Tenès,

Ville bâtie sur du cuivre,

Son eau est du sang,

Son air est du poison;

Certes, Ben-Jousse ne voudrait pas passer une seule nuit dans ses murs.

Ces lignes riment en arabe.


Tribunaux

McNAUGHTEN.--MONTÉLY.--LES BURGRAVES.


Procès de McNaughten.--Cour criminelle centrale de Londres.

L'attentat mystérieux de McNaughten est expliqué maintenant. Les débats qui viennent d'avoir lieu devant la cour criminelle centrale de Londres audiences des 3 et 4 mars ont prouvé jusqu'à l'évidence que l'assassin de M. Drummond ne jouissait pas, au moment où il a commis son crime, de l'usage complet de sa raison. Fils d'un honnête tourneur, tourneur lui-même, McNaughten avait mené, jusqu'à ce jour, une conduite exemplaire. Ses amis remarquaient seulement qu'il devenait de plus en plus froid et taciturne; quelquefois aussi il se plaignait de violents maux de tête. Il y a un an environ, il se persuada qu'il était persécuté par des ennemis qui en voulaient à ses jours. Il s'en plaignit vainement à son père, à ses amis et à toutes les autorités de Glasgow, sa ville natale, aux shérifs, au commissaire de police, au ministre, qui sont venus à Old-Bailey le déclarer sous la foi du serment On le traita de visionnaire, de fou, et on ne l'écouta pas. Alors, il quitta Glasgow, il s'enfuit à Liverpool, à Édimbourg, à Boulogne, à Londres; mais partout ou il allait, ses ennemis le suivaient, car le voyage ne guérissait pas son imagination malade. Enfin, résolu de mettre un terme à cette persécution qui le faisait si cruellement souffrir intimement convaincu que M. Drummond était le général en chef de l'armée ennemie, il a tiré à bout portant, le 2 janvier dernier, à l'infortuné secrétaire de sir Robert Peel, un coup de pistolet chargé à balle (voir le premier numéro de l'Illustration, page 6.)

Les médecins chargés de faire un rapport sur l'état des facultés intellectuelles de l'accusé ont tous déclaré que McNaughten était atteint d'aliénation mentale.


                         (McNaughten.)

Le solicitor-général s'est alors empressé d'abandonner l'accusation, et le jury a rendu, sans même délibérer, un verdict d'acquittement. McNaughten sera probablement enfermé, comme Oxford, l'assassin de la reine, dans une maison de fous. Il a écouté avec l'impassibilité la plus complète ces débats, qui pouvaient avoir pour lui une issue si fatale. La réponse du jury n'a pas même paru l'émouvoir. La gravure ci-jointe le représente à la barre de la cour criminelle centrale de Londres, au moment où, après la lecture de l'acte d'accusation, il répond au greffier qu'il n'est pas coupable. Avons-nous besoin de faire remarquer à nos lecteurs Français les différences matérielles qui distinguent la cour criminelle centrale de Londres de nos cours d'assises? Au fond, sur le bench (le banc, ou le siège des juges), sont assis le président de la cour, ses deux assesseurs et d'autres magistrats inférieurs, le lord maire, les shérifs, les aldermen. En face du bench est la barre (en anglais, bar), petite tribune communiquant par un escalier dérobé avec la prison de Newgate; la table des counsels, conseils de la couronne, ou défenseurs des accusés, autour de laquelle viennent s'asseoir les membres du barreau, remplit presque tout l'espace compris entre le bench et le bar. Les jurés sont placés sur deux rangs dans la tribune voisine du box, espèce de petite chaire où les témoins prêtent serment en embrassant la Bible, et sont examines et contre-examinés par les conseils de la couronne et les défenseurs des accusés. En face du jury, une autre tribune renferme les reporters, ou les journalistes. Quant au public privilégié ou non privilégié, il occupe des espèces de loges situées au-dessus ou de chaque côté de la barre; pour entrer dans quelques-unes de ces loges, il faut payer 1 shilling à l'ouvreuse.

Malheureusement ce n'était pas un fou que la Cour d'assises d'Orléans jugeait la semaine dernière, mais un misérable qui avait assassiné lâchement un de ses anciens camarades de lit pour lui voler une somme de 5,000 fr. Nous ne nous sentons pas le courage de raconter avec détail les divers incidents de cette horrible affaire. Durant le cours des débats, Montély a changé subitement de système de défense; il a tout avoué, sauf l'assassinat, et il persiste encore à soutenir que Rosselier s'est donné lui-même la mort. Déclaré coupable par le jury sans circonstances atténuantes, il a été condamné à la peine capitale. D'abord, avant que l'arrêt fût prononcé, il avait dit que la mort lui ferait plaisir: mais cédant aux sollicitations de l'un de ses dent défenseurs, il s'est décidé à signer son pourvoi en cassation.--Pendant ce temps, Jacques Besson, toujours calme et impassible dans son cachot de Lyon, comme dans les prisons du Puy et de Riom, ignore encore que la justice humaine a prononcé, un arrêt irrévocable, et que la clémence du Roi peut seule aujourd'hui épargner dans ce monde la vie du condamné.

De la tragédie réelle, passons sans transition à la tragédie imaginaire; oublions et McNaughten et Montély, pour nous occuper un instant de mademoiselle Guanhumara, autre folle qui a un vif désir de commettre un assassinat. Les drames les plus sombres de M. Victor Hugo sont toujours précédés d'un prologue moins grave, joué, en guise de réclame, devant les tribunaux civils. Nous avons raconté dans notre précédente revue comment et pourquoi mademoiselle Maxime s'était crue obligée d'intenter un double procès au Théâtre-Français et à l'auteur des Burgraves. Le tribunal civil de la Seine avait disjoint la cause entre la demoiselle Maxime contre M. Victor Hugo, de celle de mademoiselle Maxime contre le Théâtre-Français, et s'était déclaré incompétent sur cette dernière action, parce qu'en vertu d'une clause insérée dans tous les engagements des artistes, le litige soumis au tribunal appartient exclusivement à la décision du conseil judiciaire du Théâtre-Français. Appel interjeté par mademoiselle Maxime, la Cour royale a confirmé ce jugement.

Tout n'est pas fini cependant.

Restent encore trois procès à juger.

1° Celui de mademoiselle Maxime contre M. Victor Hugo;

2º Celui de M. Ch., homme de lettres, contre le Théâtre-Français. Le jour de la première représentation des Burgraves, l'affiche annonçait que les entrées de faveur étaient généralement suspendues, mais que, cependant, les bureaux ne seraient pas ouverts. Frappé de cette étrange contradiction, M. Ch. a fait plaider en référé que les représentations d'un théâtre subventionné par l'état devaient être publiques, et que le directeur ne pouvait pas,--surtout s'il suspendait généralement toutes les entrées de faveur,--ne pas ouvrir les bureaux au public. M. le président Perrol s'est déclaré incompétent; mais M. Ch. ne se tient pas pour battu. Il va intenter une action devant le tribunal civil.

Ces deux procès se termineront probablement la semaine prochaine, et nous en reparlerons plus longuement dans notre prochaine revue.

Quant au troisième, celui de M Victor Hugo contre le public, il n'est pas de notre compétence. Nos lecteurs en trouveront le compte rendu illustré aux pages suivantes.


MANUSCRITS DE NAPOLÉON 1.

Dans le premier numéro de l'Illustration, nous avons annoncé à nos lecteurs la publication des manuscrits inédits de Napoléon, qui sont outre les mains de M. Libri. Nous commençons dès aujourd'hui à tenir notre promesse. Nous nous proposons d'exposer ensuite, dans nos bureaux, ces papiers précieux à l'examen de ceux de nos lecteurs qui désireraient en vérifier l'authenticité. Ultérieurement nous fixerons l'époque de cette exposition.

M. Libri a déjà fait connaître, dans un article de la Revue des Deux-Mondes 2, par quels moyens ces manuscrits avaient pu arriver jusqu'à lui.

A l'époque du consulat. Napoléon, qui se voyait déjà dans l'histoire, comme il l'a dit plus tard à Sainte-Hélène, songea à mettre en sûreté tous les papiers de sa première jeunesse. Il les plaça donc dans un grand carton du ministère, qui portait cette étiquette: Correspondance avec le premier consul; il biffa l'étiquette et écrivit de sa main: A remettre au cardinal Fesch, seul. Cette boîte, ficelée et cachetée aux armes du cardinal Fesch, traversa, sans être jamais ouverte, l'Empire et la Restauration; ensuite, toujours cachetée, elle passa par différentes mains, et il y a très-peu de temps qu'on a su ce qu'elle contenait.

Voici, assure-t-on, à quelle occasion le cachet de ce carton fut rompu. Un congrès scientifique, qui avait attiré dans la ville où se trouvaient ces papiers un grand concours de savants français et étrangers, y conduisit aussi le prince de Musignano, un des fils de Lucien Buonaparte, qui cultive avec distinction une des branches de l'histoire naturelle. Le propriétaire du précieux carton, profitant de la présence d'un des membres de la famille de Napoléon, songea à lui remettre les papiers, et le carton fut ouvert devant le prince. Dans ce moment, des ordres de la police obligeaient le neveu de Napoléon à quitter la France, et soit qu'il fut pressé de partir, soit tout autre motif que la malignité du public interpréta comme un acte de parcimonie, le prince de Musignano refusa de recevoir ces manuscrits, à la remise desquels le possesseur attachait la condition d'une bonne oeuvre envers les pauvres. Vers cette époque, M. Libri arriva avec une mission du ministre de l'instruction publique dans la ville que le neveu de l'Empereur venait de quitter; il entendit raconter l'histoire de l'ouverture du carton, n'hésita pas à remplir la condition, et devint l'acquéreur de ces papiers, qui augmentent entre ses mains la plus riche collection de manuscrits inédits et d'autographes qui existe peut-être en Europe. C'est de ce savant bibliophile que nous tenons le droit de publier et d'exposer, comme preuve de leur authenticité, les écrits de Napoléon renfermés dans le carton du premier consul.

M. Libri a dit, dans la revue que nous avons citée, de quelles oeuvres se compose cette collection; nous en publierons la partie la plus importante.

L'Histoire de Corse, qui commence cette série, est de toutes les productions de la jeunesse de Napoléon, celle dont on a parlé le plus. Il avait voulu la faire imprimer à Dôle, et la croyait perdue. Dans ses Mémoires, Lucien Buonaparte exprime en ces termes ses regrets au sujet de la perte supposée de cet ouvrage:

«Les noms 3 de Mirabeau et de Raynal me ramènent à Napoléon. Napoléon, dans un de ses congés qu'il venait passer à Ajaccio (c'était, je crois en 1790), avait composé une histoire de Corse, dont j'écrivis deux copies, et dont je regrette bien la perte. Un de ces deux manuscrits fut adressé à l'abbé Raynal, que mon frère avait connu à son passage à Marseille. Raynal trouva cet ouvrage tellement remarquable, qu'il voulut le communiquer à Mirabeau Celui-ci, renvoyant le manuscrit, écrivit à Raynal que cette petite histoire lui semblait annoncer un génie du premier ordre. La réponse de Raynal s'accordait avec l'opinion du grand orateur, et Napoléon en fut ravi. J'ai fait beaucoup de recherches vaines pour retrouver ces pièces, qui furent détruites probablement dans l'incendie de notre maison par les troupes de Paoli.»

Lucien était dans l'erreur.

Un manuscrit de cette histoire se trouve parmi les papiers qui avaient été remis au cardinal Fesch, et se compose de trois gros cahiers, qui ne sont pas entièrement de la main de Napoléon, mais qu'il a corrigés et annotés.

Note 1: (retour) La reproduction des manuscrits de Napoléon est interdite.
Note 2: (retour) Revue des Deux-Mondes, numéro du 1er mars 1842.
Note 3: (retour) Mémoires de Lucien Buonaparte. Paris, 1856, in-8º, p. 92.

Napoléon commence l'histoire de sa patrie aux temps les plus reculés et la termine au dix-huitième siècle, au pacte de Corte entre les Génois et les Corses. Cette esquisse, rédigée avec chaleur, décèle le plus vif amour pour la Corse. Ce qu'on doit surtout y remarquer, et qu'on ne s'attendrait pas à y rencontrer, c'est que Napoléon ne s'est pas borné à écrire d'après les traditions plus ou moins incertaines l'histoire de son pays. Il ne s'en est pas tenu aux croyances vulgaires: dans un temps où l'érudition était presque proscrite, et où on la regardait comme une vieillerie incompatible avec le progrès. Napoléon a su s'affranchir de ce préjugé. Il a étudié les sources, il cite les ouvrages qu'il a consultés, et l'on voit qu'il a eu soin de réunir les documents inédits qui pouvaient lui fournir des lumières. Plusieurs de ces pièces sont encore annexées au manuscrit de l'Histoire de Corse. Cet homme extraordinaire ne pouvait rien faire d'incomplet; tous ses travaux étaient sérieux. Au milieu de la Révolution, et malgré les idées qui régnaient alors, il avait senti que l'histoire ne s'improvise pas, et il n'avait pu consentir à n'être que l'auteur d'une compilation.

Dans les Lettres sur l'Histoire de Corse, on trouvera déjà les germes du style énergique et saccadé de l'Empereur. On y trouvera surtout toute la force de ce caractère indomptable. L'homme qui, dans ses premières années, aimait avec une telle passion l'île où il avait vu le jour, est le même qui devait plus tard montrer au plus haut point le sentiment français. C'était toujours le même principe, l'amour national, qui n'avait pu que s'étendre et se fortifier davantage en s'appliquant à une grande nation.

LETTRES SUR LA CORSE A L'ABBÉ RAYNAL.

LETTRE PREMIÈRE.

Monsieur,

Ami des hommes libres, vous vous intéresserez au sort de la Corse, que vous aimez; le caractère de ses habitants l'appelait à la liberté; la centralité de sa position, le nombre de ses ports et la fertilité du sol l'appeloient à un grand commerce.--Pourquoi donc le peuple corse n'a-t-il jamais été ni libre ni commerçant?--C'est qu'une fatalité inexplicable a toujours armé ses voisins contre lui. Il a été la proie de leur ambition, la victime de leur politique et de sa propre opiniâtreté.... Vous l'avez vu prendre les armes, secouer l'atroce gouvernement génois, recouvrer son indépendance, vivre un instant heureux; mais, poursuivi par cette fatalité irrésistible, il tomba dans le plus insupportable avilissement. Pendant vingt-quatre siècles, voilà les scènes qui se renouvellent sans interruption: mêmes vicissitudes, même infortune, mais aussi même courage, même résolution, même audace. Les Romains ne purent se l'attacher qu'en se l'alliant; des essaims de Barbares l'assaillirent; ils s'emparèrent de ses champs, incendièrent ses maisons; mais il sacrifia son caractère de propriétaire à celui d'homme: il erra pour vivre libre. S'il trembla devant l'hydre féodale, ce fut seulement autant de temps qu'il lui en fallut pour la connoître et pour la détruire. S'il baisa en esclave les chaînes de Rome, guidé par le sentiment de la nature, il ne tarda pas à les briser; s'il courba enfin la tête sous l'aristocratie ligurienne, si des forces irrésistibles le maintinrent vingt ans soumis au despotisme de Versailles, quarante ans d'une guerre opiniâtre étonnèrent l'Europe et confondirent ses ennemis. Mais vous qui avez prédit à la Hollande sa chute, à la France sa régénération, vous aviez promis aux Corses le rétablissement de leur gouvernement, le terme de l'injuste domination française. Votre prédiction se seroit accomplie lorsque cet intrépide peuple, revenu de son étourdissement, se fut ressouvenu que la mort n'est qu'un des états de l'âme, mais que l'esclavage en est l'avilissement; elle se seroit accomplie... Inutiles recherches! Dans un instant tout est changé. Du sein de la nation que gouvernoient nos tyrans a jailli l'étincelle électrique: cette nation éclairée, puissante et généreuse, s'est souvenue de ses droits et de sa force; elle a été libre et a voulu que nous le fussions comme elle. Elle nous a ouvert son sein: désormais nous avons les mêmes intérêts, les mêmes sollicitudes; il n'est plus de mer qui nous sépare.

Parmi les bizarreries de la révolution française, celle-ci n'est pas la moindre. Ceux qui nous donnoient la mort comme à des rebelles sont aujourd'hui nos protecteurs; ils sont animés par nos sentiments.--Homme! homme! que tu es méprisable dans l'esclavage, que tu es grand lorsque l'amour de la liberté t'enflamme! Alors tes préjugés se dissipent, ton âme s'élève, ta raison reprend son empire... Régénéré, tu es vraiment le roi de la nature.

A combien de vicissitudes, monsieur, sont sujettes les nations! Est-ce la Providence d'une intelligence supérieure, ou est-ce le hasard aveugle qui dirige leur sort? Pardonne, ô Dieu! mais la tyrannie, l'oppression, l'injustice, dévastent la terre, et la terre est ton ouvrage. Les souffrances, les soucis sont le partage du juste, et le juste est ton image! Ces amères réflexions sont écrites sur toutes les pages de l'histoire de Corse car l'histoire de Corse n'est qu'une lutte perpétuelle entre un petit peuple qui veut vivre libre et ses voisins qui veulent l'opprimer; l'un se défend avec cette énergie qu'inspirent la justice et l'amour de l'indépendance, les autres attaquent avec cette perfection de tactique qui est le fruit des sciences et de l'expérience des siècles; le premier a des montagnes pour dernier refuge, les seconds ont leurs navires. Maîtres de la mer, ils interceptent les communications et se retirent, reviennent ou varient leurs attaques à leur gré. Ainsi la mer, qui, pour tous les autres peuples, fut la première source des richesses et de la puissance, la mer qui éleva Tyr, Carthage, Athènes, qui maintient encore l'Angleterre, la Hollande, la France, au plus haut degré de splendeur et de puissance, fut la source de l'infortune et de la misère de ma patrie; heureuse si la sublime faculté de perfection eût été plus bornée dans l'homme! Il n'aurait pas alors, dans la soif de son inquiétude et par le moyen de l'observation, soumis à ses caprices le feu, l'eau et l'air; il aurait respecté les barrières de la nature; des bras de mer immenses l'auraient étonné sans lui donner l'idée de les franchir.

Nous eussions donc toujours ignoré qu'il existait un continent... Oh! l'heureuse, l'heureuse ignorance!!!

Quel tableau offre l'histoire moderne! Des peuples qui s'entre-tuent pour des querelles de famille, et qui s'entr'égorgent au nom du moteur de l'univers; des prêtres fourbes et avides qui les égarent par les grands moyens de l'imagination, de l'amour du merveilleux et de la terreur. Dans cette, suite de scènes affligeantes, quel intérêt peut prendre un lecteur éclairé? Mais un Guillaume Tell vient-il à paraître, les vieux s'arrêtent sur ce vengeur des nations; le tableau de l'Amérique dévastée par des brigands forts de leur fer, inspire le mépris de l'espèce humaine; mais on partage les travaux de Washington, on jouit de ses triomphes on le suit à deux mille lieues; sa cause est celle de l'humanité. Eh bien! l'histoire de Corse offre une foule de tableaux de ce genre; si ces insulaires ne manqueront pas de fer, ils manquèrent de marine pour profiter de leur victoire et se mettre à l'abri d'une seconde attaque. Ainsi les années durent se passer en combats. Un peuple fort de sa sobriété et de sa constance, et des nations puissantes, riches du commerce de l'Europe, voilà les acteurs qui figurent dans l'histoire de Corse.

Pénétré de l'utilité qu'elle pouvait avoir, de l'intérêt qu'elle inspireroit, et convaincu de l'ignorance ou de la vénalité des écrivains qui ont jusqu'ici travaillé sur nos annales, vous avez senti que l'histoire de Corse manquoit à notre littérature. Votre amitié voulut me croire capable de l'écrire. J'acceptai avec empressement un travail qui flattoit mon amour pour ma patrie, alors avilie, malheureuse, enchaînée. Je me réjouis d'avoir à dénoncer à l'opinion qui commençoit à se former les tyrans subalternes qui la dévastoiont; je n'écoutai pas le cri de mon impuissance... «Il s'agit moins ici de grands talents que d'un grand courage, me dis-je, il faut une âme qui ne soit pas ébranlée par la crainte des hommes puissants qu'il faudra démasquer. Eh bien! ajoutai-je avec une sorte de fierté, je me sens ce courage-là.»

«La constance et les vertus de ma nation captiveront le suffrage du lecteur. J'aurai à parler de M. Paoli, dont les sages institutions assureront un instant notre bonheur, et nous firent concevoir de si brillantes espérances. Il consacra le premier ces principes qui font le fondement de la prospérité des peuples. On admirera ses ressources, sa fermeté son éloquence; au milieu des guerres civiles et étrangères, il fait face à tout. D'un bras ferme il pose les bases de la Constitution, et fait trembler jusque dans Gênes nos tyrans. Bientôt trente mille François, vomis sur nos côtes, renversent le trône de la liberté, le noyant dans des flots de sang, nous font assister au spectacle d'un peuple qui, dans son découragement, reçoit des fers. Tristes moments pour le moraliste, pareils à celui qui fit dire à Brutus: Vertu, ne serais-tu qu'une chimère!... J'arriverai enfin à l'administration françoise. Accablé sous le triple joug du militaire, du robin, du maltôtier; étranger dans sa patrie, en proie à des aventuriers que le François d'outre-mer refuseroit de reconnoitre, le Corse voit ses jours flétris par l'avidité, par la fantaisie, par le soupçon et l'ignorance de ceux qui, au nom du roi, disposent des forces publiques. Hélas! comment cette nation éclairée ne seroit-elle pas touchée de notre état! comment l'envie de réparer les maux qui nous sont faits en son nom ne lui viendroit-elle pas!» C'étoit là le principal fruit que je voulais tirer de mon ouvrage.

Plein de la flatteuse idée que je pouvais être utile aux miens, je m'appliquais à recueillir les matériaux qui m'étoient indispensables; mon travail se trouvoit même assez avancé, lorsque la Révolution vint rendre au peuple corse sa liberté. Je cessai: je compris que mes talents n'y étoient plus suffisants, et que, pour oser saisir le burin de l'histoire, il falloit avoir d'autres moyens. Lorsqu'il y avoit du danger, il ne falloit que du courage; quand mon ouvrage pouvoit avoir un objet immédiat d'utilité, je crus mes forces suffisantes; aujourd'hui je laisse le soin d'écrire notre histoire à quelqu'un qui n'aurait pas eu mon dévouement, mais qui aura peut-être plus de talents. Cependant, pour ne pas perdre tout le fruit de quelques recherches et pour remplir en quelque sorte la promesse que je vous avois faite, convaincu d'ailleurs que je ne puis vous offrir rien qui soit plus conforme à vos principes que les annales d'un peuple comme le mien, je vais vous les faire passer rapidement sous les yeux. Entrant dans la belle saison, abrité par l'arbre de la paix et par l'oranger, chaque regard me retrace la beauté de ce climat, que la nature a orné de tous ses dons, mais que des ennemis implacables ont dévasté et dépouillé.

Le gouvernement républicain florissoit jadis dans les plus beaux pays du monde, il amenait un accroissement de population qui obligeoit à des émigrations fréquentes. Les Lacédémoniens, les Lyguriens, les Phéniciens, les Troyens envoyèrent des colonies en Corse.

PHOCÉENS.--Six siècles avant l'ère chrétienne, les Phocéens, peuple d'Ionie, chassés de leur patrie, vinrent y bâtir la ville de Calaris. Les Phocéens étoient venus solliciter un asile; ils prétendirent cependant dominer: quoique plus instruits dans l'art militaire, ils n'y purent réussir; les naturels du pays, secourus par les Etrusques, les chassèrent.

Il est difficile de pénétrer dans des temps si éloignés. Il paroît cependant que les Corses vivoient contents, libres et abandonnés à eux-mêmes, divisés en petites républiques confédérées pour leur défense commune. C'est pourtant dans cet intervalle que les écrivains placent la domination carthaginoise; tous se répètent, sans qu'il soit possible de pénétrer l'origine de cette opinion. Il est certain toutefois que la Corse ne fut jamais soumise aux Carthaginois. On lit dans les anciens historiens qu'ils ont asservi la Sardaigne; que les Corses, qui occupoient douze bourgs sur les plus-hautes montagnes de cette île, leur résistèrent: mais Pausanias et Ptolémée nous apprennent que ces Corses étoient des descendants d'anciens proscrits à qui on avoit conservé le nom de la patrie de leurs pères. Dans les actes par lesquels les Romains et les Carthaginois ont limité leur navigation et leur commerce respectifs, comme dans leurs traités de paix, il est toujours fait mention de la Sardaigne et jamais de notre pile. Si, après la première guerre punique. Carthage céda la Sardaigne, la Corse ne se ressentit aucunement I de l'humiliation de Carthage, et resta toujours indépendante et libre... Il y a cent raisons qui auroient pu empêcher tant d'écrivains de se copier si servilement. C'est surtout en lisant notre histoire qu'il faut être en garde contre les opinions le plus universellement adoptées.

ROMAINS.--Les Romains, maîtres de l'Italie, vainqueurs de Carthage, durent penser à la conquête de la Corse, qui néanmoins ne leur fut pas aussi facile qu ils se l'étoient promis. Les Corses se défendirent avec intrépidité, quatorze fois ils furent vaincus, et quatorze fois ils reprirent les armes, et chassèrent leurs ennemis. C. Papirius, réfléchissant sur la cause de cette obstination, leur offrit le titre d'allié des Romains sur le pied des Latins, et l'on accepta cette condition qui assuroit en partie la liberté... Rome ne put parvenir à se concilier ces peuples qu'en les faisant participer à sa grandeur... Depuis, quelques infractions aux traités irritèrent les Corses, qui devinrent irréconciliables. En vain, le préteur C. Cicereus et le consul M. Juventius Thalna ravagèrent la Corse. Leurs victoires furent aussi éclatantes qu'inutiles. Douze mille patriotes morts ou traînés en esclavage affaiblissent, sans le décourager, un peuple implacable dans sa haine. Ou fut bientôt étonné à Rome d'être obligé, après de pareils événements, d'envoyer des armées consulaires contre une nation qu'on croyait non-seulement découragée, mais même détruite Et s'il fallut enfin qu'elle se soumit aux vainqueurs du monde, elle ne le fit qu'après avoir été l'objet de cinq triomphes... La Corse, dans son exaltation, avoit préféré abandonner les plaines trop difficiles à défendre plutôt que de se soumettre. Les Romains se les approprieront, et y établirent des colonies qui ont servi de lien entre les deux peuples. Lorsque, depuis, les triumvirs offriront au monde le hideux spectacle du crime heureux, la Corse et la Sicile furent le refuge de Sextus Pompée. Je vois avec plaisir ma patrie, à la honte de l'univers, servir d'asile aux derniers restes de la liberté romaine, aux héritiers de Caton.

BARBARES.--Des peuplades nombreuses de Goths, de Vandales, de Lombards, après avoir ravagé l'Italie, passèrent en Corse, plusieurs même s'y établirent et y régnèrent longtemps. Leur gouvernement, aussi sanglant que leurs excursions, sembloit n'avoir pour but que de détruire; la plume refuse de s'arrêter à de pareilles horreurs.

Lorsque les Sarrasins furent battus par Charles Martel, ils débarquèrent en Corse; furieux d'avoir été vaincus, ils assouvirent sur nos malheureux habitants la rage forcenée qui les transportoit contre le nom chrétien. Les prêtres massacrés au moment du sacrifice, les enfants arrachés du sein maternel, écrasés contre des rochers, périssant victimes d'un Dieu qu'ils ne pouvaient connoître; les femmes égorgées, le pays incendié, furent les offrandes que ces hommes féroces vouèrent à leur prophète. Effet terrible du fanatisme! il étouffe les lois sacrées de l'humanité, rend les peuples sanguinaires, et finit par leur forger des fers.

Fatigués de se trouver sans cesse en proie aux incursions des barbares et d'espérer en vain des secours des princes voisins, les Corses, quittant leurs habitations et errant dans les forêts les plus impénétrables, sur les sommets les plus inaccessibles, traînèrent sans espoir leur triste existence, lorsque, du fond de l'Italie, un homme généreux y aborda avec mille ou douze cents de ses parents et de ses vassaux.

UGO COLONNA.--Ugo, du sang des Colonna, fut le génie tutélaire qui, sous la protection des papes, vint ranimer le courage des insulaires et détruire l'empire mauresque. Les naturels du pays rentrèrent libres dans leurs habitations; ils commenceront sans doute à goûter les fruits d'un sage gouvernement, et désormais plus tranquilles, ils vivront heureux!... Non... Ugo croit avoir le droit de s'ériger en despote en conservant à la cour de Rome la suzeraineté. Les seigneurs qui l'avaient accompagné s'approprièrent divers cantons: le régime féodal naquit de ce partage, et voilà les Corses, échappés aux cruautés des Goths et des Vandales, devenus victimes d'un système de gouvernement que ces barbares avaient imaginé, système qui a nui plus à l'Europe que leurs armes. Ainsi une reconnaissance exagérée pour les libérateurs, peut-être même une admiration aveugle pour de riches étrangers, dompte cette fois ce caractère inflexible.

Quiconque a médité sur l'histoire des nations est accoutumé sans doute au spectacle du fort opprimant le faible, et à voir les différentes sectes se haïr et s'égorger; mais l'horrible rapine que Rome exerçait à cette époque est, je crois, le point extrême de l'abus de la religion. Les papes, en vertu de leur suzeraineté, pour s'indemniser des secours qu'ils avoient accordés, imposèrent, sous le titre de tribut temporel, le cinquième des revenus, et sous le nom de tribut spirituel..... je crains que l'on ne me taxe d'exagération, je serais tenté de développer toutes les preuves..... oui, sous le titre de tribut spirituel, le père commun des fidèles, le vicaire d'un Dieu-Homme, percevoit le dixième des enfants que ses collecteurs prenoient âgés de cinq ans pour les transporter dans les palais de Rome, briser les liens qui unissent les pères aux enfants, la patrie aux citoyens, s'appelait une chose spirituelle!... Quand les historiens ne présenteraient que ce trait, ils offriraient une matière inépuisable aux méditations de l'homme sensé. Celui qui vont affaiblir l'empire de la raison, qui essaie de substituer aux sentiments infaillibles de la conscience le cri des préjugés est un fourbe, il veut tromper!

Dans ces temps de malheur et d'avilissement naquit Arrigo Il Bel Messere. Arrigo, descendant de Ugo,. respecté de ses peuples, craint de ses vassaux, s'occupoit quelquefois de leur bonheur: quoique soumis à la cour de Rome, plus encore par les préjugés qui dominaient alors en Europe que par son serment, il obtint, après de longues négociations, la suppression du tribut spirituel. Le fer d'un Sarde coupa le fil des jours de ce prince. Arrigo ne laissant point de postérité, tous les seigneurs se cantonnèrent dans leurs châteaux, et après s'être longuement disputé l'empire, visèrent tous à l'indépendance. Les peuples, également victimes des guerres que les seigneurs se faisoient entre eux et leur administration, ne tardèrent pas à s'en lasser. Le peuple corse au centre de l'Europe, a dû sans doute être opprimé par les mêmes tyrans que les autres peuples, mais il a toujours été le premier à donner l'éveil et à secouer le joug. Ainsi, dans le siècle où toute l'Europe croupissoit sous le régime féodal, lui seul se fit un gouvernement municipal, adopté depuis en Italie, et ensuite dans les autres pays du continent.

GOUVERNEMENT MUNICIPAL.--La partie septentrionale de l'île fut la première à recouvrer sa liberté; chaque village forma sa municipalité, chaque pieve eut son podestat, et tous réunis nommèrent une régence ou suprême magistrature, composée de douze membres.

Les papes, qui n'avoient pas abandonne leurs prétentions sur la Corse, y envoyèrent des seigneurs de la maison de Massa sous prétexte diriger les forces des communes contre les larrons avec plus d'intelligence. Ils les accoutumoient ainsi à ne revoir des chefs de leurs mains: mais, en 1091 le pape Urbain second donna l'investiture de la Corse aux Pisans qui maîtres de Boniface et très-puissants dans ces mers, se faisoient estimer par leur sagesse.

Une partie de l'île était gouvernée en démocratie, avoit des lois, des magistrats et des forces: la partie méridionale, excepté deux pièves, étoit soumise aux seigneurs des maisons de Cinarca, Lira, Rocca, Druano. Quelle était donc l'autorité de la république de Pise? Elle envoyoit deux de ses principaux citoyens, qui percevoient une légère imposition; leur principale fonction consistait à tacher de maintenir la paix parmi les différents États qui composoient le royaume. Soit qu'il s'élève un différend entre deux barons, soit qu'il s'en élève un entre un baron et une commune, les deux magistrats, qui portoient le titre de judice prononcoient. Le gouvernement des Pisans fut agréé en Corse; ils n'ambitionnoient pas une extension d'autorité; la paix et la justice furent l'objet de leurs soins; le tribut modique qu'ils percevoient, ils l'employoient tout entier à des établissements publics. Le titre de citoyen de Pise, qu'ils donnèrent aux Corses, avec la jouissance des prérogatives qui s'y trouvoient attachés, acheva de consolider leur prépondérance Ainsi, monsieur, s'écoulèrent dix-huit siècles, sans qu'au milieu de tant de révolutions, le peuple corse ait jamais démenti son caractère.

Des érudits italiens ont prétendu, dans ces derniers temps, que la maison Colonna n'étoit jamais venue en Corse; ils ont fourni des prouves qui ne m'ont point convaincu; je m'en tiens donc à l'assertion reçue, à la tradition, à la conviction qu'en ont les Colonna de Rome, et à l'autorité de tant d'historiens, dont plusieurs sont contemporains, aux restes de quelques monuments, etc. Contentons-nous de discuter la principale objection.

D'abord, disent-ils, on trouve qu'un Charles, roi de France a délivré la Corse des Maures. Depuis, l'on voit un Bonifazio, marquis de Toscane, chargé par l'empereur de défendre la Corse; c'est lui qui est si célèbre par la fameuse descente en Afrique. Après sa mort, l'on voit son fils Adalberto lui succéder et précéder Alberto second, dit le Riche, qui meurt en 916; enfin Guido Lamberto succède à Alberto le Riche... Je conviens de tous ces faits, mais je ne vois pas ce qu'ils ont d'incompatible avec ce que nous avons dit des Colonna.

Les papes envoyèrent Ugo en Corse pour la délivrer. Les empereurs étoient, ce me semble aussi, fort intéresses à ce que les barbares ne s'y établissent pas; ils donnèrent donc commission au marquis de Toscane de veiller sur la Corse, de la secourir si les barbares l'attaquaient, et, en conséquence de cette commission, les marquis de Toscane prenoient le titre de tutor Corsicæ. Cela est si vrai, que, depuis, lorsque les communes eurent pris consistance, l'on voit une comtesse Mathilde, marquise de Toscane, s'intituler tutor Corsicæ, cependant elle n'y avoit certainement aucune autorité.

L'on relevé ensuite quelques erreurs de chronologie de Giovanni Della Grossa, et l'on en déduit la fausseté du fait; cela n'est pas conséquent; en vérité, il faut bien avoir la manie des systèmes pour ne pas sentir que c'est bâtir sur le sable que d'en fabriquer sur de si foibles fondements.


Théâtres.

THÉÂTRE FRANÇAIS.--Les Burgraves, trilogie en vers., par M. Victor Hugo: 1er acte, l'Aïeul; 2e acte, le Mendiant; 3e acte, le Caveau perdu.

Voyez-vous ce noir château perché sur le sommet d'un roc, comme un nid de vautour, armé de herses et de créneaux? C'est le château d'Heppenhef. Son front a pour voisins les nues et les orages, et le vieux Rhin mugit à ses pieds, dans ses abîmes profonds. Heppenhef appartient à une antique race de Burgraves. Les seigneurs, comtes de ce terrible Burg, l'ont occupé de père en fils, et de temps immémorial. Aujourd'hui, on y trouve quatre générations vivantes, en remontant du petit-fils au bisaïeul. Job est le nom du grand ancêtre; Magnus vient après lui; après Magnus, Hatto; après Hatto. Conrad: à eux quatre, les comtes d'Heppenhef forment un total d'à peu près deux cent soixante-dix ans; ce ne sont pas des seigneurs de la première jeunesse.

De son temps, Job passait pour un preux et pour un vaillant. Comme son haubert, son coeur était d'acier: le fer ne pouvait briser l'un, pas plus que la peur n'entamait l'autre; sa foi valait son épée, et nul étranger ne heurtait à son foyer, sans que Job lui dit: Prenez place!

Magnus suivit de près l'exemple de son père; mais ce n'était déjà plus le même bras ni la même âme; l'épée paternelle lui était pesante, et de même que son corps pliait sous la vieille armure, de même sa conscience commençait à chanceler et.. livrer passage aux perfides attaques de la mollesse et de la volupté.

Avec Hatto, tout est dit La forte race d'Heppenhef dégénère et s'énerve, et le fils d'Hatto promet une descendance pire encore.


                    (Ligier,
rôle de FrédéricBarberousse en
mendiant.)

Est-ce le cliquetis du fer et le hurrah des combattants qui résonnent maintenant sous les voûtes du château d'Hoppenhef? Non; mais le cri aviné de l'orgie, mais le choc des coupes qui se remplissent et se vident. Hatto y commande et y fait régner avec lui la violence et la débauche; s'il s'arrache à ses journées d'ivresse et à ses nuits enflammées, c'est pour s'élancer de son Burg sur la campagne, comme un oiseau de proie, pillant les moissons, dévastant les chaumières, enlevant femmes et hommes pour en faire ses esclaves; cependant le vieux Job et le vieux Magnus, tristement retirés dans le sombre donjon, se dérobent par la solitude à ce honteux spectacle de leur propre décadence.

Par le Rhin! aujourd'hui Hatto est en joie. Il y a grande fête chez monseigneur, et grand festin. Les éclats bachiques et les chansons des joyeux convives s'échappent à travers les créneaux et courent dans l'air en folles bouffées. O race aveugle et brutale! enivre-toi; noie le courage et l'honneur de tes pères dans ces coupes fumantes; le Rhin est un fleuve fécond, et la grappe qui mûrit cette chaude liqueur sous sa blonde écorce se mire dans ses eaux. Mais ne sais-tu pas que le serpent livide peut se glisser sous ces fleurs, la douleur dans cette joie, le châtiment dans cette impunité, la mort dans cette vie effrénée!

D'où vient cette ombre sinistre qui passe et repasse devant ce Burg fatal où hurle l'orgie? Est-ce une femme? est-ce un fantôme? Appartient-elle à la terre? Sort-elle du fond des noirs abîmes? Son aspect est misérable et repoussant; elle est chargée d'ans et de rides, et, sur son visage flétri, l'oeil découvre aisément la trace des longues souffrances et des implacables ressentiments longuement accumulés. Qu'est-ce donc? A-t-elle quelque grand crime à expier? Poursuit-elle quelque horrible vengeance? Un humble sac de pénitente l'enveloppe; un carcan entoure son cou et l'emprisonne; une longue chaîne d'esclave lui sert de ceinture; au pied, elle traîne un anneau de fer.

C'est une femme! c'est Guanhumara! Ici les somptueux repas, dit-elle en jetant çà et là un regard sombre, là la misère affamée. Le tyran de ce coté, de l'autre l'esclavage. Ah! oui, réjouissez-vous, Burgraves, vous n'avez pour ennemi qu'une femme;

Mais, ô princes, tremblez; cette femme est la haine!

Si vous demandez maintenant à l'un de ces serfs enchaînes qui errent sur le préau: Quelle est cette vieille hideuse, dont l'oeil lance un éclair sinistre? Une fille de Béelzébuth, répondra-t-il en se signant; une damnée, une sorcière.--Guanhumara, en effet, possède la science surhumaine; elle sait préparer les poisons redoutés qui causent un trépas soudain; elle a le secret des filtres merveilleux qui arrachent sa proie à la tombe; dans sa main, elle tient la vie et la mort.

Il y a au château d'Heppenhef un jeune chevalier qui se nomme Otbert; c'est un capitaine d'aventures,