Cicéron prend sur lui d'achever le coup d'État contre la démagogie en immolant les complices de Catilina.
Se croyant sûr de l'appui de Pompée, il poursuit les démagogues jusque dans la personne de Clodius.
Clodius était ami du jeune César.
César, patricien corrompu, cherchait un appui dans la plèbe romaine; il commençait la tyrannie, comme elle commence toujours, par la licence; il soutenait, à ce titre, Clodius; il affectait de l'intérêt pour Catilina.
Clodius ameutait le peuple contre Cicéron.
Pompée s'isolait majestueusement à la campagne.
Cicéron, poursuivi et menacé jusque dans sa maison par les sicaires de Clodius, invoquait en vain le peuple, qu'il avait sauvé: le peuple l'abandonnait lâchement à ses ennemis. Les consuls, intimidés, fermaient les yeux pour ne pas voir ce qu'ils n'avaient pas la force de punir. Cicéron fut obligé de s'exiler. Un plébiscite rédigé par Clodius lui interdit le sol romain jusqu'à une distance de cinq cents milles.
Le sauveur de Rome chercha asile en Grèce: c'était la patrie de son âme.
Pendant qu'il débarquait au Pirée, port d'Athènes, Clodius, suivi d'une bande de populace, incendiait sa maison à Rome, ravageait ses maisons de campagne et faisait vendre à l'encan jusqu'à ses livres. Mais le respect pour Cicéron et la répugnance à s'enrichir de ses dépouilles étaient tels que les livres et les jardins restèrent sans acheteurs.
XXIV
Cicéron, proscrit, en arrivant en Grèce, se proposait de séjourner dans sa chère Athènes, que l'exemple ou les lettres de son ami Atticus lui avaient appris à tant aimer.
Mais l'ombre de leur vie passée suit les hommes publics jusque sur la terre étrangère: la mer, qui les sépare de leur patrie, ne les sépare pas de leur nom. Cicéron apprit que les restes du parti de Catilina et les complices de Clodius l'attendaient à Athènes pour lui demander compte, le poignard à la main, de la vie de Catilina, de Lentulus et de Céthégus. Il se détourna prudemment de cette trace de sang qui semblait le devancer et le poursuivre, et se réfugia à Thessalonique, colonie romaine au fond de la Méditerranée, au pied des montagnes de la Macédoine.
«Que je me repens, écrit-il en route, que je me repens, mon cher Atticus, de n'avoir pas prévenu par ma mort volontaire l'excès de mes malheurs! En me suppliant de vivre, vous ne pouvez qu'une chose: arrêter ma main, prête à me frapper moi-même; mais, hélas! je ne m'en repens pas moins tous les jours de ne pas avoir sacrifié cette vie pour sauver mon héritage à ma famille; car qu'est-ce qui peut maintenant m'attacher à l'existence? Je ne veux pas, mon cher Atticus, vous énumérer ces malheurs, dans lesquels j'ai été précipité bien moins par le crime de mes ennemis, que par la lâcheté de mes envieux.» (Allusion poignante à Pompée, à Crassus, à César.) «Mais j'atteste les dieux que jamais homme ne fut écrasé sous une telle masse de calamités, et qu'aucun n'eut jamais occasion de souhaiter davantage la mort!... Ce qui me reste de temps à vivre n'est pas destiné à guérir mes maux, mais à les finir!... Vous me reprochez le sentiment et la plainte de mes maux. Mais y a-t-il une seule des adversités humaines qui ne soit accumulée dans la mienne? Qui donc tomba de plus haut, d'un sort plus assuré en apparence, doué de telles puissances de génie, de sagesse, de faveur publique, d'estime et d'appui d'une telle masse de grands et de bons citoyens?... Puis-je oublier en un jour ce que j'étais hier, ce que je suis encore aujourd'hui? À quelles dignités, à quelle gloire, à quels enfants, à quels honneurs, à quelles richesses d'âme et de bien, à quel frère, enfin (un frère que j'aime à cet excès qu'il m'a fallu, par un genre inouï de supplice, me séparer sans l'embrasser, de peur qu'il ne vît mes larmes, et que je ne pusse moi-même supporter sa pâleur et son deuil), je suis arraché!... Ah! si j'énumérais encore bien d'autres causes de désespoir, si mes larmes elles-mêmes ne me coupaient la voix!... Je sais, et c'est là la plus amère de mes peines, que c'est par ma faute que j'ai été abîmé dans une telle ruine!... Vous me parlez, dans votre dernière lettre, de l'image que l'affranchi de Crassus vous a faite de mon désespoir et de ma maigreur!... Hélas! chaque jour qui se lève accroît mes maux au lieu de les soulager. Le temps diminue le sentiment des autres malheurs; mais les miens sont de telle nature qu'ils s'aggravent continuellement par le sentiment de la misère présente comparée avec la félicité perdue!... Pourquoi un seul de mes amis ne m'a-t-il pas mieux conseillé? Pourquoi me suis-je laissé glacer le cœur par cette froideur de Pompée? Pourquoi ai-je pris une résolution et une attitude de coupable suppliant, indignes de moi? Pourquoi n'ai-je pas affronté ma fortune? Si je l'avais fait, ou je serais mort glorieusement à Rome, ou je jouirais maintenant du fruit de ma victoire!... Mais pardonnez-moi ces reproches, ils doivent tomber sur moi plus que sur vous; et si je parais vous accuser avec moi, c'est moins pour m'accuser moi-même que pour me rendre ces fautes plus pardonnables en y associant un autre moi-même!...
Non, je n'irai point en Asie, parce que je fuis les lieux où je puis rencontrer les Romains, et où la célébrité, autrefois ma gloire, me poursuit maintenant comme une honte!... Et puis je ne voudrais pas m'éloigner davantage, de peur que si, par hasard, il arrivait quelque changement inespéré à ma fortune du côté de Rome, je ne fusse trop longtemps à l'ignorer. J'ai donc résolu d'aller me réfugier dans votre maison d'Épire, non pas à cause de l'agrément du séjour, bien indifférent au malheureux qui fuit même la lumière du jour, mais pour être, dans ce port que vous m'offrez, plus prompt à repartir pour ma patrie, si jamais elle m'était rouverte, pour y recueillir ma misérable existence dans une solitude qui me la fera supporter plus tolérablement, ou, ce qui vaudrait mieux encore, qui m'aidera à dépouiller plus courageusement la vie. Oui, je dois écouter encore les supplications de la plus tendre et de la plus adorée des filles!... Mais, avant peu, ou l'Épire m'ouvrira le chemin du retour dans ma patrie, ou je m'ouvrirai à moi-même le chemin de la vraie délivrance!..... Je vous recommande mon frère, ma femme, ma fille, mon fils; mon fils, à qui je ne laisserai pour héritage qu'un nom flétri et ignominieux!...»
XXV
Mais au moment où Cicéron se préparait à mourir, pour se punir lui-même du crime de ses ennemis, de la lâcheté de ses amis et de sa propre infortune, l'excès de la tyrannie populaire rappelait la pensée de Rome vers celui qui l'avait sauvée, par son éloquence et par son courage, de la nécessité des dictateurs ou de la honte des anarchies.
Clodius, sans contre-poids, obligé d'enchérir chaque jour sur les démences et sur les excès de la veille, afin de rester à la tête de la populace, à laquelle on ne peut complaire qu'en lui cédant, commençait à fatiguer la licence elle-même et à inquiéter Pompée, non-seulement sur sa puissance, mais sur sa vie: il menaçait également César jusqu'au sein de son armée des Gaules. César, Pompée, le sénat, les patriciens opprimés, les plébéiens vertueux, se liguèrent sourdement pour inspirer au peuple l'horreur de Clodius et le rappel de Cicéron, le seul homme qu'ils pussent opposer, à la tribune aux harangues, à la popularité perverse du tribun.
XXVI
Un homme intrépide, client de Cicéron, tribun lui-même, nommé Fabricius, osa proposer ce rappel au peuple du haut de la tribune.
Clodius, qui s'attendait à cette tentative des amis de Cicéron, et qui avait rempli le forum de ses partisans, de ses gladiateurs et de ses sicaires, craignant l'estime et l'amour du peuple pour le grand proscrit, donna le signal du meurtre à ses assassins, précipita Fabricius de la tribune, dispersa le cortége des amis de Cicéron, et couvrit de cadavres la place publique.
Le frère de Cicéron, blessé lui-même par le fer des gladiateurs de Clodius, n'échappa à la mort qu'en se cachant sous les corps amoncelés sur les marches de la tribune.
Sextius, un des tribuns, fut immolé en résistant aux fureurs de son collègue.
Clodius, vainqueur, ou plutôt assassin de Rome, courut, la torche à la main, brûler le temple des Nymphes, dépôt des registres publics, afin d'anéantir jusqu'aux rouages mêmes du gouvernement.
À la lueur de l'incendie, il alla attaquer la maison du tribun Milon et du préteur Cécilius. Milon repoussa avec ses amis les satellites du démagogue, et, convaincu qu'il n'y aurait plus de justice dans Rome que celle qu'on se ferait désormais à soi-même, il enrôla une troupe de gladiateurs pour l'opposer aux sicaires de Clodius.
Le sénat, abrité enfin par cette poignée de satellites de Milon, et encouragé à l'audace par l'indignation du peuple, qui commençait à rougir de lui-même, porta le décret de rappel de Cicéron.
Le même décret ordonnait que ses maisons seraient rebâties aux frais du trésor public.
Pompée lui-même sortit de son apathie, et rentra à Rome pour y rétablir les lois et pour y appuyer de l'autorité des armes le rappel de Cicéron.
Le retour de l'orateur à Rome fut un triomphe continu de Brindes jusqu'à Rome.
Clodius, à la tête de la populace, osa l'affronter encore. Cicéron fut obligé de s'abriter contre ce persécuteur dans sa retraite d'Antium et dans la seule culture des lettres. Nous verrons plus tard ce qu'il y composa. Ce fut l'époque poétique de sa vie; le loisir et l'infortune le refirent poëte. Ses poëmes, perdus aujourd'hui, étaient, dit-on, dignes de son éloquence.
Cependant un honnête homme indigné, Milon, tua Clodius.
Cicéron revint à Rome pour y défendre Milon devant ses juges.
Mirabeau, dans son discours sur la banqueroute, a évidemment imité une des figures les plus hardies de la péroraison du discours de Cicéron pour son ami et son vengeur Milon.
«Et ne dites donc pas qu'emporté par la haine, je déclame avec plus de passion que de vérité contre un homme qui fut mon ennemi. Sans doute personne n'eut plus que moi le droit de haïr Clodius; mais c'était l'ennemi commun, et ma haine personnelle pouvait à peine égaler l'horreur qu'il inspirait à tous. Il n'est pas possible d'exprimer ni même de concevoir à quel point de scélératesse ce monstre était parvenu. Et, puisqu'il s'agit de la mort de Clodius, imaginez, citoyens (car nos pensées sont libres, et notre âme peut se rendre de simples fictions aussi sensibles que les objets qui frappent nos yeux), imaginez, dis-je, qu'il soit en mon pouvoir de faire absoudre Milon sous la condition que Clodius revivra... Eh quoi! vous pâlissez! Quelles seraient donc vos terreurs s'il était vivant, puisque, tout mort qu'il est, la seule pensée qu'il puisse vivre vous pénètre d'un tel effroi!..............
«Les Grecs rendent les honneurs divins à ceux qui tuèrent des tyrans. Que n'ai-je pas vu dans Athènes et dans les autres villes de la Grèce! Quelles fêtes instituées en mémoire de ces généreux citoyens! quels hymnes! quels cantiques! Le souvenir, le culte même des peuples consacrent leurs noms à l'immortalité; et vous, loin de décerner des honneurs au conservateur d'un si grand peuple, au vengeur de tant de forfaits, vous souffririez qu'on le traîne au supplice!..
«Il existe, oui, certes, il existe une puissance qui préside à toute la nature; et si, dans nos corps faibles et fragiles, nous sentons un principe actif et pensant qui les anime, combien plus une intelligence souveraine doit-elle diriger les mouvements admirables de ce vaste univers! Osera-t-on la révoquer en doute parce qu'elle échappe à nos sens et qu'elle ne se montre pas à nos regards? Mais cette âme qui est en nous, par qui nous pensons et prévoyons, qui m'inspire en ce moment où je parle devant vous, notre âme aussi n'est-elle pas invisible? Qui sait quelle est son essence? qui peut dire où elle réside? C'est donc cette puissance éternelle, à qui notre empire a dû tant de fois des succès et des prospérités incroyables, c'est elle qui a détruit et anéanti ce monstre, et lui a suggéré la pensée d'irriter par sa violence et d'attaquer à main armée le plus courageux des hommes, afin qu'il fût vaincu par un citoyen dont la défaite lui aurait pour jamais assuré la licence et l'impunité. Ce grand événement n'a pas été conduit par un conseil humain; il n'est pas même un effet ordinaire de la protection des immortels. Les lieux sacrés eux-mêmes semblent s'être émus en voyant tomber l'impie, et avoir ressaisi le droit d'une juste vengeance. Je vous atteste ici, collines sacrées des Albains, autels associés au même culte que les nôtres, et non moins anciens que les autels du peuple romain, etc.»
C'est là l'apparition personnifiée de la hideuse banqueroute qui faisait tressaillir l'Assemblée nationale dans la prosopopée de Mirabeau. Seulement Mirabeau n'eut jamais ces accents religieux de Cicéron qui sont la divinité de l'éloquence; il en appela à la raison, jamais aux dieux de la patrie, dans ses harangues. Cicéron montait plus haut, aussi haut que l'invocation humaine peut monter.
«Ô Rome ingrate, si elle bannit Milon! Rome misérable, si elle perd un tel défenseur! Mais finissons: les larmes étouffent ma voix, et Milon ne doit pas être défendu par des larmes!...» Les sanglots du peuple coupèrent ses dernières paroles: Mirabeau ne fit jamais pleurer. Les assemblées parlementaires ont des colères et jamais de larmes. Quant à nous, qui avons vu parler devant le peuple, nous l'avons vu cent fois, ce peuple, pleurer d'émotion honnête et patriotique, comme les Romains de Cicéron.
XXVII
Cicéron fut nommé pontife, puis proconsul en Syrie. Il commanda des légions; il pacifia les provinces orientales de la république; il s'y fit adorer pour sa justice et pour sa bonté. Les étrangers l'appelèrent le père des alliés de Rome et des tributaires.
Revenu à Rome, il y tomba en pleine guerre civile.
César avait passé le Rubicon, en jetant au hasard le sort de la république.
Pompée, resté à Rome avec les derniers hommes libres et vertueux de la patrie, s'associait à Cicéron.
César caressait l'orateur pour l'entraîner dans son crime.
Cicéron flottait de l'un à l'autre, tâchant de prévenir le choc de ces deux grands rivaux.
Ses anxiétés usaient, non sa vertu, mais son caractère.
Sa haute intelligence lui montrait des deux côtés des dangers presque égaux pour la patrie: l'anarchie et la faiblesse avec Pompée, la violence et la tyrannie avec César.
Ses lettres, à cette époque, sont la confession d'un homme de bien; il méprise presque autant le parti de Pompée qu'il déteste celui de César. La postérité a vu en cela de la faiblesse; ce n'était, hélas! que de la profondeur de jugement. Les hommes de génie sont jugés par les esprits médiocres: c'est le secret des accusations de la postérité contre la vertu civique de Cicéron. Il y a des temps si malheureux que les meilleurs patriotes n'ont le choix qu'entre deux calamités pour leur patrie. Qui oserait s'étonner que ces grands patriotes hésitent à choisir? Telle était la situation de Cicéron.
XXVIII
À la fin, la vertu, plus que la conviction, l'entraîna dans le parti de Pompée; il savait qu'il se perdait, mais il se perdait avec Caton et Brutus. Mieux vaut la mort avec les honnêtes gens que la victoire avec les pervers.
Il ne se trompait pas. Pompée, fugitif d'Italie, alla perdre la bataille de la république en Épire. Pharsale fut le champ de bataille et le tombeau de la liberté du monde.
Pompée s'enfuit en Égypte, et meurt sur le rivage par la main d'un assassin soudoyé, qui veut offrir sa tête en présent à César.
Caton meurt en philosophant sur l'immortalité de l'âme.
Brutus meurt dans un blasphème ironique sur l'inanité de la vertu.
Cicéron, amnistié par le vainqueur, vit et revient pleurer la république en Italie.
César s'excuse auprès de Cicéron de sa victoire; il va lui-même le visiter dans sa retraite en Campanie; il lui demande, pour ainsi dire, grâce pour son triomphe; il ne croit pas le monde conquis, si Cicéron n'a pas ratifié la fortune.
Cicéron cède à demi à tant de caresses; il revient à Rome, il y reprend son rôle de défenseur des citoyens; il invoque, dans des harangues trop adulatrices, la magnanimité de César pour les vaincus de Pharsale; il admire l'homme dans César, tout en détestant le tyran.
L'abstention complète eût été plus digne, l'exil même eût été plus stoïque: c'est sur cette époque de sa vie que les admirateurs de Cicéron auraient eu besoin de jeter un voile d'indulgence. Mais, s'il y eut complaisance envers la fortune dans cette conduite du grand orateur romain, il n'y eut jamais complicité avec César. Cicéron désespéra de la liberté romaine: mais ce désespoir, trop fondé en fait, ne fut jamais une trahison; il continua à déplorer à haute voix la chute de l'antique constitution et de maudire en secret César. Quand César tomba sous la conspiration des honnêtes gens de Rome, tels que Brutus, Cassius, Caton, Cicéron se réjouit de leur courage, et se rangea, sans hésiter, de leur parti.
XXIX
On sait que César se faisait pardonner la tyrannie par la grâce, et Cicéron, les regrets de la liberté perdue, par les complaisances.
Vers le même temps, quoiqu'il eût déjà passé la soixantième année de sa vie, il répudia sa première femme Térentia, coupable de l'avoir négligé pendant ses disgrâces, et il épousa une de ses pupilles, très-jeune, très-belle, très-riche, qu'un père mourant lui avait confiée.
Éprise du génie et de la renommée de son second père, cette jeune Romaine l'aima et en fut aimée avec une passion qui effaça la distance des années. Ce furent, non les plus glorieuses, mais les plus sévères et les plus fécondes de sa vie; elles furent courtes.
La mort lui ayant enlevé bientôt après sa fille Tullia, délices et orgueil de son cœur, il en conçut une telle douleur qu'il s'offensa de ce que cette douleur n'était pas assez partagée par sa nouvelle épouse, jalouse, sans doute, de n'être pas le seul objet de ses tendresses, et qu'il s'éloigna d'elle et se renferma dans la solitude avec ses larmes et son génie.
C'est là qu'il écrivit, sans relâche et sans lassitude, ses plus belles œuvres littéraires.
XXX
Bien qu'il n'eût trempé en rien dans le meurtre de César, Cicéron fut coupable, aux yeux d'Antoine, de Lépide et d'Octave, neveu de César, de s'être trop réjoui de la mort du tyran.
Il avait de plus, dans plusieurs harangues immortelles, soufflé dans Rome le feu de la colère publique contre Antoine. Ces harangues, appelées les Philippiques, par allusion aux harangues de Démosthène contre Philippe de Macédoine, furent l'arrêt de mort de Cicéron.
Quand Antoine, Lépide et Octave se furent réconciliés en se livrant mutuellement les têtes de leurs ennemis personnels comme gage de paix, Antoine demanda la tête de Cicéron; elle fut disputée, mais enfin accordée.
Cicéron apprit son arrêt sans y croire. Il aimait Octave: Octave commencerait-il par un parricide? Cicéron n'était-il pas son second père? Il espérait, contre toute espérance, en lui, mais craignait tout d'Antoine, et surtout de Fulvie, la nouvelle épouse de ce débauché. Les hommes pardonnent; les femmes se vengent, parce qu'elles ont moins de force contre leur passion.
Dans cette perplexité, Cicéron avait le temps de fuir, et peut-être était-ce la pensée d'Octave. L'hésitation, cette faiblesse des grands esprits parce qu'ils pèsent plus d'idées contre plus d'idées que les autres, fut la cause de sa mort, comme elle avait été le fléau de sa vie. Il perdit les jours et les heures à débattre, avec lui-même et avec ses amis, lequel était préférable, à son âge, de tendre stoïquement le cou aux égorgeurs et de mourir en laissant crier son sang contre la tyrannie sur la terre libre de sa patrie, ou d'aller mendier en Asie le pain et la vie de l'exil parmi les ennemis des Romains. Son âme parut se décider et se repentir tour à tour de l'un ou de l'autre parti. Ses pas errèrent, comme ses pensées, du rivage de la mer à ses maisons de campagne, et de ses maisons de campagne au bord de la mer.
Enfin il voulut retarder le moment de la résolution suprême en s'éloignant de Tusculum, trop voisin de Rome. Il quitta ce séjour avec son frère Quintus Cicéron, et avec son neveu, qui le chérissait comme un père. Il se retira dans sa maison plus reculée d'Astura, séjour de deuil où il avait, comme on l'a vu, nourri la mélancolie de la mort de sa fille Tullia: l'âpreté du lieu et la profondeur des bois semblaient l'abriter de la scélératesse des hommes.
Cette maison était sur le bord de la mer de Naples. Il y passa quelques jours à écouter de loin le bruit des pas de l'armée des triumvirs qui s'approchaient de Rome; il semblait résolu à y attendre la mort sans se donner la peine ni de la fuir plus loin ni de la braver de plus près. Cependant son frère, son neveu, ses affranchis, ses esclaves, espèce de seconde famille que la reconnaissance, les lois et les mœurs attachaient jusqu'au trépas aux anciens, lui représentèrent qu'un homme tel que Cicéron n'était jamais vieux tant que son génie pouvait conseiller, illustrer ou réveiller sa patrie; que Caton, en mourant, avait éteint prématurément lui-même une des dernières espérances de la république par une impatience ou par une lassitude de vertu; que, s'il était résolu à mourir, il ne fallait pas du moins que sa mort fût inutile à la cause des bons citoyens, qui était celle des dieux; que, Brutus et Cassius vivant encore, et rassemblant en Afrique des légions fidèles à la mémoire de Pompée et à la république, prêtes à combattre les armées vénales des triumvirs, il devait aller rejoindre ces derniers des Romains, raviver par sa présence et par sa voix une cause qui n'était pas encore désespérée tant qu'il lui restait Cicéron et Brutus; ou, s'il fallait périr, périr du moins avec la justice, la vertu et la liberté.
XXXI
Ces conseils prévalurent un moment dans son âme. Il quitta sa retraite d'Astura avec son frère et le cortége de ses esclaves et de ses familiers, pour se rapprocher de la mer et pour y monter sur une galère qu'on lui avait préparée. Mais la précipitation avec laquelle il avait quitté Rome et Tusculum aux premières rumeurs de sa proscription ne lui avaient pas permis d'emporter l'or ou l'argent nécessaire pour une longue expatriation. À peine était-il sur la route, qu'il réfléchit à l'indigence à laquelle il allait être exposé avec sa famille et ses amis pendant son exil, et fit arrêter sa litière (fort brancard fermé par des rideaux et porté par des esclaves, qui servait de voiture aux riches Romains), et il fit approcher celle de son frère Quintus, qui marchait derrière lui.
Les deux litières étaient posées côte à côte sur le chemin, et les porteurs éloignés; les deux frères s'entretinrent un moment sans témoin par les portières. Il fut convenu que Quintus, comme le moins illustre et le plus oublié des deux, retournerait seul à Antium, leur pays natal; qu'il en rapporterait l'argent nécessaire à leur fuite, et qu'il rejoindrait en toute hâte Cicéron dans sa maison de la côte de Gaëte, où il allait l'attendre pour s'embarquer. Puis les deux proscrits, comme s'ils avaient eu le pressentiment de leur éternelle séparation, se récrièrent sur l'extrémité de leur malheur, qui ne leur permettait pas même de le supporter ensemble, pleurèrent de tendresse sur le chemin à la vue de leurs esclaves, et, se serrant dans les bras l'un de l'autre, se séparèrent et se rapprochèrent plusieurs fois, comme dans un dernier adieu.
XXXII
Quintus retourna vers Astura pour regagner, par les sentiers des montagnes, sa maison d'Antium avec son fils. Cicéron poursuivit sa route vers le bord de la mer, et s'embarqua sur une galère.
Il possédait, dans une anse du rivage de Gaëte, à l'endroit où l'on voit encore aujourd'hui son tombeau s'élever comme un écueil de la gloire auprès des écueils de la mer, une maison de campagne embellie de tous les luxes et ornée de tous les délices d'une résidence d'été pour les grands citoyens de Rome. Elle s'élevait sur un promontoire d'où le regard embrassait une vaste étendue de mer, tantôt limpide et silencieuse, tantôt écumeuse et murmurante, enceinte par le demi-cercle d'un golfe peuplé de villes maritimes, de temples, de villas romaines, de navires, de barques et de voiles qui en variaient les bords et les flots. Les vents étésiens, qui soufflent du nord pendant la canicule, en rafraîchissant la température; des jardins en terrasses descendaient d'étages en étages de la maison aérée à la plage humide; des cavernes naturelles, achevées par l'art, pavées de mosaïques, entrecoupées de bassins où l'eau de la mer, en pénétrant par des canaux invisibles, renouvelait la fraîcheur, y servaient de bains. Un temple domestique, vraisemblablement celui qu'il avait consacré à sa fille Tullia, laissait éclater au-dessus ses colonnes et ses chapiteaux de marbre de Paros, à demi voilés par les orangers, les lauriers, les figuiers, les pins, les myrtes et les pampres des hautes vignes qui tapissent éternellement cette côte, où nous avons si souvent rêvé.
C'est là que Cicéron descendit de sa galère pour y attendre l'heure du départ et le retour de son frère Quintus. Les triumvirs étaient encore à plusieurs journées d'étape de Rome; la Campanie était libre de troupes, et tout annonçait que les sicaires d'Antoine n'y marcheraient pas aussi vite que sa vengeance.
XXXIII
Mais sa vengeance le devançait. À peine Quintus et son fils étaient-ils arrivés secrètement dans leur villa paternelle d'Antium, pour y vendre leurs biens et pour en rapporter le prix à Cicéron, que la vengeance domestique révéla leur présence aux émissaires des triumvirs, et qu'ils furent égorgés, le père et le fils, pour le crime de leur nom.
À cette nouvelle, les affranchis et les esclaves de Cicéron le conjurent avec plus d'instance de fuir. Il monte sur sa galère, et navigue jusqu'au promontoire de Circé, cap avancé du golfe de Gaëte, pour faire voile vers l'Afrique. Il s'y fit descendre à terre, malgré les instances des pilotes et la faveur des vents. Il ne pouvait s'arracher à cette dernière plage de l'Italie, ni désespérer tout à fait du cœur et de la reconnaissance d'Octave. Il reprit à pied et en silence, le long de la plage, le chemin qui ramenait vers Rome: sa galère le suivait à quelque distance sur les flots. Après avoir marché ainsi quelques milles, abîmé dans ses perplexités, la nuit commençant à tomber, il fit signe à ses rameurs d'approcher de la plage, et se confia de nouveau aux flots.
Il avoua à ses affranchis que, lassé d'incertitude et de fuite, il avait résolu un moment de rentrer à Rome, et d'aller s'ouvrir lui-même les veines sur le seuil d'Octave, afin de se venger du moins, en mourant, d'une ingratitude écrite en caractères de sang sur le nom de ce parricide, et d'attacher à ses pas, avec la mémoire de son crime, une furie qui ne le laissât reposer jamais!...
La crainte des tortures qu'on lui ferait subir, s'il était arrêté avant d'avoir accompli son suicide, l'avait retenu et ramené à bord. Il navigua quelque temps indécis en vue du rivage; puis, rappelé encore par on ne sait quelles pensées, il ordonna à ses rameurs de le ramener à sa maison de campagne de Gaëte, qu'il avait quittée le matin. Ses serviteurs lui obéirent en gémissant et en pleurant sur son trépas. La galère se rapprocha de la plage où s'élevait le temple.
XXXIV
Les présages, langue divinatoire perdue aujourd'hui, qui annonçait, interprétait, solennisait tous les grands actes tragiques des citoyens ou des empires, avertirent et consternèrent, en abordant, les serviteurs de Cicéron. Au moment où la galère cherchait à franchir les dernières lames pour jeter l'ancre au pied du promontoire, une nuée de corbeaux, oiseaux fatidiques qui perchaient sur les corniches du temple, s'élevèrent du toit avec de grands cris, et, voltigeant au-devant de la galère, parurent vouloir repousser ses voiles et ses vergues vers la grande mer, comme pour lui signaler un danger sur le bord.
Cicéron, soit que sa philosophie s'élevât au-dessus de ces superstitions populaires, soit qu'il acceptât l'augure sans chercher à l'écarter, n'en monta pas moins les rampes qui conduisaient à sa maison. Il y entra, et, s'étant jeté tout habillé sur un lit pour se reposer de ses angoisses ou pour se recueillir dans ses pensées, il ramena sur son front le pan de sa toge, afin de ne pas voir la dernière lueur du jour.
Mais les corbeaux, qui l'avaient repoussé de la plage, l'avaient suivi vers sa maison. Soit que ces oiseaux familiers eussent de la joie de revoir leur maître, soit qu'en s'élevant très-haut dans les airs ils eussent aperçu, avant les serviteurs, les armes inusitées des nombreux soldats d'Antoine répandus dans les campagnes, et se glissant comme des assassins vers les jardins de Cicéron, ils s'agitaient comme par un instinct caché. L'un d'eux, pénétrant par la fenêtre ouverte à la brise de mer, se percha jusque sur le lit de Cicéron, et, tirant avec son bec le pan de son manteau ramené sur sa tête, il lui découvrit le visage et sembla le presser de sortir d'une maison qui le repoussait.
À ce signe de l'instinct des oiseaux, les serviteurs de Cicéron s'émurent, s'attendrirent, versant des larmes et se reprochant à eux-mêmes d'avoir, pour le salut de leur maître, moins de prudence et moins de zèle que les brutes: «Quoi! se dirent-ils entre eux, attendrons-nous, les bras croisés, d'être les spectateurs de la mort de ce grand homme, pendant que les bêtes elles-mêmes veillent sur lui et semblent s'indigner des crimes qu'on prépare?» Animés par ces reproches mutuels, les esclaves de Cicéron se jettent à ses pieds, lui font une douce violence, le forcent à remonter dans sa litière, et le portent, par des sentiers détournés et ombragés, des jardins vers le rivage, où la galère l'attendait à l'ancre.
À peine avaient-ils fait quelques pas qu'une troupe de soldats commandés par Hérennius et Popilius, deux de ces chefs de bandes qui prêtent leur épée à tous les crimes, et qui n'ont d'autre cause que celle qui les solde, arrivèrent sans bruit aux murs des jardins, du côté de la terre, et, trouvant les portes fermées, les firent enfoncer et se précipitèrent vers la maison.
L'un de ces chefs, Popilius, avait été défendu et sauvé autrefois par le grand orateur dans une accusation de parricide. Pressé d'effacer la mémoire de l'ingratitude dans le sang du bienfaiteur, il somma les serviteurs et les affranchis restés dans la maison de lui dénoncer la retraite de leur maître. Tous répondaient qu'ils ne l'avaient pas vu, et lui donnaient ainsi le temps de fuir, quand un lâche adolescent, disciple chéri de Cicéron, fils d'un affranchi de son frère, cultivé par lui comme un fils dans la science et dans les lettres, et nommé Philologus, indiqua du geste aux soldats l'allée du jardin par laquelle son patron et son second père descendait vers la mer. À ce signe mortel, Hérennius, Popilius et leur troupe s'élancent au galop sur les traces de la litière, et font résonner de leurs cris, du cliquetis de leurs armes et des pas de leurs chevaux, le chemin creux du jardin qui mène au rivage.
À ce bruit tumultueux qui s'approche, qui tranche toutes ses irrésolutions, et qui repose enfin son âme dans la certitude de la mort, Cicéron veut au moins la recevoir, et non la fuir: il ordonne à ses esclaves de s'arrêter et de déposer la litière sur le sable. On lui obéit; il attend sans pâlir ses assassins; il appuie son coude sur son genou, soutient son menton dans sa main, comme c'était son habitude de corps quand il méditait en repos dans le sénat ou dans sa bibliothèque, et, regardant d'un œil intrépide Hérennius et Popilius, il leur évite la peine de l'arracher de sa litière, et leur tend la gorge comme un homme qui, en allant au-devant du coup, va au-devant de l'immortalité.
Hérennius lui tranche la tête, et la porte lui-même à Antoine pour qu'aucun autre, en le devançant, ne lui dérobe la première joie du triumvir, le prix du crime auquel il a dévoué son épée.
XXXV
Antoine, qui venait d'entrer à Rome, présidait l'assemblée du peuple pour les élections des nouveaux magistrats au moment où Hérennius fendait la foule pour lui offrir la tête du sauveur du peuple. «C'en est assez!» s'écria Antoine en apercevant le visage livide de celui qui l'avait fait si souvent pâlir lui-même; «voilà les proscriptions finies!» témoignant ainsi, par ce mot, que la mort de Cicéron lui valait à elle seule une multitude de victimes, et délivrait son ambition de la dernière vertu de Rome.
Il ordonna de clouer la tête sanglante de Cicéron, entre ses deux mains coupées, sur la tribune aux harangues, suppliciant ainsi la plus haute éloquence qui fut jamais par les deux organes de la parole humaine, le geste et la voix.
Mais Fulvie, femme d'Antoine, ne se contenta pas de cette vengeance; elle se fit apporter la tête de l'orateur, la reçut dans ses mains, la plaça sur ses genoux, la souffleta, lui arracha la langue des lèvres, la perça d'une longue épingle d'or qui retenait les cheveux des dames romaines, et prolongea, comme les Furies, dont elle était l'image, le supplice au delà de la mort: honte éternelle de son sexe et du peuple romain!
Cicéron mort, les triumvirs s'entre-disputèrent la république: Octave prévalut. La tyrannie, qui n'avait été jusque-là qu'une éclipse de la liberté, devint une institution; elle dispensa le peuple de toute vertu; elle fit aux Romains, selon le hasard des vices ou des vertus de leurs maîtres, tantôt des temps de servitude prospère, tantôt des règnes de dégradation morale et de sang, qui sont l'ignominie de l'histoire et le supplice en masse du genre humain.
Voilà la vie de Cicéron, orateur et homme d'État: maintenant voyons ses œuvres.
Lamartine.
LXIIIe ENTRETIEN.
CICÉRON
DEUXIÈME PARTIE.
I
On vient de voir, dans le précédent entretien, que toute la vie de Cicéron ne fut qu'un admirable équilibre entre la pensée et l'action: homme d'État pendant les convulsions politiques de sa patrie, il devenait homme de lettres pendant les loisirs que l'impopularité ou l'exil lui faisaient à la campagne ou hors de l'Italie. Cet équilibre dans les deux exercices alternatifs des grandes facultés de l'homme est la condition de son développement le plus complet sur la terre. La pensée, nourrie par l'étude, prépare à l'action politique; l'action politique donne un corps à la pensée, exerce le caractère, enseigne par l'expérience les choses humaines et construit en nous le suprême résultat d'une longue vie, la philosophie (ce que les anciens appelaient la sagesse).
Je sais bien que l'envie et la médiocrité, qui veulent tout rabaisser à leur niveau, contestent dans ce siècle la possibilité de cet équilibre entre les facultés de l'homme d'action et les facultés de l'homme de pensée. Mais l'histoire de tous les siècles et de tous les pays proteste contre cet axiome; Moïse, David en Judée, Confucius en Chine, Mahomet en Arabie, Solon et Démosthène en Grèce, Scipion, Cicéron et César à Rome, Dante et Machiavel à Florence, vingt hommes d'État historiques, à la fois grands orateurs, grands écrivains, grands courages, attestent la compatibilité puissante de l'action et de la pensée.
C'est plutôt le contraire qui est vrai: scinder l'homme en deux, c'est le diminuer de moitié, c'est vouloir des têtes sans bras ou des bras sans tête. Si l'on aperçoit une insuffisance dans quelques grands hommes d'action, c'est que la pensée, à un certain degré, leur manque. Si l'on sent la faiblesse dans quelques grands hommes de lettres, c'est que l'action n'a pas retrempé leur âme dans la réalité des choses. Laissons donc l'envie et la médiocrité se consoler de leur impuissance en mutilant les puissantes natures: elles seront toujours écrasées toutes les fois qu'il naîtra un vrai grand homme, et qu'il naîtra une vraie postérité pour le juger.
II
Jamais cet équilibre entre les deux facultés, penser et agir, ne fut plus caractérisé que dans Cicéron. On sait que Rome formait par ses institutions des hommes tout entiers, précisément parce qu'elle les employait tout entiers, au forum, au sénat, dans les magistratures, dans les pontificats, dans les proconsulats, dans les lettres, à la guerre. Cicéron fut un Romain complet.
III
On s'étonne, en réfléchissant à ses accablantes occupations d'homme public, comme défenseur ou accusateur devant les tribunaux, comme orateur politique devant le peuple ou au sénat, comme consul dans des temps d'orages civils, comme proconsul en Asie, comme général d'armée, comme administrateur de provinces, comme candidat aux magistratures, comme aspirant au triomphe, comme conseil de Pompée, comme ami de Brutus, comme ennemi de Clodius ou d'Antoine, comme tuteur et victime d'Octave; on s'étonne, disons-nous, qu'il soit resté tant de loisirs à cet esprit universel pour toutes les parties de la littérature depuis la rhétorique et la poésie jusqu'à la philosophie et la religion. On s'étonne bien plus quand on contemple le degré de perfection auquel il a porté tous ces ouvrages. Trente-quatre volumes ont à peine suffi à les contenir. Nous n'avons pas tout. Voltaire seul, dans les temps modernes, a autant écrit; mais Voltaire, maître, pendant une longue vie, de ses heureux loisirs, n'était ni orateur dans les causes privées, ni orateur dans les causes publiques, ni proconsul, ni général d'armée, ni consul, ni lieutenant de Pompée, ni négociateur avec César, ni accusateur de Catilina, ni sauveur de la patrie, ni proscrit, ni victime des triumvirs.
Sa liberté et sa retraite, tantôt à Potsdam chez un roi lettré, tantôt à Cirey chez une amie, tantôt à Ferney chez lui-même, doublaient sa vie.
IV
Celle de Cicéron était répandue dans tout l'univers romain et décimée par tout le monde, en sorte que ce n'est pas seulement le génie qu'il faut admirer dans Cicéron, c'est la volonté. Il ne perdit pas une heure dans toute sa vie, pas même l'heure de sa mort; il écrivait encore on ne sait quoi sur ses tablettes dans sa litière, au moment où, arrêté par les sicaires d'Antoine, il leur tendit sa tête pour mourir.
C'est l'amour de la campagne qui multipliait en lui le goût et le temps des études. Cet amour était très-habituel aux grands Romains, nourris par la louve, et fils de Cincinnatus, le grand laboureur. Le sol de la Sabine, celui de Rom, celui de la Campanie (Naples), étaient couverts de leurs maisons des champs. Scipion, Pompée, Lucullus, Sylla, César, Cicéron, Brutus, Caton et plus tard Horace possédaient partout des villas où ils se retiraient du bruit de Rome. Cicéron, aussitôt qu'il avait un jour d'inaction, allait s'enfermer à Tusculum, au milieu de ses livres, accompagné de ses secrétaires et quelquefois d'un ou deux amis. Là il préparait ou revoyait ses harangues, enlevant avec la plume les imperfections de la parole; il dictait les règles des différents genres d'éloquence, il composait ses deux poëmes épiques, il commentait la philosophie grecque de Platon, il la dépouillait de ses rêveries sophistiques, il la fortifiait par cette sévérité logique et expérimentale, caractère de la haute et sévère raison des Romains. Enfin il s'élevait de raisonnements en raisonnements jusqu'au ciel, et il y découvrait, autant que la faible intelligence humaine le permet, la vraie nature de la Divinité, unique, infinie et parfaite à travers le nuage des idolâtries de son temps. Puis il se délassait de ces théologies philosophiques par des traités familiers sur la vieillesse, lui pour qui la vieillesse n'était que la récolte d'automne de sa vie. Parcourons ses œuvres.
V
La première des œuvres littéraires de Cicéron, c'est le recueil de ses discours. Mais ces discours sont trop nombreux pour que nous les parcourions même rapidement dans ce coup d'œil sur cet écrivain monumental. Nous le ferons quand, dans nos entretiens de l'année prochaine, nous vous parlerons de l'éloquence sous toutes ses formes. L'éloquence est la littérature directe et parlée: la plus passionnée, la plus impressive, mais la plus fugitive de toutes les littératures. Elle ne survit pas à la circonstance ou à la passion qui la fait naître, à l'orateur qui la profère, au peuple qui l'écoute, ou plutôt elle n'y survit qu'à condition que l'orateur soit en même temps un écrivain accompli, tel que Démosthène, Eschine, Cicéron, Bossuet, Chatam, Shéridan, Mirabeau, Vergniaud, hommes qui, en parlant au jour, gravent pour l'éternité.
VI
L'éloquence romaine, née des institutions libres, aristocratiques et populaires de Rome, avait fleuri avant Cicéron. Elle connaissait, elle pratiquait ces règles innées du discours, le commencement, le milieu, la fin, l'exorde, l'exposition, le raisonnement, le pathétique, la péroraison; elle savait que l'ordre dans les idées et dans les faits, la clarté et la force dans le langage, la chaleur dans les sentiments, l'agrément même dans la diction, sont les conditions sans lesquelles l'orateur ne peut ni commander l'attention, ni communiquer la conviction aux assemblées publiques. L'expérience déjà longue du forum, du sénat, des tribunaux, du peuple, avait instruit les Romains des convenances et des moyens de l'art oratoire. Tout citoyen romain était orateur dans la mesure de son esprit et de son talent; la grande loi, la loi suprême, la loi de la place publique, c'était la parole. Elle fut longtemps aussi presque la seule littérature. Les Caton l'employaient à modérer le peuple; les Gracques, formés par leur mère Cornélie, à le soulever; Hortensius, à le charmer; Catilina, à renverser la société romaine; César, à corrompre la multitude afin de l'asservir par ses vices à son ambition naissante. Cicéron, à l'âge de vingt-quatre ans, homme nouveau comme disaient les Romains, c'est-à-dire sans illustration héréditaire sur son nom, avait à lutter contre ces modèles ou contre ces émules. La nature et l'étude l'avaient façonné pour ces luttes; l'habitude de plaider des questions judiciaires devant les tribunaux inférieurs l'avait exercé.
Après avoir parlé devant les juges, il ne craignait plus de parler devant le peuple, puis devant le sénat. Il s'éleva aux causes politiques, les seules qui rendent historique le nom d'un orateur.
Profondément versé dans les poëtes, dans les philosophes et dans les orateurs grecs, il s'était, de bonne heure, proposé de donner à la parole dans le discours toute la solidité, toute la durée, toute l'élégance classiques, toute la grâce, tout l'atticisme de la parole écrite: on croyait lire en écoutant. Sa mémoire, puissance qu'on multiplie en la chargeant, le servait avec fidélité, mais aussi avec cette liberté qu'elle doit laisser à l'improvisation, tout en rappelant l'orateur à son but et à son texte; sa diction, sans être théâtrale, était modulée. La prose oratoire avait à Rome un peu du rhythme de la poésie; l'orateur était pour le peuple romain un musicien de la pensée ou de la passion. Ces orateurs avaient rendu l'oreille du peuple exigeante comme un auditoire d'artistes; des instruments donnaient le diapason à la voix de l'orateur.
Rien, dans nos assemblées ou dans nos tribunes modernes, ne peut donner l'idée de ces conditions de l'éloquence antique. C'était un cirque dont les orateurs étaient les lutteurs devant un peuple délicat. Il fallait charmer ou mourir. Le son de voix, l'attitude, les gestes, étaient l'objet d'une étude dont Tacite, Cassius, Brutus, Quintilien et Cicéron donnent les règles dans leurs traités.
VII
Ces règles, il les pratiqua le premier avec une supériorité de nature et d'étude qui le laissa promptement sans rival à Rome. Ses premiers discours contre le proconsul Verrès, spoliateur et assassin de la Sicile, sont un modèle d'éloquence accusatrice. Il n'y a rien de comparable à ces discours contre Verrès, que les deux immortels discours de Burke et de Shéridan contre lord Hastings et contre les spoliateurs de l'Inde dans le parlement britannique; peut être aussi, en France, l'accusation et la contre-accusation mutuelle de Robespierre et de Vergniaud se vouant l'un l'autre à la mort dans les séances de la Convention qui précédèrent la mort des Girondins. Mais, si ces derniers discours étaient aussi envenimés, ils n'étaient pas aussi oratoires: l'homme y était animé à la vengeance, l'artiste en discours n'y était pas aussi complet. Il faut lire les sept discours successifs de Cicéron dans l'accusation contre Verrès, pour se faire une idée de toute l'invention, de toute la disposition, de tout le pathétique, de toutes les fécondités d'arguments d'un accusateur qui veut faire partager son indignation contre le crime, sa pitié pour les victimes, sa colère, sa fureur même, contre l'accusé.
Cependant c'était là encore le début de Cicéron dans les causes politiques. Il y a un peu trop d'apprêt, un peu trop de déclamation juvénile, on y sent trop l'avocat, pas assez le citoyen. Mais, comme perfection d'éloquence écrite, rien n'est égal dans aucune langue.
Dans ses discours contre Catilina on sent autant l'orateur, mais on sent mieux le consul, l'homme d'État, le vengeur, le sauveur, le père de la patrie. Sa situation était très-embarrassée et donne une apparence d'inconséquence à ce discours aux yeux de ceux qui ne connaissent pas parfaitement la circonstance. Si Cicéron consul, se dit-on, jugeait en conscience Catilina si criminel et si dangereux pour Rome, pourquoi donc ne l'arrêtait-il pas, et pourquoi se bornait-il à l'invectiver et à le conjurer, à force d'imprécations, de sortir de Rome?
Le secret de cette inconséquence et de cette faiblesse apparente, c'est que Cicéron parlait devant César et devant les amis de César; il savait, sans pouvoir le prouver, que César et les amis de César, dans le sénat, étaient secrètement complices de Catilina, mais il n'avait point de preuves contre eux. De plus, ils étaient si populaires parmi la multitude, qu'il était obligé de les ménager en frappant de sa parole leur complice à visage découvert. Il fallait donc déverser sur Catilina seul tout l'odieux de la conspiration et le contraindre à fuir de peur d'avoir à le juger. Voilà tout le mystère de ces discours qui ont fait accuser Cicéron de pusillanimité par les rhétoriciens qui ne savaient pas assez l'histoire. Mais lisez maintenant cette immortelle apostrophe, et vous comprendrez sous les paroles ce que les paroles cachaient, comme le poignard d'Aristogiton, sous les derniers replis du cœur du consul!
«Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience? Combien de temps encore ta fureur osera-t-elle nous insulter? Quel est le terme où s'arrêtera cette audace effrénée? Quoi donc! ni la garde qui veille la nuit au mont Palatin, ni celles qui sont disposées par toute la ville, ni tout le peuple en alarme, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix de ce lieu fortifié où j'ai convoqué le sénat, ni même l'indignation que tu lis sur le visage de tout ce qui t'environne ici, tout ce que tu vois enfin ne t'a pas averti que tes complots sont découverts, qu'ils sont exposés au grand jour, qu'ils sont enchaînés de toute part? Penses-tu que quelqu'un de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle qui l'a précédée, dans quelle maison tu as rassemblé tes conjurés, quelles résolutions tu as prises? Ô temps! ô mœurs! le sénat en est instruit, le consul le voit, et Catilina vit encore! Il vit! que dis-je? il vient dans le sénat! il s'assied dans le conseil de la république! il marque de l'œil ceux d'entre nous qu'il a désignés pour ses victimes! et nous, sénateurs, nous croyons avoir assez fait si nous évitons le glaive dont il veut nous égorger! Il y a longtemps, Catilina, que les ordres du consul auraient dû te faire conduire à la mort... Si je le faisais dans ce même moment, tout ce que j'aurais à craindre, c'est que cette justice ne parût trop tardive, et non pas trop sévère. Mais j'ai d'autres raisons pour t'épargner encore. Tu ne périras que lorsqu'il n'y aura pas un seul citoyen, si méchant qu'il puisse être, si abandonné, si semblable à toi, qui ne convienne que ta mort est légitime. Jusque-là tu vivras: mais tu vivras comme tu vis aujourd'hui, tellement assiégé (grâce à mes soins) de surveillants et de gardes, tellement entouré de barrières, que tu ne puisses faire un seul mouvement, un seul effort contre la république. Des yeux toujours attentifs, des oreilles toujours ouvertes, me répondront de toutes tes démarches, sans que tu puisses t'en apercevoir. Et que peux-tu espérer encore, quand la nuit ne peut plus couvrir tes assemblées criminelles, quand le bruit de ta conjuration se fait entendre à travers les murs où tu crois te renfermer? Tout ce que tu fais est connu de moi, comme de toi-même. Veux-tu que je t'en donne la preuve? Te souvient-il que j'ai dit dans le sénat qu'avant le 6 des calendes de novembre, Mallius, le ministre de tes forfaits, aurait pris les armes et levé l'étendard de la rébellion? Eh bien! me suis-je trompé, non-seulement sur le fait, tout horrible, tout incroyable qu'il est, mais sur le jour? J'ai annoncé en plein sénat quel jour tu avais marqué pour le meurtre des sénateurs: te souviens-tu que ce jour-là même, où plusieurs de nos principaux citoyens sortirent de Rome, bien moins pour se dérober à tes coups que pour réunir contre toi les forces de la république, te souviens-tu que ce jour-là je sus prendre de telles précautions, qu'il ne te fut pas possible de rien tenter contre nous, quoique tu eusses dit publiquement que, malgré le départ de quelques-uns de tes ennemis, il te restait encore assez de victimes? Et le jour même des calendes de novembre, où tu te flattais de te rendre maître de Préneste, ne t'es-tu pas aperçu que j'avais pris mes mesures pour que cette colonie fût en état de défense? Tu ne peux faire un pas, tu n'as pas une pensée dont je n'aie sur-le-champ la connaissance. Enfin rappelle-toi cette dernière nuit, et tu vas voir que j'ai encore plus de vigilance pour le salut de la république que tu n'en as pour sa perte. J'affirme que cette nuit tu t'es rendu, avec un cortége d'armuriers, dans la maison de Lecca; est-ce parler clairement? qu'un grand nombre de ces malheureux que tu associes à tes crimes s'y sont rendus en même temps. Ose le nier: tu te tais! Parle; je puis te convaincre. Je vois ici, dans cette assemblée, plusieurs de ceux qui étaient avec toi. Dieux immortels! où sommes-nous? dans quelle ville, ô ciel! vivons-nous? Dans quel état est la république! Ici, ici même, parmi nous, pères conscrits, dans ce conseil, le plus auguste et le plus saint de l'univers, sont assis ceux qui méditent la ruine de Rome et de l'empire; et moi, consul, je les vois et je leur demande leur avis, et, ceux qu'il faudrait faire traîner au supplice, ma voix ne les a pas même encore attaqués! Oui, cette nuit, Catilina, c'est dans la maison de Lecca que tu as distribué les postes de l'Italie, que tu as nommé ceux des tiens que tu amènerais avec toi, ceux que tu laisserais dans ces murs, que tu as désigné les quartiers de la ville où il faudrait mettre le feu. Tu as fixé le moment de ton départ; tu as dit que la seule chose qui pût t'arrêter, c'est que je vivais encore. Deux chevaliers romains ont offert de te délivrer de moi, et ont promis de m'égorger dans mon lit avant le jour. Le conseil de tes brigands n'était pas séparé que j'étais informé de tout. Je me suis mis en défense; j'ai fait refuser l'entrée de ma maison à ceux qui se sont présentés chez moi, comme pour me rendre visite; et c'étaient ceux que j'avais nommés d'avance à plusieurs de nos plus respectables citoyens, et l'heure était celle que j'avais marquée.
«Ainsi donc, Catilina, poursuis ta résolution: sors enfin de Rome; les portes sont ouvertes, pars. Il y a trop longtemps que l'armée de Mallius t'attend pour général. Emmène avec toi tous les scélérats qui te ressemblent; purge cette ville de la contagion que tu y répands; délivre-la des craintes que ta présence y fait naître; qu'il y ait des murs entre nous et toi. Tu ne peux rester plus longtemps; je ne le souffrirai pas, je ne le supporterai pas, je ne le permettrai pas. Hésites-tu à faire par mon ordre ce que tu faisais de toi-même? Consul, j'ordonne à notre ennemi de sortir de Rome. Et qui pourrait encore t'y arrêter? Comment peux-tu supporter le séjour d'une ville où il n'y a pas un seul habitant, excepté tes complices, pour qui tu ne sois un objet d'horreur et d'effroi? Quelle est l'infamie domestique dont ta vie n'ait pas été chargée? quel est l'attentat dont tes mains n'aient pas été souillées? enfin quelle est la vie que tu mènes? car je veux bien te parler un moment, non pas avec l'indignation que tu mérites, mais avec la pitié que tu mérites si peu. Tu viens de paraître dans cette assemblée: eh bien! dans ce grand nombre de sénateurs, parmi lesquels tu as des parents, des amis, des proches, quel est celui de qui tu aies obtenu un salut, un regard? Si tu es le premier qui aies essuyé un semblable affront, attends-tu que des voix s'élèvent contre toi, quand le silence seul, quand cet arrêt, le plus accablant de tous, t'a déjà condamné, lorsqu'à ton arrivée les siéges sont restés vides autour de toi, lorsque les consulaires, au moment où tu t'es assis, ont aussitôt quitté la place qui pouvait les rapprocher de toi? Avec quel front, avec quelle contenance penses-tu supporter tant d'humiliations? Si mes esclaves me redoutaient comme tes concitoyens te redoutent, s'ils me voyaient du même œil dont tout le monde te voit ici, j'abandonnerais ma propre maison; et tu balances à abandonner ta patrie, à fuir dans quelque désert, à cacher dans quelque solitude éloignée cette vie coupable réservée aux supplices! Je t'entends me répondre que tu es prêt à partir, si le sénat prononce l'arrêt de ton exil. Non, je ne le proposerai pas au sénat; mais je vais te mettre à portée de connaître ses dispositions à ton égard de manière que tu n'en puisses douter. Catilina, sors de Rome, et, puisque tu attends le mot d'exil, exile-toi de ta patrie. Eh quoi! Catilina, remarques-tu ce silence? et t'en faut-il davantage? Si j'en disais autant à Sextius, à Marcellus, tout consul que je suis, je ne serais pas en sûreté au sénat. Mais c'est à toi que je m'adresse, c'est à toi que j'ordonne l'exil; et, quand le sénat me laisse parler ainsi, il m'approuve; quand il se tait, il prononce: son silence est un décret.
«J'en dis autant des chevaliers romains, de ce corps honorable qui entoure le sénat en si grand nombre, dont tu as pu, en entrant, reconnaître les sentiments et entendre la voix, et dont j'ai peine à retenir la main prête à se porter sur toi. Je te suis garant qu'ils te suivront jusqu'aux portes de cette ville, que depuis si longtemps tu brûles de détruire... Pars donc: tu as tant dit que tu attendais un ordre d'exil qui pût me rendre odieux. Sois content; je l'ai donné; achève, en t'y rendant, d'exciter contre moi cette inimitié dont tu te promets tant d'avantages. Mais, si tu veux me fournir un nouveau sujet de gloire, sors avec le cortége de brigands qui t'est dévoué; sors avec la lie des citoyens; va dans le camp de Mallius; déclare à l'État une guerre impie; va te jeter dans ce repaire où t'appelle depuis longtemps ta fureur insensée. Là, combien tu seras satisfait! quels plaisirs dignes de toi tu vas goûter! à quelle horrible joie tu vas te livrer lorsque, en regardant autour de toi, tu ne pourras plus ni voir ni entendre un seul homme de bien!.... Et vous, pères conscrits, écoutez avec attention, et gravez dans votre mémoire la réponse que je crois devoir faire à des plaintes qui semblent, je l'avoue, avoir quelque justice. Je crois entendre la Patrie, cette Patrie qui m'est plus chère que ma vie, je crois l'entendre me dire: Cicéron, que fais-tu? Quoi! celui que tu reconnais pour mon ennemi, celui qui va porter la guerre dans mon sein, qu'on attend dans un camp de rebelles, l'auteur du crime, le chef de la conjuration, le corrupteur des citoyens, tu le laisses sortir de Rome! tu l'envoies prendre les armes contre la république! tu ne le fais pas charger de fers, traîner à la mort! tu ne le livres pas au plus affreux supplice! Qui t'arrête? Est-ce la discipline de nos ancêtres? Mais souvent des particuliers même ont puni de mort des citoyens séditieux. Sont-ce les lois qui ont borné le châtiment des citoyens coupables? Mais ceux qui se sont déclarés contre la république n'ont jamais joui des droits de citoyen. Crains-tu les reproches de la génération suivante? Mais le peuple romain qui t'a conduit de si bonne heure par tous les degrés d'élévation jusqu'à la première de ses dignités, sans nulle recommandation de tes ancêtres, sans te connaître autrement que par toi-même, le peuple romain obtient donc de toi bien peu de reconnaissance, s'il est quelque considération, quelque crainte qui te fasse oublier le salut de tes concitoyens!
«À cette voix sainte de la République, à ces plaintes qu'elle peut m'adresser, pères conscrits, voici quelle est ma réponse. Si j'avais cru que le meilleur parti à prendre fût de faire périr Catilina, je ne l'aurais pas laissé vivre un moment. En effet, si les plus grands hommes de la république se sont honorés par la mort de Flaccus, de Saturnius, des deux Gracques, je ne devrais pas craindre que la postérité me condamnât pour avoir fait mourir ce brigand, cent fois plus coupable, et meurtrier de ses concitoyens; ou, s'il était possible qu'une action si juste excitât contre moi la haine, il est dans mes principes de regarder comme des titres de gloire les ennemis qu'on se fait par la vertu.
«Mais il est dans cet ordre même, il est des hommes qui ne voient pas tous nos dangers et tous nos maux, ou qui ne veulent pas les voir. Ce sont eux qui ont fortifié la conjuration en refusant d'y croire.
«Entraînés par leur autorité, beaucoup de citoyens aveuglés ou méchants, si j'avais sévi contre Catilina, m'auraient accusé de cruauté et de tyrannie. Aujourd'hui, s'il se rend, comme il l'a résolu, dans le camp de Mallius, il n'y aura personne d'assez insensé pour nier qu'il ait conspiré contre la patrie. Sa mort aurait réprimé les complots qui nous menacent, et ne les aurait pas entièrement étouffés. Mais, s'il emmène avec lui tout cet exécrable ramas d'assassins et d'incendiaires, alors, non-seulement nous aurons détruit cette peste qui s'est accrue et nourrie au milieu de nous, mais même nous aurons anéanti jusqu'aux semences de la corruption.
«Ce n'est pas d'aujourd'hui, pères conscrits, que nous sommes environnés de piéges et d'embûches; mais il semble que tout cet orage de fureur et de crimes ne se soit grossi depuis longtemps que pour éclater sous mon consulat.
«Si parmi tant d'ennemis nous ne frappions que Catilina seul, sa mort nous laisserait respirer, il est vrai; mais le péril subsisterait, et le venin serait renfermé dans le sein de la république. Ainsi donc, je le répète, que les méchants se séparent des bons; que nos ennemis se rassemblent en une seule retraite, qu'ils cessent d'assiéger le consul dans sa maison, les magistrats sur leur tribunal, les pères de Rome dans le sénat, d'amasser des flambeaux pour embraser nos demeures; enfin qu'on puisse voir écrits sur le front de chaque citoyen ses sentiments pour la république.
«Je vous réponds, pères conscrits, qu'il y aura dans vos consuls assez de vigilance, dans cet ordre assez d'autorité, dans celui des chevaliers assez de courage, parmi tous les bons citoyens assez d'accord et d'union, pour qu'au départ de Catilina tout ce que vous pouvez craindre de lui et de ses complices soit à la fois découvert, étouffé et puni.
«Va donc, avec ce présage de notre salut et de ta perte, avec tous les satellites que tes abominables complots ont réunis avec toi, va, dis-je, Catilina, donner le signal d'une guerre sacrilége. Et toi, Jupiter Stator, dont le temple a été élevé par Romulus, sous les mêmes auspices que Rome même! toi, nommé dans tous les temps le soutien de l'empire romain! tu préserveras de la rage de ce brigand tes autels, ces murs et la vie de tous nos citoyens; et tous ces ennemis de Rome, ces déprédateurs de l'Italie, ces scélérats liés entre eux par les mêmes forfaits, seront aussi, vivants et morts, réunis à jamais par les supplices.»
VIII
Nous ne donnerons aujourd'hui que cet éclair de l'éloquence parlée de Cicéron. Les innombrables citations que nous pourrions en faire vous montreraient dans tous les genres de discours ce feu, ce débordement, cet ordre, cette majesté, cette véhémence, cette haute convenance dominant la passion elle-même, cette habileté instinctive qui dit tout ce qu'il faut dire et qui fait penser ce qui ne peut être dit, enfin cette vigueur de l'honnête homme qui prête le nerf de la conscience aux formes les plus académiques de l'art. Mais ce n'est pas le moment. Ce que nous voulons surtout vous faire admirer aujourd'hui, c'est l'homme, c'est l'esprit transcendant, c'est le lettré, c'est l'écrivain, c'est le philosophe. Il est assez connu comme orateur accompli; il ne l'est pas assez comme intelligence suprême et universelle.
IX
Les premiers et les derniers loisirs que laissèrent à Cicéron les proscriptions ou les éclipses de la liberté dans sa patrie, il les consacra, comme nous l'avons dit en commençant, à donner aux jeunes Romains les préceptes de l'art oratoire, dont il leur avait donné déjà tant d'exemples. Voyez comment, dans ses dialogues sur l'Orateur, il apprécie dignement le grand art qu'il se propose d'enseigner:
«J'avance, dit-il, que je ne connais rien de plus beau que de pouvoir, par le talent de la parole, fixer l'attention des hommes rassemblés, charmer les esprits, gouverner les volontés, les pousser ou les retenir à son gré. Ce talent a toujours fleuri, a toujours dominé chez les peuples libres, et surtout dans les États paisibles. Qu'y a-t-il de plus admirable que de voir un seul homme, ou du moins quelques hommes, se faire une puissance particulière d'une faculté naturelle à tous! Quoi de plus agréable à l'esprit et à l'oreille qu'un discours poli, orné, rempli de pensées sages et nobles! Quel magnifique pouvoir que celui qui soumet à la voix d'un seul homme les mouvements de tout un peuple, la religion des juges et la dignité du sénat! Qu'y a-t-il de plus généreux, de plus loyal, que de secourir les suppliants, de relever ceux qui sont abattus, d'écarter les périls, d'assurer aux hommes leur vie, leur liberté, leur patrie! Enfin quel précieux avantage que d'avoir toujours à la main des armes qui peuvent servir à votre défense ou à celle des autres, à défier les méchants ou à repousser leurs attaques!»