IV
Atef Suleyman, le promoteur d’anodins génocides urbains, ne portait pas le signe de l’infamie inscrit sur son front, mais cette négligence de la nature n’empêchait pas les innombrables locataires des immeubles construits par sa société immobilière de le maudire à toute heure du jour et de la nuit, sans compter certains extrémistes qui réclamaient sa mort immédiate. Malheureusement ces invectives d’une populace acrimonieuse, dépourvue de toute culture économique pour apprécier les beautés du capitalisme, n’atteignaient jamais leur destinataire. Celui-ci vivait majestueusement dans le quartier résidentiel de Zamalek, distant de plusieurs kilomètres des nouvelles cités conquises sur le désert où il exerçait sa lucrative industrie. Désabusé par la pérennité des monuments pharaoniques, Suleyman se voulait le promoteur de l’ère des constructions éphémères – emblème de la modernité – qui ne léguaient à la postérité que gravats et poussières. En langage clair, des maisons jetables. L’effondrement prématuré de sa dernière production s’était révélé d’un modernisme particulièrement faste, car parmi les gravats et la poussière gisaient les cadavres d’une cinquantaine d’humains arrivés au bout de leur médiocre existence sans le moindre préavis. Bien que peu enclin aux superstitions, Suleyman n’oubliait jamais, en élaborant ses devis défiant toute concurrence, l’intrusion de la fatalité. Cette catastrophe désastreuse pour sa réputation l’avait intrigué par sa soudaineté. De quel genre était donc cette fatalité qui se comportait avec une telle précipitation sans se soucier des ravages occasionnés par son intempestive maladresse ? Ne pouvait-elle attendre une durée convenable avant de s’attaquer perfidement à un immeuble aux peintures encore fraîches, inauguré par un ministre il y a à peine trois mois ? C’était là une fatalité suspecte et Suleyman la soupçonnait d’être liée à un complot organisé par des ennemis outragés par sa réussite. Il avait toujours cru à l’adage populaire qui assurait que la richesse comme le miel attirait les mouches. Dans le cas présent, il s’agissait de mouches venimeuses qui avaient déjà à plusieurs reprises distillé leur venin en première page d’un journal indépendant et de surcroît – rareté mondiale – incorruptible. Accusé de malversations et de fraudes en tout genre, Suleyman – à l’instar de tous ses pareils – se référait à son honneur comme un alibi irrécusable. Laissant entendre qu’à l’heure où ces pratiques délictueuses avaient lieu, il se trouvait en compagnie de son honneur. Sa mauvaise foi dépassait tellement les normes admises dans sa profession qu’il suscitait l’admiration et la jalousie de ses concurrents plus modérés.
La recherche obsédante du perturbateur d’un programme immobilier voué à sa gloire n’atténuait en rien la colère de Suleyman contre son complice, le frère du ministre. Cet individu lâche et stupide qui avait osé lui envoyer une lettre de rupture pleine d’insinuations graves, tombée actuellement entre les mains d’un inconnu. En ce moment, ce fils de teigneuse devait se cacher chez sa maîtresse, une vieille danseuse du ventre, toute fripée, qu’il entretenait royalement avec l’argent qu’il lui versait en paiement d’importants services plus ou moins licites. En vérité la transformation de l’une de ses plus belles réalisations en ruine de guerre ainsi que les cinquante victimes présumées innocentes ne constituaient qu’un épisode, pénible certes, mais pas au point de nuire à ses affaires. Une hécatombe est toujours suivie tôt ou tard par une autre hécatombe encore plus spectaculaire. Rien ne pouvait arrêter un malheur décidé par le destin, pensait Suleyman soudain saisi par la sagesse. Il lui était permis d’espérer de ce destin un déraillement de train ou un incendie dans un stade. Cette dernière possibilité avait sa préférence, à cause de l’énorme masse de dégénérés qui fréquentaient ce genre d’endroit. En conséquence, le nombre de ces déchets humains carbonisés se compterait par milliers, ce qui rendrait ses cinquante morts à lui complètement ridicules.
Abandonnant ses spéculations éhontés sur d’improbables accidents meurtriers de classe internationale, Suleyman revint à son problème majeur, le seul, l’unique, celui de la fameuse lettre. La divulgation, de quelque manière que ce soit, de ce papier à en-tête du ministère sonnerait la fin d’une collaboration très enrichissante avec d’éminents fonctionnaires qu’Abdelrazak, usant de sa parenté avec un ministre, avait réussi à détourner du droit chemin pour des routes zigzagantes mais pavées de pierres précieuses. Il se promit qu’une fois la lettre récupérée il irait chercher chez sa maîtresse ce minable rejeton d’une mère bigleuse, pour le dorloter et peut-être l’emmener dans un bordel nouvellement ouvert où la plus vieille des pensionnaires n’avait pas plus de seize ans. Cela le changerait un peu de sa danseuse au ventre fripé et le rendrait sûrement plus malléable. Suleyman n’avait pas le choix et il était prêt à employer toutes sortes de bassesses pour faire revenir Abdelrazak sur sa décision de rompre leur complicité. Jusqu’à lui déclarer qu’il ferait de lui son héritier, ce qui serait un affreux mensonge, car la source de sa haine envers ce gredin n’était pas près de tarir. Il n’était pas homme à oublier que cet individu lui avait écrit une lettre impertinente, rédigée dans un style ordurier digne d’un cocher de fiacre, avec l’intention de le déshonorer. Dans son malheur il devait reconnaître qu’Abdelrazak était un élément essentiel au fonctionnement de ces réseaux de corruption sans lesquels aucune sorte d’affaire, pour lui en tout cas, n’était envisageable. S’il consentait à travailler dans l’immobilier à la façon d’un honnête artisan, les gains de sa société descendraient au niveau de ceux d’une fabrique de gargoulettes.
L’inconnu, en l’occurrence un jeune homme se disant étudiant – sans spécifier dans quelle matière – lui avait téléphoné pour lui fixer un rendez-vous dans un célèbre café du quartier populaire d’El Huseini, qui devait sa réputation à sa clientèle, mélange d’intellectuels, de mendiants philosophes, mais aussi de simples acteurs de la vie sans spécialité apparente. Suleyman s’était assis sur sa terrasse prestigieuse pendant des nuits entières à l’époque où il préparait encore ses futurs exploits dans le domaine du vol planifié et légaliste. Le jeune homme prétendait avoir trouvé une lettre portant son adresse sur le trottoir de la rue Rifaat Harb et l’avait ramassée dans le but charitable de la rendre à son propriétaire. Il parlait de la lettre perdue en même temps que son portefeuille – mais sans faire mention de ce dernier objet – et promettait de la lui rendre à leur prochaine rencontre. Sans doute espérait-il lui soutirer quelque argent contre cette remise, ce que Suleyman était disposé à lui accorder sans discussion. Cependant ce rendez-vous avait des relents douteux, il contenait des clauses étranges et contraignantes qui auraient incité même un nouveau-né à la plus grande méfiance. D’abord le choix de la nuit, comme pour une entrevue entre conspirateurs, ensuite ce quartier populaire, terrain propice aux manœuvres équivoques, et, beaucoup plus inquiétant, c’était la présence d’une personne que le soi-disant étudiant avait déclarée très désireuse de l’entretenir dans une relation uniquement mondaine. L’entretenir de quoi ? Un témoin de plus dans cette affaire et bientôt toute la ville qui n’attendait que cela pour ricaner et se réjouir n’ignorerait rien sur le miracle de sa fortune. Dans quelle intention diabolique le jeune homme avait-il mis cette personne dans la confidence ? Cette question ne cessait de le harceler à la façon de ces énigmes qui perdurent sans solution depuis des siècles.
De même qu’une femme laide ne devient pas plus laide avec l’âge, le quartier d’El Huseini n’avait pas subi de dégradations supplémentaires au cours des années. Après avoir garé sa voiture bien loin du lieu de son rendez-vous, Suleyman marchait dans la nuit illuminée par les lumières des cafés, des échoppes et des torchères des marchands ambulants plus que par les lampadaires du gouvernement égarés au fond des ruelles boueuses. Il lui semblait avoir quitté ce quartier la veille tant il reconnaissait certains taudis aux murs fissurés, certaines crevasses ornant les trottoirs, surtout l’une d’elles – toujours en activité – qui avait failli l’estropier dans des temps lointains et oubliés. Par contre, ce qui le surprenait et qui était nouveau et insensé pour sa compréhension, c’était cette atmosphère d’allégresse qu’il sentait autour de lui, une allégresse qui semblait braver l’image ordinairement pittoresque et sombre de la misère. Ce n’était pas pourtant un jour de fête. Tous ces gens qui s’interpellaient bruyamment, se lançaient des quolibets et riaient aux éclats, comme si d’être simplement vivants suffisait à leur bonheur, l’irritaient profondément. Il pressa le pas, ne voulant pas se compromettre dans cette orgie de cris et de joyeuses palabres, car il percevait cette gaieté tonitruante comme une offense à la joie délicate des riches. Dans une boutique de coiffeur, un homme, les pieds nus dans des sandales, se faisait raser la barbe par un jeune apprenti en caleçon de bain. La vision de ce pauvre hère s’adonnant au plaisir luxurieux de se rafraîchir le visage à cette heure tardive augmenta l’irritation de Suleyman et lui inspira diverses suppositions sur les motivations de ce malheureux. L’homme se faisait raser la barbe avant d’aller rejoindre une amante écervelée – forcément écervelée – dans un quelconque bouge des environs. Autre supposition – celle-ci gentiment macabre –, l’homme avait été averti de sa mort au cours de la nuit et il désirait se présenter à la porte du paradis, l’aspect propre et séduisant. Le comportement absurde de cet esthète des bas-fonds continua de l’intriguer jusqu’au moment où il fut abordé par un garçon d’une dizaine d’années vêtu d’une robe toute neuve de couleur safran et qui semblait très impatient de connaître l’heure.
Suleyman regarda l’enfant avec un visible dégoût, et des mots sortirent de sa bouche semblables à des crachats.
— Pourquoi veux-tu savoir l’heure ? Tu as un rendez-vous ?
— Non, répondit l’enfant. Je n’ai pas de rendez-vous.
— Alors à quoi va te servir de savoir l’heure ?
— C’était juste pour parler. Je cherche mon père.
— Je ne comprends pas. Quel rapport a ton père avec ma montre ?
— Je vais t’expliquer. Mon père nous a quittés, ma mère et moi, quand j’étais tout petit. Je ne le connais pas. Ma mère dit qu’il va revenir un jour ou l’autre et qu’il est très riche. Aussi chaque fois que je vois un homme comme toi habillé à la façon des riches, je pense que c’est peut-être lui.
— Qu’est-ce qu’il faisait, ton père ?
— Il était voleur, dit l’enfant avec fierté.
— File d’ici, petit vaurien ! Je ne suis pas ton père.
— Dommage. Tu es exactement son portrait.
Suleyman tenta de lui donner un coup de pied, mais l’enfant s’enfuit et se perdit dans la foule.
Ça devenait insupportable, cette marche nocturne dans ces lieux nauséabonds qu’il avait depuis longtemps chassés de sa mémoire, pour ne plus se rappeler que les décors fastueux des grands hôtels et les alcools bus autour de luxueuses piscines. De nouveau il pensa à Abdelrazak, responsable de sa détresse, et lui souhaita de voir sa mère à l’âge de quatre-vingt-dix ans se prostituer dans un bordel pour lépreux. Et ce n’était là qu’un charmant souhait à côté de ce qu’il lui réservait dans l’avenir. Soudain il s’arrêta pour écouter une voix venue de nulle part, mais qu’il connaissait depuis son enfance. Une radio diffusait les airs adulés de la chanteuse mythique dont la voix accompagnera encore longtemps les hommes dans leurs dérives et leurs amours inassouvis.
Le café des Miroirs avait perdu la plus grande partie de sa dimension historique et sa terrasse n’occupait plus qu’une courte parcelle de trottoir. Rescapés du désastre, quelques miroirs parsemés de moisissures dans leurs cadres dorés restaient encore accrochés aux murs comme pour fournir au café la preuve de son identité. Suleyman ne se formalisa pas de cette déchéance, il s’y attendait. Il s’ingénia à se donner un air aimable et débonnaire avant de rencontrer le jeune inconnu du téléphone. Celui-ci lui avait assuré qu’il le reconnaîtrait facilement car, étant un fervent lecteur de journaux, il avait souvent admiré sa photo en première page à propos d’un scandale financier ou une inculpation de meurtres prémédités. Einfor-mation malgré son côté anecdotique et vaguement insolent avait rassuré Suleyman sur le milieu social du jeune homme et sur son degré d’instruction. Si le jeune homme savait lire, il saurait se conduire de manière honnête et respectueuse devant un aîné. Suleyman croyait beaucoup à l’instruction, bien que lui-même n’en eût reçu aucune. Il voyait déjà l’inconnu admiratif et soumis, entièrement à sa dévotion. Il pénétra sur la terrasse du café la tête bien droite et la moue autoritaire comme s’il posait pour un photographe de presse en vue d’une publicité immobilière.
Ossama l’avait aperçu et s’apprêtait à lui faire signe, mais Karamallah le retint par le bras. Le maître voulait observer de loin, rien qu’un moment, l’infâme en circulation, sa démarche et son maintien au milieu d’un public particulièrement imbu de son irrespect envers la fortune. Il eut droit à un spectacle ahurissant. Suleyman inspectait la terrasse avec l’œil d’un patron venu embaucher des ouvriers en chômage et qui se rend compte qu’il a devant lui une bande de fainéants qui n’avaient rien de mieux à faire que de fumer des narguilés, jouer au tric-trac ou déblatérer contre le gouvernement avec d’énormes éclats de rire. Tous ces gens qui se prélassaient dans la mollesse et l’oisiveté semblaient avoir le don de l’exaspérer. Il donnait l’impression d’un homme tombé au fond d’une fosse et qui attend d’improbables sauveteurs. Finalement, Ossama se mit debout et l’invita à venir s’asseoir à leur table. La vue du jeune homme conforta Suleyman dans sa bonne opinion touchant son éducation et le rang social de sa famille. Vu de près le soi-disant étudiant était vêtu très élégamment et l’homme plus âgé assis à côté de lui semblait lui aussi rivaliser dans l’art de l’habillement. Une fausse note dans cette présentation alerta toutefois sa méfiance. Car les deux élégants qui avaient acquis ses suffrages étaient accompagnés d’un troisième homme, au crâne rasé et pourvu d’une barbe noire qui lui cachait la moitié du visage. Ce personnage portait une robe de soie écrue ouverte sur son large cou et des lunettes aux verres fumés qui le faisaient ressembler à un tueur de comédie. Il était à craindre que cet invité inattendu ne troublât l’entretien idyllique que Suleyman avait imaginé. Il était urgent de savoir pour quel motif la présence de cet intrus qui déparait l’assemblée avait été jugée indispensable. Si c’était en tant qu’observateur neutre, on aurait pu mieux choisir. Avec cette épine dans la tête, Suleyman s’avança vers la table où l’attendaient les terribles meneurs d’un jeu hilarant.
— Bienvenue ! s’exclama Karamallah. Quel honneur ! Assieds-toi. C’est un jour de miel ! Permets-moi de me présenter, excellence ! Je m’appelle Karamallah et voici le professeur Nimr et notre jeune ami Ossama à qui nous devons l’immense bonheur de te rencontrer. Une célébrité de ton importance n’a pas besoin de se présenter. Tu es connu dans le monde entier. Est-ce que je me trompe ?
— Tu es bien aimable, je ne mérite pas tant d’éloges, répondit Suleyman qui ne quittait pas Nimr des yeux. Puis-je demander ce qu’enseigne le professeur Nimr ? Si je ne suis pas indiscret.
— Pas du tout. Je suis heureux de t’apprendre que le professeur Nimr enseigne la sociologie. Bien qu’en ce moment il soit en vacances, à la suite d’un chagrin d’amour.
— La sociologie, dis-tu ? J’en ai entendu parler. Quelle est cette science ?
— La sociologie, reprit Karamallah, est la science de la survie en société. Le professeur Nimr enseigne à de jeunes garçons comment se débrouiller dans la vie.
— Qu’Allah le garde ! C’est un homme de bien. Je n’ai pas eu la chance de rencontrer quelqu’un comme lui dans ma jeunesse.
— Je trouve au contraire que tu as eu beaucoup de chance, dit sentencieusement Karamallah.
— Pourquoi donc ? demanda Suleyman, interloqué par cette voyance un peu tardive.
— Parce qu’aucun de ses élèves n’a fait fortune. Voilà pourquoi je disais que tu as eu de la chance.
— C’est bien triste. Il doit certainement exister une raison à cet échec général.
Suleyman s’engageait plus loin qu’il n’aurait voulu, mais les circonstances ne lui offraient aucune espèce d’échappatoire. Son interlocuteur dirigeait la conversation et il eût été inconvenant de sa part de ne pas le suivre dans ses formulations un peu hâtives. On n’était qu’au début de l’entretien et il lui fallait se montrer aimable, compréhensif et même capable de générosité. A cet effet, il avait apporté avec lui une somme d’argent judicieusement calculée qu’il prévoyait de déposer sur la table au moment opportun pour activer la transaction. Dans son esprit, rien n’avait changé, les affaires continuaient, seulement avec d’autres partenaires.
— Je sais, reprit Karamallah, que mon ami Nimr m’excusera, mais il m’a toujours semblé que son enseignement manquait de virulence. Il prêchait à ses élèves la vertu, le dédain de l’argent et la modestie dans leur participation à l’avenir du monde. Peux-tu me dire, excellence, toi qui connais les écueils et les difficultés du commerce, peut-on faire fortune avec de la vertu ? Je te pose cette question fondamentale qui remonte aux temps les plus anciens parce que c’est dans ce but que je tenais à te voir.
Suleyman regarda ses trois compagnons à tour de rôle, espérant d’eux un signe, une indication qui le mettrait sur la voie d’une réponse adéquate. Mais ceux-ci semblaient plutôt s’amuser de son hésitation.
— C’est plus compliqué que ça, dit-il enfin comme en s’excusant.
— Réponse sublime ! s’écria Karamallah. Je te remercie de me l’avoir fournie. Mais je n’attendais pas moins de toi, excellence.
L’émerveillement de Karamallah n’était pas feint ; il était vraiment surpris par la persistance et l’ampleur d’une pensée inepte qu’il croyait incapable de fleurir sur des terres ensoleillées. Ainsi la vieille idée émise par d’illustres penseurs originaires des froides contrées, selon laquelle le monde serait compliqué et absurde, avait traversé les océans et les frontières pour venir se nicher dans la cervelle d’un abominable escroc des bords du Nil. Cette vilenie qui consistait à nier la simplicité édénique du monde servait les intérêts des puissants puisqu’elle justifiait tous les déboires endurés par les masses ignorantes. Karamallah s’élevait de toute la force de son amour de la vie contre cette pernicieuse désinformation.
— Ton excellence peut-elle nous parler de sa réussite personnelle, suggéra Ossama. Je dois t’avouer que pour moi cela relève de la magie.
— Il n’y a aucune magie là-dedans, assura Suleyman. C’est l’acharnement au travail qui est à la base de ma réussite.
— Une si belle réussite, déclara Karamallah. Malheureusement gâchée par cette épouvantable catastrophe. J’en suis désolé pour toi. C’est le mauvais sort ou je ne m’y connais pas. Ou bien as-tu une autre explication ?
— J’en suis moi-même très désolé, tu peux m’en croire. Mais on ne peut rien contre les catastrophes naturelles. C’est une malédiction qui n’épargne personne. Aussi je ne me plains pas.
— Des catastrophes naturelles, s’étonna Karamallah. Que veux-tu dire ?
— Qu’Allah te garde d’une pareille situation. Qui donc pouvait s’attendre à un tremblement de terre par une belle nuit d’été tranquille ? Eh bien la terre a tremblé, créant autour de la cité El Nasr un insondable mystère. On ne saura jamais ni pourquoi ni comment j’ai été victime de ce caprice de la nature.
— Un tremblement de terre où ça ? s’inquiéta Nimr qui enleva ses lunettes pour appréhender l’événement avec une vision plus nette.
— Inutile de t’alarmer, lui conseilla Karamallah. Nous avons échappé à ce tremblement de terre puisqu’il ne nous a pas fait l’honneur de passer dans notre voisinage. Je considère qu’il a manqué de tact à notre égard.
Ce discours plaisant de Karamallah parut à Suleyman plein de sous-entendus et comme une réfutation maligne du beau conte qu’il venait de raconter.
— Comment, vous n’étiez pas au courant, dit-il en prenant l’air abasourdi par l’incroyable ignorance de ses interlocuteurs à propos d’une nouvelle aussi terrifiante. C’est vrai que la cité El Nasr est assez éloignée pour qu’on ne puisse entendre ce qui s’y passe. Et puis le gouvernement a fait part aux journaux de son désir de ne pas ébruiter cet incident, afin que la population n’en sache rien. Mais je croyais que des gens ayant votre instruction devaient en avoir entendu parler dans certains cercles d’intellectuels ricaneurs toujours à l’affût d’un scandale.
— Non, dit Karamallah, comme tu le vois, même des gens ayant notre instruction n’étaient pas au courant. Cependant tu viens de nous réjouir le cœur. Je suis heureux d’apprendre, ainsi que mes compagnons, que la cause réelle de l’effondrement de cet immeuble est due à une catastrophe naturelle et non à des éléments de construction défaillants. Les martyrs immolés sous ses décombres ne pourront accuser que l’acariâtre nature.
— Sur mon honneur, c’est la pure vérité, assura Suleyman. D’ailleurs cela a été certifié par deux experts que j’ai fait venir de l’étranger pour éliminer toute dénonciation de fraude. Ils ont examiné chaque gravat, analysé l’air aux alentours du site et conclu qu’il s’agissait bien d’un tremblement de terre. Ces scientifiques m’ont coûté assez d’argent pour que j’attache de l’importance à leur conclusion.
— Je remarque, dit Ossama, que les tremblements de terre ont toujours lieu dans les régions les plus pauvres du globe. C’est à se demander si la nature n’a pas horreur des pauvres.
— Ça prouve seulement que la nature se conduit aussi salement que les hommes avec les pauvres, admit Karamallah, mais ce sont là des idées frivoles et qui n’intéressent nullement notre éminent invité.
Il est peu de dire que Karamallah se réjouissait de cette rencontre qu’il avait organisée dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’inédit sur l’ignominie dans toute sa gloire. Il était suffoqué d’admiration pour le cynisme inventif de l’homme à l’immeuble foudroyé. Cette trouvaille d’un séisme sélectif prenant son immeuble pour cible méritait d’être notée comme un progrès décisif dans la longue histoire de l’abjection humaine. Tout ce que craignait Karamallah, c’était de ne pouvoir maîtriser ses sarcasmes au point de contrarier Suleyman et le voir mettre un terme à ce festin de l’esprit.
Suleyman croyait avoir – en recourant comme toujours à son honneur – berné Karamallah et ses amis, et il les regardait avec la suffisance de quelqu’un innocenté par des experts étrangers. Son mépris ou son inconscience envers la capacité des gens à assimiler ses mensonges lui assuraient une parfaite sérénité dans l’existence. Personne ne lui avait parlé de la lettre et il ne comprenait pas le silence qu’on observait à ce sujet, comme s’il s’agissait d’une affaire louche. Il ignorait qu’Os-sama – suivant les instructions du maître – ne devait aborder ce problème que le plus tard possible afin de faire durer le plaisir. Aussi le jeune homme ressentait-il l’urgence de relancer la conversation lorsqu’il fut devancé par Suleyman qui avait décidé tout à coup qu’il était temps de s’occuper de cette scandaleuse missive, œuvre d’un imbécile notoire, en s’adressant directement à Ossama, détenteur présumé de la chose.
— Dois-je te rappeler que je suis ici pour parler d’une certaine affaire ? Je suis prêt à accéder à toute proposition de ta part pour la remise de cette lettre.
— Quelle proposition ? demanda Ossama. Je n’ai aucune proposition à te faire.
— Il est à craindre que tu ne me comprennes pas. Je te répète que je suis prêt à payer une somme raisonnable. Tu n’as qu’à me fixer un chiffre. Ne sois pas intimidé. Je suis quelqu’un de très compréhensif
— Comment peux-tu croire que notre jeune ami s’abaisserait à recevoir de l’argent de toi ! s’indigna Karamallah. Tu es pardonnable, car tu ignores tout de son origine. Ossama est un prince, il a été élevé dans la soie et nourri au miel. Mais il est trop modeste pour faire état de son titre. Il préfère être un simple citoyen.
— Excuse-moi, je ne pouvais pas deviner, murmura Suleyman, vraiment affecté par sa bévue.
— Son père le prince Mohsen a dû s’exiler après la révolution, continua Karamallah que cette nouvelle biographie d’Ossama semblait amuser infiniment. Mais l’histoire devient triste, quand on apprit le suicide du prince. Ne pouvant vivre loin de son pays, il s’était donné la mort.
Victime de sa propre mythomanie, Suleyman était disposé à croire n’importe quoi. Aussi s’adressa-t-il à Ossama avec tout le respect qu’on doit à un descendant d’une famille royale, même dissoute.
— Mais s’il ne s’agit pas d’argent, de quoi s’agit-il ? Je voudrais bien savoir.
— Mais de rien, répondit Ossama, lequel, élu prince par la grâce de Karamallah, essayait de s’imprégner de son nouveau rôle. En vérité, en tant qu’étudiant en architecture, je voulais surtout par cette rencontre discuter avec toi, promoteur célèbre et dont les merveilleuses constructions sont la gloire de notre pays, d’un problème très contemporain qui déchire en ce moment l’université. Doit-on construire des immeubles de durée illimitée ou bien de durée moyenne, limitée à quelques années ? Combien d’années ? Question affolante, n’est-ce pas ? Dix, vingt ans ? Personne n’est d’accord sur ce point. J’espérais qu’avec ton expérience tu pouvais m’éclairer et peut-être me donner quelques conseils, de quoi me faire valoir auprès de mes condisciples.
— Nous ne sommes pas à l’époque des pharaons, dit Suleyman, flatté d’être reconnu comme expert en architecture. Mon avis, si tu tiens à le connaître, c’est qu’il faut construire pour une durée limitée, sinon ce sera la débâcle et la fin de l’immobilier.
— Et pourquoi donc ? interrogea Ossama fortement intéressé et tendant l’oreille, comme pour capter le moindre mot de cette leçon magistrale.
— C’est la logique même. Si tu construis des immeubles qui doivent durer éternellement, il arrivera un moment où il n’y aura plus de terrains libres pour en construire d’autres. Regarde les pyramides. Il ne viendrait à personne dans ce pays l’idée de construire une pyramide. La place est prise depuis quatre mille ans. Par contre on en construit à l’étranger. C’est même la grande mode dans l’architecture moderne.
Plus que du contentement, une fierté de criminel endurci animait Suleyman après cette leçon de modernité assénée à un futur architecte. Il commençait à se sentir à l’aise malgré l’obscurité qui continuait de planer sur le destin de sa lettre. Prince ou pas, il trouvait Ossama particulièrement séduisant pour être le fils qu’il n’avait pu avoir. Cela l’amena à penser à sa famille, à sa femme devenue aussi grosse qu’une chanteuse d’opéra à force de manger des sucreries et à sa fille Anissa qui le traitait de voleur et qui refusait son argent sous prétexte qu’il le prenait dans la poche des pauvres. Où voulait-elle qu’il le prît ? Elle disait qu’elle étudiait le droit pour plaider contre les types de son espèce et les envoyer en prison. Toutes ces années passées à amasser une fortune en économisant sur le béton pour s’entendre dire de pareilles balivernes par son unique héritière, il y avait là de quoi mortifier même un assassin. Mais ce bref séjour par la pensée parmi les siens ne laissa en lui aucune trace d’amertume ; les paroles d’une femme resteront éternellement vides de sens. Il revint à l’objet initial de sa présence dans ce café, mais cette fois avec une approche nouvelle, agréable à sa vanité. Il était parvenu à croire que la lenteur et les ambiguïtés qui présidaient à cette rencontre n’avaient rien de malveillant, mais qu’elles correspondaient à un vœu ardent de ses compagnons de prolonger l’entretien pour le plaisir de l’écouter parler. Un plaisir qu’il partageait lui-même. N’hésitant pas un instant, il reprit le cours de son exposé sur l’avantage des constructions éphémères, montrant ainsi qu’il n’était pas hostile à une conversation éducative.
— Je disais donc que certains immeubles doivent disparaître afin de laisser la place à de nouvelles constructions.
— Disparaître comment, avec leurs locataires ? insinua perfidement Karamallah.
— Certainement pas. Nous ne sommes pas des sauvages.
— Son excellence peut-elle m’expliquer alors comment prévoir cette disparition ?
— C’est une question de dosage. Il s’agit de calculer au plus juste la profondeur des fondations, l’épaisseur des murs et surtout veiller à ne pas gaspiller le béton, comme s’il s’agissait de pépins de pastèques.
— Tu es un homme extraordinaire, dit Karamallah. Comment ai-je pu vivre jusqu’à maintenant sans te connaître ? Eh bien, voilà une lacune réparée.
— Je ne suis qu’un simple serviteur de la nation.
— La nation t’en sera reconnaissante, lui prédit Karamallah. Pourvu que les séismes aillent faire preuve de leur efficacité loin de tes immeubles.
— C’est ma prière quotidienne, affirma Suleyman.
Tout autour d’eux les discussions et l’euphorie générale s’amplifiaient à mesure que la nuit s’avançait et que l’air de la terrasse s’imprégnait de la fumée odorante du haschich mélangé au tabac des narguilés. Ossama n’avait pas la rigueur ni la maîtrise de Karamallah et il éprouvait de la peine à contenir sa gaieté. Il avait l’impression, comme dans un rêve effrayant, qu’il ne pourrait pas longtemps encore étouffer une explosion de rire. Il était chargé d’une mission qui devait aboutir à une apothéose foudroyante pour l’homme aux constructions précaires et qui nécessitait de sa part une attitude compatible avec sa position d’étudiant nouvellement affublé d’une responsabilité princière. Jusqu’au moment où il lui faudrait révéler à Suleyman le sort dévolu à sa lettre, il lui était interdit de s’abandonner aux joies de l’ironie. Sa jeunesse enflammée l’incitait à ne plus retarder ce moment et il se demandait si Karamallah avait assez appris de ce dignitaire d’un ordre scélérat, ou bien s’il voulait se repaître de toutes les couleurs de l’infamie.
Comme si Suleyman avait deviné la lassitude d’Ossama et son souhait d’en finir, il s’adressa directement au jeune homme.
— Alors, prince, si on parlait de la lettre, dit-il d’un ton aimable mais résolu. Je présume que tu la portes sur toi.
— Pour ça, oui, répondit Ossama, on peut dire que je la porte sur moi. Et même d’une façon que tu ne devineras jamais.
— Eh bien, montre-la moi, dit Suleyman avec une certaine nervosité. Il semblait se douter que quelque chose d’insolite se préparait contre lui et que cette chose allait irrémédiablement briser sa sérénité de citoyen intouchable.
— Ce n’est pas aussi simple, dit Ossama de manière évasive comme s’il parlait à un enfant qui l’ennuyait avec ses questions. Pourquoi es-tu si pressé ? Notre compagnie ne te plaît pas ?
Suleyman fit un effort sur lui-même et parut réfléchir. La conversation avec le prince devenait de plus en plus opaque et il sentait ses facultés mentales vaciller devant tant de dérobades et d’énigmes répétées.
— Il faut quand même que nous finissions par nous entendre. Je ne vais pas rester ici toute la nuit, malgré tout le plaisir que j’éprouve en votre compagnie. Je suis un homme d’affaires et mon temps est compté. Je te prie de me dire enfin ce que tu exiges pour me rendre cette lettre.
— Je te l’ai dit, je ne veux rien. Cette lettre, je la porte sur moi et elle ne me quittera jamais. Elle me sert comme amulette. Depuis que je l’ai trouvée, je ne crains plus rien. Je te laisse en juger. Le jour même où je l’ai ramassée sur le trottoir, un taxi qui roulait comme à son habitude avec l’espoir de supprimer quelques passants a failli m’écraser. J’ai compris alors que j’avais été sauvé d’une mort atroce par la magie que dégageait cette lettre.
— Quelle imprudence ! Je te défends de faire l’extravagant avec ma lettre.
Ossama ouvrit sa chemise et exhiba un étui en cuir attaché à son cour par une mince chaîne d’argent.
— Elle est là, ta lettre. Je suis encore trop jeune pour avoir un honneur crédible. Aussi je compte sur toi qui possèdes un honneur légalisé et reconnu par toutes les autorités pour me servir d’alibi en cas de malheur.
La colère s’empara de Suleyman dont le visage se boursoufla et prit une teinte verdâtre ; on eût dit un ballon gonflé par un souffle venu de l’enfer. Il se pencha sur la table et dit sur un ton qui menaçait au-delà d’Ossama tous les révoltés de la planète :
— Dis-moi, prince, tu ne serais pas un voleur ?
Ossama se mit debout, s’inclina cérémonieusement et dit d’une voix humble et pleine de contrition :
— Un tout petit voleur devant toi, excellence !
Nimr éclata de rire, un rire qui ne ressemblait à aucun autre, un rire révolutionnaire, le rire de quelqu’un qui vient de découvrir la face ignoble et grotesque des puissants de ce monde.
Fin