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Nº 7. Vol. 1.--SAMEDI 22 AVRIL 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.
SOMMAIRE
Mouvement Insurrectionnel à Haïti. Carte de Haïti. Portrait du président Boyer.--Haïti et l'Angleterre.--Courrier de Paris. Le Cigare; Fraternité; le Rocher de Cantate; un Turbot dans l'embarras; le Changement de Dynastie; Paul Ier; le savant précepteur; le Bal représentatif; armistice dansant; les Morts millionnaires; petits Enfants--Danseurs espagnols. Gravure.--Tribunaux. Procès Sirey; M. Chaix-d'Est-Ange. Vue de la cour d'assises de Bruxelles. Portrait de M. Chaix-d'Est-Ange.--Mariage de la princesse Clémentine. Vue de la Cérémonie.--Un succès chevelu, chapitre inédit des Mémoires de Jérôme Paturot.--Paris au bord de l'eau. Les Débardeurs.--Beaux-Arts. Salon de 1843. Les Crêpes, par Giraud; une Pasada, par Leleux.--La Vengeance des Trépassés, nouvelle (4e partie), avec une gravure.--Le Commissaire-Priseur.--Les Chemins de Fer en France, carte des Chemins de fer.--Algérie. Description géographique. Portraits de Cavaignac, Jusuf, Mustapha ben Ismaël; Passage dans un défilé; Tentes arabes; Vues de Mascara et de Mostaganem.--Bulletin bibliographique.--Annonces-Modes. Amazones.--Omnibus, nouveau modèle, deux gravures.--Rébus.
Mouvement insurrectionnel à Haïti.
Haïti (en indien, terre montagneuse), appartient au groupe des Grandes-Antilles. Elle se trouve située entre Puerto-Rico, Cuba et la Jamaïque, par 17° 13' et 19° 58' de latitude septentrionale et 70° 45' et 70º 55' de longitude occidentale. Sa superficie n'est que d'un sixième moins considérable que celle de Cuba, la plus grande des Antilles. Elle a 600 kilom. de long et 232 de large. La capitale d'Haïti est le Port-au-Prince, ville située sur un terrain bas et marécageux, vers l'extrémité d'une vaste baie, dans la partie occidentale de l'île. On y compte 30.000 habitants.
L'histoire d'Haïti est si connue que nous nous bornerons à en résumer aussi brièvement que possible les principaux événements, afin de faire bien comprendre les causes de la révolution nouvelle qui vient d'éclater.
Le 5 décembre 1492, Christophe Colomb découvrit Haïti, qu'il nomma Espanola. Elle était alors habitée par les Caraïbes, peuple doux, bon, sobre et hospitalier. Mais bientôt les Espagnols forcèrent les indigènes à se révolter contre eux, les détruisirent et restèrent les seuls maîtres de cette île dépeuplée, qu'ils nommaient alors Saint-Domingue, du nom d'une ville qu'ils y avaient fondée; ils la repeuplèrent, au commencement du seizième siècle, avec des esclaves nègres arrachés au sol africain.
En 1630, des flibustiers formèrent un établissement, sur la partie septentrionale d'Haïti, que les Espagnols avaient abandonnée. Chassés à diverses reprises, ils revinrent avec des forces nouvelles; la France les protégea, leur fit reconnaître sa suzeraineté et leur donna, en 1664, un gouverneur. Dès lors les créoles, abandonnés par leur métropole, furent obligés de céder une partie de l'île. En 1689, l'Espagne régularisa cette cession dans le traité de Ryswick. D'abord, la France envoya dans sa nouvelle colonie tous les individus dont elle désirait se débarrasser. Mais bientôt la traite des nègres s'établit d'une manière régulière; la métropole encouragea, favorisa même cet infâme trafic, et, au moyen de ces nombreux travailleurs, Saint-Domingue marcha dans une voie de prospérité progressive. En 1789, on n'y comptait pas moins de 700.000 esclaves possédés par environ 28.000 mulâtres libres, et 40.000 blancs.
Boyer,
président de la république d'Haïti.
Cependant le temps approchait où les esclaves allaient recouvrer leur liberté et se venger de leurs oppresseurs. Quand la Révolution française éclata, le coutre-coup s'en fit sentir aux Antilles. A cette époque, trois partis étaient en présence à Saint-Domingue: les grands propriétaires, qui voulaient l'indépendance de l'île: les petits blancs, qui cherchaient à renverser les privilèges des riches; les mulâtres, qui songeaient à s'affranchir de la tyrannie des uns et des autres. Les esclaves n'osaient pas même désirer leur affranchissement. Mais les querelles de leurs maîtres, les luttes des blancs et des mulâtres, leur leur fit concevoir enfin des espérances qui ne devaient pas tarder à se réaliser. Le 23 août 1791, ils se révoltèrent pour la première fois. Douze ans après, vainqueurs des Anglais, qui voulaient s'emparer de cette île, et des français qui faisaient les plus grands efforts pour la conserver, ils se proclamèrent les seuls maîtres de Saint-Domingue, à laquelle ils avaient donné son ancien nom d'Haïti.
Un moment ils faillirent retomber sous la domination française. Le brave Toussaint-Louverture, l'auteur principal de cette révolution, le libérateur, le chef, le père des noirs, victime d'une odieuse trahison, mourut, dans le Jura, au fort de Joux, où Napoléon l'avait fait enfermer. Mais ses généraux le vengèrent. Le 30 novembre 1803, les derniers débris de l'expédition française se virent obligés d'évacuer la ville du Cap la seule place qui leur restât alors, et de se livrer à la merci des Anglais. Le 1er janvier de l'année suivante, des généraux et des officiers de l'armée noire, réunis en convention au nombre de quarante, prononcèrent l'acte d'indépendance d'Haïti, «en jurant à la postérité et à l'univers entier de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination.» A cette époque, la population totale de l'île était réduite à 400,000 habitants. En quatorze ans la guerre avait dévoré 500,000 victimes.
Le 8 octobre 1804, Dessalines, le général en chef de l'armée victorieuse, le successeur de l'infortuné Toussaint-Louverture, fut proclamé empereur, sous les nom de Jacques 1er, et six mois après (28 mai 1803) une convention de généraux publia la constitution de l'empire d'Haïti (révisée depuis en 1816).
Dessalines exerça son autorité d'une manière arbitraire; aussi ne régna-t-il que deux années. Le 17 octobre 1809, il périssait assassiné, et son rival Christophe lui succédait, avec le titre de chef du gouvernement d'Haïti. Sa puissance ne fut toutefois bien établie que dans le nord de l'île. Un mulâtre, nommé Pétion, commandant du Port-au-Prince, se refusa à reconnaître le nouveau titulaire, et, pendant cinq années, les deux compétiteurs se disputèrent l'autorité suprême sans parvenir à se vaincre. Enfin, de guerre lasse, ils mirent bas les armes, Christophe se couronna roi, sous le nom de Henri 1er; Pétion se fit nommer président, et ces deux souverains s'occupèrent dès lors à rétablir l'ordre et la prospérité, l'un, dans son royaume, l'autre, dans sa république.
A sa mort le président Pétion eut pour successeur (en 1818) le général Jean-Pierre Boyer, mulâtre qui n'avait joué qu'un rôle secondaire dans la révolution; et, lorsqu'en 1820 le roi Christophe se fit (âgé de 74 ans) sauter la cervelle, afin de ne pas tomber vivant entre les mains de ses soldats révoltes, Boyer resta seul possesseur du trône présidentiel. Deux années plus tard un coup de main lui livra la partie de l'île qui appartenait encore aux Espagnols. A partir du 28 janvier 1822 l'étendard bleu et rouge de la république une et indivisible flotta sur l'île entière. Il n'exista plus à Haïti qu'un seul gouvernement et qu'une seule constitution. Enfin, en 1825, la France abandonna solennellement toutes ses prétentions à la souveraineté de son ancienne colonie moyennant une indemnité de 150 millions de francs, payables en cinq termes égaux. Dès lors, Haïti entra au nombre des nations civilisées reconnues..
Le président Boyer règne donc depuis 1818 sur Haïti. Qu'a-t-il fait de cette île si fertile et si belle pendant ces vingt-cinq années? Pour connaître la triste vérité, il faut lire le second volume de l'ouvrage remarquable que vient de publier M. Victor Schoelcher (Colonies étrangères et Haïti). Ce courageux et infatigable abolitionniste a visité Haïti en 1841 et il en trace une peinture effrayante; il nous montre ces villes détruites, inhabitées, encombrées de matières corrompues; l'esprit public anéanti; la banqueroute imminente, les moeurs se corrompant de plus en plus... Et tous ces maux, M Schoelcher les attribue au gouvernement du président Boyer «Le gouvernement de Boyer, dit-il, est quelque chose de bien plus infâme qu'un gouvernement de violence et de compression. Il n'est pas arrivé au despotisme en brisant les membres du corps populaire, mais en l'affaiblissant; il ne tue pas, il énerve.
Si misérable, si souffrante, si avilie qu'elle fut, la nation haïtienne n'ignorait rien de son mal; elle aspirait à des temps meilleurs, et ne s'abandonnait pas dans sa détresse, comme l'ont dit les partisans de l'esclavage, à l'insouciance d'un sauvage hébété. L'opposition acquérait chaque année des forces nouvelles. En 1839, elle faillit renverser la faction régnante. Boyer voyant qu'elle allait obtenir la majorité, s'adressa à l'armée, et chassa de la chambre les députés qui osaient lui être hostiles. Mais, bien qu'il eût alors un succès complet ce coup d'État devait plus tard amener une révolution. Les idées libérales firent de notables progrès, des journaux se fondèrent, qui défendirent avec énergie la constitution et les intérêts généraux. Les députés exclus en 1839 furent réélus à la presque unanimité en 1841; le peuple commença à ouvrir les yeux et aperçut avec terreur l'abîme où le poussait le président. Boyer employa une seconde fois la force. A l'ouverture de la session, la chambre des représentants, cédant aux influences de la peur et de la corruption, élimina, avant même d'être constituée, les députés que Boyer avait frappés d'ostracisme. Pour comble de malheur, le 7 mai, un affreux tremblement de terre détruisit presque entièrement la ville du Cap avec un tiers de ses 8,000 habitants, et comme si la nature n'avait pas fait assez de mal, un hideux pillage vint remuer les décombres qui couvraient les morts et les mourants.
Enfin, le 28 février 1843, le bruit s'étant répandu que quatre patriotes allaient être exécutés, une insurrection éclata aux Cayes. Un rassemblement de six à huit mille individus se forma, et Boyer résolut d'employer la force pour le disperser. Le lendemain, tous les habitants prirent les armes et réclamèrent un gouvernement semblable à celui des États-Unis. En peu de jours, l'insurrection fit de grands progrès. Toute la partie du sud et de l'est de l'île tomba au pouvoir des insurgés, qui avaient pris pour chefs deux officiers de la Colombie. Les troupes envoyées contre eux se rangèrent de leur côté, et celles qui restèrent fidèles à Boyer furent battues dans deux rencontres et perdirent 500 hommes et deux généraux. D'après les dernières nouvelles reçues à Paris, les insurgés étaient au nombre de 12,000, et Boyer n'avait plus que 4,000 hommes à Port-au-Prince.
Une lettre datée du Port-au-Prince, le 5 mars 1843, et reçue vendredi dernier à Liverpool, contient ce qui suit:
«La révolution n'est pas encore terminée; les insurgés du Midi marchent, dit-on, sur la ville. On s'attend tous les jours à une attaque. Toutes les affaires sont suspendues. On assure que les troupes du gouvernement passent à l'ennemi.
«Les insurgés se trouvent maintenant à Leogane (24 milles). Ils ont annoncé qu'ils entreraient dimanche prochain, le 5 mars, au Port-au-Prince.»
Le 9 mars, au départ du brick Fairfield, l'armée insurrectionnelle était toujours campée à Leogane. Elle y attendait, pour marcher sur la capitale, l'arrivée d'un fort détachement qui venait de s'emparer des Cayes après un combat meurtrier. Boyer s'apprêtait à faire une vigoureuse résistance. Il construisait de nouvelles fortifications et creusait des fossés. Pendant plusieurs jours aucun habitant n'avait obtenu l'autorisation de quitter la ville, mais, l'avant-veille du départ du brick Fairfield, une proclamation permit aux femmes de s'embarquer ou de se retirer à la campagne. Les négociants étrangers avaient fait transporter leurs marchandises à bord des bâtiments en rade. Les Anglais seuls ne croyaient pas devoir prendre cette sage précaution. Ils se trouvaient, disaient-ils, suffisamment protégés par le pavillon britannique et par trois vaisseaux de guerre qui étaient alors dans le port.
Toutes les lettres particulières annoncent que la majorité des habitants du Port-au-Prince désire ardemment le succès des patriotes (ainsi s'appellent les insurgés). Le prochain paquebot apportera peut-être en Europe la nouvelle de la chute ou de la mort du président Boyer.
La Columbia, arrivée samedi de New-York à Liverpool, a apporté l'ordonnance et la proclamation suivantes, dont nous donnons seulement quelques fragments.
RÉPUBLIQUE D'HAÏTI.
Au nom du Peuple souverain--Ordre du jour.
Charles Hérard aîné, chargé d'exécuter la volonté et les résolutions du peuple souverain;
Considérant que sous le gouvernement du tyran Boyer, les ports ont été fermés, ordonnons ce qui suit:
Art. 1er. Les ports d'Aquin, d'Anse d'Hainault et de Miragouine sont ouverts au commerce étranger, à dater de la promulgation du présent ordre du jour.
Art. 2. La direction des nouvelles douanes et l'administration des finances seront confiées à un fonctionnaire qui prendra le titre d'administrateur particulier.
Art. 3. Les droits d'importation sont maintenus; mais le mode de perception est aboli jusqu'à la promulgation d'un nouveau règlement.
Fait au quartier-général d'Aquin, le 5 mars 1843, première année de la régénération d'Haïti. Hérard aîné.
La proclamation est adressée au peuple et à l'armée. Elle commence en ces termes:
«Citoyens et soldats, une révolution sans exemple dans les annales du monde, une révolution morale dans ses effets vient de changer la face d'Haïti. La tranquillité ayant été rétablie, j'ai été choisi par le peuple pour faire exécuter ses ordres et lui faire rendre ses droits si longtemps foulés aux pieds et méconnus. J'ai arboré l'étendard national, etc., etc.....»
Elle se termine ainsi: «Le sort du tyran est écrit par une main invisible sur les murs de son palais. Soldats, je me confie à votre zèle, suivez-moi dans cette carrière de patriotisme et de gloire, secondez mes efforts persévérants, et bientôt vous verrez d'illustres législateurs détruire le système qui vous a fait tant de mal, rendre une vie nouvelle au commerce et à l'agriculture, dissiper les ténèbres de l'ignorance, et fonder des institutions non plus sur le sable mouvant du rivage de la mer, mais sur un roc large et inébranlable.»
Taïti et l'Angleterre.
Bien que le gouvernement français ait donné à l'Angleterre l'assurance que les missionnaires de toutes les sectes seraient non-seulement tolérés, mais encore protégés dans l'archipel de la mer du Sud, et que ces avantages seraient impartialement étendus aux intérêts commerciaux de toute puissance amie, ces assurances, sincères de la part de la France, n'ont pas suffi à nos exigeants voisins, et leurs méthodistes jettent les hauts cris contre nous, comme si on les entravait par la force dans l'exercice de leur équivoque influence sur les sauvages de ces îles. A Londres, dans la vaste salle d'Exeter-Hall, a eu lieu une réunion (meeting) des Amis des Missions protestantes, dans le but de mieux assurer à l'avenir leur propagande dans ces parages. Le président, M. Charles Hindley, après avoir exposé les travaux des missions anglaises, a raconté, au milieu de l'indignation générale, l'occupation récente de Taïti par nos marins. Il a rappelé comment, dès le 21 novembre 1836, un petit navire de Vile de Gambier, ayant à bord deux prêtres catholiques romains, et natifs de France, avaient osé aborder clandestinement dans l'île, et comment, en vertu d'ordres formels des autorités locales, ces prêtres avaient été bénévolement reconduits à leur navire, sans qu'on leur fit aucun mal. Mais voilà que depuis la France s'est cru le droit de violer (nos lecteurs savent comment), de violer de la manière la plus criante les lois de Taïti, en y établissant de vive force sa domination, et bientôt, si on la laisse faire, «les missionnaires catholiques y jouiront absolument de la même liberté que les autres.» Voyez-vous l'abomination!
Nous nous plaisons à ajouter qu'en finissant, M. Hindley, indigné sans doute lui-même des vociférations de quelques-uns de ses collègues, a reconnu, un peu timidement peut-être, que l'Angleterre, conformément même au principe de la Réforme, l'indépendance de la raison, ne saurait nier absolument à la France le droit de prêcher à côté d'elle. Mais aussitôt un membre plus zélé s'est élevé violemment contre cette assertion du président, soutenant que le catholicisme n'avait pas le droit de s'établir là plus qu'ailleurs, parce que le catholicisme est la plus affreuse superstition, la plus affreuse idolâtrie, le plus affreux blasphème et la plus affreuse tyrannie qui ait jamais épouvanté le monde. Puis le révérend docteur Vaughan a déploré avec passion que le beau jardin de l'Océan Pacifique, qui, par les soins des missionnaires anglais, avait fini par devenir productif et florissant, fût en ce moment, hélas! dévasté par les mains de l'étranger, et il a menacé le roi Louis-Philippe et M. Guizot, s'ils s'obstinent à garder Taïti, de l'exécration de toute l'Angleterre et de toute l'Europe protestante. Il a rappelé, non sans quelque éloquence, que Cromwell avait prédit qu'un jour viendrait que le nom anglais serait redouté dans le monde entier à l'égal du nom romain, et il a déclaré sans hésiter que, bien que la guerre soit le plus grand fléau qui puisse affliger l'humanité, il est bien des cas où l'homme doit respecter le sabre et la baïonnette, le canon et le fusil. «On dira: de quoi se mêlent ces méthodistes, qui passent leur vie à chanter des psaumes? Que l'on ne croie pas que nous ne savons que chanter des psaumes... Quant aux Français, s'ils continuent à se faire les apôtres du catholicisme, le résultat sera contre eux et retombera sur eux, et cette vaine philosophie dont ils se vantent ne sera plus qu'un objet de dérision.» Enfin le révérend docteur Alder a déclaré et veut qu'on signifie au monde entier que quiconque se soumettra, à Taïti, à l'autorité française, sera regardé comme un ennemi de la religion protestante. Et le Morning-Chronicle, le journal de lord Palmerston, rivalisant de verve et de fureur avec les orateurs méthodistes, affirme, sans rire, qu'il n'y a pas dans toute l'histoire de croisade plus infâme, plus effrontée et plus bigote que notre expédition de Taïti, etc., etc.
En vérité, on ne saurait réfuter sérieusement toutes ces déclamations, et il serait peu digne de répondre à ces injures. Mais n'est-il pas étrange qu'après avoir été si longtemps damnée par tout le Midi catholique, comme le grand foyer de la philosophie et la source infernale de toute hérésie et de tout mal, la France soit maudite aujourd'hui par le Nord protestant, comme le centre d'une propagande catholique menaçante pour le reste du monde, et accusée de rêver la Ligue, de méditer la Saint-Barthélemi, de tendre à rétablir demain l'Inquisition, même à Taïti! Que les méthodistes de Londres tâchent donc de s'entendre un peu avec les sacristains d'Espagne et d'Italie sur le compte de cette pauvre France.
En attendant, et à ne considérer la chose qu'à un point de vue humain, n'y a-t-il pas lieu de s'étonner que les méthodistes s'alarment tant des prédications dans l'île de quelques prêtres natifs de France, comme ils disent. S'ils sont si sûrs de la supériorité de leur foi, devraient-ils tant se défier de la puissance de leur parole, et tant craindre, pour parler leur langage, «que l'éclat de leur soleil soit effacé sans retour par les ténèbres de noire nuit?» Si leur enseignement et leur discipline étaient si doux aux sauvages, qu'ils nous disent donc pourquoi ces pauvres sauvages se sont ainsi mis d'eux-mêmes sous notre protection et ainsi précipités dans nos bras? Quel est donc ce droit exclusif à la civilisation du monde que cette secte voudrait s'arroger désormais? Mais dans cet archipel, elle n'a pas le droit de premier occupant? La présence des catholiques dans ces îles n'est point une nouveauté, et il paraît qu'il y a existé une église romaine desservie par quatre prêtres. Il y a plus; l'action des missionnaires anglais, quoi qu'ils puissent dire, n'avait pas même dans ces contrées lointaines le prestige, sinon toujours la juste autorité, qui accompagne et sanctionne les entreprises d'une grande nation; car, comme le remarque sensément le Times, cette action émanait surtout des sectes dissidentes de la Grande-Bretagne, tandis que les missionnaires catholiques romains, soit de Rome, soit de Paris, parlent le langage et se portent représentants d'une religion universelle et constituée de la façon la plus éclatante. Comment donc l'Europe et le monde pourraient-ils prendre au sérieux cette prétention de quelques méthodistes de Londres à une sorte de monopole théocratique? et, d'un autre côté, comment admettre ce droit de domination politique en faveur du pays dont les missionnaires sont matériellement et accidentellement partis pour remplir une mission individuelle, et, dans tous les cas, toute spirituelle?
La Nouvelle-Zélande aussi avait été d'abord visitée par des Français, qui s'y établirent. Quelques années après, des Anglais vinrent s'y établir également, et on ne voit pas que les réclamations de nos compatriotes, dans cette occasion, aient en rien mis obstacle à la pleine souveraineté de l'Angleterre. Si le principe est vrai, quand il nous dépouille là, pourquoi serait-il faux quand il nous favorise ici?
Au reste, nous l'avons dit, tout ceci n'a guère d'importance que comme symptôme de l'état du monde, et comme un signe de plus des dispositions constantes d'une portion notable de la population anglaise à l'égard de la France. Nos voisins ont beau faire, leur intérêt, et leur intérêt le plus positif, le plus immédiat, perce toujours à travers leurs prédications les plus exaltées et leurs homélies les plus touchantes. Tels ils sont de nos jours, au su et au vu du monde entier, tels l'histoire nous les montre, de bonne heure exaltés dans leur égoïsme et dans leur orgueil insulaire par cet isolement même du reste du monde, envisageant toute chose, même les choses saintes, sous le rapport de l'utilité, exploitant volontiers les idées religieuses du continent et les cultivant habilement à leur profit, comme ils ont fait depuis et voudraient faire la philanthropie. Au quinzième siècle, par exemple, déjà affranchie, quant à elle, de l'influence papale dans les élections ecclésiastiques, l'Angleterre n'osait-elle pas accuser la France, soumise au pape, d'être schismatique, sous ce prétexte que le pape résidant à Avignon n'était plus le chef catholique, indépendant et légitime de l'Église romaine? Elle sut se donner par là l'immense avantage d'appeler la guerre d'invasion qu'elle nous faisait une croisade; mais, dès qu'il n'y eut plus de pape français, on ne voit pas que l'Angleterre se soit jamais beaucoup inquiété de réformer ni le pontificat ni l'Église.
Nous ne sommes pas de ceux qui jugent absolument de la grandeur d'un peuple par l'étendue de son territoire, et nous croyons que ceux-là se trompent grossièrement qui mesurent l'abaissement prétendu de notre pays au nombre et à l'immensité des possessions gagnées depuis un siècle, et la plupart sur nous, par les Anglais. Néanmoins, en voyant, au delà de la Manche, fermenter sourdement encore tant de haine contre nous, au moment même où, en France, l'esprit public, qui nous a élevés si longtemps au-dessus de tous les peuples du monde, semble languir, sinon s'affaisser et s'éteindre, nous ne croyons pas inutile de jeter un coup d'oeil sur le passé et de rappeler ce que nous avons perdu, depuis un siècle, de possessions coloniales.
Il y a un siècle, bien qu'affaiblie par le traité d'Utrecht, la France possédait la suprématie comme puissance continentale et coloniale. Elle possédait presque toutes les Antilles; ses colonies d'Acadie, du Canada, de la Louisiane s'étendaient de jour en jour; indépendamment de Québec et de Montréal, de Mobile et de la Nouvelle-Orléans, de nouvelles villes se fondaient, des forts étaient construits sur le Mississipi, sur les lacs et les rivières du Canada. En Afrique, elle possédait le Sénégal et Gorée; elle colonisait Madagascar; les îles de France, Bourbon, Sainte-Marie, Rodrigue, lui appartenaient; enfin, elle dominait dans l'Inde, sous le commandement de Dumas, de La Bourdonnaye, de Dupleix; elle y acquérait de vastes territoires, et les rajahs étaient ses vassaux. A cette époque, l'Angleterre posait à peine le pied en Amérique, et dans l'Inde, elle ne possédait que le fort Williams, auprès de Kali-Katta (Calcutta), et Bombay.
De toutes ces anciennes possessions en Asie, en Afrique, en Amérique, on peut dire que la France a tout perdu, sauf des points insignifiants, sans importance, et depuis quelques années ravagés par tous les fléaux.
En revanche, et depuis 1740, l'Angleterre, ou si l'on veut la race anglaise, a augmenté ses possessions dans une proportion incroyable. Elle a gagné:
En Europe, Malte et le protectorat des îles Ioniennes, l'île d'Héligoland.
En Asie, la ville d'Aden, qui commande la mer Rouge; l'île de Ceylan, la grande presqu'île de l'Inde, soit en possession directe, soit en vassalité complète. Sans compter les possessions de la presqu'île au delà du Gange et les îles Singapoure, Pinang, Sumatra, etc., etc., la Grande-Bretagne possède dans l'indoustan 1,103,000 milles carrés de territoire, nourrissant cent vingt-trois millions d'habitants. Et la Chine, que devient-elle?
En Afrique: Bathurta, les îles de Loss, Sierra-Leone, de nombreux établissements sur la côte de Guinée, Fernando Pô, les îles de l'Ascension et Sainte-Hélène, la colonie du Cap, le Port-Natal, l'Ile-de-France (Maurice), Rodrigue, les Seychelles, Socolora, etc.
En Amérique: le Canada et tout le continent septentrional, jusqu'au mont Saint-Elie; à l'ouest, les Lucayes, presque toutes les Antilles, la Trinité, une partie de la Guyane, les Malouines, Balla, Ruattan, les Bermudes, etc.
Dans l'Océanie: la plus grande partie de l'Australie, la Tasmanie (terre de Van-Diemen), la Nouvelle-Zélande, Norfolk, Hawaï (les îles Sandwich), etc., etc.
Et dans toutes les parties du monde, des prétentions excessives qu'il serait infiniment trop long d'énumérer.
Et maintenant, parce que la reine de Taïti a mis spontanément sous la protection de notre pavillon les fleurs de son petit jardin, où les navires anglais seront encore libres de venir chercher des légumes et les boeufs qu'ils y ont importés, c'est nous qui menaçons l'indépendance du monde; c'est nous qui sommes à la veille de lui imposer par la force nos moeurs, nos lois, notre religion. Et c'est l'Angleterre qui se plaint!
En présence de pareils faits, comment y a-t-il en France un seul homme qui hésite sur la question de la colonisation de l'Algérie, et pourquoi faut-il que la France soit à peine représentée à cette heure en Asie, au milieu des grands événements qui se préparent là et particulièrement dans le céleste empire de la Chine?
Courrier de Paris.
LE CIGARE.--FRATERNITÉ.--LE ROCHER DE CANCALE.--UN TURBOT DANS L'EMBARRAS.--LE CHANGEMENT DE DYNASTIE.--PAUL 1er.--LE SAVANT PRÉCEPTEUR.--LE BAL REPRÉSENTATIF.--ARMISTICE DANSANT.--LES MORTS MILLIONNAIRES.--PETITS ENFANTS.
On n'y prend pas garde; mais il avance, mais il se propage, mais de jour en jour il étend sa conquête. Comment y mettre obstacle? Par où le fuir? Les plus rebelles sont obligés de subir sa tyrannie; les plus agiles ne peuvent l'éviter. Il est partout, il entre partout, il vous saisit à l'improviste, il vous attaque au moment où vous y pensez le moins. Le matin et le soir, le jour et la nuit, le démon continue sa poursuite. Flânez-vous à la grâce de Dieu, sur l'asphalte des boulevards, le voilà qui vous arrête au passage et vous saute à la gorge; entrez-vous dans les rues, il vous attend à chaque porte et s'embusque à l'angle des maisons. Vous abritez-vous dans votre demeure, comme dans une citadelle, il court à travers l'escalier et pénètre chez vous par la fenêtre entr'ouverte ou par le trou des serrures.--De quoi s'agit-t-il? d'où vient cet ennemi si audacieux, si entreprenant, si inévitable, si subtil? Comment le reconnaître? Quel est son visage et quel est son nom?--Sa patrie se trouve par delà les mers; il est parti du Nouveau-Monde pour conquérir l'Ancien. Quant à son air et à sa tournure, on ne soupçonnerait jamais qu'un personnage si léger, si fragile, fût capable de telles entreprises et d'une telle domination. Figurez-vous que ce terrible conquérant se laisse très-paisiblement mettre dans la poche et enfermer dans un étui; puis vous le prenez, sans plus de façon, entre vos deux doigts, et vous le portez à votre bouche, et vous le pressez sur vos lèvres et entre vos dents; lui cependant de se laisser faire. On n'a jamais vu de tyran, en apparence plus humain et plus docile. Mais c'est précisément quand il paraît si humble et si soumis, qu'il se montre tout à coup et sème dans l'air les preuves de son audacieux caractère. Voyez comme il se trahit lui-même. Ce n'est plus l'innocent de tout à l'heure. Il s'échauffe, il prend flamme, et une fois qu'il est en feu, tout est dit, il ne respecte plus rien.--Une jolie femme rose, et blanche, fine et effarouchée, vient-elle à passer près de lui d'un pied furtif, l'insolent se jette sous son nez--Un honnête bourgeois ouvre-t-il la bouche pour respirer l'air frais du matin, le bourreau lui court sus, et va tout droit se loger dans son gosier, au risque de lui faire perdre haleine. Que vous dirai-je? il apostrophe les plus délicates et les plus timides, en véritable dragon. Encore, s'il avait des formes visibles et palpables, on le verrait venir de loin, et peut-être pourrait-on l'éviter. Mais, comme certains dieux de la mythologie, il s'enveloppe d'un nuage imperceptible ou se fait vapeur légère, pour mieux surprendre son monde. Voulez-vous fuir, il n'est plus temps; le nuage vous environne, la vapeur traîtresse vous inonde.
Son berceau est à la Havane; c'est là qu'il est né d'une très-noble et très-excellente race. Il s'est mésallié depuis, chemin faisant, comme cela arrive à toutes les grandes maisons; et quelquefois il se souvient encore de sa haute origine; mais le plus souvent il a le mauvais goût des espèces corrompues et abâtardies.--Vous demandez le lieu de son domicile?--Il a son quartier-général dans un endroit appelé la Régie, et çà et là, par toute la ville, des succursales que vous reconnaîtrez aisément au signalement que voici: Une veilleuse, un paquet d'allumettes, des pipes en sautoir; ce sont là ses parchemins et ses armes.--Vous tenez à savoir sa qualité et son titre?--Son nom plébéien est tabac, son nom de gentilhomme cigare.
On ne s'imagine pas à quel point le tabac et le cigare ont étendu leur empire, seulement depuis un an. C'est un trait caractéristique des révolutions du goût parisien, qu'il est impossible de ne pas signaler. De toutes parts, on ouvre au dieu cigare des temples enfumés; il envahit les quartiers les plus prudes, qui le repoussaient autrefois comme un serpent et un pestiféré. Il installe ses entrepôts dans la rue de la Paix et au coeur de la Chaussée-d'Antin. J'avais autour de moi une marchande de fleurs et, un peu plus loin, une magnifique librairie; les fleurs et les livres viennent de céder la place à deux bureaux de tabac. Le bureau de tabac fait des progrès inouïs. Bientôt Paris ne sera plus qu'un estaminet. Le cigare règne aux deux points opposés: ici, il est peuple et s'appelle pipe et non cigare; là, il a sa calèche et ses gens. A l'examiner du salon et du boudoir, comme marque de galanterie et de moeurs parfumées, le cigare aurait grand'peine à se défendre; mais il peut se faire valoir comme moyen de fusion et comme agent de fraternité. Le cigare rapproche les rangs, efface les distances; il y a un moment où personne n'est plus ni pauvre, ni riche, ni ouvrier, ni maître, c'est le moment où le cigare a besoin de feu pour s'allumer. A cette heure suprême, le cigare ôte très-poliment son chapeau et abordant la pipe lui dit: «Voulez-vous me permettre?» La pipe, portant la main à sa casquette, réplique: «Volontiers!--Merci, pipe!--N'y a pas de quoi, cigare!» La pipe salue le cigare, le cigare salue la pipe, et tous deux se quittent avec un sentiment d'estime et de satisfaction réciproque--D'ailleurs, je cigare abrège les heures; il occupe, il distrait, il console, il chasse la triste réalité et éveille les rêves. La matière s'idéalise à travers sa blanche vapeur; la pensée court et voltige avec les nuages légers qu'elle pousse devant vous. Passons donc le cigare au riche et la pipe au pauvre. Tous deux n'ont-ils pas à oublier et à rêver?... Cependant, ô Athènes, que dirait Platon s'il savait que tu as introduit le tabac dans la république?
Il y a vingt ans, la nouvelle aurait jeté la désolation dans le temple de Comus; Erigone se serait trouvée mal et Bacchus en aurait fait une maladie; mais, à l'heure qu'il est, arroserait de larmes sa muse grivoise; Désaugiers mettrait un crêpe de deuil aux cordes de son luth bachique; le Champagne, pour un jour, suspendrait le jet de sa liqueur fumante; la poularde truffée n'achèverait pas son tour de broche, et Vatel oublierait de s'armer en cuisine et d'allumer ses fourneaux.--On annonce la chute du Rocher-de-Cancale!--Ce bruit s'est répandu l'autre jour; personne ne voulait y croire; mais le désastre est réel et s'est confirmé. C'est une véritable catastrophe pour Epicure; le Rocher-de-Cancale était son laboratoire le plus renommé. Nul ne pouvait lui disputer la palme de la cloyère d'huîtres, du potage en tortue, du filet aux truffes, du plum-pudding à la chipolata et du buisson d'écrevisses. On venait de loin, à travers cette rue Montorgueil sombre et boueuse, on venait de toutes parts pour goûter à ses coulis et à ses suprêmes. La province arrivant à Paris désirait surtout deux choses: voir l'Opéra et dîner au Rocher-de-Cancale. Depuis que les grands restaurateurs sont tombés avec tant d'autres grandeurs, le Rocher-de-Cancale restait seul debout; il dominait encore, dernier obélisque, cet empire culinaire, jadis peuplé par des géants (les Provençaux et Véry), et aujourd'hui livré aux mirmidons.
Non, il n'est pas possible que le Rocher-de-Cancale périsse! Le turbot à la sauce aux huîtres ne peut rester sans asile! Que deviendra-t-il, si le Rocher-de-Cancale lui manque? Faudra-t-il qu'il s'en aille tristement frapper à la porte des empoisonneurs et des gargotes? Le véritable turbot à la sauce aux huîtres sait trop ce qu'il se doit à lui-même pour s'abaisser jusque-là; et, plutôt que de déchoir à ce point, il irait se rejeter dans le sein de sa vieille mère, Amphitrite, qu'il n'avait certes pas quittée pour de si médiocres devins. Espérons-le! ce n'est qu'une bourrasque qui a soufflé sur le fameux Hocher; la bourrasque passée, Cancale renaîtra de sa ruine: un pilote fait naufrage, un autre s'élance à bord et navigue fièrement. Il est des institutions qui ne sauraient mourir; les huîtres du Rocher-de-Cancale sont de celles-là. Que l'ombre de Désaugiers si; tranquillise!
Le Gymnase vient aussi de subir une révolution, mais d'un genre moins tragique; il ne s'écroule pas, il ne fait que changer d'autocrate. Après vingt ans de règne mêlé de prose et de couplets, M. Delestre-Poirson abdique; il résigne le pouvoir, emportant avec lui toutes les consolations nécessaires pour ne pas le regretter, et entre autres baumes salutaires et efficaces, une magnifique fortune, dit-on. M. Delestre-Poirson n'a pas gouverné sans bonheur et sans éclat; le soleil levant de M. Scribe a illuminé les premières années de son autorité. Pendant longtemps le Gymnase cueillit la plus riante et la plus jeune moisson de ce charmant esprit, se tressant des couronnes de vaudevilles parfumés et de fines comédies. Quel âge d'or pour le Gymnase! Que de caprices délicieux! que de délicates fantaisies! que de petits chefs-d'oeuvre! Il y a plus de quinze ans de cela, eh bien! en passant sur le boulevard Bonne-Nouvelle, il semble qu'on respire encore le parfum du frais bouquet de M. Scribe! Depuis ce temps, le fécond auteur est devenu académicien, et M. Poirson se retire dans la solitude de ses cent mille livres de rente. Ainsi chacun finit par s'asseoir dans son fauteuil. Mais qui sait! Peut-être, du haut de l'Académie, M. Scribe jette-t-il de temps en temps un sourire de regret à cette riante prairie du Gymnase, aujourd'hui un peu aride et desséchée, autrefois émaillée des fleurs gracieuses de son imagination. Quant à M. Delestre-Poirson, s'il reçoit dans sa retraite la visite de tous les aimables colonels, de toutes les veuves ravissantes qui se sont attaqués, sous son administration, et mariés au couplet final, il ne manquera pas de compagnie.
Le gouvernement du Gymnase ne se transmet pas du père au fils, par droit de progéniture. L'empire des Poirson finit dans son chef, et le successeur de M. Delestre n'arrive pas même au pouvoir par un sentier collatéral. C'est donc un changement total de dynastie. L'héritier s'appelle Paul. Après Poirson 1er, nous aurons Paul Ier. Qu'on ne s'avise pas de demander: Qu'est-ce que M. Paul? On commettrait une grande bévue et une énorme ingratitude. Quoi donc! ne vous souvient-il plus de Paul? Paul n'aurait-il chanté tant de couplets galants, n'aurait-il charmé tant de pupilles, n'aurait-il trompé tant de tuteurs, n'aurait-il emporté d'assaut tant de coeurs de veuves, que pour faire dire: Qu'est-ce que Paul? Eh! mon Dieu oui, Paul est l'amoureux du Gymnase; l'amoureux si cher à la Restauration et si applaudi de madame la duchesse de Berri; l'amoureux de Mademoiselle Déjazet, de madame Allan, de madame Volnys; le mauvais sujet qui a joué de si malins tours et fait de si belles peurs à sa grand'maman, mademoiselle Julienne. Que voulez-vous! d'amoureux, de séducteur, de jeune-premier qu'il était, Paul est devenu père-noble, et ne pouvant plaire davantage aux veuves et aux pupilles du Gymnase, il s'en est fait le directeur.
Le gouvernement représentatif se prépare à se mettre en danse. M. le président de la Chambre des Députés a promis un bal pour la semaine prochaine: M. Sanzet fera les choses magnifiquement: la liste des invitations s'élève jusqu'ici à plus de trois mille personnes; on espère que le chiffre s'élargira encore. Toutes les opinions et tous les systèmes se meurent d'envie de figurer chez M. Sauzet. Devant la danse, il n'y a plus de haine politique, et les partis les plus acharnés sont tous prêts à valser ensemble. Les fiers Brutus se laissent entraîner au galop; la vertu d'Aristide lui-même descend du haut de sa montagne, pour faire un avant-deux. Le bal de M. Sauzet offrira donc les plus curieuses contredanses: l'extrême gauche balancera avec le centre; la droite exécutera un chassé-croisé avec le tiers-parti; le 1er avril, le 12 mai, le 1er mars et le 29 octobre se proposent de régler entre eux une partie carrée; puis la question d'Orient avec la loi sur les sucres, les chemins de fer avec le droit de visite, le recrutement avec le budget. Pour cette dernière contredanse on n'est pas sans inquiétude; l'architecte ne répond pas de la solidité de la salle.--M. Sauzet ne sait d'ailleurs s'il doit inviter la seconde liste du jury, et v adjoindre les capacités.
M. le comte de M*** a fait venir à grands frais un précepteur pour achever l'éducation de M. son fils; un des amis du comte lui avait recommandé notre Fénelon comme un phénix sans égal, comme un véritable puits de science. «Monsieur, dit le précepteur, abordant très-humblement le père de son futur nourrisson; monsieur, ayez la bonté de m'apprendre ce que vous voulez que j'enseigne à monsieur votre fils.--Monsieur le précepteur, répliqua celui-ci sans plus d'explication, allez à l'école.»
La Mort ne respecte rien: elle frappe à la porte du pauvre et entre dans les palais sans demander le cordon. Il y a longtemps qu'Horace l'a dit, un peu plus poétiquement que moi, et d'autres l'avaient dit avant Horace; car ce sont là des tours que la Mort n'a pas inventés d'hier, et dont le premier poète et le premier philosophe se sont aperçus dès avant le déluge.--La Mort donc, sortant peut-être de quelque triste masure, s'est abattue, il y a quelques heures, dans un magnifique hôtel, où elle a trouvé--qui?--un des hommes les plus riches de ce temps-ci et des plus fameux par l'éclat de leur luxe. La Mort n'a été arrêtée ni par les valets galonnés qui veillaient à la porte, ni par les palissades de soie, de velours, d'or et de diamants; et, passant à travers cette richesse, d'un pied rapide, elle a enlevé M. Schichler. M. Schichler avait de huit à neuf cent mille livres de rente. Il est mort comme M. Aguado, sur un lit de millions.
Cependant les Tuileries verdoient et sont en fleurs, et les petits enfants s'ébattent au soleil avec insouciance, se roulant sur le sable, égayant l'air de leurs cris joyeux, ou venant se jeter avec un gai sourire dans les bras de la mère attentive qui les provoque de loin, ou les guette et les surprend au passage.
(Les
Danseurs espagnols.)
LES
Danseurs espagnols.
Entendez-vous le bruit de la castagnette? C'est la danse espagnole qui nous revient: la danse espagnole, vive, animée, souple et ardente, sous les traits de M. Campruri et de madame Dolorès. Ici nos deux charmants danseurs exécutent la rondola. La rondola est une des danses les plus poétiques et les plus animées de l'Espagne; elle commence sous le balcon, au bruit, de la guitare, et finit au babil de la castagnette. Regardez cette taille charmante, voyez ces bras qui se cherchent, ces têtes qui se penchent l'une vers l'autre, et mêlent leurs regards et leurs sourires; ce pied qui provoque le pied. Quelle grâce et quelle force en même temps dans ces mouvements du danseur et de la danseuse, et que notre contredanse, froide et compassée, est loin de cette adorable rondola! Que nos petites-maîtresses auraient grand besoin d'aller animer au soleil de l'Andalousie leur danse minaudière et sans vie! Dolorès et Campruri avaient déjà fait résonner à Paris le vif accent de leurs castagnettes; on se souvient de leurs succès. Cette fois, c'est le théâtre des Variétés qui a donné asile à la rondola, au milieu des bravos.
Tribunaux.
COUR D'ASSISES DU BRADANT.--PROCÈS SIREY.
La cour d'assises du Brabant vient de prononcer son arrêt dans la déplorable affaire qui appelait devant un tribunal étranger M. Caumartin, avocat, membre du barreau de Paris, sous la prévention d'homicide volontaire commis à Bruxelles sur la personne de M. Aimé Sirey, dans l'appartement de mademoiselle Catinka Heinefetter. M. Caumartin a été acquitté.
Nous n'avons pas le désir de reproduire ici les détails de ce procès scandaleux; il y a là cependant un enseignement grave qu'il importe au moins de constater. On se rappelle les faits.
(Vue de la Cour d'assises du Brabant.)
Une jeune femme, cantatrice assez estimée, avait accueilli à Paris les soins assidus de M. Caumartin, qui avait conçu pour elle une passion violente. Mademoiselle Heinefetter quitte Paris, se rend à Bruxelles, d'où elle écrit des lettres pleines de tendresse à M. Caumartin, pendant qu'elle accepte les soins et l'amour de M. Sirey, homme marié, père de famille. M. Caumartin va rejoindre à Bruxelles mademoiselle Heinefetter; il arrive chez elle au moment où, sortant du concert, mademoiselle Heinefetter allait se mettre à table avec M. Sirey et plusieurs amis. Une querelle violente, grossière, brutale, s'engage entre les deux rivaux; des soufflets, des coups de canne, sont de part et d'autre donnés et reçus. M. Caumartin, porteur d'une canne à dard, s'en arme pour sa défense, et en se précipitant contre son adversaire, M. Sirey s'enferre lui-même et meurt instantanément.
Il est sans doute plus consolant de croire, ainsi que l'a jugé la cour d'assises du Brabant, que cet homicide a été involontaire; que, suivant l'expression du défenseur de M. Caumartin, il n'y a pas eu de meurtrier dans cette affaire, et que «Dieu seul a porté le coup;» mais puisque l'on a invoqué le nom de Dieu, ne serait-ce pas aussi qu'il a voulu donner une grande leçon à notre jeune génération et lui rappeler les devoirs que l'état, actuel de nos institutions lui impose?
Nos deux Révolutions ont placé la bourgeoisie française à la tête du grand mouvement social dont la France est le centre; les classes ouvrières, traitées en mineures, sont jusqu'à ce jour exclues de toute participation aux droits politiques, aux affaires publiques. Nous ne critiquons pas ici cet état de choses, nous le constatons, et nous demandons si c'est ainsi que les jeunes hommes éclairés, les héritiers de grandes fortunes, comprennent les devoirs de leur position. Nous demandons si c'est avec de si scandaleux exemples que la bourgeoisie peut prétendre à diriger et à moraliser les classes laborieuses et pauvres de la société.
Et qu'on ne nous accuse pas de généraliser un fait isolé. Ce n'est pas seulement la mort de M. Sirey et le procès de M. Caumartin qui nous préoccupent ici; mais les tendances générales se manifestent toujours par des faits de ce genre. Depuis le fameux procès Gisquet, combien de fois la classe bourgeoise est-elle venue déposer publiquement en face de nos tribunaux des petites passions et de;'égoïsme qui la déconsidèrent aux yeux du peuple et rendent son influence nulle ou pernicieuse!
Vous vous êtes posés en chefs politiques, vous exercez le pouvoir, vous êtes la noblesse nouvelle; mais avez-vous oublié la devise de notre vieille aristocratie féodale, Noblesse oblige? Et si vous ne tenez pas compte de vos obligations, de vos devoirs, de quel droit pourrez-vous exiger que les classes laborieuses tiennent compte de ceux auxquels vous les soumettez? Ce n'est pas avec des intrigues de coulisses, avec des tripotages de bourse, que la bourgeoisie attirera à elle l'estime publique, la considération et le respect de tous. Quand la noblesse de l'ancien régime se dégradait dans les orgies et dans les scandales de la Régence, son heure n'était pas éloignée; et loin du tumulte et des débauches de la cour, les pères de nos bourgeois actuels, pleins de mépris pour cette noblesse dégénérée, se préparaient à la grande oeuvre de 1780.
Ce n'est pas comme une menace, c'est au nom des sentiments pacifiques qui sont aujourd'hui dans les plus nobles coeurs, que nous évoquons ce souvenir. Le temps des révolutions politiques est passé, nous l'espérons; la sagesse du peuple en fait foi; mais c'est à la condition que ceux qui exercent le pouvoir seront meilleurs, plus forts et plus moraux que les autres. C'est donc un devoir pour la presse de rappeler à la véritable intelligence de sa mission, de ses propres intérêts, cette bourgeoisie si fière de son pouvoir, de ses lumières et de ses richesses; mais qui jusqu'ici, dans l'exercice de la direction suprême qu'elle exerce sur les destinées du pays, n'a su s'environner d'aucun prestige de générosité et de grandeur.
C'est surtout dans ce sens que les détails si pénibles du procès qui vient de se dénouer devant la cour d'assises du Brabant ont produit en France une impression fâcheuse. Il peut être à craindre qu'aux yeux du peuple, ce n'ait été la jeunesse bourgeoise tout entière qui posait sur la sellette d'un tribunal étranger et se flétrissait au contact de femmes perdues. Et pourquoi non? Ne disait-on point qu'il y avait solidarité entre tous les ouvriers de nos villes industrielles, alors que l'insurrection de quelques-uns y mettait l'ordre public en péril? Que nos jeunes bourgeois y songent, eux qui ont tous les avantages de notre état social; s'ils veulent être un corps politique, s'ils veulent gouverner et administrer la société, i! faut qu'ils pensent à conserver autre chose que leur fortune, leurs honneurs, leurs droits personnels; il faut surtout qu'ils usent noblement, généreusement de leurs avantages; il faut qu'au lieu de se donner en spectacle à la classe ouvrière et de s'attirer son mépris ou sa haine, ils se rapprochent d'elle, et préparent par de sages mesures son émancipation.
«Les paroles me manquent, a dit M. d'Anethan, avocat-général près la cour d'assises du Brabant, les paroles me manquent pour flétrir de pareilles infamies; mais l'accusé a sa part d'immoralité dans toutes ces scènes qui offensent la pudeur et soulèvent un sentiment de dégoût.»
Puisse ce juste reproche d'un magistrat étranger être profitable aux jeunes héritiers de notre bourgeoisie!
M. CHAIX-D'EST-ANGE.
Si le procès Sirey n'a point fait honneur à nos moeurs, il a été l'occasion d'un nouveau triomphe pour notre barreau.
L'éloquente et chaleureuse plaidoirie de M. Chaix-d'Est-Ange n'a pas peu contribué à l'acquittement de M. Caumartin. Nous croyons être agréables à nos lecteurs en ajoutant aux réflexions qui précèdent le portrait et la biographie de l'honorable bâtonnier du barreau de Paris.
(M. Chaix-d'Est-Ange,
bâtonnier de
l'ordre
des avocats de Paris.)
M. Chaix-d'Est-Ange, bâtonnier île l'ordre des avocats à la cour Royale de Paris, est né à Reims le 11 avril 1800. Sa réputation a devancé les années; et, par ses habitudes, la nature de son talent, la vivacité de son esprit, il est le représentant fidèle du barreau tel que nous le voyons actuellement.
Orphelin à dix-neuf ans, ayant six cents francs pour tout patrimoine, M. Chaix-d'Est-Ange allait trouver dans son diplôme de licencié en droit, ce parchemin le plus souvent si stérile, le principe de sa fortune. Un an après il débutait à la Cour des Pairs, et portait la parole avec succès dans l'affaire des événements de juin 1820, dans celle de la conspiration du 19 août de la même année, et dans le procès de La Rochelle. La bienveillance des nobles pairs l'accueillit et sut l'encourager, M. de Sémouville, en le prenant, à son esprit caustique, pour quelqu'un de sa famille, lui offrit son assistance. Le jeune avocat n'en fit pas usage et garda cependant la plus vive reconnaissance pour les procédés dont il était l'objet.
Au palais, M. Chaix-d'Est-Ange n'a pas connu les ennuis et les préoccupations des débuts. Il passa pour ainsi dire général sans avoir été soldat. L'esprit du temps lui était, il faut en convenir, très-favorable. La Restauration portait bonheur à ses ennemis: les banquiers s'enrichissaient en la poursuivant de l'opposition de leurs écus; les gens de lettres se faisaient un renom d'esprit en l'attaquant dans leurs pamphlets, les avocats gagnaient leurs éperons et s'improvisaient des Gerbiers en dirigeant contre elle les attaques de leurs plaidoyers. Dans le procès de M. Cauchois-Lemaire, M. Chaix-d'Est-Ange sut exposer les doctrines encore nouvelles du gouvernement constitutionnel; dans le procès de M. Pouillet, il traita une des plus graves questions de propriété littéraire, l'étendue du droit des professeurs sur leurs leçons orales.
Après 1830, et au moment où le barreau perd, au profit ou au détriment de la politique, MM. Dupin aîné, Barthe, Persil et autres, Al. Chaix-d'Est-Ange se trouve placé en première ligne, et son talent ne fait jamais défaut à sa position. Il suffit de rappeler les affaires le Roi s'amuse, Benoit et Latoncière. Dans l'affaire du ministre de l'Intérieur contre M. Victor Hugo, à l'occasion de la pièce le Roi s'amuse, l'avocat fut exposé à un véritable danger. Le parterre romantique du Théâtre-Français s'était installé dans l'enceinte du tribunal de Commerce avec mission, non plus d'applaudir, mais d'interrompre. La tâche de M. Chaix-d'Est-Ange était difficile. Il lui fallait plus que du talent; il lui fallait du courage et de la présence d'esprit. Il s'agissait en effet de persiffler le dieu à la barbe de ses adorateurs. A quelques interruptions près, les hugotistes volurent bien ne pas faire un mauvais parti à leur adversaire, et lui permirent de plaider sa cause. La morale publique, essentiellement engagée dans le procès, eut raison, et l'auteur dut désormais se borner à violer les règles du bon goût, qui ne mènent pas devant la juridiction consulaire.
Dans l'affaire Latoncière, M. Chaix-d'Est-Ange résiste seul à la dialectique pressante de M. Odilon-Barrot et aux accents pleins d'émotion de M Betryer. Son client est cependant condamné, et le procès est perdu, mais non éclairci. Dans l'affaire Benoit, M. Chaix-d'Est-Ange; obtient un triomphe inouï dans les fastes judiciaires. Comme avocat de la partie civile, il arrache à un misérable parricide l'aveu de son crime. Vaincu par la parole accusatrice de l'avocat, qui renouvelle pour lui les tortures de la question, le coupable confesse, au milieu du bruit, du tonnerre et des éclairs qui sillonnent la cour d'assises, le crime qui a failli mener un innocent à l'échafaud. Le Palais garde souvenir d'un grand nombre d'autres affaires, telles que les affaires Ardisson, Fouchères, du procès tout récent du Gymnase-Dramatique contre la société des gens de lettres, qui furent plaidées par il. Chaix-d'Est-Ange avec un grand éclat. Il est aussi l'avocat nécessaire des séparations de corps.
Une pensée préoccupe les amis de M. Chaix-d'Est-Ange: dans la voie qu'il s'est tracée, il n'a plus rien à acquérir. Ce que l'esprit peut inspirer de plus vif, l'imagination de plus imprévu et de plus éclatant, l'ironie de plus acerbe et de plus incisif, le pathétique de plus puissant, M. Chaix-d'Est-Ange l'a rencontré. Il lui resterait peut-être, pour se montrer sous une autre face, à entrer hardiment dans une voie plus grave, où la méditation, où l'étude attentive, viendraient tempérer la fougue et l'imprévu de ses inspirations. Il a eu lui la puissance de cette transformation, voudra-t-il l'accomplir?
M. Chaix-d'Est-Ange a longtemps fait partie de la Chambre des Députés. Un des premiers il usait du bénéfice des nouvelles lois d'éligibilité, et la ville de Reims, alors qu'il n'avait que trente ans, lui donnait la mission de la représenter. Les Rémois ont depuis remplacé l'avocat par un chimiste.
Mariage de la princesse Clémentine.
Mariage civil de la princesse Clémentine d'Orléans et du Prince
de Saxe-Cobourg-Gotha.
Le mariage de la princesse Clémentine d'Orléans avec le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha a été célébré dans la soirée de jeudi dernier, 20 avril, au palais de Saint-Cloud, dans la grande galerie attenante à la chapelle.
Les ministres secrétaires d'État, les maréchaux de France, le chancelier, le président, les vice-présidents et secrétaires de la Chambre des Pairs; le président, les vice-présidents et secrétaires de la Chambre des Députés; les officiers de la maison du Roi et des Princes; les dames de la Reine et des Princesses, s'étaient réunis, vers huit heures, dans les salons du Roi.
La galerie d'Apollon avait été disposée pour le mariage civil, que notre gravure représente, et on s'y rendit, à neuf heures, dans l'ordre suivant:
Le Roi donnait le bras à madame la princesse Clémentine, la Reine était conduite par S. A. S. le prince Auguste.
Venaient ensuite le roi des Belges, la reine douairière d'Espagne, le duc Ferdinand de Saxe-Cobourg, père du fiancé, et la reine des Belges; le duc et madame la duchesse de Nemours, M. le duc de Montpensier et madame la princesse Adelaide, le duc Alexandre de Wurtemberg et la princesse héréditaire de Saxe-Cobourg-Gotha, le prince héréditaire et le prince Léopold de Saxe-Cobourg.
Le prince de Joinville et le duc d'Aumale, absents pour le service du roi, manquaient à cette cérémonie. On remarquait également l'absence de madame la duchesse d'Orléans, qui, depuis le commencement de son deuil, persiste à se tenir renfermée, avec ses deux fils, dans ses appartements des Tuileries.
Les témoins étaient:
Pour S. A. S. le prince Auguste, M. le baron de Koenneritz, ministre plénipotentiaire du roi de Saxe, et M. le marquis de Rumigny, ambassadeur du roi à la cour de Belgique.
Pour S. A. R. madame la princesse Clémentine, M. le baron Séguier, premier vice-président de la Chambre des Pairs; M. Sauzet, président de la Chambre des Députés; M. le maréchal comte Gérard et M. le maréchal comte Sébastiani.
La famille royale et les témoins se rangèrent, dans la galerie, autour d'une table circulaire sur laquelle avaient été déposés les registres de l'état-civil. Les deux fiancés étaient au milieu; à la droite de la princesse Clémentine, le roi Louis-Philippe, la reine, la duchesse de Nemours et la reine des Belges; à gauche du prince Auguste, le duc Ferdinand, son père, le roi des Belges, M. le duc de Nemours, le prince héréditaire et le plus jeune des princes de Saxe-Cobourg; des deux côtés, et formant le cercle, les princes, les princesses, puis les témoins. En face des futurs époux se tenait M. le baron Pasquier, chancelier de France, ayant à sa droite M. le président du conseil des ministres et M. le garde-des-sceaux, entouré des autres magistrats, et à sa gauche, le M. duc Decazes, grand-référendaire, M. Cauchy, garde des archives de la Chambre des Pairs.
M. le chancelier, qui remplissait les fonctions d'officier de l'état-civil, après avoir pris les ordres du roi, donna lecture du projet d'acte de mariage. Il reçut ensuite des deux fiancés la déclaration exigée par l'art. 73 du Code civil, et prononça que le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha et la princesse Clémentine d'Orléans étaient unis en mariage.
Les nouveaux époux, LL. MM. les princes, les princesses et les témoins, signèrent alors l'acte de mariage, qui fut clos par M. le président du conseil des ministres, par M. le garde-des-sceaux, par M. le chancelier et M. le ministre des affaires étrangères, et M. le grand-référendaire de la Chambre des Pairs.
Cela fait, on descendit dans la chapelle du château, où M. l'évêque de Versailles célébra le mariage religieux.
Le prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha est âgé de vingt-quatre ans environ. C'est un grand jeune homme, très-blond, qui ressemble beaucoup à madame la duchesse de Nemours, sa soeur cadette. Il était dernièrement encore major dans les armées d'Autriche; mais il vient de quitter le service de cette puissance.
La maison de Saxe-Cobourg tient un haut rang parmi les maisons princières de l'Europe. Le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg, père de l'époux de madame la princesse Clémentine, est peu mêlé, il est vrai, aux affaires politiques. Retiré à Vienne, il y dépense assez tranquillement, assez bourgeoisement, si l'on veut, ses immenses revenus. Cependant, il est le frère du roi des Belges, du duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha et de la duchesse de Kent, mère de la reine Victoria d'Angleterre.
De ses trois fils, l'un est marié à la reine de Portugal; le second vient d'épouser la princesse Clémentine, et le troisième, le prince Léopold de Saxe-Cobourg, qui est venu, ainsi que nous l'avons dit, assister au mariage, n'a pas plus de dix-sept à dix-huit ans.
Le nouvel époux de la princesse Clémentine est donc frère aîné de madame la duchesse de Nemours, neveu du roi des Belges et du duc régnant de Saxe-Cobourg, frère du roi de Portugal et cousin de la reine d'Angleterre.
Le prince Auguste est, dit-on, un jeune homme studieux, aimé et considéré en Allemagne.
Quant à la princesse Clémentine, tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a été élevée par madame Angelet, femme très-distinguée, soeur de deux officiers morts à Waterloo. Depuis la mort de l'infortunée princesse Marie, madame la princesse Clémentine s'est vouée à l'éducation de son neveu, le petit duc de Wurtemberg. Elle a exprimé le désir de continuer, après son mariage, les mêmes soins au fils de sa soeur. La princesse Clémentine compte un an de plus que son époux.
Le contrat de mariage constitue à madame la princesse Clémentine un revenu annuel de 500,000 fr. et 100,000 fr. au prince Auguste. On a disposé avec beaucoup de luxe les appartements que les jeunes époux doivent occuper au palais de Saint-Cloud jusqu'au mois de juillet. Ils iront, à cette époque, faire un voyage en Allemagne et en Belgique, et reviendront ensuite s'établir à Paris, à l'Élysée-Bourbon.