Une nouvelle application du vernis

 

Je reçois la lettre suivante, appelée je crois à un immense retentissement :

 

« Monsieur et incontesté maître,

» Avant d’en faire part aux Sociétés savantes du monde entier, je tiens à vous réserver la primeur de cette communication, certain d’avance que vous lui ferez l’accueil qu’elle mérite, tant au point de vue scientifique qu’humanitaire.

» Nul plus que vous, en effet, monsieur... (Ici des compliments mérités à la fois et excessifs.)

» Capitaine du trois-mâts français Lucien-Guitry, je partis de Boston, le 26 du dernier mois avec un chargement exclusif de vernis, rien que du vernis !

» Que voulait-on faire de ces six mille tonneaux de vernis, voilà ce que je ne saurais dire.

» La chose, d’ailleurs, importe extrêmement peu à l’intérêt propre du récit.

» Le 2 février, dès le matin, nous fûmes assaillis par une tempête épouvantable.

» Des lames hautes comme des maisons s’abattaient sur mon bâtiment dont la mâture craquait sinistrement... (Ici la description classique d’une tempête en mer. Passons.)

» Bref, nous n’en menions pas large, car le ciel n’indiquait pas que cette mauvaise plaisanterie dût bientôt cesser.

» Filer de l’huile sur la mer ! Certes, nous y pensâmes tout de suite, mais par malheur, nous n’avions à bord qu’une provision ridicule de ce produit (un litre d’huile d’olive environ, destinée à d’occasionnelles mayonnaises. Allez donc calmer le courroux d’Amphitrite avec ça).

» Tout à coup, mon second eut une idée de génie :

» – Si, s’écria-t-il, on filait du vernis ? Le vernis c’est un peu comme de l’huile.

» À ce moment, la rafale redoubla de rage véritablement, nous étions en perdition.

» – Filons du vernis ! commandai-je.

» Le résultat fut stupéfiant.

» Au premier baril qu’on avait vidé sur les flots par tribord une accalmie s’était visiblement produite de ce côté.

» Un second baril fut bientôt vidé par bâbord : même succès !

» Alors une sorte de frénésie s’empara de l’équipage entier, de moi le premier.

» Tout le monde sait comme, en mer, sont fréquents les cas d’hallucination collective, pourquoi la frénésie collective ne se manifesterait-elle pas en certaines conditions analogues ?

» Quoi qu’il en soit, ce fut du délire et, quand le soir arriva, nous avions jeté par dessus bord toute notre cargaison de vernis, toute !

» On ne se donnait même plus la peine de vider les fûts, on les défonçait simplement.

» Et allez-y, les gas, amène en pagaye !

» Au large de nous, on continuait à voir la mer de plus en plus démentée[6], mais au tour du navire, dans un périmètre d’au moins un quart de mille, régnait le plus calme des plats.

» ... Cela n’est encore rien.

» Le lendemain matin, je vous laisse à deviner notre stupeur quand nous vîmes... quoi ?

» Le vernis desséché pendant la nuit recouvrait la mer d’une couche assez épaisse et lisse irréprochablement.

» Immobile, le trois-mâts français Lucien-Guitry semblait le centre d’un immense miroir d’ambre, sur lequel, féeriquement, jouaient les rayons du soleil levant.

» Et moi, je pensais à votre proposition si discutée, en ce moment, de couvrir les mers et autres océans avec une forte couche de liège en poudre.

» Ne pensez-vous pas que le vernis remplirait le même but, plus pratiquement ?

» Recevez, incontesté maître..., etc., etc. (Ici des compliments mérités, mais fort capables d’assommer toute une potée de rhinocéros adultes non prévenus.)

» Legrand-Hunier.

» Capitaine au long-cours. »

Ne nous frappons pas
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