III

 

 

Ce n’était pas par goût des stèles funéraires, ni pour parfaire des connaissances métaphysiques au cours de subtiles conversations avec les morts que le lettré Karamallah avait élu domicile dans ce cimetière de renommée mondiale depuis que des milliers de sans-logis s’y étaient installés sans demander la permission à personne. D’ailleurs personne ne s’avisa de s’offusquer à propos de cette ruée de miséreux dans un lieu réservé au repos éternel, sauf peut-être quelques défunts atrabilaires et ennemis du genre humain. Pour Karamallah le choix de cette austère résidence avait pour origine le despotisme d’un gouvernement imperméable à l’humour et férocement hostile à toute information ayant quelque rapport avec la vérité. Condamné à la prison et interdit de publication pour insulte envers un chef d’État étranger, il s’était trouvé à sa libération privé de toute activité littéraire rentable et, de plus, harcelé quotidiennement par une bande de créanciers sans éducation. Bien que confiant dans l’inéluctable dénouement de toute tragédie, il lui parut plaisant de porter un coup fatal à ses oppresseurs en disparaissant sans laisser d’adresse. Dans un moment d’extrême euphorie, il se souvint qu’il possédait en héritage un bien inaliénable à l’abri des huissiers et des prédateurs de justice. Cet héritage, malheureusement improductif, n’était autre que le mausolée familial, érigé dans ce célèbre cimetière devenu en quelques années un site touristique pour étrangers lassés des vestiges pharaoniques. Dès le lendemain de cette illumination, Karamallah quitta son appartement du centre de la ville et, avec l’aide d’un charretier de sa connaissance, il fit transporter quelques meubles dans le mausolée et s’y réfugia en attendant que ses ennuis se diluent dans l’immense malheur universel. C’était un principe de sa philosophie que les problèmes se résolvent d’eux-mêmes si on n’y prête pas attention. Loin de le démoraliser, le fait d’habiter dans un cimetière le combla de bonheur, comme le début d’une merveilleuse aventure. Il lui plaisait de vivre au milieu d’une population rebelle, vivants et morts confondus dans une même ignorance de toute autorité. Dans cette atmosphère de civilité et de condoléances obligées, il était sûr au moins d’échapper aux terrifiants imbéciles qui le pourchassaient aux terrasses des cafés pour l’entretenir de leurs déboires domestiques. Enfin, il avait la satisfaction de ne rien devoir à une canaille de propriétaire. Après des années de séparation d’avec ses parents, Karamallah éprouvait le plaisir de se retrouver avec les siens, mais sans les différends et les altercations qui surgissent toujours dans toute réunion entre vivants.

Le mausolée ne brillait pas par sa magnificence, aussi éloignait-il la médisance et la suspicion envers son locataire. Il aurait déplu à Karamallah de séjourner dans un édifice trop somptueux et il rendait hommage à l’architecte qui avait conçu ce monument funèbre avec l’imagination bornée d’un fonctionnaire de police. Debout sur le seuil de la pièce qui servait normalement de salon de réception aux familles éplorées, Karamallah, tout en fumant une cigarette, regardait dans le lointain le mont Mokatam dont les contreforts noyés dans une brume de chaleur semblaient l’ultime horizon proposé à sa vue. Un jour, songeait-il, il irait vivre là-haut, dans une cabane, tel un ermite qui observerait l’humanité avec sérénité et compassion. Mais ce n’était qu’un projet idéaliste, car il savait qu’il ne pouvait s’éloigner des hommes et de leurs turpitudes. Sans cesse il avait médité sur la lâcheté des peuples et leur soumission à l’impudence de gouvernants iniques. Cette obligeance consentie aux tyrans, laquelle confinait souvent à la dévotion, provoquait en lui un perpétuel étonnement. Il en était arrivé à croire que la majorité des humains n’aspirait qu’à l’esclavage. Longtemps il s’était demandé par quel stratagème cette énorme entreprise de mystification organisée par les possédants avait pu s’étendre et prospérer sur tous les continents. Il faut dire que Karamallah appartenait à cette catégorie de vrais aristocrates qui ont rejeté comme des habits crasseux toutes les valeurs et tous les dogmes institués par ces infâmes personnages le long des siècles pour perpétuer leur domination. Ainsi la persistance du pouvoir de ces chiens puants sur la planète n’altérait en rien sa joie d’exister. Bien au contraire, leurs actions stupides et criminelles étaient pour lui une source inépuisable de sujets divertissants. Au point de s’avouer parfois qu’il regretterait pour sa satisfaction personnelle la disparition de cette engeance, par crainte de l’ennui que dégagerait une humanité débarrassée de sa vermine.

Le cimetière stagnait dans un calme précaire ayant pour cause l’heure sacrée de la sieste. Même les enfants, abrutis par les imprécations maternelles, avaient cessé leurs jeux bruyants et leur insolence obscène… De temps en temps arrivait par rafales dans l’air surchauffé, comme l’écho d’une souffrance indicible, les lamentations des pleureuses, mercenaires zélées de la douleur, vouées à l’outrance. Des milans tournoyaient dans l’azur au-dessus des tombes, rapaces malchanceux, réduits à chercher leur nourriture dans les poubelles de la misère. Un vieillard à barbe blanche, traînant au bout d’une corde un âne rachitique, passa devant le mausolée et salua Karamallah d’un léger hochement de tête, digne d’un monarque en exil. Sans doute un charretier sans travail qui se promenait avec son âne pour exhiber devant le monde sa vaillance dans l’adversité. Mais ce qui troubla Karamallah, ce fut le regard de l’âne ; un regard attristé et en même temps accusateur, comme si Karamallah avait été l’ordonnateur de sa déchéance.

Il jeta sa cigarette et rentra dans la pièce pour retrouver sa visiteuse. La jeune fille, assise devant le bureau du maître, recopiait avec application les notes qu’elle avait prises durant leur entretien de l’après-midi. Cette étudiante de dix-neuf ans, prénommée Nahed, avait projeté d’écrire une thèse sur sa philosophie de la dérision et ses multiples démêlés avec un pouvoir incurablement ignare. Karamallah, qui avait en horreur tout ce qui ressemblait à un diplôme – chemin assuré vers l’esclavage –, s’était laissé convaincre par délicatesse, car la jeune fille n’était pas belle, et il se sentait incapable de refuser quoi que ce soit à un être disgracieux. Même s’il s’agissait d’une chose aussi extravagante qu’une thèse sur son œuvre. Depuis bientôt un mois, elle venait chaque après-midi fouiller au plus profond de sa pensée avec le délire fiévreux d’une malade questionnant son médecin. Elle voulait toujours en savoir davantage, comme si après cela elle devait mourir. Karamallah répondait à ses interrogations fébriles avec gentillesse et beaucoup d’amusement. La tentative de la jeune fille d’officialiser une philosophie qui préconisait une autre réalité que celle instaurée par les donneurs de diplômes lui paraissait une fantaisie assez dangereuse pour son avenir. Tout ce qu’il lui apprenait sur sa conception du monde était de façon radicale à l’opposé de ce que l’on enseignait dans les écoles et les universités. Il était certain que cet étrange ouvrage auquel s’adonnait la jeune fille, s’il devait sortir de la clandestinité, lui vaudrait tout au plus d’être fichée par la police comme élément subversif à surveiller attentivement. Toutefois, en dépit de ce scepticisme absolu, il lui souhaitait de réussir dans sa folle démarche en spéculant sur l’impondérable, c’est-à-dire qu’elle avait toujours une chance de tomber sur des examinateurs incultes ou tout simplement aveugles. Il comprenait son ambition de vouloir s’affranchir de son médiocre milieu par l’acquis prestigieux d’un diplôme. Le parchemin représentait pour tous les exclus du banditisme légal une sorte de relique sacrée, même si elle ne servait à rien, sauf à la mettre dans son cercueil après être morte de faim.

Karamallah connaissait maintenant suffisamment la jeune fille pour lui prêter un destin hors de l’ordinaire. A chacune de ses visites elle lui apportait de menus cadeaux, objets de valeur indécise, et dont il n’avait nullement l’emploi. Il la soupçonnait de les voler dans divers magasins de la ville, car elle était issue d’une famille très pauvre. Ces offrandes d’allure innocente et pratiquement inutilisables commençaient à le préoccuper à cause des dangers encourus par la jeune fille. Il n’était pas contre le vol, activité jouissant d’une approbation internationale et conditionnée seulement par le niveau des sommes volées. Mais se faire prendre et risquer la prison pour de si piètres larcins, c’était le piège idiot par excellence. Lui-même aurait sûrement choisi le métier de voleur si très jeune il n’avait eu la grâce de comprendre qu’il pouvait combattre l’imposture par des moyens plus satisfaisants pour l’esprit que la classique bombe artisanale. En tout cas il fallait mettre un terme à cette débauche de rapines avant que le mausolée de ses parents ne devienne une boutique de receleur. L’affaire était délicate. Comment parler à la jeune fille sans lui dévoiler son inquiétude sur la provenance de tous ces petits cadeaux dont elle le comblait ? Il s’approcha d’elle et posa avec force sa main sur son épaule comme pour la réveiller d’un rêve déraisonnable. Nahed s’arrêta d’écrire et se retourna en souriant. Son sourire gardait encore un peu de cette affliction originelle, commune à tous les déshérités. Parfois il semblait à Karamallah que son visage acquérait une sorte de beauté fugitive par l’effet d’une alchimie aussi complexe que le mystère de la création. Avait-il été par paresse ou insouciance incapable de deviner la beauté cachée de cette fille ? C’était vrai qu’à leur première rencontre il avait très peu regardé la pauvre étudiante, de peur qu’elle ne décelât le malaise qu’il éprouvait toujours en face d’une femme laide. Il se demandait à présent avec une risible appréhension s’il devait attribuer ce changement incroyable à l’atmosphère du mausolée ou plus précisément à ses discours hérétiques. Que Nahed se soit épanouie au contact de ses écrits était une hypothèse énorme et inacceptable pour son intelligence. Elle lui avait raconté une histoire de toute évidence véridique, et qui méritait d’être longuement méditée. Un jour qu’elle était malade et décidée par dégoût de tout à se laisser mourir, une amie lui avait apporté un de ses livres. Pour complaire à son amie qui lui avait recommandé cette lecture, elle prit le livre et commença à lire sans grand enthousiasme. Ce n’est que plus tard, sa lecture terminée et le livre refermé, qu’elle ressentit dans tout son corps un bien-être extraordinaire. Elle n’était plus malade et ne désirait nullement mourir. Elle avait quitté son lit animée d’une ardente volonté de vivre et, s’étant habillée de sa plus jolie robe, elle était sortie dans la rue clamer son bonheur et sa délivrance. Elle pensait avoir appris quelque chose d’une gravité exceptionnelle, sans savoir au juste quoi, mais ce dont elle était sûre, c’est que sa vision du monde avait changé pour l’éternité. Puis, au bout d’un moment, elle avait ajouté : c’était comme au lendemain d’une révolution, quand le tyran est mort et que les gens vous sourient sans vous connaître parce qu’ils sont heureux. Karamallah savait, lui, que la mort du tyran ne signifiait pas la fin de la tyrannie, mais pour ne pas désespérer la jeune fille, il renonça à démolir cette naïve image de la révolution.

— Je vais m’en aller maintenant, dit Nahed. J’ai abusé de ton temps précieux.

— Ne te tourmente pas pour ça. Je ne suis pas de ceux qui se livrent à des travaux souvent inutiles, en croyant remplir leur part d’un rite obligatoire. Le seul temps précieux, ma chère Nahed, est celui que l’homme consacre à la réflexion. C’est une de ces vérités indécentes qu’abominent les marchands d’esclaves.

— Il est quand même étonnant que la vérité n’éclate pas aux yeux de tous les hommes !

— Détrompe-toi. La vérité est connue de tout le monde, mais une chose connue de tout le monde n’a aucune valeur monnayable. Tu imagines les salauds qui contrôlent l’information vendant des vérités… Dans le meilleur des cas on se moquerait d’eux. Pour une raison bien simple. Il n’y a aucun avenir dans la vérité, tandis que le mensonge est porteur de vastes espérances.

Nahed se mit à rire. Elle riait souvent en sa compagnie, comme pour lui montrer qu’elle avait assimilé son enseignement et qu’elle considérait désormais la vie avec l’intention d’en être l’instigatrice et non le docile instrument. Karamallah fut de nouveau saisi par un éclair fugace qui illumina le visage de la jeune fille. Il la regardait, les yeux soudain emplis de gratitude envers l’artisan invisible de cette émouvante transfiguration.

— Chaque fois que je viens ici, tu me soulages d’un poids. Je me sens toujours plus légère en quittant ce cimetière qui est devenu pour moi un lieu magique où tout semble si facile.

Karamallah fit quelques pas vers la porte, observa l’allée déserte sous le soleil, puis revint vers la jeune fille. Il dit sur le ton d’une plaisanterie :

— Sais-tu que, tout à l’heure, un âne famélique conduit par son patron vers l’abattoir m’a jeté un regard accusateur ?

— Tu te moques de moi, maître ! Comment sais-tu que c’était un regard accusateur ?

— Parce qu’il me suffit de voir une vieille femme peinant à marcher, un homme frappé d’une horrible infirmité ou seulement un enfant qui pleure, pour me sentir coupable de ce qu’il leur arrive. Je pense que, n’accordant moi-même aucune importance au malheur, celui des autres m’apparaît comme une dénonciation permanente de ma désinvolture. Mais laissons l’âne à son destin. Et parlons un peu de toi. Depuis quelque temps je pense à te dire que tu n’es pas obligée de m’apporter tous ces cadeaux chaque fois que tu viens me voir. Je ne sais plus quoi faire avec toute cette richesse qui fait que ce mausolée va ressembler à un musée.

— Mais tu es riche, maître. Tout l’or de la terre ne peut t’enrichir davantage. Ce que tu appelles des cadeaux ne sont que de petites marques d’amitié contre l’oubli. Je sais que tu vas encore rire de moi, mais avec tout le respect que je te dois, je t’avoue que j’ai peur de disparaître de ta mémoire à l’instant où j’aurai terminé mon travail.

— Pourquoi t’oublierais-je ? Tu seras toujours la bienvenue dans ma demeure, que ce soit ici ou ailleurs. Alors dis-moi d’où t’est venue cette idée idiote ?

Nahed hésita à répondre, ses traits se crispèrent et son visage reprit son aspect disgracieux, comme pour appuyer une pénible confession.

— Voilà, dit-elle en fuyant le regard de Karamallah. Je sais que tu n’aimes que les filles très jeunes et très jolies. Et moi je suis vieille et laide. C’est pourquoi je croyais que tu n’aurais plus envie de me revoir.

Elle finit sa phrase et le regarda alors dans les yeux, attendant son verdict.

D’abord la stupéfaction, puis, comme une douleur lente, le remords assaillit Karamallah sans le moindre avertissement. Le remords d’une cruauté inconsciente. N’avait-il pas blessé la jeune fille par une attitude distante et peut-être même trahi son déplaisir sans s’en rendre compte ? Elle avait risqué la prison pour lui laisser d’elle un souvenir, et cela Karamallah ne pouvait l’effacer par aucune espèce de dérision.

— Excuse-moi, dit-il avec l’air d’un comédien pas très sûr de connaître son texte, si je ne t’ai jamais complimentée sur ton physique. Cette façon servile de séduire une femme m’a toujours rebuté, mais puisque tu as voulu aborder ce sujet, je veux bien te dire que tu es mieux que belle, car ton visage apparemment ordinaire a quelque chose d’énigmatique et parfois de troublant qu’aucune des jolies filles que tu me suspectes d’aimer ne possédera jamais. Es-tu satisfaite à présent ? Et me crois-tu ?

— Je crois tout ce que tu dis, maître. Même quand tu as l’air de plaisanter…

Karamallah se félicita intérieurement. Il venait d’échapper à un de ces traquenards que seules les femmes savent inventer et dont aucune philosophie ancienne ou moderne n’était jamais parvenue à analyser le mécanisme. D’en être sorti de façon si brillante le poussa à régler sans attendre une question de bienséance depuis longtemps en suspens entre lui et la jeune fille. Elle l’agaçait spécialement par son comportement de disciple soumise et respectueuse. Karamallah méprisait les éloges d’une société qui n’avait de respect que pour les fripouilles. Il ressentait toute révérence à son égard comme une insulte déguisée. Au fond il ne voyait rien ni personne qui méritât la moindre vénération. Dans ce cimetière envahi et dégradé par la misère des vivants, seuls les morts, pour leur discrétion et leur silence, avaient droit à son respect.

— Nahed, ma fille ! Tu ne me dois aucun respect. Tout le monde se croit respectable ou aspire à l’être. Fais-moi la grâce de ne pas me confondre avec cette masse de tarés.

Depuis que Karamallah lui avait signalé le charme ambigu de son visage, Nahed était restée les yeux fixés dans le vague, semblant se contempler dans un miroir imaginaire. La requête de Karamallah l’arracha à cette sublime contemplation.

— Je ne te confondrai jamais avec personne. Mais te manquer de respect serait de ma part de l’insolence.

— C’est exactement ce que je veux. Que tu sois insolente. Ça mettrait un peu d’animation dans nos entretiens, car ton respect me fatigue et m’endort.

Nahed se leva, ramassa ses cahiers et les rangea dans un cartable en faux cuir, puis s’inclina cérémonieusement devant Karamallah, inaugurant par cette parodie les débuts de sa jeune insolence. Elle portait une robe de coton noire, sans manches, vêture emblématique pour s’aventurer dans un cimetière. Karamallah aurait voulu lui dire qu’il n’était pas nécessaire d’être en tenue de deuil pour accéder à son mausolée, puis il pensa que peut-être la jeune fille ne possédait que cette robe et il s’abstint de le faire. Il la suivit jusqu’à la porte et la regarda s’éloigner, silhouette noire et fragile dans la brutale clarté du soleil, balançant son cartable comme une arme contre les abus de la fatalité.

Karamallah allait se retirer dans son mausolée, quand il vit arriver dans l’allée poussiéreuse deux hommes dont il reconnut l’un d’eux – malgré une vaine métamorphose – comme étant Nimr, le célèbre pickpocket, une ancienne et divertissante connaissance du temps de son incarcération. Nimr était accompagné d’un jeune homme habillé à la dernière mode, l’air endormi et qui marchait comme un somnambule pressé de retrouver son lit. De toute évidence ces deux personnages avaient l’intention de lui rendre visite, car ils n’étaient précédés d’aucun cortège funèbre. Il les attendit donc avec l’assurance d’un après-midi plein de surprises et de plaisantes discussions. Nimr l’avait beaucoup amusé durant leur séjour dans la même cellule.

Bien qu’illettré, c’était un vrai sage qui parlait avec autorité de sa carrière mouvementée de voleur malchanceux et d’éducateur émérite de la jeunesse délinquante. Mais qui était ce jeune homme à l’allure excentrique, et pour quelle raison obscure Nimr, entré dans la clandestinité, s’exposait-il avec un individu capable d’ameuter les populations locales par sa mise rutilante ? Confronté à cette énigme, Karamallah ne douta plus des délices que cette visite lui réservait.

Les deux hommes étaient à présent devant lui, et Nimr s’inclina comme s’il déposait en offrande son crâne rasé au maître. Pour lui Karamallah incarnait la suprême vérité, cette vérité combattue par toutes les nations du monde à l’égal d’un virus contagieux. Il resta un instant courbé, puis il releva la tête et dit d’une voix morne, celle d’un homme maltraité par le destin :

— Pardonne-moi de te déranger, maître ! Mais il s’agit d’une affaire exceptionnelle. Permets-moi d’abord de te présenter l’un de mes anciens élèves qui a réussi de manière éclatante dans un métier injustement conspué.

— Je m’en serais aperçu tout seul, ironisa Karamallah. Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer cette réussite. C’est un jour heureux pour moi d’accueillir cette jeunesse triomphante.

— Qu’est-ce que tu attends, fils de chien ! pour saluer le maître, ordonna Nimr décidé à prouver son ascendant sur ses anciens élèves, fussent-ils au sommet de leur art.

Ossama s’approcha et serra la main de Karamallah avec l’anxiété de quelqu’un venu consulter un oracle.

— Tu ne me déranges jamais, mon cher Nimr, tu devrais le savoir, reprit Karamallah. Je peux même te dire que j’espérais une visite comme la tienne. En ce moment l’actualité est désespérément dépourvue d’événements réjouissants. Ni scandale financier, ni guerre civile, ni assassinat politique. C’est le vide complet. On dirait que tous les salopards sont morts ou partis en vacances. Mais entrez donc. Bienvenue à toi et à ton glorieux élève.

Karamallah s’effaça pour laisser passer ses visiteurs. Ossama hésita un instant, puis rapidement il franchit le seuil du mausolée avec l’impression d’entrer définitivement dans un autre univers. Il était fortement épaté par la courtoisie et l’aisance avec lesquelles Karamallah les invitait à pénétrer dans une tombe. On eût dit un prince recevant dans son palais une délégation venue lui apporter les dernières nouvelles de son royaume. Nimr, qui ne semblait guère dépaysé dans ce logis improvisé, ne l’avait pas trompé en décrivant Karamallah comme un être d’exception. Le jeune homme reconnaissait volontiers que non seulement le personnage était remarquable, mais qu’il évoluait dans une réalité merveilleusement adaptée à sa mesure. Jamais il n’avait imaginé qu’un jour il se trouverait dans un pareil lieu sous le regard d’un inconnu narquois et pourtant terriblement proche. Pourquoi avait-il accepté si facilement de suivre Nimr dans cette expédition ? N’était-ce pas plutôt lui qui avait entraîné son ancien professeur et non le contraire ? Il se persuada que des forces étrangères à sa raison l’avaient conduit jusqu’ici pour une rencontre d’une importance capitale. Cette perspective lui procura une inquiétante félicité.

— Asseyez-vous, les convia Karamallah en leur indiquant le divan qui lui servait de lit. Lui-même alla s’asseoir sur la chaise de son bureau.

Ossama respirait avec défiance. Il craignait l’odeur des cadavres ensevelis à proximité et surtout d’être contaminé par de supposés microbes rôdant dans la pièce. Il mit quelque temps pour s’habituer à sa situation. Les quelques meubles qu’il voyait autour de lui et les nombreux livres entassés sur le bureau le rassurèrent par leur banalité. Après tout, cette pièce ressemblait à n’importe quelle chambre dans un appartement en ville. Il oublia le cimetière et la présence des morts pour étudier leur hôte avec les yeux d’un orphelin choisissant un père parmi d’autres prétendants à l’adoption. L’homme qu’il observait devait avoir une cinquantaine d’années malgré son sourire d’enfant malicieux et son visage glabre affichant une constante jubilation, à croire qu’un décret divin l’avait investi pour toujours d’un bonheur exclusif. Il n’était vêtu que d’un peignoir de soie jaune et les pieds nus dans des babouches de cuir rouge. Ossama était obligé d’admettre que leur hôte, en dépit de cette simplicité vestimentaire, conservait plus de prestance et de hauteur que lui-même avec toute sa panoplie de costumes chèrement payés chez les meilleurs tailleurs de la capitale. A partir de cette constatation, il se sentit vaguement malheureux.

— Alors quelle est cette affaire exceptionnelle ? demanda Karamallah en dévisageant ses visiteurs avec l’humeur joyeuse de celui qui s’attend à l’annonce d’un héritage.

— C’est une histoire arrivée à mon brillant élève ici présent, répondit Nimr sur un ton professoral, oubliant qu’il ne s’adressait pas à un jeune voleur stagiaire. M’ayant fait part de sa préoccupation et de son incertitude, j’ai pensé naturellement que tu étais la seule personne capable de le conseiller. Car c’est une affaire qui demande un esprit éclairé parce qu’elle comporte de multiples dangers… En un mot, c’est une bombe !

— J’écoute avec toute l’attention requise, dit Karamallah, sincèrement ébloui par ce début.

Ossama s’était vite consolé de sa défaite devant la supériorité esthétique de Karamallah mais il demeurait perplexe. Il essayait de comprendre pourquoi Karamallah semblait tellement se réjouir d’une histoire dont il ignorait encore le moindre commencement. Il se rappela qu’à leur arrivée leur hôte les avait accueillis comme s’il les attendait de longue date pour commencer d’étranges festivités.

— Allons, raconte ton histoire au maître, ordonna Nimr à son ancien élève. Et sois humble, ne te vante pas trop de tes accointances dans la belle société. Rien d’autre que ce que tu m’as dit.

Le moment était arrivé pour Ossama de faire le récit de son aventure au profit du maître, et il le fit d’une manière froide et précise, mais non sans émettre quelques détails sur la moralité de sa victime, le dénommé Suleyman, promoteur immobilier et auteur à succès d’une magistrale catastrophe.

— Montre-moi cette lettre, dit Karamallah de plus en plus séduit. Il ne s’était pas illusionné, l’après-midi s’annonçait prodigieusement amusant.

Le jeune homme s’empressa de sortir la lettre de sa poche et la lui tendit avec toute la confiance due à l’intelligence. Karamallah se saisit de la lettre et se mit à la lire. Tandis qu’il avançait dans sa lecture, son visage exprimait un contentement intense, donnant l’impression qu’il lisait la passionnante missive d’une amoureuse impubère et de noble ascendance. Cela dura un long moment et il apparut à ses visiteurs que le maître n’arrivait pas à se lasser du plaisir que lui procurait cette lettre.

— Cette lettre, c’est du miel, dit enfin Karamallah en s’esclaffant ! Il est certain qu’elle ne m’apprend rien sur ce promoteur de ruines dont la réputation de crapule est notoire. Par contre je ne savais pas que son complice, le frère dévoyé du ministre, bien connu dans le milieu de l’escroquerie légalisée, pouvait rédiger un tel chef-d’œuvre d’humour noir. Il y a là de quoi me réjouir pour plusieurs jours.

Nimr resta un moment en attente, puis il eut l’air déçu du voleur qui, ayant volé un bijou réputé de grande valeur, s’aperçoit que c’est de la camelote. La conclusion de Karamallah sur une affaire aussi grave n’avait rien de flamboyant et n’était pas faite pour rehausser son prestige auprès de son ancien élève. Il aurait tant voulu montrer à ce dernier qu’il fréquentait des gens instruits, des savants capables de résoudre les problèmes les plus ardus, mais il n’avait réussi avec cette lettre, au contenu pourtant explosif, qu’à amuser le maître. Malgré sa déconvenue, il ne perdit pas l’espoir et il fit à Ossama, hébété par l’incompréhension, une mimique lui signifiant de prendre patience.

— Nous espérions, maître, que tu nous dirais ce qu’il faut faire de cette lettre, se hasarda Nimr. Allons-nous l’enterrer dans ce cimetière ou bien la lancer comme une bombe sur la ville ? Ne penses-tu pas que les journaux paieraient cher une copie de cette lettre ? Il y a là un fameux scandale.

— Nimr, mon frère, tu es une sommité dans ta profession, mais permets-moi de t’apprendre que cette lettre ne provoquera aucun scandale de quelque importance. Parce que le banditisme dans les hautes sphères d’une société est une péripétie admise dans tous les pays du monde. Le peuple s’y est habitué et applaudit à ce genre d’exploit. Mon avis est qu’il faudrait trouver autre chose. Quelque chose d’original et surtout de plaisant. Inutile d’offrir un pareil cadeau aux imbéciles. Gardons-la pour nous.

— Qu’est-ce que tu proposes ?

— Je ne sais pas encore. Cette affaire est tellement grotesque qu’elle devrait m’inspirer quelque grandiose solution. Et la plus désopilante possible.

Cette déclaration réconforta Ossama qui jusqu’ici se morfondait à cause du manque de sérieux que Karamallah accordait à son histoire. Enfin le maître s’était engagé – à sa manière, il est vrai – à trouver une solution au problème posé par cette lettre ; une solution plaisante qui aurait dû le choquer, mais qui bizarrement lui parut attrayante et non dénuée d’une férocité destructrice. Ainsi sa visite dans ce lointain cimetière au bout d’une randonnée à travers les ruelles boueuses ne se terminerait pas par un échec. Il commençait à subir le charme indicible de son hôte, sans pouvoir expliquer cette superbe et cette jubilation intérieure chez un homme vivant dans un mausolée. Comment un environnement aussi macabre pouvait-il produire, à part l’indifférence, cette vitalité excessive au service de la dérision ? Il y avait là le signe d’une intelligence évoluant dans un espace dégagé de tous les ineptes préjugés qui assombrissent la vie des hommes. Et il eut soudain conscience de sa stupidité pour n’avoir pas su déceler le côté dérisoire des souffrances qui avaient accablé sa jeunesse. Assurément Karamallah était le prophète d’un combat original contre les agents patentés de l’imposture.

Karamallah souriait d’aise à la perspective qui lui était offerte de dénouer une crise d’une importance nationale. Il avait toujours fait confiance au hasard. En recevant tout à l’heure ses visiteurs, il avait eu l’assurance qu’ils lui apportaient de la bruyante capitale quelques versions inédites de la sottise humaine susceptibles de le divertir. Mais il ne s’attendait pas à un tel festin.

— J’aimerais rencontrer ce Suleyman, dit-il. Il me semble même qu’une conversation avec cet homme serait d’un intérêt plus que réjouissant. Une vraie fête de l’esprit.

— Que veux-tu dire ? s’inquiéta Nimr.

— Un homme capable d’anéantir une cinquantaine de personnes en fraudant sur les matériaux de construction, rien que pour accumuler plus d’argent, ne te paraît-il pas quelqu’un de fréquentable ?

— Maître, tue-moi, mais par Allah ! explique-toi.

— Écoute, cet homme représente toute l’infamie universelle. Jusqu’à présent je ne connaissais de lui que son portrait dans les journaux. Avec cette lettre providentielle, j’ai peut-être l’occasion de le voir de près. On apprend toujours quelque chose en côtoyant l’infamie.

— Que peux-tu apprendre de cet homme sans honneur ?

— Mon cher Nimr, voilà encore un préjugé à jeter à la poubelle. Sache que l’honneur est une notion abstraite, inventée comme toujours par la caste des dominateurs pour que le plus pauvre des pauvres puisse s’enorgueillir d’un avoir fantomatique qui ne coûte rien à personne.

— Mais alors, s’écria Nimr, tu viens de me dépouiller de la seule chose vendable que je possédais encore. Je me retrouve encore plus pauvre qu’avant de venir ici.

— J’avoue que je ne vois pas le rapport entre ma formulation de l’honneur et ta soudaine pauvreté.

— Eh bien, expliqua Nimr, j’ai souvent entendu des gens dire que leur honneur n’était pas à vendre. Je pensais qu’un jour ou l’autre quelqu’un me proposerait d’acheter mon honneur. Tu viens de me priver de la plus rentable transaction de ma vie.

— Ne t’en fais pas. Tu peux toujours le vendre, ton honneur. Tout le monde n’est pas au courant, nous sommes seulement quelques-uns à le savoir. Te voilà rassuré.

— Je suis d’accord avec toi, dit Ossama sortant de sa réserve. J’ai appris beaucoup de choses en si peu de temps que je partirai d’ici plus riche, bien que sans honneur. Mais qu’importe l’honneur si j’ai pu approcher un homme tel que toi.

Karamallah le regarda comme s’il le voyait pour la première fois. Il avait été obnubilé par cette lettre opportunément soumise à sa sagacité au point d’oublier celui qui en était l’industrieux fournisseur. Ce jeune voleur, élève infortuné de Nimr, avait su échapper au misérabilisme de son éducateur, pour initier une stratégie vestimentaire lui permettant de voler les riches. Instinctivement, il avait saisi la faille d’une société basée sur l’apparence. Cela méritait son estime.

— Je sais que je peux compter sur toi, dit-il à son jeune visiteur, avec cet élan fraternel qu’il réservait à ceux de sa race. Pour commencer, on peut utiliser cette lettre pour exercer sur Suleyman une pression l’obligeant à accepter une rencontre des plus mondaines dans un café de la ville. Il est toujours profitable de dialoguer avec ce genre de personnage. C’est ainsi que l’on apprend que l’infamie n’a pas de limites ni de frontières.

— Je suis à tes ordres, répondit Ossama. Que dois-je faire ?

— Viens me voir demain. Nous établirons ensemble un plan de guerre joyeuse contre ce sinistre promoteur de décombres.

— Je suis parfaitement à l’aise dans cette sorte de guerre, promit Ossama.

Nimr leva les bras vers le plafond, comme s’il invoquait la faveur du ciel, mais ce n’était qu’un geste naturel devant l’insupportable. Il était indigné par la connivence impudique et inexplicable entre Karamallah et son ancien élève.