II

 

 

Le taxi avait déposé Ossama aux abords du quartier de Sayeda Zenab. C’était dans ce quartier populaire qu’il était né et avait vécu adolescent et il ne convenait pas, par simple décence, de s’exhiber sortant d’un taxi devant une population qui l’avait connu habillé de hardes et les pieds nus. A vrai dire, le jeune homme ne retournait dans cette agglomération pouilleuse que pour rendre visite à son père, un ancien ouvrier devenu aveugle à la suite d’un coup de matraque asséné sur sa tête par un policier au cours d’une émeute consécutive à l’augmentation du prix de certains produits alimentaires indispensables à la survie de presque la totalité des citoyens. Cela s’était passé avant la révolution des militaires et, depuis, il vivait reclus dans un logement au premier étage d’une maison rafistolée et maintenue debout grâce aux incantations répétées de ses locataires. Sans jamais formuler la moindre plainte ni la moindre malédiction contre les responsables de son infirmité, le vieux Moaz coulait des jours paisibles, la révolution ayant raffermi en lui la conviction que son sacrifice avait du moins servi à l’instauration d’une société plus juste envers les travailleurs. Sa cécité lui interdisait de se rendre compte de ce qu’il était advenu de cette révolution et Ossama qui avait, lui, des yeux pour voir s’abstenait de l’en informer, ne voulant pas désespérer le vieillard à propos d’une péripétie depuis longtemps oubliée.

La foule était plus clairsemée que dans les larges artères du centre, car le quartier n’incitait guère à la promenade. Au lieu des vitrines alléchantes par leur contenu et leur aspect florissant, on n’y voyait que des échoppes d’artisans, des vendeurs de légumes, des restaurants de fèves et autres commerces similaires du genre miteux. Beaucoup de ces rescapés du travail se prélassaient aux terrasses ombreuses des cafés à la manière de riches rentiers oublieux de l’heure et de la hausse des prix. Les gémissements d’amour d’une chanteuse émanant de plusieurs radios à la fois noyaient de ses voluptueuses sonorités le bruyant désordre de la rue. Ossama reçut sur son passage les salutations de plusieurs commerçants qui s’exclamèrent devant sa bonne mine et l’opulence de sa mise, et il répondit à leurs compliments avec une suave modestie. Dans le quartier, et surtout dans la rue où habitait son père, tout le monde était au courant de sa réussite dans les affaires et ne manquait pas de l’en féliciter à chaque occasion. C’est comblé de paroles louangeuses qu’il atteignit la maison à l’avenir incertain visiblement inchangée depuis sa dernière visite. Il s’arrêta et inspecta de l’air d’un moribond face à son futur mausolée la façade étayée par des madriers, lesquels paraissaient aussi délabrés que les murs qu’ils étaient censés soutenir. Ossama était téméraire mais pas au point de mourir par étourderie, avec surtout la honte posthume que l’on exhumât son corps de sous les décombres associé à des cadavres de basse qualité. C’eût été un outrage à son intelligence. Bien souvent il avait conjuré son père de déménager dans une maison plus solide, mais le vieux Moaz refusait obstinément de quitter les lieux sous le prétexte que partout ailleurs ça serait pour lui la même nuit noire. Ne pas voir les prémices d’une catastrophe prochaine justifiait sa détermination à ne pas en tenir compte. Ossama en conçut que dans certains cas la cécité devenait un privilège. Il pria le ciel de veiller sur l’équilibre précaire de la maison durant le temps de sa visite, puis passa le porche et monta l’escalier d’un pas prudent en retenant sa respiration de peur que son souffle ne favorisât un écroulement prématuré. Heureusement il n’y avait qu’un étage à franchir et il arriva bien vite devant la porte du logis paternel. Cette porte n’était jamais fermée à clef Ossama l’ouvrit avec précaution et pénétra dans une pièce aménagée en salle de séjour évoquant l’intérieur d’un honorable fonctionnaire à la retraite.

Le vieux Moaz était assis devant la fenêtre ouverte, dans un fauteuil en velours rouge et bois doré, le visage tendu vers la rumeur intarissable de la rue qui semblait constituer pour lui le seul lien qui l’attachait encore aux hommes. Son attitude pleine de noblesse jointe à la magnificence du siège qu’il occupait faisait songer à un monarque déchu n’ayant emporté dans son exil que son trône, symbole de son autorité perdue. L’intrusion d’Ossama dans la pièce ne modifia en rien l’expression de son agrément à écouter les bruits discordants du trafic et les appels imagés des vendeurs ambulants. Il demanda, sans se retourner :

— C’est toi, Zakiya ?

— Ce n’est que moi, père.

L’aveugle tourna son visage vers son fils et le fixa avec l’intensité de celui qui cherche son chemin dans les ténèbres, comme s’il tentait de discerner en lui les signes de la joie ou de la tristesse. Ses yeux avaient conservé leur aspect normal, car seul le nerf optique avait été touché lors du fameux coup de matraque. Malgré cela le vieux Moaz avait acquis au long des années ce masque de gravité et de profonde sagesse qu’on observe chez les aveugles aux orbites creuses et qui fascine de manière angoissante la plupart des voyants. Ossama se demandait souvent si la cécité rendait l’homme plus profond ou si ce n’était qu’une sotte superstition. Il n’était jamais parvenu à analyser ce phénomène.

— Sois le bienvenu, mon fils. J’étais en train de penser aux bienfaits de la révolution. J’ai l’impression qu’il y a plus de mouvements, plus d’activités dans le quartier. J’entends les gens rire et s’interpeller avec humour comme si la vie était devenue pour eux quelque chose d’agréable. Cela me soulage de constater chaque jour que le bonheur n’est plus l’apanage des puissants.

Ossama s’assit sur une chaise près de son père et jeta un regard désabusé par la fenêtre. L’aveugle avait raison. Seulement ce qui lui semblait être une effervescence due aux acquis de la révolution n’était en fait que le résultat d’un accroissement irrésistible de la population. Sans doute avait-il oublié que ses compatriotes avaient toujours gardé leur sens de l’humour en dehors de toutes considérations idéologiques. On eût dit que le coup de matraque ne l’avait pas seulement aveuglé, mais avait aussi obscurci sa mémoire. Comme d’habitude Ossama se déroba à toute discussion sur les mérites d’une révolution qui n’existait que dans l’esprit de son père. Il jugea plus sain de détourner la conversation vers un sujet plus trivial et il s’enquit de l’absence de cette affreuse Zakiya, la femme de ménage, qui prenait ses aises avec les heures de travail.

— Est-ce que Zakiya n’est pas encore venue ?

— Elle ne va pas tarder. C’est une brave femme et elle s’occupe de moi avec beaucoup d’humanité.

Ossama devait convenir que la pièce était propre, les meubles bien astiqués et que la robe que portait son père était soigneusement lavée et repassée. N’empêche qu’il soupçonnait la brave femme de visées maritales à l’encontre de l’infirme. Avec tout l’argent qu’il donnait pour l’entretien du vieillard, elle le prenait sans doute pour un banquier ou un faux-monnayeur. Elle était en outre affublée d’une figure rébarbative de femme répudiée successivement par tous les maris qu’elle avait pu circonvenir à l’aide de sortilèges. L’idée de l’avoir pour marâtre était tellement repoussante qu’il n’hésita pas à mettre en garde son père – par le biais d’un jugement esthétique – contre les manigances de cette femelle trop heureuse de convoler enfin avec un aveugle.

— Je ne lui reproche qu’une chose. Elle est vraiment trop laide.

— Que m’importe sa laideur. Sa beauté me serait aussi indifférente. Tu oublies, mon fils, que je suis aveugle.

Ce rappel à l’évidence plongea Ossama dans une rêverie amère. Il avait des moments de distraction concernant l’infirmité de son père. Mais de là à croire que ce dernier pouvait se soucier des traits charmants ou disgracieux de la femme de ménage, il y avait de quoi s’alarmer. Il pensa racheter sa bévue en s’acquittant sans plus attendre de l’objet de sa visite.

— Pardonne-moi, père, de ne pas être venu plus tôt. Je suis submergé de travail. Aujourd’hui encore j’ai dû discuter pendant des heures avec un promoteur immobilier, un homme d’une importance nationale et très dur dans les négociations. Il s’agissait d’une grosse commande de ciment. J’ai fini par conclure l’affaire. Aussi t’ai-je apporté un peu d’argent.

Ossama sortit le portefeuille en peau de crocodile qu’il avait subtilisé au promoteur immobilier et en retira quelques billets de dix livres qu’il posa sur les genoux de son père avec une certaine gêne, comme si ce dernier pouvait en deviner la provenance. Il avait parfois le sentiment que l’aveugle n’était pas dupe de sa réussite sociale et pendant quelques secondes il épia le visage paternel, pensant y saisir un sourire complice. Mais le visage austère, anobli par le malheur, ne révéla aucun signe de connivence. Rassuré sur ce point et son devoir filial accompli, il lui restait encore à convaincre le vieillard de quitter cette maison de la mort certaine avant qu’il ne soit trop tard. Ce sujet de conversation, repris à chacune de ses visites, avait du moins l’avantage d’atténuer sa frayeur par la perspective d’un proche déménagement. Il lui devenait de plus en plus pénible de s’aventurer dans ce piège de charpentes et de pierres pourries tout prêt à l’engloutir à la moindre secousse.

— Il faut que je te parle, père.

— Je t’écoute, mon fils. Tu as des ennuis ?

— De gros ennuis. Je m’inquiète pour ta sécurité. Il est urgent que tu quittes cette maison. A chaque instant elle peut s’écrouler rien qu’au passage d’une charrette trop chargée ou aux criailleries d’une commère invectivant sa progéniture. Je te conjure de me faire confiance.

Le vieux Moaz leva la main comme pour soutenir la maison et prévenir une catastrophe imminente.

— Nous sommes entre les mains d’Allah, mon fils. Nous ne pouvons rien contre sa volonté. Si cette maison doit s’écrouler un jour, elle le fera par sa seule décision. Quant à moi, je te l’ai dit, je ne veux pas m’en aller de ce quartier. C’est là que je vivrai jusqu’à ma mort. Je ne veux pas mourir à l’étranger.

— Mais il ne s’agit pas de partir à l’étranger. Je te propose seulement de te loger dans une maison susceptible de résister encore quelques années à l’effondrement. Il y en a encore et même dans ce quartier. Je m’occuperai de tout le déménagement. Comme ça je n’aurai pas à m’inquiéter sur ton sort pendant que je traite des affaires d’une grande importance pour le pays. Veux-tu nuire au pays par ton obstination ?

— Si je fais tort au pays, que le pays me pardonne. Mais tu ne devras pas te tourmenter à mon sujet. Je suis à la fin de ma vie et qu’importe la façon de mourir. A ce propos j’ai un service à te demander. J’aimerais que tu m’achètes quelques chaises, peut-être une douzaine. Sois assez bon pour y penser. Ce n’est pas très pressé, mais il vaut mieux s’y prendre à l’avance, je compte sur toi, tu es un bon fils.

Ossama resta quelques secondes ahuri, se demandant si son père divaguait ou bien s’il avait l’intention de donner une fête pour célébrer l’anniversaire de la révolution. Il n’osait pas l’interroger par crainte de l’entendre lui confier un projet de ce genre. Assurément la maison ne tiendrait pas longtemps, assaillie qu’elle serait par la masse des invités. Mais quels invités ? Son père n’entretenait de relations qu’avec Zakiya, la femme de ménage. Se pourrait-il qu’elle fut arrivée à ses fins et que le vieillard songeât à se meubler fastueusement en prévision de son mariage ? Cette supposition alarma tellement Ossama qu’il s’écria, comme dans un cauchemar :

— Des chaises ! Pourquoi as-tu besoin d’une douzaine de chaises ?

— Je pense aux gens qui viendront à mon enterrement. Il ne faudrait pas qu’ils restent debout. Ça serait un manque de bienséance.

— Quels gens, père ! Tu connais beaucoup de gens ?

— Il y aura mes anciens camarades d’usine. Je suis sûr qu’ils n’ont pas oublié que c’est en combattant ensemble que j’ai reçu ce coup de matraque qui m’a ôté la vue. Peut-être aussi que le gouvernement révolutionnaire enverra l’un de ses ministres. Pour lui, il y aura ce fauteuil que tu m’as offert et qui sera libéré à mon décès. Il pourra s’y asseoir sans se sentir dépaysé. Tu vois, j’ai tout prévu pour que mon enterrement se passe dans la décence et la dignité.

Ossama faillit éclater de rire en imaginant un membre du gouvernement installé dans ce fauteuil recouvert de velours rouge et en bois doré comme dans son bureau ministériel, mais il fut pris de compassion pour l’inconscience de l’aveugle et il réprima sa gaieté. Ainsi le vieux Moaz, après tant d’années, croyait encore que ses anciens camarades d’usine se rappelaient sa bravoure durant l’émeute et que le gouvernement le considérait comme un martyr de la répression royaliste. Une pareille croyance dans la conduite des hommes méritait le respect dû à une créature atteinte d’aliénation.

— Bien sûr, dit-il. Il est certain que le gouvernement te doit au moins une médaille pour ta glorieuse attitude sous la monarchie. Je vais en parler à l’un de mes amis haut placé dans l’administration. Une décoration ne leur coûtera rien et ils seront enfin lavés de la honte de t’avoir ignoré si longtemps.

Ossama était résolu à lui acheter lui-même une médaille, mais l’aveugle hocha la tête en signe de refus et son visage habituellement serein se contracta comme sous l’effet d’une excessive répugnance aux honneurs.

— Je ne veux pas de médaille. Je remercie Allah de m’avoir donné un fils tel que toi. Si on m’honore dans le quartier, c’est en raison de ta réussite dans les affaires. Si le gouvernement devait accorder une médaille à quelqu’un, ça serait à toi, mon fils. Je mourrai content en sachant que le pouvoir révolutionnaire attache de l’importance à tes talents.

Etre décoré par le gouvernement en récompense de ses talents était une idée sublime qu’Ossama évalua comme le sommet de la dérision. Certes, tous les gouvernements du monde ne lésinaient pas dans la distribution de distinctions honorifiques aux grandes valeurs qui soutiennent leur pouvoir, mais il était tout à fait improbable qu’ils songeassent à offrir un de ces colifichets à un modeste voleur en marge de son époque. De toute façon, son exclusion des faveurs gouvernementales n’empêchait pas Ossama de se décerner des félicitations chaque fois qu’il amoindrissait par ses talents de pickpocket les profits frauduleux de l’un de ces chacals médaillés ou pas. Il resta un moment silencieux, jubilant intérieurement, encore sous l’influence de cette cocasse et attrayante conversation avec son père. Ce dernier attribua ce silence à l’affliction qu’éprouvait son fils devant son refus de déménager de cette maison certainement usée par le temps mais garantie de durer par la foi de ses locataires. Il dit, en homme sage et confiant en la providence :

— Cette maison, mon fils, a été construite il y a plus de cent ans, pourquoi irait-elle s’affaisser maintenant ? La plupart des maisons du quartier sont encore plus vieilles. Et puis, il y a ici d’autres locataires qui n’ont aucun lieu où se réfugier. Serai-je le seul à fuir le désastre ? Si le ciel l’ordonne, je partagerai le sort de mes voisins.

Ossama savait son père miséricordieux envers autrui, mais son intention de s’immoler avec tout le groupe des locataires dépassait la simple pitié ; elle révélait un ténébreux orgueil, un ultime défi à l’injustice. Le jeune homme en fut troublé comme par l’apparition d’une femme précieuse et nue dans une contrée désertique. Le vieux Moaz n’avait donc pas tout perdu, il conservait dans sa nuit perpétuelle le seul luxe du pauvre, cette dignité qui l’avait autrefois lancé dans la lutte contre l’oppression. Seulement cet orgueil enfoui comme un trésor sous les traits débonnaires d’un vieillard à la limite de sa vie n’allait lui servir à présent qu’à braver un désastre naturel inscrit depuis toujours dans les murs d’une maison vétusté. Tout cela était assez poignant, mais Ossama ne ressentait aucune attirance pour ce mode de suicide collectif et démocratique. Sa visite ayant atteint le temps nécessaire à la décence, il s’apprêtait à partir quand des coups d’une sonorité effroyable furent frappés à la porte. Ces coups résonnèrent aux oreilles d’Ossama pareils à des craquements sinistres, prélude à l’effondrement de la maison. Il sursauta sur sa chaise et voulut s’élancer pour emporter son père dans la rue, quand l’entrée de Zakiya l’arrêta dans son élan. Celle-ci, qui pour annoncer sa venue n’avait pas craint de démolir la porte, était une femme d’une quarantaine d’années, aux formes gigantesques, et affublée de cette laideur angoissante rappelant les visages des damnés brûlant dans les flammes de l’enfer. La rudesse de ses manières et sa manie de malmener les objets qui avaient la prétention de se trouver sur son chemin en faisaient l’auxiliaire idéale du danger qui planait sur la maison. Une telle femme pouvait d’un geste un peu trop violent ébranler une forteresse. Inutile de dire que sa présence dans la pièce n’augurait rien de bon pour la sécurité d’Ossama et qu’elle renforça son désir de quitter au plus vite un endroit devenu soudainement catastrophique.

Zakiya alla d’abord déposer un sac de victuailles dans le coin de la cuisine, puis se tourna vers Ossama en s’exclamant d’une voix forte, aux intonations viriles :

— Voilà le plus beau, le plus illustre des princes ! Qu’Allah te garde, excellence.

Elle se précipita sur Ossama comme une goule assoiffée de sang et s’empara de sa main pour la baiser. Mais le jeune homme retira promptement sa main et recula, horrifié par cet abominable attouchement.

— Eh bien, dit-il, puisque tu es là, je vais pouvoir m’en aller. J’ai beaucoup à faire aujourd’hui. Prends bien soin de mon père, sinon je te coupe la gorge.

A peine sorti dans la rue, Ossama ressentit les mêmes symptômes d’allégresse qu’un condamné à mort gracié au dernier moment. Il pressa le pas, désireux de partir le plus loin possible de la maison sinistrée. Libéré enfin de sa crainte de subir le même sort que les cinquante locataires de l’immeuble construit par l’infâme promoteur, il avait retrouvé son humour et sa causticité au contact de la foule qui évoluait dans ce quartier populaire ouvert à tous les miracles. Son éthique lui interdisant d’exercer son métier sur des miséreux, il songeait surtout à la lettre dont la divulgation devait achever de façon éclatante la réputation déjà fortement endommagée de son destinataire et celle encore plus valeureuse de son complice – le frère du ministre – présentement ignorée du public.

Tout en s’émerveillant de détenir une telle preuve contre le frère d’un membre éminent du gouvernement, il restait désespéré par son incompétence à s’en servir. Devenu par un décret divin le dépositaire d’un scandale de niveau ministériel, il se sentait dans l’obligation de promouvoir sa diffusion dans tout le pays et même au-delà des frontières, dans le but d’amuser d’autres peuples moins informés sur la scélératesse de leurs dirigeants. Mais comment faire démarrer un projet aussi ambitieux ? Proposer la lettre à un journal était une solution facile et comportait un risque certain pour sa personne. Il serait bien naïf s’il se présentait avec cette bombe à quelque rédacteur en chef peureux par nature de perdre son poste. Tous les journaux étant au pouvoir de l’argent, cela finirait par l’étouffement de toute l’affaire, avec au surplus une inculpation contre lui-même par des juges obéissants et véreux, familiers des grands voleurs. La méfiance innée d’Ossama vis-à-vis de toutes les catégories sociales le forçait à rechercher une formule non encore éprouvée et qui lui permettrait de rester dans l’anonymat le plus complet. Après avoir vainement réfléchi à toutes sortes de moyens, il comprit qu’il n’arriverait jamais à rien tout seul et qu’il se trouvait dans la nécessité de partager avec quelqu’un ce secret devenu au cours des heures trop lourd à assumer en solitaire. Non pas avec n’importe quel individu, mais avec un esprit libéré des contingences, sans femme ni enfants, et n’ayant aucun emploi à sauvegarder. Il ne connaissait personne répondant à cette description exhaustive en dehors de la pègre, engeance peu soucieuse de politique et préférant par principe les ténèbres de la clandestinité aux soleils malsains de la renommée. Mû par un espoir stupide, il se mit à dévisager les gens autour de lui, essayant de débusquer, dans ce grouillement d’êtres résolument indifférents à son problème, le génie méconnu qui saurait le conseiller. Ce n’était partout que visages subalternes d’une populace soumise à des besoins plus urgents et plus concrets et pour qui un scandale politico-financier de plus ou de moins n’avait aucune chance d’altérer sa vision du monde. Il eut bientôt assez de sa tentative ridicule et il activa sa démarche, décidé à sortir de ce quartier sordide qui ne pouvait apporter aucun réconfort à sa solitude amère de messager de la honte.

Affligé par son impuissance à divertir ses compatriotes d’un scandale aussi réjouissant, Ossama se faufilait hâtivement – au détriment de son beau costume – parmi la foule loqueteuse lorsqu’il reconnut, assis à la terrasse d’un café, l’inégalable Nimr, son maître dans la profession.

Lhomme avait le crâne rasé et portait une barbe touffue qui lui cachait la moitié du visage, mais cette modification illusoire de sa physionomie visant à abuser une police trop familière à ses traits ne pouvait tromper Ossama qui gardait de son ancien maître l’image ineffaçable de leur première rencontre. Il n’avait pas revu Nimr depuis plusieurs mois car le maître, malgré sa dextérité proverbiale et justement à cause de cette réputation, séjournait fréquemment en prison. Avec la joie d’un enfant retrouvant un jouet perdu, il s’approcha de l’homme occupé à siroter un verre de thé avec ménagement comme quelqu’un de désargenté qui s’accorde un plaisir éphémère et rarement renouvelable.

— Salut sur toi, Nimr ! Allah a exaucé ma prière. Je te cherchais, mon digne maître.

Nimr releva la tête et contempla Ossama avec le regard de celui qui abomine les paroles frelatées.

— Fils de putain ! Comment pouvais-tu me chercher, puisque tu savais que j’étais en prison. Tu n’as pas honte de mentir à ton ancien maître ? Et d’abord que fais-tu dans ce quartier de pouilleux ?

De voir son ancien maître camouflé en adepte d’une confrérie religieuse, Ossama se sentait un peu responsable de cette navrante conversion. La soudaine piété de Nimr avait toute l’apparence d’une déroute mentale succédant à un relâchement professionnel. Aussi crut-il bon de ranimer par une affirmation totalement mensongère la conscience d’un homme que des circonstances malheureuses avaient précipité avant lui dans le mysticisme.

— Sur mon honneur, je te cherchais. Les journaux que je lis chaque matin m’ont informé de ta libération sans toutefois mentionner ta résidence actuelle. Mais je savais te trouver dans ces parages.

Le maître n’étant pas fanatique des journaux pour cause d’illettrisme, Ossama n’avait aucune crainte d’être démenti malgré l’énormité de son mensonge. Nimr sembla soupeser la véracité de cette explication invérifiable et il advint que sa vanité l’emporta sur sa méfiance. Il était de plusieurs années l’aîné d’Ossama et jouissait d’une autorité indiscutable parmi les gens de sa corporation. On pouvait compter à son actif la formation de toute une génération de pickpockets qui écumait la ville en bénissant son nom. Vêtu avec parcimonie de guenilles à la limite de la décence, il regardait avec dédain l’élégance déloyale de son élève préféré. Longtemps cette élégance incompatible avec sa morale de prolétaire émancipé l’avait choqué comme une félonie. Depuis qu’il fréquentait les beaux quartiers afin de dépister ses victimes parmi les grands voleurs de la capitale, le jeune homme s’était éloigné de sa sphère d’activité et il regrettait, non sans quelque rancune, la perte d’un élément si prometteur. L’intelligence d’Ossama dans le métier qu’il lui avait appris avait semblait-il débordé son enseignement et cela était impardonnable pour un maître qui se croyait insurpassable dans sa spécialité.

— Je dois avouer que tu fais un traître de belle apparence. Mais je ne puis te féliciter. Par tes méthodes sacrilèges tu m’as trahi, moi ton maître et avec moi toute la corporation.

— En quoi t’ai-je trahi ! Je vole les riches, c’est-à-dire des voleurs, est-ce là une trahison ?

— Je t’ai appris à voler et maintenant tu vas usant de ton talent dans les beaux quartiers, reniant ton milieu et méprisant ton éducateur. Nous ne sommes plus du même bord. Il ne te reste plus qu’à acheter une voiture de sport pour tes déplacements. Peut-être alors pourrai-je t’admirer. Pour le moment tu me fais l’effet d’un jeune paon tout fier de son plumage.

— Déjà, avant que tu n’ailles en prison, je t’avais expliqué la raison de ce déguisement vestimentaire. En opérant dans certains milieux, habillé comme je le suis, personne n’oserait me confondre avec un voleur. Ainsi ai-je éliminé tous les risques.

— C’est ce que je te reproche. Il n’y a rien de plus immoral que de voler sans risques. Le risque, c’est ce qui nous différencie des banquiers et de leurs émules qui pratiquent le vol légalisé sous le patronage du gouvernement. Je ne t’ai pas inculqué mon art pour que tu deviennes un voleur de cinéma dont la seule préoccupation est de ne pas déplaire à son public.

Loin d’être ulcéré par les accusations de son ancien maître, Ossama souriait car il savait que toute cette diatribe n’était qu’une façon détournée de célébrer leurs retrouvailles. Nimr avait trop d’orgueil pour laisser passer l’occasion de manifester sa colère contre toute atteinte aux règles sacrées de son art. Ossama n’avait jamais oublié dans quel abattement physique et mental il avait rencontré celui qui devait devenir son maître et son soutien durant tout le temps de son apprentissage. Quelques années plus tôt, voulant aider son père infirme, il avait abandonné ses études, estimant que muni de la connaissance suprême – savoir lire et écrire – il lui serait possible de trouver un travail bien rétribué. Mais il dut vite déchanter, personne ne voulut de son savoir. Tour à tour coursier, cireur de chaussures, vendeur de cacahuètes, domestique, il connut le supplice des besogneux en quête de leur pain quotidien. Puis vint une longue période de chômage au cours de laquelle la mendicité fut son seul emploi et son unique ressource. Epreuve douloureuse, car avec un corps indemne, sans aucune tare visible, mendier se révéla une industrie peu fructueuse. Ossama se trouvait désavantagé par rapport à tous les éclopés – aveugles ou manchots – qui pratiquaient avec ostentation ce métier royal, exempt d’impôts. Dans un moment de délire, il pensa se couper un bras ou une jambe afin de complaire à ces pieux donateurs appâtés par les plaies ouvertes et les corps diminués. Finalement, affamé et prêt au suicide (il était si facile de mourir en se jetant sous les roues de toutes ces voitures empressées à vous écraser), il s’était assis au bord d’un trottoir, ruminant sa déchéance, et attendait le passage d’un autobus ou d’un camion chargé de pastèques, garantie d’un trépas sans faille. C’est alors qu’un individu à la mine joviale et à l’allure décontractée d’un seigneur de la pègre, le voyant dans cette position délicate – la circulation intensive des voitures rendant le bord du trottoir aussi dangereux que les bords d’un volcan en pleine éruption –, lui jeta avec magnificence une pièce de monnaie de vingt piastres. Cet individu n’était autre que Nimr, lequel venait de confisquer la bourse d’un gros négociant en farine et, suivant sa coutume, distribuait un peu de sa fortune illicite aux pauvres, donnant ainsi à son métier cette coloration sociale attribuée généralement aux bandits légendaires. Il fut stupéfait lorsqu’il vit Ossama ramasser la pièce de monnaie et la lui rendre en lui disant avec l’accent désabusé d’un homme à l’agonie qu’il n’avait plus besoin d’argent. Devant ce miséreux qui méprisait son aumône, Nimr subodora un cas tragique d’une extrême complexité et il s’assit auprès d’Ossama avec l’intérêt d’un archéologue découvrant une fausse momie dans un musée. D’abord le jeune homme ne répondit pas à ses questions, l’idée du suicide le hantait toujours et cet inconnu qu’il jugeait peu recommandable et de surcroît impuissant à lui venir en aide l’exaspérait par son indiscrétion. Mais la sollicitude de Nimr finit par adoucir sa douleur et un lien de fraternité se noua entre lui et l’homme qui devait bientôt lui apprendre comment s’affranchir de la fatalité. Dans un monologue ponctué de halètements, Ossama retraça son long calvaire de postulant au travail et sa stérile expérience de mendiant handicapé par l’absence de dommages corporels. Il ajouta qu’il avait pris la décision de se suicider et qu’il attendait assis sur ce trottoir le passage d’un véhicule d’importance pour s’assurer d’une mort rapide. Ebloui par tant d’honnêteté dans la détresse, Nimr l’aida à se relever et l’emmena en priorité manger un plat de fèves dans un restaurant du voisinage. Pendant qu’Ossama se rassasiait avec ce mets revigorant, il raconta à son protégé la vie merveilleuse qui était la sienne, une vie de liberté fondée sur l’universalité du vol. Il était pickpocket pour ainsi dire depuis sa plus tendre enfance et était devenu un professionnel de haut niveau capable d’enseigner son art aux plus attardés de ses concitoyens. De temps à autre il lui arrivait d’être arrêté par la police, mais la prison ne le gênait pas beaucoup, c’était au contraire pour lui l’équivalent d’une cure de repos. Il sortait de là vaillant et plein d’ardeur, prêt à reprendre son activité comme un banal fonctionnaire après un congé de maladie. Après avoir fait étalage de sa glorieuse carrière, il déclara à Ossama qu’il était disposé à inculquer sa maîtrise à un garçon comme lui, sachant lire et écrire, choses inusitées dans la corporation formée d’éléments illettrés et sans opinion politique. De plus en plus captivé par cette recrue exceptionnelle, Nimr développa au profit du jeune homme sa théorie sur le vol en tant que juste récupération de menue monnaie par les pauvres dans un monde où les grands voleurs dans l’impunité s’engraissaient au sommet de l’échelle sociale. Tout d’abord médusé par ce qu’il venait d’entendre, Ossama ne tarda pas longtemps à saisir (le plat de fèves ayant produit dans son cerveau la même acuité de discernement qu’une boulette de haschich de bonne qualité) la simplicité de ce discours qui rejetait dans le néant, comme trompeuses et apocryphes, toutes les valeurs admises par une multitude d’esclaves. Plein de gratitude et conforté par cette nouvelle éthique flamboyante, il accepta la proposition de son sauveur sans se douter qu’un jour il deviendrait plus habile que son futur maître dans une profession aussi vieille que l’humanité. Durant tout un hiver, Nimr lui apprit à acquérir cette légèreté dans le doigté qui fait la réputation du pianiste virtuose et du pickpocket insoupçonnable. Puis il le lâcha dans la nature, heureux d’avoir accompli une bonne œuvre dont il espérait qu’on lui tiendrait compte le jour du jugement dernier. Ossama ne fut pas indigne de cet enseignement accéléré et il revit souvent son professeur durant les années où ils travaillèrent dans les mêmes secteurs de la capitale. De son côté Nimr se félicitait d’avoir deviné chez son élève les qualités essentielles de ce métier furtif qui demande, en plus de l’agilité, une conscience révolutionnaire. Mais quand Ossama imagina de se vêtir en prince charmant pour pénétrer dans les sphères réservées aux grands voleurs, les occasions de se rencontrer devinrent de plus en plus rares. Nimr qui persistait à glaner son dû dans les poches généralement peu garnies de ses contemporains n’échappait qu’avec beaucoup de peine aux interventions d’une police conservatrice et dénuée de toute fantaisie. Invité obligé de l’administration pénitentiaire, il restait souvent des mois sans revoir son génial élève.

Nimr gardait toujours cet air grincheux de l’homme outragé dans ses convictions. Il comptait se maintenir encore longtemps dans cette disposition hostile, mais au bout d’un moment le sourire espiègle d’Ossama finit par lasser sa feinte bouderie. De toute évidence le jeune homme ne faisait aucun cas de ses remontrances et, pis encore, il s’en moquait.

— Je te pardonne, dit-il, car je te considère comme mon fils. Un fils de putain, mais mon fils quand même. J’espère que tu n’as pas négligé mon enseignement depuis que tu travailles parmi les gens distingués.

— J’ai toujours opéré comme tu me l’as appris. Sauf que les gens distingués se distinguent surtout par l’ampleur de leurs portefeuilles. Je les vole et ils me respectent, même les policiers qu’il m’arrive de croiser me saluent avec déférence.

— Je n’en doute pas. Ces gens sont trop bêtes pour lire ta profession sur ton visage.

— Comment le pourraient-ils ? Je suis paré de tous les ornements de la prospérité. Ils me croient riche. Dans ce milieu il est entendu que seuls les pauvres sont des voleurs. C’est une superstition qui date de l’Antiquité et qui convient parfaitement à mes affaires.

— Voilà à quoi sert l’instruction. Je comprends qu’un garçon intelligent comme toi ne pouvait se contenter de vulgaires larcins. Par Allah ! tu es le voleur de l’avenir. On peut dire que tes années d’école ont bien servi ton ambition.

— L’école ne m’a appris qu’à lire et à écrire. Cette mince instruction fut pour moi le chemin le plus sûr pour mourir de faim dans l’honnêteté et l’ignorance. C’est toi qui le premier m’as ouvert les yeux sur la pourriture universelle. Avoir compris que le seul moteur de l’humanité était le vol et l’escroquerie, c’est ça la vraie intelligence. Pourtant tu n’es pas allé à l’école. Depuis que je t’ai rencontré, je vole la conscience tranquille et le cœur réjoui. Je dirais même plus. J’ai le sentiment que par mon activité je contribue à la prospérité du pays, puisque je dépense l’argent subtilisé aux riches dans divers commerces qui sans moi et mes pareils iraient vers leur déclin.

Ce brevet de civisme que s’octroyait Ossama parut à Nimr comme outrepassant, et de très loin, son strict enseignement. Son élève avait tout bonnement balayé les préjugés liés à sa profession et s’était forgé une philosophie qui anoblissait le voleur, le hissant au rang de militant nationaliste. Nimr n’osait y croire, mais en y réfléchissant il en vint à admettre la justesse de cette version transcendante du vol en tous genres. Il était vrai que les voleurs faisaient circuler l’argent, lequel sans leur industrie resterait toujours dans les mêmes poches. Une situation déplorable dont souffrirait gravement le commerce d’un pays. En déplaçant l’argent d’une poche à l’autre, le vol permettait par ce transfert unilatéral de ranimer un marché en plein marasme. Arrivé aux confins de ce raisonnement réaliste, Nimr se sentit exténué et désireux de reposer sa pensée engourdie par plusieurs mois de prison. Il se mit à contempler Ossama avec les yeux d’un touriste scrutant le Sphinx dans l’attente d’une ultime révélation.

L’humilité n’étant pas son fort, Ossama se voyait statufié en or massif pour avoir ébloui son ancien maître par son analyse du vol en tant que vertu patriotique.

— Je pourrais devenir ministre si je voulais, annonça-t-il de l’air de quelqu’un qui hésite à accepter un emploi dans une épicerie.

— Sur mon honneur ! s’exclama Nimr, tes succès t’ont rendu fou. Qu’Allah te garde d’un pareil projet.

— Je ne suis pas fou et cela n’a rien d’impossible. Écoute, je vais te confier une chose incroyable. Depuis des heures je cherche quelqu’un pour en parler. Tu me diras ce que tu en penses.

Il se retourna pour jeter un regard sur la maigre clientèle du café, chassa d’une insulte englobant toute sa famille un petit ramasseur de mégots qui rôdait autour de leur table, puis se penchant vers Nimr, il lui raconta avec l’excitation d’un porteur de bombes débutant l’histoire de la lettre trouvée dans le portefeuille du promoteur immobilier, auteur d’un génocide exécuté depuis ses bureaux contre une cinquantaine de locataires.

— Tu vois que le ministre est impliqué dans ce scandale. Qui nous dit qu’il n’est pas complice de son frère ? S’il en est ainsi, pourquoi un voleur de ma compétence ne serait-il pas candidat à un ministère ? Par exemple celui des Finances me conviendrait le mieux.

— Tu as raison, approuva Nimr, mais tu n’es pas doué pour le mensonge. Peux-tu mentir tous les jours et même les jours fériés comme un ministre ?

— C’est une habitude à prendre. Je pense pouvoir y arriver sous ta direction, mon cher maître.

Ils éclatèrent de rire, réveillant par leur gaieté un vieillard endormi sur un banc accoté au mur du café et qui leur administra un sermon sur la jeunesse impudique qui ne respectait pas le sommeil des travailleurs. L’attaque de ce vieillard qui se reposait de son labeur d’ancien travailleur ne fit qu’accroître leur jubilation. Nimr attendit que l’homme se rendorme pour mettre en garde Ossama sur le danger de conserver une lettre aussi compromettante.

— Cette lettre est une funeste acquisition. Que vas-tu en faire ?

— Je n’en sais rien encore. J’ai besoin d’un conseil. Mais je ne connais personne, à part toi, en qui je puisse avoir confiance.

— Tout ce que je peux te conseiller, c’est de brûler cette lettre. Le plus tôt serait le mieux. Laisse tous ces fils de chiens se dévorer entre eux. Que nous importe à nous un scandale de plus ou de moins ?

— En tout cas, je ne vais pas la brûler. J’espère en tirer au moins quelque amusement.

— Quelle sorte d’amusement ? demanda Nimr, la mine effarée.

Ossama ne répondit pas ; il se demandait si le hasard qui l’avait choisi pour être l’émissaire d’un scandale n’allait pas lui suggérer une solution divertissante. En attendant une telle obligeance de la part du hasard, il observait avec condescendance le peuple souverain remuer sous le soleil, indifférent à l’actualité mondiale et particulièrement à son problème. Une querelle s’éleva à une table voisine entre deux malheureux ouvriers, probablement en chômage. Ossama comprit aux invocations à leur ascendance respective que, l’un d’eux voulant payer la consommation de l’autre, ce dernier se rebiffa en déniant à son compagnon d’être d’une famille plus fortunée que la sienne. La dispute se termina finalement par un pacte d’amitié stipulant que chacun paierait sa propre consommation. Cette affaire réglée, ils disparurent du café.

— Par Allah ! s’écria Nimr. Ces crétins avec leur ridicule dispute m’ont fait souvenir de l’homme qui pourra te conseiller. Peut-être parce que le comportement de ces deux pouilleux l’aurait sûrement enchanté. C’est l’homme le plus extraordinaire que je connaisse, mais à quoi bon t’en parler. Il vaut mieux le voir et l’entendre.

— Je voudrais bien savoir, interrogea Ossama, comment tu as pu connaître un pareil homme ?

— Je l’ai connu en prison. Ça peut te sembler incroyable, mais il y a beaucoup d’hommes cultivés qui croupissent en prison pour délit d’opinion. Ce sont des révolutionnaires qui veulent changer la société.

— Je me méfie de la plupart de ces révolutionnaires. Ils finissent toujours en politiciens assagis défendant cette même société qu’ils vilipendaient dans le passé.

— Ce n’est pas le cas de cet homme. Au contraire il travaille à l’extinction de tous les politiciens. C’est un écrivain et un journaliste réputé. Il ne fait dans ses écrits que traiter par la dérision tous les pouvoirs et les personnages grotesques qui assument ces pouvoirs. Dans un article il a assuré que le président d’une grande puissance étrangère était un débile et un illettré. Ce qui a valu à notre gouvernement un incident diplomatique des plus graves. Pour cette dernière incartade, il a été condamné à trois mois de prison et à une forte amende. Je te le répète, c’est un homme extraordinaire, unique en son genre. Même sous la torture il plaisantait avec ses bourreaux.

— Mais pourquoi l’a-t-on torturé ?

— Les policiers voulaient savoir qui l’avait informé de la débilité du président en question. Ils étaient persuadés qu’il ne l’avait pas su tout seul.

— Par Allah tout puissant ! s’esclaffa Ossama, ils ne manquent pas d’humour, ces policiers.

— Comment peux-tu prêter de l’humour à ces tortionnaires ? Ils étaient sérieux, tu peux m’en croire. Je l’ai constaté aux marques des coups qu’il avait reçus. Pendant des jours ils ont tout fait pour connaître le nom de son informateur. Rien que pour s’amuser, il leur a cité le nom d’un journaliste très dévoué au pouvoir. Cela les a calmés et ils l’ont laissé tranquille.

Ossama fut si enthousiasmé par cette histoire qu’un séjour en prison lui sembla d’une urgente nécessité afin de combler une lacune dans sa vision du monde.

— J’envie cet homme, dit-il. J’aurais tant voulu être à sa place. Approcher de si près la bêtise est d’un enrichissement prodigieux pour l’esprit.

Nimr demeura incertain sur le sens de ces paroles. Son ancien élève le surprenait de plus en plus par l’éloquence de son langage. Le soupçon l’effleura qu’Ossama devait fumer du haschich pour atteindre ce degré d’intelligence.

— Et toi, reprit Ossama, on t’a aussi torturé ?

— Moi je suis un voleur. On ne torture pas ceux qui vous font vivre. Le salaire des policiers dépend des gens de mon espèce. Je n’ai jamais envisagé de renverser le pouvoir établi et je suis content de tous les gouvernements. Aucun régime politique ne m’empêchera de voler. Je suis sûr d’exercer toujours mon métier. Et cette assurance n’existe dans aucune autre catégorie de travailleurs. As-tu jamais vu un voleur au chômage ?

— C’est parfaitement raisonné, admit Ossama.

Sauf s’ils te soumettaient à la torture pour savoir qui t’a appris à voler.

Ils furent secoués d’un rire frénétique, coupé d’exclamations injurieuses contre tous les tortionnaires et leurs sinistres employeurs. L’irascible vieillard endormi sur son banc ouvrit les yeux, regarda tristement les rieurs, mais ne fit aucune réflexion, sans doute par lassitude. Quelques badauds s’étaient arrêtés devant le café pour admirer cette énergique démonstration d’hilarité, comme s’il se fût agi d’un spectacle de marionnettes. Ossama leur recommanda d’aller voir la danseuse du ventre qui s’exhibait dans un cabaret à la mode sur la route des Pyramides, ce qui était une façon ironique de les chasser de sa vue. Puis il se tourna vers Nimr :

— Où peut-on trouver cet homme ? D’après ce que tu me dis, c’est quelqu’un que je cherche depuis toujours. Il est déjà mon frère. Tu sais où il habite ?

— Certainement. Il habite dans la Cité des morts. Je suis allé le voir à ma sortie de prison. Il a hérité de ses parents un mausolée et c’est là qu’il réside, car il n’a plus de ressources. Les éditeurs et les journaux refusent ses écrits par ordre du gouvernement. Il doit encore une amende de plusieurs centaines de livres. On le recherche pour saisir ses biens. Comme le mausolée est le seul bien qui lui reste, il leur faudra mettre en vente les morts qui y sont enterrés. Je suis sûr qu’il attend cette saisie avec impatience.

— Quand peut-on le voir ?

— A n’importe quel moment de la journée. Il ne sort que le soir. Nous pouvons y aller tout de suite si tes occupations te le permettent.

— Je n’ai pas l’intention de travailler cet après-midi. D’ailleurs à cette heure mes clients font la sieste.

D’un même élan ils se levèrent et prirent par le chemin le plus court, à travers les ruelles boueuses encombrées d’ordures ménagères accumulées au fil des années comme les témoins d’existences antérieures. Etrangement, Ossama ne semblait guère révulsé par cet environnement qui infligeait à son élégance d’épouvantables dégâts. Il sautillait dans les flaques d’eau visqueuses, foulait d’un pas alerte d’abominables immondices sans s’alarmer des éclaboussures qui déshonoraient le bas de son pantalon et ses belles chaussures en peau de daim. Toute sa pensée était tendue vers ce frère inconnu, ce prophète de la dérision qui vivait dans un cimetière.