-tu qu'aucun de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle qui l'a précédée? dans quelle maison tu t'es rendu? quels complices tu as réunis? quelles résolutions tu as prises? Ô temps! ô mœurs! Tous ces complots, le sénat les connaît, le consul les voit, et Catilina vit encore! Il vit, que dis-je? il vient au sénat; il est admis au conseil de la république; il choisit parmi nous et marque de l'œil ceux qu'il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons faire assez pour la patrie si nous évitons sa fureur et ses poignards! Depuis longtemps, Catilina, le consul aurait dû t'envoyer à la mort, et faire tomber ta tête sous le glaive dont tu veux nous frapper. Le premier des Gracques essayait contre l'ordre établi des innovations dangereuses; un illustre citoyen, le grand pontife P. Scipion, qui cependant n'était pas magistrat, l'en punit par la mort. Et lorsque Catilina s'apprête à faire de l'univers un théâtre de carnage et d'incendie, les consuls ne l'en puniraient pas!

«Je ne rappellerai point que Servilius Ahala, pour sauver la république des changements que méditait Spurius Mélius, le tua de sa propre main: de tels exemples sont trop anciens. Il n'est plus, non, il n'est plus ce temps où de grands hommes mettaient leur gloire à frapper avec plus de rigueur un citoyen pernicieux que l'ennemi le plus acharné. Aujourd'hui un sénatus-consulte nous arme contre toi, Catilina, d'un pouvoir terrible. Ni la sagesse des consuls, ni l'autorité de cet ordre, ne manquent à la république; nous seuls, je le dis ouvertement, nous seuls, consuls sans vertu, nous manquons à nos devoirs..... ......Rappelle à ta mémoire l'avant-dernière nuit, et tu comprendras que je veille encore avec plus d'activité pour le salut de la république que toi pour sa perte. Je te dis que l'avant-dernière nuit tu te rendis (je te parlerai sans déguisement) dans la maison du sénateur Léca. Là se réunirent en grand nombre les complices de tes criminelles fureurs. Oses-tu le nier? Tu gardes le silence! Je t'en convaincrai, si tu le nies; car je vois ici dans le sénat des hommes qui étaient avec toi. Dieux immortels! Où sommes-nous? Dans quelle ville, ô ciel! vivons-nous? Quel gouvernement est le nôtre? Ici, Pères conscrits, ici même, parmi les membres de cette assemblée, dans ce conseil auguste où se pèsent les destinées de l'univers, des traîtres conspirent ma perte, la vôtre, celle de Rome, celle du monde entier. Et ces traîtres, le consul les voit et prend leur avis sur les grands intérêts de l'État; quand leur sang devrait déjà couler, il ne les blesse pas même d'une parole offensante. Oui, Catilina, tu as été chez Léca l'avant-dernière nuit; tu as partagé l'Italie entre tes complices; tu as marqué les lieux où ils devaient se rendre; tu as choisi ceux que tu laisserais à Rome, ceux que tu emmènerais avec toi; tu as désigné l'endroit de la ville où chacun allumerait l'incendie; tu as déclaré que le moment de ton départ était arrivé; que, si tu retardais de quelques instants, c'était parce que je vivais encore. Alors il s'est trouvé deux chevaliers romains qui, pour te délivrer de cette inquiétude, t'ont promis de venir chez moi cette nuit-là même, un peu avant le jour, et de m'égorger dans mon lit. À peine étiez-vous séparés, que j'ai tout su. Je me suis entouré d'une garde plus nombreuse et plus forte. J'ai fermé ma maison à ceux qui, sous prétexte de me rendre leurs devoirs, venaient de ta part pour m'arracher la vie. Je les ai nommés d'avance à plusieurs de nos premiers citoyens, et j'avais annoncé l'heure où ils se présenteraient................

«Peux-tu, Catilina, jouir en paix de la lumière qui nous éclaire, de l'air que nous respirons, lorsque tu sais qu'il n'est personne ici qui ignore que, la veille des calendes de janvier, le dernier jour du consulat de Lépidus et de Tullus, tu te trouvas sur la place des Comices, armé d'un poignard? que tu avais aposté une troupe d'assassins pour tuer les consuls et les principaux citoyens? que ce ne fut ni le repentir ni la crainte, mais la fortune du peuple romain, qui arrêta ton bras et suspendit ta fureur? Je n'insiste point sur ces premiers crimes; ils sont connus de tout le monde, et bien d'autres les ont suivis. Combien de fois, et depuis mon élection, et depuis que je suis consul, n'as-tu pas attenté à ma vie! Combien de fois n'ai-je pas eu besoin de toutes les ruses de la défense pour parer des coups que ton adresse semblait rendre inévitables! Il n'est pas un de tes desseins, de tes succès, pas une de tes intrigues dont je ne sois instruit à point nommé. Et cependant rien ne peut lasser ta volonté, décourager tes efforts. Combien de fois ce poignard, dont tu nous menaces, a-t-il été arraché de tes mains! Combien de fois un hasard imprévu l'en a-t-il fait tomber! Et cependant il faut que ta main le relève aussitôt. Dis-nous donc sur quel affreux autel tu l'as consacré, et quel vœu sacrilége t'oblige à le plonger dans le sein du consul!

«À quelle vie, Catilina, es-tu désormais condamné! car je veux te parler en ce moment, non plus avec l'indignation que tu mérites, mais avec la pitié que tu mérites si peu. Tu viens d'entrer dans le sénat: eh bien, dans une assemblée si nombreuse, où tu as tant d'amis et de proches, quel est celui qui a daigné te saluer? Si personne, avant toi, n'essuya jamais un tel affront, pourquoi attendre que la voix du sénat prononce le flétrissant arrêt si fortement exprimé par son silence? N'as-tu pas vu, à ton arrivée, tous les siéges rester vides autour de toi? N'as-tu pas vu tous ces consulaires, dont tu as si souvent résolu la mort, quitter leur place quand tu t'es assis, et laisser désert tout ce côté de l'enceinte? Comment peux-tu supporter tant d'humiliation? Oui, je te le jure, si mes esclaves me redoutaient comme tous les citoyens te redoutent, je me croirais forcé d'abandonner ma maison; et tu ne crois pas devoir abandonner la ville! Si mes concitoyens, prévenus d'injustes soupçons, me haïssaient comme ils te haïssent, j'aimerais mieux me priver de leur vue que d'avoir à soutenir leurs regards irrités; et toi, quand une conscience criminelle t'avertit que depuis longtemps ils ne te doivent que de l'horreur, tu balances à fuir la présence de ceux pour qui ton aspect est un cruel supplice! Si les auteurs de tes jours tremblaient devant toi, s'ils te poursuivaient d'une haine irréconciliable, sans doute tu n'hésiterais pas à t'éloigner de leurs yeux. La patrie, qui est notre mère commune, te hait: elle te craint; depuis longtemps elle a jugé les desseins parricides qui t'occupent tout entier. Tu te révolteras contre son jugement! tu braveras sa puissance! eh quoi! tu mépriseras son autorité sacrée! Je crois l'entendre en ce moment t'adresser la parole: Catilina, semble-t-elle te dire, depuis quelques années, il ne s'est pas commis un forfait dont tu ne sois l'auteur, pas un scandale où tu n'aies pris part. Toi seul as eu le privilége d'égorger impunément les citoyens, de tyranniser et de piller les alliés. Contre toi les lois sont muettes et les tribunaux impuissants, ou plutôt tu les as renversés, anéantis. Tant d'outrages méritaient toute ma colère: je les ai dévorés en silence. Mais être condamnée à de perpétuelles alarmes à cause de toi seul, ne voir jamais mon repos menacé que ce ne soit par Catilina, ne redouter aucun complot qui ne soit lié à ta détestable conspiration, c'est un sort auquel je ne peux me soumettre. Pars donc, et délivre-moi des terreurs qui m'obsèdent: si elles sont fondées, afin que je ne périsse point; si elles sont chimériques, afin que je cesse de craindre.»

XXII

À part un peu de déclamation plus oratoire que politique, l'éloquence humaine a-t-elle bouillonné jamais dans aucune poitrine en pareils accents? Voilà Cicéron orateur politique.

Nous avons assisté de nos jours, dans un pays aussi lettré que Rome, dans des temps aussi révolutionnaires que le temps de Cicéron, à des scènes d'éloquence aussi décisives que celle du sénat romain, entre des hommes de bien, des hommes de subversion, des ambitieux, des factieux, des Catilinas, des Clodius, des Cicérons, des Pompées, des Césars modernes; nous avons assisté, disons-nous, aux drames les plus tumultueux et les plus sanglants de notre époque: mais nous n'avons jamais entendu des accents où la colère et le génie oratoire, le crime ou la vertu vociférés par des lèvres humaines, fussent autant fondus en lave ou en foudre dans des harangues si ardentes d'invectives, si solennelles de vertu et si accomplies de langage!

Il faut remonter à Vergniaud, parlant devant les assassins qui l'attendent à la porte de la Convention, pour comparer quelque chose à cette colère de la vertu et à ce défi à la mort. Les passions n'ont pas baissé de nos jours; mais l'éloquence littéraire a perdu les foudres dont Démosthène, Cicéron, Vergniaud, ébranlaient leurs tribunes et pulvérisaient les factions ou la tyrannie. Qu'est-ce que le harangueur parlementaire d'aujourd'hui (sauf de rares exceptions) auprès de ces héros du discours? Le métier tue l'art: la voix tonne, la poitrine n'y résonne pas; il y a un rôle dans la harangue, il n'y a point d'âme et par conséquent point d'immortalité. Essayez de relire, après que la vibration de la voix a cessé de tinter dans l'oreille: vous ne le pouvez pas; tout s'est évaporé avec le geste et le son de voix. L'engouement de parti exalte de tels hommes comme des gladiateurs de théâtre. On les appelle des Cicérons et des Démosthènes: ils ne sont que des musiciens de phrases. Où sont-ils aux jours des tempêtes civiles? Ils sont disparus, ils sont muets, ils sont ensevelis dans l'ombre de leur Tusculum, adorant l'écho, suivant la timide sagesse de Pythagore. De là ils nourrissent de flatteries obligées l'espérance, toujours ajournée, des partis, dont ils se proclament les ministres, ministres des songes qui endorment depuis trente ans leurs clients... Et ils accusent les hommes de cœur qui se jettent dans le gouffre pour le combler, et ils dénoncent à la haine ou à l'ingratitude des sectes ou des cours ceux qui se brûlent les mains en tirant leur patrie de l'incendie, allumé par les torches de leurs discours! Et ils conseillent les épurations à leur patrie, pour rester seuls à la perdre et à la flatter jusqu'à la fin! Voilà ces hommes!

Mais revenons à l'éloquence patriotique et virile de Cicéron.

XXIII

Catilina, frappé d'effroi par la parole de Cicéron, s'enfuit jusqu'en Toscane.