Des Mémoires de Jérôme Paturot.

L'article suivant est un chapitre inédit des Mémoires de Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale et politique. Ces mémoires, dont une partie seulement a été publiée par le National, formeront trois beaux volumes in-8°, et paraîtront cette semaine à la librairie Paulin. Le spirituel auteur de cette curieuse satire a augmenté les mémoires de son héros de plusieurs chapitres inédits, non moins piquants que celui qui a pour titre:

UN SUCCÈS CHEVELU.

Parmi les célébrités qui fréquentaient ma maison, figurait ce que l'on se plaît à appeler un Génie. Le mot a été prodigué, mais il a encore quelque valeur. C'est du reste un état plein de charmes, quand on l'exerce en conscience et avec gravité. Tout homme qui hésite et qui doute y est impropre; il faut croire en soi pour y exceller et ne pas broncher dans cette croyance. Alors on monte sur les sommets de l'art, on devient un Génie qui a du métier, qui sait son affaire. C'est l'idéal de l'emploi.

Le Génie qui daignait m'honorer de ses visites, et que je n'amoindrirai pas en employant son nom vulgaire, ce Génie était particulièrement doué de cette bonne opinion de lui-même, qu'il déguisait sous une modestie parfaite. Il était impossible de s'adorer avec plus d'humilité, de poser avec plus de décence. Il ne tenait pas aux apparences de l'orgueil, et c'était de sa part une preuve d'esprit: en toutes choses il songeait aux réalités, pierre de touche du vrai Génie. J'ai peu vu d'amours-propres se déguiser avec cet art, et s'envelopper d'une candeur plus habile. Du reste, c'était là le moindre contraste qu'offrit mon Génie; on eût dit une antithèse vivante. Les instincts révolutionnaires étaient tempérés par des formes pleines de goût et de dignité; il n'avait du niveleur que la plume, et faisait du bouleversement littéraire en gants Jouvin.

Le don éminent de mon ami le Génie était de ne jamais s'abandonner. Il avait, sur la manière dont se forment les réputations, des idées qui témoignaient une profonde connaissances du coeur humain; il ne croyait à aucune des chimères des âmes adolescentes, par exemple, au succès naturel et spontané, à l'hommage que le public rend de lui-même au mérite. Il n'avait vu des triomphes de ce genre se réaliser que pour les morts, et encore la vanité personnelle d'un vivant y était-elle presque toujours intéressée. Pénétré de cette conviction, que les oeuvres sont ce qu'on les fait, et qu'une vogue ne rapporte qu'en raison des soins qu'elle coûte, il avait introduit ce principe dans sa pratique littéraire, et s'était frayé des voies nouvelles dans la préparation de l'enthousiasme public. Avant lui personne n'avait manipulé l'opinion avec cette délicatesse, excité la curiosité avec ce tact, maîtrisé la vogue avec cette puissance. N'eût-il été Génie que par ce côte, il l'était en dépit de ses ennemis.

Le Génie en avait, des ennemis: n'en a pas qui vent! Le premier il avait compris que les ennemis forment un élément essentiel de la gloire; qu ils réchauffent l'attention, et qu'ils peuvent être employés utilement dans ce travail de notoriété que toute ouvre nécessite pour devenir célèbre. Les ennemis seuls tiennent en haleine le zèle des partisans, éveillent dans le public un sentiment passionné, créent la controverse, et poussent au scandale, cet apogée de la tactique. Qu'en résulte-t-il? que le public se trouve saisi de la chose avant l'événement, qu'il s'en occupe, prend parti pour ou contre, et livre, à son sujet, des combats dans le vide. L'univers ne connaît pas le premier mot du chef-d'oeuvre, et il est prêt à en venir aux mains pour l'attaquer ou pour le défendre.

Voilà dans quel genre opérait mon ami le Génie; quel que fût le sujet sur lequel il s'exerçât, c'était toujours enlevé. Jamais je n'ai vu faire de meilleure besogne; on ne travaille pas plus proprement. Au moment où je le connus, il avait à lancer une pièce intitulée: les Durs à cuire, ouvrage taillé dans le granit et le porphyre, travail babylonien et basaltique, étude de mages et de hiérophantes. Par son caractère de simplicité, cette pièce rappelait la Bible; par sa profondeur sombre, les védas hindous; par son charme, la Genèse; par ses expiations, le Coran, c'est-à-dire toutes les traditions et tous les cultes. Chaque personnage avait dix mètres, mesure légale, et une vieillesse robuste comme celle de Mathusalem. De la ce titre de la pièce: les Durs à cuire. Quels gaillards! Sans le public, jamais on n'en eût vu la fin; lui seul a pu les enterrer.

Il fallait donc lancer les Durs à cuire; mon ami le Génie se mit à la besogne. Le premier point d'appui était dans les journaux; il y comptait des coeurs dévoués, des amitiés vives; cette puissance ne lui lit pas défaut. De mille côtés s'éleva un concert d'éloges hyperboliques. L'auteur, à croire les plumes sympathiques, avait mis la création entière à contribution pour que rien ne manquât à son oeuvre. Il avait fendu les Pyrénées pour y sculpter ses héros à la façon des chevaliers de la Table-Ronde; il s'était permis de tronquer les sommets des Alpes pour leur confectionner des piédestaux. Tous ses personnages pleuraient des fleuves et gémissaient à la façon des tempêtes; les plus hauts chênes leur servaient de cure-dents, et les lacs, de plats à barbe. Ainsi parlaient les panégyriques chevelus; le Génie les remerciait du geste, tout en les trouvant trop discrets et point assez génésiaques. Hélas! ce n'était pas faute de bonne volonté, mais la barbe la plus exaltée du monde ne peut donner que ce qu'elle a.

Quand le Génie vit que les journaux menaient naturellement leur petit bruit, il se tourna vers d'autres soins.

«Maintenant, s'écria-t-il en frappant son front olympien, il faut que je cherche des interprètes pour mon monument.»

Puis il se tourna vers le directeur du théâtre qu'il honorait de son oeuvre, et lui dit avec une modestie adorable:

«Mon cher, je déroge en venant chez vous, je le sais; mais je suis bon prince, je veux vous protéger; seulement permettez-moi de vous poser une petite condition.

--Laquelle, Génie?

--C'est que je serai le maître de la maison. Vous seriez trop regardant; laissez-moi dégourdir vos petites économies. Je veux trois décorations splendides et quatre séries de costumes tout battants neufs, des barbes qui n'aient jamais servi, et des casques Moyen-Age qui ne soient pas renouvelés des Grecs. Voilà le premier article de mon ultimatum.

--Qu'il soit fait comme vous le désirez, Génie!

--Ensuite, il me faut des sujets qui aient des poitrines d'acier, des poignets d'airain, des pieds de bronze, des bras de fer, des poumons de platine. Je veux que les articulations soient parfaitement souples, les muscles élastiques, les nerfs sensibles, les membres désossés. Les acteurs marcheraient sur la tête et parleraient du ventre qu'ils n'en conviendraient que mieux. J'ai l'emploi de ces petits talents de société.

--On cherchera ce que nous avons de mieux, Génie!

--Palsambleu! j'y songe! Il y a une actrice à Saint-Pétersbourg qui doit réussir dans un de mes rôles. N'oubliez pas de m'embaucher cela.

--Ce sera peut-être cher, Génie. Vingt ou trente mille francs de dédit!

--Mettez cinquante mille, et ayons-la. Cette femme a l'oeil de vipère; c'est hors de prix.

--Soit, Génie; mais l'autre?

--Quelle autre?

--Celle qui tient l'emploi, Génie!

--Je lui donnerai un de mes autographes, mon cher, et elle nous devra encore du retour.

--Vous croyez, Génie; elle est difficile à vivre, pourtant: elle ne se paiera pas de cela.

--Eh bien! mon cher, qu'elle nous fasse un procès! Voilà qui arrangera tout le monde! Un procès, deux procès, vingt procès! Que les tribunaux retentissent de ses plaintes! Qu'elle y traîne ses regrets et ses douleurs! Ce sera au mieux. Par Saint-Georges! dira le public, il faut que cette pièce soit quelque chose de bien babylonien, pour que cette créature vienne gémir sur le malheur d'en être évincée. Ainsi donc, un procès, deux procès: les petits procès entretiennent les grands drames. Nous paierons les hommes de loi, s'il le faut.

--Vraiment, Génie, je vous admire.

--Faites, mon cher, ne vous gênez pas.»

On le voit, mon ami le Génie pensait à tout. Il traitait une première représentation comme un général traite un plan de campagne, formait ses cadres, déployait ses ailes, et groupait son corps d'armée. Que vouliez-vous que fit un directeur contre une si belle ordonnance? Il paya et s'effaça. On se procura des sujets constitués, autant que possible, d'après le programme du grand homme, et on leur prépara les poumons de manière à les rendre propres au service qu'ils allaient soutenir; car l'un des titres de mon ami le Génie, c'était la tirade démesurée. L'art chevelu a fait une révolution pour abolir les tirades de l'art bien peigné. On a ainsi passé par les armes l'exposition du premier acte, le songe du deuxième, et le récit du dernier, avec les: O ciel! en croirai-je mes yeux? et les: Madame, qui l'eût dit? C'est bien; je suis de ceux qui trouvent qu'il y en avait assez comme cela: en fait de tirades, les plus courtes sont les meilleures. Mais après avoir aboli la chose, peut-être eût-il mieux valu ne pas la recommencer sur des dimensions plus effrayantes. C'est pourtant ce qu'ordonnait l'esthétique de mon ami le Génie: pour guérir complètement le public de la tirade, il l'administrait à haute dose. Là ou trente vers suffisaient autrefois, il en mettait cent cinquante; d'où l'impérieuse nécessité d'obtenir des poumons capables d'un pareil effort.

A l'aide de ces brillants moyens, le succès se préparait à vue d'oeil. On citait partout les Durs à cuire; on s'emparait des moindres indiscrétions de coulisse; on se communiquait, sous le sceau du secret, des vers bizarres que mon ami le Génie jette sur ses oeuvres comme Dieu a mis des taches sur le soleil. L'actrice qu'il comptait attacher au char de sa gloire ne voulait pas quitter Saint-Pétersbourg, où elle avait des engagements avec le czar; il fallut négocier, échanger des notes diplomatiques et des billets de banque. Chaque acteur essentiel du drame exigeait qu'on lui fit un sort, qu'on lui assurât une retraite pour ses vieux jours et une maison de campagne dans un canton salubre. Il en est même qui voulurent se prévaloir de cette occasion pour demander des récompenses civiques et se faire exempter du service de la garde nationale. Le Génie parvint à calmer cette effervescence de prétentions en promenant à chacun d'eux trois autographes et une ligne dans sa préface, ce qui valait mieux que des rentes sur le grand-livre.

Il n'était plus bruit que de cela. Les procès survinrent et donnèrent un nouvel élan à la curiosité. Quelque feuille que l'on ouvrît, quelque part que l'on allât, on retrouvait les Durs à cuire. On en parlait dans les salons, aux Chambres, à la cour, dans les cercles, dans les foyers de théâtres, dans les estaminets, partout. L'école de droit en rêvait, le commerce s'en préoccupait, la magistrature en était saisie et jouissait des bagatelles de la porte avant d'être admise aux émotions du spectacle. Mon ami le Génie triomphait dans sa chevelure; jamais manipulation préparatoire n'avait placé une oeuvre aussi haut; jamais semailles n'avaient promis une telle moisson. Il était question de quatre parodies: le grand homme voulut les inspirer, les surveiller lui-même, y faire verser quelques grains d'encens, savoir à quel gros sel on le mettrait. Les Génies n'oublient, ne négligent rien; ils sont grands par le détail comme par l'ensemble.

J'assistai à ces préparatifs avec l'intérêt qu'un ami devait y prendre. Le Génie avait su que Malvina, dans la première période de notre liaison, s'était mêlée de succès dramatiques, et qu'elle y avait déployé une certaine habileté de combinaisons. Cette circonstance me valut, de la part du grand homme, un redoublement de poignées de main et une place plus avancée dans son estime. Moi-même j'étais devenu un fanatique admirateur de son oeuvre, et, en toute occasion, je me livrais à une propagande illimitée. Je ne connaissais pas le premier mot de la pièce, mais je n'en étais que plus propre à en célébrer les beautés.

La veille du jour décisif, le Génie passa en revue ses troupes et les anima par diverses harangues. La première s'adressa aux acteurs, c'est-à-dire à l'état-major de l'armée. Ils se montrèrent tous pleins de feu, résolus à vaincre ou à succomber glorieusement. Le grand homme parut content de cette attitude:

«Mes amis, leur dit-il, que chacun fasse son devoir, et j'aurai soin de tout le monde. Vous, Fier-à-Bras, je vous promets de vous comparer à un marbre de Farnèse; vous, Lame-de-Couteau, vous serez l'un des angles de l'obélisque de Luxor; vous, Contre-Basse, vous serez la note lugubre du chêne dodonien. Je ferai de tous les autres des propylées garnis de sphinx mystérieux, des memnoniums, des cryptes, des dolmen, des jardins de Sémiramis, tous monuments plus ou moins babyloniens. Les plus sages auront, en outre, un autographe. Je veux faire loyalement les choses.»

Après l'état-major vint le tour des soldats. Cette troupe était en général mal couverte, et ne brillait pas par le physique. Le Génie, dans le cours de son inspection, ne parut pas s'inquiéter du visage, mais il regarda beaucoup aux mains, les plus crasseuses et les plus solides que l'on pût voir. Ce détail le satisfit, et après avoir laissé tomber sur ce bataillon aguerri un regard à la fois digne et caressant, il prit à part une espèce d'Hercule qui remplissait le rôle de chef de manoeuvre:

«Mitouflet, lui dit-il en lui présentant un manuscrit, voici votre affaire; il faut étudier cela d'ici à demain.

--Maître, vous serez obéi.

--Attention surtout au manuscrit! Toutes les intentions y sont notées! Il y a le grand battement, le battement moyen et le petit battement.

--Connu, maître!

--Le petit battement, Mitouflet, pour les émotions douces! Ménageons la sensibilité du public. Le battement moyen, pour les vers à effet et les périodes à ciselures! Ceci est propre à tenir en haleine les connaisseurs et les hommes de style. Quant au grand battement, il faut le garder pour les coups de théâtre, les temps de passion incandescente! Alors, Mitouflet, lancez-vous; un tremblement, un tonnerre, ce que vous voudrez, point de limites à votre admiration, Mitouflet; faites crouler la salle, le propriétaire a de quoi. Il la rebâtira. Vos trois cents battoirs en branle, et mettez à l'amende ceux qui molliront.

--Ce sera fait, maître.

--Bien! Mitouflet; s'ils enlèvent la chose, ils auront tous un autographe; je me fends de ça.»

Qu'on juge de l'enthousiasme qu'excitait, parmi ces hommes naïfs, ces enfants de nature, de pareils encouragements distribués sur le front de bataille. Est-il étonnant que des hommes ainsi préparés aient poussé l'admiration jusqu'au pugilat?

Enfin le soleil se leva sur cette mémorable journée. Le bruit que l'ouvrage avait fait attira une grande affluence d'amateurs vers le bureau de location. On vint en prévenir mon ami le Génie:

«Pour qui me prenez-vous? répliqua-t-il? Des paysans, des gens qui se mêlent de juger, fi donc! Avoir une salle à douze degrés au-dessous de zéro; merci. N'ouvrez pas les bureaux; que tout se passe en famille. Où peut-on être mieux? comme dit la romance.»

Un effet, le public fut congédié, et l'on s'épargna même le petit simulacre d'une distribution exiguë. Dans les cabarets et les estaminets voisins s'organisait l'assemblée brillante qui devait accueillir le chef-d'oeuvre à son entrée dans le monde. C'était une phalange de marchands de chaînes de sûreté et de pastilles du sérail, de proxénètes et de spéculateurs en contre-marques, de bijoutiers en plein vent et de fabricants de métal d'Alger, tous arbitres de choix et nourris de haute littérature. A leurs côtés devaient se grouper les débris de l'art chevelu, ces rares et derniers desservants d'un culte en ruines; puis quelques hommes et femmes du monde, qui sont de toutes les fêtes au même titre que les journalistes et les gardes municipaux. Bref, on devait y voir ce que l'on nomme, en style de feuilleton, l'élite de la société de Paris. Le feuilleton ne se prive jamais de se faire ce petit compliment à lui-même.

Il m'en souvient: nous occupions une loge de face, et Malvina avait fait à l'ouvrage de notre ami la galanterie d'une toilette à l'anglaise. Les femmes appellent cela s'habiller; le mot opposé serait plus juste. Le satin, la dentelle, le bouquet de violette de Parme, rien n'y manquait. Placée en évidence, madame Paturot devait produire un grand effet, et exercer quelque action sur la partie élégante de la salle. Ce drôle de Mitouflet s'en aperçut, et compromit ma femme par un sourire; il semblait, le vil salarié, vouloir s'élever jusqu'à nous ou nous faire descendre jusqu'à lui. Vous êtes des amis de l'auteur, je suis un ami de l'auteur: voilà un lien; touchez là, et travaillons de concert.

En effet, la besogne marcha rondement. Dans le cours des premières scènes, Mitouflet ménagea ses moyens et préluda par le battement contenu. C'était comme une admiration qui s'essayait, et qui, dans un premier essor, se tenait sur ses gardes. Du reste, l'attitude de ces trois cents vendeurs de contre-marques et de chaînes de sûreté était particulièrement édifiante; vous eussiez dit de vrais juges, des êtres pénétrés des beautés de la langue. On les voyait se dilater, s'épanouir, comme s'ils eussent parfaitement compris. Trente d'entre eux ne parlaient que l'allemand. Mitouflet surtout avait une pose homérique: l'oeil fixé sur l'acteur, il épiait la minute précise où l'applaudissement arrive à point, et l'arrêtait quand il pouvait nuire.

Toutes les nuances que notre ami le Génie avait indiquées, Mitouflet les saisit, les fit valoir, les développa. Du battement contenu, il passa par les variétés du battement expansif, pour arriver au trépignement. Au dernier acte, cet enthousiasme littéraire ne connut plus de frein: la légion romaine souleva les banquettes et s'en fit des instruments d'admiration. Ceux qui ne parlaient que l'allemand éclataient surtout en transports extraordinaires. La voix de la conscience ne les troublait pas dans l'expression de leur ravissement; peut-être même avaient-ils cru retrouver dans certaines parties de l'ouvrage un souvenir de l'idiome natal.

En présence de cette ovation tumultueuse, Malvina ne se prodigua point; elle vit que notre ami le Génie pouvait marcher seul, et que son affaire était montée de main de maître. Avec une salle ainsi composée, l'ouvrage devait aller aux nues; il y alla et même au plus haut; le difficile était de l'y soutenir. Voilà où se trouvait le revers de la médaille. Les marchands de contre-marques passent, et les pièces ne restent pas. Mais notre ami le Génie se consolait aisément de ces petites disgrâces. Pourquoi se serait-il désespéré? Ne lui restait-il pas la confiance de sa force et l'estime de Mitouflet?


Paris au bord de l'eau,

I.

Le jour commence à poindre; les brouillards se replient à l'horizon, le dôme du Panthéon, les tours jumelles de Notre-Dame, se détachent sur l'azur du ciel; les lions du Jardin-des-Plantes font entendre leurs rugissements, les chants des lavandières leur répondent sur l'autre bord. Les hommes et les animaux saluent l'aurore à leur manière. Les premiers rayons du soleil se jouent dans les eaux; la brise est douce, le ciel est pur; il est temps de commencer mon lointain voyage depuis le pont d'Austerlitz jusqu'au pont d'Iéna. Je me suis donné à moi-même la mission d'explorer les rives peu connues de la Seine et de décrire les populations qui les habitent. C'est une excursion curieuse, et n'offrant que le danger de lire quelques articles rapides comme le courant qui les entraîne.

Regardez sur les deux rives comme partout règnent le mouvement et le travail. Un énorme train de bois va passer sous le pont d'Austerlitz; quatre vigoureux compagnons, armés de longues perches, font mouvoir le radeau et le maintiennent contre les périls du courant. A coup sûr, si nous étions en Italie, les mariniers adresseraient une prière à la Madone avant de s'engager sous l'arche au pied de laquelle le flot tourbillonne; mais nous sommes à Paris, et l'équipage se borne à entonner une chanson en redoublant d'efforts. Encore quelques minutes, et le train sera amarré à côté de cinq ou six autres qui ont fait la même route et couru les mêmes dangers. Des ouvriers, nus jusqu'à la ceinture, dépècent ces radeaux éphémères et transportent sur le rivage les bûches qui s'amoncellent ensuite dans les chantiers. Rude labeur que rien n'interrompt, ni les chaleurs de l'été, ni les froids précoces de l'automne, jusqu'à ce que la capitale ait la quantité de bois nécessaire pour se chauffer pendant une année. C'est ici le cas d'entrer un moment dans la statistique. Il n'y a pas de voyage sans cela. Environ quatre mille cinq cents trains descendent annuellement la Seine. Chacun de ces trains se compose de dix-huit coupons formant un décastère, ce qui fait quatre-vingt-un mille décastères ou huit cent dix mille stères. Un stère égale une demi-voie ou un mètre cube. La consommation de Paris est donc de quatre cent cinq mille voies ou huit cent dix mille mètres cubes que nous amène la rivière. Ici c'est l'eau qui alimente le feu.

Ce rude démenti aux proverbes leur a été infligé par un bourgeois de Paris, nommé Jean Rouvet, qui vivait sous Charles IX. Avant lui, les disettes de bois étaient extrêmement fréquentes. Les chroniques du Moyen-Age sont pleines du récit des émeutes et séditions occasionnées par le manque de combustible. Les amoureux et les poètes qui vont abriter leurs rêveries dans les allées des bois de Boulogne ou de Vincennes, ne se doutent pas qu'ils parcourent les derniers débris des vastes forêts dans lesquelles les rois chevelus menaient leurs chasses gigantesques. Le cor d'ivoire de Roland a bien des fois réveillé ces vieux échos qui ne redisent plus maintenant que la fanfare du clairon de l'infanterie légère. Peu à peu le gibier, chassé par le bruit de la cognée du bûcheron, manqua aux plaisirs royaux; bientôt après les arbres eux-mêmes firent défaut. Il fallut songer à chercher ailleurs des cerfs pour les rois et des bûches pour les Parisiens. Des ordonnances des douzième, treizième et quatorzième siècles attestent ce manque de bois. On mit en coupe réglée les forêts de Sénart et de Fontainebleau, ressources immenses qui n'empêchèrent pas cependant le même inconvénient de se reproduire. L'usage des chantiers n'était pas connu. Le port de la Grève était le seul marché où le bois se vendit. Les bateaux qui l'avaient transporté servaient de magasins. Malheur aux Parisiens si la rivière cesse d'être navigable! les deux tiers de la population seront obligés de souffler dans leurs doigts en demandant au ciel tantôt la crue, tantôt la baisse des eaux, tantôt enfin la cessation de la gelée. Quelle influence n'eût pas exercée à cette époque l'ingénieur Chevalier avec son baromètre! Mais alors on ne connaissait ni les baromètres ni les ingénieurs. Cet état de choses dura jusqu'au jour où enfin Jean Bouvet vint, tout aussi à propos que Malherbe, ce me semble.

L'idée de Rouvet était si bonne, si juste, si raisonnable, que ses contemporains le traitèrent de fou. Je vous laisse à penser comment les bailleurs de fonds du temps de Charles IX durent recevoir un homme qui leur proposait de s'associer à une entreprise dont le but était d'approvisionner Paris de bois qu'on ferait venir par la Seine sans le secours d'aucun bateau, et sans craindre ni les inondations, ni la sécheresse, ni le gel, ni le dégel. Un de ces bailleurs de fonds, devançant Shakspeare de près d'un siècle, répondit à Jean Rouvet qu'il croirait à la possibilité d'exécution de son projet, lorsqu'il verrait les forêts se mettre en marche vers Paris et se vendre elles-mêmes sur le port de la Grève.

Les forêts marchèrent en effet, quoi qu'en pût dire le Macbeth de la finance; mais Jean Bouvet était mort de chagrin et de misère, comme tous les inventeurs, quand ce prodige eut lieu. Un autre bourgeois, René Arnoul, prit l'idée abandonnée et la mit en pratique. Les petites rivières qui forment la partie supérieure du bassin de la Seine traversaient d'immenses forêts en quelque sorte vierges. Jean Rouve voulait qu'on y jetât les bûches, qu'on les abandonnât au courant, et qu'on leur fit ainsi parcourir sans frais un trajet considérable. Les bûches arrêtées ensuite à l'endroit où les rivières tombent dans la Seine ou dans ses grands affluents, devaient être réunies en train et dirigées sur Paris. C'est ce plan qu'exécuta René Arnoul en vertu d'une concession de Charles IX. Les lettres patentes qui investissaient l'industriel de son privilège furent signées deux jours avant la Saint-Barthélemi.

C'est depuis lors que Paris a cessé de grelotter. Pour apprécier à sa juste valeur l'invention de Rouvet, il ne faut pas oublier que les canaux de Briare et d'Orléans n'existant pas, les bois traversés par ces canaux et par la Loire ne pouvaient envoyer leurs produits dans la capitale.

Revenons maintenant aux trains de bois amenés sur le quai d'Austerlitz. Cette digression n'est pas aussi inutile qu'elle en a l'air; car j'ai à vous parler des débardeurs, et sans Rouvet les débardeurs n'existeraient pas. Je pourrais auparavant vous conduire au bal de l'Opéra; mais le temps des bals est passé: nous le reverrons l'an prochain. Observons d'abord le débardeur sur les lieux mêmes ou il a pris naissance, c'est-à-dire dans l'eau. Le débardeur est amphibie.

Ni vous, ni moi, ne ferions de bons débardeurs. Hercule, Thésée, Samson, feu le géant Bihin, seraient tout au plus admis dans la corporation. On prendra une idée de la force que doivent avoir ces ouvriers, en sachant qu'un stère de bois rondin sorti de l'eau depuis deux ans pèse quatre cent seize kilogrammes, et qu'à la sortie de la rivière il a près d'un cinquième de plus de pesanteur.

Concevez-vous que ce soient de pareils hommes que la mode ail pris pour type de l'esprit, de la gaieté, de la verve, et même de la finesse qu'on dépense dans une nuit de carnaval? Le débardeur est le héros de tous les bals autorisés et non autorisés; il fait partie de l'histoire de France; on l'a poétisé, idéalisé, élevé jusqu'à l'art. Garanti et les grisette parisiennes ont pris le débardeur sous leur protection, l'un en dessinant son costume, les autres en le portant. Je voudrais que les débardeurs du Café Anglais ou de la Cité d'Or pussent entendre une conversation de leurs collègues de la Râpée, ou seulement qu'ils assistassent à un de leurs déjeuners. Voici la carte de quelques-uns. Montre-moi ton menu, je te dirai qui tu es.

Les débardeurs du port des Invalides prennent un verre d'eau-de-vie à trois heures du matin; à neuf heures, ils mangent la soupe et boivent un litre de vin; à midi, léger repas et léger litre, à six heures, souper et litre. Dans l'intervalle, ils consomment trois ou quatre litres et cinq à six petit-verres.

Les débardeurs de presque tous les autres ports se livrent à la même consommation, et ne différent que par la quantité de litres et de petits verres. Ceux de Bercy ne boivent que du vin blanc et presque pas d'eau-de-vie. On voit qu'il va loin de là au débardeur délicat, pimpant, musqué, des vignettes et des albums. Les femmes des débardeurs de Bercy, de la Râpée, du port aux Vins, des Invalides, sont généralement blanchisseuses; celles des Tuileries s'adonnent généralement à la vente du beurre, des oeufs, du fruit, du poisson dans les marchés et dans les rues. Quand ces messieurs ne travaillent pas, ce sont ces dames qui les nourrissent. Malgré sa grossièreté et sa rudesse native, le débardeur n'est point complètement étranger au culte des Muses. Comme les potiers, les tisserands, les cordonniers, les menuisiers, les maçons, les vitriers, les débardeurs ont aussi leur poète dans le nommé Ferrand. Ce débardeur compose des chansons qui ne manquent ni d'esprit ni d'élégance.

Gavard, le célèbre anatomiste, trop pauvre pour se livrer à ses études, joignit pendant quelque temps le métier de débardeur à celui d'étudiant. Caché parmi les ouvriers de la Râpée, il gagnait l'été de quoi suivre les cours pendant l'hiver. Ce dévouement peut témoigner de la force de son âme et de son tempérament.

Chose extraordinaire! de tout temps la mode a pris les débardeurs sous sa protection. La fièvre philanthropique dont tous les esprits furent atteints dans les premières années du lègue de Louis XVI, produisit des miracles en faveur des débardeurs. Notre philanthropie est bien mesquine auprès de celle du dix-huitième siècle. La charpie pour les Grecs, produit des loisirs patriotiques de nos femmes de banquiers, pâlit singulièrement à côté du prix que fonda une réunion de marquises et de duchesses en faveur de l'inventeur du meilleur moyen mécanique pour mettre les trains en chantier sans entrer dans l'eau. Les livres de médecine étaient remplis de la nomenclature de toutes les maladies auxquelles les débardeurs étaient exposés. Outre les fièvres aiguës, les pleurésies, les péripneumonies, la toux, la dyspnée, et diverses autres affections de poitrine, il leur survenait encore, disait-on, des ulcères aux jambes extrêmement difficiles à guérir. In cruribus ulcéra sunt sanatu difficilia, dit un médecin qui florissait vers 1784. Il fallait, à tout prix, débarrasser ces pauvres débardeurs de la dyspnée et des ulcères, et nul doute que l'on n'y fût parvenu, car ce que femme veut, la médecine le veut, si la Révolution française n'eût disperse le club des amies des Débardeurs. De nos jours, un praticien dont le talent et la bonne foi ne sauraient être mis en doute, Parent-Duchâtelet, qui, lui aussi, s'était fait débardeur par amour de la science, a publié les résultats de son séjour parmi cette classe de la population. Ce rapport charmerait bien les marquises du dix-huitième siècle, si elles pouvaient revenir à la vie; elles y verraient que leurs chers débardeurs ne sont pas plus malheureux que les autres ouvriers; que le séjour dans l'eau n'occasionne pas autant de maladies qu'on le croyait; que ces ulcères difficiles à guérir, dont s'épouvantait l'ancienne médecine, ne sont qu'une affection peu dangereuse, commune à d'autres professions, et qu on désigne vulgairement sous le nom de grenouille. Parent-Duchâtelet a vu un débardeur de soixante-douze ans qui, après avoir passé la moitié de sa vie dans l'eau, absorbait ses litres et ses petits verres comme n'importe quel charpentier. Il est donc moins urgent qu'on ne le pensait au dix-huitième siècle de trouver un moyen mécanique pour mettre les trains en chantier sans entrer dans l'eau. Les débardeurs, eux-mêmes ne sentent pas charmés de voir se résoudre ce problème, car une découverte semblable diminuerait considérablement leur salaire.


(Les vrais débardeurs, dessin de Daumier.)

Mais nous voici en présence d'une nouvelle espèce de débardeurs: ce sont les déchireurs de bateaux, ainsi nommés parce qu'ils mettent en pièces les bateaux qui descendent, chargés de bois, la Haute-Loire, l'Allier et les autres rivières dont le cours ne peut se remonter. On évalue annuellement; trois ou quatre mille le nombre des embarcations ainsi écharpées. Du déchireur au débardeur il n'y a que quelques petits verres de différence. Nous en dirons autant des lâcheurs de trains, ou gens chargés de les faire passer sous les ponts, et nous terminerons par un tableau de la population des débardeurs ainsi qu'elle est répartie:

Port de Bercy (deux rives) 112
Port de la Râpée 92
Port aux Vins 40
Port des Tuileries 40
Clichy-la-Garenne 10
Choisy-le-Roi 30
Canal Saint-Martin 12

DÉCHIREURS DE BATEAUX.
Ile des Cygnes 150
Gare Saint-Denis 6
Bassin de l'Arsenal 6
Bassin de la Villette 5
Sur divers points 11

LACHEURS DE TRAINS.
Port des Invalides 17
Port des Tuileries 14

Ces diverses classes forment ce que nous pourrions appeler l'aristocratie de l'eau. Voici maintenant ses prolétaires. Voyez-vous là-bas ces hommes au teint livide, aux traits amaigris, aux vêtements délabrés, entrés dans la vase jusqu'au genou; ils agitent de vastes sébiles en bois, dans lesquelles ils lavent la boue comme si c'était le sable fantastique du Potose. Ces gens-là cherchent de l'or là où vous ne voyez que des immondices. Les ruisseaux de Paris tombent dans la Seine, et, avec eux, tout ce qu'ils peuvent emporter; de plus, on y jette les glaces et les neiges, elles entraînent une grande quantité de matières qui, ne surnageant pas, se précipitent et se déposent sur le fond jusqu'à une distance assez éloignée des bords. De ces causes, et de plusieurs autres ressortant des lois hydrauliques particulières aux fleuves, il est résulté que le sol de la Seine s'est considérablement exhaussé. En quelque endroit qu'on l'examine, jusqu'à cinq ou six pieds de profondeur, et quelquefois même davantage, il est composé de sable et de vase renfermant une foule de particules métalliques, fer, cuivre, plomb, étain, or et argent, quelquefois en petits lingots, ordinairement ouvragés; plus, des clous, des boutons de guêtres, des épingles, des fragments de toutes sortes d'ustensiles. Pour extraire les parcelles de métal, des malheureux entrent dans ce Pactole fangeux, y restent depuis le matin jusqu'au soir, et cela pendant six mois de l'année; ils gagnent quarante sous par jour. Quand le froid est trop vif, ils exercent leur industrie en fouillant les ruisseaux. C'est en voyant le fer aigu dont ils sont armés, et l'ardeur avec laquelle ils travaillent que le peuple les a surnommés ravageurs.

Pauvres gens, les trottoirs à rebords viennent de leur enlever cette ressource!

Le nombre des ravageurs est connu: on en compte six dans file Saint-Louis, huit dans la Cité, cinq au pont Saint-Michel, deux à l'Hôtel-dieu.

La population ouvrière vivant exclusivement de la rivière ne dépasse pas en tout six cent soixante-dix personnes; mais, dans cette promenade rapide, nous n'avons examiné que les industries avouées; que de gens viennent chercher sur les bords du fleuve les moyens de soutenir leur existence aléatoire! que de bohémiens, depuis le rôdeur de rivière, écumeur d'eau douce poursuivant sa proie la nuit de bateaux en bateaux, jusqu'au chiffonnier dressant son chien à lui rapporter l'immonde épave de l'égoût! Nous sommes loin d'avoir terminé notre exploration de la Seine; un autre jour nous reviendrons sur l'eau.


Beaux-Arts.--Salon de 1843.

(Voyez pages 44, 56, 68 et 88.)

TABLEAUX.


Les Crêpes, par M. Giraud.)

M. Giraud.--Les Crêpes.--Tout l'esprit du Colin-Maillard se retrouve dans les Crêpes; mais puisque M. Giraud possède si bien son dix-huitième siècle, puisque les Grâces poudrées n'ont plus de secrets pour son pinceau et qu'il sait tous les sourires de leurs bouches en coeur, toutes les fossettes de leurs mains potelées, aux ongles roses, puisque enfin elles lui ont appris l'art suprême de poser une mouche sur un beau visage assez galamment pour que personne ne soit tenté de regretter la place blanche ou vermeille qu'il nous dérobe ainsi, pourquoi ne laisserait-il pas le badinage pompadour? pourquoi ne viserait-il pas plutôt à cet idéal sérieux et charmant de Marivaux et de Watteau, ces deux poètes? On a appelé du nom de marivaudage le style précieux, les jolies fadeurs, les galanteries maniérées, elles imitateurs ont cru bien marivauder en perfectionnant, si je puis dire, les défauts du maître; mais ils oublièrent, la grâce réfléchie et le calme sourire de la belle Silvia: «Mon frère, sentez-vous cette paix douce qui se mêle à ce qu'elle dit?»--Et de même pour Watteau, grave avec tant d'afféterie, presque rêveur sous la poudre, et tendre comme le madrigal, d'esprit au moins, sinon de coeur: «Mon frère, sentez-vous cette paix douce qui se mêle à ce qu'il peint?» Dès que le bruit des baisers se fait entendre, que les éclats de rire viennent troubler l'aimable comédie, que le galant badinage se tourne en joie libertine, «Fi, le vilain amour!» dit Angélique; et tout de suite nous revenons aux soupers de Diderot et aux fines parties de Trianon.

Que M. Giraud nous pardonne ces restrictions; on a souvent reproché aux critiques cette fâcheuse habitude qu'ils ont de se demander, non point ce que l'artiste a voulu faire, mais ce qu'il aurait dû faire; et toujours les critiques retombent dans ce même défaut; telle est ta nature de leur esprit, qu'ils ne peuvent jamais voir le bien sans penser immédiatement au mieux. Si donc aujourd'hui nous nous étions uniquement demandé comme il convenait sans doute, ce que M. Giraud a voulu faire, si nous avions examiné simplement l'exécution de sa pensée, nous n'aurions eu que des éloges pour son tableau.


                        (Posada navarraise, par M. Leleux.)

M. Leleux.--L'Illustration donne aujourd'hui la gravure de la Posada navarraise de M. Leleux. Nous avons, dans un article spécial sur le salon carré, examiné en détail cette toile remarquable à différents titres; nous rappellerons volontiers à nos lecteurs que nous avions loué l'élégante simplicité, la vérité poétique, la riche fantaisie de M. Leleux; quant à nos critiques, nous ne les renouvellerons certainement pas: Semel est salis atque super. Il importe surtout de se rappeler les qualités par lesquelles une oeuvre a semblé recommandable.

Nous regrettons de ne pouvoir joindre ici les gravures de deux tableaux dont la gracieuse idée a semblé d'autant plus charmante que d'ordinaire les peintres ne se mettent point en frais d'imagination, et se contentent volontiers des sujets les plus vulgaires et les plus rebattus: nous voulons parler des Fils de la Vierge et du Soir; au moins essaierons-nous d'en donner une fidèle description, que saura d'ailleurs compléter l'imagination de nos lecteurs.

--Les Fils de la Vierge.

Pauvre fil qu'autrefois ma jeune rêverie,

Naïve enfant,

Croyait abandonné par la vierge Marie

Au gré du vent;

Dérobé par la brise à son voile de soie,

Fil précieux,

Quel est le chérubin dont le souffle t'envoie

Si loin des cieux?

La romance imaginait que le fil de la Vierge était enlevé par la brise à son voile de soie; l'idée du peintre nous semble encore plus gracieuse: Marie est assise avec l'enfant Jésus sur une nuée légère, que supporte de ses ailes et de ses mains levées, manibusque supinis, un bel ange planant au milieu de l'azur; la Vierge tient une blanche quenouille, elle file, et l'enfant Jésus abandonne au souffle du vent le fil sorti des mains de sa mère.--Jamais la touchante légende n'avait été si poétiquement traduite, et le tableau mérite de devenir populaire mieux encore que la romance.

Quelques-uns, critiques sévères, ont reproché aux Fils de la Vierge de n'être proprement qu'une vignette, qu'un cul-de-lampe; mais pour cette toile, si modeste qu'elle soit, nous donnerions volontiers bien des tableaux de genre, bien d'immenses toiles historiques qui tapissent les murs du salon; de même, on a justement mis au premier rang la Guirlande de Fleurs de M. Saint-Jean, dont la perfection dépasse les fameuses fleurs des maîtres hollandais.

M. Gleyre.--Le Soir.--Le poète est assis sur la rive; la tête penchée, il suit d'un triste regard la barque qui s'éloigne toute chargée de ses espérances, de ses illusions, de ses belles amours; elles s'en vont, et sans retour, plus charnelles encore, plus jeunes, plus souriantes sous leurs épaisses couronnes, qu'elles n'étaient au jour fortuné où le gracieux essaim vint convier le poète à descendre le fleuve de la vie; en son aimable société. Aujourd'hui elles le laissent sur la rive, elles l'abandonnent, et voguent insoucieusement vers d'autres bords: amour, bonheur et gloire, tout lui échappe à la fois, et la brillante Théorie lui emporte toutes les joies de son coeur, tous les rêves de sa pensée:

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années?

L'Amour effeuille ses roses dans le fleuve: la Gloire est debout, la palme à la main, toujours sereine et radieuse; les autres blanches figures, l'Amitié, l'Espérance et leurs soeurs, marient leurs voix douces aux sons de la lyre; et le poète délaissé recueille tristement, ces harmonies décroissantes, et plein de mélancolie il écoute

L'adieu qu'en s'en allant chasse l'Illusion.

Le tableau de M. Gleyre, au dire de chacun, mérite une des premières places dans l'Exposition de cette année; il se distingue d'abord par le choix infiniment poétique du sujet, par une heureuse et savante composition, par un choix exquis de détails; puis il se recommande encore par la peinture et le dessin. M. Gleyre n'a point fait comme ces poètes qui croiraient nuire à leur fantaisie et rogner les ailes à leurs pensers aériens, s'ils se préoccupaient terrestrement de la correction du style et de la pureté du langage; il a su avoir de l'imagination sans faire tort au bon goût; et, d'autre part, préciser sa rêverie de façon à ce qu'elle fût intelligible, sans lui rien ôter d'ailleurs de sa tristesse ni de sa poésie. C'est une excellente leçon littéraire pour tous nos jeunes rimeurs chimériques et mystiques, qui «boivent les regards soyeux de leurs maîtresses,» et se décorent volontiers du beau nom d'âmes incomprises.



La Vengeance des Trépassés

NOUVELLE.
(Suite.--Voyez pages 73, 89 et 103.)

§ V.--La Terre-Sainte.

Léonor n'avait pu cacher à don Christoval son entretien avec l'Égyptienne; celui-ci avait tourné la chose en plaisanterie et s'était moqué de la crédulité de sa compagne. Mais le lendemain, quand ils se furent remis en route, il s'aperçut que Léonor était silencieuse, qu'elle avait l'air abattu et préoccupé. Il jugea bien que la scène de la veille avait produit une impression profonde sur cette imagination trop sensible. Leur voiture gravissait en ce moment une montagne escarpée, à travers une vieille forêt, Christoval pensa qu'un peu d'exercice, l'air frais du matin, le charme du paysage éclairé des premiers rayons du soleil, feraient une diversion salutaire. Sous prétexte que la lenteur des chevaux l'impatientait, il proposa à Léonor de marcher un peu; elle y consentit, et, quand ils furent seuls dans le sentier agreste qui côtoyait la route, Christoval, pressant doucement sous son bras le bras de Léonor, prit la parole en ces termes:

«Ma chère Léonor, c'est toujours une imprudence de chercher à connaître l'avenir. Je suis fâché que vous ayez cédé à cette curiosité; mais enfin le mal est fait; tachons qu'il n'ait pas de suites prolongées. Quoique je n'attache pas de valeur aux prédictions de ces sortes de gens, j'avoue néanmoins que dans ce fatras de mensonges et de paroles hasardées il peut se rencontrer quelque chose qui mérite qu'on s'y arrête. Je ne crois pas à l'art des devins et des sorciers, mais je crois que la Providence peut se servir quelquefois de ces pauvres instruments aveugles pour annoncer mystérieusement ses desseins et transmettre un avertissement aux hommes. On a vu dans ce genre des faits très-singuliers. Ainsi, quoique j'aie affecté hier soir de rire de votre superstition, je n'en ai pas moins réfléchi sérieusement aux détails que vous m'avez racontés. J'ai été frappé particulièrement d'un mot: «Le repos, dit la bohémienne, vous attend en Terre-Sainte!» Eh bien, il faut y aller. Que risquons-nous? Du moment que nous quittons notre patrie, tous les pays nous sont indifférents. Courons donc la chance de trouver le bonheur en Terre-Sainte. Mais quelle est cette Terre-Sainte? La Palestine? Point du tout!

«Lorsque je faisais mes caravanes, je me souviens d'avoir visité, en Suisse, une petite île délicieusement située dans le lac de Constance: on l'appelle l'île de Reichenau, et, par un surnom qui date de huit ou dix siècles, l'île Sainte ou la Terre-Sainte. Cela vient d'une abbaye de bénédictins, florissante et superbe du temps de Charlemagne; aujourd'hui noire et triste ruine. Ce nom de l'île Sainte est resté dans la bouche du peuple, pour attester qu'autrefois les moines propriétaires de Reichenau y firent fleurir la vertu et la piété, sans laquelle il n'y a point de vertu.

«Nous avions le projet de nous fixer quelque part en France; mais la France est trop rapprochée de l'Espagne, et les relations sont trop fréquentes entre les deux pays. Votre oncle finirait par découvrir notre asile et trouverait le moyen de nous y tracasser, car vous savez s'il est actif et vindicatif; Faisons mieux: si vous l'avez pour agréable, chère amie, nous nous établirons à Reichenau. Il faut considérer votre fortune comme perdue; mais la mienne sera plus que suffisante pour nous deux. J'écrirai à don Sébastien; cet ami fidèle et discret nous fera passer nos quartiers de rente, et nous vivrons heureux en terre sainte, dans ce repli caché de l'univers, à l'abri de tous les oncles, de tous les archevêques et de tous les méchants du monde.»

Léonor s'accorda à tout ce que disait don Christoval. La sérénité reparut sur son visage; il lui sembla démontré que les paroles de la bohémienne renfermaient un avis de la Providence, et elle ne se lassait pas d'admirer avec quel bonheur don Christoval l'avait reconnu et en avait démêlé le sens.

Leur premier soin, en arrivant en France, fut de faire consacrer et bénir leur union par l'Église. Cela était fort nécessaire, surtout pour Léonor, qui sentait de grands scrupules de conscience.

Ils prirent leur route par Lyon; puis ils gagnèrent Strasbourg. Ils allaient à petites journées, mais sans aucunement s'arrêter pour visiter les curiosités qui se trouvaient sur leur chemin. Léonor sentit un frisson au coeur lorsque, à l'entrée du mont de Kelh, se présentèrent à ses yeux les montagnes vaporeuses de la Forêt-Noire. Ce large fleuve, dont les ondes fortes s'enfuyaient en bruissant sous ses pieds, sur sa tête ce ciel d'un bleu clair et profond, cette vallée semée de villages aux maisons blanches, aux clochers aigus, peuplée d'aunes noirs, de saules au feuillage pâle et mélancolique; ces hommes avec leurs têtes blondes et leurs visages rosés, faisant retentir à ses oreilles un idiome guttural, étrange, tout lui causait une impression de peine et de malaise indéfinissable. Ce n'était plus l'Espagne! Elle comprit qu'elle changeait d'atmosphère, qu'elle passait d'une nature ardente au sein d'une nature langoureuse. En traversant cet immense pont de bateaux, il lui semblait renoncer pour jamais à sa chère patrie. Sa patrie serait désormais ce qu'elle avait devant les yeux. Elle ne put s'empêcher de tourner la tête, comme pour adresser un dernier regard, un regard d'adieu à l'Andalousie; mais ce regard ne rencontra qu'un vaste marais au delà duquel montait la flèche de Strasbourg, dans un horizon chargé de petits nuages laiteux. Elle sentit une larme rouler sous sa paupière; heureusement, don Christoval, occupé à acquitter le péage, ne s'en aperçut pas. Un moment après, tandis qu'il se récriait sur la beauté du pays qui s'ouvrait devant eux, Léonor se mit à réciter mentalement une prière en espagnol, pour marquer d'une action de piété son premier pas sur la terre étrangère et y commencer son séjour sous des auspices favorables.

Ils voyagèrent toute la nuit. Le lendemain, vers cinq heures du soir, la diligence les déposa quelques lieues avant Constance, dans la petite ville de Radolfszell, située au bord du lac Inférieur, en face de Reichenau. On fit avancer une barque, et en quelques minutes les deux époux se virent séparés du continent, voguant vers cette étroite bande de terre, perdue au milieu de l'eau, où ils venaient de si loin chercher la paix. L'heure était solennelle et tout portait à la méditation; le lac s'embrasant des derniers feux du soleil, ressemblait à un océan de cuivre en fusion. A l'autre bord, le regard, se relevant sur les collines verdoyantes de Thurgovie couronnées de jolies fabriques, glissait jusqu'au rocher de Hohentwiel, dont la masse gigantesque et bizarre apparaissait toute noire au sein d'une poussière lumineuse.

Léonor éprouva un serrement de coeur, une angoisse de tristesse amère, en se voyant au milieu de cette vaste étendue d'eau, sous un ciel étranger, bien loin de sa patrie, de sa famille et de ses amis, et sans aucun espoir de les revoir ou d'en entendre jamais parler. Désormais elle était seule au monde, seule avec son mari, qui, à vrai dire, abandonnait aussi pour elle le reste de l'univers. Tandis que la nacelle se balançait mollement sur les vagues, au bruit cadencé des rames, elle se rappelait ces vers d'un ancien poète qui semblaient s'adresser à elle et à don Christoval: