— « Oh ! » fit Caxton.
Malgré son long et négatif débat intérieur, Caxton éprouvait un intérêt pervers devant cette nouvelle situation. « Peut-être trouverons-nous un prompt remède à notre odeur et serons-nous de nouveau agréables aux femmes ! »
Les deux autres reprirent courage après ces mots ; ce fut donc un trio impatient qui se rendit dans l'entrepôt de métal où avait atterri leur vaisseau, puis franchit une porte pour aboutir dans cette même pièce où ils avaient fait la connaissance de Cassellahat.
Celui-ci les attendait, en compagnie de plusieurs personnes, hommes et femmes. Il se leva à leur arrivée.
Ces gens se déplaçaient de façon étrange, avec lenteur, comme s'ils avaient tout le temps au monde pour ce qui se préparait. Caxton en fut affecté.
D'un coup, rien qu'à les voir, à deviner leur conscience professionnelle, il en perdit toute curiosité.
Encore une petite déception, lui semblait-il.
Il y avait cependant quelques aspects intéressants. On avait amené des machines dans la pièce depuis la veille. Cassellahat était assis près de l'une d'elles et, servait d'interprète. Ce qu'il avait à dire ne variait guère. «M. Renfrew, voudriez-vous avoir l'obligeance de vous dévêtir et de vous allonger sur cette table, » et plus tard : « A vous, M. Blake, » et enfin : « Votre tour... M. Caxton. »
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Bien qu'il eût observé les autres qui se déshabillaient en silence, Caxton se sentit un peu embarrassé quand vint son tour. Il n'était pas en faveur des femmes médecins, décidément ! Cette découverte le surprenait assez, car, depuis l'âge de quinze ans, il avait été constamment à l'affût des femmes disponibles, constamment à la recherche de femmes consentantes avec qui avoir des rapports personnels qui — il l'espérait chaque fois — aboutiraient tôt ou tard au déshabillage complet et au contact de deux épidermes. Cela ne l'avait jamais intimidé. Alors, pourquoi ici ?
Mais il l'était bel et bien. Il était étendu, mal à l'aise, et suivit les opérations d'un œil inquiet quand on lui pompa à peu près une pinte de sang. (On passa ce sang à quelqu'un par une porte, sans doute pour le soumettre à des tests.) Une des femmes médecins lui regarda dans les prunelles à l'aide d'un appareil optique, en ajustant un mince faisceau lumineux. Toutes les vingt secondes, elle changeait la couleur de la source lumineuse, blanche, rouge, verte, jaune, et ainsi de suite. Elle parut enfin satisfaite des renseignements qu'elle avait obtenus; elle se rendit près d'une machine où un homme la questionna abondamment, d'où un débat entre eux.
Une autre femme ne cessait pas de lui planter une aiguille dans le bras, la jambe ou le corps, pour lui injecter à chaque fois un fluide incolore. Il était surpris de ne pas sentir les piqûres, ce qui l'intéressa, mais il se crispait quand même avant chaque injection à l'idée que celle-ci serait douloureuse. La femme ne semblait pas y faire attention. Elle observait une série de cadrans, et bientôt elle aussi alla communiquer ses constatations à l'homme près de la machine.
C'était en quelque sorte une consultation multiple et instantanée, et cela avait une certaine logique pour Caxton. Ces spécialistes n'avaient pas le temps d'oublier ce qu'ils avaient relevé. Il allait poser une question à ce sujet quand il lui vint une idée personnelle qui n'était pas une simple réaction. Il s'adressa aussitôt à Cassellahat.
— « N'oubliez surtout pas de nous injecter le produit qui prolonge nos chances de vie à quatre-vingt-dix ans ! »
Cassellahat hocha gravement la tête, mais quand il se tourna vers ses contemporains du XXVe siècle, il souriait. Et il continua de sourire en traduisant — si c'était bien le terme — cette demande aux autres. Ceux-ci semblèrent mettre un certain temps à comprendre.
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Mais soudain ils se mirent tous à sourire aussi et plusieurs d'entre eux dirent quelque chose que Caxton comprit presque... mais pas tout à fait.
Cassellahat revint aux trois hommes pour leur expliquer qu'on leur ferait certainement ces piqûres, mais qu'ils ne devaient pas s'impatienter car il y avait plusieurs choses à faire avant. Il reprit, toujours souriant : « M. Caxton, votre demande a donné à un de nos psychiatres l'idée que vous vous comportiez comme un visiteur en pays étranger qui ne peut se procurer les produits locaux que pendant un court séjour. Veuillez avoir l'assurance que vous êtes désormais résidents permanents de notre époque... à moins que vous ne décidiez d'entreprendre un nouveau voyage en utilisant la drogue de Pelham ; et il y a certaines raisons, que l'on vous exposera, pour lesquelles ce ne serait pas une bonne idée. »
On roula dans la pièce une grande machine avec une ouverture à une extrémité, et, une fois de plus, le cycle reprit son cours; d'abord Renfrew, qui s'allongea dans un tiroir semblable à un cercueil, qu'on lui désigna. Dès qu'il eut le corps à la position horizontale, le tiroir disparut dans l'ouverture. Seuls ses orteils restaient visibles, et, par instants, s'agitaient.
Quand le tiroir fut ressorti, Renfrew s'assit, respira profondément à trois ou quatre reprises, puis lança « Je veux bien être pendu ! »
Blake y passa le second et enfin Caxton, qui s'allongea en songeant :
« En tout cas, ils ne m'arracheront pas une réaction de peur »
Il eut sa première surprise quand il eut la tête à l'intérieur de la machine : il voyait à travers la matière. De l'extérieur, elle paraissait parfaitement opaque, comme du métal. Mais, de l'intérieur, il distinguait les choses pas très clairement, comme à travers un verre légère: ment teinté. Les visages de plusieurs médecins — deux femmes et trois hommes — se pressaient contre des creux ménagés dans les parois pour l'observer comme par des trous.
Caxton était contracté, il ne savait à quoi s'attendre. Il eut soudain une sensation au fond du cerveau. En même temps, le petit doigt de sa main gauche bougea. Presque aussitôt, une autre sensation dans la tête. L'annulaire se rabattit automatiquement sur la paume.
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Puis, tour à tour, tous ses doigts, ses mains, ses coudes, ses épaules, ses orteils, ses pieds et d'autres parties de son corps frémirent. Chaque fois, le frémissement s'accompagnait — ou précédait de très peu — cette curieuse sensation sous le crâne. C'était une étude des réflexes à un niveau et au moyen d'une méthode qu'on n'avait pas même rêvée au XXe siècle.
Tout paraissait aller pour le mieux jusqu'au moment où ils en arrivèrent à ses yeux. Caxton sentit ses muscles oculaires tressauter et ressentit une succession de petites douleurs tandis que se déroulait l'opération.
Ce fut à ce moment que les médecins se rassemblèrent près de l'autre machine pour un bref entretien; et Caxton eut le temps de se rappeler que bien qu'il n'eût jamais porté de lunettes, il avait eu la vision troublée de temps à autre; il était sujet à des maux de tête assez rares mais sérieux, provenant de la fatigue oculaire... Il s'étonnait qu'ils eussent découvert cette imperfection.
Peu après, leur consultation se termina et les médecins revinrent l'examiner. Il éprouva brusquement dans les yeux une sensation inconnue; c'était un mouvement très rapide de l'œil qui lui évoquait le passage d'un éclair.
— « Dites ! » lança-t-il à haute voix. « Qu'est-ce... »
Le mouvement oculaire accéléré cessa. Un temps. Puis la première série de frémissements des muscles oculaires recommença.
Cette fois, il n'eut pas la moindre douleur.
Une minute ou deux après, on ressortait de la machine un Caxton qui avait le souffle coupé d'admiration. Il vit qu'une conversation s'était engagée entre les médecins et Cassellahat. Ce dernier se tourna vers Caxton quand il se leva pour s'approcher du fauteuil où étaient ses vêtements.
— « Ils voudraient savoir où vous allez, M. Caxton ? » fit Cassellahat.
Il parlait d'un ton grave, et Caxton allait prendre sa question au sérieux quand il reconnut un éclair de malice dans l'œil de l'autre. Il ravala ce qu'il allait dire et demanda : « Suis-je donc tellement nerveux ? »
— « Nerveux, agité, incapable de rester immobile. Vous avez besoin de repos. »
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— « Il y a cinq cents ans que je me repose ! »
— « Ils ne veulent pas vous administrer de tranquillisants, alors tâchez de vous décontracter, » dit Cassellahat. « Pensez à, des choses paisibles. »
Je sais, se dit Caxton. Le voyage est terminé, nous sommes arrivés, nous avons tout notre temps... jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans ! Tout en se rassurant ainsi, il savait qu'il n'y croyait pas. Son attention bondissait déjà vers l'instant où il accomplirait le premier acte qui le remettrait sur la piste des Détenteurs, dans cette époque-ci.
C'était naturellement insensé d'un bout à l'autre, se disait-il. Il resta un instant isolé à contempler la salle joliment ornée... Je devrais me sentir heureux rien que d'être ici, d'avoir connu cette fantastique expérience.
Mais il n'était pas satisfait. Il regardait distraitement les médecins qui s'occupaient de nouveau de Renfrew. Il estima que l'une des femmes médecins était assez jolie. Peut-être que — cette possibilité le réconforta un temps — la femme médecin aurait une attitude objective devant l'odeur dégagée par un homme du passé, et peut-être aussi qu'elle s'intéresserait d'un point de vue purement expérimental à un peu de sexualité avec ce même individu à odeur forte. Peut-être devait-il lui donner à entendre qu'il était lui-même tout prêt à participer à de tels ébats.
Il jouait encore avec des idées oiseuses de ce genre quand Renfrew se releva et vint rejoindre ses deux camarades du XXe siècle. En même temps, les neuf médecins sortirent par une même porte.
Cassellahat leur expliqua : « Ils sont partis déjeuner. Laissez-moi vous montrer le fonctionnement de la cuisine de cet appartement. »
— « Ils reviendront ? » s'enquit Caxton.
— «Oh oui! ils en sont à peine à la moitié de l'examen. »
Plus tard, une fois l'examen enfin terminé, un des médecins, un homme, s'assit près de la machine à analyser les résultats et parla si longuement que Cassellahat dut finalement lever la main pour lui demander un répit. Il se tourna alors, souriant, vers les trois hommes, 294
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et leur dit : «Il nous surchargeait de renseignements. Mais voici, en somme, ce qu'il a dit... »
Tous les trois étaient en bon état physique et c'était également vrai de leur état mental. Il était à présumer qu'au fur et à mesure qu'ils s'acclimateraient à leur nouvel environnement — en d'autres termes, qu'ils s'installeraient !— le sentiment d'insécurité de M.
Caxton, les impressions de frustration de M. Renfrew (c'était donc ainsi qu'ils formulaient les tourments de Renfrew I) et le malaise de M. Blake relatif à leur odeur corporelle se trouveraient résorbés par la pratique.
En ce qui concernait cette odeur, et Cassellahat étala les paumes en un geste expressif, il expliqua : « Le docteur Manadann dit qu'une odeur est une substance volatile émise par un corps, une plante ou un objet, mais ce que vous émettez, messieurs, ne présente pas ces caractéristiques. Il faudra procéder à d'autres tests, dans un laboratoire complètement équipé. »
Il y avait bien des attendus, mais c'était l'essentiel. Plusieurs des médecins prirent aussi la parole, mais brièvement, et tout semblait se résumer à ce que les voyageurs ne portaient apparemment aucun germe qui puisse infecter la population protégée de cette période de l'Histoire.
Il s'ensuivit une discussion encore plus courte sur les vêtements qu'on leur confectionnerait et dans lesquels serait incorporé un champ énergétique d'équilibrage. Ainsi, à part leurs têtes et leurs mains, l'odeur qu'ils dégageaient pourrait être minimisée à toutes fins pratiques. Mais ils ne devraient ni nager, ni prendre des bains de soleil parmi d'autres gens.
Une fois encore, Cassellahat ouvrit les paumes et leur dit : «
Voilà tout. Vous êtes libres d'aller où bon vous semble. L'univers de l'an 2476 est... comment dit-on ?... votre œuf à gober ! Vous voilà embarqués — demain au plus tard — pour une véritable partie de plaisir. »
Blake objecta : « Nous ferions mieux de nous abstenir d'aller où que ce soit, sauf peut-être pour des promenades en privé, avant d'avoir nos vêtements. »
Un des médecins reprit la parole, pour une quelconque requête, autant que le comprit Caxton (la langue lui devenait plus intelligible).
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Une fois la communication terminée, Cassellahat leur expliqua que les médecins souhaitaient « qu'un des trois messieurs » les accompagne pour des tests complémentaires. Ils paraissaient préférer que ce soit Renfrew.
Celui-ci déclara : « Vous voulez dire qu'ils vont m'emmener tout de suite, comme ça, sans mes deux copains ?» — il passa affectueusement le bras sur les épaules de Caxton, qui se trouvait près de lui — « qui eux resteraient ici ? »
Ce geste amical gêna Caxton. Copains ! Il ne me manquait plus que cela ! songea-t-il, méprisant. Quand il put enfin s'arracher à ces pensées, les dispositions étaient prises. Renfrew et les médecins s'en allèrent. Des hommes vinrent et roulèrent les machines hors de la pièce. Cassellahat, le dernier à partir, s'immobilisa sur le seuil : « Eh bien ! M. Caxton ! avez-vous eu le temps de vous faire une opinion sur les gens de notre temps ? »
Caxton dut reconnaître que non. Du point de vue des rapports humains, la journée lui avait paru plutôt vide. Ce qui n'était pas surprenant. Des médecins exerçant leur profession, c'était plus semblable à des robots qu'à de véritables individus.
Il dit à voix haute : « Je croyais qu'on nous interviewerait aujourd'hui, ce qui m'aurait permis de me faire une idée. Où en est ce projet ? »
Cassellahat eut une expression insolite. Il rougit soudain. «
Mais... » il murmurait à voix très basse à présent, « vous n'avez pas compris ? Tout l'examen médical a été diffusé aux quatre planètes ! »
Il se reprit à ce moment et s'excusa : « Je vois à présent que je m'étais figuré à tort que vous reconnaîtriez du premier coup le matériel courant de télévision. »
— « La télévision ! » gémit Blake, qui se tenait un peu à part.
— « Ainsi, on nous a vus toute la journée sans... » Fit Caxton. Il voulait dire « sans vêtements », mais les mots ne sortirent pas. Ses pensées se bousculaient sous son crâne.
Il se rendit vaguement compte que Cassellahat poursuivait: « Oh
! Oui ! Toute la journée. Il faut comprendre, messieurs... » — il avait retrouvé toute son assurance — « ... que votre arrivée était un événement qu'on attendait depuis fort longtemps, et que les 296
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populations des quatre planètes s'intéressent vivement à tous les détails de votre séjour ici. »
Caxton ouvrait la bouche pour protester contre cet abus de confiance, mais il remarqua du coin de l'œil que Blake cherchait à attirer son attention. Cela fait, Blake cligna de la paupière. Caxton, ainsi invité au silence, s'aperçut que Cassellahat était incapable de comprendre ce qui les contrariait.
Par la suite, après le départ de l'interprète, alors qu'ils parlaient de la journée et de la révélation surprenante qu'on leur avait faite au dernier moment, Caxton apprit de Blake que Renfrew serait absent toute la nuit; il n'avait pas saisi ce détail quand Renfrew l'avait pris par les épaules. Astucieux, songea-t-il avec admiration, cette façon de nous le subtiliser.
Il dit à voix haute : « J'imagine qu'on va lui faire subir des traitements complémentaires, en guise de tests ? »
Blake acquiesça de la tête.
Caxton insista : « Jim ne le soupçonne pas ? »
— « Pas du tout, autant que je sache, » répondit son camarade. «
En réalité, il est enchanté. On l'emmène par les airs au-dessus de la ville, privilège auquel nous n'aurons droit que demain. »
— « Je croyais que nous étions libres et qu'on nous avait remis les clés de la ville ? » S’étonna Caxton.
Blake éclata de rire. Il avait commencé à laisser repousser sa moustache qui dessinait une ligne noire sur sa lèvre supérieure. Un peu de son allure moderne, celle qu'il avait quand Caxton l'avait rencontré pour la première fois, lui revenait grâce à cette moustache.
— « Pas avant demain, semble-t-il. Mais nous pouvons rester ici. »
— « Oh ! Dans cet appartement ? » Blake fit un signe affirmatif.
« Eh bien, c'est toujours cela de gagné. Quelle heure est-il ? »
Ils consultèrent simultanément leurs montres et sursautèrent en constatant qu'il était plus de neuf heures du soir. Alors qu'ils réfléchissaient à ce qu'ils allaient faire, une cloche tinta doucement dans la cuisine. Ils arrivèrent juste à temps pour voir le réchaud automatisé (dont Cassellahat leur avait fait la démonstration au déjeuner) pousser sur la table des plats garnis d'aliments bien chauds.
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Blake avança que c'était sans doute pour eux et suggéra qu'ils mangent avant que quiconque vienne les en empêcher.
Ce qu'ils firent.
Quand il se retira dans une des chambres, Caxton trouva une quantité de brochures intitulées : Guides Historiques Imprimés pour nos Distingués Visiteurs du Temps Passé. Elles étaient rédigées en anglais et il y en avait tant qu'il finit par s'endormir en les lisant.
Telle fut leur première journée de vingt quatre heures sur Alpha du Centaure.
Quand Caxton s'éveilla le lendemain matin, il était encore abruti d'avoir lu si longtemps. Mais Renfrew était de retour. Aussi eurent-ils vite fait de s'habiller et de déjeuner pour se préparer à leur seconde journée sur une planète du Centaure.
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Chapitre 16
On les conduisit hors de l'appartement.
Caxton prenait intérêt à observer Renfrew ; ce dernier était déjà sorti une fois et prenait visiblement plaisir à leur donner des renseignements sur ce qu'il avait déjà vu.
Tout d'abord, ils franchirent une porte et se trouvèrent dans un couloir brillant du grand spationef qui était allé à leur rencontre deux jours auparavant. Ils descendirent ensuite quelques marches jusqu'à un plancher mobile.., qui prit de la vitesse dès qu'ils furent dessus.
Quand ils le quittèrent, ils parcoururent encore à pied une faible distance jusqu'à une autre porte.
Quand elle s'ouvrit, une douce brise les caressa et ils se trouvèrent à une certaine altitude, mais au-dehors, avec une vaste esplanade sous les yeux, l'équivalent d'un aérodrome. Au-dessus, le ciel était bleu-vert, pas tellement différent de celui de la Terre.
Sauf qu'il y avait deux astres dans ce ciel; l'un de la dimension du Soleil, à peu près, à un quart de sa course, à l'est. L'autre, brillant, blanc, et de la grosseur d'une balle de tennis. Il était à deux doigts de sombrer derrière une montagne à l'ouest.
Caxton s'immobilisa pour contempler le paysage. Et, pendant un moment, il oublia ses buts personnels bien établis. Il regardait, et les larmes lui montèrent aux yeux, et il songea : Nous y sommes! Nous sommes réellement ici!
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Près de lui, Blake disait à Renfrew : « Ils vous ont fait passer par ici, hier ? »
— « Oui. »
— « Veinard ! »
Renfrew répondit modestement qu'à son avis leurs hôtes se souciaient fort peu de savoir lequel d'entre eux avait été le premier à voir tout cela, puisqu'il n'avait nullement été prévu de le cacher à l'un quelconque d'entre eux. Mais il lança un coup d'œil de connivence à Cassellahat. « Le même escalier roulant ? » fit-il.
Le vieillard fit un signe affirmatif, et ce fut donc Renfrew qui passa le premier dans un tourniquet opaque derrière lequel une passerelle et un escalier roulant descendaient au flanc du grand vaisseau jusqu'à l'esplanade.
Un autobus d'apparence tout à fait ordinaire les attendait en bas et, quand ils furent assis à l'intérieur, les conduisit à une grille, puis dans une rue qui ne paraissait pas trop différente de celles des grandes villes de la Terre, sinon qu'elle était très large. Et une autre différence : ils virent des Vol-0 pour la première fois.
Ils roulaient dans des rues toutes très larges et parvinrent à un hôtel où ils entrèrent par la porte de derrière. Un ascenseur les emporta au dernier étage, puis dans un appartement cossu, en terrasse.
A l'intérieur, Cassellahat, souriant, leur dit : « Messieurs du XXe siècle, entre autres choses hier, on vous a photographiés et, en conséquence, il a été confectionné plusieurs costumes de tissu spécial, sur mesures, pour chacun de vous. Vos noms sont imprimés dans les poches. »
Il agita la main d'un geste large. « Trouvez donc vos chambres et habillez-vous. Je serai de retour quand vos Vol-0 personnels arriveront. »
Les Vol-0 furent livrés en fin d'après-midi et il leur fut expliqué qu'ils ne pourraient pas encore apprendre comment s'en servir. Le mécanicien qui devait leur enseigner le fonctionnement n'arriverait qu'à la fin de la soirée. Mais Cassellahat, dont la machine était précisément dans l'hôtel, se ferait une joie de leur démontrer les opérations les plus simples. Les trois hommes y consentirent et il les 300
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emmena dans une grande cour, derrière l'hôtel. Ayant enfilé son propre harnais, il s'éleva à vingt pieds de hauteur et leur cria : «
Venez ! »
Ils montèrent un à un, d'abord Ned Blake, qui cria un « hop-là ! »
de joie en prenant son essor, puis Renfrew qui s'éleva sans rien dire, mais avec le sourire et enfin, à regret, Caxton. Son hésitation venait de ce qu'il avait remarqué plusieurs différences extérieures entre cette machine et celle qu'il avait étudiée dans le film d'Arlay. La première version avait eu des courroies d'épaules et deux boucles qui passaient entre les jambes à titre de soutien supplémentaire. Dans ce modèle-ci, on se fixait entre les jambes un simple support qui n'était relié aux courroies d'épaules que par un mince cordon et on passait en outre deux espèces de pantoufles en indémaillable sur ses chaussures. Ces pantoufles étaient à leur tour reliées aux épaules par des cordons également minces. Caxton avait l'impression que ces divers articles ne pouvaient contribuer à le soutenir puisqu'ils ne s'étayaient pas les uns les autres. Il voyait bien, à la façon de se tenir des autres hommes, qu'il se produisait une sorte d'interaction, mais comment cela fonctionnait, il ne le comprenait pas.
Il s'attardait, songeant qu'il aurait bien aimé être renseigné sur ces points avant de se confier à l'appareil. Puis il eut encore une hésitation en se disant qu'après tout Blake et Renfrew n'avaient rien à perdre puisqu'ils n'allaient nulle part ailleurs, alors que lui-même avait un but; son objectif était l'immortalité. Puis il tergiversa encore, car tout cela allait trop vite; on ne devrait arriver à ces choses que par lentes étapes, d'abord cinq pieds, puis dix, peut-être rien de plus le premier jour !
Arrivé à ce point de ses pensées, il comprit qu'il était désormais un homme marqué. Blake descendit et lui dit à voix basse : « Peter, au nom du Ciel, ne nous faites pas honte ! » Alors Caxton ne résista plus que quelques secondes. Il prit brusquement la petite commande attachée à son poignet et la pressa.
Les bretelles se tendirent les premières, puis il sentit une pression entre ses jambes et sous ses fesses. En même temps ses pieds se raidirent. Il était tellement concentré sur l'étude de ces sensations qu'à quelques pieds au-dessus du sol il se bandait encore pour la première 301
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traction. Il en eut le souffle coupé. Puis il fut avec les autres, à vingt pieds, et c'était si simple et si délicieux !
Tandis qu'ils s'élevaient peu à peu à une altitude d'environ cinq cents pieds, Cassellahat leur expliquait que c'était la limite supérieure pour le vol individuel en Vol-0.
— « Mais en fait, il n'y a pas de restrictions, » ajouta-t-il. «
Partout où vous êtes, au-dessus d'une montagne, au-dessus de la mer, la machine les survolera, à un maximum de cinq cents pieds. »
Caxton ne considérait pas cela comme une restriction. Ce qui le tourmentait, c'était la conversation qu'il surprit tandis que, silencieux, il volait à côté des autres... il y était question de voyages prévus, d'endroits à visiter. L'itinéraire paraissait plutôt chargé, et il s'écoulerait un bon bout de temps avant qu'ils regagnent la Terre.
Cette idée le contraria, mais il n'y pouvait absolument rien.
Ce premier vol les conduisit au-dessus de la ville de New-Merica, sur la planète, puis ils survolèrent une baie devant un vaste océan et rentrèrent enfin à leur hôtel.
Après dîner, dans leur appartement, Caxton, sous les yeux intéressés de Renfrew et de Blake, s'efforça de démonter son appareil Vol-0.
Il ne parvint même pas à l'ouvrir. Il se débattait encore contre les fermetures quand Cassellahat arriva avec non plus un, mais deux techniciens et un mécanicien. La différence entre le Vol-0 de 2083 et le nouveau lui fut alors expliquée, tandis que le mécanicien démontait adroitement l'appareil.
A l'origine, le Vol-0 avait été activé par un accumulateur compact qui établissait des champs de sens contraire autour de ce qu'on appelait le bout de ferraille. Celui-ci était un ensemble de circuits interactifs qui comportaient un rapport réglé d'avance avec le sol au-dessous. En déplaçant les champs, on modifiait ce rapport.
Ainsi le Vol-0 s'élevait-il ou descendait-il de façon à maintenir constante sa distance au sol. Si le bout de ferraille était assez volumineux, lorsque la distance était pré ajustée en vue d'un écart plus prononcé, il soulevait un homme.
Mais tout cela était un processus trop compliqué, expliqua-t-on à Caxton. L'adeledicnander avait simplifié le système en... en quoi ?
Caxton ne le comprit pas très clairement. Il semblait que les champs 302
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de sens contraire ne fussent plus nécessaires parce que les électrons adeledicnanders savaient comment se disposer aux différentes altitudes.
Bien qu'ils n'en comprissent pas la théorie, les trois hommes eurent tôt fait d'assimiler le fonctionnement pratique du système.
Et ce fut la seconde journée.
Le troisième jour, on les emmena à bord d'un vaisseau jusqu'au sommet de l'atmosphère.
De cette hauteur, les trois hommes venus d'un temps reculé eurent l'occasion de contempler la planète. C'était un voyage organisé, une vue à vol d'oiseau d'un monde ayant à peu près les dimensions de la Terre, disait le guide imprimé dont on les avait munis. Ce monde était appelé Blake; au bout d'un moment, ils en eurent trop à voir pour une seule promenade.
Des villes et encore des villes. Des kilomètres sans fin de terres cultivées, puis un vaste océan. Leur vaisseau se déplaçait dans les couches extrêmes de l'atmosphère à une vitesse qui dévorait les distances ; il accomplit le tour de la planète en sept heures environ. A cette altitude et à cette vitesse, il était difficile de reconnaître les différences entre Blake et la Terre ; les continents n’étaient pas clairement délimités. Cela pouvait être n'importe quoi, n'importe où.
Tous les matins, Caxton quittait son lit magnifique, dans sa belle et grande chambre, jetait un coup d'œil et haussait les épaules avec impatience. Et quand on annonçait le programme de la journée —
toujours établi par quelqu'un d'autre, jamais par lui — il avait le même sentiment de contrainte, la certitude que la journée s'écoulerait encore sans plaisir. Ce qui se révélait exact.
Pendant les promenades, il ne voyait presque rien. Il avait l'esprit ailleurs que sur le paysage qui les entourait. Et plus tard, quand Renfrew et Blake parlaient des activités de la journée, Caxton n'en avait que le plus vague souvenir. Alors, il se forçait à sourire, à hocher la tête, et parfois à risquer une observation rétrospective. De temps à autre — pas très souvent — il se découvrait un intérêt indulgent pour quelque incident. En de tels instants, il était de nouveau étonné et mécontent de lui-même. Parce qu'en réalité, se disait-il, rien ne pressait. Le passé attend indéfiniment.., quelque part.
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Et pourtant, dès le lendemain matin une partie de lui-même n'y croyait plus; alors venait la colère, la frustration, et encore une interminable journée à user en compagnie de ses deux camarades enthousiastes.
Le changement se produisit le onzième jour. Il était midi. Blake et Caxton étaient dans leur appartement à l'hôtel. Renfrew, qui était descendu sans donner de raison, revint tout souriant. Il dit : « J'ai perçu vos pensées en mi-teinte, Peter, alors je m'en suis finalement laissé pénétrer. »
Il s'expliqua : « Cela vous intéressera peut-être d'apprendre que je viens de prendre des billets à destination de la Terre pour nous trois, et j'ai cru comprendre qu'il y aurait un fameux comité d'accueil à notre arrivée. »
Silencieux mais pensif, Caxton resta étendu sur son lit. Il secoua un peu la tête. Retourner sur la Terre serait donc aussi simple que cela ? Il avait suffi que Renfrew le veuille !
Et moi, je n'aurais pas réussi en moins de trois semaines, ou un mois, songeait-il, décontenancé.
Cette constatation lui suggéra un de ses légers étonnements envers lui-même, mais ce sentiment négatif ne dura pas. Parce que...
Sur la Terre ! Dieu merci !
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Chapitre 17
Naturellement, le voyage s'accomplit en trois heures, et non moins naturellement il leur fallut autant de temps pour aller du spatioport à leur hôtel à travers la foule enthousiaste.
Ce soir-là, quand un des reporters pour la diffusion mondiale lui demanda ce qu'il avait le plus envie de voir sur la Terre, Caxton répondit : « La ville de Lakeside. »
Les reporters étaient stupéfaits. « Mais pourquoi ? Ce n'est pas votre ville natale, vous n'y avez même pas vécu ! »
« J'en ai rêvé, » dit Caxton d'un ton neutre. Il embellit son mensonge. « A un moment donné, pendant mon long sommeil, ou peut-être quand je me suis réveillé, ce nom m'est venu, alors je suis curieux. Il est évident qu'après cinq siècles nous ne pouvons voir nos lieux de naissance que comme des gens qui explorent des sites archéologiques. Bien sûr, je désire retourner dans mon village natal, mais d'abord Lakeside. »
Il pensait que c'était hardi de sa part, que de mentionner la ville où il avait émergé du Palais d'Immortalité, plusieurs centaines d'années auparavant. Mais il se sentait obligé de croire que les Détenteurs savaient que c'était lui qui avait accompli cet incroyable voyage, et ils devaient bien savoir également qu'il avait un objectif qui se rapportait à eux. Donc sa présence sur Terre n'était pas un secret.
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Non, non, ils peuvent me voir, mais moi je ne le peux pas, songeait-il.
Il avait l'espoir que sa franchise et sa sincérité — bien démontrées par ce fantastique voyage dans le temps — lui obtiendraient l'accès qui lui avait été autrefois (quelque part) refusé.
Et c'était là, lui semblait-il, la possibilité la plus simple et la plus directe qui s'offrit à lui.
L'équipe de prises de vues était venue tout droit à l'hôtel; aussi, quand Caxton en eut fini avec son interview, Blake l'attendait-il à la porte. Derrière les baies vitrées, dans le dos de Blake, Caxton voyait bien que plusieurs hommes l'observaient comme s'ils avaient des desseins particuliers sur sa personne.
Mais d'abord Blake ! Et ce fut celui-ci qui attaqua : « Et voilà qui met les choses au point, camarade ! » Caxton s'attendait à ce qui allait venir, il se prépara. Il considérait Blake comme un homme extraordinaire et estimait que, jusqu'à présent, il avait eu bien de la chance que l'attention de Blake fût toute concentrée sur son ancien patron. Il avait ainsi pu éviter la confrontation directe avec l'un des êtres les plus pénétrants qu'il eût jamais rencontrés... jusqu'alors.
Blake poursuivit : « Peter, » et il secouait sa tête aux cheveux sombres comme un maître d'école, « vous n'avez jamais habité Lakeside, n'est-ce pas ? »
Caxton dut l'avouer.
— « En réalité, si je me souviens bien, votre pays natal est à cinq cents kilomètres plus à l'ouest. » Comme Caxton se taisait, Blake lui demanda : « Etes-vous jamais allé à Lakeside ? »
Caxton décida que sa seule visite en cet endroit en 2083 ne pouvait compter comme un séjour. Il fit donc un signe négatif et s'efforça cette fois d'adopter une expression mystique.
— « Bon ! Bon ! Si vous prenez les choses ainsi, il en sera ainsi, mon ami ! » Blake prit le bras de Caxton en un geste de camaraderie et l'entraîna par la porte vers les personnes qui attendaient hors du studio d'émission. « Il y a ici un monsieur qui désire faire votre connaissance. » Il adressa un signe du doigt et un homme de plus de quarante ans, au visage sévère, s'avança. Blake fit les présentations :
« M. Bustaman, voici mon ami Peter Caxton. Peter, voici M...» Il prononça un nom qui ressemblait à Schlemiel, mais c'était impossible 306
La Quête sans Fin
et Caxton n'osa redemander le nom de l'individu. Allons pour Bustaman ! Songea-t-il. Il murmurait déjà des paroles banales quand il regarda vraiment son interlocuteur pour la première fois.
Impression de déjà vu. Non pas : Je suis déjà venu ici, mais : J'ai déjà vu cet homme. Où cela ? Caxton se sentit trembler. Au XXe siècle... sinon, quand ? Et s'il en était bien ainsi, alors... alors...
Blake reprit : « M. Bustaman diffère des autres personnes que nous avons rencontrées dans cette ère en ce que, comme Cassellahat, il possède presque à la perfection le moyen américain.
Un Détenteur !
La seule chose qui empêcha Caxton de rester coi et de se trahir, car il était écrasé par sa découverte, ce fut que d'autres s'approchaient, souriants, empressés à lui serrer la main, en lui murmurant des mots modernes qu'à présent il comprenait un tant soit peu, et auxquels il répondait avec sa lenteur habituelle, détachant chaque syllabe.
Avec chaque seconde qui passait, il retrouvait son aplomb, sa façade usuelle de marbre et de fer ; et sans cesse, il se demandait : Où
? Qui ? Pendant cette minute et demie de présentations précipitées, sa mémoire revécut toute son expérience parmi les Détenteurs. Alors, ce ne fut pas tant qu'il réussit à imaginer un Bustaman arrivé à l'âge de 70 ans, mais bien plutôt qu'en évoquant les diverses personnes qu'il avait vues dans le Palais d'Immortalité ou à cette occasion, son esprit se centra rapidement sur un individu.
Ce vieillard... Qu'en avait dit le voyageur de commerce Kellie ?
« Il ressemble à tous les plus vachards des directeurs de ventes au monde! » Il faut donc que je reste en relations avec ce type! Au moment où ils se quittaient, il le dit à haute voix, de désespoir... et Bustaman lui adressa un regard surpris. « Mais, naturellement, » dit
'poliment l'homme. « Je vous reverrai demain matin comme nous en sommes convenus à l'instant. »
— « Bon sang ! Peter ! Voilà que vous recommencez ! » dit Blake. Il prit Caxton par les épaules, eut un rire amical mais qui cherchait un rien à s'excuser, et se pencha pour expliquer à Bustaman
: «Il semble que nous ayons beaucoup de mal à ramener cet homme totalement dans le XXVe siècle. Il n'arrête pas de dériver.., je ne sais où. » Et à l'intention de Caxton, Blake ajouta : « M. Bustaman 307
La Quête sans Fin
possède un yacht aérien privé qui, selon l'avis de tous, est supérieur en confort à tout ce que le gouvernement pourrait nous offrir. En conséquence, c'est lui qui nous conduira demain à Lakeside. »
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La Quête sans Fin
Chapitre 18
La procession de machines qui vola vers Lakeside le lendemain comprenait le beau bâtiment de Bustaman, un vaisseau gouvernemental de protection et une grande nef où se trouvaient les équipes de cameramen et les reporters qui suivraient tous leurs déplacements, semblait-il.
L'intérieur du yacht de luxe de Bustaman avait les dimensions d'un wagon de chemin de fer, et c'était bien de cela qu'il avait aussi l'air, vu de l'extérieur, en dehors de son profil aérodynamique.
Caxton était assis dans un confortable fauteuil près d'une vaste fenêtre panoramique; ce qui le tourmentait, c'était de savoir qu'il avait probablement atteint son premier but. La soudaine apparition de Bustaman était en un sens ce qu'il avait espéré accomplir quand il avait parlé de Lakeside.
Il décida quand même que le voyage ne serait pas entièrement sans profit; il tenterait hardiment de retrouver la maison qu'il cherchait...
Il devint vite apparent que cet objectif ne présentait qu'une difficulté. Quand l'armada parvint à Lakeside, et, sur ses instructions, vola de long en large au-dessus de la cité, il ne découvrit rien qui ressemblât le moins du monde à cette fameuse maison.
Il se répétait que les collines étaient par définition inchangeables.
Difficile de croire que quelqu'un — entrepreneur, commission 309
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d'urbanisme, autorités militaires ou autres — ait pris le temps et se soit donné le mal sans compter la dépense — de niveler un site comme celui sur lequel se dressait la maison en l'année 2083.
Pourtant, dans tout Lakeside, on ne voyait que deux hauteurs importantes. Caxton s'en approcha sous tous les angles... pour aboutir seulement à se perdre. De l'air comme du sol, rien ne ressemblait à ce qu'il avait vu. Bien sûr, quatre cents ans s'étaient écoulés depuis. Sur le sommet d'une des collines, la municipalité avait construit un musée, ce qui était plutôt idiot, estimait Caxton, très en colère.
Quand il apprit en se renseignant que l'édifice n'avait été bâti que quarante-huit ans auparavant, il commença à avoir le soupçon écœurant que c'était bien l'endroit ; et qu'ainsi, en conséquence d'une idée d'imbécile, tout espoir lui était ôté.
Ils rentrèrent à New York en fin d'après-midi. Caxton avait l'impression qu'il devait paraître ridicule à tous ceux qui les avaient observés sur les grands écrans muraux toute la journée... ou du moins à un moment ou à un autre. Il ne pouvait admettre qu'on fût encore assez intéressé par les visiteurs du passé pour accorder une attention soutenue à un événement aussi insipide qu'un voyage à la recherche de rien du tout.
Cependant, quand on le questionna le soir pour la télévision, les reporters semblèrent le prendre au sérieux et notèrent son propos selon lequel ce qu'il cherchait ne pouvait sans doute pas se trouver au cours d'une visite d'un seul jour. Il annonça donc son intention de s'installer à Lakeside pour un certain temps.
— « Mais que vous attendez-vous donc à découvrir, M. Caxton
? » insista celui qui l'interrogeait.
— « Je l'ignore. Mais j'ai l'intuition que je le saurai quand je le verrai. »
L'homme souriait. « M. Caxton, je dois avouer que vous avez certainement emballé l'imagination de notre époque plutôt prosaïque avec ce rêve mystique. Il a quelques aspects de l'antique quête du Graal et nous tiendrons nos téléspectateurs au courant des progrès que vous accomplirez. Bonne chance, monsieur. »
Il tendit la main à Caxton, qui la serra. En regagnant sa chambre, il se disait : Je suis en quête de l'immortalité, et j'apporte à cette quête le même fanatisme que les croisés d'autrefois. Et même...
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Il lui passa par la tête qu'en raison de ce que le reporter pouvait savoir du but poursuivi, la comparaison n'était pas exacte et manquait même du bon goût le plus élémentaire. Mais il y avait bien une similitude entre les objectifs secrets. Ces chercheurs d'il y avait si longtemps avaient acquis la terrible certitude que l'homme était mortel; c'est pourquoi ils avaient fait à leur manière et pour leur époque ce qu'il faisait lui-même à présent, et avec le même engagement total. Leur quête avait-elle été folie ? Il l'avait toujours jugé. La sienne l'était-elle ? Qu'elle le fût ou non, il lui était impossible de l'abandonner. Qu'y avait-il d'autre à faire ? Retourner sur le Centaure ?... Il s'en fichait pas mal ! S'insérer dans le XXVe siècle? Il admettait à regret, comme Renfrew et Blake, que ce n'était pas impossible, mais ce ne serait pas facile. Ils étaient un peu comme des immigrants d'un pays très arriéré; en général, ces transplantés se groupaient dans quelque ghetto avec leurs semblables. Seulement, il n'y avait même pas de ghettos pour les immigrants venus du Temps.
Ce soir-là, pendant un moment où Renfrew et Blake l'observaient sans rien dire, Caxton emballa ses effets. Conscient qu'ils suivaient des yeux tous ses mouvements, il se sentait infiniment ridicule et cependant résolu. Ce fut lui qui finit par rompre le silence : « Je resterai absent quelques jours. J'espère que vous n'y voyez pas d'inconvénient ? »
Les deux hommes s'entre-regardèrent, puis Renfrew s'approcha de Caxton, penché sur sa valise, et lui passa un bras sur les épaules.
Impulsif, il déclara : « Nous allons avec vous, camarade. Ned et moi nous débrouillerons aussi bien à Lakeside que n'importe où ailleurs.
D'accord ? »
Encore un de ces moments idiots, chargés d'émotion... Bon Dieu!
songeait Caxton en luttant contre ses larmes, si je ne fais pas attention à ces deux-là, un de ces jours je vais éclater en sanglots comme une bonne femme et leur lâcher toute mon histoire insensée!
Ils se rendirent à Lakeside. Bustaman les accompagna. « Après tout, » dit-il, « je suis assez riche. Je me mets à votre disposition.
Rien d'autre ne me serait aussi agréable. »
Caxton étudia cette proposition dans une sombre humeur. Il commençait à lui paraître évident que même « l'opposition » au Palais d'Immortalité n'allait pas lui faciliter le travail.
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Chapitre 19
Pendant les dix-sept jours suivants, si Caxton avait eu la patience d'écrire son journal quotidien, on aurait pu y lire : Suis allé à Piffer's Road tous les jours durant une semaine. Elle fait maintenant partie du 426 Centre-Est, qui n'est qu'une longue avenue commerçante de 60 kilomètres allant de quelque part au nord de Warwick Boulevard à quelque part au sud de Kissling Drive, avec de grandes zones résidentielles de part et d'autre. Il y a soixante-treize villes Centre-Est du même type. C'est ce que Cassellahat entendait en disant qu'il y avait eu un retour à la structure urbaine.
Dans le 426 Centre-Est, je n'ai trouvé aucun fil conducteur pour le Palais d'Immortalité... J'en suis au milieu de la deuxième semaine.
J'ai réussi à échapper à tout le monde et j'ai confié à une firme d'enquêteurs le soin de retrouver les anciens propriétaires de toutes les maisons sur les deux collines de Lakeside. Cela prendra quelques jours.
... Eh bien, il semble qu'une famille du nom de Magoelson ait possédé une des maisons jusqu'à ce que l'endroit ait été exproprié pour la construction du musée. Et que de père en fils le chef de la famille Magoelson ait été prénommé Daniel. Les enquêteurs recherchent maintenant la présente génération Magoelson et 312
La Quête sans Fin
espèrent m'en procurer l'adresse demain ou après-demain. Est-ce enfin la chance ? Ai-je découvert un Détenteur du groupe principal du Palais? Je l'espère. Renfrew et Blake commencent à s'ennuyer...
Ce soir-là — le jour même où il avait eu cette idée Renfrew et Blake l'invitèrent à prendre un verre au dehors. Caxton accepta, mais il était mal à l'aise. Il y avait quelque chose dans leur comportement...
Dans la pénombre du bar, ils levèrent leur verre, sur la proposition de Blake, et burent à toutes les jolies femmes de toutes les époques. Après la première gorgée, Blake fit la grimace et dit : «
Comme nous pouvons à présent le présumer, les gens trahissent probablement dans leurs odeurs corporelles la nourriture qu'ils absorbent. C'est ainsi qu'à notre époque les chiens chinois aboyaient furieusement quand il y avait des visiteurs blancs alors qu'ils ne faisaient pas attention aux voyageurs chinois qui mangeaient sans doute les mêmes aliments que les habitants du village. Et il se pourrait que nous-mêmes n'ayons pas très envie d'avoir des rapports intimes avec une femme du temps de Shakespeare, et nous ne ferions sans doute aucune difficulté pour abandonner Cléopâtre à César et à Marc-Antoine. Il semble bien que ce ne soit pas une question de bain. L'eau de Cologne à flots apporte une certaine aide, mais je crois plutôt qu'il faudra soumettre nos cellules à quelques mois encore du régime actuel avant de nous fondre complètement dans l'odeur universelle. »
Il s'interrompit, et Caxton, qui commençait à éprouver un certain soulagement — la conversation n'étant pas jusqu'à présent très différente ni plus importante que celle de tous les jours commit une de ses bévues, comme il devait s'en rendre compte plus tard. Il prit les mots de Blake dans leur sens littéral. Il dit : « Je m'en suis un peu occupé. Je pense que ce sont les engrais qu'on utilisait alors et ceux qu'on utilise à présent. Dans la Chine ancienne, si vous vous en souvenez, on remettait soigneusement les excréments humains dans le sol, avec des effets nauséabonds, du point de vue des Occidentaux.
Ici, ils se servent d'un composé chimique inconnu de notre temps. »
Il allait s'engager dans un exposé plus détaillé du composé chimique quand il remarqua l'expression de Renfrew et demanda : «
Que se passe-t-il ? »
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Blake ouvrit la bouche pour répondre, mais Renfrew lui posa la main sur le bras pour le retenir et déclara en souriant : « Rappelez-vous tous les deux quand vous m'avez offert votre argent. Je vous ai dit qu'il m'était venu une idée... »
Caxton sentit que son visage se modifiait.
Il avait oublié.
Le don de deux millions et demi de crédits que leur avaient fait les gouvernements des quatre planètes habitables du Centaure constituait une somme à partager en trois, que Renfrew avait placée en leur nom en bons du gouvernement cinq cents ans auparavant. A l'époque, une loi avait été passée autorisant ces placements à très long terme et, naturellement, c'était par une décision arbitraire du gouvernement que cette somme était à présent répartie en quantités égales entre les trois survivants du voyage dans le temps. En réalité, tout l'argent appartenait à Renfrew.
Peu après que ces abondantes ressources aient été libérées, Blake avait offert sa part à Renfrew et, après une courte hésitation, Caxton avait fait de même. A son grand désappointement, Renfrew n'avait pas immédiatement repoussé leur offre. Sur le moment, il avait dit : «
Laissons les choses dans leur état actuel. Mais j'ai une idée qui pourrait m'amener à vous demander une participation importante. Si elle est réalisable, je ferai appel à vous. Sinon, on n'en parlera plus. »
Ce qui était plutôt généreux. Mais en quelque sorte, l'argent n'appartenait plus à Caxton.
Cette fois, il se prépara à la catastrophe en songeant : Vais-je devoir présenter des comptes?
Renfrew poursuivit : « Je suis enchanté de vous annoncer que cela a marché. » Il sourit avec affection en regardant Caxton. «
Pendant ces quelques semaines que vous avez passées à parcourir toute la ville, Ned et moi avons marchandé des super-spationefs. Eh bien, mon ami, » il tendit la main pour saisir le poignet de Caxton, «
nous pouvons en avoir un pour cinq millions et demi de crédits. J'ai donc pensé... »
Renfrew, qui jubilait, s'était détourné de Blake, et Caxton s'aperçut que ce dernier ne le quittait pas des yeux. Blake fit un signe de tête et ses yeux imploraient Caxton d'acquiescer, quelle que fût l'idée de Renfrew.
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Celui-ci termina : « Alors, pourquoi ne pas verser des sommes égales tous les trois pour acheter le vaisseau que nous avons choisi, Ned et moi ? »
Caxton s'était livré à un rapide calcul, divisant cinq et demi par trois; et comme ce tiers était inférieur d'un demi-million de crédits à ce qu'il possédait, cela n'avait pas d'importance; cette somme était tout aussi irréelle que le montant d'origine, qu'il n'avait d'ailleurs jamais eu le sentiment de posséder.
Il lui en resterait assez pour ses opérations privées. La demande ne lui coûtant donc rien, il accepta sans arrière-pensée.
En fait, pas un soupçon ne lui effleura l'esprit.
— « Formidable ! » dit-il d'une voix forte, trop forte. « Affaire conclue. D'ailleurs... »
Il prit son carnet de chèques et en établit un au nom de James Renfrew, pour le total de un million et cinq sixièmes de crédits. Il le lui tendit d'un geste large et se rendit seulement alors compte que Blake avait commencé à lui exposer leurs plans.
Caxton eut à peine conscience que Renfrew prenait le chèque.
Mais en son for intérieur il était effaré...
Qu'a-t-il dit ? Quel voyage ?
Blake parlait avec enthousiasme. « Demain, nous faisons sortir le vaisseau. Mais le fonctionnement est automatique. Aucune difficulté.
Et le lendemain, nous partons. »
Caxton le regardait, interdit. Puis il ne put se retenir de demander
: « Mais bon Dieu ! où allons-nous ? »
L'œil brillant, Blake répondit : « Peter, ce vaisseau est un de ceux qui vont au Centaure en trois heures, à Sirius en une dizaine, et ainsi de suite. » Cette fois, ce fut lui qui empoigna Caxton par le bras. Son regard plongea dans les prunelles de Peter. « Ecoutez, mon gars, nous nous sommes prêtés à votre petit jeu, ici même. Maintenant, vous allez accompagner Jim pour deux mois d'exploration spatiale, non ? »
— « On va faire une petite croisière. Qu'en dites vous, mon vieux ? » Intervint Renfrew.
Il ne résista pas. Il ne le pouvait pas. Pas encore. C'était curieux, mais il se sentait toujours uni aux deux autres, il n'arrivait pas à se décider à faire opposition à leurs projets. Il s'était souvent dit : C'est 315
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parce qu'ils m'aiment bien et que jamais avant eux on ne m'avait manifesté de tels sentiments. Mais il y avait un facteur de plus : s'il devait — si jamais — il devait rester dans le XXVe siècle, il aurait peut-être encore plus besoin de, leur compagnie qu'eux de la sienne.
Sous cet angle, il venait bon second. Blake mettrait toujours Renfrew en avant et Renfrew y compterait toujours fermement. Mais il semblait vrai qu'ils accordaient une part de leur amitié à un dénommé Peter Caxton, un mal adapté, nerveux, agité, distrait, un individu qui avait obtenu au XXe siècle un diplôme de physique et mérité un diplôme de parfait idiot en rêvant d'immortalité ! Et comme il avait besoin du sentiment chaleureux qu'ils lui offraient, il n'en pouvait mais, il lui fallait bien se plier à leurs désirs. Rien à faire pour éviter cette exploration de l'espace.
Caxton s'attarda dans le hall de l'hôtel en s'efforçant de trouver le moyen de hâter les recherches sur la présente adresse de Dan Magoelson. Parce que s'il pouvait y aller...
Et alors quoi ? Il s'aperçut qu'il imaginait une entrée dans le Palais d'Immortalité via la maison de Magoelson. Et si elle existait bien, il s'y faufilerait et se cacherait dans le Palais. Une fois là... Ses plans étaient mal définis, mais au diable les projets ! Il affronterait la situation comme elle se présenterait. Toutefois, il entrevoyait l'espoir de conclure un accord moratoire avec les Détenteurs, aux termes duquel ils lui permettraient de rester pendant qu'il s'efforcerait d'adapter sa personnalité à leurs exigences.
Sûrement, songeait-il en arpentant le hall, si la A 4 tombe était son unique alternative, il serait capable de devenir — il eut un petit rire — un Peter Caxton plus doux, plus aimable, plus attirant.
Difficile d'imaginer un tel changement, mais si d'autres avaient cette nature, pourquoi pas lui ? Cependant, ce n'avait jamais été lui le vrai problème. Sa propre personnalité ne s'était développée que progressivement, et plutôt contre son gré, au fur et à mesure qu'il avait pris conscience de la folie des autres gens. Une personne au moins sur deux lui avait causé du tort !
Peut-être peuvent-ils me transformer, mais comment diable changeront-ils les millions de fils de garces auxquels j'ai affaire ? Il semblait à son esprit inquiet qu'il faudrait un affaiblissement de sa perception du monde avant qu'il ose abaisser sa garde.
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Vers dix heures du soir, son excitation fébrile diminua soudain.
Caxton connaissait ce signe. Il s'était épuisé à force de trop penser.
Maintenant venait la période d'apathie et de résignation.
Il pivotait pour regagner sa chambre quand il se rappela brusquement Bustaman. Aussitôt, l'énervement le reprit, moins violent, mais suffisant pour qu'il se rende dans une cabine à l'intérieur insonorisé, d'où il appela l'ennemi du groupe principal des Détenteurs. Quand le visage sévère qu'il se rappelait si bien apparut sur la plaque, Caxton avait retrouvé son sang-froid et avait une histoire toute prête.
C'était une sorte de compliment : merci pour tout, j'espère que nous nous reverrons quand nous reviendrons de ce voyage. La pensée informulée était : Maintenant, faites donc quelque chose!
D'un coup, ce fut comme si un petit espoir très flou au fond de lui prenait des contours plus nets. Bustaman parut d'abord abasourdi, mais il se remit vite et prononça les paroles magiques : « Euh...
Peter... si je passais vous cueillir à l'hôtel dans mon Spécial Aérien, que nous ayons une petite conversation ? D'accord ? »
C'était d'accord.
Caxton fonça d'abord dans sa chambre. Dans les multiples petites poches de son costume à retenir les odeurs, il glissa un automatique 6,35, deux chargeurs de rechange, un instrument coupant laser qu'il avait acheté dans un magasin, un petit tube de capsules alimentaires, un pistolet à gaz du XXVe siècle et une demi-douzaine de stimulants destinés à maintenir en alerte le centre cervical, même si le centre sommeil était branché. Il avala aussitôt une de ces pilules.
Il y avait encore quelques autres appareils que, pris d'une subite attaque d'angoisse, il eût aimé emporter. Mais il combattit sa peur et refréna ses instincts de défense... Il parvint sur le toit de l'hôtel moins d'une minute avant que la machine de Bustaman s'y pose en silence sur son support adeledicnander.
La porte du véhicule s'ouvrit. La rampe s'abaissa sans bruit.
Caxton, contracté, mais se sentant accepté, allait monter quand il vit que Bustaman était apparu, barrant l'accès.
Ce dernier demanda d'un ton posé : «Eh bien, Peter, ne semble-t-il pas que l'heure des comptes soit arrivée ? »
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Ces paroles étaient prononcées calmement par un homme qui savait parfaitement que Peter l'avait reconnu... pendant les présentations faites par Blake. Il tenait à ce que Caxton se pénètre de cette certitude et sache bien que ce qui allait se passer nécessiterait une décision.
Bustaman avait sa fierté. C'était peut-être la seule qualité qui le distinguât des autres Détenteurs. Orgueilleux, il considérait les autres avec une certaine distance. Ce qui avait empêché qu'on le découvre pendant ses premiers jours au Palais, ça avait été son sourire. Par la suite, il devait le perdre, mais au début il était toujours souriant, comme s'il avait été l'un d'entre eux.
Il ne l'était pas. Voilà pourquoi il avait remarqué que Claudan Johns était une personne à part. Que, tout comme il n'y avait pas de doubles probables de Kameel Bustaman, il n'y en avait pas non plus de Claudan Johns.
Johns, en observant Bustaman, avait noté l'absence de probabilités Bustaman, mais étant pacifique de nature, il ne lui était jamais venu à l'esprit de considérer cette absence comme le point vulnérable de Bustaman. Tandis que celui-ci, en observant Johns, avait compris avec une joie grandissante que c'était là leur point faible, à tous; qu'il était en mesure de mettre un terme à toute cette folie de probabilités en frappant une personnalité-clé.
C'était Peter Caxton qu'il avait choisi pour porter ce coup. Il ne prévoyait pas de difficultés de la part de Caxton. Parce que, naturellement, il avait l'intention de prononcer la formule magique «
Peter, voici votre voie d'accès au Palais d'Immortalité. »
Il comptait également déclarer : « J'ai dû laisser passer ces quelques semaines pour que vous voyiez clairement qu'ils ne vous viendraient pas en aide et qu'en fait ils ne vous ont pas accordé l'ombre d'une pensée depuis qu'ils vous ont mis à la porte. »
Parmi ses autres instructions figurait l'exigence que Caxton modifie son vêtement de façon à s'adapter au XXe siècle. « Parce que c'est là que vous allez, Peter... »
Comme il l'avait prévu, Caxton, en se voyant offrir le choix, accepta avec un enthousiasme éperdu.
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Chapitre 20
La poussière. Il était assis dans la poussière au bord d'un chemin de terre.
Caxton jeta un coup d'œil circulaire et reconnut aussitôt Piffer's Road, dans son triste état du XXe siècle. Quelque part à sa gauche —
il l'aperçut au loin vers l'est — se dressait la maison blanche du petit Jimmy. Une silhouette d'homme, tout aussi éloignée, se dirigeait rapidement vers le chemin de fer, plus à l'est... Est-ce donc moi ? se demanda-t-il. Il n'avait nulle envie de s'en assurer. En face de lui, il y avait une clôture et, derrière, la sauvagerie d'une campagne à peine habitée.
Il se tourna pour observer l'autre côté de la route. Il vit des arbres, pas très loin, et, en partie dissimulée par des feuillages, une grande roulotte couleur de rouille.
Cela le fit dresser d'un bond, le souffle coupé. Ce ne pouvait être que cette fameuse roulotte.
Il se mit à courir, passa devant une maison, devant de vieux bidons, un buisson d'osiers dans le fossé, un éclair d'eau stagnante; puis, quand il parvint à l'espace découvert mais bordé d'arbres où était garée la roulotte, il ralentit, haletant, et s'approcha vivement de la porte du véhicule.
Ce fut en y entrant qu'il se rappela que Jimmy raconterait plus tard cet événement, ce qui signifiait que Jimmy était caché aux 319
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alentours. Cela n'arrêta pas Caxton. Il se rappelait aussi que dans le récit de Jimmy il avait à peine eu le temps d'entrer et de se dissimuler avant que les propriétaires surviennent.
Il entra donc tout droit dans la roulotte, en admettant tout cela pour vrai. Il enfila en chancelant un étroit couloir jusqu'au magasin ménagé à l'arrière... et s'accroupit dans un coin en se tassant de son mieux.
Soudain, des voix ! Une voix d'homme et une féminine.
Dans sa cachette, Caxton se demandait ce qui se passerait s'il était pris sur le fait avant d'avoir agi. Il entendit l'homme déclarer : «
Nous allons partir pour le XIVe siècle. »
La voix masculine poursuivit sombrement : « Tu remarqueras que nous n'avons toujours affaire qu'à un seul homme. Il faut donc qu'il aille passer trente ou quarante ans à vieillir, parce que les vieux ont beaucoup moins d'influence sur un environnement donné que les jeunes. Je ne voulais pas modifier le XXe siècle davantage qu'il ne l'avait déjà fait. Mais pour le moment... aux points de transformation
!... Va dans la cabine et lance les moteurs. »
C'était l'instant qu'attendait Caxton. Il sortit de son coin en souplesse, en fléchissant sa main droite gantée. Il vit l'homme, tourné vers la porte qui menait à l'avant et à la cabine. De dos, l'homme paraissait trapu, âgé d'environ quarante-cinq ans. Dans ses mains crispées, il tenait deux cônes transparents qui luisaient d'un sombre éclat.
— « C'est bon, » lança-t-il alors que Caxton s'approchait de lui, par-derrière. « Nous sommes en route. Et désormais, Selanie, n'aie donc pas peur d'un type isolé, si mauvais soit-il ! La seule chose que j'aie réussi à faire, c'est qu'aucun représentant de cette foule d'un seul et même homme ne puisse approcher de nous sans que... »
Sa voix s'éteignit en un râle sourd quand Caxton lui saisit l'épaule en serrant très fort sous la clavicule.
L'homme trapu resta absolument figé comme un être assommé sous un coup d'une force insupportable. Puis, quand Caxton lui lâcha l'épaule, il pivota lentement et son regard vacillant s'attacha non au visage de Caxton mais au gant qu'il portait.
— « Un Gant Destructeur ! » murmura-t-il, puis sa voix s'affola encore : « Mais comment cela ? Les repoussoirs sont en activité, mon 320
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invention spéciale qui empêche tout Détenteur exercé de m'approcher
! » Il porta les yeux sur le visage de Caxton pour la première fois. «
Comment avez-vous réussi ? Je... »
— « Père ! » C'était la voix de la fille, nette mais surprise, venant de la cabine. Elle se rapprocha. « Père, nous avons stoppé aux environs de l'année 1650. Que s'est-il passé ? Je pensais... »
Elle s'immobilisa sur le seuil comme un oiseau étonné, une grande fille mince d'environ dix-neuf ans, qui parut soudain plus âgée, moins fraîche, quand elle vit Caxton. Son regard se porta sur son père. Elle soupira : « Papa, il ne t'a pas... »
L'homme hocha la tête avec désespoir. « Où que nous soyons dans le temps et l'espace, nous y voilà bien ! Non que cela ait de l'importance. Le point essentiel c'est que nous avons échoué.
Bustaman a gagné. »
La fille se retourna vers Caxton. « Mais, vous êtes l'homme qui...
» Elle s'interrompit, puis reprit : « Est-ce que je ne vous ai pas vu dans le train, il y a un moment? » Une fois encore elle se tut, en hochant la tête. «Il y avait tellement de monde, mais il me semble vous reconnaître. »
Caxton avait de son côté un certain mal à s'orienter en ce qui la concernait, ainsi qu'à se mettre en tête qu'il était pour eux un inconnu. Il reconnaissait certes Selanie, mais pas avec certitude. En fait, il lui était difficile de se reporter en esprit dans ce train et à ce que le représentant Kellie lui avait raconté d'elle. A part l'incident du train et sa brève rencontre avec une Selanie plus âgée dans le Palais d'Immortalité, il ne se souvenait pas de la jeune fille.
Un éclair de compréhension troubla Caxton. J'ai fait cela à deux personnes que je ne connais pas et qui ne me connaissent pas.
Il voyait à présent d'où lui était venue cette fausse impression de connaissance : quand on lui avait affirmé que l'autre Selanie était sa femme dans un autre monde de probabilité, cela avait inscrit son identité dans son esprit. Tout le reste, on le lui avait raconté, il ne se souvenait de rien, du moins dans son expérience personnelle.
Ces diverses vérités s'imposèrent à son attention tandis qu'il se tenait dans la roulotte sans quitter des yeux la fille et son père. Il finit par répondre à la question de Selanie : « Oui, je vous ai suivie, parce que c'est mon seul moyen d'accès au Palais d'Immortalité. »
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La Quête sans Fin
La fille le regarda fixement. « Oh ! L’imbécile ! » Murmura-telle. « Vous vous êtes laissé prendre ! Vous êtes condamné tout comme nous ! »
Caxton, lui rendant son regard, éprouva un sentiment d'effondrement. Il se rappelait que Bustaman ne lui avait pas précisé de quelle façon il serait sauvé. Les autres assurances du vieillard lui paraissaient soudain dénuées de sens, car Caxton était parti de l'hypothèse que cette roulotte utilisait le Palais pour voyager dans le temps. Ce qui n'était visiblement pas le cas.
Avant qu'il ait pu entrouvrir ses lèvres sèches pour dire un mot, la fille poursuivit : « Il ne peut pas vous récupérer au-delà de 1977, car personne, sauf mon père, ne sait comment remonter plus loin dans le passé, et vous venez tout simplement d'anéantir sa capacité de voyager dans le temps. Nous sommes quelque part vers le milieu du XVIIe siècle.., et il n'existe à cette époque rien qui puisse servir aux déplacements temporels. »
A chacun de ses mots, l'impression de catastrophe s'amplifiait chez Caxton. Et quand elle eut terminé, il n'avait plus l'ombre d'un espoir.
Aux environs de 1650, en Amérique ! Mais c'était avant.., il ne se rappelait pas les dates exactes, mais sans aucun doute, nul homme blanc n'avait pénétré à cette époque si loin à l'intérieur du pays.
Son esprit se vida d'un coup quand il eut cette pensée.
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La Quête sans Fin
Chapitre 21
Il reprit ses esprits presque aussitôt et vit la fille qui se détournait. Elle avait les larmes aux yeux quand elle ouvrit la porte extérieure pour sauter dans l'herbe verte.
Il eut l'impulsion de la suivre, de s'excuser, de faire amende honorable. Mais c'était un homme qui n'avait jamais cru les femmes.
Aussi hésita-t-il, puis il demanda au père : « Est-ce vrai ? Sommes-nous bloqués ici ? »
L'homme au visage mince ne lui fit pas face. Ses yeux gris tournèrent un peu dans les orbites pour le dévisager. « La difficulté, »
déclara enfin Johns, « c'est qu'en tant qu'expérimentateur je n'ai pas participé à l'expérience. De plus, j'avais demandé à ma fille de se retenir d'y participer elle aussi, pour qu'elle puisse m'aider éventuellement à procéder à l'évaluation. Elle est effectivement allée en divers mondes de probabilité, mais chaque fois, sur ma requête, elle y a mis fin pour se fondre de nouveau en une personne unique: Ainsi, qui que vous soyez, vous me voyez aujourd'hui coupable. Car à cause de mon obstination et de sa loyauté — et parce que le repli temporel où fonctionne le Palais d'Immortalité est agissant de 9812 à 1977 mais nullement au XVIIe siècle — ni Selanie ni moi n'avons plus d'endroit où aller. Par conséquent, nous sommes ici et je ne vois aucun moyen d'en sortir. »
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La Quête sans Fin
Il y avait là trop d'aspects divers pour que Caxton en saisisse tous les détails. Mais la conclusion était nette. Tout tremblant, il gagna la porte ouverte, descendit à terre et s'aventura dans un monde verdoyant et sauvage.
Il vit que la jeune fille avait escaladé ce qui avait été au XXe siècle une petite colline boisée. Ici, il n'y avait pas d'arbres sur la hauteur, et, sans avoir d'idée particulière au sujet de la fille ni de la situation, il monta à son tour et se trouva bientôt près d'elle.
Il se souvint des Indiens et n'accorda à la jeune personne qu'un bref regard, puis il contempla le panorama autour d'eux. Il avait beaucoup de mal à le voir car les images de la Piffer's Road d'une autre époque venaient se mêler par association d'idées à sa vision présente.
Toutefois, une brise soufflait, et sur son visage c'était bien une réalité et non un souvenir. Et l'air avait une pureté de cristal, à part une mince vapeur bleue qui enrobait à demi une lointaine colline. Sur des kilomètres entre l'éminence où ils étaient et cette autre colline, il n'y avait pas un mouvement au sol, pas un animal, pas un être humain. Quelques oiseaux volaient à distance, mais ils étaient trop loin pour qu'on les reconnaisse.
Il y avait aussi des nuages, et, à cette altitude, le vent devait avoir de la force car ils se déplaçaient rapidement dans le ciel.
« En tout cas, nous n'aurons pas à nous défendre aujourd'hui, »
dit Caxton, soulagé.
La fille lui tournait le dos. Sans bouger, elle répondit : «
Monsieur Qui-que-vous-soyez, les premiers Indiens à avoir rencontré des Blancs se sont montrés amicaux. Il n'y a donc pas lieu d'imaginer une menace qui n'existe pas. »
C'était assez vrai. Pourtant, cette observation ramena Caxton sur terre, aussi bien visuellement que mentalement. Il se méfiait des idéaux des jeunes parce qu'ils étaient trop nombreux et contradictoires. Et cette remarque portait la marque de ces principes de non-violence de ceux qui se prétendaient eux-mêmes non-violents et avaient donc le droit de juger de l'histoire humaine.
Ce fut néanmoins d'un ton neutre qu'il s'exprima : « Cependant, les Indiens se combattaient entre eux avant la venue des Blancs. Et, au fait, je m'appelle Peter Caxton. »
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La Quête sans Fin
Il l'étudiait attentivement tout en parlant. Mais si elle reconnut son nom, cela ne se trahit ni dans son dos ni par une modification de son port de tête.
Caxton ne savait que penser.
Mais ce n'était pas le moment de s'occuper de détails aussi mineurs. Il était le vilain de la tragédie, c'était cela qui comptait.
C'était ce qu'il lui fallait contrebalancer d'une façon ou d'une autre.
— « Miss Selanie, » commença-t-il d'un ton mal assuré, « il semble que j'aie commis une grave erreur de jugement. Non seulement j'ai commis un acte nuisible contre vous et votre père mais il est évident que je me suis moi-même laissé duper au point de croire que... »
Elle le coupa net : «M. Caxton, je préfère que vous ne cherchiez pas d'excuses. Quand j'examine la situation que vous avez déterminée, je suis capable de voir ce qu'un homme peut éventuellement en attendre, et je tiens à vous exprimer clairement, M. Caxton, que vos cellules reflètent en quelque sorte un état physique de qualité inférieure, et que par conséquent vous et moi —
ici — nous n'aurons jamais de relations personnelles. Compris ? »
C'était si direct et si inattendu que Caxton en pâlit. Avant qu'il se fût remis de l'impact de ces paroles ou qu'il ait pu en assimiler la signification, elle fit demi-tour et redescendit rapidement la colline.
Il la suivit des yeux et fut pris de la peur qu'elle entre dans la roulotte et lui boucle la porte au nez. Alors, elle et son père s'en iraient, l'abandonnant dans cette prairie solitaire. Il partit en courant derrière elle. Elle dut entendre ses pas, car elle ralentit. Il la dépassa à toute vitesse. Il fut donc le premier à la porte. Avec un effort intérieur énorme, il domina suffisamment sa terreur subite pour ouvrir le battant et le lui tenir, puis, encore haletant de cet exercice inaccoutumé, il la suivit à l'intérieur. Sain et sauf.
Il eut alors honte de lui-même. Mais cette émotion ne fit que s'ajouter à ce qui restait de sa peur brutale. Il y avait un tabouret dans la pièce du milieu, face à la porte. Il s'y assit en s'efforçant de mieux contrôler le tremblement de son corps.
Il se persuada qu'ils n'avaient pas peur de lui, semblait-il. Et c'était stupéfiant, car autant qu'ils sachent, il était un criminel. Nulle frayeur, nulle inquiétude, nulle appréhension qu'il pût leur causer 325
La Quête sans Fin
davantage de tort ! La fille paraissait voir en lui un gentleman qui se tiendrait pour dit qu'une femme le repoussait.
Caxton les imaginait tous les trois seuls dans cette Amérique sauvage, avant la venue des Blancs, pour une trentaine d'années ; et, durant tout ce temps, il était à présumer qu'elle serait la reine intouchable, et lui-même le manant méprisable qui ferait mieux de ne pas avoir d'aspirations.
Un nombre indéterminé de minutes s'écoulèrent et le tourbillon de ses émotions ne se calmait pas. Pendant ce temps, la fille revint plusieurs fois dans la pièce centrale. Chaque fois, elle le regarda sans rien dire. Et chaque fois, quand elle fut ressortie, il perçut des bruits d'ustensiles de cuisine, à quelques centimètres de ses oreilles, lui semblait-il.
Finalement, elle lui annonça : « Le dîner, M. Caxton. »
Il se rendit à l'invitation, sans un mot. La petite table de la roulotte était mise pour trois. Selanie lui fit signe de se tasser au bout.
Ils mangèrent en silence. Le père était en face de Caxton, mais il contemplait la paroi en mangeant silencieusement. La fille paraissait très à l'aise. Et Caxton en était à la moitié de son repas quand il s'aperçut qu'un nouveau train de pensées, en désordre comme toujours, se précipitait à travers sa conscience.
Première pensée : Le dîner ! Est-il donc si tard ? Il se rappelait bien avoir vu le soleil, quand il était au sommet de la colline avec la fille, mais il ne se rappelait plus en quel point du ciel. D'après la verdeur de l'herbe et des arbres, il pensait que c'était le milieu ou la fin du printemps, par une chaude journée; le soleil devait donc décrire son arc à peu près au zénith. En conséquence, quand ils étaient dehors, le soleil aurait dû descendre vers l'ouest.
D'accord, je suis toujours le plus mauvais observateur au monde. Je suis le type toujours si tourmenté que cela n'a vraiment pas d'importance que ce soit le jour ou la nuit, qu'il pleuve ou qu'il fasse beau... Sauf qu'il aurait désormais tout le temps d'observer ces phénomènes naturels, songea-t-il sombrement.
Des années, et même des dizaines d'années... mais en nombre limité. Parce que naturellement — il eut un rire intérieur plein d'amertume — c'était la fin de la quête de l'immortalité pour cet âne de Peter D. (comme dindon) Caxton ! Il se demandait si Bustaman 326
La Quête sans Fin
savait d'avance que cette roulotte pouvait remonter dans le temps plus loin que le repli temporel du Palais. C'était difficile à croire puisqu'en fait Bustaman avait vraiment besoin de nouveaux associés.
Son groupe était des plus réduits puisqu'il ne se composait apparemment que d'une seule personne : lui-même.
Le dîner s'acheva dans un silence plus relatif qu'il n'avait commencé. Alors que Selanie commençait à mettre les assiettes dans un petit évier, Caxton revint à la réalité et offrit : « Puis-je vous aider
? »
Elle refusa en secouant sa jolie tête et en disant : « Non merci, M. Caxton ! Votre chambre est à l'arrière de la roulotte, et je vous serais très obligée de vous y retirer ou de sortir. »
Comme il ne voyait nulle part où aller à l'extérieur, Caxton battit en retraite dans la pièce du fond et vit qu'on avait déplié un lit de camp dans le seul espace libre de cette chambrette encombrée.
Heureusement, la porte était à glissière, aussi s'enferma-t-il aussitôt en se demandant si le cubage d'air était suffisant dans ce lieu confiné.
Mais l'air arrivait bien et en silence.
Ce qu'il savait de l'air pulsé, c'était que le ventilateur faisait à tout le moins entendre un léger sifflement. Pris de curiosité, il se mit à la recherche du système d'aération, mais bien qu'il sentît un léger souffle dans la pièce, ce n'était pas assez directionnel pour qu'il en découvre la source dans un espace aussi restreint.
Bientôt, il s'allongea sur le lit dans l'idée de faire un somme.
Mais, une fois étendu, en attendant de dormir, il se rappela soudain qu'il avait mangé un bifteck pour le dîner : la quantité de viande devait être limitée. Alors, ce serait à lui de se transformer en chasseur pour assurer le ravitaillement. Et alors, ma belle dame, songea-t-il, que deviendra votre hauteur quand je serai l'homme, le pourvoyeur, dans un monde primitif ?
C'est ainsi que tout a commencé, petite. En ces temps, la nourriture n'était pas facile à trouver et les femelles humaines s'attachaient aux hommes capables de leur en procurer. Oserez-vous prétendre que vous attendez de moi cet effort sans que j'aie pour juste récompense une compagnie féminine ? Dans ce cas, vous...
Il n'alla pas plus avant. A ce moment, à courte distance, mais pas à l'intérieur de la roulotte, il entendit un claquement sec. Il lui fallut 327
La Quête sans Fin
un certain temps, parce qu'il n'était pas habitué à ce son, pour se rendre compte de ce que c'était : un coup de feu !
Il s'assit, posa les pieds par terre et renversa deux caissettes. Leur contenu se répandit autour de lui tandis qu'il cherchait ses chaussures sous le lit. Finalement, il se trouva chaussé, mais les lacets non noués. Il se dressa et contourna le lit jusqu'à la porte. Oubliant qu'elle était à glissière, il se débattit un instant contre ce qu'il prenait pour une clenche.
Puis le battant s'ouvrit et il courut maladroitement, en se prenant les pieds dans ses lacets, jusqu'à la pièce suivante et à la porte extérieure... qui était fermée. Il l'ouvrit et fut soulagé en voyant qu'il faisait encore jour, un crépuscule brillant.
Venant vers lui sur ce qui devait plus tard — beaucoup plus tard
— devenir Piffer's Road, il vit Selanie. Elle tenait un fusil de la main gauche, et, de la droite, tête pendante, un oiseau grand comme un beau pigeon, mais de couleur brunâtre. Caxton, assez peu connaisseur en ornithologie, n'en devina pas moins que cet échantillon était une perdrix ou peut-être même une espèce de faisan.
Quand la fille arriva près de lui, elle lui tendit la bestiole. « Je l'ai vue descendre du ciel et se poser près d'un amas de buissons, » dit-elle d'une voix enjouée, « alors je me suis approchée sans bruit... et nous aurons tous de quoi déjeuner. »
Elle ajouta du même ton satisfait : « Je me suis nommée chasseresse, cuisinière et pourvoyeuse en nourriture de façon générale. Cela m'empêchera de m'ennuyer. »
— « M... m... mais... » Caxton, assis dans l'herbe, nouait ses chaussures. « Mais, qu'est-ce que je ferai, moi ? »
La fille haussa ses minces épaules. « Les hommes comme vous se tournent en général vers la philosophie. Une façon de penser à faible niveau, incessante, mais c'est ainsi. Continuez de même, »
acheva-t-elle.
Après avoir prononcé cette sentence sommaire et l'avoir condamné à un avenir d'introspection, elle rentra dans le véhicule.
Comme la porte restait ouverte, Caxton ne bougea pas.
Le jour s'était assombri durant ces quelques minutes et les étoiles apparaissaient en nombre croissant dans le ciel. Tandis qu'il les contemplait, un coyote hurla au loin. Caxton, qui de sa vie n'avait 328
La Quête sans Fin
entendu de coyote, n'en reconnut pas moins le cri d'après les descriptions qu'il en avait lues. Ce qui le surprit, ce fut que l'animal ne poussait sans doute que son appel accoutumé, mais qu'à ses oreilles et à une partie de son cerveau cela prenait une note d'une profonde tristesse.
Il se rappela pour la première fois ce qu'un ami — non, se corrigea-t-il aussitôt et sciemment, une relation — lui avait dit une fois : qu'il n'y avait pas d'animaux vraiment dangereux en Amérique du Nord. Se méfier des ours, c'est-à-dire simplement les éviter et s'en tenir à l'écart... et il n'y avait rien d'autre. Les couguars ne s'attaquaient pas à l'homme, c'était l'homme qui les recherchait. Et cet animal portait un intérêt si amical aux hommes qu'il restait immobile et se laissait tuer. S'écarter des serpents à sonnette, ne pas se placer sur le passage d'un troupeau errant de bisons... et c'était vraiment tout. Rien d'autre sur tout le continent qui fût normalement dangereux pour un adulte humain.
Bon. Je philosophais, songea-t-il, irrité. Donc je ne la ferai pas changer d'avis en devenant le grand chasseur et tueur victorieux.
Revenu enfin sur son lit, il se rendit compte qu'il éprouvait un soulagement.
C'était leur premier jour au milieu du XVIIe siècle dans ce qui deviendrait un jour les Etats-Unis d'Amérique.
Deuxième journée !
Après le petit déjeuner, qu'il absorba en silence, Caxton regagna sa chambre car il hésitait encore à s'aventurer dehors quand les deux autres étaient à l'intérieur. Il s'allongea pour réfléchir à ce qu'il ferait de son temps. Les minutes passaient et il ne trouvait rien. Oh oui !
une ou deux conversations avec M. Johns ! Comment fonctionnait le gant ? Comment cela l'avait-il endommagé ? Comment se faisait-il que Caxton n'ait pas souffert de dommages quand il avait été pris au coude par un gant analogue ?
Il lui vint encore d'autres questions à l'esprit tandis que le jour passait et qu'il restait couché : que savait-on du Palais d'Immortalité ?
Depuis combien de temps les Détenteurs l'occupaient-ils ?
Et c'était tout. Et c'étaient à présent des questions purement abstraites, car le repli temporel était là-bas dans l'avenir, hors de leur 329
La Quête sans Fin
portée. Toute question à ce sujet était donc purement académique et ne l'intéressait qu'à cause de son intense curiosité. Toutefois, aucune des réponses que pourraient fournir Johns ou sa fille n’aurait d'application pratique.
Caxton envisageait un avenir se composant de cinq à six entretiens avec Johns et d'une insulte lancée par-ci par-là de la bouche de Selanie; il était effondré... Mon garçon, songeait-il, il te faudra bien de la sexualité. Sans quoi, tu te tues.
A cette idée, au milieu de l'après-midi, il se remua et sortit de sa chambre pour retrouver la fille. La porte extérieure était ouverte; il vit que Johns avait pris une chaise métallique d'un modèle étrange et s'était installé à l'ombre près de la roulotte. Ce que le siège avait d'étrange n'était pas évident pour Caxton, mais Johns lisait, confortablement adossé, et le fauteuil était incliné à cette fin. Caxton décida qu'il l'examinerait pour en découvrir les astuces mécaniques.
Mais plus tard.
Il demanda simplement : « Où est votre fille ? »
— « Elle est partie à la chasse, » dit nonchalamment Johns, mais il eut un mouvement du corps qui indiquait sa contrariété d'être dérangé. Son regard resta collé à son livre.
A la chasse ? Caxton passa devant l'homme assis et gravit la pente. L'image de la jeune fille seule quelque part le mettait mal à l'aise. Le temps de cette pensée, il était au sommet de la faible hauteur et regardait les lointains horizons. Bien qu'il scrutât toutes les directions, il ne la découvrit nulle part.
Tout d'abord, il tenta d'analyser comme un problème de perspective son incapacité à distinguer cette silhouette, réduite certes, mais qui devait sûrement se déplacer. C'était comme au volant lorsqu'on cherche un endroit où se ranger. Souvent, d'un point assez rapproché, on ne voit pas les places disponibles. De la même manière, il se souvenait qu'il y avait plusieurs vallons à un ou deux kilomètres, et de nombreux autres plus loin, qui demeuraient invisibles de l'endroit où il se tenait.
Elle avait peut-être découvert un ruisseau dans un de ces vallons et le longeait, en se fiant à quelque arme supérieure dont elle s'était munie pour la protéger Contre toute bande d'Indiens en maraude. Ce qui l'inquiétait, c'est que si les Indiens l'apercevaient, ils lui 330
La Quête sans Fin
tendraient probablement une embuscade et, avant qu'elle ait pu s'armer, s'empareraient d'elle et la submergeraient en une seconde.
Il ôta sa veste et la posa sur l'herbe, puis il s'assit à côté pour surveiller le retour de la fille. Le soleil s'abaissait dans le ciel, mais il ne la voyait toujours pas émerger d'un des vallons. Au bout d'une bonne heure, il se mit à douter de sa mémoire... il avait en fait erré sur de vastes distances. Peut-être ces vallées étaient-elles beaucoup plus éloignées qu'il ne le pensait quand il les avait explorées aux XXe et XXVe siècles.
Bientôt, la situation lui parut de nouveau incroyable. Car il pouvait voir à une distance de huit à douze kilomètres dans tous les sens... Aurait-elle été si loin à pied ?
Inquiet, Caxton cria à Johns : « Je n'arrive pas à voir votre fille où que ce soit, monsieur. »
« Oh ! Elle a pris sa bicyclette, » répondit l'homme. « Et elle porte son Vol-0 ; par conséquent, tout va bien. » Puis il se replongea, dans sa lecture.
Caxton était à plat. Bien sûr._ Comment avait-il pu oublier ? Ces gens avaient eu accès au lointain futur. La « bicyclette » était sans doute aussi silencieuse que le Vol-O, et elle avait peut-être la possibilité de voler aussi.
Il se leva. Il remit son veston et descendit la colline, puis il rentra dans la roulotte et regagna sa chambre. Ce fut au bout d'une heure environ qu'il entendit la voix de la jeune fille. Instantanément soulagé, mais également curieux, Caxton alla rapidement à la porte.
Du seuil, il vit la « bicyclette ». C'était un engin à trois roues, et Selanie, en short et bustier, munie du Vol-O, était à cheval sur une partie de la machine. Au moment où Caxton la vit, la mécanique était encore à quelques pieds au-dessus du sol; visiblement, elle volait.
Sous ses yeux, l'engin se posa avec grâce sur l'herbe. Selanie en descendit et la partie fermée de la machine se souleva pour révéler un vaste coffre qui contenait — elle les y prit un par un — sept canards, trois autres perdrix comme celle de la veille et cinq lapins.
Abandonnant le produit de sa chasse sur le sol, Selanie roula la mécanique vers l'arrière de la roulotte et fit trois choses. Elle pressa un bouton et une ouverture apparut dans la paroi du véhicule. Un deuxième bouton et la bicyclette se replia sur elle-même. Une 331
La Quête sans Fin
opération surprenante, car en une minute elle ne fut plus qu'un ensemble compact de surfaces planes repliées les unes sur les autres de deux pieds d'épaisseur au maximum. Selanie la souleva alors comme si elle n'avait pas de poids et la fit glisser dans le logement au flanc de la roulotte. Quand elle recula, l'ouverture se referma, ne laissant qu'une ligne presque imperceptible.
Elle approcha d'un pas vif de Caxton, qui contemplait les oiseaux et les lapins morts. « Portez-les dans le magasin d'avant, » ordonna-telle. « Je les viderai après diner. »
— « Je serais heureux de vous donner un coup de main, »
proposa-t-il.
Mais elle repoussa son offre d'un brusque signe de tête.
Telle fut la deuxième journée.
Le lendemain matin, quand Caxton s'éveilla, la roulotte était en mouvement.
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La Quête sans Fin
Chapitre 22
Pendant tout le temps qu'il consacra à s'habiller, Caxton dut faire des efforts pour ne pas perdre l'équilibre. Il se rendit enfin vers l'avant et trouva le père et la fille dans la cabine, Selanie aux commandes.
Il constata que la roulotte se déplaçait lentement au-dessus d'une prairie relativement plate... mais pas assez plate. Caxton s'installa dans le siège arrière; plusieurs minutes s'écoulèrent avant que la jeune femme le remarquât. Aussitôt, elle leva le pied de l'accélérateur et le grand véhicule s'arrêta dans une secousse.
Selanie lui dit : « Vous me demandiez l'autre jour ce que vous pourriez faire, M. Caxton. J'aimerais que vous conduisiez pendant que je prépare le petit déjeuner. »
Cela ressemblait à une amorce d'amélioration de leurs rapports...
Pendant qu'elle se coulait sur le siège pour venir vers lui, il lui mit la main sur l'épaule pour l'aider.., et elle ne fit pas d'objection. Il ôta vivement sa main dès qu'elle fut près de lui. Alors, il alla s'installer dans le fauteuil de pilotage et se glissa derrière le volant en cherchant des yeux sur le tableau de bord les instruments familiers d'une automobile.
Comme tout paraissait différent, à l'exception du volant, ils durent lui donner des instructions. Il y avait huit pédales, mais il ne lui fallut guère de temps pour manœuvrer légèrement les deux plus 333
La Quête sans Fin
importantes, le frein et l'accélérateur. On ne lui expliqua pas à quoi servaient les autres, et il ne les essaya pas Selanie les laissa aussitôt la leçon de conduite terminée, et Caxton se retrouva près du père, devant un pays sans une seule route. De temps à autre, il fallait décider du meilleur chemin non frayé à faire adopter à la grande machine. Il avait le vague désir de questionner M. Johns, mais c'était à peu près impossible. La tâche de piloter le véhicule exigeait toute son attention et son énergie.
Il finie pourtant par murmurer : « Où allons-nous ? »
Le maigre Johns secoua la tête : « Il faudra le demander à Selanie. C'est son idée. »
Quelques minutes plus tard, quand ils firent halte pour le petit déjeuner, Caxton eut le temps d'y réfléchir. Il conclut que cette fille était du type dominateur. Le fait était qu'ils étaient deux hommes et qu'on ne leur demandait même pas leur avis... sur quoi que ce soit !
Mais lors du petit déjeuner, il posa d'abord une question qui lui était venue à l'esprit quand on lui avait exposé le rôle des pédales.
— « Cette roulotte peut-elle voler ? »
— « Oui. »
Il en fut stupéfait. « Alors pourquoi ne volons-nous pas ? »
— « Parce que nous n'avons malheureusement qu'une réserve limitée d'énergie. » Les joues de la fille s'empourprèrent. « C'est la seule chose dont j'aie laissé le soin à un homme... à mon père ! Mais, pour une raison ou une autre, il a négligé de se procurer une unité de recharge, s'en remettant sans doute à ce qu'il considérait comme une parfaite position de défense; il n'a pas pensé que Bustaman persuaderait un individu de votre espèce à agir contre nous. Nous restons donc avec juste assez de puissance pour voler deux jours, ou pour rouler pendant un an à peu près. »
— « De quel genre d'énergie s'agit-il ? » fit Caxton.
— « Une chose qui s'appelle adeledicnander. Vous ne pouvez pas connaître cela. C'est très efficace, mais il faut la remplacer périodiquement. »
Elle ignorait donc qu'il avait voyagé dans le XXVe siècle ? Il s'était posé la question. Assis là, Caxton se rappelait qu'en 2476 il avait refusé de s'intéresser aux principes de l'adeledicnander.
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La Quête sans Fin
Maintenant, ils devraient payer tous les trois le prix de sa négligence et de son ignorance.
Cependant — cela le ranima — c'était également encourageant en ce qui concernait ses rapports personnels avec Selanie. Il viendrait inévitablement un moment où ils seraient au bout des ressources mécaniques de la roulotte. Le plus tôt serait le mieux, décida-t-il. Ce qui signifiait en réalité : plus long sera ce voyage, mieux cela vaudra.
Il posa donc sa deuxième question : « Où allons-nous ? »
Elle répondit qu'ils allaient là où il serait plus facile de se procurer de quoi manger. « Vers les montagnes, à mon avis, » dit-elle. « J'ai volé pendant des heures, hier, mais je n'ai vu que peu de gibier. »
Caxton se réjouit silencieusement de l'apprendre. Il avait l'impression que la quête de gibier pourrait les maintenir sans cesse en mouvement. Il y pensait encore quand Selanie reprit : « Si cela ne vous fait rien, M. Caxton, je crois qu'il serait temps de faire rentrer père et de repartir. » Caxton conduisit tout le reste de cette journée, ainsi que les jours suivants, avec un petit sourire de satisfaction et un sentiment de suffisance. Il prenait invariablement les voies les plus détournées sous le prétexte de choisir le terrain le plus plat pour les évolutions du lourd véhicule. Plusieurs fois, Selanie vint s'asseoir près de lui. Dans ce cas, elle l'incitait à survoler certaines régions accidentées, lui affirmant que cela économiserait le carburant. (Elle lui avait enseigné à la fin de la première journée à piloter l'engin en vol.) Une fois, elle lui prit le volant des mains pour survoler une région boisée qu'il avait eu l'intention de contourner. Enfin, au trente-cinquième jour de voyage, elle l'informa sèchement que désormais elle se chargerait de la conduite.
Le quatrième matin suivant cette décision, la roulotte ne repartit pas. Au déjeuner, Selanie annonça : « Nous allons séjourner ici un certain temps. »
Ici, comme le découvrit Caxton quand il sortit, c'étaient les premiers contreforts des Montagnes Rocheuses... il imagina que c'étaient les parages où se trouveraient un jour Colorado Springs, ou Denver, ou peut-être même Pueblo. La roulotte était arrêtée près d'un petit torrent qui étincelait au soleil. Tandis qu'il contemplait le 335
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paysage rocheux, Caxton se rendit soudain compte que la fille était sortie du véhicule et se tenait non loin de lui.
Il se retourna. Sans le regarder en face, elle lui dit : « M. Caxton, j'ai réfléchi à notre situation ici et à cette époque. Et il me paraît injuste que mon père et moi devions vivre si intimement avec la personne responsable d'un tel désastre, personne dont la façon de conduire — à parler franc — m'a donné d'un coup l'impression qu'elle s'efforçait de gaspiller notre réserve de carburant. »
Son expression n'était pas hostile, tandis qu'elle parlait. Elle portait un pantalon et un corsage. Le pantalon était rouge, le corsage blanc... Un très joli ensemble. Pas hostile, mais ses paroles causèrent un choc terrible à Caxton.
Avant qu'il ait pu reprendre ses esprits, elle ajouta : « En conséquence, je me demande si nous ne pourrions pas vous fournir des armes, quelque chose qui tienne lieu de tente, et vous demander de nous laisser. Je ne veux pas dire aujourd'hui même, mais dès que vous aurez rassemblé assez de courage pour vous conduire en homme. »
Au bout d'un long moment, Caxton découvrit que son émotion maîtresse était la stupéfaction. Parce que... où irait-il donc ? Cette inquiétude l'accablait tant qu'il se détourna d'elle afin de contempler de nouveau ce monde lointain comme pour s'assurer que c'était bien une région sauvage et inhabitée. La fille (ou femme ?) et lui-même étaient debout au bord du rapide ruisseau et tout était inculte, intact, et ce qui le convainquait encore plus, c'était de savoir combien de kilomètres ils avaient parcourus, combien de forêts et de rivières ils avaient survolées. Une fois de plus, cela ne faisait aucun doute : c'était l'Ouest américain avant l'arrivée de la civilisation.
Il reporta lentement son regard sur Selanie. Il se demandait si son père était au courant de cette conversation. Et il en doutait. Un sourire involontaire lui effleura les lèvres quand il songea soudain : il n'y a qu'une femme pour chasser un homme en de telles circonstances.
Et, impulsivement, il formula sa pensée à haute voix. La fille rougit un peu, mais elle ne perdit pas son calme pour lui dire : « J'ai une vaste expérience, M. Caxton, et je ne suis que trop tristement informée du mode de penser qui se développe chez les paranoïaques 336
La Quête sans Fin
du genre masculin. Voilà pourquoi... » — elle haussa les épaules —
« ... je préfère ne pas devoir affronter cette situation à une date ultérieure. »
En dépit de lui-même, ces mots le pénétrèrent. Il avait cru les barrières abaissées, mais il était ébranlé par la cruauté de ce jugement. Paranoïaque !... Elle ne lui mâchait pas les mots.
Néanmoins, il protesta aussitôt : « Ecoutez ! Ce que j'ai fait n'avait d'autre but que de me donner accès au Palais d'Immortalité. Je n'y vois absolument rien de mal. » — Il parlait avec obstination — «
La vérité, c'est que vous n'aviez absolument aucun droit de me cacher le secret, puisque j'étais déjà assez renseigné. Vous êtes donc les méchants de l'histoire, et non moi. Mais... » et cette pensée curieuse le remit étrangement à l'aise — « ... moi, je ne me découvre aucune répugnance à vous avoir tous les deux dans mon voisinage immédiat.
»
Elle déclara froidement « Ce ne sont pas vos sentiments qui sont en cause. C'est vous qui êtes l'intrus. »
C'était encore une attaque, et impitoyable. Pourtant, il avait toujours su tenir tête aux femmes, et ne s'était jamais laissé bouleverser par leurs comédies. Du moins n'avait-il jamais été bouleversé pour longtemps.
Cette folie féminine particulière déclencha en lui un certain esprit de facétie. Dès cet instant, il retrouva sa confiance en lui-même. « Dès que vous aurez trouvé un moyen de me renvoyer dans l'avenir, je me ferai un plaisir de vous quitter, » dit-il.
— « Je crains que ce genre de solution ne se révèle impossible,
» fit-elle, rogue. « Et par votre faute. Alors, maintenant que vous savez ce que je pense, que proposez-vous? »
Il était resté trop longtemps sans femmes en 2476. Et encore plus d'un mois en cette époque. Alors, il était prêt. « Il y a deux façons d'envisager l'avenir ici, » dit-il. « Et je peux vous affirmer que la vôtre n'est pas la bonne. »
— « M. Caxton, je n'ai aucune envie de connaître votre version,
» fit-elle, durement.
Il ne pouvait plus s'arrêter. Il lui dit simplement : « Si nous devons rester dans cette triste situation désormais, vous serez ma 337
La Quête sans Fin
femme. Et je me chargerai de tous les travaux pénibles, comme il sied à l'homme. »
Elle éclata de rire. Un rire cascadant qui aurait pu être musical, mais qui avait une note coupante, moqueuse, et elle l'interrompit en disant : « Incroyable ! Il est évident, M. Caxton, que vous ignorez que vous dégagez continuellement une odeur déplaisante. »
Caxton sentit ses joues pâlir. Le choc était d'autant plus violent qu'il avait oublié ce point. Après son retour au XXe siècle, puis ce déplacement au XVIIe, le souvenir de sa désagréable expérience au XXVe siècle lui avait en quelque sorte échappé.
Dans son angoisse, il ne se rendit que vaguement compte qu'elle s'était détournée et commençait à gravir la hauteur qui dominait le torrent. Ce départ le soulagea d'un gros poids. Il la suivit des yeux en songeant : c'est un être vivant, avec ses besoins propres. Il viendra fatalement un temps où même moi — avec mon odeur et tout le reste je lui paraitrai acceptable.
Debout à la regarder qui parvenait au sommet de l'éminence, il se demanda si — le temps venu, quand elle ne résisterait plus, qu'elle serait consentante — il accepterait de son côté paisiblement ce qu'elle lui offrirait; s'il agirait comme si toutes ces minutes, ces heures, ces mois passés à attendre, alors que la nature l'imposait à ses sens, ne devaient pas être comptés contre elle ? Sombrement, il se dit qu'il acquiescerait. Mais avec des réserves mentales, y ajouta-t-il, assombri. Voilà pourquoi la femme s'aliénait souvent le respect de l'homme, elle ne se servait jamais du cerveau que Dieu lui avait donné !
Ses amères réflexions prirent fin. Selanie dévalait précipitamment la colline. Sa vitesse l'alarma... quelque chose n'allait pas ! Involontairement, Caxton partit au devant d'elle. Elle lui fit un signe rapide pour lui ordonner de reculer. Quelques secondes plus tard, elle était près de lui, pantelante.
— « Les Indiens ! » dit-elle. « Plusieurs douzaines ! »
— « Vous ont-ils vue ? »
— « Je le crains. »
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La Quête sans Fin
Chapitre 23
Quand ils furent à l'intérieur de la roulotte et qu'ils en eurent refermé la porte, Caxton eut une réaction sarcastique. Etrange qu'elle ait pris la fuite comme toute personne ordinaire ! Qu'était devenue son attitude de toute-puissance, celle qu'elle lui avait exprimée de façon si insultante au sujet des Indiens si paisibles et si pacifiques ?
Il eut la discrétion de ne pas formuler ses pensées, mais il l'accompagna en silence jusqu'au pare-brise de la cabine et resta près d'elle à regarder une centaine d'Indiens, rien que des hommes, qui accouraient le long du cours d'eau et s'arrêtaient en désordre, les derniers bousculant les premiers. Plusieurs d'entre eux tombèrent même et quelques autres furent renversés.
Une douzaine de secondes passèrent. Caxton s'aperçut avec surprise qu'il retenait son souffle. Il lui fallut faire un effort pour exhaler l'air et l'inspirer. Enfin, il songea : on dirait exactement une peinture de George Catlin. Ainsi, durant les deux cents ans passés avant la venue de ce fameux artiste, le costume n'avait pas changé...
Difficile d'ailleurs d'imaginer comme il aurait pu se modifier dans une société à laquelle manquaient les racines scientifiques ou philosophiques du progrès en puissance.
A cet instant, M. Johns vint s'installer sur le siège arrière. Il gloussa. « J'ai branché la tonalité mentale. Après tout, il ne faut pas qu'ils nous épient ni qu'ils rôdent autour de nous. »
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Il lui expliqua que la tonalité mentale était un effet de bourdonnement dans le cerveau humain, déclenché par une tonalité qu'on pouvait guider avec précision... ce qui signifiait en fait qu'elle dérangeait l'oreille interne d'une manière non directionnelle !
L'effet en était immédiatement visible. Les Indiens battaient en retraite. D'abord, ils firent demi-tour et s'éloignèrent lentement comme pour préserver leur dignité de mâles. Puis ils allèrent plus vite, comme si, d'un commun accord, la dignité eût été remplacée par l'instinct plus puissant de la conservation. Brusquement, ils prirent le trot et disparurent en courant derrière le coude du ruisseau. Caxton sortit au bout d'un temps. Il était assez inquiet, mais il sentait que c'était à lui de donner l'exemple. Il escalada la hauteur et, du sommet, aperçut quelques traînards, au loin, au bord du torrent. Il eut le soulagement de constater qu'ils couraient encore.
Quand il redescendit, Selanie s'était retirée dans sa chambre, mais Johns était encore dans la cabine. Caxton s'assit près de lui et demanda : « Jusqu'à quelle distance porte cette... euh... tonalité mentale ? »
Johns haussa les épaules. « C'est à portée optique. Par conséquent, cela n'opère que lorsqu'ils sont en vue. Mais nous n'avons certes pas l'intention de leur faire du mal. »
Pour la première fois, il paraissait amical. Caxton, qui avait son idée, en profita pour s'intéresser à l'appareil. « L'instrument qui produit la tonalité mentale peut-il être réduit à des dimensions portatives ? »
La réponse de Johns fut de porter la main à sa poche et d'en retirer un minuscule objet métallique. De l'autre main, il saisit la paume de Caxton, lui écarta les doigts, et y déposa l'objet.
— « Ne le dirigez pas vers votre tête, » l'avertit-il.
L'objet avait environ deux centimètres de diamètre et il était assez difficile de distinguer la partie qu'il fallait pointer. Mais Caxton le maintint fermement dans la position où l'avait placé Johns, puis il se pencha pour l'examiner de près. Il distingua alors une structure compliquée, et Johns expliqua volontiers le rôle de toutes les protubérances apparentes.
Il semblait que l'instrument était toujours en fonctionnement.
Mais il ne fonctionnait littéralement que selon la ligne optique. La 340
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moindre barrière, autre que l'atmosphère gazeuse, en arrêtait l'action.
Un morceau de papier de soie constituait un écran infranchissable. «
Par conséquent, » lui dit l'homme, «Si jamais vous vous heurtez à une forme de vie que vous veuillez éloigner, tirez cela de votre poche, braquez-le comme il faut, et toute créature sera affolée et s'enfuira. »
Caxton resta frappé de stupeur. « Vous me le donnez ? »
— « Bien sûr. Nous devrions tous en être munis. » En glissant l'objet dans sa propre poche, Caxton eut soudain conscience d'une pensée immense et satisfaisante qui se faisait jour en lui. Il dit : « Il y a quelques minutes, votre fille m'a prié de quitter la roulotte...
puisque je suis un intrus. Pour la première fois, je vois la possibilité de le faire. Avec cet instrument, je peux sans doute aller vivre parmi les Indiens. »
Il réussit à sourire pour masquer la pensée sournoise qui l'incitait à parler. « En définitive, » poursuivit-il d'un ton enjoué, « ce serait mal de ma part que d'imposer indéfiniment ma présence à des gens à qui j'ai causé un tel tort, surtout que, » conclut-il d'un ton très doux, «
votre fille m'a informé que je dégage une odeur désagréable. »
L'autre opina de la tête. « J'ai remarqué que c'est une odeur de voyage temporel à sens unique, et je me demandais comment vous l'aviez acquise. »
Caxton, qui allait continuer son petit jeu sournois, referma la bouche. Il resta immobile. Quand il revint de sa surprise, il s'aperçut qu'il était en train d'expliquer à Johns toute l'histoire de son voyage de cinq cents ans jusqu'au Centaure.
Alors il se tut, contrarié de son comportement. Depuis près de deux mois, il avait réussi à comprimer son envie de raconter son secret. Non qu'il ait eu des raisons de le taire. Mais toute sa vie durant, il avait eu pour principe de ne jamais rien révéler uniquement pour le plaisir de parler.
Il n'y pensait plus. C'était sans grande importance. Il répéta : «
Une odeur temporelle ? » Un instant de silence, puis : « Selanie le sait-elle ? »
Johns secoua négativement la tête. Ses yeux avaient une expression lointaine. « C'était un voyage d'une fichue longueur.
Dommage. Il vous faudrait vivre un nombre indéterminé d'années 341
La Quête sans Fin
dans le Palais pour compenser.. Je ne connais pas d'autre cas qui ait duré plus de cent ans. »
— « Pourquoi n'en avez-vous rien dit à votre fille ? »
Johns parut étonné. « Pourquoi le lui dire ? »
Caxton était outré... Qu'est-ce qu'il avait, ce type ? Ne conversait-il même pas avec ses proches ? Sa courte colère prit fin. Il se rappelait que Johns était peu causant; il était de fait qu'il ne parlait guère à qui que ce fût.
L'attention de Johns s'était détournée de Caxton. Le fil de ses pensées était plus personnel : « Tiens, tiens, ainsi je me heurte continuellement à des incidences de mes expériences. Bustaman l'a donc ramené du XXVe siècle uniquement pour me vaincre et démolir mon rêve. » Les probabilités se produiraient sans doute encore. Elles étaient trop nombreuses pour que Bustaman y mette fin. Mais l'aspect expérimental en était condamné. Johns secoua la tête, perplexe, et songea : comment quelqu'un qui est moindre pourrait-il être meilleur
? C'était une question que Claudan Johns s'était souvent posée. De temps à autre, quand il avait contemplé les brillants, les merveilleux Détenteurs qu'il avait créés et qu'il s'était rendu compte de leurs qualités, qu'il avait compris à quel point ils étaient devenus le Nouveau Peuple dont il avait rêvé, sur lesquels il avait fondé son rêve de perfection, il lui paraissait incroyable qu'ils s'acceptent pour ce qu'ils étaient, sans la moindre réserve. Il les voyait aussi tels qu'ils étaient et il les appréciait... et il était heureux qu'ils n'y pensent jamais. Mais il était également évident que quiconque ne pensait pas à soi-même, bien que parfait, n'était pas... quoi ? Il ne le savait trop.
Je ne suis pas parfait, songeait-il, mais je suis capable de penser à moi et aussi de les observer en toute lucidité et en toute impartialité. D'accord, je suis l'expérimentateur et ils sont mes sujets. Mais ils sont meilleurs.
Il n'avait jamais participé. Il les observait quand ils partaient gaiement pour des mondes de probabilité, créant volontiers des doubles d'eux-mêmes et ne paraissant jamais se soucier de ce qui découlerait de tout cela. Claudan Johns s'en souciait. Et il ne se dédoublait jamais lui-même.
Mais ils étaient meilleurs, plus libres, plus capables, plus heureux, plus intelligents. C'était étonnant. Ils étaient meilleurs, et il 342
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était moindre. Mais au cours de ses études, il avait appris des choses qu'ils n'avaient jamais été incités à découvrir.., ils se contentaient de les vivre; ils n'avaient pas besoin de les connaître... Aussi était-il lui-même toléré, et, d'une façon étrange, accepté comme leur mentor et leur chef.
De la même manière désintéressée, il avait étudié Peter Caxton...
un paranoïaque, avait-il observé, selon la terminologie du XXe siècle. Les Détenteurs estimaient que vingt pour cent des êtres masculins du XXe siècle étaient paranoïaques comme l'était Caxton.
Dominateurs, subjectifs, égoïstes, incapables de comprendre le point de vue d'autrui sur le plan personnel. C'était un type de mâle qui —
les Détenteurs le déduisaient de leurs études historiques — avait en un temps figuré en pourcentage encore plus important. Le total en augmentait graduellement quand on remontait dans le passé jusqu'à l'époque préhistorique, où il était d'environ quatre-vingts pour cent.
Cela n'avait jamais atteint cent pour cent. Jamais. Il y avait toujours eu des hommes accessibles au raisonnement. Mais au niveau personnel, il était impossible de raisonner avec le type Peter Caxton.
Le rêve du Nouveau Peuple était que dans l'avenir il n'y eût plus de Peter Caxton. Et, naturellement, plus de Kameel Bustaman.
C'est pourquoi Claudan Johns se rendait compte avec une certaine pitié — il en était capable — que la quête de Peter Caxton n'était pas possible. Les Détenteurs, obsédés par leur propre quête —
ne pouvaient pas l'accepter.
Pourtant Johns voyait bien que sa propre fille était troublée par Caxton... Peut-être parce qu'elle savait intimement qu'ils ne pouvaient plus s'échapper de cette époque. Peut-être un instinct féminin longtemps refoulé se réveillait-il. Dans l'histoire, les femmes s'étaient souvent unies à des mâles très subjectifs... comme Caxton.
Le fait que cette femme-ci était sa fille ne posait pas de problème spécial à Claudan Johns. Elle était après tout âgée de 439 ans et, en son for intérieur, il la savait très capable de se tirer d'affaires toute seule.
Tandis que ce train de pensées trouvait sa conclusion dans son esprit, il se leva, avec un sourire énigmatique. « N'allez cependant pas vivre chez les Indiens avant que j'aie eu l'occasion d'en discuter avec Selanie, » dit-il.
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Caxton, qui n'avait nulle intention de s'en aller où que ce fût et dont le seul but en mentionnant les Indiens avait été que Selanie en soit informée, promit qu'il ne prendrait pas de décision trop hâtive.
Mais les jours passaient et il n'arrivait rien, sinon que Johns lui montrait plus de sympathie. Ils eurent donc nombre de conversations et Caxton apprit quelques très petites bribes relatives au Palais d'Immortalité.
Il sut que le repli du temps commençait en novembre 9812 et repartait en février 1977, probablement en avant de nouveau. Mais on n'avait pas réellement découvert dans quelle direction.
Ce qui n'avait d'ailleurs pas d'importance, au fond, pour des gens enfermés dans le XVIIe siècle, songea Caxton.
En d'autres entretiens, Johns lui expliqua que les Détenteurs avaient l'espoir de découvrir une voie de probabilité pour se rendre au-delà de 9812. « Je leur ai dit que les essais auxquels je m'étais livré démontraient qu'il n'y avait aucun moyen, que tout était là, et que le seul avenir explorable se trouvait dans ce vaste espace de près de huit mille ans, de 1977 à 9812. Cette zone, et rien de plus, constitue l'univers temporel. »
— « A quels tests avez-vous procédé ? » s'enquit Caxton, chez qui le physicien se réveillait un peu.
Johns secoua la tête en souriant.
Au cours d'une autre conversation encore, Caxton lui demanda :
« Comment se fait-il que vous ayez laissé Bustaman entrer dans le champ de vos expériences ? »
— « De la même façon que les Détenteurs authentiques y sont entrés. Un faible pourcentage d'individus a sans le savoir la capacité de se déplacer dans le temps. Ce fut ma grande découverte. Dès que j'en ai connu le facteur, j'ai commencé ma longue recherche des gens qui avaient ce don. Entre-temps, au cours d'une de mes propres transformations temporelles, j'avais découvert le Palais. Je me trouvai donc enfin prêt pour la grande expérience, car, dans le Palais, je pouvais employer des gens qui n'étaient pas eux-mêmes des Détenteurs. »
— « Voyons, que j'essaie de comprendre, » dit Caxton. «Il y a ici deux aspects. D'une part, des gens qui ont la faculté de se déplacer 344
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d'eux-mêmes dans le temps et qui existent à l'état naturel dans le monde ? »
— « Oui. »
— « Et, en conséquence de vos propres pouvoirs de Détenteur, d'autre part un second aspect distinct, votre découverte accidentelle du Palais d'Immortalité ? »
— « Exact. »
— « Le Palais était vide quand vous l'avez trouvé? »
— « Oui, vide, désert. Nous pouvons croire qu'il a été longtemps utilisé, puis abandonné. Abandonné pourquoi ? Nous n'en avons pas la moindre idée. »
Un peu plus tard le même jour, Caxton rencontra Johns dans le couloir de la roulotte. Johns lui dit « Pour votre question sur Bustaman... je n'ai pas cessé d'y réfléchir. Dans son zèle, il a fait des découvertes intéressantes. Il a été le premier à me signaler que tous les mondes de probabilité pouvaient se fondre en un seul après avoir été longtemps distincts. Par exemple, cette probabilité de 2083 où vous vous êtes trouvé. C'était la première tentative de mon groupe en vue de créer une Terre idyllique où tout le monde aimerait son prochain. Il a fallu longtemps à Bustaman, mais en 2130, il avait retrouvé la totalité — ou au moins une quantité suffisante — des objets métalliques et les avait ramenés au Palais. Quand les deux mondes fusionnèrent, il y eut une certaine confusion, mais rien de catastrophique. »
Caxton s'était efforcé d'imaginer visuellement ce dont lui parlait Johns. Mais l'image de deux mondes probables se fondant en un seul le dépassait. Cela impliquait que la plupart des gens aient, en dehors de quelques variantes émotives, été à peu près aux mêmes endroits et se soient rendus en gros dans les mêmes directions, pour, au moment de la fusion, se trouver exactement au même endroit sur l'un et l'autre des mondes de probabilité. Son esprit renâclait devant cette vision, et il n'arrivait pas à en accepter le concept.
Ces gens du monde second de probabilité de 2083 avaient sincèrement cherché à lui venir en aide. Sa nervosité avait troublé les personnes avec lesquelles il avait été en rapport. Mais il était clair à présent que s'ils l'avaient poursuivi, ce n'était nullement pour le 345
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menacer, et en définitive qu'il n'avait sans doute pu leur échapper que parce qu'ils n'imposaient à personne leur assistance.
Caxton s'arracha à ses pensées en s'apercevant que Johns avait disparu dans son laboratoire. Caxton haussa les épaules. Il se rendait compte que leurs entretiens n'avaient qu'un intérêt relatif. Ces choses étaient sans importance. Dans leur situation, en 1653, tout ce qui s'était passé dans ce futur hors de portée devenait abstrait, vain.
Le lendemain, quand il s'assit à table pour le petit déjeuner, il ruminait encore ces idées négatives. Au dehors, il pleuvait avec un bruit singulièrement monotone. Caxton imagina des milliers de kilomètres de pluie... et trente ans de néant à l'intérieur de la roulotte.
Mon vieux, se dit-il, il vaudrait mieux agir... mais comment ?
Seul l'avenir l'intéressait, ainsi que sa quête d'immortalité. Pourtant, sans doute valait-il mieux qu'il fasse la paix avec le temps présent et aille à la recherche des Indiens comme il avait menacé de le faire.
Cela l'incita à parler. Il leva les yeux sur la femme. « Votre père vous a-t-il informé de mon projet d'aller vivre parmi les Indiens ? »
Elle se tourna pour le regarder fixement. Elle avait l'air particulièrement jeune. Elle était belle. Caxton éprouva un désir passager. « Oui, » répondit-elle.
— « C'est une bonne idée, n'est-ce pas, tout bien considéré ? »
La femme resta silencieuse, puis elle s'enquit : « Et que feriez-vous là-bas ? »
Caxton feignit l'étonnement. « Mais, bon sang ! je vivrais une vie normale. Je persuaderais une de leurs femmes de vivre avec moi comme... »
Il se tut. Il avait failli dire : « Comme vous avez vécu avec moi en un temps. »
Sa pensée se figea. Il tremblait.
Après tous les jours passés près d'elle, il était devenu clair qu'elle ne se souvenait nullement de l'avoir rencontré avant, ailleurs que dans la roulotte; et par conséquent (il songeait à ce corollaire pour la première fois) le temps où il s'était éveillé dans le Palais d'Immortalité dans le même lit qu'une Selanie plus âgée devait se situer plus tard.
Et il en découlait que pour qu'il y ait un plus tard, ils avaient bien dû se tirer de la situation présente.
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